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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XL*  ANNÉE.  -  SECONDE   PÉRIODE 


TOME   LXXXVi.   —    1"    MAHS    1870. 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XL«    ANNÉE.    —    SECONDE    PÉRIODE 


TOME  QUATPiE-YINGT-SIXIÈME 


PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE  BONAPARTE,  4  7 
1870 


/OJi  ri- 


MALGRÉTOUT 


TROISIEME  PARTIE  (I). 


A    MISTRESS     M  ART    CL  Y  MUR. 


Malgrctout,  mai  1863. 

Les  événemens  inattendus  dont  je  vous  ai  fait  part  ces  jours-ci 
à  la-  hâte  vous  font  désirer  de  connaître  tout  ce  qui  les  a  précédés 
dans  ma  vie  depuis  environ  un  an.  Je  vous  ai  promis,  mon  amie, 
qu'à  mon  premier  loisir  je  reprendrais  mon  récit  où  je  l'ai  laissé  et 
dans  la  même  forme  où  je  l'ai  commencé,  quelque  défectueuse 
qu'elle  puisse  être.  Nous  allons  donc  revenir  à  l'époque  où  je  me 
débattais  dans  la  solitude  contre  une  affection  que  j'avais  résolu 
d'étouffer.  Je  me  flattais  d'y  parvenir  et  de  retrouver  ce  calme  de 
l'âme  qui  ne  revient  plus  quand  l'amour  l'a  troublé.  Au  contraire, 
après  vous  avoir  confié  mes  chagrins,  je  me  sentis  plus  agitée. 

Je  souffrais  chaque  jour  davantage  et  ne  trouvais  pas  l'épuise- 
ment sur  lequel  j'avais  compté;  ma  santé  revenait  avec  le  repos, 
iN'ayant  plus  pour  les  chers  enfans  absens  les  sollicitudes  de  chaque 
nuit  et  le  souci  de  m'éveiller  aussitôt  qu'eux  pour  ne  pas  les  perdre 
de  vue,  je  dormais  longtemps,  et,  comme  je  marchais  beaucoup 
dans  nos  bois  pour  remplacer  la  surveillance  de  mon  père,  j'a- 

(1)  Voj'cz  la  Bemie  du  15  février". 


6  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

vais  im  appétit  impérieux.  Le  moral  eût  dû  guérir  aussi,  —  mais  il 
semblait  que  la  vigueur  de  mon  être  cherchât  son  aliment  dans 
une  sorte  de  désespoir  exalté.  Je  m'aperçus  de  la  faute  que  j'avais 
faite  en  laissant  ma  famille  partir  sans  moi.  La  contrainte  qu'on 
s'impose  pour  ne  pas  affliger  ceux  qu'on  aime  est  une  source  de 
courage  que  chaque  instant  commande  et  renouvelle.  Oui,  la  vie 
de  famille  est  nécessaire  à  la  femme;  c'est  ce  qui  fait  notre  gran- 
deur. Sans  le  dévoûment  de  tous  les  jours  et  les  sacrifices  de  tous 
les  instans,  nous  ne  comprenons  plus  notre  raison  d'être,  nous  ne 
savons  que  faire  de  nous. 

Pénétrée  de  cette  vérité,  je  résolus  de  rejoindre  les  miens  à  Nice. 
Ils  étaient  arrivés  sans  fatigue,  ils  avaient  un  temps  superbe.  Mon 
père  se  tourmentait  de  ma  solitude,  ma  Sarah  me  demandait  tous 
les  jours  et  m'appelait  tous  les  soirs  en  s'endormant.  Adda  vou- 
lait passer  dans  le  midi  deux  mois  encore;  nous  étions  en  mars.  Je 
me  mis  en  tête  de  les  surprendre.  Ils  étaient  rassurés  sur  ma  santé, 
mais  je  savais  que  ce  long  voyage  inquiéterait  mon  père.  Je  résolus 
d'arriver  sans  l'avertir  et  de  tomber  dans  ses  bras  à  l'improviste. 

Mes  préparatifs  furent  vite  faits.  Je  ne  comptais  pas  exhiber  de  toi- 
lettes à  Nice.  Je  m'habillai  fort  simplement.  Je  pris  une  seule  caisse 
de  voyage  et  je  partis  seule.  Je  n'avais  pas  autour  de  moi  de  do- 
mestiques qui  eussent  pu  m'être  utiles  en  route;  par  économie,  j'a- 
vais réduit  mon  personnel  à  un  petit  nombre  de  bonnes  gens  pris 
dans  le  pays,  et  la  raison  d'économie  me  dictait  encore  de  res- 
treindre au  nécessaire  mes  frais  de  voyage.  Adda  n'avait  pas  cessé 
de  railler  et  de  critiquer  mes  progrès  dans  la  parcimonie;  elle  faisait 
autant  de  dépenses  inutiles  et  comptait  aussi  peu  qu'avant  nos 
désastres.  Je  tenais  plus  que  jamais  à  conserver  mon  reste  d'aisance 
pour  doter  sa  fille. 

J'arrivai  à  Lyon,  seule  dans  le  compartiment  dit  des  dames  seules. 
C'était  le  soir.  Je  ne  m'étais  jamais  arrêtée  dans  cette  grande  ville. 
Je  n'y  connaissais  personne  et  ne  comptais  y  passer  que  la  nuit; 
je  me  sentais  fatiguée  et  j'avais  une  forte  migraine.  Je  ne  savais 
le  nom  d'aucun  hôtel.  Je  montai  dans  le  premier  omnibus  qui  se 
présentait  à  la  gare,  je  rabattis  mon  voile  sur  ma  figure  pour  me 
préseiTer  d'un  vent  frais  qui  m'était  douloureux,  et  j'arrivai  à  un  des 
plus  beaux  hôtels  de  Lyon  sans  avoir  échangé  un  mot  avec  qui  que 
ce  soit  depuis  mon  départ  des  Ardennes.  J'avais  traversé  Paris  sans 
y  descendre;  j'avais  résisté  au  désir  de  voir  Nouville,  qui  devait  y 
être,  et  qui  m'eût  parlé  de  celui  que  je  voulais  oublier. 

Les  gens  de  l'hôtel  me  voyant  seule  avec  un  simple  sac  de  voyage, 
— j'avais  laissé  ma  caisse  au  bureau  du  chemin  de  fer,  —  s'occu- 
pèrent de  moi  quand  ils  eurent  recueilli  et  casé  tous  les  autres  voya- 


MALGRETOUT.  7 

geurs.  J'attendis  avec  patience,  et  on  me  conduisit  dans  une  petite 
chambre  au  troisième  étage,  où  je  me  fis  apporter  du  thé  et  où, 
après  m'être  assurée  que  j'étais  bien  enfermée,  je  m'endormis,  très 
lasse,  mais  plus  calme  que  je  ne  l'avais  été  depuis  longtemps.  On 
m'avait  demandé  si  je  partais  le  tendemain  matin  et  s'il  fallait  m'é- 
veiller.  J'avais  répondu  que  je  comptais  partir,  mais  que  j'avais 
l'habitude  de  m'éveiller  moi-même.  Vers  une  heure  du  matin,  un 
tumulte  se  fit  au  dehors  et  de  grandes  clartés  passèrent  sur  mes 
rideaux.  Je  crus  à  un  incendie,  je  me  soulevai,  je  prêtai  l'oreille; 
parmi  les  cris  confus  d'une  foule  qui  se  rapprochait  rapidement, 
je  distinguai  nettement  ces  mots  :  —  Abel,  Abel!  vive  Abel  ! 

Sans  respirer,  sans  réfléchir,  je  passai  vite  un  vêtement,  et  j'ou- 
vris la  fenêtre.  La  foule  entourait  une  voiture  dont  on  avait  dételé 
les  chevaux  et  que  des  jeunes  gens  traînaient  en  mêlant  leurs  cris  à 
ceux  d'un  public  enthousiaste.  D'autres  jeunes  gens  portaient  et 
agitaient  des  flambeaux.  Je  compris  qu'Âbel  sortait  d'un  théâtre  où 
il  avait  électrisé  tous  les  cœurs,  et  qu'on  le  ramenait  en  triomphe. 
La  voiture  se  dirigeait  vers  l'hôtel.  Elle  s'y  arrêta.  Les  gens  de  la 
maison  sortirent  aussi  avec  des  torches  pour  le  recevoir.  11  eut 
peine,  lui,  à  sortir  de  sa  voiture,  on  l'entourait,  on  l'étoufTait,  tous 
voulaient  lui  serrer  la  main.  J'entendis  qu'on  lui  criait  :  la  Demoi- 
selle! la  Demoiselle!  encore  la  Demoiselle!  Il  s'exécuta  de  bonne 
gi'âce  et  promit  de  la  jouer  sur  son  balcon,  quand  on  lui  permettrait 
de  rentrer  chez  lui.  Ses  paroles  accentuées  arrivaient  nettes  à  mon 
oreille.  11  entra,  suivi  d'une  douzaine  de  personnes  des  deux  sexes, 
et  cinq  minutes  après  il  était  sur  le  vaste  balcon  du  premier  étage, 
juste  au-dessous  de  moi ,  avec  ces  personnes ,  qui  semblaient  ne 
devoir  pas  le  quitter.  La  foule  attendait  sur  la  place.  Abel  prit  son 
violon,  préluda  un  instant  et  joua  mon  air,  la  Demoiselle,  avec  un 
sentiment  exquis.  Il  l'avait  mis  en  variations ,  il  en  joua  deux,  et 
fut-  applaudi  avec  transport.  Je  crois  qu'il  y  avait  là  quatre  mille 
personnes  au  moins,  qui  se  taisaient  comme  charmées,  et  ne  per- 
daient pas  la  plus  fine  nuance  de  l'exécution  merveilleuse.  On  criait 
encore,  encore!  —  Il  demanda  grâce,  déclara  qu'il  n'en  pouvait 
plus,  qu'il  mourait  de  faim  et  réclamait  la  permission  de  souper. 
Il  remercia  son  public,  qui  l'acclama  longtemps  et  s'écoula  à  regret. 
Il  était  rentré  sans  fermer  la  croisée,  et  j'entendais  sa  voix  vibrante 
crier  aux  garçons  :  Du  bon  vin  surtout,  et  beaucoup  ! 

On  ferma  tout,  et  je  n'entendis  plus  que  les  allées  et  venues  des 
domestiques  servant  le  souper,  montant  et  descendant  les  escaliers 
à  la  hâte  avec  un  cliquetis  d'ustensiles  et  des  portes  bruyamment 
ouvertes  et  fermées.  J'essayai  vainement  de  me  rendormir.  Cette 
rencontre  imprévue  ressemblait  à  un  incident  de  roman  ;  mais  mon 


8  RïVLE    DES    DEUX    MONDES. 

roman,  à  moi,  eût  clù  être  intitulé  fatalité .  Abel,  que  je  croyais  dans 
le  nord  de  l'Europe,  était  en  France,  et  il  ne  me  l'avait  pas  fait  sa- 
voir! Il  avait  sans  doute  traversé  Paris,  et  il  n'avait  pas  dit  à  Nouville 
de  m'écrire  !  Il  avait  donc  résolu  de  m'oublier,  ou  plutôt  il  m'avait 
oubliée  tout  simplement  par  la  force  des  choses,  par  la  nature  de 
son  caractère  et  de  ses  occupations.  Maintenant  il  était  à  deux  pas 
de  moi,  et  nous  étions  plus  séparés  encore  que  par  des  milliers  de 
lieues.  J'étais  là,  moi,  tremblante,  cachée,  épouvantée,  et  lui,  il 
soupait  avec  de  joyeux  convives,  avec  des  gens  que  je  ne  connaissais 
pas,  que  je  ne  connaîtrais  sans  doute  jamais!  Moi  la  fiancée,  la 
promise,  je  ne  pouvais  aller  à  lui;  il  était  dans  son  milieu,  dans 
son  monde,  dans  cet  inconnu  de  sa  destinée  où  je  ne  devais  jamais 
pénétrer  ! 

Je  m'habillai,  j'allumai  une  bougie;  il  faisait  froid,  je  n'y  songeai 
guère;  perdue  dans  mes  pensées,  j'attendais  le  jour  avec  impa- 
tience, comme  s'il  eût  dû  m'apporter  une  solution,  quand  je  ne  pou- 
vais pas  même  faire  un  projet!  Le  voir?  à  quoi  bon?  Devais-je  cher- 
cher à  renouer  une  chaîne  dont  il  s'embarrassait  si  peu?  Lui  écrire, 
lui  rendre  sa  liberté?  bienfait  ironique!  il  ne  l'avait  point  aliénée. 
De  quoi  pouvais-je  me  plaindre?  Ne  lui  avais-je  pas  dit  :  «  Vivez  à 
votre  guise,  essayez  de  m'oublier;  si  mon  souvenir  vous  est  pénible, 
si  vous  n'y  réussissez  pas,  revenez  dans  un  an.  »  Il  ne  s'était  encore 
écoulé  que  cinq  mois,  il  n'avait  pas  d'engagement  à  renouveler,  je 
ne  lui  en  avais  imposé  aucun,  et,  s'il  persistait  à  m'aimer,  j'avais 
sept  mois  à  attendre  pour  le  savoir.  J'avais  fait  un  plan  absurde, 
un  traité  stupide.  Je  devais  en  subir  passivement  les  conséquences. 

Au  bout  de  deux  heures,  j'entendis  rouvrir  les  croisées  du  pre- 
mier étage,  et  des  éclats  de  voix  montèrent  jusqu'à  moi.  On  avait 
trop  cli^ud  dans  cette  grande  salle  de  festin;  moi,  j'étais  glacée  dans 
mon  étroite  solitude.  Toujours  le  contraste! 

Une  douloureuse  curiosité  s'empara  de  moi.  J'ouvris  aussi  ma  fe- 
nêtre, je  m'avançai  sur  le  balcon.  Il  était  trois  heures,  le  ciel  était 
sombre,  la  ville  silencieuse.  Le  gaz  seul  éclairait  la  grande  place  dé- 
serte. Une  vive  clarté  se  projeta  de  l'intérieur  de  l'hôtel  sur  les  pre- 
miers plans  du  dehors.  Je  vis  passer  sur  ce  reflet  les  ombres  des  con- 
vives. Une  forte  odeur  de  fumée  de  tabac  imprégnée  d'alcool  monta 
dans  l'air.  On  riait,  on  criait,  on  ne  causait  que  par  rapides  fusées 
de  mots  applaudis  ou  hués.  Il  y  avait  autant  de  voix  de  femmes  que 
de  voix  d'hommes.  Ces  dix  ou  douze  personnes  que  j'avais  entre- 
vues sur  le  balcon  faisaient  un  bruit  formidable;  on  était  très  ani- 
mé, on  s'amusait  beaucoup  sans  doute.  On  chanta  des  fragmens  de 
chœurs,  des  fragmens  de  duos,  des  fragmens  d'airs,  rien  en  somme. 
Les  voix  étaient  fatiguées,  les  cerveaux  semblaient  divaguer.  Etait- 


MALGRETOUT.  9 

ce  l'ivresse  du  vin  ou  l'épuisement  des  nerfs?  Je  cherchais  à  distin- 
guer la  voix  d'Abel  dans  ce  charivari,  elle  n'y  était  pas.  Je  respirai  ; 
il  n'était  plus  là  ! 

Tout  à  coup  je  l'aperçus  juste  au-dessous  de  moi.  Il  était  dans 
l'ombre  d'un  massif  de  thuyas  en  caisse;  mais  il  se  r&ppiocha  un 
peu  de  la  lumière,  et  je  le  reconnus.  Il  n'était  pas  seul,  une  femme 
qui  me  sembla  très  parée,  tt  dont  l'énorme  chevelure  noire,  fausse 
ou  vraie,  couvrait  le  dos  jusqu'à  la  ceinture,  avait  un  bras  sur  son 
épaule.  Leurs  têtes  se  touchaient,  et  pourtant  il  portait,  quand 
même,  son  cigare  à  ses  lèvres  de  temps  en  temps.  Ils  parlaient  bas 
et  riaient  tout  haut.  Au  bout  d'un  instant,  ils  rentrèrent  par  une 
porte-fenêtre  non  éclairée  qui  était  derrière  eux.  —  Était-ce  bien 
Abel  que  je  venais  de  voir?  Je  n'avais  pu  saisir  que  les  contours  de 
sa  tête  brune;  il  était  trop  immédiatement  au-dessous  de  moi  pour 
que  j'eusse  pu  distinguer  ses  traits,  fussent-ils  éclairés.  Je  n'avais 
même  pas  entendu  le  son  de  ses  paroles;  mais  la  fraîcheur  et  la 
pureté  de  son  rire,  m'était-il  possible  de  m'y  tromper? 

Il  était  donc  occupé  d'une  femme?  l'ahiiait-il?  Aime-t-on  en 
riant?  Elle  lui  plaisait  plus  que  les  autres,  puisqu'il  s'isolait  avec 
elle  au  milieu  d'une  réunion.  C'était  sans  doute  une  artiste  distin- 
guée dont  le  talent  avait  sur  lui  un  prestige  légitime.  Ce  pouvait 
être  aussi  affaire  de  bonne  camaraderie.  Ils  s'étaient  fait  quelque 
gaie  confidence,  ils  avaient  préparé  quelque  mystification  aux  autres 
convives,  puisqu'ils  étaient  rentrés  mystérieusement  par  une  porte 
particulière.  Ma  candeur  trouvait  moyen  d'expliquer  tout.  Abel  m'é- 
tait cher  encore,  plus  cher  peut-être  que  jamais,  car  peut-être  au 
milieu  des  plaisirs  ne  songeait-il  qu'à  moi,  comme  au  milieu  de 
ses  triomphes  il  ne  cherchait  d'inspiration  que  dans  le  souvenir  de 
la  demoiselle. 

Une  porte  s'ouvrit  tout  à  côté  de  moi  dans  une  chambre  dont 
je  n'étais  séparée  que  par  une  mince  cloison.  Ces  voisinages  bru- 
taux de  l'auberge,  dont  j'avais  espéré  être  préservée  par  le  hasard, 
puisque  jusqu'à  ce  moment  je  n'avais  entendu  remuer  personne, 
me  firent  tressaillir,  et  je  me  rapprochai  sans  bruit  de  la  fenêtre 
pour  ne  pas  entendre  et  n'être  pas  entendue.  Hélas!  mon  destin 
devait  s'accomplir  quand  même.  Une  voix  de  femme  très  accentuée 
et  qui  faisait  fortement  vibrer  les  r  prononça  ces  mots  :  —  C'est  là 
ta  chambre?  Elle  n'est  pas  riche! 

—  Je  ne  savais  pas,  répondit  une  voix  d'homme  sur  un  ton  en- 
joué, qu'elle  aurait  l'honneur  de  te  recevoir  ;  je  l'aurais  fait  tendre 
tout  en  billets  de  banque  ! 

Cette  voix  était  celle  d'Abel!  Je  n'en  entendis  pas  davantage. 
J'étais  toute  vêtue,  enveloppée  de  mon  manteau  et  de  mon  voile. 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

telle  que  je  m'étais  arrangée  pour  me  mettre  à  la  fenêtre.  Je  pris 
machinalement  mon  sac  de  voyage,  je  sortis  ;  je  descendis  les  es- 
caliers en  courant,  je  passai  devant  la  salle  du  souper,  d'où  sor- 
taient en  titubant  les  convives,  ■ —  je  passai  au  milieu  d'eux  comme 
mie  flèche.  Je  crois  cju'ils  m'interpellèrent,  je  ne  compris  rien,  je 
m'élançai  dehors,  j'évitai  de  traverser  la  place;  je  pris  la  première 
rue  qui  s'ouvrait  devant  moi,  je  m'enfonçai  au  hasard  dans  cette  ville 
brumeuse  que  je  ne  connaissais  pas;  je  fuyais  comme  si  des  spectres 
m'eussent  poursuivie,  je  ne  m'arrêtai  que  sur  un  quai  au  bord  de 
la  rivière;  le  jour  ne  paraissait  pas  encore,  je  m'aperçus  qu'il 
pleuvait.  Les  réverbères  projetaient  des  clartés  glauques  sur  les 
flaques  d'eau.  J'essayai  de  me  ressaisir,  de  me  demander  qui  j'étais 
et  ce  que  je  voulais. 

Je  voulais  fuir,  m'en  aller  loin,  bien  loin;  je  n'aurais  pas  encore 
pu  dire  en  quel  lieu  je  me  trouvais  et  ce  qui  m'y  avait  amenée. 
J'eus  besoin  de  regarder  mon  sac  de  voyage,  que  je  serrais  convulsi- 
vement comme  si  c'eût  été  un  obj^t  très  précieux,  pour  me  rappeler 
où  j'étais.  Enfin  la  lucidité  me  revint. 

J'avais  deux  heures  à  attendre  le  train  qui  devait  m'emmener  à 
Marseille,  j'avais  le  temps  de  me  rendre  à  la  gare,  qui  pouvait  être 
éloignée.  Je  n'aurais  pas  su  la  retrouver,  mais  après  avoir  erré  en- 
core un  quart  d'heure,  je  rencontrai  une  voiture,  et  j'y  montai. 
J'avais  demandé,  la  veille  au  soir,  à  payer  ma  dépense  à  l'hôtel,  afin 
de  n'avoir  pas  à  m'occuper  de  ce  détail  au  moment  de  partir.  Le 
hasard  qui  me  frappait  d'une  main  me  sauvait  de  l'autre;  je  n'étais 
pas  forcée  de  retourner  dans  cet  enfer  !  Je  gagnai  la  gare  une  bonne 
heure  d'avance;  j'étais  mouillée  et  brisée.  Je  me  trouvai  seule  dans 
un  grand  salon,  devant  une  cheminée  où  brûlait  dans  sa  grille  un 
monceau  de  charbon  de  terre.  —  Allons,  allons!  me  disais-je  en  me 
réchauffant,  tu  n'es  pas  morte,  tu  n'es  pas  folle;  remercie  Dieu,  qui 
a  voulu  te  conserver  à  ton  père  et  à  ta  bien-aimée  petite  Sarah.  Tu 
vas  les  revoir,  tu  retrouveras  la  force  de  vivre  ! 

Mes  yeux  interrogeaient  avec  impatience  le  ciel  gris,  qui  blanchis- 
sait lentement;  en  me  retournant  vers  la  cheminée,  je  vis  sur  le 
mur  une  grande  affiche  jaune  avec  ces  quatre  lettres  terrifiantes  : 
Abel!  —  Je  regardai  :  c'était  l'annonce  d'un  nouveau  concert  d'Abel, 
à  Marseille,  poar  le  surlendemain. 

Il  allait  à  Marseille,  j'étais  condamnée  à  le  rencontrer  là,  et  à 
Nice  peut-être  encore!  Mon  parti  fut  pris  à  l'instant.  Je  consultai 
mon  livret;  le  train  pour  Paris  allait  partir  dans  cinq  minutes.  Je 
m'élançai  au  bureau,  je  pris  mon  billet,  je  fis  changer  la  direction 
de  mon  bagage;  j'arrivai  à  Paris  dans  la  soirée.  Je  n'y  avais  pas 
encore  de  pied-à-terre;  je  n'y  voulais  voir  qu'une  seule  personne;  je 


MALGRÉTOUT.  H 

me  fis  conduire  à  un  hôtel  d'où  j'écrivis  à  Nouville  que  je  désirais 
lui  parler  le  lendemain  matin.  Je  comptais  aussi  écrire  à  mon  père, 
mais  je  me  décidai  à  ne  pas  le  faire.  Comment  lui  aurais-je  expliqué 
l'apparent  caprice  de  revenir  sur  mes  pas  à  moitié  route?  Il  pouvait 
très  bien  ignorer  ma  désastreuse  tentative,  puisque  j'étais  partie 
sans  l'avertir  ;  il  pouvait  du  moins  l'ignorer  jusqu'à  son  retour.  11 
serait  temps  alors,  ou  de  lui  révéler  mon  triste  secret,  ou  de  lui 
dire  qu'en  voulant  aller  le  surprendre  à  Nice  je  m'étais  trouvée  si 
souffrante  en  chemin  que  j'étais  revenue  sur  mes  pas  pour  n'être 
point  tout  à  fait  malade  à  mon  arrivée.  Le  soin  de  ne  pas  l'inquiéter 
par  cette  rechute  de  ma  prétendue  névralgie  expliquerait  suffisam- 
ment le  silence  gardé  par  moi  sur  ce  voyage. 

J'étais  si  abattue  par  la  fatigue  que  je  ne  ressentis  pas  d'abord  de 
mon  désastre  le  chagrin  qui  devait  succéder  promptement  à  mes 
agita,tions.  Je  dormis  dans  une  chambre  bien  muette  et  bien  close, 
dans  une  vieille  maison  du  faubourg  Saint- Germain  où  mon  cocher 
de  fiacre,  consulté  par  moi,  m'avait  amenée  comme  dans  l'hôtel  le 
plus  tranquille  de  Paris;  mais  comme  je  m'y  réveillai  triste  et  désap- 
pointée! Comme  j'y  résumai  avec  douleur  l'horrible  voyage  que  je 
venais  de  faire!  Quel  isolement  j'avais  porté  en  moi  en  traversant 
le  fracas  de  cette  locomotion  rapide  de  la  vapeur!  On  roule  comme 
porté  par  la  tempête,  on  aborde  au  milieu  d'une  foule  inconnue, 
on  la  traverse  pour  y  échapper;  on  entre,  inconnu  soi-même,  dans 
une  maison  inconnue;  on  s'y  enferme,  on  s'y  cache,  on  y  mange 
seul,  on  s'y  endort  avec  effroi,  et  si,  malgré  ces  précautions  pour 
rester  en  dehors  de  la  vie  des  autres,  quelque  affreux  chagrin  vient 
vous  étreindre,  il  faut  se  faire  encore  plus  seul,  il  faut  se  cacher 
encore  plus.  On  peut  en  mourir;  il  faut  que  personne  ne  sache 
pourquoi.  Qu'importe  à  ce  tourbillon  qui  vous  apporte  vivant  de 
vous  remporter  anéanti?  Si  on  devait  du  moins  retrouver  des  êtres 
aimés  au  bout  du  voyage  !  Moi ,  je  revenais  seule  comme  j'étais 
partie,  et  ce  que  j'avais  appris  en  voyage,  c'est  que  la  solitude  de 
mon  cœur  commençait  pour  durer  toute  la  vie. 

Nouville  entra  chez  moi  à  midi.  Il  fut  effrayé  de  ma  pâleur,  il  ne 
comprenait  rien  à  ma  présence  inopinée  à  Paris,  sans  ma  famille. 
Je  le  trouvai  également  fort  changé,  son  grand  voyage  avec  Abel 
l'avait  fortement  éprouvé.  Il  semblait  qu'Abel  l'eût  tué,  lui  aussi. 
Je  lui  racontai  ce  que  je  me  promettais  de  raconter  à  mon  père  et 
à  ma  sœur;  j'étais  souffrante  d'une  névralgie,  j'étais  partie  pour 
les  rejoindre,  j'avais  été  forcée  d'y  renoncer,  je  revenais  pour  me 
réintégrer  dans  mon  désert  des  Ardennes.  Moralement  parlant,  je 
ne  faisais  pas  de  mensonge,  je  voulais  rompre  avec  Abel  sans  avoir 
la  honte  de  dire  pourquoi. 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  son  ami  cherchait  à  deviner,  il  me  regardait  avec  attention. 
—  Jusqu'où  donc  avez-vous  été?  me  dit-il.  Vous  avez  été  jusqu'à 
Lyon,  je  parie!  vous  y  avez  vu  Abel. 

—  Abel  est  à  Lyon?  lui  dis-je,  essayant  de  jouer  la  surprise. 

Il  ne  répondit  pas,  il  n'était  pas  dupe.  —  A  quel  hôtel  étiez-vous? 
reprit-il.  —  Et  quand  j'eus  répondu,  il  s'écria:  —  Vous  l'avez  vu, 
vous  l'avez  blâmé,  grondé  peut-être  !  Yous  vous  êtes  fait  du  chagrin 
l'un  à  l'autre!  Oui,  oui,  allez!  j3  vois  bien  que  vous  avez  plus  de 
chagrin  que  de  fatigue. 

Je  n'eus  pas  la  force  de  lutter  davantage.  Je  fondis  en  larmes  et, 
pressée  de  questions,  je  lui  racontai  tout  ce  qui  s'était  passé.  Il  de- 
meura un  instant  sans  parler,  me  regardant  toujours,  puis  il  me  dit 
en  me  prenant  la  main  :  —  Pauvre  enfant!  pauvre  chère  miss  Owen! 
Oui,  vous  avez  bien  souffert,  et  à  présent  vous  voulez  rompre,  n'est- 
ce  pas? 

—  Oui,  sans  explication,  sans  reproche.  Je  n'ai  pas  ce  droit-là. 
Il  ne  m'a  ni  trahie,  ni  oflensée,  seulement  ma  dignité  exige  qu'il 
ne  se  croie  plus  enchaîné  à  moi.  Tenez,  voici  tout  ce  qui  constate 
nos  mutuelles  promesses.  Un  brin  d'herbe  roulé  et  noué  en  an- 
neau. J'ai  déroulé  ce  fétu  desséché,  et  je  l'ai  mis  dans  une  enve- 
loppe à  son  adresse.  Il  comprendra  que  je  n'ai  pas  brisé  ce  lien  fra- 
gile avec  dépit,  mais  que  je  l'ai  dénoué  avec  calme  et  précaution. 
Prenez  !  Je  vous  charge  de  le  lui  envoyer,  et,  puisque  vous  m'avez 
arraché  mon  secret,  je  vous  somme,  au  nom  de  l'estime  à  laquelle 
j'ai  droit,  de  ne  pas  lui  donner  d'explication. 

Nouville  prit  le  gage  sous  enveloppe  et  îe  mit  dans  son  carnet.  Il 
se  leva,  marcha  dans  la  chambre,  et  revenant  à  moi  :  —  Vous  avez 
tort  de  m'interdire  la  vérité!  Yous  aimez  mieux  qu'il  vous  croie  in- 
constante et  capricieuse  qu'oflensée?  Il  souffrira  mortellement  dans 
les  deux  cas;  mais  dans  le  premier  il  se  croira  autorisé  à  vivre  à 
tout  jamais  sans  réflexion  et  sans  retenue;  dans  le  second,  il  n'ac- 
cusera que  lui-même,  et  l'amère  leçon  peut  lui  être  salutaire. 

—  Si  vous  croyez  cela,  dites-lui  la  vérité.  Je  sacrifie  ma  fierté  à 
son  intérêt. 

—  Yous  êtes  bonne  et  grande,  je  le  sais  bien!  Il  le  sentira.  Son 
repentir  sera  profond,  et  il  réparera  ses  torts. 

—  Yis-à-vis  de  lui-même?  Dieu  le  veuille!  mais  il  n'a  rien  à  ré- 
parer envers  moi.  Il  avait  le  droit  de  m'oublier.  Ce  droit  est  réci- 
proque. C'est  peut-être  tant  pis  pour  lui,  donc  les  reproches  se- 
raient une  rigueur  gratuite  que  je  lui  épargne. 

—  Oh  !  oui,  oui  !  c'est  tant  pis  pour  lui,  miss  Owen  !  Des  reproches 
et  votre  pardon,  voilà  ce  qui  pourrait  encore  le  sauver. 

—  Je  vous  répète,  mon  ami,  que  je  n'ai  rien  à  pardonner.  Je  n'a- 


MALGRÉTOUÏ.  13 

vais  rien  exigé.  Je  le  mettais  à  l'épreuve,  et,  s'il  fût  revenu  au  bout 
de  l'année,  je  n'aurais  jamais  demandé  compte  de  rien.  J'aurais 
volontairement  et  fièrement  ignoré  dans  quelles  chutes  il  aurait 
cherché  et  trouvé  la  conscience  de  son  véritable  amour.  Je  me  met- 
tais à  l'épreuve  aussi,  moi.  Je  voulais  savoir  si  son  absence  me  se- 
rait insupportable,  j'étais  certaine  du  moins  que  son  retour  me 
comblerait  de  joie.  Tout  cela  était  aussi  raisonnable  que  peut  l'être 
un  entraînement  romanesque  ;  mais  la  destinée  en  a  ordonné  autre- 
ment. Je  n'avais  pu  prévoir  que  je  verrais  de  mes  yeux,  que  j'en- 
tendrais de  mes  oreilles  ce  que  j'ai  vu  et  entendu.  Que  mon  fiancé 
n'eût  pas  fait  vœu  de  chasteté  durant  une  année  d'absence,  je  l'ad- 
mettais. Cela  m'était  venu  plus  d'une  fois  à  la  pensée.  Je  ne  voulais 
pas  approfondir;  cela  ne  me  regardait  pas.  Mon  imagination  ne 
me  représentait  aucune  scène  contraire  à  la  pudeur  qui  ferme  mon 
étroit  horizon;  mais  quand  ces  vagues  fantômes,  chassés  d'un  esprit 
chaste,  prennent  corps,  et  vivent,  et  parlent  devant  moi...  non,  je 
ne  peux  plus  aimer  Abel  !  Tous  les  raisonnemens  du  monde  n'y  fe- 
raient rien.  Lui  pardonner,  c'est  facile,  et  c'est  déjà  fait.  Je  ne  l'ad- 
mire et  ne  l'estime  pas  moins  qu'auparavant.  Je  pourrais  devenir 
son  amie,  si  le  sort  nous  rapprochait;  mais  la  fiancée  est  morte  en 
moi.  Je  reverrais  en  vain  à  mes  pieds  l'être  noble  et  séduisant  qui 
m'a  demandé  ma  vie.  Je  me  souviendrais  toujours  malgré  moi  du 
triomphateur  de  la  place  de  Lyon,  traîné  en  char  par  une  jeunesse 
enthousiaste,  et  descendant  de  ce  pavois  de  gloire  pour  se  plonger 
dans  une  orgie  et  terminer  la  fête  dans  les  bras  d'une  courtisane! 

Noiiville  soupira.  —  Je  vous  comprends,  dit-il,  et  vous  me  voyez 
profondément  affligé;  pourtant  réfléchissez.  Je  ne  suis  point  un 
homme  de  plaisir  comme  Abel;  mais  j'ai  souvent  suivi  le  vol  de 
cette  comète,  et  il  y  a  eu  des  nuits  insensées  où,  pour  ne  pas  avoir 
l'air  d'un  cuistre,  j'ai  fini  la  fête  aussi  sottement  que  lui.  Tout  cela 
ne  m'a  pas  empêché  d'aimer  une  brave  et  honnête  personne  que 
j'ai  épousée,  qui  m'a  donné  de  beaux  enfans,  et  que  je  me  flatte  de 
rendre  très  heureuse. 

—  Elle  n'a  jamais  été  témoin... 

—  Non,  sans  doute,  mais  peut-être  m'eût-elle  pardonné  quand 
même;  quand  on  aime  beaucoup!...  Vous  n'aviez  pas  eu  le  temps 
de  connaître  assez  Abel  pour  l'aimer  réellement.  Votre  imagination 
seule  était  charmée,  et  c'est  justement  cela  qui  a  été  froissé  et 
comme  souillé;  quel  malheur  pour  lui! 

—  Le  malheur  est-il  si  grand?  Si  vous  pensez  que  je  ne  l'aimais 
pas,  réjouissez-vous  plutôt  de  ce  qui  arrive. 

—  Écoutez,  miss  Owen,  Abel  sa  tuera  par  l'excitation,  cela  est 
certain.  Mille  fois  je  lui  ai  dit  :  —  Si  tu  pouvais  faire  comme  moi. 


14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aimer  un  êti^e  pur,  doux  et  fort,  une  vraie  femme,  tu  serais  aussitôt 
dégoûté  de  ces  innombrables  aventures  qui  te  suivent  et  t'enlacent 
comme  une  danse  macabre.,  Tu  verrais  percer  les  os  des  cadavi'es 
sous  ces  fleurs  et  ces  chiffons.  Tu  les  fuirais  avec  dégoût,  et  tu  con- 
naîtrais enfin  l'amour,  que  tu  cherches  comme  don  Juan,  sans  le 
trouver  plus  que  lui.  Mille  fois  Abel  m'a  répondu  :  —  Tu  dis  vrai, 
mais  où  trouver  cet  être  incomparable  dans  le  milieu  que  je  suis 
forcé  de  traverser  à  perpétuité?  Quelle  femme  sensée  voudra  m'y 
suivre?  Et  n'est-il  pas  trop  tard  d'ailleurs?  Un  ange  voudrait-il  de 
moi?  —  Quand  il  m'a  dit  un  jour  à  Revins  qu'il  avait  rencontré  son 
ange  gardien,  qu'il  l'adorait,  qu'il  voulait  s'attacher  à  lui  pour 
toujours  et  ne  plus  exercer  son  état  que  pour  être  à  même  d'éle- 
ver une  famille,  j'ai  crié  :  —  Tu  es  sauvé  !  —  Il  était  sauvé  en  effet. 
Vous  étiez  une  des  deux  fms  prévues  et  acceptées  par  lui  :  vivre 
d'une  vie  enragée  et  finir  vite,  ou  rencontrer  un  idéal  et  rompre 
brusquement,  irrévocablement  avec  tout  le  reste.  Gela  était  très 
sérieux.  C'était  le  mot  de  sa  destinée,  et  il  y  avait  dix  ans  qu'il  le 
savait  et  le  déclarait  avec  la  sincérité  qu'il  porte  en  toutes  choses. 
Je  le  savais  donc,  moi,  et  je  n'ai  pas  douté  un  instant.  Vous  avez 
fait  une  imprudence  effroyable  en  croyant  prendre  une  précaution. 
Avec  une  nature  comme  la  sienne,  il  ne  faut  pas  remettre  au  len- 
demain. Vous  étiez  libre,  votre  père  eût  consenti  avec  joie;  mais 
vous  n'aimiez  pas  assez,  je  l'ai  bien  vu,  et  vous  n'aviez  pas  assez 
d'expérience  pour  distinguer  la  vérité  mâle  de  la  flatterie  banale. 
Pourtant  vous  m'aviez  dit  :  —  Je  sens  que  Je  l'aime,  et  il  avait  re- 
pris courage.  Il  vous  adorait,  il  comptait  rester  non  loin  de  vous  et 
vous  voir  abréger  le  temps  de  son  épreuve.  La  mort  tragique  de 
votre  beau-frère  vous  a  trop  bouleversée,  et  vous  avez  craint  l'opi- 
nion d'une  manière  exagérée,  j'oserai  dire  par  trop  anglaise.  J'ai 
peu  compris,  je  l'avoue,  l'ordre  que  vous  donniez  à  Abel  de  ne  pas 
reparaître  chez  vous  avant  la  fin  de  l'année  d'épreuve.  Il  est  anti- 
pathique à  votre  capricieuse  sœur,  et  vous  semblez  faii-e  passer 
cette  sœur  avant  lui  dans  vos  affections.  Il  a  été,  non  pas  blessé, 
mais  découragé  par  votre  arrêt.  Il  est  parti  pour  gagner  à  tout  évé- 
nement, disait-il,  beaucoup  de  roubles,  et  il  ajoutait,  ce  qui  est 
bien  dans  son  caractère  chevaleresque  :  —  Si,  comme  je  le  crains, 
elle  ne  m'aime  guère,  et  me  refuse,  je  saurai  bien  lui  refaire  une 
existence  libre  sans  qu'elle  s'en  doute.  Il  y  a  toujours  moyen, 
quand  on  veut,  de  faire  une  bonne  action. 

—  Alors  il  s'est  lancé  dans  cette  campagne  à  travers  les  neiges,  où 
j'ai  failli  rester,  continua  Nouville.  Je  m'étais  attaché  à  ses  pas,  vou- 
lant que  ce  fut  ma  dernière  grande  excursion,  car  je  vieillis;  mes  en- 
fan«  grandissent,  et,  pour  clore  mon  existence  active,  j'avais  besoin 


MALGRÉTODT.  15 

aussi  d'une  bonne  récolte.  Je  pourrai  vivre  maintenant  paisible  dans 
ma  famille  en  donnant  des  leçons.  Pour  Abel,  qui  n'aura  jamais  la 
patience  de  professer,  il  faut  plus  d'argent,  et  quand  j'ai  été  forcé 
de  le  quitter,  il  a  été  dans  le  nord,  comme  je  vous  l'avais  annoncé. 
Ses  afïaires  ont  marché  mieux  et  plus  vite  qu'il  n'y  comptait.  Il  est 
revenu  par  la  Prusse,  l'Allemagne  et  là  Suisse.  Il  m'avait  écrit  que 
de  là  il  se  rendrait  à  Paris.  Une  chanteuse  qui  a  été  fort  belle  et 
qui  a  encore  de  très  longs  cheveux,  celle  que  vous  avez  vue  proba- 
blement, l'a  fait  changer  d'itinéraire;  il  me  l'a  écrit.  Elle  allait  dans 
le  midi  de  la  France,  puis  en  Italie.  Elle  lui  a  persuadé  que  là  encore 
il  y  avait  une  bonne  chance  à  saisir.  Ici  je  m'arrête,  je  vous  dois  une 
explication.  —  La  Settimia  n'est  plus  jeune,  elle  a  un  certain  talent, 
beaucoup  de  brio  et  d'aplomb;  à  elle  seule,  elle  n'est  pas  une  étoile, 
mais  son  concours  est  très  utile  dans  un  concert.  Nous  l'avions  ren- 
contrée à  Venise;  elle  s'était  éprise  d'Abel  et  avait  voulu  le  suivre  en 
Orient.  11  ne  voulait  pas  de  femmes  dans  cette  dure  expédition.  Il 
refusa  et  la  quitta  sans  aucun  regret,  et  maintenant  je  peux  vous 
jurer  sur  l'honneur  qu'il  n'avait  pas  répondu  à  son  caprice,  qu'elle 
n'avait  pas  été  sa  maîtresse.  Elle  a  de  l'esprit  et  de  la  gaîté.  Il 
aimait  à  causer  et  à  rire  avec  elle,  mais  il  la  trouvait  trop  fardée  et 
déclarait  n'avoir  aucun  désir  de  sa  personne. 

—  Si  c'est  elle  que  j'ai  vue,  répondis-je,  il  a  changé  d'opinion 
sur  son  compte. 

—  Gela  n'est  pas  certain  du  tout. 

—  Quoi  !  il  l'aurait  amenée  dans  sa  chambre... 

—  Pour  faire  avec  elle  les  comptes  de  la  soirée  et  lui  payer  sa 
part,  c'est  fort  possible;  Abel  a  un  homme  de  confiance  qui  porte 
dans  sa  chambre  le  montant  des  recettes  et  lui  en  remet  la  clé.  La 
Settimia,  qui  dépense  beaucoup,  a  pu  avoir  besoin  d'argent  le  jour 
même.  Abel,  ne  pouvant  régler  l'affaire  dans  le  bruit  du  souper,  a 
pu  monter  chez  lui  avec  elle,  lui  remettre  cinq  cents  francs  et  la 
reconduire;  c'est  peut-être  ce  que  vous  eussiez  constaté,  si  vous 
n'eussiez  été  prise  d'épouvante  et  de  dégoût.  Les  paroles  que  vous 
avez  entendues  ne  donnent  pas  de  démenti  à  la  version  que  je  vous 
propose. 

—  Vous  ne  sauriez  pourtant  m'affirmer  que  c'est  la  vraie? 

—  Non,  sans  doute,  mais  c'est  la  vraisemblable.  Tant  de  femmes 
jeunes  et  belles  courent  après  Abel  qu'il  est  devenu  difficile.  Je  ne 
saurais  me  persuader  que  les  quarante  ans  de  la  Settimia  aient 
éveillé  son  caprice.  Vous  voyez  que  je  ne  cherche  pas  à  vous  trom- 
per. Abel  ne  vous  a  pas  été  fidèle  dans  toute  l'acception  du  mot  : 
son  cœur  vous  a  gardée  exempte  de  rivahté;  mais  sa  nature  fou- 
gueuse et  le  peu  d'importance  qu'il  attache  aux  aventures  qui  vien- 
nent le  trouver.., 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  C'est  assez,  je  n'ai  pas  le  droit  de  savoir  cela;  je  ne  veux  rien 
savoir  ! 

—  Vous  avez  tort,  il  vaudrait  mieux  savoir  et  accepter  le  passé, 
le  présent  même,  afin  de  changer  et  de  sauver  l'avenir. 

—  Vous  croyez  possible  l'avenir  tel  que  j'aurais  le  droit  de  l'exiger?, 

—  Oh  !  cela  parfaitement. 

—  Vous  avez  la  foi  ! 

—  Oui,  parce  que  j'aime  Abel,  et  si  vous  l'aimiez... 

—  Ainsi  vous  me  croyez  plus  coupable  que  lui? 

— 'Oui,  si  vous  persistez  à  ne  pas  vouloir  qu'il  s'explique  et  se 
justifie.  Voyons!  vous  le  croyez  incapable  de  mentir,  n'est-ce  pas? 
soyez  logique.  Vous  dites  que  les  infidélités  prévues,  supposées, 
possibles  et  probables  n'eussent  point  tué  votre  affection  durant 
l'année  d'épreuve?  Ce  qui  vous  a  causé  une  invincible  répugnance, 
c'est  d'avoir  presque  assisté  à  une  de  ces  chutes  grossières  qu'une 
femme  pure  comme  vous  ne  peut  oublier.  Si  cela  n'est  pas  arrivé, 
si  vous  vous  êtes  trompée,  lui  pardonnerez-vous  beaucoup  d'autres 
fautes  que  vous  ne  pouvez  ni  ne  voulez  constater? 

— ^  Mon  Dieu,  que  me  dites-vous!  Vous  les  constatez,  vous  me  les 
faites  supposer  innombrables,  et  vous  voulez  que  je  vous  réponde  à 
l'instant  même? 

—  Mon  Dieu,  oui,  miss  Ovven,  c'est  ainsi!  Je  veux  le  sauver,  voilà 
pourquoi  je  vous  dis  :  Acceptez  tout;  mais  je  ne  veux  pas  vous  sa- 
crifier, c'est  pourquoi  je  vous  dis  tout.  Ce  terrible  passé,  si  vous  le 
connaissiez  trop  tard,  empoisonnerait  votre  avenir.  Je  suis  l'ami 
passionné  d'Abel;  mais  je  vous  respecte,  je  vous  aime  aussi,  et  je 
ne  veux  pas  le  sauver  aux  dépens  de  votre  bonheur  et  de  votre  di- 
gnité. Reprenez  le  gage  que  vous  m'avez  confié,  vous  réfléchirez,  et 
vous  l'enverrez  vous-même,  si  vous  sentez  que  l'amour  est  mort; 
mais,  comme  je  veux  la  vérité,  je  vais  écrire  séance  tenante  à  Abel; 
vous  verrez  la  lettre.  Laissez-moi  faire. 

—  Je  vous  le  défends!  m'écriai-je.  Si  vous  le  faites,  j'envoie  le 
brin  d'herbe  à  l'instant  même!  Sinon,  je  vous  promets  de  le  garder 
et  de  réfléchir. 

—  Mais  quelle  est  donc  cette  horreur  d'une  explication  où  la 
bonne  vérité  peut  triompher? 

—  Et  si  elle  ne  triomphe  pas?  répondis-je  en  pleurant;  vous  vou- 
lez donc  que  tout  soit  fini!  Vous  m'avez  fait  accepter  un  doute  sur 
ce  que  j'ai  cru  voir;  laissez-le-moi,  je  pourrai  peut-être  chasser  ce 
souvenir  atroce,  je  le  tenterai  du  moins,  je  le  jure! 

Nouville  me  remercia  et  m'approuva.  Dès  lors  il  subit  toutes  les 
conditions  que  je  lui  imposais.  Je  ne  voulais  pas  qu'Abel  fût  averti 
du  chagrin  qu'il  m'avait  causé;  je  ne  voulais  pas  qu'on  lui  parlât  de 
moi,  que  l'on  me  rappelât  à  eon  souvenir.  J'exigeais  qu'il  lût  laissé 


MALGRÉTOUT.  17 

à  lui-même,  absolument  libre,  et  que  Nouville  ne  me  parlât  plus  de 
lui  jusqu'au  jour  marqué  pour  la  fin  de  l'épreuve.  Je  repartis  le  soir 
même  pour  les  Ardennes,  et  je  m'y  trouvai  plus  calme. 

En  effet,  Nouville  m'avait  influencée  sérieusement,  et,  chose 
étrange,  il  m'était  moins  amer  de  supposer  mille  infidélités  que 
d'être  certaine  d'en  avoir  vu  une  seule.  Je  me  grondai  d'avoir  été 
si  prompte  au  soupçon,  et  je  rougis  de  la  facilité  avec  laquelle  j'avais 
donné  accès  en  moi  à  la  jalousie.  Je  pensai  avec  une  satisfkction 
enfantine  à  cette  femme  qui  m'avait  semblé  devoir  être  si  belle,  et 
qui  avait  quarante  ans  et  les  joues  fardées.  Je  me  surpris,  en  pei- 
gnant mes  cheveux,  à  me  dire  que  si  je  voulais  les  boucler  et  les 
étaler  sur  moi ,  au  lieu  de  les  rouler  modestement  autour  de  ma 
tête,  ils  couvriraient  non  pas  seulement  mon  dos,  mais  ma  personne 
tout  entière.  Que  vous  dirai-je?  J'avais  eu  une  colère  puérile,  je  me 
donnais  de  puériles  consolations;  je  désirais  être  jolie,  puisque  Abel 
était  fasciné  par  la  beauté.  Je  regardais  curieusement  des  types  que 
j'avais  vus  cent  fois.  Je  cherchais  dans  les  marbres  et  les  estampes 
de  mon  père  les  plus  suaves  figures  et  les  formes  les  plus  élégantes 
de  la  statuaire  grecque  et  de  la  peinture  renaissance.  J'avais  ouï 
dire  à  ma  mère,  quand  j'étais  enfant,  que  je  ressemblais  à  certaines 
de  ces  figures;  maintenant  je  les  étudiais,  je  me  regardais  de  face 
et  de  profil  dans  deux  miroirs.  Il  me  semblait  par  momens  que 
j'étais  charmante,  mais  tout  aussitôt  je  doutais.  Je  n'avais  jamais 
cru  aux  complimens,  je  n'avais  pas  désiré  plaire,  j'avais  perdu  la 
conscience  de  moi-même.  Je  me  rappelais  une  gouvernante  de  cin- 
quante ans  que  nous  avions  eue,  une  excellente  personne,  modèle  de 
laideur,  qui  avait  la  folie  de  se  croire  séduisante  et  qui  rougissait 
de  plaisir  quand  la  railleuse  Adda  lui  disait  qu'elle  était  encore  très 
bien.  —  On  ne  se  voit  pas  soi-même,  me  disais-je;  je  suis  peut-être 
une  créature  insignifiante  comme  j'ai  aspiré  à  l'être;  pourtant  Abel 
doit  s'y  connaître,  et  puisqu'il  m'a  dit  que  j'étais  un  ange... 

Quand  je  fus  reposée,  je  devins  plus  sévère  envers  moi-même,  et 
je  m'interdis  ces  enfantines  préoccupations.  Abel  avait  autre  chose 
pour  lui  qu'un  extérieur  séduisant;  il  avait  une  grande  âme,  géné- 
reuse et  tendre,  et  ce  qui  m'avait  touchée,  c'était  moins  son  génie 
que  ses  actes  de  courage  et  de  dévoiiment  racontés  par  Nouville. 
C'est  aussi  pour  mon  dévoûment  qu'il  m'avait  aimée.  Si  je  voulais 
qu'il  m'aimât  exclusivement  et  toujours,  c'est  par  la  beauté  de  mon 
âme  que  je  devais  le  mériter.  Il  fallait  donc  savoir  pardonner  ses 
défauts  et  l'aimer  tel  qu'il  était,  pour  lui-même  et  non  plus  pour 
moi,  aspirer  cà  le  rendre  sage  pour  qu'il  fût  heureux  et  non  pour 
me  donner  la  joie  égoïste  de  ce  triomphe.  Je  sentis  qu'en  envisa- 
geant ma  situation  sous  ce  point  de  vue  je  me  calmais,  parce  que  je 

TOME  LXXXVI.  —    1870.  9 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rentrais  dans  ma  nature,  clans  mon  idéal  et  dans  l'habitude  de  ma 
vie.  C'est  ainsi  que  je  triomphai  des  souffrances  qui  m'avaient  tor- 
turée. J'écrivis  à  Nouville  la  situation  de  mon  âme,  et  j'attendis 
dès  lors  avec  patience  le  retour  de  ma  famille;  je  n'étais  plus  en 
guerre  avec  moi-même. 

Un  jour,  je  vis  entrer  dans  le  parc  une  amazone  charmante,  admi- 
rablement montée,  suivie  d'un  seul  domestique  ;  j'étais  au  salon, 
elle  m'envoya  une  carte  qui  portait  ces  mots  écrits  au  crayon  :  — 
M"^  Carmen  d'Ortosa,  qui  apporte  à  miss  Sarah  Ovven  des  nouvelles 
de  sa  famille. 

J'hésitai  un  instant  :  la  moralité  de  cette  belle  personne  était,  je 
vous  l'ai  dit  déjà,  très  controversée;  mais  elle  se  réclamait  de  mon 
père  et  de  ma  sœur,  pouvais- je  la  renvoyer?  D'ailleurs  avais-je 
raison  d'être  si  farouche  et  de  ne  vouloir  me  trouver  avec  aucune 
femme  légère,  quand  l'avenir  m'appelait  peut-être  à  changer  toutes 
mes  habitudes  et  h  modifier  toutes  mes  notions? 

Je  fis  bon  accueil  à  M"^  d'Ortosa.  Elle  avait  l'aisance  et  l'aplomb 
d'une  femme  du  grand  monde  ;  elle  m'apprit  qu'elle  arrivait  de 
Nice,  où  elle  avait  beaucoup  vu  ma  sœur,  qui  était  là  sa  plus  proche 
voisine.  Le  même  parc  les  réunissait  tous  les  jours;  elle  raffolait  de 
mon  père,  qu'elle  défmissait  un  Franklin  artiste.  Elle  était  charmée 
de  M™^  de  Rémonville;  c'était  pour  elle  le  type  de  la  gentillesse  et 
de  la  candeur.  Je  dus  lui  laisser  croire  que  ma  sœur  m'avait  écrit 
quelque  chose  de  leur  liaison,  bien  qu'Adda,  craignant  peut-être 
d'alarmer  mon  austérité,  ne  m'en  eût  pas  dit  un  mot.  Mon  père 
était  un  peu  comme  Abel;  il  n'aimait  pas  à  écrire  longuement,  et 
par  lui  je  n'avais  jamais  aucun  détail.  Je  vis  pourtant  bien  que 
M"®  d'Ortosa  n'exagérait  rien  en  me  disant  qu'elle  avait  beaucoup 
fréquenté  Adda,  car  elle  se  trouvait  connaître  toute  notre  histoire 
et  même  nos  relations  de  l'année  précédente  avec  Abel.  Elle  me  re- 
garda très  fixement  en  prononçant  ce  nom  et  ajouta  :  Pourquoi  donc 
n'êtes-vous  pas  venue  nous  rejoindre  à  Nice?  Il  y  était  ces  jours-ci. 
Il  nous  a  donné  deux  concerts  excellens,  et  il  a  même  eu  l'obli- 
geance de  faire  de  la  musique  chez  une  vieille  parente  à  moi  qui 
est  fixée  là-bas  et  qui  m'y  donne  l'hospitalité.  —  Je  sentis  que  je 
rougissais,  et  sans  doute  elle  le  vit,  bien  qu'elle  eût  le  bon  goût  de 
ne  pas  paraître  y  prendre  garde.  Ses  grands  yeux  d'un  vert  chan- 
geant étaient  singuliers;  on  ne  savait  s'ils  étaient  curieux  et  péné- 
trans,  ou  myopes  et  distraits. 

—  Je  vous  clirai,  ajouta-t-elle,  que  M.  Abel  nous  a  joué  des  varia- 
tions sur  un  motif  qui  a  fait  farem*  dans  le  midi ,  et  que  tout  le 
monde  chante  à  présent.  Le  connaissez-vous?  Cela  s'appelle  la  De- 
moiselle.  Vous  ne  me  répondez  pas?  C'est  par  modestie  !  Votre  sœur 


MALGRÉTOUT.  19 

nous  a  dit  que  ce  motif  était  de  vous.  Il  paraît  que  vous  êtes  grande 
musicienne. 

—  On  dit  cela  de  vous  aussi,  lui  répondis-je. 

—  On  se  trompe.  J'aime  la  musique  avec  passion,  je  m'y  connais; 
je  sais  ce  qui  est  beau,  et  voilà  tout. 

Je  lui  parlai  musique  pour  rendre  la  conversation  moins  person- 
nelle, et  lui  demandai  ce  qu'elle  préférait;  elle  me  répondit  si  sot- 
tement que  je  vis  qu'elle  n'y  entendait  rien.  Je  l'entretins  alors  des 
plaisirs  qu'elle  goûtait  au  Francbois;  on  m'avait  dit  que  l'équitation 
et  la  chasse  étaient  ses  délassemens  favoris. 

—  Mon  Dieu,  reprit-elle,  j'aime  tout  ce  qui  est  actif  et  fait  sentir 
la  vie  avec  intensité.  Sous  ce  rapport-là,  je  suis  bien  d'accord  avec 
votre  sœur.  Cette  chère  enfant  s'ennuie  à  la  campagne  parce  que, 
dit-elle,  vous  êtes  très  isolées;  mais  il  n'y  a  pas  si  loin  de  chez 
vous  au  Francbois.  Voyez,  je  suis  venue  à  cheval,  sans  me  presser, 
en  trois  petites  heures  par  cette  vieille  route  qu'on  appelle  le  che- 
min des  Ardennes.  C'est  superbe,  des  points  de  vue  magnifiques! 
Je  me  suis  reposée  à  une  bergerie  qui  a  l'air  d'un  paysage  suisse. 
Pourc[uoi  donc  ne  venez-vous  pas  chez  lord  Hosborn?  Je  sais  que  sa 
mère  vous  a  invitée  à  une  de  ses  fêtes,  et  elle  vous  considérait 
comme  invitée  une  fois  pour  toutes. 

Je  répondis  que  je  n'aimais  pas  le  monde  et  que  je  ne  savais  pas 
trouver  le  temps  d'y  aller. 

—  Je  le  sais  bien,  c'est  de  cela  que  se  plaint  vivement  M™«  de 
Rémonville.  Elle  m'a  promis  qu'elle  viendrait  cette  année  au  Franc- 
bois pour  la  Saint-Hubert.  Il  y  aura  bal,  concert  ou  spectacle  tous 
les  jours.  J'espère  bien  que  nous  vous  déciderons. 

—  Je  ne  le  crois  pas,  répondis-je. 

—  Eh  bien!  votre  charmante  sœur  vous  décidera.  Elle  se  trouve 
bien  jeune,  malgré  son  titre  de  mère  de  famille,  pour  saiprésenter 
seule,  surtout  la  première  fois,  et,  comme  vous  êtes  un  ange  de 
bonté  et  de  tendresse  pour  elle,  vous  ne  voudrez  pas  la  priver  de 
vivre  comme  doit  vivre  une  femme  dans  sa  position.  Vous  devez 
bien  songer  qu'elle  ne  doit  pas  rester  veuve  à  son  âge,  et  qu'il  ne 
faut  pas  qu'elle  attende  le  déclin  de  sa  beauté  dans  une  solitude 
comme  celle-ci. 

Je  trouvais  que  M""^  d'Ortosa  se  mêlait  beaucoup  trop  de  l'avenir 
de  ma  sœur,  et  ce  n'est  pas  dans  son  milieu  que  j'eusse  souhaité 
voir  Adda  chercher  un  mari.  Je  savais  que  ce  milieu  de  grands  sei- 
gneurs étrangers,  mêlé  à  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  la  fleur  de  la 
jeunesse  française,  était  en  proie  à  une  fièvre  de  luxe  et  de  plaisirs. 
Cet  amalgame  délirant  était  le  grand  inconnu  d'où  pouvaient  sortir, 
brillantes  ou  funestes,  toutes  les  destinées.  Je  compris  bien  que  mon 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

père  ne  savait  pas  l'ascendant  que  M"*  d'Ortosa  avait  pris  sur  ma 
sœur.  Je  me  hasardai  à  lui  demander  pourquoi,' prêchant  le  ma- 
riage aux  autres,  elle  était  encore  demoiselle. 

—  Oh  !  moi,  dit-elle,  c'est  difterent.  J'ai  une  très  mauvaise  réputa- 
tion, je  passe  pour  très  compromise,  je  le  suis  dans  l'opinion  des 
rigoristes,  bien  que  je  puisse  jurer  sur  l'honneur  n'avoir  jamais  été 
seulement  tentée  de  commettre  une  faute.  —  Vous  me  regardez  avec 
de  beaux  yeux  étonnés...  C'est  comme  cela,  miss  Owen,  et  si  vous 
pensiez  le  contraire,  je  vous  remercie  de  l'indulgente  bonté  avec  la- 
quelle vous  m'avez  ouvert  votre  porte.  Ceci,  encore  plus  que  votre 
excellente  renommée,  me  prouve  que  vous  avez  la  vraie  vertu,  celle 
qui  ne  jette  la  pierre  à  aucune  femme  déchue;  mais  vous  en  serez 
cette  fois  pour  vos  frais  de  mansuétude.  Je  n'ai  rien  "à  me  faire 
pardonner,  et  la  mondaine  personne  qui  vous  parle  vous  apporte 
une  pureté  aussi  intacte  que  la  vôtre. 

Elle  avait  l'assurance  de  la  vérité.  Je  lui  pris  la  main  et  lui  ré- 
pondis qu'en  l'accueillant  je  n'avais  pas  d'opinion  arrêtée  sur  son 
compte;  mais  je  la  priai  de  me  dire  pourquoi,  aimant  la  vertu,  elle 
permettait  qu'on  parlât  d'elle  légèrement,  et  pourquoi  elle  s'était 
laissé  ainsi  compromettre  dans  l'opinion. 

—  Ce  serait  bien  long  à  vous  dire,  et  il  faut  que  je  m'en  retourne. 
J'ai  du  chemin  à  faire,  et,  comme  je  n'ai  pas  dit  où  j'allais,  on  pour- 
rait être  inquiet  de  moi.  Si  vous  désirez  me  connaître,  je  reviendrai; 
sinon...  Oh  !  soyez  franche  :  il  se  peut  que  je  ne  vous  sois  pas  sym- 
pathique. Dites-le;  cela  me  fera  de  la  peine  parce  que  me  voilà 
enthousiaste  de  vous  encore  plus  que  de  votre  sœur;  mais  je  ne 
vous  en  voudrai  pas  du  tout.  Je  sais  qu'il  y  a  des  préventions  invo- 
lontaires, et  qu'il  n'y  a,  pour  s'en  offenser,  que  ceux  qui  les  mé- 
ritent réellement. 

Je  n'aurais  pu  dire  encore  à  M""  d'Ortosa  si  elle  m'était  agréable 
ou  non;  mais,  puisqu'elle  voulait  s'emparer  de  la  confiance,  peut- 
être  de  l'avenir  de  ma  sœur,  je  devais  essayer  de  la  connaître,  et  je 
l'invitai  à  revenir.  Nous  prîmes  jour  pour  nous  rencontrer,  et,  afin  de 
lui  abréger  la  distance,  j'offris  d'aller  la  trouver  à  mi-chemin,  à  cette 
bergerie  où  elle  s'était  arrêtée  et  que  je  connaissais.  Elle  y  consen- 
tit, et  nous  nous  séparâmes.  Je  la  reconduisis  jusqu'à  son  destriery 
qu'elle  maniait  un  peu  comme  une  écuyère  du  cirque.  Là  je  trouvai 
qu'elle  n'avait  pas  l'air  aussi  comme  il  faut  que  doit  l'avoir  une  per- 
sonne sérieuse. 

Je  retombai  dans  mes  réflexions.  Il  devenait  évident  pour  moi  que 
je  n'avais  jamais  eu  et  que  je  ne  pourrais  jamais  avoir  d'influence 
réelle  sur  les  futures  destinées  de  ma  jeune  sœur.  Elle  aimait  le 
monde  et  le  bruit,  et  j'avais  toujours  accompli  mes  sacrifices  dans 


MALGRÉTOUT.  21 

l'espoir  de  lui  conserver  les  moyens  cle  satisfaire  ses  goûts  autant 
que  possible.  Je  ne  devais  pas  trouver  étrange  qu'au  sortir  de  son 
deuil  elle  voulût  fuir  la  retraite  où  je  voulais,  moi,  qu'elle  prît 
le  temps  de  la  réflexion.  Je  la  voyais  m'échapper,  travailler  du 
moins  à  rompre  d'avance  les  mailles  du  filet,  et  je  devais  souhai- 
ter qu'elle  ne  fût  pas  longtemps  sans  se  remarier,  car  le  pire  eût 
été  pour  elle  de  devenir  coquette  et  d'acquérir  dans  cette  triste  voie 
la  triste  réputation  de  M"*  d'Ortosa.  Je  résolus  donc  de  ne  pas  en- 
tamer une  lutte  inutile  pour  la  détourner  du  courant;  mais  je  m'in- 
quiétais beaucoup  de  l'avenir  de  ses  enfans.  Quelle  éducation  pou- 
vait leur  donner  une  mère  décidée  à  vivre  dans  des  réunions  comme 
celles  du  château  du  Francbois?  Le  garçon  irait  au  collège,  mais 
ma  bien-aimée  petite  Sarah  me  serait-elle  laissée?  Adda,  qui  avait 
le  délire  aristocratique  et  nobiliaire  du  jour,  bien  que  nous  fussions 
de  souche  parfaitement  bourgeoise,  ne  me  regarderait- elle  pas 
comme  déchue,  si  je  venais  à  épouser  un  artiste?  Elle  avait  paru  re- 
venir de  ses  préventions  contre  Abel;  mais,  sous  l'hifluence  nouvelle 
qu'elle  subissait,  n'allait-elle  pas  les  reprendre?  Elle  avait  vu  Abel 
à  Nice;  d'où  vient  qu'elle  ne  m'en  avait  rien  dit?  Était-ce  par  excès 
de  dédain? 

Le  jour  fixé  pour  ma  seconde  entrevue  avec  M"*  d'Ortosa,  je  par- 
tis de  bonne  heure  à  cheval  avec  un  domestique.  Les  chemins  qui 
de  chez  moi  aboutissaient  à  la  vieille  route  des  Ardennes  ne  me 
permettaient  pas  d'aller  en  voiture.  J'arrivai  la  première  au  rendez- 
vous.  C'était  un  plateau  boisé,  plus  élevé  que  tous  les  autres  et 
dominant  ces  innombrables  mamelons  à  escarpemens  rocheux  qui 
portent  les  restes  épars  de  l'immense  forêt.  La  vue  était  triste,  so- 
lennelle et  admirable;  je  fis  mettre  mes  chevaux  à  la  bergerie,  et  j'y 
commandai  un  déjeuner  rustique  qui  devait  être  servi  sur  le  gazon. 
Le  temps  était  charmant  ;  mars  déployait  toutes  ses  fleurettes,  et 
je  fis  un  gros  bouquet  d'anémones  lilas  et  de  pâquerettes  sauvages. 
M"**  d'Ortosa  arriva  au  bout  d'une  demi-heure  avec  deux  cavaliers, 
un  domestique  et  un  jeune  crevé,  —  c'est  ainsi  qu'on  appelle  main- 
tenant en  France  ce  que  l'on  appelait  autrefois  chez  nous  un  dandy; 
mais  cela  ne  se  ressemble  pas.  Un  dandy  était  une  contrefaçon  de 
grand  seigneur,  un  crevé  est  une  contrefaçon  de  jockey. 

Comme  je  regardais  avec  peu  de  satisfaction  ce  personnage  inat- 
tendu, M"*  d'Ortosa,  qui  s'en  apercevait,  sauta  à  terre  en  riant.  —  Ne 
faites  pas  attention  à  ce  gêneur,  me  dit-elle;  il  ne  nous  gênera  pas. 
C'est  le  prince  Ourowski,  que  j'ai  l'honneur  de  vous  présenter.  — A 
présent,  jeune  ho?n7ne,  lui  dit-elle,  en  se  tournant  vers  lui,  vous 
avez  salué,  tout  est  dit.  ^^ous  savez  ce  qui  a  été  convenu  :  vous  avez 
voulu  absolument  m'accompagner,  vous  aviez  peur  que  je  ne  mou 


22  REVUE  DES  DEUX  M3NDES. 

russe  d'ennui,  si  j'étais  privée  de  votre  Conversation.  Je  l'ai  acceptée 
pour  ne  pas  vous  désespérer,  mais  je  vous  ai  dit  que  j'en  venais 
chercher  une  meilleure.  Donc  allez-vous-en  voir  le  cirque  de  Re- 
vins ou  les  Dames  de  Meuse,  et  revenez  me  prendre  ici  dans  deux 
heures. 

Le  petit  jeune  homme  salua»  remonta  à  cheval  et  disparut  avec 
l'aisance  d'un  esclave  rompu  aux  caprices  d'aune  reine. 

Je  ne  fis  pas  de  réflexion  à  M"^  d'Ortosa  sur  cet  incident,  qui  n'é- 
tait nullement  de  mon  goût.  Je  lui  devais  l'hospitalité  de  nos  Ar- 
dennes  françaises,  et  je  l'invitai  à  la  collation  d'œufs  frais,  de  lai- 
tage et  de  pain  bis  que  l'on  nous  servait  avec  des  soins  de  propreté 
fort  appétissans.  Elle  s'écria  que  c'était  charmant,  mais  qu'elle 
trouvait  l'idylle  un  peu  fade,  et  qu'elle  avait  pris  ses  précautions. 
Elle  appela  son  domestique  et  lui  fit  tirer  d'une  valise  de  fer-blanc, 
qu'il  avait  portée  en  croupe,  une  bouteille  de  stoiit,  un  saucisson, 
deux  perdrix  froides  et  une  fiole  de  café  noir.  Puis  elle  s'écria  :  — 
Et  le  morceau  de  glace!  Ah!  c'est  ce  benêt  de  prince  qui  s'en  était 
chargé.  Il  s'est  plaint  de  ce  que  la  boîte  lui  gelait  les  reins,  et  il 
l'emporte!  Quel  écervelé!  Courez  après  lui,  attrapez-le,  il  nous  faut 
absolument  de  la  glace  ! 

Le  domestique  courut  et  rapporta  la  caisse  de  métal  où  était  la 
glace.  M^'^  d'Ortosa  mangea  et  but  comme  un  homme.  C'était  une 
femme  très  grande,  assez  mince,  mais  fortement  constituée,  et  qui, 
menant  la  vie  d'un  garçon,  avait  une  santé  de  fer  et  l'appétit  d'un 
chasseur. 

Comme  je  lui  en  faisais  mon  compliment  :  —  On  a  la  santé  que 
l'on  veut  avoir,  répondit-elle;  il  ne  s'agit  que  de  savoir  approprier 
son  régime  à  son  organisation.  Je  vois  que  vous  êtes  sobre.  C'est 
bien  vu,  puisque  vous  avez  une  vie  tranquille  et  réglée.  Vous  ne 
dépensez  pas  vos  forces,  vous  n'avez  pas  besoin  de  combattre  pour 
les  empêcher  de  se  perdre.  "Vous  en  aurez  toujours  assez  pour  ce 
que  vous  comptez  en  faire.  Moi,  c'est  autre  chose.  Je  vous  ai  promis 
de  vous  parler  de  moi,  je  suis  venue  pour  cela.  Je  vais  m' exé- 
cuter. 

Elle  alluma  un  cigare.  —  Je  ne  vous  demande  pas  la  permission, 
dit-elle;  je  sais  que  votre  père  fume  beaucoup  et  que  cela  n'incom- 
mode ni  vous  ni  votre  sœur.  —  Puis  elle  s'étendit  sur  son  waterproof, 
dans  une  attitude  fort  gracieuse  qui  découvrait  son  pied  espagnol 
mignon  et  cambré  dans  sa  botte  fine  et  souple.  Elle  ôta  son  cha- 
peau et  répandit  sur  ses  épaules  sa  riche  chevelure  d'or  rouge.  Son 
œil  pâle,  qu'un  cercle  noir  artificiel  faisait  paraître  énorme,  prit  la 
fixité  d'un  œil  félin,  et,  sûre  de  sa  beauté  bien  arrangée,  elle  parla 
ainsi  : 


MALGRETOUT.  23 

«  Je  suis  la  fille  d'une  très  grande  dame.  Le  comte  d'Ortosa,  époux 
de  ma  mère,  était  vieux  et  délabré;  il  lui  avait  procuré  des  fils  ra- 
chitiques  qui  n'ont  pas  vécu.  Ma  mère,  en  traversant  certaines  mon- 
tagnes, fut  enlevée  par  un  chef  de  brigands  fort  célèbre  chez  nous. 
Il  était  jeune,  beau,  bien  né  et  plein  de  courtoisie.  Il  lui  rendit  sa 
liberté  sans  conditions,  en  lui  donnant  un  sauf-conduit  pour  qu'elle 
pût  circuler  à  l'avenir  dans  toutes  les  provinces  où  il  avait  des  par- 
tisans, car  c'était  une  manière  d'homme  politique  à  la  façon  de  chez 
nous.  Voilà  ce  que  racontait  ma  mère.  Je  vins  au  monde  à  une  date 
qui  correspond  à  cette  aventure.  Ma  ressemblance  avec  le  brigand 
est  une  autre  circonstance  bizarre  que  personne  n'a  prétendu  expli- 
quer. Le  comte  d'Ortosa  prétendit  bien  que  je  ne  pouvais  pas  appar- 
tenir à  sa  famille;  mais  il  mourut  subitement,  et  je  vécus  riche  d'un 
beau  sang  dont  je  remercie  celui  qui  me  l'a  donné. 

«  Je  fus  élevée  à  Madrid,  à  Paris,  à  Londres,  à  Naples,  à  Vienne, 
c'est-à-dire  pas  élevée  du  tout.  Ma  mère,  belle  et  charmante,  ne 
m'a  jamais  appris  qu'à  bien  porter  la  mantille  et  le  jeu  non  moins 
important  de  l'éventail.  Mes  filles  de  chambre  m'ont  enseigné  la 
jota  aragoncse  et  nos  autres  danses  nationales,  qui  ont  été  pour  moi 
de  grands  élémens  de  santé  à  domicile  et  de  précoces  succès  dans 
le  monde.  J'appris  plusieurs  langues,  chose  des  plus  utiles  dans 
une  carrière  comme  la  mienne,  et  je  lus  une  quantité  de  romans 
dont  je  n'ai  pas  été  dupe,  —  je  sais  fort  bien  que  la  destinée  ne  fait 
rien  par  elle-même,  —  mais  où  j'ai  puisé  le  culte  de  la  volonté. 
Oui,  les  romans  les  plus  invraisemblables  ont,  dans  la  vie,  des  so- 
lutions possibles,  si  on  veut  fortement  ce  que  les  auteurs,  —  à  qui 
la  chose  ne  coûte  rien,  —  font  accomplir  à  leurs  personnages.  Je 
suis  donc  romanesque  à  ma  façon. 

<(  Ma  mère  était  d'âge  à  chercher  un  second  mariage  lorsqu'elle 
devint  veuve.  Elle  n'avait  recueilli  de  k  succession  de  son  mari 
que  des  dettes  à  payer.  Son  aventure  de  brigands  avait  fait  un  peu 
de  bruit  en  Espagne.  Elle  voyagea  pour  échapper  aux  plaisanteries, 
du  reste  très  bienveillantes,  qui  eussent  écarté  les  prétendans  sé- 
rieux. Partout  elle  fut  acclamée  comme  une  des  plus  séduisantes 
personnes  du  monde;  mais  elle  était  passionnée,  ce  fut  son  mal- 
heur. Elle  aima,  et  les  hommes  qu'on  aime  n'épousent  pas. 

«  Je  vis  ses  amours;  elle  ne  s'en  cachait  pas  beaucoup,  et  j'étais 
curieuse.  J'en  parle,  parce  qu'ils  sont  à  sa  louange,  comme  vous 
devez  l'entendre.  Elle  était  plus  tendre  qu'ambitieuse,  plus  spon- 
tanée que  prévoyante.  Sa  jeunesse  se  passa  dans  des  ivresses  tou- 
jours suivies  de  larmes.  Elle  était  bonne  et  pleurait  devant  moi  en 
me  disant  :  «  Embrasse-moi,  console  ta  pauvre  mère,  qui  a  du  cha- 
grin! »  Pouvait-elle  s'imaginer  que  j'en  ignorais  la  cause? 

«  Elle  avait  ime  sœur  plus  âgée  qu'elle  qui  avait  su  faire  son 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chemin,  c'est-à-dire  le  ctiemin  de  son  unique  ambition,  la  richesse, 
en  épousant  un  spéculateur  heureux.  Ce  fut  elle  qui  me  donna  asile 
à  Londres,  quand  j'eus  la  douleur  de  perdre  ma  mère.  J'avais  seize 
ans;  mais,  bien  que  je  ne  fusse  pas  encore  entrée  officiellement  dans 
le  monde,  je  le  connaissais  à  fond.  J'avais  tout  vu  par  la  porte  mal 
fermée  qui  séparait  mon  gynécée  ambulant  du  boudoir  de  ma  mère. 
Nous  n'étions  pas  assez  riches  pour  recevoir  beaucoup  de  gens,  c'é- 
tait une  bonne  condition  pour  entendre  causer,  pour  connaître  tous 
les  petits  ressorts  qui  font  mouvoir  ce  grand  théâtre. 

«  Quand  j'entrai  dans  l'opulence  de  ma  tante,  j'étais  trop  grande 
fille  pour  vivre  à  l'écart,  et  comme  je  commençais  à  tourner  beau- 
coup de  têtes,  sa  maison,  un  peu  lourde  de  dorures  et  abêtie  par 
les  marchands  d'or,  s'éclaira  d'un  rayon  de  bon  ton  et  s'assouplit 
sous  les  pas  de  gens  à  la  mode.  Ma  tante  en  fut  ravie;  mon  oncle  le 
banquier  fut  flatté  de  voir  des  personnes  titrées  à  sa  table;  mais, 
quand  on  lui  demanda  ma  main,  il  répondit  que  j'étais  assez  agréa- 
ble pour  me  passer  d'une  dot.  Je  compris,  à  la  figure  de  mes  pré- 
tendans,  qu'on  me  plaignait  beaucoup.  Ma  fierté  en  fut  blessée.  Je 
déclarai  à  qui  voulut  l'entendre  que  je  n'avais  aucun  souci  du  ma- 
riage, et  que  j'aimais  trop  ma  liberté  pour  l'aliéner. 

«  Je  fus  alors  l'enfant  chérie  de  mon  oncle  et  la  bien-aimée  de 
ma  tante.  Ils  trouvaient  tout  simple  que  ma  jeunesse,  ma  danse 
enivrante,  mon  caquet  éblouissant  et  sérieux  au  besoin,  enfin  le 
prestige  que  j'exerçais  déjà,  servissent  à  peupler  leurs  salons  en 
échange  de  quelques  jolis  chiffons  et  du  pain  quotidien  qu'ils  me 
donnaient.  En  somme,  j'étais  plus  heureuse  que  M™®  de  Maintenon, 
à  qui  l'on  avait  fait  garder  les  dindes,  et  je  ne  me  plaignis  pas; 
mais  un  jour  je  pris  ma  volée  en  déclarant  que  j'étais  invitée  par  la 
vieille  cousine  de  Nice  et  que  je  voulais  changer  d'air. 

«  11  y  eut  une  scène  d'intérieur.  — J©  vois  ce  que  c'est,  dit  l'oncle 
dix  fois  millionnaire,  vous  voulez  vous  marier.  Allons!  on  vous  ma- 
riera ! 

(c  —  Soit,  répondis-je;  mais  je  veux  me  marier  très  bien  ou  pas 
du  tout.  Il  me  faut  un  million,  sans  i^îîarchander,  mon  cher  oncle, 
ou  je  ne  me  marie  pas. 

«  Il  se  récria.  Je  me  pris  à  rire,  et  je  partis. 

«  Ma  cousine  de  Nice  est  médiocrement  riche  et  très  ambitieuse 
de  ce  qu'elle  appelle  les  honneurs.  Vieille  fille  assez  bornée,  quoi- 
que instruite,  elle  a  toujours  aspiré  à  être  lectrice  ou  dame  d'atours 
de  quelque  reine  ou  princesse.  Elle  est  trop  âgée  maintenant  pour 
prétendre  à  ces  hautes  destinées,  mais  elle  essaya  de  me  communi- 
quer son  ambition,  la  seule,  disait-elle,  qui  pût  convenir  à  une  fille 
de  bonne  maison  sans  fortune. 

«  C'était  une  idée,  mais  j'en  avais  une  meilleure.  J'eus  l'air  d'ap- 


MALGRETOUT.  25 

précier  la  sienne,  et  je  gardai  la  mienne  pour  moi.  Je  vis  à  Nice 
beaucoup  de  personnes  assez  haut  placées  dans  les  différentes  cours 
de  l'Europe,  et  je  plus  à  plusieurs  femmes  qui  m'aidèrent  à  étendre 
le  cercle  de  mes  relations  sérieuses.  C'est  par  les  femmes  que  l'on 
arrive;  à  quelque  sexe  que  l'on  appartienne,  il  est  très  bon  de  se 
rendre  agréable  à  la  plus  belle  moitié  du  genre  humain.  Les  hommes 
compromettent  et  nuisent.  Les  femmes  vous  pilotent  et  vous  lan- 
cent. Elles  s'ennuient  à  la  mort,  ces  houris  opulentes  et  blasées,  et 
elles  se  craignent  les  unes  les  autres.  Moi,  je  me  posai  comme  une 
personne  indépendante  par  goût,  dont  on  ne  devait  attendre  aucune 
rivalité;  je  déclarai  que  j'aimais  les  hommes  comme  de  bons  cama- 
rades ou  de  loyaux  frères,  mais  que  je  ne  voulais  être  la  propriété 
d'aucun  d'eux.  Ce  qui  donna  de  la  force  à  ma  résolution,  c'est  que, 
par  un  hasard  inoui  en  Espagne,  je  recouvrai  un  beau  matin  un  dé- 
bris de  la  fortune  du  comte  d'Ortosa.  L'eau  vient,  dit-on,  à  la  rivière. 
Mon  oncle  le  spéculateur,  me  voyant  si  goûtée  dans  la  high  life  et 
craignant  d'être  blâmé  pour  son  avarice,  parla  de  m'adopter  et  me 
pria  d'accepter,  en  attendant,  une  assez  jolie  pension,  à  la  condi- 
tion que  j'irais  vivre  chez  lui  de  temps  en  temps. 

«  La  cousine  de  Nice,  qui  est  réellement  une  bonne  femme  et  qui 
m'adore,  voulut  se  charger  des  frais  d'une  partie  de  ma  toilette.  Je 
me  vis  donc,  à  vingt  et  un  ans,  à  la  tête  de  cinquante  mille  livres  de 
rente.  C'est  peu  pour  le  monde  où  je  vis,  mais  c'est  assez  pour  la 
manière  dont  j'y  vis.  Je  n'ai  pas  de  maison,  je  n'ai  pas  même  un 
pauvre  petit  chez-moi.  On  ne  me  Je  permet  pas;  c'est  à  qui  veut 
m' avoir  pour  briller  l'hiver  dans  les  capitales  ou  courir  les  eaux, 
les  bains  de  mer,  l'Italie,  la  Suisse,  l'Ecosse  durant  l'été. 

«  D'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre,  il  y  a  des  salons  qui  m'appellent, 
des  châteaux  qui  me  rêvent,  des  fêtes  qui  m'attendent.  De  frais  de 
route,  point.  On  me  sait  relativement  pauvre,  on  m'accompagne, 
on  me  porte,  on  m'enlève.  Je  n'ai  à  dépenser  que  pour  ma  toilette, 
et  je  n'y  épargne  pas  mon  génie,  car  c'est  ma  beauté  et  mon  élé- 
gance qui  paient  tous  ces  empressemens.  Je  suis  la  vie  des  réunions, 
je  ne  me  vante  pas,  vous  avez  dû  l'entendre  dire;  j'y  suis  ce  que  j'ai 
TOulu  être,  ornement  de  première  classe,  étoile  de  première  gran- 
deur, et  je  m'arrange  pour  ne  pas  laisser  prendre  ma  place.  C'est 
facile;  les  étoiles  fdantes  qui  voudraient  briller  plus  que  moi  font 
vite  la  rencontre  d'astres  masculins  qui  les  absorbent  ou  les  brisent. 
Moi,  je  ne  me  laisse  pas  seulement  effleurer,  et  je  poursuis  ma 
route. 

«  C'est  que  je  ne  suis  pas  sotte.  Je  n'attache  pas  d'importance  aux 
faux  biens  de  ce  monde.  Je  n'ai  pas  de  diamans,  une  demoiselle 
n'en  a  pas  besoin,  et  je  ne  rêve  pas  d'en  avoir  au  prix  du  mariage 
ou  de  la  galanterie.  Je  n'ai  que  faire  d'étoffes  et  de  dentelles  de  prix, 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

je  sais  arranger  un  chiffon  de  manière  à  éclipser  tout.  Je  passe  pour 
]a  femme  qui  se  met  le  mieux,  et  je  ne  dépense  pas  plus  de  vingt- 
cinq  mille  francs  par  an  pour  soutenir  ma  réputation;  je  donne  le 
reste  aux  laquais  et  aux  pauvres.  Ces  deux  classes  de  mendians 
sont  les  plus  nécessaires  dans  ma  position.  En  payant  bien  les  valets 
des  maisons  où  l'on  vit,  on  est  mieux  servi  que  les  maîtres  de  la  mai- 
son, et  l'on  n'est  jamais  calomnié.  En  donnant  aux  misérables,  on 
pourrait  commettre  impunément  toutes  les  rapines  et  affronter  tous 
les  scandales.  Il  y  a  toujours  des  voix  pour  dire  :  Elle  fait  tant  de 
bien  !  elle  est  bonne,  elle  soigne  les  malades,  elle  s'expose  à  prendre 
leur  mal,  c'est  une  grande  âme!  Qu'importe  le  reste? 

«  Vous  paraissez  épouvantée,  chère  miss  Ovven?  vous  ne  réfléchis*- 
sez  pas.  J'ai  raisonné  toutes  ces  choses  avant  d'accepter  les  res- 
sources qui  m'ont  été  offertes,  et  j'ai  résolu  de  faire  le  bien.  Si  l'in- 
stinct ne  m'y  a  point  portée,  si  ma  jeunesse  a  manqué  de  bons 
conseils  et  de  bons  exemples,  avouez  que  ma  froide  raison  m'a  bien 
conseillée,  et  que  j'ai  pris  un  chemin  sur  lequel  peu  de  femmes  du 
monde  sauraient  me  suivre.  Je  n'ai  cédé  à  personne  ce  prétendu 
droit  que  donne  la  possession  des  sens.  Je  n'ai  pas  permis  aux  subal- 
ternes de  m'accuser  de  parasitisme;  je  n'ai  pas  permis  aux  riches 
et  aux  puissans  de  me  reprocher  leur  hospitalité  princière;  je  fais 
l'aumône  avec  l'argent  qu'ils  me  font  épargner.  Quant  à  leurs  invi- 
tations, j'ai  su  toujours  exiger  royalement  plus  d'honneurs  et  de 
plaisirs  qu'on  ne  m'en  offrait,  faisant  voir  et  savoir  que  je  ne  me 
dérangeais  pas  pour  me  divertir  médiocrement.  Loin  de  passer  pour 
une  complaisante,  je  suis  arrivée  à  une  sorte  de  royauté  qui  m'eni- 
vre quand  je  m'ennuie,  et  qui  m'ennuie  salutairement  quand  je  suis 
exposée  à  m'enivrer  trop.  Le  monde  n'est  que  cela  en  somme, 
un  breuvage  capiteux  et  une  médecine.  Le  remède  est  à  côté  du 
mal.  Qui  ne  sait  as  équilibrer  son  système  et  son  régime  est  vite 
dévoré. » 

Je  n'avais  rien  à  objecter  au  régime  et  au  système  de  M"^  d'Or- 
tosa,  tout  cela  était  si  nouveau  pour  moi  que  franchement  je  n'y 
comprenais  rien.  Je  m'abstins  donc  de  réflexions,  et,  cherchant  tou- 
jours à  pénétrer  en  elle,  je  lui  demandai  d'où  venait  la  mauvaise 
réputation  dont  elle  s'était  vantée,  et  qu'elle  avait  voulu  avoir. 

—  Ceci,  dit-elle,  est  un  second  chapitre  dans  ma  vie,  je  ne  vous 
ai  dit  que  le  premier.  Avant  de  tourner  la  page,  je  veux  savoir  si 
vous  êtes  scandalisée. 

—  Non,  lui  dis-je.  Je  ne  peux  pas  déclarer  que  j'aime  et  que 
j'envie  vôtre  existence;  mais  on  ne  peut  voir  que  par  ses  propres 
yeux,  et  vous  seule  pouvez  vous  juger.  Si  vous  êtes  réellement  con- 
tente de  vous  dans  ce  grand  travail  dont  je  ne  vois  pas  le  but... 

—  Le  but,  c'est  cela!  vous  êtes  logique.  Quand  vous  saurez  le 


MALGRÉTODT.  27 

but,  VOUS  jugerez.  Ce  sera  le  troisième  chapitre.  Passons  au  se- 
cond : 

((  Pourquoi  j'ai  une  mauvaise  réputation  et  pourquoi  je  suis  con- 
tente qu'il  en  soit  ainsi. 

«  Je  n'ai  de  mauvaise  réputation  que  chez  les  gens  qui  ne  me 
connaissent  pas  et  qui  enragent  de  n'être  pas  de  mes  amis.  Quicon- 
que me  connaît,  quiconque  surtout  m'a  fait  la  cour  sait  que  je  suis 
invulnérable;  mais  dans  la  vie  ordinaire  on  n'est  jamais  connu  per- 
sonnellement que  d'une  infiniment  petite  minorité.  C'est  pourquoi 
les  personnes  qui  vivent  dans  la  retraite  peuvent,  si  elles  vivent 
bien,  être  appréciées  ou  défendues  par  le  cercle  étroit  où  elles  sont 
parquées.  Dès  qu'on  sort  de  l'obscurité,  que  l'on  soit  homme  ou 
femme,  on  appartient  aux  appréciations  de  fantaisie.  On  est  jugé 
sur  le  bruit  que  l'on  fait.  On  a  bien  autour  de  soi  le  petit  cercle  qui 
vous  apprécie;  mais  ceux  qui  vous  voient  passer,  quand  vous  passez 
à  travers  tout,  crient  que  vous  les  écrasez,  et  ils  demanderont  votre 
tête.  Ils  voudraient  bien  savoir  où  vous  allez,  vous  suivre,  avoir 
aussi  des  ailes;  ils  n'en  ont  pas,  et  ils  voudraient  vous  plumer  vi- 
vant. Je  ne  veux  pas  ici  faire  le  procès  aux  malveillans  et  aux  mé- 
disans;  ce  serait  trop  long,  et  d'aillem's  je  ne  leur  en  veux  pas.  Je 
sais  qu'il  est  impossible  de  monter  sur  un  théâtre  sans  appartenir 
au  jugement  des  foules,  à  plus  forte  raison  d'être  une  étoile  sur  la 
scène  du  monde  sans  être  critiqué  et  même  calomnié,  très  inno- 
cemment parfois,  par  les  masses.  Comment  en  serait-il  autrement? 
Les  masses  ont  besoin  de  haïr  ou  d'adorer.  Elles  sifflent  et  applau- 
dissent, elles  portent  en  triomphe  ou  traînent  dans  le  ruisseau. 
Elles  veulent  tout  juger  et  ne  savent  rien;  elles  ont  des  fétiches 
nouveaux  tous  les  matins.  Pourquoi  échapperais-je  à  ces  engoue- 
mens  et  à  ces  colères  que  les  plus  hauts  personnages  de  l'histoire 
ont  dû  subir?  Plus  on  monte  et  plus  on  brille.  Plus  on  brille,  plus 
on  offusque  ceux  qui  ne  voient  pas  bien,  et  le  nombre  ne  peut  ja- 
mais bien  voir.  Donc  j'ai  une  mauvaise  réputation,  parce  que  j'ai 
une  réputation,  et,  comme  j'ai  voulu  l'avoir,  il  faut  bien  que  je  l'ac- 
cepte mauvaise. 

«  Au  commencement,  je  me  suis  affectée  pourtant  de  la  calomnie. 
Je  ne  m'y  attendais  pas,  je  l'avoue.  J'acceptais  tous  les  hommages 
avec  la  certitude  que  ma  coquetterie  de  cœur  me  ferait  des  amis 
dès  que  l'on  verrait  qu'il  n'y  avait  pas  chez  moi  de  coquetterie  de 
femme.  J'avais  compté  sans  les  passions  que  j'ai  inspirées,  et  qui 
ont  été  beaucoup  plus  ardentes  et  plus  tenaces  que  je  ne  le  croyais 
possible.  Je  ne  savais  pas  que  la  vanité  de  posséder  la  personne  est 
beaucoup  plus  âpre  que  celle  de  posséder  son  estime  et  sa  confiance. 
J'ai  trouvé  des  hommes  de  cœur  et  d'esprit  qui  m'ont  su  gré  de  ma 


28  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

loyale  amitié;  mais  j'ai  rencontré  aussi  des  fats  furieux  qui  ne  m'ont 
pas  pardonné  de  leur  résister  et  qui  m'ont  accusée  de  les  avoir  ren- 
dus fous  pour  leur  administrer  ensuite  la  douche  glacée  de  mon 
dédain.  Cela  n'était  pas  vi'ai;  je  vous  jure,  miss  Owen,  que  cela  n'é- 
tait pas  vrai  ! 

«  —  Et  à  présent,  mademoiselle  d'Ortosa,  est-ce  vrai?  En  effet, 
je  me  le  rappelle,  c'est  ce  que  l'on  vous  reproche  généralement. 

u  —  A  présent,  dit-elle  avec  un  peu  d'hésitation,...  vous  voulez 
donc  tout  savoir? 

«  —  Il  me  semblait  que  c'était  le  second  chapitre,  puisque  le 
troisième  est  consacré  à  l'avenir. 

u  —  Vous  avez  raison,  reprit-elle;  je  dirai  tout,  puisque  j'ai  un 
auditeur  si  attentif  et  si  impartial.  En  vérité,  j'ai  du  plaisir  à  me  ré- 
sumer devant  vous;  mais  je  ne  puis  parler  du  présent  qu'en  expli- 
quant l'avenir.  Donc  le  voici,  voici  le  but.  —  Je  ne  l'ai  entrevu 
que  récemment,  c'est-à-dire  après  ma  vingt-quatrième  année  ré- 
volue. Jusque-là,  mon  existence  errante  m'avait  plu  sans  réserve; 
mais  je  fis  cette  réflexion,  qu'elle  ne  pouvait  pas  durer  toujours, 
vu  que  la  beauté  n'est  pas  éternelle.  Elle  ne  m'avait  servi  qu'à  ap- 
paraître, il  était  temps  qu'elle  me  servît  à  rester  sur  l'horizon, 
cette  beauté,  puissance  indispensable  dont  je  n'avais  pas  encore 
bien  mesuré  la  portée;  je  calculai  froidement  ses  chances,  je  me 
dis  qu'elle  pouvait  rester  stable  de  vingt-cinq  à  trente  ans,  et  qu'elle 
devait  inévitablement  décroître  ensuite.  11  fallait  donc  qu'à  trente 
ans  ma  vie  fût  fixée,  et  mon  but  saisi. 

«  Ce  but  normal  et  logique  pour  moi,  ce  n'est  pas  l'argent,  ce 
n'est  pas  l'amour,  ce  n'est  pas  le  plaisir;  c'est  le  temple  où  ces  biens 
sont  des  accessoires  nécessaires ,  mais  secondaires  :  c'est  un  état 
libre,  brillant,  splendide,  suprême.  Cela  se  résume  pour  moi  dans 
un  mot  qui  me  plaît  :  V éclat l 

«  Vous  voyez  que  je  suis  d'accord  avec  mon  passé.  J'ai  toujours 
cherché  et  produit  l'éclat  ;  je  veux  le  fixer,  le  posséder,  le  produire 
sans  effort,  le  manifester  sans  limites.  Je  veux  donc  tout  ce  qui  le 
procure  et  l'assure.  Je  veux  épouser  un  homme  riche,  beau,  jeune, 
éperdument  épris  de  moi,  à  jamais  soumis  à  moi  et  portant  avec 
éclat  daiis  le  monde  un  nom  très  illustre.  Je  veux  aussi  qu'il  ait  la 
puissance,  je  veux  qu'il  soit  roi,  empereur,  tout  au  moins  héritier 
présomptif  ou  prince  régnant.  Tous  mes  soins  s'appliqueront  désor- 
mais à  le  chercher,  et,  quand  je  l'aurai  trouvé,  je  suis  sûre  de  m'em- 
parer  de  lui,  mon  éducation  est  faite.  Je  ne  cours  plus  risque  de  me 
laisser  charmer;  j'ai  acquis  tout  ce  qui  a  manqué  à  mon  éducation 
première.  J'ai  étudié;  j'ai  de  l'érudition,  de  la  science  politique;  je 
sais  l'histoire  de  toutes  les  dynasties  et  de  tous  les  peuples.  Je  con- 


MALGRÉTOUT.  29 

nais  tous  les  arcanes  de  la  diplomatie  et  toutes  les  naïvetés  de  toutes 
les  ambitions.  Je  connais  tous  les  hommes  marquans,  toutes  les 
femmes  puissantes  du  passé  et  du  présent.  J'ai  pris  à  tous  leur  me- 
sure exacte,  je  n'en  redoute  aucun.  Un  jour  viendra  où  je  serai  aussi 
utile  à  un  souverain  que  je  peux  l'être  aujourd'hui  à  une  femme  qui 
me  demanderait  conseil  sur  sa  toilette.  J'ai  l'air  d'attacher  une 
grande  importance  à  des  choses  futiles,  on  ne  se  doute  pas  des 
préoccupations  sérieuses  qui  m'absorbent,  on  le  saura  plus  tard, 
quand  je  serai  reine,  tsarine,  grande-duchesse...  ou  présidente 
d'une  république,  car  je  sais  bien  que  les  peuples  s'agitent  et  veu- 
lent du  nouveau;  mais  je  ne  crois  pas  à  la  durée  de  cette  fièvre,  et, 
présidente  aujourd'hui,  fût-ce  en  Amérique,  je  serais  sûre  d'être 
souveraine  demain.  Enfin  je  veux,  après  avoir  joué  un  rôle  brillant 
dans  le  monde,  en  jouer  un  éclatant  dans  l'histoire.  Je  ne  veux  pas 
disparaître,  comme  une  actrice  vulgaire,  avec  ma  jeunesse  et  ma 
beauté;  je  veux  une  couronne  sur  mes  cheveux  blancs.  On  paraît 
toujours  belle,  puisqu'on  éblouit  avec  une  couronne.  Je  veux  con- 
naître les  grandes  luttes,  les  grands  périls;  l'échafaud  même  a  pour 
moi  une  étrange  fascination.  Je  n'accepterai  jamais  l'exil,  je  ne  fui- 
rai jamais;  on  ne  me  rattrapera  pas,  moi,  sur  le  chemin  de  Va- 
rennes.  Je  ne  deviendrai  pas  folle  dans  les  désastres,  je  braverai  les 
destinées  les  plus  tragiques,  je  combattrai  face  à  face  le  lion  popu- 
laire, il  ne  me  fera  pas  baisser  les  yeux,  et  je  vous  jure  que  plus 
d'une  fois  je  saurai  le  coucher  enchaîné  à  mes  pieds.  Après  cela, 
qu'il  se  réveille,  qu'il  se  lasse,  qu'il  porte  ma  tête  au  bout  d'une 
pique  !  ce  sera  le  jour  de  l'éclat  suprême,  et  cette  face  pâle,  plus 
couronnée  encore  par  le  martyre,  restera  à  jamais  gravée  dans  la 
mémoire  des  hommes  1  » 

M"''  d'Ortosa  s'arrêta,  plongeant  sur  moi  des  regards  dont  le  feu 
aveuglait;  puis  elle  les  ferma,  et,  comme  si  elle  m'eût  oubliée,  parut 
plongée  dans  la  vision  de  son  rêve.  Je  confesse  que  je  la  jugeai 
complètement  folle,  et  que  je  cherchai  avec  anxiété  autour  de  moi 
pour  m'échapper  en  cas  d'un  accès  de  fureur;  mais  elle  se  releva 
très  calme,  fit  quelques  pas,  me  prit  le  bras,  et  me  dit  avec  un 
charmant  sourire  :  — J'ai  été  un  peu  loin,  n'est-ce  pas?  Je  ne  comp- 
tais pas  vous  dire  toutes  ces  choses;  je  ne  les  ai  jamais  dites  à  per- 
sonne, et  j'avais  besoin  de  les  dire.  A  présent  je  ne  les  dirai  plus, 
car  le  premier  point  pour  réussir,  c'est  que  personne  ne  soit  en 
garde  contre  vous.  Je  compte  donc  sur  votre  silence,  et  je  vous  le 
demande  très  sérieusement  ;  je  dirai  plus,  je  l'exige. 

—  Ce  mot  est  un  peu  altier,  lui  répondis-je  en  riant;  vous  n'êtes 
pas  encore  reine  ! 

—  Non,  mais  j'ai  votre  secret  comme  vous  avez  le  mien. 

—  Je  n'ai  pas  de  secret. 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Pardonnez-moi;  un  tout  petit  secret,  qui,  s'il  était  divulgué, 
vous  donnerait  plus  de  souci  que  mes  grands  projets  ne  peuvent 
m'en  donner.  Où  étiez-vous,  miss  Owen,  le  jour  du  concert  de 
MM.  Abel  et  ISouville  à  Mézières,  il  y  a  six  mois?  Dans  une  maison 
respectable,  je  le  sais,  ne  rougissez  pas;  mais  où  était  le  virtuose 
Abel  entre  la  première  et  la  seconde  partie  du  concert?  Je  le  sais 
aussi!  J'étais  dans  un  bateau,  moi,  toute  seule,  sur  le  bord  de  la 
Meuse.  Je  n'aime  pas  les  concerts,  c'est  trop  long.  Je  me  réservais 
pour  l'heure  où  je  savais  qu'AJDel  jouerait  son  morceau  d'apparat, 
et  j'avais  persuadé  à  lady  Hosborn  de  faire  une  visite  à  Monthermé 
pendant  que  je  flânerais  sur  le  rivage.  Je  vous  ai  vue  seule  d'abord 
avec  un  enfant.  J'ai  abordé,  je  voulais  aller  à  vous,  marcher  dans 
la  même  prairie,  vous  rencontrer  et  vous  parler  comme  par  hasard. 
Je  savais  combien  vous  êtes  jolie,  je  vous  avais  remarquée  en  di- 
verses rencontres.  Je  voulais  savoir  si  vous  aviez  autant  de  grâce  et 
de  charme  qu'on  vous  en  attribuait;  mais  à  peine  étais-je  dans  les 
arbres  du  rivage  que  j'ai  vu  Abel  près  de  vous,  à  l'entrée  d'un  kios- 
que rustique.  Je  l'ai  vu  à  vos  pieds,  je  l'ai  vu  baiser  vos  mains,  j'ai 
entendu  ce  qu'il  vous  disait,  je  me  suis  retrouvée  avec  lui  dans  le 
convoi  qui  me  menait  et  qui  le  ramenait  à  son  concert.  Je  n'ai  pas 
paru  le  voir,  et  il  s'est  jeté  dans  un  autre  compartiment,  car  il  me 
connaît  bien,  lui;  nous  nous  sommes  rencontrés  souvent  en  Alle- 
magne et  en  Russie.  Ne  pâlissez  pas;  je  ne  suis  pas  une  de  vos  ri- 
vales !  Je  l'ai  revu  en  plein  au  concert.  Il  avait  bien  chaud,  le  pauvre 
garçon;  mais  il  avait  l'ivresse  du  triomphe  sur  le  front,  et  je  dois 
dire  qu'il  n'a  jamais  été  aussi  beau!  —  Chère  miss  Owen,  ne  m'en 
voulez  pas.  Je  ne  suis  pas  votre  ennemie,  et  vous  n'avez  pas  affaire 
ici  à  une  femme,  c'est-tà~dire  à  un  de  ces  enfans  jaloux  et  cruels 
qui  sont  charmés  de  découvrir  une  tache  dans  l'albâtre,  une  em- 
preinte suspecte  sur  la  neige,  et  qui  se  hâtent  de  briser  les  idoles 
respectées  avec  une  joie  furieuse.  Moi,  n'ayant  pas  de  faiblesse  à 
me  reprocher,  je  plains  l'erreur  des  autres  et  ne  la  signale  jamais. 
Je  vous  ai  gardé  un  secret  absolu,  voiLà  pourquoi  je  vous  ai  ouvert 
mon  âme  sans  réserve,  certaine  que  ce  serait  un  contrat  réciproque, 
sacré  pour  vous  comme  pour  moi...  vous  ne  pouvez  pas  dire  le  con- 
traire ! 

Je  fus  offensée  du  ton  d'autorité  dédaigneuse  que  prenait  M"""  d'Or- 
tosa.  On  n'a  pas  vécu  vingt-trois  ans  irréprochable  et  pure  jusqu'au 
fond  de  l'âme  pour  se  laisser  humilier  par  une  ambitieuse  extrava- 
gante. —  J'en  suis  fâchée  pour  vous,  lui  répondis-je  avec  fermeté, 
mais  vous  serez  forcée  de  vous  en  rapporter  à  ma  générosité,  car 
vous  m'avez  dit  vos  secrets,  et  vous  êtes  libre  de  divulguer  les 
miens.  Vous  avez  cru  surprendre  un  rendez-vous,  vous  n'avez  sur- 
pris qu'une  grande  surprise  de  ma  part.  Vous  pouvez  donc  raconter 


MALGRÉTOUT.  31 

que  vous  avez  vu  M.  Abel  faire  une  folie  à  laquelle  je  ne  m'attendais 
pas  et  que  je  n'avais  pas  autorisée.  Si  vous  avez  entendu  ce  qu'il 
me  disait,  vous  en  êtes  bien  sûre. 

—  J'ai  entendu,  reprit-elle  vivement,  qu'il  vous  appelait  sa  fian- 
cée, et  que  vous  ne  le  lui  défendiez  pas. 

—  Soit!  Dites-le.  Je  n'ai  à  rougir  de  rien,  et  il  n'y  a  pas  dans 
ma  vie  une  pensée  que  je  doive  me  reprocher.  Sans  doute  c'est  une 
chose  blessante,  cruelle,  odieuse,  de  voir  le  public  entrer  dans  les 
pudeurs  de  votre  âme,  fouiller  dans  votre  conscience,  vous  deman- 
der compte  de  vos  pensées  et  de  vos  sentimens  ;  mais  je  préfère  ce 
malheur  à  la  soumission  devant  une  menace.  Je  ne  vous  demande 
donc  pas  le  secret,  et  ne  veux  rien  vous  promettre.  Je  ferai  ce  cpii 
me  conviendra,  faites  ce  qui  vous  conviendra  également. 

Elle  s'arrêta  pour  me  toiser  de  la  tête  aux  pieds  d'un  air  de  défi 
où  il  entrait  quelque  chose  comme  de  la  haine;  mais  elle  était  plus 
irritable  que  méchante,  et  peut-être  trouvait-elle  dans  sa  dévorante 
personnalité  le  dédain  et  l'oubli  des  résistances  d'autrui.  Son  œil 
s'éclaira  brusquement  d'une  gaîté  caressante.  — Vous  êtes,  je  le 
vois,  dit-elle,  une  enfant  terrible!  Qui  se  serait  douté  de  cela?  Je 
savais  bien  que  vous  étiez  une  personne  supérieure,  mais  je  vous 
aurais  crue  plus  craintive  devant  l'opinion.  Allons!  c'est  bien,  je 
vous  aime  ainsi,  et  me  voilà  décidée  à  être  votre  amie.  Ce  n'est  pas 
peu  dire,  cela,  ma  chère!  Je  suis  amie  comme  un  homme,  aussi  dis- 
crète, aussi  ferme.  Vous  ne  m'aimerez  peut-être  pas;  vous  avez  trop 
de  préjugés  sur  les  choses  de  sentiment  pour  me  comprendre.  Un 
jour  vous  me  rendrez  justice,  et  vous  me  serez  aveuglément  dé- 
vouée. Vous  aurez  besoin  de  moi.  Vous  n'en  croyez  rien?  Vous  ver- 
rez !  Vous  me  trouverez  alors,  et  vous  direz  :  Elle  est  bonne  parce 
qu'elle  est  grande.  Adieu  donc,  miss  Owen,  faites  de  mes  confi- 
dences l'usage  que  vous  voudrez.  Moi,  comme  j'ai  gardé  pour  moi 
votre  secret,  je  le  garderai  encore. 

—  Vous  l'avez  gardé  vis-à-vis  de  mon  père  et  de  ma  sœur? 

—  C'est  surtout  vis-à-vis  de  votre  sœur  que  je  l'ai  gardé.  Où  en 
seriez-vous,  pauvre  enfant,  si  Adda  savait  combien  Abel  a  été  épris 
de  vous  ? 

—  Qu'importe  à  ma  sœur?... 

—  Votre  sœur  aime  Abel,  ne  le  savez-vous  pas? 

—  Vous  rêvez,  mademoiselle  d'Ortosa  !  Elle  le  dédaigne  profon- 
dément. 

—  C'est  pour  cela  qu'elle  en  est  folle.  Quand  on  donne  accès  à 
une:fantaisie  dont  on  rougit,  cela  devient  une  passion. 

—  Laissez-moi,  m'écriai-je  en  quittant  son  bras,  c'est  vous  qui 
êtes  folle,  c'est  vous  qui  prenez  plaisir  à  m'étonner  et  à  m'affliger 
par  un  tissu  d'extravagances! 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vous  voilà  blessée  au  cœur,  pauvre  fille,  et  vous  devenez  très 
irritable  !  Allons,  calmez-vous.  Bientôt  vous  verrez  votre  sœur,  et, 
pour  peu  que  vous  ayez  de  pénétration,  vous  reconnaîtrez  que  je 
vous  ai  dit  la  vérité.  Voilà  un  grand  embarras  de  plus  dans  votre 
existence  déjà  si  troublée.  Heureusement  je  suis  là;  c'est  moi  qui 
guérirai  Adda  de  cette  maladie.  J'ai  déjà  commencé,  je  lui  ai  mis  en 
tête  de  plus  hautes  ambitions.  Je  veux  lui  faire  épouser  lord  Hos- 
born,  et  j'y  parviendrai.  Il  m'a  trop  aimée  pour  ne  pas  accepter  une 
femme  de  ma  main.  Quant  à  vous,  ma  chère,  vous  épouserez  Abel, 
je  vous  le  promets.  Ce  sera  d'abord  un  grand  malheur  pour  vous, 
car  c'est  un  fou,  un  fou  charmant,  excellent,  qui,  tout  en  vous  ado- 
rant, vous  causera  les  plus  grands  chagrins;  mais  il  vous  lancera. 
Les  artistes  sont  très  puissans  dans  le  monde  ;  ils  charment  les  rois 
et  les  femmes.  Au  bout  de  quelques  années,  ne  l'aimant  plus,  vous 
connaîtrez  la  vie,  et  vous  pourrez  aspirer  à  quelque  chose  de  mieux 
que  l'amour.  Adieu  tout  de  bon,  voici  mon  jeune  écuyer;  au  revoir! 

Elle  n'attendit  pas  ma  réponse.  Qu'aurais-je  pu  répondre  à  ce 
tourbillon  de  bourdonnemens  et  de  piqûres  qui  m'enveloppait 
comme  un  essaim  de  guêpes?  Elle  entra  dans  la  bergerie  pour  re- 
prendre sa  monture,  et  je  m'enfonçai  dans  le  bois  pour  n'avoir  plus 
à  lui  parler.  Je  m'efforçai  de  me  calmer.  Je  me  trouvai  ridicule  de 
m'émouvoir  des  propos  d'une  personne  qui  ne  pouvait  pas  être  sé- 
rieuse malgré  ses  hautes  prétentions.  Le  but  qu'elle  poursuivait,  et 
dont  l'audace  m'avait  tout  d'abord  étourdie,  n'était-il  pas  puéril  en 
lui-même?  Il  fallait  plus  d'étrangeté  que  de  force  dans  l'esprit  pour 
l'avoir  conçu.  Pour  s'y  attacher  et  le  poursuivre,  il  fallait  peut-être 
de  la  force  réelle  dans  le  caractère;  mais  qu'est-ce  qu'une  force  mal 
employée?  Une  simple  énergie  vitale  que  ne  dirige  pas  une  puissance 
vraie...  Certes  M'*^  d'Ortosa  pouvait  atteindre  son  but,  nous  vivons 
dans  la  phase  des  aventures,  et  l'histoire  moderne  est  ouverte  à  toutes 
les  ambitions.  Il  n'est  pas  nécessaire  d'avoir  une  grande  taille  pour 
faire  de  grandes  enjambées  quand  le  hasard,  renversant  les  vieilles 
institutions  séculaires  et  bouleversant  les  mœurs,  apporte  un  élé- 
ment nouveau  et  tout  à  fait  imprévu  dans  les  destinées  humaines. 
Chacun  pouvant  prétendre  à  tout,  personne  n'est  fou  d'aspirer  à  la 
domination  par  l'intelligence.  Là  où  M"""  d'Ortosa  était  insensée  se- 
lon moi,  c'était  de  chercher  le  pouvoir,  l'ascendant,  V éclat,  comme 
elle  disait,  dans  une  situation  matérielle  quelconque.  Il  me  semblait 
que  le  vrai  pouvoir,  celui  qui  atteint  le  cœur,  la  raison  et  la  con- 
science, n'a  besoin  ni  de  trône,  ni  d'armée,  ni  d'argent.  Pour  l'ob- 
tenir, il  n'y  a  qu'un  travail  à  faire  sur  soi-même,  chercher  le  beau, 
le  vrai,  et  le  répandre  dans  la  mesure  de  ses  forces.  Si  on  n'en  a  que 
de  médiocres,  on  ne  fait  qu'un  peu  de  bien.  C'était  mon  lot,  et  je 
m'en  contentais.  Ce  peu  valait  encore  mieux  que  le  beaucoup  de 


MALGRÉTOUT.  33 

mal  qu'il  faut  faire  pour  usurper  la  puissance.  Avec  les  forces  de 
M'^^  d'Ortosa,  on  pouvait  à  coup  sûr  faire  plus  et  mieux  que  moi, 
mais  à  la  condition  de  ne  pas  régner  comme  elle  l'entendait,  c'est- 
à-dire  pour  satisfaire  une  passion  personnelle.  Avec  cette  fièvre  de 
personnalité  avait-on  devant  Dieu  le  droit  de  se  dire  :  Je  serai  grande? 
Évidemment  elle  ne  voyait  clair  ni  dans  sa  vie  ni  dans  celle  des 
autres.  Elle  prenait  l'éclat  pour  la  gloire,  elle  ne  comprenait  même 
pas  le  véritable  éclat  de  son  rôle,  elle  ne  connaissait  et  ne  rêvait  que 
l'apparat. 

Elle  ne  savait  pas  davantage  ce  que  le  présent  appelle,  ce  que 
l'avenir  promet.  Elle  appartenait  au  passé.  Elle  s'élançait  en  avant, 
voulant  être  de  la  puissante  et  funeste  race  des  parvenus  de  l'his- 
toire. Elle  faisait  ce  qu'ils  ont  tous  fait,  ce  qui  les  a  tous  précipités. 
Elle  voulait  copier  les  volontés  absolues  des  puissances  finies.  Elle 
avait  tous  les  préjugés  des  institutions  mortes  ou  près  de  mourir. 
Elle  jouait  avec  des  ombres,  elle  évoquait  des  tragédies  dont  les 
passions  ne  veulent  plus,  elle  se  drapait  dans  le  martyre  pour  échap- 
per au  ridicule. 

Elle  était  intéressante  pourtant,  et  son  prestige  était  certain.  Sa 
beauté  avait  des  lueurs  presque  aussi  vives  que  des  rayons,  et  dans 
ses  yeux  changeans  certains  éclairs  semblaient  émaner  d'un  foyer 
véritable  d'enthousiasme  et  de  volonté.  On  y  sentait  la  victoire  de 
l'esprit  sur  la  nature,  l'amour  tué  par  l'imagination.  Si  je  n'eusse 
été  défendue  par  les  idées  saines  que  mon  père  m'avait  données 
et  par  la  retenue  de  mes  habitudes  d'esprit,  j'aurais  subi  la  domi- 
nation qu'elle  voulait  exercer  sur  moi.  Ma  pauvre  Adda,  inquiète  et 
troublée  par  un  malheureux  essai  de  la  vie,  n'avait  pas  dû  résister 
au  vertige  que  produisait  cette  femme  caressante  et  tyrannique  : 
pourrais-je  conjurer  le  fléau? 

Là  commencèrent  mes  perplexités.  Adda  aimait-elle  Âbel?  La  ré- 
vélation de  M"''  d'Ortosa  était-elle  une  rêverie  ou  une  perfidie?  Je 
ne  la  jugeai  point  perfide;  mais  sa  pénétration  me  paraissait  noyée 
dans  de  telles  fantaisies  que  je  pouvais  bien  ne  pas  m'alarmer  sé- 
rieusement. Que  faire  pourtant,  si  elle  avait  deviné  juste?  Je  cher- 
chai en  vain  une  solution  qui  me  fut  favorable,  je  n'en  trouvai  pas. 
Abonder  dans  le  sens  de  M"^  d'Ortosa,  éveiller  l'ambition  dans  l'âme 
de  ma  sœur,  la  pousser  à  un  mariage  cVéclal.  plus  malheureux  peut- 
être  que  le  premier,  pour  qu'elle  renonçât  à  me  disputer  mon  fiancé, 
voilà  ce  que  je  ne  pouvais  admettre;  mais  ce  que  je  ne  pouvais  ad- 
mettre davantage,  c'est  qu'elle  épousât  l'homme  dont  la  parole  avait 
tué  son  mari  et  l'avait  faite  veuve,  l'artiste  dont  elle  méprisait  la 
condition,  le  viveur  exalté  qu'on  ne  pouvait  aimer  qu'avec  une  ab- 
négation dont  Adda  était  absolument  incapable.  D'ailleurs,  en  sup- 

TOME  LXXXVI.    —  1870.  3 


Zh  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

posant  que  tous  ces  obstacles  fussent  vaincus,  il  eût  fallu  encore 
qu'Abel  répondit  à  l'aiïection  de  ma  sœur,  et  cela  me  semblait  plus 
invraisemblable  que  tout  le  resLe. 

Si  M"''  d'Ortosa  avait  eu  le  dessein  de  bouleverser  mon  esprit  et 
de  briser  mon  cœur,  elle  y  avait  donc  réussi.  La  folle  avait  troublé 
la  raisonnable,  l'insensible  avait  ému  la  dévouée  :  n'était-ce  pas 
dans  l'ordre?  Je  m'efforçai  de  réagir,  et,  tout  en  revenant  à  cheval 
à  travers  les  bois  et  les  collines,  j'élevai  mon  âme  vers  celui  qui  re- 
présente dans  nos  pensées  l'idéale  justice  et  l'infatigable  amour.  Je 
ne  sais,  ma  chère  amie,  si  la  raison  peut  prouver  Dieu,  mais  il  est 
des  heures  d'effroi  amer  où  toutes  les  choses  de  la  vie  nous  oppri- 
ment. A  ces  heures-là,  une  bonne  conscience  sent  Dieu  en  elle,  et 
elle  le  sent  si  profondément  et  si  vivement  qu'elle  se  passe  aisément 
d'autre  preuve. 

Je  rentrai  chez  moi  résignée  à  souffiir  et  à  me  sacrifier,  s'il  le 
fallait.  Je  n'étais  peut-être  pas  née  pour  être  heureuse  autrement. 
Tout  était  cependant  remis  en  question  dans  ma  vie,  et  le  grand 
effort  que  j'avais  fait  pour  accepter  Abel  avec  les  fatalités  et  les  en- 
traînemens  de  son  sort  et  de  son  caractère  ne  me  servirait  peut-être 
plus  de  rien.  Si  ma  sœur  s'obstinait  à  me  faire  renoncer  à  lui,  il  s'a- 
girait bientôt  de  travailler  à  l'oublier.  Je  souffrais  si  cruellement 
que  je  sentis  le  besoin  de  m'imposer  une  distraction  forcée  pour 
échapper,  ne  fût-ce  que  quelques  jours,  à  une  recherche  vaine  et 
douloureuse  de  mon  véritable  devoir. 

Je  m'étais  toujours  refusée  à  visiter  les  sites  un  peu  éloignés  de 
ma  demeure,  parce  que  je  ne  pouvais  y  conduire  ma  petite  Sarah. 
Je  résolus  de  mettre  à  profit  le  temps  où  j'étais  seule  et  d'aller  voir 
des  grottes  très  curieuses  dont  mon  père  m'avait  parlé  avec  admi- 
ration. J'avais  une  tendance  à  choisir  le  but  le  plus  difficile  et  les 
aspects  les  plus  frappans.  Je  me  rendis  donc  à  Givet,  en  moins 
d'une  heure,  par  le  train  le  plus  matinal;  j'y  louai  une  voiture  et 
me  fis  conduire  au  village  de  Han,  dans  la  province  de  Namur.  J'y 
arrivai  en  trois  heures  à  travers  ce  beau  pays  wallon  qui  tranche 
d'une  manière  si  frappante  avec  les  i>aysages  anguleux  et  fermés  de 
nos  Ardennes  françaises.  Ce  pays  au  contraire  est  le  pays  ouvert  par 
excellence.  Il  a  un  aspect  de  franchise  et  de  sérénité.  C'est  une  ré- 
gion de  collines  mamelonnées  sur  de  vastes  ondulations  nues  et 
battues  d'un  air  vif.  L'approche  du  printemps  couvrait  ces  grands 
espaces  de  la  riche  verdure  des  jeunes  blés,  et  les  parties  plus 
arides  qui  en  masquent  parfois  le  faîte  étaient  revêtues  de  l'herbe 
fine  des  pâturages.  Une  atmosphère  changeante,  tantôt  chargée  de 
vapeurs,  tantôt  balayée  par  de  fortes  brises,  irisait  des  nuances  les 
plus  fines  cet  océan  végétal  dont  les  vagues  semblent  escalader  pai- 
siblement le  ciel. 


MALGRÉTOUT.  85 

Ce  riche  pays,  admirablement  cultivé,  étonne  par  la  solitude  qui 
y  règne.  On  y  marche  des  heures  entières  sans  approcher  d'une  ha- 
bitation. Il  n'y  a  pas  de  maisonnette  isolée;  la  chaumière  n'existe 
pas.  Toute  la  population  est  concentrée  dans  de  gros  villages  ou  dans 
de  vastes  groupes  d'usines.  On  se  demande  comment  on  peut  ense- 
mencer et  récolter  avec  de  telles  distances  à  franchir  et  tant  de  hau- 
teurs à  grimper.  Quand  de  ces  hauteurs  on  embrasse  l'horizon,  les 
distances  entre  les  villages  vous  frappent  encore  plus.  Le  peu  de 
place  qu'occupe  l'homme  y  est  sans  aucun  rapport  avec  l'incommen- 
surable domaine  de  son  travail. 

A  mesure  qu'on  descend  vers  le  vallon  de  la  Lesse,  le  paysage 
change.  On  quitte  les  grandes  vues,  le  découvert  immense,  pour  re- 
trouver une  Meuse  en  miniature,  d'étroites  prairies,  des  ravins  et 
des  rochers  abrupts,  un  ruisseau  clair  et  rapide,  de  beaux  arbres, 
des  bruyères,  des  bosquets  de  frênes  et  de  mélèzes. 

Je  descendis  à  la  rustique  auberge  de  Han,  où  je  fus  servie  avec 
la  brillante  propreté,  l'abondance  et  le  bon  marché  qui  régnent 
dans  tout  le  pays.  Je  demandai  le  guide,  il  était  absent;  personne 
ne  voulut  le  remplacer.  On  ne  visitait  pas  les  grottes  à  ce  moment 
de  l'année.  La  Lesse  y  faisait  de  grands  ravages  tous  les  hivers;  il 
fallait  à  chaque  printemps  des  travaux  pour  rendre  les  passages 
praticables,  et  ces  travaux  n'étaient  pas  terminés.  Ne  voulant  pas 
être  venue  pour  rien,  je  demandai  à  voir  au  moins  le  trou  du  ro- 
cher où  la  Lesse  s'engouffre.  Rien  n'était  plus  facile;  c'était  à  une 
demi-heure  de  marche,  et  le  premier  enfant  venu  pouvait  m'y  con- 
duire. 

J'aimais  mieux  être  seule.  Je  rae  fis  indiquer  le  chemin,  et  j'entrai 
dans  un  vallon  étroit  et  frais,  coupé  de  rochers  et  de  bouquets 
d'arbres,  qui  côtoie  la  montagne  où  les  grottes  sont  enfouies.  Ce 
paysage  inculte  est  ravissant.  La  Lesse  s'y  étale  dans  des  déchi- 
rures verdoyantes  qu'elle  inonde  au  printemps.  J'arrivai  par  de 
délicieux  sentiei's  à  la  bouche  de  pierre  noire  où  elle  se  glisse  avec 
un  sourd  et  frais  mugissement.  Il  me  vint  à  l'esprit  une  de  ces 
comparaisons  auxquelles  nous  porte  la  tristesse.  Ma  vie  n'était-elle 
pas  faite  h  l'image  de  ce  ruisseau,  qui,  lassé  de  se  promener  dans 
une  solitude  charmante  et  de  refléter  le  ciel  dans  son  eau  tranquille, 
rencontrait  un  abîme  et  s'y  jetait  aveuglément  pour  s'égarer  dans 
l'inconnu,  au  risque  de  s'y  perdre  et  de  ne  jamais  revoir  la  lumière? 
Tout  en  philosophant  s  lu"  moi-même  et  en  comparant  ce  gouffre  à 
mon  malheureux  amour,  je  fus  prise  d'une  ardente  curiosité  de 
m'élancer  aussi  dans  l'inconnu,  et  je  cherchai  un  sentier  qui  me 
permît  d'entrer  avec  le  torrent  dans  l'abîme. 

Il  n'y  en  avait  pas.  La  Lesse  remplissait  toute  la  voûte  où  elle 
disparaissait.  Une  jeune  fille,  sortant  des  buissons,  vint  à  moi  en 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

courant,  et  me  demanda  si  je  voulais  voir  les  grottes.  —  On  pré- 
tend, lui  répondis-je,  que  ce  n'est  pas  possible. 

—  Ce  n'est  pas  possible  par  là,  reprit-elle;  mais  par  l'entrée, 
plus  haut,  si  le  cœur  vous  en  dit? 

Je  la  regardai;  elle  avait  seize  ou  dix-sept  ans.  Avec  sa  fraîcheur 
un  peu  aigre  de  ton  et  ses  cheveux  d'un  rou^e  cuivreux,  elle  n'était 
pas  jolie,  mais  elle  avait  ce  type  de  douceur  et  de  franchise  résolue 
qui  m'avait  frappée  dans  plusieurs  types  du  pays.  Comme  elle  n'é- 
t;ùt  guère  plus  grande  ni  plus  robuste  que  moi,  je  pensai  pouvoir 
bien  passer  où  elle  passerait,  et  j'acceptai  sa  proposition. 

Je  la  suivis  sur  le  sentier,  et  nous  montâmes  à  l'ouverture  supé- 
rieure. —  Comment  verrons-nous  à  nous  conduire  là  dedans?  lui 
dis-je. 

—  Je  sais,  répondit-elle,  où  on  met  les  torches,  et  noas  en  pren- 
drons deux.  Vous  déposerez  le  prix  ici,  dans  ce  creux,  c'est  le  profit 
des  guides  quand  ils  sont  là.  Et  puis  nous  trouverons  les  grottes 
éclairées,  on  y  travaille. 

Nous  entrâmes  dans  les  ténèbres  avec  nos  torches,  dont  la  fumée 
nous  aveuglait.  Nous  n'avions  pas  fait  trois  pas  que  deux  vieilles, 
sordides  et  vraiment  effrayantes,  nous  barrèrent  le  passage  avec  un 
sale  ruban  bleu  étoile  d'or  fané.  Je  pensai  que  c'était  quelque  ten- 
tative d'initiation  à  la  cabale,  car  je  n'ai  jamais  vu  de  sorcières 
mieux  caractérisées.  —  Donp,ez-leur  deux  sous,  et  qu'elles  nous 
laissent  tranquilles,  me  dit  Elisabeth;  c'était  le  nom  de  mon  jeune 
guide  femelle. 

Je  donnai  dix  sous  pour  me  faire  expliquer  le  mystère.  C'était 
une  pratique  religieuse,  catholique,  il  n'est  pas  besoin  de  le  deman- 
der, puisqu'il  fallait  payer.  En  passant  sous  ce  ruban  consacré  à  la 
Vierge,  on  était  assuré  de  ne  pas  tomber  dans  les  précipices  qui 
s'ouvrent  à  chaque  pas  dans  les  grottes.  Je  dois  vous  dire  que  le 
])ropriétaire  de  la  montagne,  qui  spécule  sur  la  curiosité,  ne  per- 
met plus  aux  pieuses  sorcières  de  se  tenir  à  l'entrée,  parce  que  leur 
cérémonie  effraie  les  voyageurs.  Elles  profitaient,  de  ce  qu'il  n'y 
avait  pas  encore  de  surveillance,  et,  m'ayant  aperçue,  elles  avaient 
quitté  à  la  hâte  les  chèvres  qu'elles  gardaient  pour  me  soumettre  à 
leur  misérable  impôt. 

Pendant  longtemps,  nous  marchâmes  péniblement  sur  la  roche 
glissante  sans  voir  autre  chose  que  des  passages  étroits  et  des  sta- 
lactites noires  sans  effet  et  sans  grandeur.  Je  regrettais  d'avoir  en- 
trepris une  promenade  désagréable  tout  à  fait  dépourvue  d'émotion; 
mais  au  bout  d'une  heure  environ  nous  entrâmes  dans  le  chaos 
Les  parois  qui  m'oppressaient  s'écartèrent,  le  sol  se  creusa  rapide- 
ment, des  espaces  sombres  que  les  torches  remplissaient  d'une 
brume  rougeâtre  s'ouvrirent  tantôt  sous  mes  pieds,  tantôt  sur  ma 


MALGRÉTOUT.  37 

tête;  la  Lesse  gronda  dans  des  profondeurs  invisibles.  Nous  gravîmes 
de  petites  hauteurs,  difficiles  à  cause  du  sol  glaiseux  et  toujours 
imprégné  du  suintement  des  roches;  nous  traversâmes  des  galeries 
énormes.  Je  ne  m'arrêtai  pas  à  regarder  les  bizarreries  des  stalac- 
tites qu'Elisabeth  voulait  me  faire  admirer  comme  des  merveilles 
qui  n  existaient  nulle  yart  ailleurs;  sur  la  foi  des  dévots  de  son  vil- 
lage, elle  voyait  partout  des  représentations  de  l'enfer  avec  des 
monstres  p.étrifîés,  ou  des  statues  de  madone  placées  là  par  la  Pro- 
vidence pour  nous  protéger.  Je  la  laissais  dire  et  cherchais  à  me 
rendre  compte  des  formes  de  ce  monde  souterrain  qui  n'est  pas, 
comme  on  le  croit  dans  le  pays,  l'ouvrage  des  eaux  de  la  Lesse. 
C'est  un  craquement  intérieur  formidable  où  le  torrent  a  trouvé 
passage  et  s'est  laissé  emporter  par  la  pente,  tournant  les  obstacles 
qu'il  rencontrait,  et  se  faisant  large  ou  étroit,  rapide  ou  morne,  se- 
lon la  disposition  de  son  lit  et  ses  rives,  se  comportant  enfin  de  la 
même  façon  qu'il  se  comporte  à  ciel  découvert.  Il  n'y  avait  donc  là 
rien  de  curieux;  mais  ce  monde  souterrain  s'est  établi  dans  des  pro- 
portions d'une  majesté  rare.  Je  pus  m'en  convaincre  quand,  nous 
dirigeant  vers  un  bruit  de  voix  et  d'outils,  nous  arrivâmes  à  un  en- 
droit dont  une  vingtaine  d'ouvriers  déblayaient  les  sentiers.  Ils 
avaient  tous  des  torches,  et,  comme  ils  étaient  disséminés  sur  plu- 
sieurs points,  je  n'eus  pas  besoin  de  les  prier  d'illuminer.  Le  pay- 
sage souterrain  était  éclairé  à  souhait. 

Figurez-vous  un  ravin  avec  le  torrent  au  fond,  des  blocs  énormes 
jetés  en  désordre  sur  la  croupe  de  collines  aux  versans  rapides, 
donnez  pour  cadre  à  ce  vaste  tableau  des  bases  colossales  de  mon- 
tagnes dont  le  sommet  se  perd  dans  la  nuit,  et  pour  ciel  l'ombre 
impénétrable  d'une  voûte  longue  d'un  kilomètre  et  haute  de  trois 
cents  pieds.  C'est  un  chaos  alpestre  enfoui  dans  un  chaos.  C'est 
une  scène  de  montagne  brisée  dans  l'intérieur  d'une  montagne 
compacte.  Le  bruit  de  l'eau  courante,  les  ouvriers  occupés  à  re- 
trouver les  sentiers  praticables  et  à  réparer  le  pont  rustique,  don- 
naient un  aspect  de  vie  étrange  à  ce  décor  enseveli. 

Comme  ces  hommes  achevaient  leur  travail  et  se  transportaient 
dans  ce  qu'ils  appelaient  une  autre  salle,  et  que  j'aurais  appelé, 
moi,  un  autre  pays,  je  les  suivis,  et  ils  m'aidèrent  à  passer  encore 
le  torrent  sur  une  simple  planche  et  à  marcher  dans  les  endroits 
dangereux.  Ils  s'installèrent  pour  réparer  un  autre  pont  dans  une 
autre  immensité.  Là,  voulant  voir  le  lieu,  qui  était  encore  plus  gran- 
diose que  le  précédent,  je  m'assis  sur  une  roche,  et  j'attendis  qu'ils 
eussent  pris  chacun  leur  poste  et  planté  leur  torche.  Elisabeth  me 
recommanda  de  ne  pas  bouger,  car  j'étais  au  bord  d'un  précipice, 
et  elle  s'éloigna  pour  aller  babiller  avec  un  jeune  gars,  son  frère  ou 
son  amoureux. 


3S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  m'avait  beaucoup  exagéré  la  hauteur  des  eaux  de  la  Lesse, 
mais  elle  s'était  fraîchement  retirée,  et  l'humidité  laissée  sur  les 
roches  était  si  grande  que  plusieurs  torches  s'éteignirent,  surtout 
du  côté  où  j'étais.  Je  me  trouvai  plongée  par  momens  dans  une  obs- 
curité qui  ne  me  permettait  pas  de  voir  à  mes  côtés.  Cette  prome- 
nade sinistre  m'avait  exaltée,  il  me  passa  par  la  tête  des  idées  folles. 
N'était-ce  pas  là  ub  endroit  ménagé  à  souhait  pour  le  suicide  qui 
ne  s'avoue  pas?  Je  n'avais  qu'un  pas,  qu'un  léger  mouvement  à 
fadre  pour  me  laisser  glisser  dans  cette  eau  noire  et  profonde  qui 
mugissait  à  mes  pieds.  Qui  s'en  apercevrait?  qui  me  retrouverait  là? 
qui  saurait  jamais  si  je  n'y  étais  pas  tombée  par  accident? 

Cette  rêverie  s'empara  de  moi  au  point  que,  pour  résister  au  ver- 
tige de  l'abîme,  j'étendis  la  main  pour  me  tenir  à  un  angle  du  ro'-- 
cher.  Ma  main  rencontra  le  bras  d'une  personne  qui  était  derrière 
moi  et  que  je  n'avais;  pas  vue,  que  je  ne  pouvais  pas  distinguer.  — 
Est-ce  vous,  Elisabeth?  lui  dis-je. — Elle  ne  me  répondit  pas  et 
glissa  comme  une  ombre  confuse.  Elisabeth  était  à  quelque  dis- 
tance, elle-  m'entendit  et  vint  à  moi  avec  sa  lumière.  La  personne 
avait  disparu.  J'avoue  que  j'avais  eu  peur,  et  qu'au  milieu  de  mon 
désir  de  suicide  l'approche  d'un  danger  inconnu  m'avait  rappelée 
à  la  raison.  Je  pensais  qu'un  des  ouvriers  avait  voulu  me  voler,  ou, 
chose  pire,  m'insulter.  Je  n'osai  dire  ma  puérilité  à  la  jeune  fille,  et 
je  me  rapprochai  des  lumières. 

Mais  quand  j'eus  assez  vu  le  site,  et  qu'elle  me  proposa  de  repren- 
dre notre  route,  car  nous  avions  encore  une  heure  à  marcher  avant 
de  pouvoir  sortir,  mes  appréhensions  revinrent,  et  je  lui  demandai 
si  elle  connaissait  toutes  les  personnes  qui  étaient  dans  la  grotte. 

—  Certainement  que  je  les  connais,  répondit-elle,  c'est  tous  de 
braves  gens;  mais,  comme  l'entrée  n'est  pas  gardée  en  ce  moment, 
il  peut  bien  se  faire  que  'quelqu'un  d'étranger  soit  entré  derrière 
nous.  Si  vous  avez  peur,  je  vais  demander  à  mon  oncle,  qui  est  par 
là,  de  nous  conduire  jusqu'au  lac. 

J'acceptai,  et  après  d'autres  stations  toujours  plus  intéressantes 
nous  arrivâmes  au  lac  que  forme  la  Lesse  avant  de  sortir  de  sa  pri- 
son. L'oncle  d'Elisabeth  nous  confia  au  batelier  qui  stationne  au 
rivage,  et  nous  montâmes  toutes  deux  dans  la  barque  avec  d'autres 
paysans  qui  devaient  nous  régaler  du  formidable  coup  de  canon 
dont  la  détonation  se  prolonge  à  l'infini  sous  la  voûte  immense.  A 
peine  étions-nous  installées  pour  partir,  qu'on  éteignit  les  torches; 
nous  nous  trouvâmes  ensevelies  dans  une  obscurité  absolue. 

—  Ne  vous  étonnez  pas,  me  dit  la  jeune  fille,  et  regardez  devant 
V0.U/S,  tout  droit. 

—  Poui-quoi  n'avançons-nous  pas?  lui  demandai-je  après  quel- 
ques instans. 


MALGRÉTOUT.  3i9 

—  Nous  avançons,  nie  dit-elle,  et  très  vite;  TQgardez  !  vous  ie 
verrez  bientôt. 

En  effet,  un  tout  petit  point  bleu  trouait  comme  un  pâle  saphir 
les  ténèbres  sans  bornes.  Le  courant  insensible  nous  poussait  sans 
bruit  vers  cestte  lueur  qui  .grandissait  rapidement,  et  qui  devint  un 
clair  de  lune,  puis  une  aube,  puis  une  splendide  grotte  d'azur. 
Le  lac,  en  se  resserrant,  se  remplit  des  reflets  énormes  de  la  voûte, 
et  ce  miroir,  d'une  immobilité  extraordinaire,  apparut  comme  un 
abîme  sans  eau  où  la  barque  allait  se  briser  et  se  perdre  dans  des 
profondeui-s  hérissées  de  rochers  monstrueux.  Je  me  demandais  très 
naïvement  comment  nous  franchirions  ce  gouffre,  quand  la  grotte 
d'azur  devint  un  foyer  ardent  dont  les  yeux  pouvaient  à  peine  sup- 
porter l'éclat.  C'était  le  jour,  et  le  jour  terne,  car  il  pleuvait  de- 
hors. Qu'est-ce  donc  que  ce  foyer  d'irruption  de  .la  lumière  dans  le 
crépuscule  quand  le  soleil  est  de  la  partie? 

J'étais  si  éblouie  que  je  ne  pouvais  sortir  d€  labarque^et  ne  voyais 
pas  le  magnifique  portail  de  rocher  qui  s'ouvrait  sur  la  verdure  ex- 
térieure. Cette  verdure  me  semblait  incandescente;  quelqu'un  me 
donna  la  main  et  me  fit  asseoir  sur  un  banc  auprès  duquel  était  la 
petite  pièce  de  campagne  qu'on  se  hâtait  de  charger.  Le  coup  partit. 
Je  ne  l'entendis  pas.  Quelqu'un  qui  craignait  pour  moi  la  commo- 
tion .ti'op  violente  m'avait  entourée  de  ses  bras  en  me  ^disant  tout 
bas  :  Sarah!  —  C'était  Abel  !  Le  cri  de  surprise  qui  m'échappa  fut 
sans  doute  couvert  par  la  terrible  détonation.  Je  ne  la  ressentis 
aucunement;  mon  être  avait  subi  une  secousse  autrement  pro- 
fonde, 

Nouville  ne  m'avait  pas  tenu  parole.  Il  avait  cru  devoir  donner  à 
son  ami  une  leçon  salutaire.  11  lui  avait  envoyé  à  Nice  la  dernière 
lettre  que  je  lui  avais  écrite  et  où,  rappelant  l'aventure  de  Lyon,  je 
lui  disais  :  «  J'en  suis  venue  à  pardonner  même  cela,  et  je  vois  bien 
que  je  pardonnerai  tout,  car  il  s'agit  de  le  sauver,  et  je  .m'y  dévoue, 
dussé-je  mourir  à  la  peine.  »  Abel  avait  quitté  Nice  à  l'instant  même. 
Il  était  venu  me  chercher -à  Malgrétout,  et,  ne  m'y  trouvant  pas,  il 
avait  su  où  j'étais  et  m'avait  suivie.  Me  voyant  effrayée  de  son  ap- 
proche dans  la  grotte,  où  un  petit  berger  l'avait  guidé,  il  avait  at- 
tendu que  nous  fussions  sortis  de  ces  dangers  pour  me  parler. 

Quand  je  vins  à  bout  de  comprendre  ce  qu'il  me  disait,  nous  étions 
encore  assis  sous  le  majestueux  portique  de  la  grotte,  en  face  de  ce 
miroir  du  lac  qui  en  reflétait  l'arcade  festonnée  de  verdure.  Il  pleu- 
vait; Abel  avait  envoyé  Elisabeth  chercher  la  voiture.  Le  batelier 
était  retourné  à  son  poste  dans  la  caverne.  Nous  étions  seuls. 

Abel  me  parlait  en  tenant  mes  mains.  Comme  cet  illettré,  ce  muet 
épistolaire  savait  dire  avec  l'éloquence  du  cœur  ce  qu'il  voulait  dire! 
.11  me  jurait  et  me  prouvait  presque  que  la  Settimia  ii'av.aitJaoiais 


hO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

été  pour  lui  qu'une  associée  de  rencontre;  la  version  de  Nouville 
était  la  vraie.  Si  j'étais  restée  un  instant  de  plus,  j'en  eusse  été  con- 
vaincue. Il  avait  été  si  près  de  moi  et  il  ne  l'avait  pas  su!  Il  ne 
m'avait  pas  devinée  à  travers  cette  cloison  qui  nous  séparait!  Il 
maudissait  la  fâcheuse  qui  m'avait  mise  en  fuite;  quelle  joie  il  eût 
éprouvée  de  me  retrouver  à  Marseille  et  à  Nice!  — Nous  serions, 
disait-il,  officiellement  fiancés,  mariés  peut-être  à  l'heure  qu'il  est! 
J'aurais  su  que  vous  m'aimiez,  et  j'aurais  renversé  les  obstacles,  tan- 
dis que,  n'osant  devancer  votre  volonté,  j'ai  perdu  l'occasion  qui 
s'offrait  de  déclarer  mes  intentions  à  votre  père  et  à  votre  sœur.  Je 
les  ai  vus  souvent,  j'ai  travaillé  à  détruire  les  préventions  de  M'"^  de 
Rémonville,  et  je  crois  y  être  parvenu,  car  elle  a  cessé  de  me  railler, 
et  même  elle  m'a  quelquefois  parlé  d'un  ton  d'amitié  qui  semblait 
appeler  ma  confiance;  mais  que  savais-je  si,  en  recevant  mes  aveux, 
elle  n'eût  pas  changé  de  dispositions  à  mon  égard?  Quand  j'ai  lu  la 
lettre  que  vous  aviez  écrite  à  Neuville,  je  suis  devenu  fou  de  bon- 
heur, et  me  voilà.  J'accours  avec  toutes  mes  espérances  renouvelées, 
et  cette  fois  avec  des  projets  bien  arrêtés.  Je  n'écouterai  plus  vos 
craintes  et  vos  scrupules.  J'attendrai  auprès  de  vous,,  n'importe  où 
dans  votre  voisinage,  le  retour  de  votre  famille,  qui  doit  avoir  lieu 
incessamment,  et  je  ne  veux  plus  attendre  six  mois,  je  ne  veux  pas 
attendre  six  semaines.  Je  veux  être  à  vous  tout  de  suite  et  pour  tou- 
jours. Je  suis  assez  riche  pour  deux  ou  trois  ans,  si  vous  voulez  me- 
ner une  vie  brillante,  — pour  dix  ans  et  plus,  si  vous  voulez  une  vie 
modeste  et  retirée.  Que  m'importe  à  moi  l'avenir?  Il  sera  ce  que 
vous  le  ferez.  J'ai  encore  des  forces  immenses  pour  vous  faire  une 
fortune.  J'en  ai  d'inépuisables  pour  le  bonheur  intime  et  tendre  que 
vous  avez  toujours  rêvé,  et  que  je  rêve  avec  délices  depuis  que  je 
vous  connais.  Tenez,  Sarah,  ce  que  je  vous  ai  dit  dans  votre  parc 
au  bord  de  la  Meuse,  dans  cette  nuit  étoilée,  est  toujours  aussi 
vrai.  Vous  êtes  mon  salut,  mon  étoile,  à  moi;  il  ne  faut  pas  me  re- 
jeter dans  l'ombre  de  cette  horrible  caverne  que  nous  venons  de  tra- 
verser, et  qui  est  l'image  de  ma  vie  sans  vous.  Il  y  a  là  des  beau- 
tés qui  ne  sont  que  des  mirages,  des  merveilles  qui  ne  sont  que 
des  vertiges;  l'enfer  est  sous  les  pieds,  la  voûte  de  la  tombe  s'é- 
tend partout  sur  la  tête,  et  on  erre  là  ainsi  qu'une  forme  humaine 
qui  a  laissé  son  âme  à  la  porte.  J'ai  horreur  de  la  nuit,  et  si  je  ne 
vous  eusse  cherchée  dans  ces  ténèbres,  j'y  serais  devenu  fou.  Oui, 
Sarah,  oui,  ce  n'est  pas  une  métaphore;  ma  vie  sans  vous  est  comme 
cet  abîme,  tout  y  est  mort,  il  n'y  a  pas  une  fleur,  pas  un  brin  d'herbe, 
pas  un  rayon.  Ramenez-moi  au  soleil;  aimez-moi,  ou  je  n'aimerai 
jamais,  et  je  mourrai  sans  avoir  vécu. 

Je  ne  sais  ce  que  je  lui  répondais.  Mon  cœur  parlait  sans  que  ma 
raison  se  rendît  compte  de  mes  paroles.  Il  me  remerciait,  il  était 


MALGRÉTOUT.  41 

heureux.  Il  pleurait  d'amour  et  de  joie.  La  voiture  arriva,  et  nous 
reconduisit  au  village.  Nous  avions  trois  heures  de  route  pour  rega- 
gner Givet,  et  je  m'avisai  qu'Abel  avait  peut-être  oublié  de  déjeu- 
ner pour  me  rejoindre  plus  vite.  —  Quelle  enfant!  me  dit-il  en  me 
regardant  avec  un  rire  attendri;  elle  croit  que  je  songe  à  manger! 

—  Si  vous  n'y  songez  pas,  répondis-je,  c'est  raison  de  plus  pour 
que  vous  en  ayez  grand  besoin. 

Je  donnai  l'ordre  qu'on  nous  servît. 

—  Oui,  dit-il  en  s'asseyant  devant  moi  à  la  petite  table  de  noyer 
où  j'avais  déjeuné  seule  le  matin,  j'ai  faim,  vous  m'y  faites  penser; 
mais  j'aurais  pu  l'oublier  jusqu'à  la  mort.  C'est  donc  vous  qui  me 
soignerez?  C'est  moi  qui  serai  l'enfant?  Oui,  vous  êtes  la  mater- 
nité, la  tendresse,  la  sollicitude,  je  le  sais  bien,  je  le  vois,  et  le 
sentiment  que  j'en  ai  met  comme  une  douce  moiteur  sur  mes  nerfs 
irrités.  Comment,  je  vais  être  aimé!  Quelqu'un  s'inquiétera  de  moi 
à  toute  heure  et  me  dira  :  Il  faut  faire  telle  chose  et  t' abstenir  de 
telle  autre  !  Je  ne  me  gouvernerai  plus,  quelle  chance!  Et  vous  serez 
heureuse  aussi,  Sarah,  heureuse  de  rester  vous-même,  c'est-à-dire 
providence,  et  d'avoir  un  enfant  docile  et  reconnaissant! 

J'étais  heureuse  déjà  de  le  servir  et  de  bercer  cette  puissance  à 
laquelle  j'appartenais.  Je  pris  du  thé  pour  le  décider  à  manger,  et 
après  nous  nous  demandâmes  où  nous  allions.  Je  n'avais  plus  d'ob- 
jections, plus  de  doutes  quand  il  était  là;  mais  enfin  il  fallait  aviser 
aux  choses  immédiates.  Il  voulait  rester  près  de  moi  jusqu'au  re- 
tour de  mon  père  et  de  ma  sœur.  Dans  ma  maison,  ce  n'était  vrai- 
ment pas  possible;  dans  mon  voisinage,  il  était  connu,  et  d'ailleurs 
pourrions-nous  passer  plusieurs  jours  sans  nous  voir,  nous  sentant 
près  l'un  de  l'autre? 

—  Comment,  s'écria-t-il,  je  vais  vous  reconduire  chez  vous  ce  soir, 
et  nous  nous  dirons  encore  adieu!  Non,  ce  n'est  pas  possible.  Vous 
êtes  là,  je  vous  tiens,  je  suis  ivre  de  joie,  nous  mangeons  ensemble, 
nous  sommes  tète  à  tête  comme  deux  époux,  et  parce  qu'on  pourra 
le  savoir  et  le  dire,  nous  allons  nous  quitter!  Non,  Sarah,  je  ne 
veux  pas,  je  vous  enlève!  Ce  pays  est  une  solitude  immense;  fai- 
sons deux  lieues  à  travers  les  bois,  et  personne  ne  nous  y  connaît 
plus.  On  sait  chez  vous  que  vous  êtes  en  excursion;  on  ne  sait 
quand  vous  comptez  rentrer,  car  vos  gens  m'ont  dit  qu'après  les 
grottes  de  Han  vous  iriez  peut-être  voir  celles  de  Rochefort.  N'y 
allons  pas,  fuyons  les  lieux  habités;  allons  à  l'aventure,  ne  nous 
quittons  pas  surtout;  si  vous  me  quittez,  vous  aurez  encore  peur 
de  moi.  On  vous  ébranlera,  on  vous  dira  d'attendre;  moi,  je  n'at- 
tends plus,  ou  je  deviens  fou! 

J'essayai  de  résister.  Il  eut  l'air  de  céder,  et  nous  montâmes  dans 
la  voiture  qu'il  avait  amenée  ;  il  avait  renvoyé  la  mienne  à  Givet. 


A2'  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  soirée  était  humide  et  fraîclie.  Il  m'efiiveloppa  d'une  peau  d'ours 
blanc,  fine  et  souple  comme  de  la  soie,  qu'il  avait  rapportée  de 
Russie,  et  quand  nous  fûmes  en  route,  il  me  dit  :  — Parlons  raison, 
ma  bien^-aimée  Sarah.  Votre  sœur  ne  consentira  jamais  de  bonne 
grâce  à  votre  mariage  avec  moi.  Il  faut  que  vous  ayez  le  courage 
de  lutter;  si  vous  ne  l'avez  pas,  je  suis  perdu. 

—  Eh  bien!  oui,  répondis-je,  il  faut  parler  raison.  Il  faut  que 
vous  me  donniez  plus  de  détails  sur  vos  relations  avec  ma  sœur  à 
Nice. 

—  Je  vous  ai  tout  dit,  sauf  qu'elle  est  aussi  coquette  que  capri- 
cieuse. 

—  Coquette  !  Voyons,  dites-moi  tout  ce  que  vous  pensez  d'elle.  Je 
la  justifierai,  mais  après  avoir  écouté  toutes  vos  accusations. 

—  Eh  bien  !  sachez  tout,  il  le  faut.  La  dernière  fois  que  je  l'ai 
vue,  c'est  avec  moi  qu'elle  a  été  coquette.  Il  y  a  là-bas  une  cer- 
taine aventurière  du  monde  qui  s'appelle  M""  d'Ortosa. 

—  Je  la  connais;  que  pensez-vous  d'elle? 

—  Je  pense  qu'elle  est  dévorée  de  la  vanité  d'éclipser  toutes  les 
autres  femmes  et  de  tourner  la  tête  à  tous  les  hommes. 

—  Et  elle  y  réussit? 

—  Elle  y  réussit;  mais  elle  a  échoué  avec  moi.  Voici  ce  qui  s'est 
passé  il  y  a  huit  ou  dix  jours  :  j'avais  eu  un  grand  succès;  j'étais  à 
la  mode.  M"^  d'Ortosa  me  fit  inviter  par  sa  parente,  la  comtesse 
d'Ares,  à  prendre  le  thé  chez  elle  «  en  petit  comité.  »  11  y  avait 
deux  cents  personnes  !  Votre  sœur  y  était.  Je  m'approchai  d'elle  et 
je  lui  parlai  assez  longtemps;  nous  parlions  de  vous. 

—  Que  disiez-vous?  il  faut  que  je  le  sache. 

—  Votre  sœur,  à  qui  je  demandais  de  vos  nouvelles ,  me  répon- 
dait que  vous  étiez^  aui  comble  du  bonheur  d'être  seule. 

—  Elle  disait  cela?  Pourquoi? 

—  Pour  me  répéter  que  vous  aviez  horreur  du  monde  et  du  mou- 
vement, et  me  faire  sentir  que  j'aurais  bien  tort  d'embarrasser  ma.- 
vie  d'artiste  d'un  mariage  qui  convenait  tout  au  plus  à  un  riche 
bourgeois  retiré  des  affaires. 

—  Gomment  !  elle  vous  a  dit  cela? 

—  Nou:  pas  à  bout  portant,  mais  de  manière  que  je  ne  perdisse 
pas  une:  intention  de  son  thème.  C'était  la  première  fois  qu'elle  y 
mettait  autant  de  clarté,  et  j'en  mis  de  mon  côté  le  plus  possible 
à  lui  dire  qu'elle  exploitait  votre  dévoûment  et  voulait  se  dispenser 
de  la  reconnaissance  en  prétendant  que  vous  n'aviez  pas  de  mérite  à 
vous  sacri£eE.  Notre  a  parte  devenait  assez  aigre,  lorsque  M""  d'Or- 
tosa, qui  voyait  sans  la  comprendre  l'animation  de  noti'e  dialogue, 
et  qui  ne  souffre  pas  qu'on  fasse  la  cour  aux  autres  en  sa  présence, 
vint  me  demander  mon  bras  pour  faire,  le  tour  du  salon.  Elle  croyait 


MALGRÉTOUT.  A3 

m'accoi'der  une  grande  faveur,  elle  qui  ne  fait  porter  la  traîne  de 
sa  robe  qu'à  des  princes,  tout  au  plus  à  des  ambassadeurs.  Je  trou- 
vai la  daose  comique,  et  Je  fus  gai.  Elle  me  crut  enivré  et  me  dé- 
fendit, en  paroles  cassantes,  de  rien  espérer,  tout  en  dardant  sur 
moi  ces  yeux  étranges  qui  disent  0*^2;  toul!  C'est  sa  manièire. 

—  Ces  yeux-là  enivrent,  à  ce  que  l'on  dit? 

—  Ils  enivrent  comme  du  vin  de  Champagne  où  l'on  aurait  mis 
du  vitriol.  Je  ne  suis  plus  un  enfant  poui"  goûter  au  poison;  je  ne 
fus  pas  -enivré.. 

—  Et  alors  ma  sœur... 

—  Votre  sœur  et  M"*"  d'Ortosa  se  haïssent  cordialement. 

—  Que  dites-vous  là?  Elles  s'aimaient.  L'Espagnole  a  choyé  la 
petite  Anglaise  jusqu'au  jour  où  elle  a  vu  que  celle-ci,  avec  son  air 
mutin  sous  ses  habits  de  deuil,  avait  un  succès  de  fraîcheur  et  de 
physionomie.  Elles  ont  essayé  leurs  flèches  sur  moi.  Pour  M"*  d'Or- 
tosa, c'était  une  occasion  d'enflammer  le  dépit  de  ces  messieurs 
et  de  les  renvoyer  humiliés  à  la  petite  Adda.  Pour  la  petite  Adda, 
c'était  une  tentative  audacieuse  et  désespérée  d'arracher  à  la  grande 
aventurière  la  seule  conquête  dont  elle  eût  le  caprice  ce  soir-là. 
L'assaut  fut  rude.  M"""  de  Piémonville  me  fit  de  son  éventail  noir, 
et  sans  aucune  adresse,  le  signe  impérieux  de  revenir  auprès  d'elle. 
M"''  d'Ortosa  me  força  de  lui  tourner  le  dos  en  me  faisant  faire  demi- 
tour  d'un  bras  nerveux.  Tout  le  monde  vit  ce  singulier  jeu  de  scène, 
et,  pour  mettre  les  parties  d'accord  sans  me  donner  ridiculement  en 
spectacle,  je  m'esquivai  adroitement  du  salon.  J'ai  été  à  Monaco,  et 
c'est  là  que  j'ai  reçu  la  letti'e  de  Nouville,  qui  m'a  fait  pai'tir  à 
l'heure  même. 

—  Et  à  présent,  Abel,  que  concluez-vous  de  tout  cela? 

— Que  votre  sœur  et  M"*"  d'Ortosa  sont  irréconciliables,  que  l'une 
est  une  coquette  corrompue,  l'autre  ume  coquette  ingénue,  et  que 
celle-ci,  votre  charmante  petite  sœur,  fera  tout  au  monde  pour 
vous  détourner  de  moi,  non  qu'elle  veuille  de  moi,  je  ne  suis  qu'un 
pleutre  de  ménétrier,  mais  parce  que  toute  femme  coquette  voit 
avec  dépit  l'amour  dont  elle  n'est  pas  l'objet. 

Je  sentis  qu'Abel  me  disait  la  vérité  et  jugeait  bien  la  situation. 
—  Pourtant,  lui  dis-je,  je  veux  en  avoir  le  cœur  net.  Supposons 
qu'au  lieu  d'être  enivrée  par  la  vanité,  comme  il  vous  semble,  ma 
sœur  se  soit  naïvement  éprise  de  vous? 

• — Naïvement?...  après  ses  persiflages,  ses  grossièretés  et  ses 
avances?  Ce  n'est  pas  l'amour  ingénu  et  spontané,  cela! 

■ —  Qui  sait?  chez  une  enfant  un  peu  gâtée? 

—  Où  voulez-vous  en  venir,  Sarah?  Quand  elle  m'aimerait? 

—  Ce  serait  un  grand  malheur  pour  moi,  Abel  ! 


hh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

• 

—  Le  malheur  de  la  contrarier?  Je  la  contrarierais  bien  davan- 
tage, moi,  si  elle  vous  faisait  souffrir;  je  la  haïrais  ! 

—  Qu'elle  me  fasse  souffrir,  ce  n'est  rien,  j'y  suis  habituée;  mais 
si  elle  souffrait  beaucoup  elle-même? 

—  J'entends,  vous  me  sacrifieriez,  et  vous  croyez  que  ce  serait 
le  moyen  de  me  rendre  épris  d'elle? 

—  Qui  sait?  avec  le  temps  !  Un  homme  résiste-t-il  à  une  passion 
vraie  quand  la  femme  est  jeune  et  charmante? 

Le  cocher  qui  nous  conduisait  s'arrêta.  Abel  passa  la  tête  dehors 
et  lui  dit  quelques  mots  que  je  n'entendis  pas.  11  repartit  aussitôt. 
—  J'avais  cru,  lui  dis-je,  que  nous  arrivions  à  Givet? 

—  Nous  n'y  serons  pas,  me  répondit-il,  avant  deux  heures. 

Je  ne  m'inquiétai  pas  du  chemin  que  nous  suivions,  et  que  la 
nuit  ne  m'eût  pas  permis  de  reconnaître;  mais  le  silence  où  Abel 
était  tombé  m'alarma,  et  je  lui  demandai  s'il  n'avait  rien  à  répondre 
à  mes  anxiétés. 

—  Vos  anxiétés,  reprit-il,  ne  sont  pas  les  miennes.  Vous  pensez  à 
votre  sœur;  moi,  je  pense  à  vous,  Sarah  !  Vous  ne  m'aimez  donc  pas, 
que  vous  admettez  la  pensée  de  m'en  voir  aimer  une  autre?  Voyons, 
que  feriez-vous  si  j'étais  assez  lâche  pour  épouser  votre  sœur  au 
lieu  de  vous? 

—  Rien! 

—  Comment!  rien? 

—  Je  resterais  près  de  vous,  j'élèverais  vos  enfans,  je  tiendrais 
votre  ménage. 

—  Enfin  vous  n'en  mourriez  pas,  cela  est  certain! 

—  Jg  ferais  mon  possible  pour  vivre  de  mon  sacrifice,  au  lieu  de 
vous  le  rendre  stérile  en  succombant  à  mon  chagrin. 

—  Vous  êtes  peut-être  sublime,  reprit-il  avec  emportement, 
mais  c'est  trop  pour  moi.  Je  ne  comprends  pas!  Vous  n'aimez  pas, 
Sarah  !  c'est  trop  d'abnégation.  Si  vous  me  quittiez  pour  un  autre, 
je  le  tuerais,  fût-il  mon  frère,  et  vous,  vous  m'offrez...  Tenez,  vous 
êtes  folle,  et  vous  me  brisez  ! 

Je  ne  répondis  pas,  sa  voix  irritée  me  faisait  peur.  Il  s'agita  dans 
la  voiture,  il  leva  et  baissa  les  glaces  avec  brusquerie,  maudit  le 
temps,  qui  était  lugubre,  la  nuit  sombre,  les  nuages  de  plomb  qui 
lui  rappelaient  l'horrible  grotte  de  Han;  puis  il  s'apaisa,  me  prit 
les  mains  et  vit  que  je  pleurais.  —  Quelle  femme!  s'écria-t-il!  elle 
pleure  à  étouffer,  et  on  ne  l'entend  pas  !  Elle  mourrait  à  vos  côtés 
sans  se  plaindre!  Ah!  tiens,  Sarah,  tu  es  au-dessus  de  la  nature 
humaine,  et  moi  je  suis  au-dessous!  Que  veux-tu?  j'ignore  tant  de 
choses  !  Je  ne  sais  ce  que  c'est  que  les  liens  du  sang,  je  n'ai  pas  eu 
de  famille,  j'ai  vécu  comme  un  sauvage,  tout  seul  dans  la  vie,  es- 


MALGRÉTOUT.  hb 

sayant  d'aimer  mes  amis  comme  j'am'ais  voulu  être  aimé,  mais  ne 
comprenant  pas  d'autres  sacrifices  que  ceux  de  mon  temps  et  de 
ma  peine.  J'aurais  bien  volontiers  donné  ma  vie,  s'il  l'eût  fallu; 
mais  donner  mon  âme,  sacrifier  mon  amour...  je  n'ai  jamais  admis 
cela.  Tu  l'admets,  toi  !  Je  m'efforce  de  t' admirer,  et  je  suis  en  co- 
lère. Je  ne  peux  pas  dire  «  c'est  bien,  »  et  pourtant  tu  pleures  de 
n'être  pas  comprise,  tu  sens  que  je  suis  trop  égoïste  et  trop  brutal 
pour  t'apprécier.  Tu  me  trouves  injuste  et  cruel  peut-être  ?  —  Tu 
as  raison,  puisque  tu  souffres,  puisque  c'est  moi  qui  te  fais  pleurer. 
Je  te  fais  pleurer,  moi,  qui  suis  venu  à  toi,  croyant  t'apporter  des 
trésors  de  tendresse,  me  vantant  à  moi-même  de  t'inonder  de  joie 
et  de  confiance...  Ah!  je  suis  maudit,  et  tout  ce  qui  m'anive,  c'est 
ma  faute  !  C'est  ma  folle  existence  qui  te  rend  si  courageuse  de- 
vant la  possibilité  de  vaincre  ton  amour.  Je  ns  vaux  pas  la  peine 
d'être  disputé,  tu  le  sens,  et  tu  ne  me  disputeras  pas! 

—  Voilà  qui  est  plus  cruel  que  tout  le  reste,  lui  dis-je,  je  ne 
croyais  pas  mériter  ce  reproche-là  ! 

11  se  jeta  à  mes  pieds  et  me  demanda  passionnément  pardon,  et 
moi  je  sentais  qu'il  m'était  si  cher  que  je  lui  demandais  pardon  en- 
core plus  de  l'avoir  fait  souffrir. 

Cependant  la  voiture  descendait  rapidement  dans  des  chemins 
affreux,  et  comme  la  nuit  se  faisait  un  peu  plus  claire,  je  fis  observer 
à  Abel  que  nous  étions  sur  une  route  qui  n'était  pas  celle  que  j'avais 
suivie  le  matin.  —  C'est  probable,  répondit-il,  il  y  a  une  heure  que 
le  cocher  est  perdu;  mais  voici  qu'on  voit  à  se  conduire,  il  se  re- 
trouvera. Il  est  du  pays,  et  nous  ne  pouvons  pas  être  bien  loin  d'un 
endroit  habité  où  il  se  renseignera. 

Bien  que  la  route  devînt  de  plus  en  plus  dangereuse  et  pénible, 
je  ne  pouvais  avoir  peur  auprès  d'Abel.  Nous  marchâmes  encore 
une  heure,  et  quand  nous  nous  arrêtâmes,  nous  étions  à  dix  lieues 
de  Givet;  les  chevaux,  harassés,  ne  pouvaient  aller  plus  loin.  Nous 
étions  dans  un  petit  village  de  marbriers,  au  fond  d'une  gorge,  à  la 
porte  d'une  auberge  très  rustique.  —  Je  me  reconnais,  dit  Abel  en 
sautant  à  terre,  c'est  la  gorge  d'Antée  à  Astières,  j'y  suis  passé 
autrefois.  Cette  auberge  est  propre,  et  vous  n'y  manquerez  de  rien. 
Allons,  mon  amie,  vous  avez  besoin  de  repos;  il  faut  nous  arrê- 
ter ici. 

—  Pourquoi  nous  arrêter?  lui  dis-je.  Je  ne  suis  pas  fatiguée,  et 
nous  pouvons  trouver  ici  des  chevaux. 

—  Des  chevaux  pour  aller  où?  demanda  l'hôtesse,  qui  m'aidait 
à  descendre. 

—  A  Givet,  répondis-je. 

—  Oh!  cela,  non,  dit-elle  en  joignant  les  mains;  nous  n'avons 


EtO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  des  chevaux  pour  le  travail  des  carrières,  et  ils  ne  vont  ni  loin 
ni  vite.  A  aucun  prix,  vous  n'en  trouverez  chez  nous. 

—  Allez  donc  voir,  dis-je  à  Abel. 

—  Entrez  toujours,  répondit-il,  je  vais  m'informer,  —  et  il  s'éloi- 
gna. J'entrai  dans  l'auberge,  qui,  au  dehors,  semblait  une  masure, 
mais  dont  l'intérieur  propre,  ciré  et  orné  de  fleurs  comme  tous  ceux 
du  pays,  ne  rendait  pas  bien  effrayante  la  perspective  d'y  rester 
quelques  heures.  Les  deux  femmes  qui  tenaient  la  maison  étaient 
prévenantes  sans  importunité.  Je  me  chauffai  avec  plaisir,  et,  pour 
faire  quelque  dépense,  je  commandai  du  café  pour  Abel.  Il  l'evint 
au  bout  de  peu  d'instans,  et  me  dit  qu'il  était  impossible  de  sortir 
de  ce  village  avant  le  lendemain. 

—  Eh  bien  !  lui  répondis-je  avec  une  candeur  qui  le  troubla,  vous 
vouliez  rester  avec  moi,  le  hasard  l'a  voulu  aussi.  Nous  ne  nous  di- 
rons pas  adieu  aujourd'hui.  —  Je  vis  qu'il  hésitait  à  me  répondre, 
et  je  lui  demandai  de  quoi  il  paraissait  inquiet.  —  Ah  I  Sarah,  me 
dit-il  en  s'agenouillant  près  du  feu  devant  moi,  vous  êtes  un  trop 
bon  ange  !  Je  ne  peux  pas  vous  tromper  plus  longtemps.  Vous  ne 
voyez  donc  pas  que  je  vous  ai  perdue  exprès? 

—  Non,  je  ne  le  voyais  pas,  répondis-je,  blessée  au  cœur,  et  je 
ne  peux  pas  le  croire,  quoique  vous  me  le  disiez. 

—  Eh  bien!  reprit-il  vivement,  j'ai  fait  quelque  chose  qui  vous 
semble  mal,  qui  vous  offense,  et  que  vous  me  pardonnerez,  il  le  faut! 
Si  vous  étiez  au  bord  d'un  précipice,  je  vous  retiendrais  de  toute  la 
force  de  ma  volonté,  dussé-je  froisser  vos  membres  délicats,  que  j'a- 
dore, et  déchirer  vos  vêtemens,  qui  me  sont  sacrés.  Je  ne  penserais 
qu'à  vous  sauver,  et  mon  étreinte  furieuse  serait  aussi  chaste  que 
celle  dont  vous  embrasseriez  votre  petite  Sarah  eu  pareille  circon- 
stance. Tenez,  il  faut  en  finir  avec  ces  terreurs.  On  veut  nous  désu- 
nir :  deux  femmes  ennemies,  M"^  d'Ortosa,  qui  ne  reculera  devant 
aucune  machination  pour  m'éloigner  de  votre  famille,  et  votre  sœur, 
moins  habile,  mais  plus  puissante  sur  vous!  Je  sens  bien,  à  chaque 
pensée  qui  vous  trouble,  à  chaque  parole  qui  vous  échappe,  que 
vous  m'appartenez  quand  je  suis  là,  mais  que  vous  subissez  une  do- 
mination atroce  quand  je  vous  quitte.  Vous  n'avez  pas  la  force  né- 
cessaire pour  la  briser.  Il  faut  que  j'aie  cette  force  pour  nous  deux. 
J'ai  voulu  l'avoir,  je  l'ai,  je  l'aurai. 

—  Mais  que  voulez-vous  donc?  lui  dis-je  :  quel  moyen  avez- 
vous  trouvé  de  me  soustraire  à  l'influence  de  ma  sœur?  Vous  voulez 
me  compromettre,  m'ôter  cette  bonne  réputa'ion  qui  devrait  faire 
votre  orgueil,  et  qui  est  la  seule  dot  que  je  puisse  être  fière  de 
vous  apporter  ? 

—  Je  veux  vous  enlever!  Que  m'importe  cette  réputation  qui  est 


MALGRÉTOUT.  A? 

à  moi  à  présent,  et  que  ma  passion  légitime  ne  peut  ternir?  Qui 
pourra  vous  l'ôter,  qui  pourra  vous  insulter  dans  mes  bras?  Restez 
avec  moi,  écrivez  à  votre  père  de  vous  rejoindre,  et  ne  rentrons  en 
France  que  mariés. 

—  Et  vous  croyez  que,  si  ma  sœur  veut  empêcher  ce  mariage,  elle 
ne  suivra  pas  mon  père  auprès  de  nous? 

—  Partons  pour  l'Angleterre.  Votre  fuite  aura  fait  cpielque  bruit, 
vous  serez  compromise,  comme  vous  dites  !  Tout  le  monde  com- 
prendra qu'ayant  un  trésor  à  garder,  je  n'aie  pas  voulu  me  le  laisser 
prendre. 

—  Ainsi  vous  voulez  m' exposer  aux  railleries  du  pays,  au  mé- 
pris de  ma  sœur,  et  vous  croyez  que  mon  père,  qui  ne  demande 
qu'à  nous  unir,  ne  blâmera  pas  cet  acte  de  démence?  Vous  croyez 
qu'il  n'aura  pas  un  profond  chagrin  de  me  voir  mariée  au  prix  d'un 
scandale?  Vous  pensez  que  je  serai  une  bien  bonne  gardienne  de 
ma  petite  Sarah  aux  yeux  de  ma  sœur  irritée,  quand  je  voudrai  re- 
devenir sa  mère  adoptive?  Est-ce  Là  ce  que  vous  m'aviez  promis, 
Abel?  est-ce  là  ce  bonheur  de  famille  que  vous  vouliez  respecter  à 
tout  prix?  est-ce  la  protection  que  je  devais  au  moins  attendre  de 
vous  dans  ma  lutte  avec  le  monde?  Déjà,  sans  y  songer,  sans  le 
vouloir,  vous  m'avez  pris  mon  honneur. 

—  Moi!  s'écria-t-il,  moi! 

—  Oui ,  vous  !  quand  vous  êtes  venu ,  au  milieu  d'un  concert, 
me  surprendre  à  Nouzon,  vous  m'avez  livrée  à  la  merci  de  M''*"  d'Or- 
tosa;  elle  nous  a  vus,  elle  nous  a  épiés,  elle  sait  mon  secret,  et  Dieu 
sait  quel  usage  elle  veut  en  faire  ! 

—  Ah  !  si  j'avais  su  cela!  reprit  Abel  avec  feu  ;  —  que  ne  l'ai-je 
su  plus  tôt!  —  J'aurais  parlé  à  votre  père  à  Nice,  j'aurais  proclamé 
mon  amour  pour  vous,  j'aurais  brisé  ces  misérables  intrigues  de 
femmes  ! 

—  II  est  temps  encore,  Abel  !  Venez  dans  quelques  jours  et  de- 
mandez-moi hautement  et  fra.nchement,  réclamez-moi  au  besoin, 
puisque  me  voilà  compromise  deux  fois  par  votre  volonté;  mais 
n'exigez  pas  qu'il  y  ait  de  la  mienne  dans  cet  apparent  oubli  de  ma 
dignité  de  femme.  Ne  me  ramenez  pas  dans  ma  demeure  comme 
une  conquête  avilie;  laissez-moi  rentrer  seule  et  libre,  je  veux  pou- 
voir dire  à  mon  père  que  je  suis  toujours  digne  de  lui  et  de  vous. 

—  Partons,  dit-i-,  partons,  j'obéis  !  —  Et  il  sortit  impétueuse- 
ment; mais  il  rentra  mouillé  jusqu'aux  os,  car  la  pluie  avait  recom- 
mencé, et  il  avait  en  vain  couru  tout  le  village;  il  s'était  même 
blessé  dans  l'obscurité,  et  il  avait  les  mains  couvertes  de  sang.  Il 
avait  promis  une  fortune  au  cocher  qui  nous  avait  amenés.  Il  avait 
trouvé  un  homme  incorruptible  qui  aimait  ses  chevaux  pour  eux- 


l\S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mêmes,  qui  craignait  d'ailleurs  l'averse  et  les  mauvais  chemins  pour 
son  compte,  et  que  rien  n'avait  pu  décider  à  repartir  après  une 
journée  de  vingt  lieues.  — Yoilà!  me  dit  Abel,  partir  est  impossible; 
mais,  vous  le  voulez,  partons;  je  vous  porterai  jusqu'à  ce  que  je 
meure. 

Je  le  calmai,  je  le  consolai,  je  ne  pouvais  le  voir  ainsi  mouillé, 
ensanglanté,  exaspéré  contre  lui-même.  Je  lavai  sa  main  blessée, 
cette  main  si  précieuse  et  si  habile  dont  il  ne  voulait  pas  s'occuper, 
et  que  je  pansai  avec  mon  mouchoir.  Je  lui  dis  que  j'attendrais 
sans  dépit  et  sans  effroi  jusqu'au  lendemain,  que  je  me  fiais  désor- 
mais à  sa  parole,  qu'il  fallait  accepter  un  événement  dont  il  n'avait 
pas  prévu  les  conséquences,  et  dont  je  n'avais  pas  sujet  de  m'affec- 
ter  puérilement,  dès  que,  de  sa  part  et  de  la  mienne,  il  devenait 
involontaire. 

Je  demandai  une  chambre  pour  me  reposer,  car  j'étais  brisée  de 
fatigue.  Il  était  minuit,  et  nos  vieilles  hôtesses  n'étaient  pas  con- 
tentes de  veiller  si  tard  pour  attendre  notre  décision.  Pendant  qu'on 
préparait  ma  chambre,  Abel  me  remercia  avec  ardeur  de  ce  qu'il 
.ippelait  ma  bonté.  —  Oui,  la  bonté,  disait-il,  voilà  votre  force,  à 
vous!  la  douceur,  le  pardon  inépuisable,  cet  éternel  sourire  d'une 
âme  toujours  prête  à  s'oublier  pour  consoler  et  guérir!  Vous  êtes 
mon  dieu,  Sarah,  ne  m'abandonnez  pas;  à  chaque  minute,  je  vous 
aime  davantage.  Je  vous  jure  que  je  me  sens  mourir  à  l'idée  de  vous 
perdre  ! 

L'hôtesse  entra  pour  demander  s'il  nous  fallait  deux  lits.  Je  n'a- 
vais pas  prévu  cette  question  d'une  candeur  brutale,  qui  me  fit 
monter  le  sang  au  visage.  —  Je  ne  passe  pas  la  nuit  ici,  répondit 
Abel,  et  il  ajouta  en  s' adressant  à  moi  :  —  J'ai  aperçu  dans  le  village 
une  usine  dont  le  travail  de  nuit  m'intéresse,  j'irai  m'y  réchauffer, 
et  reviendrai  demain  matin  déjeuner  avec  vous. 

—  Il  faut  vous  reposer  aussi,  lui  dis-je  tout  bas,  je  l'exige.  Je  ne 
dormirais  pas,  si  je  vous  savais  condamné  à  veiller  pour  me  rassurer 
sur  les  propos  que  l'on  pourra  faire. 

—  Je  trouverai  un  gîte,  répondit-il,  ne  vous  inquiétez  pas  de 
moi.  Je  veux  dormir  aussi,  car  je  ne  veux  pas  devenir  fou,  et  ce 
n'est  pas  si  près  de  vous  que  je  pourrais  me  calmer.  Je  ne  veux 
plus  vous  faire  pleurer,  Sarah  !  cela  est  trop  douloureux  pour  moi. 
Je  vous  sais  on  sûreté  ici,  dormez  tranquille,  et  à  demain  ! 

George  Sand. 

{La  quatrième  partie  au  prodiain  n».) 


LA 


IV. 


LES  ÉTATS  ALLEMANDS  DU  SUD,  LES  PARTIS 
ET  LES  GOUVEKNEMENS  '. 


I. 

Grandes  furent  les  perplexités,  les  angoisses  des  états  secon- 
daires de  l'Âllemagae  dans  les  premiers  mois  de  l'année  1866.  Une 
lutte  terrible  allait  s'engager,  et,  quelle  qu'en  fût  l'issue,  l'Alle- 
magne avait  beaucoup  à  perdre,  elle  n'avait  rien  à  gagner.  A  Dresde, 
à  Munich,  ^  Stuttgart,  on  pouvait  dire  avec  un  personnage  de 
Goethe  :  «  Deux  mondes  prêts  à  s'entre-choquer  nous  écrasent  de 
leur  poids.  Les  puissances  qui  nous  gouvernent  réclament  un  sacri- 
fice, et  nous  sommes  la  victime  désignée  par  le  destin.  »  Quel  parti 
prendre  dans  cette  crise?  Se  croiser  les  bras,  rester  neutre,  ou,  un 
rameau  d'olivier  à  la  main,  s'interposer  entre  les  contendans?  L'une 
et  l'autre  conduite  étaient  bien  hasardeuses.  De  tous  les  droits  de 
ce  monde,  les  droits  des  neutres  sont  les  plus  contestés,  et  quant 
aux  arbitrages,  pour  qu'ils  aient  quelque  chance  d'aboutir,  il  faut 
que  l'arbitre  soit  fort,  il  faut  aussi  que  les  plaideurs  désirent  la 
paix.  En  vain  la  diète  de  Francfort  pouvait-elle  se  prévaloir  de  cqt 
aiticlell,  qui  obligeait  tous  les  états  germaniques  à  porter  leurs 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier  1870, 

TOME  LXXXYI.   —   1870.  4 


50  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

différends  devant  elle  pour  qu'elle  les  conciliât  ou  les  jugeât.  Les 
lois  sont  faites  pour  les  petits,  les  grands  les  ignorent.  La  diète  ne 
pouvait  se  flatter  que  son  verdict  fût  respecté;  à  peine  entendait-on 
sa  voix  dans  cet  orageux  tumulte;  il  n'y  avait  pas  d'apparence  que 
des  ambitions  si  échauffées  et  de  si  longues  épées  s'inclinassent  de- 
vant sa  toque  et  sa  simarre. 

Deux  sentimens  dominaient  dans  les  états  allemands  du  midi  : 
on  craignait  l'Autriche  et  on  n'aimait  pas  la  Prusse.  On  craignait 
l'Autriche  parce  qu'on  était  accoutumé  à  la  craindre,  parce  qu'avec 
toute  l'Europe  on  la  croyait  plus  préparée  qu'elle  ne  l'était,  parce 
qu'enfin  la  puissance  qui  possède  la  Bohème  et  le  Tyrol  commande 
l'Allemagne  du  midi,  la  tient  dans  une  sorte  de  dépendance  géo- 
graphique. On  n'aimait  pas  la  Prusse,  et  il  est  à  peine  besoin  d'en 
rappeler  les  raisons.  Le  cabinet  de  Berlin  avait  pris  à  tâche  de  s'alié- 
ner et  les  peuples  et  les  gouvernemens.  Depuis  des  années,  on  voyait 
M.  de  Bismarck  aux  prises  avec  sa  chambre  et  le  règne  des  lois 
remplacé  par  les  ukases.  Le  vernis  constitutionnel  dont  s'était  re- 
vêtue quelque  temps  la  royauté  prussienne  était  tombt^  écaille  par 
écaille;  on  apercevait  à  découvert  une  monarchie  militaire  et  de 
droit  divin,  qui  ne  croyait  qu'à  sa  mission  et  à  son  épée.  Comme  la 
liberté,  l'Allemagne  avait  de  cuisans  griefs  contre  Berlin.  La  ques- 
tion des  duchés  avait  été  résolue  sans  elle  et  contre  elle.  Droits  lé- 
gitimes, vœux  des  populations,  la  Prusse  faisait  bon  marché  de  ces 
niaiseries;  elle  déclarait  dans  les  termes  les  moins  ambigus  qu'elle 
avait  fait  la  guerre  au  Danemark  pour  s'agrandir,  et,  comme  si  el'e 
avait  eu  des  rancunes  à  satisfaire,  en  notifiant  ses  intentions  à  ses 
confédérés,  elle  s'était  plu  à  leur  prodiguer  les  hauteurs.  Les  plus  can- 
dides adeptes  du  Natiom/lverein  savaient  désormais  l'usage  qu'elle 
ferait  de  la  victoire,  si  la  fortune  favorisait  ses  armes  (1). 

Les  états  secondaires  n'écoutèrent  pas  seulement  leurs  ressenti- 
mens,  leui"^  craintes  ou  leurs  aversions;  leur  conduite  fut  conforme 
au  seul  principe  qui  pût  déterminer  leur  choix  dans  des  circon- 
stances si  embarrassantes.  Ce  principe  fut  exposé  très  nettement  par 
le  plus  important  de  ces  états,  la  Bavière,  dans  une  dépèche  qu'elle 
adressa,  le  8  mars,  à  la  Saxe,  au  Wurtemberg,  à  Baden ,  à  Hesse- 
Darmstadt  et  à  Nassau.  M.  de  Pfordten  y  déclarait  que  si  l'Autriche 
et  la  Prusse,  s'obstinant  à  récuser  l'autorité  de  la  confédération, 
enteHdaient  vider  leur  querelle  en  tête  à  tête,  le  devoir  de  l'Alle- 
m-agne  était  de  rester  neutre,  que  si  au  contraire  l'une  des  parties 
invoquait  l'arbitrage  de  la  diète,  celle-ci  devait  s'empresser  d'ap- 

(1)  Cette  histoire  a  éh''  retracée  de  main  de  maître  par  M.  Julian  Klaczko  dans  les 
remarquables  articles  intitulés  les  Préliminaires  de  Sadowa,  Voyez  les  livraisons  da 
la  Revue  du  15  septembre  et  du  !«'  octobre  1868, 


Là   PRUSSE    ET    l'aLLEMAGj^E.  51 

peler  la  cause  à  son  tribunal.  En  même  temps,  le  ministre  bavarois 
avertissait  le  cabinet  de  Vienne  qu'il  eût  à  se  replacer  sur  le  terrain 
légal  clans  la  question  des  duchés,  qu'à  cette  condition  seulement  il 
aurait  qualité  pour  saisir  la  diète  de  ses  griefs.  Cet  avertissement 
fut  entendu.  L'Autriche  commençait  à  se  repentir  d'avoir  trop  long- 
temps joué  le  jeu  de  M.  de  Bismarck;  elle  abjura  ses  longues  et 
déplorables  erreurs,  elle  se  ressouvint  qu'il  y  avait  une  confédéra- 
tion germanique,  elle  lui  déféra  le  jugement  souverain  du  procès. 
Dès  lors  les  états  allemands  ne  pouvaient  plus  hésiter  sur  la  con- 
duite à  tenir;  en  restant  neutre,  la  diète  eût  abdiqué,  renoncé  à 
l'existence,  et  elle  se  flattait  d'exister;  c'était  à  M.  de  Bismarck  de 
lui  prouver  le  contraire.  Tout  en  s' occupant  de  rassembler  les  élé- 
mens  de  cette  démonstration,  la  Prusse  s'efforçait  d'embrouiller  la 
question  et  de  troubler  les  esprits  par  des  propositions  de  réforme 
fédérale;  elle  en  appelait  de  la  diète  de  Francfort  à  une  autre  confé- 
dération germanique  dont  elle  avait  le  plan  en  portefeuille.  Les  con- 
tradictions ne  lui  coûtaient  guère.  Elle  avait  accusé  l'Autriche  de 
pactiser  avec  la  démagogie  en  parlementant  avec  les  populations 
du  Holstein,  et  le  lendemain  elle  proposait  la  convocation  d'un  par- 
lement fédéral,  puis  la  création  d'un  nouveau  Biind  dont  l'Autriche 
serait  exclue,  et  où  l'hégémonie  militaire  du  sud  serait  attribuée  à 
la  Bavière.  Qui  pouvait  croire  encore  à  son  libéralisme,  à  ses  con- 
cessions? Les  états  secondaires  étaient  tentés  de  lui  répondre  ce 
que  disaient  à  Faust  et  à  Méphistophélès  les  braves  habitués  du 
caveau  d'Auerbach  :  «  Je  vous  en  prie,  regardez-nous  en  face,  car 
nous  croyons  nous  apercevoir  que  vous  vous  moquez  de  nous.  » 

Tsein,  Herren,  seht  mir  ins  Gesicht! 

Ich  seh'  es  ein,  ihr  habt  uns  nur  zum  Besten. 

Quoiqu'on  en  dise  à  Berlin,  l'Allemagne  fit  en  18-66  la  seule  chose 
qu'elle  pût  faire.  Elle  prit  parti  pour  celui  des  belligérans  qui  lui 
faisait  l'honneur  de  reconnaître  son  existence,  et  qui  tardivement 
avait  mis  le  bon  droit  de  son  côté.  En  politique,  il  ne  suffit  pas 
d'être  correct,  il  faut  être  heureux,  et  la  fortune  est  moins  capri- 
cieuse qu'il  ne  semble  :  elle  dispense  volontiers  ses  faveurs  à  ceux 
qu'elle  trouve  en  état  de  grâce,  c'est-à-dire  attentifs  et  prêts.  Or 
depuis  bien  des  années  on  avait  fait  à  Munich  et  à  Stuttgart  de 
grandes  économies  sur  le  budget  de  la  guerre,  et  l'on  n'était  pas 
prêt.  On  le  fit  savoir  à  Vienne,  on  demanda  du  temps.  Le  cabinet 
autrichien,  dans  sa  superbe  confiance,  déclara  fièrement  qu'il  ré- 
pondait de  tout,  que  ses  alliés  pouvaient  s'en  rapporter  à  lui,  qu'au 
besoin  il  se  chargeait  à  lui  seul  de  mettre  la  Prusse  à  la  raison ,  — 
après  quoi  les  canons  eurent  la  parole  et  donnèrent  un  éclatant 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

démenti  à  ces  hautaines  assurances.  L'Autriche  fut  à  ce  point  hu- 
miliée qu'elle  dut  se  résigner  à  ne  traiter  que  pour  elle-même;  au 
mépris  de  ses  engageraens,  elle  ne  put  rien  stipuler  pour  ses  alliés, 
elle  dut  les  abandonner  à  la  discrétion  du  vainqueur,  et  chacun  des 
états  du  sud  envoya  son  ministre  dirigeant  h  Nikolsbourg  pour  y 
mendier  un  armistice  et  des  préliminaires  de  paix.  La  Prusse  se 
complut  à  tenir  en  suspens  ces  inquiets  solliciteurs,  à  leur  donner 
des  alarmes,  des  dégoûts,  à  leur  faire  sentir  la  pesanteur  de  ses  vic- 
toires et  de  ses  pardons.  —  Dur  et  pénible  nous  fut  le  voyage  de 
Nikolsbourg,  —  disait  un  jour  le  président  du  miaisLère  wurtem- 
bergeois,  M.  de  Yarnbûler. 

Les  frais  de  guerre  que  durent  acquitter  les  gouvernemens  du 
sud  montèrent  pour  Baden  à  6  millions  de  florins  payables  en  deux 
mois,  pour  le  Wurtemberg  à  8  millions,  pour  la  Bavière  à  13  mil- 
lions, plus  une  parcelle  de  territoire,  pour  le  grand-duché  de 
Hesse  à  3  millions,  plus  le  landgraviat  de  Hesse-Hombourg,  dont 
il"  avait  hérité  depuis  quelques  mois  à  peine.  La  carte  à  payer  mise 
à  part,  on  peut  se  demander  si  la  neutralité  eût  fait  aux  états  du 
sud  une  meilleure  situation  que  leur  malheureuse  campagne.  La 
Prusse  nourrissait  l'espoir  que,  s'effrayant  de  leur  isolement,  ils 
bifferaient  de  leur  main  l'article  A  du  traité  de  Prague,  qu'avant 
peu  ils  consommeraient  son  triomphe  en  se  donnaiit  volontaire- 
ment à  elle.  Il  importait  de  ne  point  décourager  leur  bonne  vo- 
lonté par  des  froissemens  et  des  rigueurs  inutiles.  On  avait  bien  pu 
se  donner  le  plaisir  d'humilier  leurs  ministres  à  Nikolsbourg;  mais 
peuples  et  gouvernemens,  la  politique  commandait  de  ménager  ces 
9  millions  d'Allemands  du  midi  qu'on  ne  pouvait  prendre,  et  qui 
pouvaient  être  tentés  de  s'offrir  (1).  Aussi,  depuis  1866,  la  Prusse  n'a 
guère  eu  que  de  bons  procédés  à  leur  égard  ;  on  a  beau  les  traiter, 
dans  le  laisser-aller  d'une  conversation,  de  non-valeurs  politiques; 
on  est  bien  forcé  de  convenir  que  le  couronnement  de  l'édifice  dé- 
pend d'eux  avant  tout,  et  que,  s'ils  le  voulaient  bien,  dès  demain 
la  Prusse  n'aurait  plus  rien  à  désirer.  Cependant  le  cabinet  de  Ber- 
lin entendait  pousser  ses  acheminemens  aussi  loin  que  possible  et 
imposer  à  toute  l'Allemagne  son  hégémonie  militaire  et  économique, 
se  flattant  que  le  reste  se  ferait  de  soi-même.  Il  n'avait  pas  tenu 
compte  dans  ses  calculs  des  résistances  morales  et  de  la  clairvoyance 

(l)  La  Prusse  avait  d'abord  evigé  de  la  Bavière  le  paiement  de  20  millions  de  thalcrs 
et  la  cession  de  territoires  situés  dans  le  nord  du  Palatinat  et  dans  la  Franconie,  et 
comprenant  au  moins  500,000  habitans.  Le  gouvernement  bavarois  invoqua  dans  sa 
détresse  les  bons  offices  de  la  Finance,  qui  ne  lui  furent  point  inutiles;  mais  il  est  pro- 
bable que  la  Prusse  avait  demandé  beaucoup  afin  d'avoir  bonne  grâce  en  se  contentant 
de  peu. 


LA.    PRUSSE    ET    L  ALLEMAGNE.  53 

de  ce  bon  sens  populaire  qu'on  trompe  rarement,  qu'on  endort 
quelquefois,  mais  dont  les  réveils  inattendus  déconcertent  souvent 
les  prévisions  des  habiles. 

Par  les  traités  secrets  d'alliance  que  la  Prusse  conclut  à  Nikols- 
bourg  avec  les  états  du  sud,  les  parties  contractantes  se  garantirent 
^  réciproquement  l'intégrité  de  leurs  territoires,  et  s'engagèrent,  le 
cas  échéant,  à  réunir  toutes  leurs  forces  sous  le  commandement  su- 
prême du  roi  de  Prusse.  Ces  traités  ne  furent  portés  à  la  connais- 
sance de  l'Europe  que  le  19  mars  1867.  La  grosse  affaire  du  Luxem- 
bourg venait  de  s'engager;  on  espérait  sans  doute  faire  réfléchir  la 
France.  Dans  le  midi  de  l'Allemagne,  l'impression  fut  très  vive; 
l'opposition  accusa  les  gouvernemens  d'avoir  porté  atteinte  au  traité 
de  Prague  dans  ce  qu'il  avait  de  favorable  à  l'indépendance  du  sud 
et  de  s'être  faits  les  vassaux  militaires  de  la  Prusse.  La  Souabe 
surtout  se  récria,  protesta,  et  l'on  vit  le  moment  où  le  parlement 
wurtembergeois  refuserait  la  ratification  qu'on  lui  demandait.  En 
Prusse,  on  éprouva  d'abord  une  satisfaction  sans  mélange,  on  porta 
aux  nues  l'habileté  du  grand  ministre  qui,  d'un  coup  de  baguette, 
venait  de  supprimer  le  Mein.  Après  réflexion,  ce  grand  enthousiasme 
se  refroidit;  on  ne  vit  plus  dans  les  traités  d'alliance  qu'une  demi- 
mesure  et  un  demi-succès.  On  jugea  que  ce  fameux  coup  de  partie 
n'était,  à  le  bien  prendre,  qu'un  coup  de  théâtre.  Passe  encore  si  des 
conventions  annexées  aux  traités  avaient  soumis  à  la  surveillance 
et  au  contrôle  prussiens  l'organisation  militaire  des  états  du  sud; 
mais  ces  états  restaient  les  maîtres  absolus  de  leurs  armées  en 
temps  de  paix,  et,  qui  plus  est,  la  teneur  des  obligations  qu'ils 
avaient  contractées  était  bien  vague.  A  quoi  s'étaient-ils  engagés? 
A  reconnaître  la  paix  de  Prague  et  à  faire  cause  commune  avec  la 
Prusse  contre  quiconque  attenterait  au  nouvel  ordre  de  choses.  Or 
qui  peut  bien  songer  à  biffer  le  contrat  de  Prague?  Ce  n'est  pas 
l'Autriche,  dont  la  politique  consiste  à  en  recommander  la  fidèle 
observation.  Ce  n'est  pas  la  France  non  plus,  qui  a  collaboré  de  son 
mieux  à  ce  grand  œuvre  de  la  diplomatie.  La  paix  de  Prague  n'est 
incommode  qu'à  ceux  dont  elle  n'a  satisfait  qu'à  moitié  l'ambition 
et  qui  la  considèrent,  non  comme  le  dernier  terme  de  leurs  espé- 
rances, mais  comme  une  étape  qu'ils  ont  hâte  de  laisser  derrière 
eux  pour  atteindre  le  but.  Ceux-là  peuvent  être  tentes  d'en  éluder 
les  dispositions  ou  tout  au  moins  de  les  interpréter  à  leur  façon.  Les 
états  du  sud  n'ont  point  juré  de  considérer  la  casuistique  prus- 
sienne comme  parole  d'Évangile,  et  si  on  voulait  les  entraîner  dans 
quelque  ambitieuse  entreprise  où  les  intérêts  de  l'Allemagne,  tels 
qu'ils  les  comprennent,  ne  se  trouveraient  point  engagés,  ils  rap- 
pelleraient au  cabinet  de  Berlin  qu'ils  ont  conservé  le  droit  d'ap- 


54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

précier  les  circonstaDces  et  de  déterminer  le  caMis  fœderis  (1).  C'est 
ce  qu'ont  déclaré  tour  à  tour  M.  de  Varobùler  et  le  prince  Hohen- 
lolie  aux  parlemens  de  Bavière  et  de  Wurtemberg.  «  Quand  j'ai  dit, 
s'écriait  ce  dernier  dans  la  séance  du  23  janvier  1867,  que  la  Ba- 
vière placerait,  en  cas  de  guerre,  son  armée  sous  le  commandement 
du  roi  de  Prusse  moyennant  garantie  de  sa  souveraineté,  il  s'en- 
tend de  soi-même  que  j'ai  supposé  le  cas  d'une  guerre  où  l'intégrité 
de  l'Allemagne  dans  ses  limites  actuelles  serait  menacée  de  quelque 
côté  que  ce  soit.  »  Gela  revient  à  dire  que,  si  la  Prusse  était  jamais 
appelée  à  défendre  par  les  ai-mes  les  intérêts  allemands,  elle  pour- 
rait compter  sur  le  concours  actif  des  états  du  snd.  Que  la  France 
étende  le  bras  pour  s'emparer  du  Rhin,  l'Allemagne  se  lèvera  comme 
un  seul  homme.  Était-il  besoin  d'un  traité  pour  cola?  Seulement,  à 
Munich  comme  à  Stuttgart,  on  n'a  pas  renoncé  à  distinguer  les  in- 
térêts allemands  des  intérêts  prussiens,  ce  qui  prouve  qu'il  y  a 
encore  un  Mein,  et  que  la  confédération  du  nord  n'embrasse  pas 
toute  l'Allemagne.  Jadis  M.  de  Raunitz,  dans  un  moment  d'humeur 
contre  la  France,  qui  se  refusait  à  suivre  le  cabinet  de  Vienne  dans 
son  aventure  bavaroise  et  disputait  sur  le  casus  fœderh^  s'écria  : 
<(  Il  est  inutile  de  faire  des  traités,  si  l'explication  de  leurs  €ngage- 
mens  devient  arbitraire.  »  11  faut  reconnaître  en  effet  cpie  les  traités 
généraux  d'alliance,  par  lesquels  on  croit  engager  l'avenir,  sont 
d'une  médiocre  utilité.  L'application  qu'on  en  peut  faire  dépend 
toujours  de  la  conformité  des  vues  et  des  intérêts.  On  le  sait  bien  à 
Berlin,  et  on  y  doute  de  l'efficacité  de  l'instrument  de  jNiko''sbourg; 
mais  on  y  sait  aussi  qu'il  est  avantageux  de  n'avoir  pas  l'air  d'en 
douter,  tout  en  se  disant,  avec  le  prince  de  Ligne,  «  qu'on  ne  peut 
s'en  rapporter  qu'à  soi,  et  qu'on  n'a  des  alliés  que  pour  être  sûr  de 
n'avoir  pas  tout  à  fait  des  ennemis  de  plus.  » 

La  Prusse  remporta  un  avantage  plus  effectif  par  le  renouvelle- 
ment du  Zollverein  et  par  la  métamorphose  qu'elle  lui  fit  subir.  Sur 
ce  terrain,  la  Prusse  était  forte;  elle  avait  pour  elle  la  conspiration 
secrète  ou  déclarée  des  intérêts  économiques,  plus  puissans  dans 

\|1)  Les  traités  d'alLiauce  portent  que  les  contractaiis  se  garantissent  réciproquement 
l'intégrité  de  leurs  territoires  respectifs,  et  s'engagent,  en  cas  de  guerre,  à  mettre  à  cei 
effef,  zu  diesem  Zwecke,  toutes  leurs  forces  à  la  disposition  les  uns  des  autres.  Il  en 
résulte  que  les  états  du  sud  ne  se  sont  engagés  que  pour  le  cas  d'une  guerre  qui  au- 
rait pour  objet  de  sauvegarder  l'intégrité  de  l'Allemagne,  et  qu'ils  se  sont  réservé  le 
droit  d'examiner  si  tel  cas  cfiû  pourrait  se  présenter  est  vraiment  \\n  casus  fœderis. 
Depuis  peu,  les  feuilles  officielles  de  Berlin  leur  contestent  ce  droit;  elles  ne  s'en  étaient 
pas  avisées  jusqu'à  ce  jour.  M.  de  Varn'.uler  déclara,  en  18ti7,  que  le  cabinet  prus- 
sien lavait  consulté  pour  savoir  s'il  estimait  que  l'affaire  du  Luxembourg  fût  un  casus 
fœderis.  M.  de  Bismarck  reconnaissait  ainsi  implicitement  le  droit  d'examen  dos  états 
du.  sud. 


LA    PRUSSE    ET   L  AÊEEMA&îÇE.  55 

ce' siècle  que  dans  tout  autre.  Les  marchandises  n'ont  pas  d'opi- 
nions politiques;  le  seul  principe  qu'elles  admettent  est  que  tout  ce 
qui  entrave  la  faculté  d'aller  et  de  venir  et  le  droit  de  libre  circu- 
lation est  pernicieux  et  fu'ueste.  La  frontière  politique  du  Mein  se- 
rait devenue  insupportable  aux  populations  du  sud,  si  elle  s'était 
transformée  tout  à  coup  en  ligne  de  douanes.  Il  y  parut  bien  quand 
en  Bavière  la  cham-bre  haute  fit  mine  de  rejeter  le  traité  douanier  ; 
la  boutique  et  le  comptoir  s'émurent,  s'ameutèrent;  les  meetings 
succédèrent  aux  meeting^]  effrayée  de  cet  orage,  la  chambre  des 
pairs  courba  la  tête  :•  l'a  raison  d'état  est  bien  forcée  de  capituler 
quand  elle  a  contre  elle  les  affaires  et  ceux  qui  les  font. 

Le  cabinet  de  Berlin,  qui  connaissait  l'état  des  esprits,  en  profita 
pou'F  faire  se»  conditions,  pour  prendre  tous  ses  avantages  et  pour 
investir  îeroi  de  Prusse  de  l'hégémonie  économique  de  l'Allemagne. 
Amourenx,  non  sans  raison,  de  la  constitution  qu'il  venait  de  donner 
au  Nordbund,  M.  de  Bismarck  ne  put  rien  imaginer  de  mieux  que 
de  l'étendre  à  l'union  douanière.  La  nouveau  Zollverein  se  trouvait 
ainsi  nanti  d'un  président,  qui  était  le  roi  de  Prusse,  et  de  deux 
chambres,  dont  l'une  n'était  que  le  Bunde»ratli  agrandi  et  l'autre  le 
Reirhsiag  avec  une  rallonge.  Cette  organisation  ne  pouvait  produire 
que  d'excellens  résultats.  Commissaires  et  députés  du  sud  devaient 
faire  dorénavant,  à  époques  réglées,  le  voyage  de  Berlin  pour  venir 
siéger  dans  le  Zollbundesrath  ou  dans  le  Zollparlament.  Il  était 
bon  que  ces  Souabes,  ces  Bavarois,  si  casaniers,  si  attachés  à  leurs 
habitudes,  fussent  obligés  de  respirer  de  temps  à  autre  l'air  de  la 
Prusse,  le  pays  le  plus  parlementaire  de  l'Europe,  puisqu'il  pos- 
sède désormais  trois  parlemens  et  six  chambres,  toutes  gouvernées 
par  M.  de  Bismarck.  On  pouvait  se  flatter  de  commencer  ainsi  le 
dressage  politique  du  sud,  de  l'initier  par  un  laborieux  noviciat  aux 
institutions  du  nord,  de  lui  en  faire  prendre  l'esprit  et  le  pli.  Qui 
ne  sait  qu'en  fait  d'éducation  les  commencemens  sont  tout?  Les 
Allemands  du  midi  n'acceptèrent  pas  sans  effroi  des  conditions  qui 
leur  paraissaient  menaçantes  pour  leur  indépendance.  Ce  qui  les 
inquiétait  le  plus,  c'étaient  les  privilèges  conféré»  à  la  présidence, 
c'est-à-dire  à  la  Prusse,  le  droit  qu'elle  s'arrogeait  de  conclure  de 
son  chef,  sauf  ratification  du  parlement,  des  traités  de  commerce 
et  de  navigation  avec  l'étranger,  le  veto  qui  lui  était  attribué  en 
matière  de  lois  et  de  règlemens  administratifs,  l'atteinte  dange- 
reuse qu'on  portait  à  l'autonomie  des  états  en  englobant  dans  les 
objets  de  législation  commune  l'imposition  du  sel  et  du  tabac  indi- 
gènes. La  Bavière  s'efforça  d'obtenir  de  Berlin  quelques  concessions. 
On  lui  octi'oya  six  voix  au  lieu  de  quatre  dans  le  E-undcsrath,  et  la 
promesse  que,  nonobstant  le  droit  d'initiative  réservé  à  la  Pinisse 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  conventions  qui  pourraient  être  conclues  avec  l'Autriche 
et  la  Suisse,  les  états  du  sud  seraient  admis  à  participer  aux  négo- 
ciations; mais  en  vain  réclama-t-elle  une  part  dans  le  droit  de  veto. 
La  Prusse  savait  tout  ce  qu'il  lui  était  permis  d'oser;  les  gouverne- 
mens  du  midi  en  étaient  réduits  à  subir  ses  conditions  ou  à  sortir 
du  Zollverein.  Après  d'orageux  débats,  les  parlemens  bavarois  et 
vvurtembergeois  ratifièrent  le  traité  douanier  comme  les  traités  d'al- 
liance, non  sans  regret,  à  leur  corps  défendant,  se  disant,  avec  un 
moraiiste,  que  c'est  une  violente  maîtresse  d'école  que  la  nécessité, 
ou,  pour  emprunter  le  langage  de  l'un  de  leurs  hommes  d'état, 
«  qu'en  politique  ce  qui  n'est  que  mauvais  est  quelquefois  accep- 
table, et  qu'il  ne  faut  rejeter  que  le  pire.  » 

Le  Zollverein  n'a  pas  eu  toutes  les  conséquences  politiques  qu'on 
en  attendait.  Il  n'a  justifié  jusqu'à  ce  jour  ni  les  inquiétudes  du 
midi,  ni  les  espérances  du  nord.  Les  unitaires  ne  craignaient  pas  de 
déclarer  que  le  Zollparlament  était  une  boîte  à  surprises  d'où  allait 
sortir,  au  grand  effarement  de  l'Europe,  l'unité  de  l'Allemagne,  ou, 
pour  parler  plus  net,  la  création  définitive  d'une  grande  Prusse 
s'étendant  des  rivages  de  la  Baltique  jusqu'aux  frontières  de  l'Au- 
triche. 11  pouvait  arriver  en  effet  que  le  parlement  douanier,  com- 
posé des  députés  de  l'Allemagne  entière,  résolût,  dans  un  élan 
d'enthousiasme  national,  de  reculer  les  limites  marquées  à  sa  com- 
pétence et  de  se  transformer  en  assemblée  politique.  Sur  quoi  se 
fussent  appuyés  les  gouvernemens  du  sud  pour  réprimer  cette  in- 
surrection parlementaire  du  suffrage  universel?  Aussi  les  élections 
douanières,  qui  eurent  lieu  dans  les  mois  de  février  et  de  mars  1868, 
furent- elles  envisagées  d'avance  par  tous  les  partis  comme  un  évé- 
nement qui  déciderait  du  sort  de  l'Allemagne.  On  se  demandait 
avec  anxiété  ce  qui  allait  sortir  de  cette  urne  mystérieuse  autour 
de  laquelle  toutes  les  espérances,  tous  les  intérêts,  toutes  les  pas- 
sions s'étaient  donné  rendez-vous.  Le  parti  prussien  mit  tout  en 
œuvre  pour  gagner  cette  bataille  décisive;  il  se  flatta  pendant  quel- 
ques jours  qu'il  tenait  la  victoire  :  accoutumé  au  bonheur,  un  échec 
lui  semblait  impossible.  Le  résultat  ne  répondit  pas  à  son  attente. 
Dans  le  grand-duché  de  Hesse,  il  est  vrai,  les  nationaux  eurent  gain 
de  cause;  cà  Baden,  ils  n'obtinrent  qu'un  demi-succès;  en  Bavière,  ils 
essuyèrent  une  éclatante  défaite,  et  en  Wurtemberg  leurs  dix-sept 
candidats  restèrent  sur  le  carreau. 

Les  nationaux  eurent  quelque  peine  à  se  résigner.  La  première 
session  du  parlement  douanier  fut  troublée  par  les  efforts  qu'ils 
firent  pour  arracher  à  cette  assemblée  une  déclaration  conforme  à 
leurs  vues,  efforts  malencontreux  qui  soulevèrent  des  orages.  Le 
Bavarois,  quand  on  le  provoque,  devient  âpre  et  violent;  le  Souabe 


LA   PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  57 

a  des  fougues,  des  élans  et  des  libertés  de  parole  qui  démontent 
le  flegme  prussien.  Berlin  s'étonna  de  ces  véhémences,  de  ces  in- 
cartades méridionales.  Dans  la  séance  du  7  mai,  les  nationaux  pré- 
sentèrent un  projet  d'adresse  qui,  sous  une  forme  indirecte,  conviait 
le  parlement  douanier  à  réaliser  par  l'extension  de  sa  compétence 
l'union  politique  de  l'Allemagne.  C'était  vouloir  mettre  le  feu  aux 
étoupes.  L'assemblée  conjura  l'incendie  en  enterrant  cette  motion 
par  un  ordre  du  jour  pur  et  simple. 

Le  22  mai,  la  session  terminée,  les  membres  du  parti  sudhîe 
a^lressèrent  à  leurs  commettans  un  manifeste  par  lequel  ils  décla- 
raient qu'ils  avaient  profité  de  leur  séjour  à  Berlin  pour  étudier  de 
près  les  choses  et  les  hommes,  qu'ils  avaient  pu  se  convaincre  que 
dans  le  Nordbund  les  intérêts  militaires  passaient  avant  tout,  et  que 
la  politique  traditionnelle  de  la  Prusse  ne  pouvait  manquer  d'im- 
poser à  ses  confédérés  des  charges  toujours  croissantes,  qu'aussi 
bien  cette  confédération  n'était  qu'un  établissement  transitoire,  et 
que  les  états  qui  la  composaient  se  trouveraient  tôt  ou  tard  absorbés 
dans  une  grande  Prusse  unitaire,  que  partant  l'accession  des  états 
du  sud  serait  un  malheur  et  pour  l'Allemagne  et  pour  la  liberté,, 
qu'il  leur  importait  de  sauvegarder  énergiquement  leur  indépen- 
dance,  tout  en  remplissant  loyalement  leurs  devoirs  nationaux. 
«  Nous  atteindrons  ce  but,  ajoutaient-ils,  par  une  politique  franche- 
ment libérale  et  en  établissant  entre  nous  une  entente  ferme  et 
durable.  » 

Ce  manifeste  fournit  aux  journaux  du  parti  national  une  occasion 
de  plus  de  déclamer  contre  la  phraséologie  des  Allemands  du  midi, 
die  sàddcutschen  PJwasen,  ce  qui  signifie  simplement  qu'au  nord  et 
au  sud  du  Mein  on  ne  parle  pas  la  même  langue  politique. 

IL 

Pour  se  faire  une  idée  exacte  de  la  situation  politique  des  états 
allemands  du  sud  et  de  la  conduite  qu'ont  suivie  leurs  gouverne- 
mens  depuis  1866,  il  importe  d'examiner  tour  à  tour  ce  que  ces 
états  ont  de  commun  et  par  quoi  ils  diffèrent. 

Un  patriotisme  local  très  vif  et  un  indestructible  attachement  à 
la  grande  patrie,  ces  deux  sentimens  se  retrouvent  partout,  sous 
une  forme  ou  sous  une  autre,  dans  l'Allemagne  du  midi.  Qu'y  re- 
proche-t-on  à  la  Prusse?  D'avoir  déchiré  l'Allemagne  par  sa  poli- 
tique de  conquêtes,  d'avoir  traité  avec  l'étranger  pour  qu'il  re- 
connût ces  conquêtes  faites  sur  des  Allemands,  d'avoir  créé  une 
situation  telle  que  désormais  il  a  le  droit  de  dire  son  mot  sur  les 
affaires  allemandes.  Quand  elles  apprirent  les  clauses  du  traité  de 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Prague,  les  populations  du  sud  éprouvèrent  une  véritable  conster- 
nation, L'Allemagne  divisée  en  trois  tronçons  !  Leur  patriotisme  ne 
pouvait  se  résigner  à  ce  décluirement,  elles  se  sentaient  comme  dé- 
laissées et  condamnées  à  l'isolement  politique,  et  il  est  à  croire  que, 
si  les  traités  douaniers  et  militaires  avaient  été  proposés  sur-le- 
champ  à  leur  acceptation,  elles  les  eussent  votés  d'enthousiasme, 
tant  elles  avaient  besoin  de  se  rattacher  à  quelque  chose,  de  sortir 
d'une  position  louche  et  équivoque,,  d'échapper  aux  incertitudes  de 
l'avenir!  Avec  le  temps,  les  esprits  se  remirent;  à  mesure  qu'on  se 
rendit  mieux  compte  de  ce  qui  se  passait  à  Berlin,  on  fut  moins 
tenté  d'envier  les  destinées  des  états  du  nord,  plus  disposé  à  s'ac- 
commoder de  son  isolement  pour  sauver  son  autonomie.  Il  s'agis- 
sait pour  les  états  du  sud  ou  de  rester  ce  qu'ils  étaient  ou  de  de- 
venir les  vassaux  de  la  Piiisse  en  attendant  de  devenir  ses  sujets. 
—  Est-il  de  notre  intérêt,  se  demandèrent-ils,  de  renoncer  à  notre 
indépendance  pour  que  l'Allemagne  d-evienne  une  grande  Prusse? 
Le  bon  sens  populaire  répondit  non.  Ge  n'est  pas  à  dire  qu'on  se 
résignât  à  jamais  au  sUiiii  quo,  que,  pour  «auver  la  petite  patrie, 
on  renonçât  à  la  grande.  Les  choses  ne  se  passent  pas  ainsi  dans 
les  têtes  germaniques;  elles  répugnent  aux  options,  parce  que 
tout  choix  suppose  un  sacrifice.  Nombre  d'Allemands  ressemblent 
à  cet  évêque  qui  croyait  aimei*  la  campagne  et  qui  possédait  une 
maison  de  plaisance  où  il  n'allait  jamais.  Un  de  s^s  amis  le  priant 
instamment  de  la  lui  céder:  —  Permettez,  repartit  le  prélat,  ne 
savez-vous  pas  qu'il  faut  toujoiu-s  avoir  un  endroit  où  l'on  ne  va 
point  et  où  l'on  croit  qu'on  serait  heureux,  sd  on  y  allait?  —  Tel 
Souabe  serait  inconsolable,  si  on  parvenait  à  lui  démontrer  qu'il 
n'y  a  de  possible  qu'une  grande  Prusse,  -et  que  la  grande  Alle- 
magne est  un  rêve.  Il  sait  que  son  programme  est  d'une  exécu- 
tion difficile,  que  ses  espérances,  avant  de  s'accomplir,  essuieront 
bien  des  contre-temps  et  des  lassitudes,  et  que  dans  l'histoire  les 
paiemens  se  font  rarement  aux  échéances  convenues-  Que  lui  im- 
porte? Il  ne  doute  pas  qu'un  jom*  tous  .les  peuples  germaniques  ne 
forment  une  vaste  communauté  où  les  Souabes  sei'ont  des  Alle- 
mands sans  cesser  d'être  des  Souabes.  Seulement  il  a  résolu  d'at- 
tendre des  conjonctures  plus  favorables,  et  que  le  militarisme  prus- 
sien soit  remplacé  par  des  constellations  plus  bénign'es  et  plus 
propices.  Il  tient  à  son  rêve,  mais  il  n'entend  pas  en  être  la  dupe. 
Partagés  entre  des  intérêts  contraires,  les  Allemands  du  midi  s'«n 
remettent  à  d'avenir  du  soin  de  les  concilier;  cependant  il -est  difficile 
qu'une  âme  sollicitée  par  deux  passions  tienne  la  bal;;nce  égale 
entre  elles.  Dans  tous  les  états  du  sud  s'est  formé  un  parti  nom- 
breux, qui  a  fait  résolument  smi  choix,  et  dont  le  progiamme  peut 


LA    PRUSSE    ET    l'aLXEMAGNE.  59 

se  formuleo"  ainsi  :  —  11  faut  prendre  les  situations  telles  qu'elles 
sont;  les  récriminations  et  les  doléances  ne  servent  de  rien.  La 
Prusse,  constituée  et  gouvernée  comme  elle  l'est,  ne  nous  inspire 
ni  confiance  ni  sympathie;  mais  sa  suprématie  est  un  fait  que  nous 
devons  accepter  ou  subir.  Unissons-nous  dès  aujourd'hui  à  la  Prusse 
pour  doter  enfin  l'Allemagne  de  cette  unité  politique  à  laquelle 
elle  aspire.  —  Ce  parti  d'unitaires  quand  même  qui  se  recrute  sur- 
tout dans  la  classe  commerçante,  dans  certaines  couches  de  la 
bourgeoisie  des  grandes  villes  et  dans  les  universités,  se  compose 
d''élémens  très  divers  et  de  gens  qui  s'entendent,  par  des  motifs 
difîérens,  à  vouloir  cà  p^u  près  la  même  chose.  Ceux-ci  voient  avant 
tout  l'étranger  et  la  nécessité  de  se  fortifier  contre  lui,  de  lui  im- 
poser, de  le  décourager  d'avance  des  entreprises  qu'il  pourrait 
former.  Ceux-là  subissent  l'entraînement  du  succès,  ils  ont  un  goût 
naturel  pour  ce  qui  est  fort;  ils  estiment  qu'il  y  a  quelque  gloire  à 
relever  de  Berlin,  que  les  puissans  communiquent  un  peu  de  leur 
lustre  à  ce  qu'ils  protègent.  D'autres  sont  impatiens  du  provisoire, 
ils  éprouvent  le  besoin  de  régulariser  leur  position  et  de  fixer  leurs 
destinées;  convaincus  qu'un  jour  la  Prusse  mettra  la  main  sur  eux, 
ils  sont  disposés  à  anticiper  sur  l'avenir,  à  s'abandonner  aux  événe- 
mens  pour  n'avoir  plus  à  les  redouter.  — Ces  timides,  disait  un  grand 
personnage  du  midi,  sont  semblables  à  un  soldat  qui  se  brûlerait  la 
cervelle  avint  la  bataille  de  peur  d'y  être  tué.  — •  Il  en  est  d'autres 
encore  qui  faut  passer  avant  tout  les  intérêts  et  les  facilités  qu'as- 
sure aux  transactions  commerciales  l'unité  de  législation;  les  gran- 
des patries  sont  favorables  aux  grandes  affaires.  Dans  cette  pha- 
lange bigarrée  et  bariolée  figurent  aussi  des  hommes  d'université, 
affranchis  pir  vocation  ou  par  esprit  de  métier  de  tout  patriotisme 
local.  Depuis  longtemps,  il  n'existe  plus  cle  frontières  intérieures 
pour  les  professeurs  d'outre-Rhin.  Tribu  nomade,  ils  ont  l'hu- 
meur voyageuse,  le  pied  léger,  et  l'Allemagne  leur  appartient  tout 
entière.  Ont- ils  acquis  qualque  renom,  tous  les  gouvernemens 
les  recherchent  à  l'envi,  se  les  disputent,  et  ces  inconstans  s'en- 
volent du  sud  au  nord,  emportant  leur  chaire  sur  leur  dos.  Ces 
aventures  ont  quelquefois  un  air  de  roman;  on  a  vu  s'opérer  des 
rapts  de  philosophes,  des  enlèvemens  de  physiciens;  il  n'y  manquait 
que  l'échelle  de  soie.  Comment  s'étonner  que  Tubingen  et  Heidel- 
berg  soient  des  foyers  de  prussiamsme?  On  y  trouve  réunis  des 
hommes  venus  de  tous  les  coins  de  l'Allemagne,  et  qui  ne  sont  que 
des  Badois  ou  des  Souabes  d'occasion. 

Ce  qui  fait  la  faiblesse  du  parti  grand -jirnssien,  c'est  qu'il  y 
règne  bien  des  dissidences.  On  est  d'accord  sur  le  but,  on  exprime 
des  vœux  et  des  souhaits  communs,  on  a  plus  de  peine  à  s'enten- 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(Ire  sur  la  conduite  à  tenir.  Les  uns  disent  :  Commençons  par  nous 
donner;  coalisés  avec  les  états  du  nord,  nous  contraindrons  la 
Prusse  à  compter  avec  nous.  D'autres,  plus  nombreux,  leur  répon- 
dent :  —  Dieu  nous  garde  d'une  telle  imprudence  !  Commençons  par 
faire  nos  conditions  à  la  Prusse,  par  lui  demander  des  garanties,  —  à 
quoi  les  premiers  répliquent,  non  sans  raison,  qu'il  est  de  l'essence 
de  la  politique  prussienne  de  dicter  des  conditions  et  de  n'en  point 
accepter, — que  M.  de  Bismarck  croirait  acheter  à  trop  haut  prix  l'ac- 
cession des  états  du  sud,  si  elle  le  condamnait  à  modifier  sa  consti- 
tution fédérale,  cette  savante  machine  construite  pour  certaines  fins, 
et  dont  on  ne  saurait  relâcher  les  ressorts  sans  tout  compromettre. 
D'autres  enfin ,  plus  indifférons  ou  plus  naïfs ,  estiment  qu'il  faut  se 
donner  sans  conditions,  parce  que  tout  est  bien,  parce  que  la  con- 
fédération du  nord  est  une  vraie  confédération,  parce  que  la  Bavière 
et  le  Wurtemberg  n'auraient  rien  à  désirer,  si  on  leur  faisait  le  même 
sort  qu'à  la  Saxe,  dont  l'indépendance,  en  dépit  des  méchants  pro- 
pos, ne  court  aucun  danger.  Ces  naïfs,  à  la  vérité,  sont  rares  dans 
le  midi.  Du  lac  de  Constance  jusqu'aux  bords  de  l'Inn,  on  raconte 
aux  petits  enfans  l'histoire  de  Waldeck. 

Le  parti  grand-prussien  est  tenu  en  échec  dans  le  Wurtemberg 
et  la  Bavière  par  une  majorité  peu  disposée  à  transiger  avec  lui,  et 
qui  est  elle-même  une  combinaison  d'élémens  divers.  On  y  trouve 
rassemblés  et  associés  des  conservateurs  dont  le  principal  mobile 
est  le  sentiment  dynastique,  des  patriotes  qui  tiennent  à  leurs  sou- 
venirs et  à  leurs  traditions,  des  catholiques  qui  se  défient  beaucoup 
des  avances  que  leur  fait  Berlin,  des  constitutionnels  qui  ne  croient 
pas  à  la  constitution  prussienne,  des  démocrates  qui  ne  sauraient 
se  contenter  des  libertés  berlinoises.  Si  différentes  que  soient  leurs 
visées,  ces  hommes  ont  une  passion  commune  :  ils  désirent  la  chute 
de  Babylone  et  le  rétablissement  de  Jérusalem. 

Depuis  1866,  plusieurs  circonstances  ont  accru  et  renforcé  cette 
majorité.  Le  prestige  des  grandes  victoires  diminue  avec  le  temps; 
on  les  commente,  on  les  explique,  on  fait  sa  part  à  la  fortune.  Les 
sudistes  sont  frappés  aussi  de  ce  que  les  populations  annexées  res- 
tent hostiles,  de  ce  que  la  Prusse  a  quelque  peine  à  digérer  ses  con- 
quêtes. Sa  résignation  dans  l'affaire  du  Luxembourg  leur  a  fait  quel- 
que impression;  sa  politique,  jadis  étourdissante  d'audace,  leur 
paraît  plus  tâtonnante,  moins  sûre  de  son  fait.  —  On  ne  sait  plus  très 
bien  ce  que  veut  la  Prusse,  disait  un  politique  du  sud,  et  ce  qu'elle 
est  capable  d'oser.  —  Il  faut  mettre  encore  en  ligne  de  compte  la 
transformation  qu'a  subie  l'Autriche,  la  popularité  qu'elle  a  recon- 
quise par  son  libéralisme,  qui  donne  lieu  à  des  comparaisons  peu 
ilatteuses  pour  Berlin.  Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  la  sagesse  de 


LA    PRUSSE    ET    l'ALLEMAGNE.  61 

la  diplomatie  française,  qui  a  soigneusement  évité  de  donner  aux 
Allemands  du  sud  des  inquiétudes  et  des  ombrages  dont  la  Prusse 
eût  profité.  Assurément  la  France  ne  saurait  renoncer  à  s'occuper 
des  affaires  d'Allemagne  :  elle  n'est  point  absente  de  Munich;  mais 
elle  n'y  gêne  que  ceux  qui  ont  quelque  chos?  à  lui  cacher.  Discrète, 
concili;înte,  réservée,  quoique  attentive,  acceptant  loyalement  les 
faits  accomplis  et  leurs  inévitables  conséquences,  voyant  les  choses 
avec  cette  élévation  d'esprit  qui  n'a  garde  de  grossir  les  détails  et 
qui  préserve  des  tracasseries,  elle  ne  permet  point  cependant  qu'on 
oublie  qu'elle  est  là,  que  ce  qui  se  passe  l'intéresse,  et  que,  si  elle 
respecte  tous  les  droits,  elle  ne  reconnaît  à  personne  celui  de  la 
tromper.  La  révolution  pacifique,  sinon  paisible,  qui  vient  de  s'ac- 
complir à  Paris  a  contribué  également  à  diminuer  ou  à  dissiper  les 
défiances  de  l'Allemagne  à  l'endroit  de  la  France.  L'Europe  est  con- 
vaincue que  les  institutions  parlementaires  sont  une  garantie  de 
paix,  un  préservatif  contre  la  politique  d'aventures,  de  surprises  et 
de  coups  de  main.  —  H  y  a  quelques  mois  encore,  nous  écrivait  un 
Allemand,  la  France  semblait  vouée  à  jamais  au  gouvernement  per- 
sonnel, ce  qui  était  d'autant  plus  grave  qu'il  semblait  vraiment  qu'il 
n'y  eût  plus  personne.  Il  nous  paraît  prouvé  aujourd'hui  qu'il  y  avait 
quelqu'un;  mais  il  ne  nous  fait  plus  peur.  S'il  réussit  dans  ce  qu'il 
vient  d'entreprendre,  il  n'aura  plus  besoin  du  Rhin,  et  nous  n'au- 
rons plus  besoin  de  la  Prusse. 

La  réforme  militaire,  qui  fut  pour  les  états  du  sud  l'une  des  con- 
séquences les  plus  incommodes  de  la  paix  de  Prague,  est  encore  un 
de  leurs  griefs  contre  la  Prusse,  bien  qu'elle  n'en  soit  qu'indirecte- 
ment responsable.  Tant  que  subsista  l'ancienne  confédération  ger- 
manique, les  petits  et  moyens  états,  qui  vivaient  en  sûreté  sous  le 
double  protectorat  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche,  avaient  pu  se  per- 
mettre de  diminuer  leur  armée  et  d'affecter  aux  travaux  de  la  paix 
les  économies  qu'ils  opéraient  sur  les  baïonnettes.  Le  plus  admirable 
résultat  qu'aient  jamais  produit  les  viremens  budgétaires,  c'est  Mu- 
nich. Les  églises,  les  palais,  les  musées,  les  chefs-d'œuvre  de  tout 
genre  qui  en  font  une  ville  européenne,  un  lieu  de  pèlerinage  pour 
les  artistes,  sont  en  grande  partie  la  création  d'un  roi  dilettante  qui, 
pour  fournir  à  ses  nobles  plaisirs,  taillait  et  rognait  dans  le  budget 
de  la  guerre.  Il  lui  sera  beaucoup  pardonné  parce  qu'il  préférait 
une  fresque  à  une  revue.  Sadowa  et  Nikolsbourg  imposèrent  aux 
gouvernemens  du  sud  de  nouvelles  et  pressantes  nécessités,  aux- 
quelles ils  ne  pouvaient  se  dispenser  de  pourvoir.  Livrés  à  eux- 
mêmes,  ils  devaient  songer  à  leur  sûreté  et  se  rendre  assez  forts  pour 
être  pris  au  sérieux,  pour  faire,  le  cas  échéant,  respecter  de  tout  le 
monde  la  liberté  de  leurs  résolutions.  Comme  ils  avaient  prévu  par 


6*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  traités  d'alliaiice  le  cas  où  ils  s'uniraient  à  la  Prusse  pour  dé- 
fendre l'intégrité  du  territoire  allemand,  il  était  naturel  qu'en  ré- 
formant leurs  institutions  militaires  ils  prissent  modèle  sur  le  puis- 
sant allié  qui,  un  jour  peut-être,  serait  appelé  à  commander  leurs 
troupes.  Toutefois  ils  ne  pouyaient  se  dissimuler  que  l'introduction 
du  système  prussien  provoquerait  dans  les  populations  bien  des  ré- 
sistances. Les  Allemands  du  midi  savent  très  bien  que  le  service 
obligatoire  et  universel  n'est  une  institution  libérale  qu'à  la  condi- 
tion que  la  caserne  ne  garde  pas  longtemps  son  monde,  et  qu'elle  ne 
le  reprenne  que  par  intervalles;  ils  n'ignorent  point  la  différence 
qu'il  y  a  entre  une  armée  citoyenne  et  une  nation  de  soldats  (i).  Rien 
de  plus  contraire  que  le  caporalisme  à  leurs  habitudes  et  à  leurs 
goûts.  Le  maître  d'école  est  en  honneur  chez  eux;  mais,  s'ils  ne  de- 
mandent pas  mieux  que  de  se  laisser  élever,  ils  souffrent  difficile- 
ment qu'on  les  dresse,  qu'on  les  enrégimente,  qu'on  les  encadre. 
Il  leur  plaît  d'avoir  leurs  coudées  franches,  et  ils  n^  savent  respecter 
que  ce  qu'ils  aiment. 

Les  gouvernemens  du  sud  ne  purent  obtenir  l'acquiescement  des 
chambres  à  leurs  projets  de  réfonne  militaire  qu'à  la  faveur  de 
transactions,  de  compromis,  que  Berlin  leur  reproche  sévèrement. 
En  Bavière,  la  durée  du  service  fut  limitée  à  six  ans,  dont  trois  ans 
sous  les  drapeaux  pour  l'infanterie,  quatre  pour  la  cavalerie.  En- 
core les  écrivains  militaires  de  Prusse  accusent-ils  le  gouvernement 
bavarois  d'entendre  le  service  actif  autrement  qu'on  ne  le  fait  à 
Berlin,  où  on  ne  le  réduit  qu'exceptionnellement  par  des  congés;  ils 
ne  lui  pardonnent  point  non  plus  d'avoir  conseiTé  ses  règlemens 
particuliers  d'exercice  et  de  manœuvres,  d'être  resté  fidèle  à  son 
système  d'administration  militaire,  et  surtout  d'avoir  sacrifié  à  l'i- 
dole du  tiéparathme  en  préférant  au  fusil  prussien  une  arme  de  sa 
façon,  le  fusil  Werder.  «  La  Bavière,  disent-ils,  s'est  tellement 
appliquée  à  conserver  à  se&  troupes  un  caractère  particulier,  qu'au- 
jourd'hui il  n'y  a  pas  plus  de  ressemblance  entre  l'armée  bavaroise 
et  celle  du  Nordbund  qu'entre  les  armées  prussienne  et  fran- 
çaise (2).  »  Ils  ne  peuvent  adresser  au  Wurtemberg  le  même  re- 
proche; il  n'a  point  fait  difficulté  d'adopter  le  fusil  prussien,  mais 
il  a  réduit  de  trois  années  à  deux  la  durée  du  service  actif,  et  sa 
landwehr  n'existe  encore  que  sur  le  papier.  Quant  au  grand-duché 
de  Baden,  la  Prusse  n'a  qu'à  se  louer  de  lui;  il  a  fait  tout  ce  qu'on 


(1)  Un  homme  d'état  hanovrien,  Rehberg,  écrivait  au  commencement  de  ce  siècle  : 
«  La  Prusse  n'est  pas  un  pays  qui  a  une  armée,  c'est  une  armée  qui  a  un  pays,  » 

(2)  Silddeutsclips   Heerwesen  und  suddeutsche  Politik  von  einem  Norddeulschen- 
Berlin,  1809,  p.  23. 


LA   PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  63 

lui  demandait,  son  budget  l'atteste,  et  cependant,  comme  leurs  voi- 
sins, les  Badois  ont  peu  de  goût  pour  les  dépenses  improductives. 
Chose  curieuse,  chaque  année  les  chambres  badoises  expriment 
des  vœux  en  foveur  de  l'accession  du  sud  à  la  confédération  du 
nord,  et  chaque  année  elles  protestent  contre  les  dépenses  militaires 
exagérées,  et  invitent  le  gouvernement  à  réduire  de  fait  le  temps  de 
service  en  multipliant  abondamment  les  congés.  On  ne  se  régénère 
pas  en  un  jour.  A  Carisruhe  comme  ailleurs,  le  vieil  homme  sudiste 
montre  le  bout  de  l'oreille. 

L'amour  de  l'économie,  que  Mirabeau  qualifiait  de  seconde  pro- 
vidence du  genre  humain,  une  aversion  prononcée  pour  les  gros 
budgets  militaires,  une  façon  un  peu  bourgeoise,  c'est-à-dire  très 
moderne  et  très  sensée,  d'entendre  les  devoirs  de  l'état  et  le  gouver- 
nement des  peuples,  le  sentiment  que  la  prospérité  d'un  pays  fait 
plus  pour  sa  vraie  gloire  que  le  nombre  de  ses  baïonnettes,  la  haine 
instinctive  de  toutes  les  gènes  inutiles,  voilà  des  traits  communs  à 
toutes  les  populations  allemandes  du  sud,  dont  les  propensions  et 
les  habitudes  politiques  diffèrent  beaucoup  de  celles  du  nord.  La 
vie  constitutionnelle,  qui  a  pénétré  si  tard  en  Prusse  et  qui  a  tant 
de  peine  à  s'y  acclimater  qu'on  l'y  traite  encore  en  étrangère,  a 
pris  pied  depuis  un  demi-siècle  dans  l'Allemagne  méridionale;  c'est 
dire  qu'elle  y  est  déjà  une  coutume,  une  tradition.  Hem'eux  les 
peuples  qui  ont  eu  le  temps  d'acquérir  les  mœurs  et  les  préjugés 
de  la  liberté  !  Le  Wurtemberg,  où  l'autorité  du  prince  fut  presque 
toujours  tempérée  par  le  pouvoir  des  états,  possède  une  constitu- 
tion depuis  1819,  Baden  et  la  Bavière  depuis  1818.  A  l'origine,  ces 
constitutions  laissaient  sans  doute  beaucoup  à  désu'er;  elles  étaient 
un  compromis  passé  entre  les  traditions  historiques  et  les  idées  nou- 
velles, système  mixte  où  le  régime  représentatif  se  trouvait  concilié 
tant  bien  que  mal  avec  le  maintien  des  corporations,  la  sépai-ation 
des  classes,  les  distinctions  hiérarchiques  et  les  privilèges.  Toute- 
fois, si  imparfaites  qu'elles  fussent,  ces  chartes  ont  pris  racine  dans 
le  sol,  et  à  travers  bien  des  crises,  des  temps  d'arrêt,  des  réactions, 
elles  ont  porté  leurs  fruits.  Réparant  ses  défaites,  se  retrempant 
dans  ses  adversités,  la  liberté  grandissait  et  se  sentait  maîtresse  de 
l'avenir.  Depuis  dix  ans  surtout,  elle  a  fait  de  grandes  conquêtes 
dans  les  états  moyens  de  l'Allemagne;  l'esprit  moderne  y  a  renou- 
velé des  institutions  surannées,  démoli  bien  des  abus,  sapé  bien  des 
privilèges,  opéré  d'importantes  réformes  civiles,  administratives  et 
politiques.  Ce  mouvement  s'est  encore  accéléré  depuis  186(3.  Comme 
l'Auti'iche,  les  gouvernemens  du  sud  ont  pris  à  tâche  de  se  faire 
pardonner  leurs  échecs  pai*  des  concessions  libérales,  et  ils  ont 
rendu  plus  acceptable  la  réorganisation  militaire  que  leur  impo- 


6A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saient  les  circonstances  en  l'accompagnant  d'autres  réformes  plus 
populaires.  On  les  prenait  pour  des  malades  condamnés  par  leur 
médecin;  ils  étaient  bien  aises  de  prouver  qu'ils  en  appelaient. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  système  de  gouvernement  qui  prévaut 
encore  dans  l'Allemagne  du  sud  soit  le  pur  régime  parlementaire. 
Qui  dit  parlementarisme  dit  trois  choses  :  —  une  royauté  toujours 
prête  à  sacrifier  ses  préférences  et  ses  idées  personnelles  aux  oscil- 
lations de  l'opinion  publique  dont  elle  accepte  les  arrêts, — un  gou- 
vernement pris  dans  la  majorité  des  chambres  et  qui  en  est  l'ex- 
pression fidèle, —  par  suite  un  ministère  homogène  et  solidairement 
responsable.  Le  régime  parlementaire  est  au  régime  personnel  ce 
qu'est  au  dogmatisme  en  matière  de  sciences  le  système  expérimen- 
tal, qui  leur  a  rendu  de  si  grands  services.  Les  peuples  libres  font 
des  expériences,  et  la  royauté  s'y  prête  en  s' appliquant  à  en  con- 
jurer les  périls.  Si  l'expérience  réussit,  le  souverain  en  profite;  si 
elle  échoue,  il  S3  sert  des  mécomptes  de  la  nation  pour  la  ramener 
à  ses  propres  idées.  Dans  l'Allemagne  du  sud,  où  le  sentiment  dy- 
nastique a  conservé  J3  ne  sais  quoi  de  patriarcal,  la  royauté  ne  se 
croit  point  obligée  aux  sacrifices  et  aux  abstentions  qu'elle  s'impose 
en  Angleterre  et  en  Belgique.  Si  constitutionnel  qu'y  soit  le  souve- 
rain, il  y  a  en  lui  du  père  de  famille,  qui  se  fait  un  devoir,  dans  les 
cas  graves,  de  dire  hautement  ce  qu'il  pense,  ce  qu'il  redoute,  ce 
qu'il  désire,  et  de  donner  à  ses  sujets  les  avertissemens  et  les  con- 
seils que  lui  inspire  sa  prudence.  C'est  ainsi  qu'on  a  vu  dernière- 
ment, lors  de  la  discussion  des  traités,  le  roi  de  Wurtemberg  peser 
de  toute  son  influence  sur  les  députés  pour  vaincre  une  opposition 
qu'il  croyait  funeste  aux  intérêts  du  pays.  C'est  de  plus  un  principe 
reçu  dans  ces  états  que  le  choix  des  ministres  est  une  prérogative 
de  la  couronne,  ce  qui  rend  impossible  l'homogénéité  rigoureuse 
et  la  responsabilité  collective  des  ministères.  Les  Allemands,  qui  ne 
craignent  pas  les  complications,  ne  cherchent  pas  à  simplifier  la 
politique.  Ceux  du  midi  ne  sauraient  admettre  le  régime  personnel, 
ils  ne  professent  point  non  plus  dans  sa  rigueur  la  doctrine  de  la 
souveraineté  du  peuple.  Le  pied  sur  lequel  vivent  chez  eux  les  princes 
et  les  parlemens  est  un  respect  réciproque,  qui  les'  empêche  d'en- 
treprendre les  uns  sur  les  autres,  qui  résout  par  des  compromis  les 
difficultés  qui  peuvent  surgir  :  système  bien  différent  de  celui  qu'on 
voit  dans  un  pays  où  le  gouvernement  porte  des  défis  à  ses  cham- 
bres, parce  que  dans  ce  pays  il  n'y  a  de  vraiment  solide  que  l'ad- 
ministration et  l'armée,  et  que  les  libertés  octroyées  n'y  ont  encore 
qu'une  existence  précaire  et  toute  de  tolérance.  «  L'âme  de  la 
Prusse,  a  dit  récemment  un  Prussien,  est  la  royauté,  et  cette 
royauté  est  essentiellement  militaire  et  féodale...  Les  événemens 


LA   PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  65 

de  1866  ont  prouvé  qu'il  n'y  avait  de  populaire  chez  nous  que  le 
roi  et  l'année  (1).  »  Un  seul  fait  suffît  souvent  pour  définir  des 
situations.  Le  roi  Louis  de  Bavière  annonçait  dernièrement  à  ses 
chambres  que  son  gouvernement  leur  présenterait  un  projet  de  loi 
sur  la  réorganisation  de  la  garde  nationale,  «  afin  d'assurer  pour 
l'avenir  les  services  méritoires  que  la  bourgeoisie  bavaroise  a  su 
rendre  avec  un  dévoûment  digne  de  gratitude  au  maintien  de  la 
paix  et  de  l'ordre  public.  »  Une  garde  nationale  en  Prusse  !  Se  trou- 
verait-il un  Prussien  pour  la  prendre  au  sérieux? 

Le  tempérament  politique  des  Allemands  du  midi  offie  un  remar- 
quable mélange  de  féauté  dynastique  et  de  franchise  démocratique. 
La  démocratie  est  une  puissance  dans  des  contrées  naturellement 
riches,  où  la  propriété  est  divisée,  où  la  fortune  est  plus  également 
répartie  que  dans  le  nord,  où  régnent  l'esprit  communal  et  le  génie 
de  l'association.  Dans  le  système  mixte,  auquel  sont  soumis  aujour- 
d'hui les  états  du  sud,  les  droits  très  effectifs  des  parlemens  sont 
restreints  par  les  prérogatives  de  la  couronne;  mais  d'autre  part 
ces  prérogatives  ont  pour  contre-poids  une  opinion  publique  très 
vigilante,  dont  le  pouvoir  a  pour  garanties  des  élections  libres  et 
une  presse  libre.  Que  si  cette  presse  a  des  griefs  à  faire  valoir,  elle 
exprime  ses  plaintes,  ses  mécontentemens,  dans  un  langage  souvent 
acerbe,  âpre,  véhément,  parfois  grossier,  car,  s'il  est  vrai,  comme 
on  l'a  dit,  que  l'exagération  est  le  tort  commun  des  partis  sous  le 
régime  représentatif,  cela  s'applique  surtout  aux  pays  à  tendan- 
ces démocratiques.  Fortement  organisés,  les  partis  qui  divisent  le 
duché  de  Baden,  la  Bavière  et  le  Wurtemberg  n'agissent  pas  seu- 
lement par  la  presse;  l'Angleterre  et  la  Suisse  n'ont  rien  à  leur  ap- 
prendre sur  l'usage  qu'on  peut  faire  du  droit  d'association  et  de 
réunion.  Dans  les  cas  graves,  quand  une  grosse  question  est  pen- 
dante, par  voie  de  meetings,  de  pétitions,  d'adresses,  ils  organisent 
dans  les  villes  et  dans  les  campagnes  une  agilation  avec  laquelle 
les  gouvernemens  doivent  compter.  Si  les  parlementaires  purs  peu- 
vent trouver  à  redire  aux  institutions  de  l'Allemagne  du  sud,  ils 
ne  sauraient  nier  qu'elle  ne  soit  un  pays  de  forte  vie  politique,  ce 
qui  n'étonne  pas  ceux  qui  savent  qu'elle  est  un  pays  de  forte  vie 
communale.  Partout  où  la  commune  est  libre,  le  peuple  acquiert  à 
la  fois  l'habitude  et  la  faculté  de  faire  lui-même  ses  affaires. 

Quelque  vigueur  de  tempérament  que  déploient  les  partis  politi- 
ques du  sud,  ils  sont  trop  nombreux  et  trop  divisés  pour  posséder 
toute  la  puissance  d'action  à  laquelle  ils  prétendent.  Très  forts  pour 

(1)  Deutsehland  um  Neujahr  4870,  vovi  Verfasser  der  Rundschauen.  Berlin  1870. 
L'auteur  de  cette  brochure,  qui  a  fait  grand  bruit  à  Berlin,  est  l'un  des  chefs  du  vieux 
parti  prussien,  M.  do  Gerlach. 

TOME   LXXXVI.    —   1870.  5 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

empêcher  ce  qu'ils  ne  veulent  pas,  s'agit-îl  de  vouloir,  ils  se  par- 
tagent, se  décomposent,  s'affaiblissent  par  leurs  discordes  intestines. 
Il  en  faut  chercher  la  raison  dans  la  nature  de  l'esprit  allemand, 
qui  unit  au  g^oût  des  abstractions  l'esprit  de  détail  et  qui  se  résout 
difficilement  à  sacrifier  les  accessoires  à  l'essentiel.  Ajoutez  l'exces- 
sive complication  des  problèmes  depuis  1866  ot  la  difficulté  de  s'en- 
tendre à  la  fois  sur  la  question  allemande  et  sur  les  questions  inté- 
rieures. Tel  progressiste  national  se  joint  aux  démocrates  pour 
demander  certaines  réformes  civiles,  sociales  ou  politiques  ;  mais  il 
désire  l'accession  au  Nordbund,  et  cette  accession  fait  horreur  à  ceux- 
ci,  qui  s'accordent  avec  les  conservateurs  pour  réclamer  énergique- 
ment  le  maintien  du  statu  qiio.  C'est  ainsi  que  dans  les  états  du 
sud  il  est  également  difficile  de  trouver  un  parti  où  l'on  s'entende 
sur  tout  et  deux  partis  qui  ne  s'entendent  pas  entre  eux  sur  quelque 
chose.  Les  couleurs  n'existent  pas  dans  la  nature  :  elle  n'offre  au 
regard  que  des  nuances  qui  se  [lient  les]  unes  aux  autres  -par  une 
dégradation  insensible.  Tel  est  à  peu  près  l'état  des  esprits  dans 
l'Allemagne  du  sud,  ce  qui,  joint  aux  prérogatives  de  la  couronne, 
y  rend  malaisée  l'introduction  du  pur  régime  parlementaire.  Peut- 
on  demander  que  la  majorité  du  parlement  gouverne,  lorsque  le 
plus  souvent  ce  parlement  n'a  point  de  majorité,  ou  que  cette  ma- 
jorité n'a  point  de  programme  commun,  qu'unanime  aujourd'hui 
sur  une  question,  se  divisant  demain  sur  une  autre,  elle  déroute 
les  calculs  par  l'infinie  variété  de  ses  groupemens?  C'est  affaire  au 
gouvernement  de  constituer  de  son  mieux  dans  ces  chambres  flot- 
tantes un  tiars-parti,  eine  Mitlelpartei,  centre  droit  ou  centre  gau- 
che, qui  se  préoccupe  d'assurer  par  une  politique  d'accommodement 
la  bonne  marche  des  affaires.  Cette  minorité  ministérielle  prend  sur 
les  fractions  modérées  des  partis  extrêmes  l'ascendant  qu'exerce  tou- 
jours le  bon  sens,  et,  grâce  à  son  appui,  le  ministère  leur  fait  agréer 
des  transactions  qui  satisfont  la  majorité  du  pays. 

Dans  de  telles  conditions,  les  partis  sont  impuissans  à  gouverner; 
mais  les  gouvernemens  doivent  compter  sérieusement  avec  eux, 
sous  peine  de  voir  se  former  de  fortes  et  dangereuses  coalitions  qui 
les  renverseraient.  Ces  coalitions,  qui  jouent  un  grand  rôle  dans  le 
mécanisme  constitutionnel  des  états  du  sud,  ont  plus  d'une  fois  dé- 
concerté les  projets  de  la  Prusse  et  de  ses  partisans.  Que  la  question 
d'indépendance  vienne  à  se  poser,  on  voit  démocrates  et  catholiques 
se  former  en  phalanges  serrées  pour  faire  face  à  l'ennemi  commun. 
Le  parti  prussien  n'a  rien  négligé  pour  rompre  cette  redoutable  al- 
liance, il  a  usé  de  toutes  les  armes  que  pouvaient  lui  fournir  les 
événemens.  Au  priutemps  de  1869,  dans  son  grand  meeting  de 
Worms,  il  poussa  un  cri  de  guerre  contre  le  concile,  s'en  servant 
comme  d'un  épouvantail  pour  effrayer  les  libéraux  et  les  protestans 


LA   PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  67 

du  sud  et  les  jeter  dans  les  bras  de  la  Prusse.  On  espérait,  par  cette 
manœuvre,  réveiller  les  passions  religieuses  dans  le  sud;  on  se  flat- 
tait qu'en  évoquant  devant  les  populations  le  fantôme  de  l'ultra- 
monianisme,  on  leur  ferait  faire  de  salutaires  réflexions,  et  que  le 
despotisme  spirituel  de  Rome  se  chargerait  de  les  réconcilier  avec 
la  dictature  militaire  de  Berlin.  Cet  espoir  a  été  déçu.  Les  Alle- 
mands du  midi  ont  de  bonnes  raisons  pour  n'avoir  pas  trop  peur  de 
l'ultramontanisme;  bien  qu'il  s'agite  chez  eux  comme  partout,  ils 
le  savent  impuissant.  Qu'est-ce  que  le  catholicisme  jésuitique?  Une 
conception  grossière  de  la  religion,  qui  la  réduit  à  n'être  qu'un  in- 
strument de  gouvernement  et  dont  l'idéal  est  une  dévotion  machi- 
nale ou  mécanique,  de  laquelle  les  habiles  font  jouer  à  leur  gré  les 
ressorts.  Les  Allemands  sont  protégés  contre  le  jésuitisme  par  des 
défenses  naturelles.  Ils  sont  la  race  religieuse  par  excellence,  et  on 
leur  persuadera  difficilement  qu'on  peut  avoir  une  religion  sans  y 
mettre  un  peu  de  soi,  un  peu  de  son  came,  un  peu  de  ce  cœur  pen- 
sant auquel  ils  ont  donné  le  nom  de  Gemûih.  Leurs  croyances  leur 
sont  chères,  parce  qu'elles  les  aident  à  vivre;  elles  ne  sont  pas  à  la 
merci  d'une  bu'le  ou  d'un  rescrit.  Qu'était-ce  que  Luther,  ce  grand 
Allemand?  Le  tribun  de  la  conscience;  la  sienne  lui  semblait  valoir 
un  monde,  et,  la  proclamant  inviolable,  il  mettait  Rome  et  l'empe- 
reur au  défi  de  la  lui  prendre.  Au  surplus,  l'Allemagne  est  un  pays 
de  forte  culture  scientifique.  Les  jésuites  ne  seront  les  maîtres  et 
les  directeurs  du  clergé  allemand  que  lorsqu'ils  auront  détruit  les 
universités  et  les  facultés  théologiques  d'où  sont  sortis  les  Wessen- 
berg,  les  Moehler,  les  ©ollinger,  les  Hefele,  les  Haneberg,  ces  doctes 
et  vénérables  représentans  du  catholicisme  libéral. 

L'attitude  qu'a  prise  au  concile  l'immense  majorité  des  prélats 
allemands  prouve  assez  que  les  démocrates  avaient  bien  jugé  de  la 
situation,  et  qu'ils  ont  bien  fait  de  ne  pas  trop  s'émouvoir  du  meeting 
de  Worms.  Que  si  les  nationaux  leur  font  un  crime  de  se  coaliser 
avec  Rome,  ils  répondront  qu'une  coalition  est  immorale  quand 
deux  partis  font  campagne  ensemble  pour  renverser  un  gouverne- 
ment qu'ils  ne  sauraient  remplacer  sans  que  l'un  des  deux  regrette 
ce  qu'il  a  contribué  à  détruire  :  dans  de  telles  alliances,  il  y  a  tou- 
jours un  trompeur  et  une  dupe;  mais  qu'y  a-t-il  de  répréhensible 
dans  une  ligue  formée  pour' conserver  ce  qui  est,  chacun  des  deux 
partis  le  préférant  à  l'inconnu  redoutable  qu'on  lui  propose?  Lors 
des  élections  au  parlement  douanier,  catholiques,  ministériels  et 
démocrates  wurtembcrgeois  pouvaient  signer  tous ,  sans  sacrifier 
aucun  de  leurs  principes,  ce  commun  manifeste  :  «  l'accession  au 
Nordbnnd  signifie  un  surcroît  de  dépenses  annuelles  de  6  millions 
de  gulden,  un  an  de  service  de  plus,  nos  droits  constitutionnels  com- 
promis, la  liberté  de  la  parole  et  de  la  presse  mise  en  péril,  notre 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prospérité  et  notre  bonheur  menacés  par  les  charges  toujours  crois- 
santes qu'impose  au  peuple  un  gouvernement  militaire,  lequel  de- 
mande des  soldats  et  encore  des  soldats,  de  l'argent  et  toujours  de 
l'argent.  » 


III. 

Ce  qui  ajoute  aux  difficultés  de  la  question  allemande,  c'est  que 
les  deux  royaumes  et  les  deux  grands-duchés  dont  se  compose  l'Al- 
lemagne du  midi  sont  bien  liés  entre  eux  par  des  relations  d'amitié 
et  de  bon  voisinage,  par  des  traditions,  par  des  intérêts  semblables, 
mais  que  cependant  ils  diffèrent  trop  les  uns  des  au.tres  pour  pou- 
voir s'associer  et  faire  corps.  Ils  se  ressemblent  tous  en  ceci,  que 
chacun  d'eux  ressemble  fort  peu  à  la  Prusse,  et  que  le  régime  prus- 
sien, transporté  chez  eux,  choquerait  leurs  habitudes  et  leurs  idées. 
Toutefois,  si  le  voyage  est  long  de  Berlin  à  Munich,  on  voyage  aussi 
en  se  transportant  de  Munich  à  Stuttgart,  et  le  Wurtemberg  réserve 
bien  des  étonnemens  à  celui  qui  penserait  y  retrouver  les  mœurs 
et  le  tour  d'esprit  bavarois.  Si  l'on  veut  juger  impartialement  la  po- 
litique qu'ont  suivie  les  états  du  sud  depuis  1866,  il  faut  se  rendre 
compte  du  caractère  particulier  des  peuples  et  de  la  nature  des 
difficultés  qu'avait  à  surmonter  chacun  de  leurs  gouvernemens. 

Il  serait  permis,  dans  cette  revue,  de  ne  citer  Hesse-Darmstadt 
que  pour  mémoire  à  cause  de  la  situation  toute  spéciale  que  lui  ont 
faite  les  traités  en  incorporant  dans  la  confédération  du  nord  la 
partie  du  grand-duché  située  sur  la  rive  droite  du  Mein,  c'est-à-dire 
la  province  de  la  liesse  supérieure  et  les  communes  de  Kastel  et  de 
Kostheim,  soit  une  population  de  250,000  âmes  sur  800,000.  La 
province  de  Starkenbourg,  dont  Darmstadt  est  le  chef-lieu,  et  la 
Hesse  rhénane  gardaient  leur  indépendance,  mais  écornée,  amoin- 
drie et  compromise  par  des  conventions  que  le  vainqueur  avait  dic- 
tées. L'administration  des  postes  et  des  télégraphes  du  grand-du- 
ché a  passé  aux  mains  de  la  Prusse,  et  ses  troupes  font  partie 
intégrante  de  l'armée  fédérale.  Organisées  à  la  prussienne,  elles 
sont,  en  temps  de  paix  comme  en  temps  de  guerre,  sous  le  com- 
mandement du  roi  de  Prusse  avec  cette  seule  restriction,  que  la  no- 
mination des  généraux,  hormis  celle  du  commandant  divisionnaire, 
n'a  pas  besoin  d'être  sanctionnée  par  lui,  et  qu'en  temps  de  paix  il 
renonce  à  l'exercice  de  sa  juridiction  militaire.  Ajoutons  que  le 
grand-duché  a  dû  céder  Mayence  à  la  Prusse;  non-seulement  elle  y 
tient  seule  garnison,  elle  s'est  subrogée  à  tous  les  droits  qu'exer- 
çait la  confédération  germanique  à  l'égard  du  gouvernement  terri- 
torial. Ce  modus  vivendi  n'a  pas  un  caractère  strictement  juridique; 
mais  la  Prusse  a  la  possession  de  fait,  et  l'on  ne  voit  pas  trop  qui 


LA    PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  Q9 

pourrait  la  lui  contester.  La  IJesse  se  trouve  ainsi  enlacée  de  toutes 
parts  dans  un  réseau  qui  gêne  singulièrement  la  liberté  de  ses  mou- 
vemens,  une  partie  de  son  territoire  relevant  de  la  confédération  du 
nord,  et  le  reste  ne  s' appartenant  qu'à  moitié  :  situation  difficile  et 
périlleuse,  qui  semblait  faite  pour  ne  pouvoir  durer  et  qui  dure  en- 
core, grâce  surtout  à  la  patiente  ténacité  de  l'habile  président  du 
ministère  hessois,  le  baron  Dalvvigk,  dont  les  résistances  ont  plus 
d'une  fois  mécontenté  Berlin.  On  le  lui  a  fait  sentir.  Le  2/i  novembre 
18(57,  le  chancelier  fédéral  lui  adressait  une  note  amère  et  sèche 
pour  le  blâmer  de  s'être  laissé  inviter  par  la  France  à  une  confé- 
rence européenne  sur  la  question  romaine.  Au  mois  d'avril  1868, 
M.  de  Bismarck  frappa  un  second  coup;  il  se  plaignait  que  le  grand- 
duché  procédât  trop  lentement  à  la  réorganisation  de  son  armée  et 
à  l'exécution  des  trait('^s.  11  s'en  prit  au  général  divisionnaire,  le 
prince  Louis,  qui  rejeta  la  faute  sur  le  ministre  de  la  guerre.  Le  ca- 
binet Ce  Berlin  menaçait,  si  on  ne  lui  donnait  satisfaction,  de  trans- 
porter à  Gassel  les  troupes  de  la  liesse  supérieure  et  de  remplacer 
le  prince  par  un  général  de  division  prussien.  Le  prince  donna  sa 
démission.  Cette  pression,  habilement  concertée,  ne  manqua  point 
son  effet:  la  Hesse  dut  faire  son  peccavi ,  et  le  21  avril  des  officiers 
prussiens  arrivaient  à  Daimstadt  pour  y  prendre  en  main  l'adminis- 
tration militaire.  Le  ministre  de  la  guerre  avait  reçu  son  congé,  mais 
M.  Dalvvigk  est  toujours  là. 

Le  génie  français  est  rectiligne  de  sa  nature,  et  les  situations 
fausses  lui  sont  insupportables;  il  est  prêt  à  tous  les  sacrifices  pour 
en  sortir.  L'esprit  allemand  en  prend  mieux  son  parti,  il  en  fait  le 
tour,  il  en  examine  les  bons  côtés,  et  cherche  à  s'y  établir  le  plus 
commodément  possible.  A  son  obstination  naturelle,  qui  le  rend  ca- 
pable de  longues  résistances,  il  joint  le  talent  de  la  procédure,  et 
alors  même  qu'il  a  perdu  le  principal,  il  multiplie  les  incidens;  il 
plaidera  jusqu'à  ce  qu'il  ne  lui  reste  plus  rien  à  perdre.  L'histoire 
d'Allemagne  en  offre  une  foule  d'exemples,  grands  et  petits,  et  ce  qui 
se  passe  à  Darmstadt  en  est  un.  Il  semblait  que  la  population  hessoise 
ne  pourrait  supporter  longtemps  de  se  voir  partagée  par  le  Mein  en 
250,000  Allemands  du  nord  et  en  600,000  Allemands  du  sud.  La 
destinée  des  premiers  paraissant  irrévocable,  on  pouvait  croire  que 
les  seconds  ne  tarderaient  pas  à  les  rejoindre  et  à  se  fondre  avec 
eux  dans  la  confédération  du  nord.  Peut-être  l'espéi-ait-on  à  Berlin. 
C'eût  été  une  première  entorse  donnée  au  traité  de  Prague,  et  un 
tel  exemple  aurait  pu  devenir  contagieux.  Quand  la  convention  mi- 
litaire fut  présentée  au  parlement  hessois,  les  nationaux  et  quelques 
conservateurs  dç  la  seconde  chambre  se  réunirent  pour  demander 
l'accession.  Ils  faisaient  valoir  des  raisons  de  convenance,  d'utilité, 
de  nécessité  politique,  de  patriotisme  allemand ,  et  représentaient 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'au  surplus  le  principal  était  fait,  qu'il  ne  valait  guère  la  peine 
de  se  débattre  pour  conserver  un  semblant  d'indépendance.  M.  Dal- 
wigk  repoussa  énergiquement  cette  motion;  il  s'efforça  de  démon- 
trer que  les  inconvéniens  de  la  situation  n'étaient  pas  aussi  grands 
qu'on  se  plaisait  à  le  dire;  il  allégua  aussi  le  traité  de  Prague,  et 
que  l'Autriche,  consultée  par  lui,  avait  déclaré  qu'elle  prenait  au 
sérieux  l'article  h  et  la  frontière  du  Mein.  En  dépit  de  son  éloquente 
plaidoirie,  la  proposition  fut  votée  par  32  voix  contre  15  ;  mais  le 
gouvernement  avait  pour  lui  la  chambre  haute,  qui  la  rejeta  tout 
d'une  voix,  après  une  discussion  vive  où  la  politique  prussienne  fut 
traitée  sansménagement.  L'un  des  orateurs  déclara  que,  si  jamais 
il  était  forcé  de  voter  pour  l'accession,  il  attendrait  qu'un  jour  plus 
heureux  vînt  à  luire  pour  l'Allemagne,  et  qu'il  voterait  alors  des 
deux  mains  la  dissolution  du  Nordbund.  La  même  proposition  a  été 
remise  plus  récemment  sur  le  tapis  sans  plus  de  succès,  et  jusqu'à 
ce  jour  le  grand-duché  a  maintenu  obstinément  le  stalii  quo.  Les 
Hessois  n'ont  pas  encore  rempli  la  mission  que  leur  assignait  Ber- 
lin, ils  ne  se  sont  pas  faits  «  les  pionniers  de  l'unité.  »  Les  nationaux 
prussiens  s'en  prennent  à  M.  Dalwigk,  à  son  savoir-faire,  à  ce  qu'ils 
appellent  ses  intrigues  ;  en  vérité  ne  se  sont-ils  pas  appliqués  à  lui 
rendre  sa  tâche  plus  facile? 

La  Bavière,  qui  traverse  en  ce  moment  une  crise  parlementaire 
et  ministérielle  dont  l'Europe  s'occupe,  est,  par  l'étendue  de  son 
territoii'e,  le  plus  important  des  états  du  sud.  Il  y  a  des  pays  qui 
sont  en  quelque  sorte  embarrassés  de  leur  taille.  Trop  grands  pour 
accepter  des  dépendances  humiliantes  et  une  existence  de  satellite, 
pas  assez  pour  dominer  les  événemens,  ils  courent  le  risque  d'avoir 
des  prétentions  qui  excèdent  leurs  forces;  essuient-ils  des  cata- 
strophes, se  voient-ils  condamnés  aux  abaissemens  et  aux  soumis- 
sions, ils  ne  s'accommodent  pas  longtemps  de  leur  déchéance,  une 
sourde  inquiétude  les  pousse  à  recouvrer  leur  rang  par  de  nouvelles 
entreprises.  L'histoire  des  derniers  siècles  nous  montre  la  Bavière 
tantôt  entraînée  par  les  passions  religieuses  dans  l'orbite  de  l'Au- 
triche et  gravitant  autour  d'elle,  tantôt  sentant  le  péril  de  cette  al- 
liance et  s'appuyant  sur  la  Prusse' pour  résister  aux  menaçantes 
convoitises  des  Habsbourg,  tantôt  liant  à  deux  reprises  partie  avec 
la  France,  dont  l'amitié  lui  fut  utile,  mais  risqua  de  lui  devenir 
fatale,  ou  bien  enfin  visant  à  jouer,  dans  le  sein  de  la  confédération 
germanique,  un  rôle  proportionné  à  son  importance,  s'efforçant  de 
grouper  autour  d'elle  les  états  secondaires  de  l'Allemagne  et  cares- 
sant des  rêves  de  triade  que  les  événemens  ont  jusqu'ici  condam- 
nés. Dans  les  diverses  péripéties  de  cette  politique  oscillante,  qui 
essayait  de  tout,  la  Bavière  a  connu  les  extiémités  des  choses  hu- 
maines. Maximilien-Emmanuel ,  pour  avoir  épousé  la  cause  de  la 


LA   PRUSSE    ET   L' ALLEMAGNE.  7i 

France  dans  la  guerre  de  succession,  fut,  après  la  bataille  d'Hoch- 
stett,  mis  au  ban  de  l'empire  et  ne  rentra  dans  ses  droits  qu'après 
la  paix  de  Baden.  Son  successeur,  le  fameux  Charles  YII,  conquit 
l'Autriche  et  ceignit  la  couronne  impériale;  mais,  par  un  revers  de 
fortune,  il  perdit  du  même  coup  et  l'empire  et  la  Bavière.  La  paix 
de  Fussen  la  rendit  à  son  fils.  Plus  tard,  quand  Maximilien-Joseph 
fut  mort  sans  enfans  et  que  le  chef  de  la  branche  cadette  de  la  mai- 
son palatine,  Charles-Théodore,  fut  appelé  à  recueillir  son  héri- 
tage, l'Autriche  étendit  de  nouveau  la  main  sur  cette  proie,  et  ce 
fut  l'intervention  prussienne  qui  sauva  la  Bavière.  L'alliance  fran- 
çaise devait,  au  commencement  de  ce  siècle,  l'ériger  en  royaume; 
cet  honneur  l'eût  perdue,  si  elle  n'eût  sacrifié  à  la  fortune  et  acheté 
par  un  brusque  retour  l'indulgence  des  vainqueurs  de  Leipzig.  C'est 
ainsi  qu'on  a  vu  la  Bavière  guettant  d'un  œil  inquiet  les  occasions, 
cherchant  à  tâtons  sa  destinée  sur  tous  les  chemins  de  l'Europe,  et 
tour  à  tour  croyant  la  tenir,  ou  réduite  à  disputer  son  existence. 
«  Certaines  gens,  a  dit  un  homme  d'état,  s'imaginent  que  la  Bavière 
ne  représente  rien.  Elle  a  échappé  à  tant  de  chances  de  destruction, 
elle  existe  depuis  si  longtemps,  qu'il  faut  bien  qu'il  y  ait  de  bonnes 
raisons  pour  cela.  » 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  ses  relations  avec  l'étranger  que  la 
Bavière  a  des  choix  à  faire  et  que  ces  choix  l'embarrassent.  Sa  situa- 
tion intérieure  présente  des  difficultés  qui  ne  peuvent  être  surmon- 
tées que  par  un  gouvernement  habile,  dont  la  main  soit  à  la  fois 
ferme  et  légère.  Pays  essentiellement  agricole  et  catholique,  la  Ba- 
vière, avec  le  temps,  est  devenue  autre  chose  encore;  elle  se  com- 
pose aujourd'hui  d'élémens  distribués  à  doses  inégales  dans  les  di- 
verses parties  de  son  territoire  et  réfractaires  les  uns  aux  autres. 
Ses  villes  industrieuses  et  commerçantes  renferment  une  bourgeoisie 
riche,  éclairée,  ouverte  à  toutes  les  idées  modernes;  elle  a  trois  uni- 
versités,—  et  dans  le  nombre  l'une  des  plus  prospères  et  des  plus 
fréquentées  de  l'Allemagne;  un  quart  de  ses  5  millions  d'habitans 
professe  la  religion  protestante,  répandue  surtout  en  Franconie  et 
dans  le  Palatinat.  Le  parti  bourgeois,  jaloux  d'assurer  à  la  Bavière 
toutes  les  institutions  et  les  garanties  libérales,  forme  des  groupes 
épars  au  milieu  d'une  vaste  population  agricole,  qui  se  dérobe  à  son 
influence  et  dont  les  intérêt-s  sont  absolument  opposés  aux  siens. 
Pour  mesurer  la  distance  qu'il  y  a  des  idées  de  cette  classe  moyenne 
à  celles  de  ce  peuple  des  campagnes,  il  suffit  de  parcourir  un  nu- 
méro de  la  Gazette  d'Augsbourg^  qui,  à  travers  les  vicissitudes  de 
sa  politique,  est  demeurée  l'un  des  organes  les  plus  éclairés  de  l'es- 
prit moderne  en  toutes  choses,  et  de  lire  ensuite  l'un  de  ces  petits 
carrés  de  papier  qui  s'impriment  à  Munich  et  dans  lesquels  un  bon 
sens  gausseur  ou  des  préjugés  surannés  s'adressent,  dans  le  langage 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  peut  comprendre,  à  un  public  de  villageois.  Un  peu  lourd  de 
tempérament,  rude  d'écorce  et  de  manières,  assez  instruit  pour  mê- 
ler un  peu  de  raisonnement  à  ses  préventions  et  à  ses  instincts,  or- 
ganisé en  associations  puissantes  qui  couvrent  tout  le  pays  de  leur 
réseau,  vivant  sur  une  terre  grasse  et  fertile  qui  récompense  abon- 
damment les  sueurs  de  l'homme,  et  dans  un  pays  où  il  y  a  du  bon- 
heur, le  paysan  bavarois  est  très  attaché  à  ses  habitudes,  à  ses  sou- 
venirs :  il  est  conservateur  avec  passion.  L'esprit  moderne  l'inquiète, 
le  trouble,  parce  qu'il  se  présente  à  lui  sous  les  traits  de  la  bureau- 
cratie et  que  les  bureaux  sont  ses  plus  grands  ennemis.  La  liberté, 
telle  qu'il  l'entend,  est  celle  qui  le  soustrait  autant  que  possible  au 
contrôle  et  aux  tracasseries  de  cet  être  invisible  qu'on  nomme  l'état, 
lequel  n'entre  guère  en  conversation  avec  lui  que  pour  lui  demander 
de  l'argent,  lai  intimer  des  ordres  ou  lui  signifier  des  défenses.  11 
n'obéit  volontiers  qu'à  certaines  autorités  qu'il  peut  aimer,  parce 
qu'elles  ont  un  visage,  ou  parce  qu'il  sait  nettement  k  quoi  elles 
servent  :  son  roi,  sa  commune,  son  curé.  Voilà,  dans  sa  pensée,  les 
rouages  qui  font  aller  le  monde.  Les  lois  et  les  fonctionnaires  sont 
des  inventions  bourgeoises;  quand  ses  meneurs  veulent  lui  échauf- 
fer la  tête,  ils  lui  représentent  que  le  gouvernement  dont  il  se  plaint, 
qui  lui  augmente  chaque  année  sa  cote,  est  un  gouvernement  de 
lK)urgeois.  Ce  mot  dit  tout;  il  n'en  demande  pas  davantage,  il  sait 
ce  qu'il  doit  faire  et  comment  il  doit  voter. 

La  Bavière  est  l'un  des  pays  où  le  clergé  a  conseiTé  le  plus  long- 
temps ses  privilèges  et  son  omnipotence.  Livrée  aux  jésuites,  lors- 
que le  joséphisme  vint  à  régner  en  Autriche,  elle  se  gara  de  cette 
contagion,  sa  foi  demeura  vierge  et  incorruptible.  Ce  fut  l'électeur- 
roi  Maximilien-Joseph  qui,  le  premier,  revendiqua  les  droits  de  la 
société  civile.  En  1817  et  1818,  la  Bavière  reçut  tout  à  la  fois  une 
constitution  et  un  concordat.  Une  lutte  sourde  s'engagea  entre  les 
deux  puissances,  lutte  mêlée  d'alternatives  diverses.  Tantôt  l'état 
concédait  trop,  tantôt  il  faisait  prévaloir  avec  ses  intérêts  ceux  de  la 
science,  de  la  tolérance  et  de  la  civilisation.  Depuis  dix  ans  surtout, 
il  a  fait  des  pas  décisifs  ;  il  lui  serait  difficile  de  retourner  en  ar- 
rière. Quand  le  clergé  ne  peut  plus  disposer  de  l'état,  qu'il  n'a  plus 
le  gouvernement  à  sa  dévotion,  il  se  fait  peuple.  C'est  à  quoi  il 
a  réussi  en  Bavière  plus  encore  qu'ailleurs.  S'appuyant  sur  le 
paysan,  épousant  ses  passions,  lui  parlant  sa  langue,  qu'il  savait 
de  naissance,  il  s'est  fait  le  représentant  de  ses  instincts  à  la  fois  con- 
servateurs et  démocratiques,  de  son  aversion  pour  le  régime  bour- 
geois. Sans  laisser  dormir  dans  leur  fourreau  les  vieilles  armes  ecclé- 
siastiques, il  s'en  est  forgé  de  nouvelles  ;  il  a  usé  avec  habileté  de 
tous  les  moyens  d'agitation  inventés  par  la  démocratie,  la  pressa,  les 
assemblées,  les  associations.  Le  clergé  bavarois  constitue  aujour- 


LA    PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  73 

d'hui  une  sorte  de  tribunal  en  soutane,  passé  maître  dans  l'élo- 
quence populaire,  et  agissant  en  même  temps  par  le  confessionnal 
et  par  le  journal.  Les  événemens  de  1866  l'ont  servi  à  merveille. 
Il  a  su  exploiter  l'attachement  du  pays  à  son  indépendance,  les  anti- 
pathies que  le  nom  prussien  inspire  au  patriotisme  bavarois,  les  dé- 
fiances du  peuple  des  campagnes,  son  humeur  soupçonneuse,  qui 
découvre  partout  des  machinations  et  des  trames.  S'emparant  de  ces 
inquiétudes,  les  fomentant  et  les  envenimant,  incriminant  les  inten- 
tions, dénonçant  avec  acrimonie  et  les  actes  du  pouvoir  et  les  ar- 
rière-pensées qu'il  lui  imputait,  —  de  tous  ces  griefs,  les  uns  plus  ou 
moins  fondés,  les  autres  chimériques,  il  a  composé  un  volumineux 
dossier  où  il  puise  à  pleines  mains  dans  les  jours  d'élections.  Il  est 
donc  pour  quekfue  chose  dans  l'organisation  de  ce  parti  patriote 
qui  possède  aujourd'hui  la  majorité  dans  les  chambres,  et  qu'on 
désigne  à  tort  en  France  et  ailleurs  sous  le  nom  de  pai'ti  ultrauion- 
tain.  Les  conservateurs  ou  patriotes  bavarois,  qui  ont  à  leur  tête  des 
hommes  éclairés  et  de  grande  valeur,  sont  moins  un  parti  qu'une 
coalition,  et  cette  coalition  se  recrute  dans  toutes  les  classes.  A  côté 
des  champions  du  Syllabiis  et  de  la  curie,  on  y  trouve  des  hommes 
de  gouvernement,  des  catholiques  libéraux,  presque  tous  les  ortho- 
doxes protestans.  L'intérêt  commun  est  la  conservation  de  la  Ba- 
vière ;  mais  les  uns  estiment  qu'il  est  des  progrès  et  des  change- 
mens  conciliables  avec  cette  conservation;  d'autres,  incapables  de 
ces  distinctions,  s'attachent  à  tout  conserver,  craignant  que  la  mu- 
raille ne  s'écroule,  si  on  en  détache  une  pierre;  d'autres  encore 
s'occupent  moins  de  sauver  la  patrie  que  de  faire  leurs  propres 
affaires,  et,  avides  du  pouvoir,  ils  comptent  que  les  patriotes  vou- 
dront bien  leur  tenir  l'échelle.  L'indépendance  nationale  est  le  mot 
d'ordre  commun  du  parti  ;  mais  ce  qui  pour  la  plupart  est  le  but, 
pour  quelques-uns  n'e&t  qu'un  moyen,  et  le  paysan  est  leur  instru- 
ment (1). 

Si  on  en  jugeait  par  sa  lourdeur  apparente,  par  son  indolence 

(1)  Il  est  permis  de  douter  que  la  majorité  des  paysans  ha\  arois  soient  ultramontains. 
En  tout  cas,  les  définitions  tliéologiques  sont  le  moindre  de  leurs  soucis;  ils  n'entrent 
pas  dans  le  détail,  ils  voient  les  choses  en  gros.  Dans  la  séance  du  3  février  dernier 
de  la  chambre  des  députés  de  Bavière,  l'un  des  roprésentans  de  la  droite,  M.  Hafen- 
briidl ,  a  déclaré  qu'il  était  faux  que  les  associations  de  paysans  ou  Bauenwereine 
fussent  au  service  de  Rome  et  des  jésuites,  que  leur  mot  d'ordre  était  :  Dieu,  le  roi  et 
la  patrie.  «  Dites  aux  paysans,  s'est-il  écrié,  que  la  Bavière  doit  devenir  une  province 
romaine,  et  vous  verrez  comme  ils  feront  volte-face.  »  Répondant  ensuite  à  ceux  qui 
lui  rrprnchaient  d'être  allé  pendant  la  période  électorale  à  la  cliasse  du  paysan,  auf  den 
Bauernfang  :  «  Nos  paysans  ne  sont  pas  si  faciles  à  attraper  que  vous  croyez,  ajouta 
l'honorable  député.  Essayez  de  cette  chasse,  il  est  probable  que  vous  en  reviendrez 
bredouille.  La  grosse  affaire  pour  le  paysan,  avant  de  se  laisser  prendre,  c'est  de  Ka\oir 
qui  est  le  chasseur.  » 


Ih  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

habituelle,  on  pourrait  croire  que  la  grande  occupation  du  Bavarois 
est  d'exister  et  de  se  sentir  exister.  Pourquoi  ne  jouirait-il  pas  de 
la  vie?  Il  n'a  pas  à  se  plaindre  de  son  lot  dans  ce  monde.  Toutefois 
sous  ce  flegme  couveat  des  passions  mal  endormies  et  de  véritables 
fougues  politiques.  Il  y  a  dans  le  Bavarois  le  plus  placide  un  élec- 
teur primaire  qui  a  la  tête  près  du  bonnet,  et  ses  longues  tranquil- 
lités sont  interrompues  par  des  fièvres  électorales  à  tout  consumer. 
Heureusement  il  n'y  a  pas  d'inquiétude  à  avoir  pour  la  maison;  elle 
est  bâtie  à  chaux  et  à  sable.  Au  demeurant,  dans  les  pays  libres, 
les  agitations  de  la  vie  publique  ne  sont  pas  un  mal;  elles  sont  tout 
au  plus  l'un  des  inconvéniens  nécessaires  de  la  liberté.  Ceux  qui 
les  maudissent  ou  qui  les  redoutent  doivent  se  chercher  un  maître 
et  le  charger  de  vouloir  pour  eux.  Il  n'est  pour  la  Bavière  qu'un 
danger  sérieux;  ses  hommes  d'état  doivent  veiller  à  ce  que  la  lutte 
des  partis  ne  dégénère  pas  en  une  lutte  de  classes,  et  la  q.uestion 
politique  en  une  question  sociale.  La  bourgeoisie  bavaroise  est  trop 
nombreuse,  trop  influente,  et  ses  idées  sont  trop  d'accord  avec 
celles  du  siècle  pour  qu'elle  ne  les  impose  pas  à  son  gouvernement; 
mais  il  doit  tenir  grand  compte  des  instincts  et  des  préventions  po- 
pulaires. Joseph  de  Maistre  disait  qu'il  ne  suffît  pas  d'aimer  son 
prochain  comme  soi-même,  qu'il  faut  l'aimer  comme  il  désire  qu'on 
l'aime  :  grande  maxime  à  l'usage  des  gouvernans.  Il  ne  suffit  pas  de 
bien  gouverner  les  peuples,  il  faut  leur  faire  aimer  leur  gouverne- 
ment et  les  apprivoiser  avec  la  raison  en  l'accommodant  à  leurs 
goûts.  Pour  que  le  progrès  devienne  populaire  en  Bavière,  il  faut 
que  le  progrès  se  fasse  bavarois.  En  un  mot,  la  Bavière  est  peut- 
être  le  pays  où  le  doctrinarisme  bourgeois  offre  le  plus  de  danger, 
où  la  politique  de  transaction  et  de  bon  sens  pratique  est  le  plus 
nécessaire. 

Le  prince  Hohenlohe,  qui  entra  dans  les  affaires  le  31  décembre 
1866,  fut  condamné  par  la  nécessité  à  un  début  malheureux;  il  dut 
proposer  aux  chambres  cette  réforme  militaire  à  laquelle  le  Bavarois 
a  peine  à  s'accoutumer.  —  Gela  explique  en  quelque  mesure  l'écho 
qu'ont  pu  trouver  dans  le  pays  les  accusations  passionnées  auxquelles 
sa  politique  est  en  butte,  bien  qu'envisagée  en  elle-mêms,  cette  po- 
litique, dont  il  n'a  jamais  dévié,  soit  celle  que  conseillaient  les  cir- 
constances à  un  esprit  réfléchi,  à  une  intelligence  élevée.  Se  posant 
en  modérateur  des  partis,  réprouvant  également  les  impatiences  de 
la  gauche  progressiste  et  les  inquiétudes  exagérées  de  l'extrême 
droite  patriote,  le  prince  Hohenlohe  a  toujours  déclaré  d'une  part 
que  l'indépendance  de  la  Bavière  serait  le  premier  intérêt  de  son 
gouvernement,  et  qu'il  ne  conseillerait  jamais  à  son  pays  de  solli- 
citer son  entrée  dans  la  confédération  du  nord,  dont  les  institutions 
lui  semblaient  inconciliables  avec  les  droits  de  souveraineté  des  états. 


LA    PRUSSE    ET    l'ALLEMAGNE.  75 

D'autre  part,  il  représentait  aux  conservateurs  que,  pour  un  pays 
tel  que  la  Bavière,  l'isolement  est  une  situation  fâcheuse  et  à  la  lon- 
gue insupportable,  que  ce  droit  qu'elle  tenait  de  la  paix  de  Prague 
de  choisir  ses  alliances  était  d'un  usage  dangereux,  qu'elle  devait 
faire  non  pas  de  la  grande  politique  ni  de  la  politique  européenne, 
mais  de  la  politique  allemande,  qu'en  cherchant  son  point  d'appui 
dans  une  puissance  étrangère,  elle  blesserait  le  sentiment  national 
et  s'exposerait  à  de  redoutables  complications,  que  les  engagemens 
souscrits  à  Nikolsbourg  étaient  les  seuls  compatibles  avec  le  véri- 
table intérêt  bavarois.  Concilier  le  légitime  désir  de  s'appartenir, 
de  rester  soi,  avec  l'observation  loyale  des  traités  et  le  maintien  de 
bonnes  relations  entre  la  Prusse  et  la  Bavière,  tel  a  été,  pendant  ces 
trois  années,  le  programme  du  prince  Hohenlohe.  Dans  sa  politique 
intérieure,  le  prince  est  parti  de  ce  principe,  que  de  sages  progrès 
sont  la  meilleure  sauvegarde  de  l'indépendance  de  la  Bavière,  et 
toutes  les  lois  qu'il  a  présentées  aux  chambres  touchant  la  liberté 
d'industrie,  le  mariage,  les  associations,  la  réforme  judiciaire,  sont 
des  lois  de  progrès,  destinées  les  unes  à  garantir  les  droits  de  l'état, 
les  autres  à  supprimer  de  vieilles  institutions  et  de  vieux  règlemens 
qui  ne  répondent  plus  aux  besoins  d'activité  et  de  libre  expansion 
des  sociétés  modernes  (l). 

Le  seul  reprocha  qu'on  puisse  adresser  à  la  politique  honnête  et 
éclairée  du  ministère  bavarois,  c'est  qu'il  a  donné  prise  à  ses  adver- 
saires par  des  imprudences,  des  précipitations,  par  un  certain  luxe 
de  mouvemens  et  de  démarches  propres  à  exciter  des  inquiétudes. 
Il  n'a  rien  fait  de  mauvais,  mais  il  a  trop  fait ,  et  pour  un  gouver- 
nement toute  action  superflue  est  une  faute.  11  s'est  attiré  un  échec 
en  proposant  une  loi  scolaire  qui  dérobait  l'école  à  la  surveillance 
du  clergé,  et  qui,  excellente  en  soi,  devançait  les  temps,  choquait 
bien  des  catholiques  modérés,  et  avait  peut-être  ce  défaut  suprême 
d'être  impraticable.  Poursuivant  au  dedans  une  politique  vraiment 
libérale,  il  s'est  trop  préoccupé  de  petits  incidens  qu'il  aurait  dû 
ignorer;  il  a  trop  prodigué  les  circulaires,  les  adresses,  les  avertis- 
semens  au  pays.  Il  a  eu  le  tort  que  le  Christ  reprochait  h  Marthe, 
il  s'est  occupé  et  inquiété  de  trop  de  choses.  Dans  sa  politique  exté- 
rieure, il  a  commis  la  faute  de  ne  pas  s'en  tenir  à  ce  qui  était  net, 
précis  et  pratique.  Il  a  compliqué  son  programme  de  regrets  et 

(1)  On  peut  s'étonner  que  le  ministère  bavarois  n'ait  pas  proposé  une  loi  de  réforme 
électorale.  La  Bavière  élit  sa  chambre  des  députés  par  un  système  d'élection  à  deux 
degrés;  d'autre  part,  elle  nomme  par  le  suffrage  universel  ses  députés  au  parlement 
douanier.  Utie  telle  anomalie  semble  ne  pouvoir  durer;  mais  l'épreuve  qui  a  été  faite 
en  1868  du  suffrage  universel  a  démontré  qu'il  était  une  arme  puissante  entre  les  mains 
du  parti  patriote.  Le  système  bourgeois  par  excellence ,  celui  qui  garantit  le  mieux 
l'influence  des  classes  moyennes,  est  l'élection  directe  avec  un  cens.  Ce  n'était  pas  une 
chose  à  proposer,  le  pays  n'en  voudrait  pas.  Cette  grave  difficulté  réclame  sa  solution. 


76  REVUE  DES  DEUX  MOXDES. 

d'aspirations  dont  il  était  inutile  d'entretenir  les  chambres,  puis- 
qu'on n'avait  rien  à  leur  proposer.  On  leur  a  trop  souvent  répété 
que  l'isolement  compromettait  l'existence  du  pays,  qu'on  avait  hâte 
de  trouver  un  moyen  de  renouer  le  lien  fédéral  de  l'Allemagne  et 
de  sortir  du  provisoire  alarmant  où  l'on  vivait.  Il  faut  savoir  subir 
le  provisoire  et  attendre  les  occasions  ;  ce  n'est  pas  en  en  parlant 
qu'on  les  fait  naître.  Le  prince  Hohenlohe  a  un  idéal,  lequel  assuré- 
ment est  très  avouable.  Il  a  la  fibre  allemande,  il  est  très  attaché  à 
l'unité  nationale,  et  il  serait  étrange  qu'on  lui  en  fît  un  crime.  II 
déplore  la  politique  d'annexion  qui  a  brisé  le  faisceau  de  la  famille 
allemande,  et,  s'il  ne  tenait  qu'à  lui,  la  Prusse  aurait  déjà  restitué  ses 
conquêtes,  et  s'en  dédommagerait  par  l'hégémonie  de  l'Allemagne. 
D'un  autre  côté,  il  s'inquiète  de  sentir  derrière  lui  une  Autriche 
détachée  des  intérêts  germaniques,  et  qui,  en  toute  question  qui  se 
présentera,  ne  prendra  conseil  que  de  sa  propre  sûreté.  Ne  pouvant 
supprimer  les  traités  de  Prague,  ni  défaire  ce  qu'a  fait  la  Prusse,  le 
programme  d'avenir  qu'il  caresse,  qu'il  a  souvent  exposé  dans  un 
noble  langage,  peut  se  résumer  ainsi  :  —  union  fédérative  entre  les 
états  du  sud,  entente  cordiale  entre  ces  états  et  la  confédération  du 
nord  et  règlement  commun  des  affaires  communes,  réconciliation  et 
alliance  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche.  —  Mais  aujourd'hui  encore  ce 
programme  n'est  qu'un  rêve,  et,  en  y  revenant  si  souvent,  on  cou- 
rait le  risque  d'alarmer  inutilement  le  pays,  de  lui  faire  croire  que 
ces  plans  d'avenir  étaient  déjà  en  voie  d'exécution,  qu'outre  les 
traités  militaires  et  douaniers,  on  en  avait  fait  un  autre  auquel  on 
cherchait  à  le  préparer  :  soupçons  injustes  qu'une  déclaration  royale 
vient  de  condamner,  mais  que  les  animosités  et  les  jalousies  ont  su 
exploiter.  Que  reprochent  ses  ennemis  au  prince  Hohenlohe?  Non  des 
actes,  mais  des  arrière-pensées  et  des  intentions,  ou,  pour  parler 
bavarois,  sein  tendenzioses  Schajfen  und  Ilandhahen.  Or  il  ne  sert 
de  rien  à  un  gouvernement  d'avoir  des  tendances  ;  elles  le  compro- 
mettent en  pure  perte. 

L'espérance  du  prince  Hohenlohe  était  que  le  parti  sur  lequel  il 
s'appuyait  rallierait  à  lui  peu  à  peu  les  esprits  modérés  de  la  droite 
et  de  la  gauche.  Il  n'en  fut  rien,  le  ministère  vit  son  corps  d'armée 
s'affaiblir,  se  disperser  et  se  fondre.  Les  élections  du  printemps  de 
1869  donnèrent  à  la  Bavière  une  chambre  où  les  patriotes  et  les 
progressistes  se  balançaient,  et  où  le  tiers-parti  ne  formait  qu'une 
infime  minorité.  On  sait  l'étrange  spectacle  que  donna  cette  chambre 
quand  elle  voulut  constituer  son  bureau  et  choisir  son  président. 
Deux  partis  exactement  égaux  luttèrent  front  contre  front  dans  sept 
votations  successives  sans  qu'il  se  fit  aucune  défection  d'un  côté  ou 
de  l'autre,  —  rare  exemple  de  discipline  et  d'opiniâtreté.  En  vain  le 
prince  Hohenlohe  interposa  ses  bons  offices  pour  concilier  cet  inso- 


LA    PRUSSE    LT   L  ALLEMAGNE.  77 

lubld  différend  et  ménager  un  accommodement;  il  fallut  dissoudre 
cette  chambre  impossible  et  en  appeler  au  pays.  La  dissolution 
n'ayant  point  été  provoquée  par  une  question  de  cabinet,  le  minis- 
tère aurait  dû  garder  une  stricte  neutralité;  quel  que  fût  le  résultat 
du  scrutin,  il  n'aurait  point  eu  de  part  dans  la  défaite.  Il  eut  le  tort 
de  remanier  les  circonscriptions  électorales,  et  il  paie  aujourd'hui 
cette  imprudence.  Les  patriotes  sortirent  de  la  lutte  vainqueurs, 
très  échauffés  et  disposés  à  pousser  jusqu'au  bout  les  conséquences 
de  leur  victoire.  Dans  le  remarquable  discours  que  prononça  le  roi 
Louis  à  l'ouverture  de  la  session,  il  engagea  les  partis  à  la  concilia- 
tion et  à  la  concorde.  Les  deux  chambre-s  lui  ont  répondu  par  des 
adresses  qui  renferment  un  vote  de  méfiance  pour  le  ministère,  et 
le  jeune  roi  en  a  marqué  son  déplaisir;  ce  vote  lui  a  paru  porter  at- 
teinte à  sa  prérogative.  Il  lui  en  coûte  de  se  séparer  d'un  ministre 
qui  a  sa  confiance;  il  sent  d'ailleurs  qu'une  politique  prudente  est 
la  seule  qui  convienne  à  la  Bavière  dans  la  situation  délicate  et  trou- 
blée da  l'Allemagne,  qu'une  rupture  avec  la  Prusse  ou  tout  éclat 
fâcheux  pourrait  avoir  d'inquiétantes  conséquences,  et,  bien  qu'il 
lui  fût  aisé  de  trouver  un  ministère  à  sa  convenance  dans  les  rangs 
des  patriotes,  qui  ont  beaucoup  d'hommes  à  lui  proposer,  il  redoute 
la  queue  du  parti,  ses  fins  secrètes  et  ses  menées  occultes. 

Il  est  une  réponse  à  faire  aux  exagérés  qui  accusent  le  prince 
Hohenlohe  de  trahir  les  intérêts  bavarois  et  de  livrer  la  Bavière  à 
la  Prusse.  Le  discours  de  la  couronne  reproduit,  quant  au  fond,  le 
programme  qu'il  n'a  cessé  de  proposer  et  de  défendre,  et  ce  dis- 
cours a  excité  à  Berlin  un  vif  mécontentement.  Toutefois,  dans  l'in- 
térêt du  régime  constitutionnel,  il  est  désirable  que  l'injustice  des 
chambres  bavaroises  ait  gain  de  cause.  Quelque  sympathie  qu'on 
ressente  pour  un  homme  d'état,  on  ne  saurait  lui  souhaiter  un  suc- 
cès que  lui  reprocherait  sa  conscience  politique.  En  définitive  la  vic- 
toire des  institutions  tourne  au  profit  de  tout  le  monde,  et  même 
des  vaincus.  Le  prince  Hohenlohe  peut  se  dire  que  l'opinion  publi- 
que se  ravisera,  que  tôt  ou  tard  son  pays  aura  besoin  de  ses  ser- 
vices et  devra  revenir  à  une  politique  modérée  et  libérale,  à  laquelle 
on  ne  peut  reprocher  que  de  s'être  trop  agitée  et  de  représenter  la 
raison  sans  en  avoir  tout  le  sang-froid. 

IV. 

Parler  du  Wurtemberg,  c'est  parler  de  l'un  des  pays  les  plus 
prospères  et  les  plus  libres  qui  soient  au  monde.  C'est  parler  aussi 
de  l'état  qui  représente  avec  le  plus  d'énergie  les  deux  passions 
communes  à  toute  l'Allemagne  du  midi,  un  attachement  égal  à  la 
petite  et  ta  la  grande  patrie.  Un  Prussien  a  dit  du  Wurtembergeois 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  ne  connaissait  que  deux  choses,  la  Souabe  et  le  ciel.  Cette 
boutade  ne  porte  point.  Le  Wurtembergeois  ne  peut  séparer  dans 
ses  rêves  la  conservation  du  Wurtemberg  et  le  rétablissement  de  la 
grande  Allemagne.  11  se  sent  à  la  fois  très  Souabe  et  très  Allemand. 
Et  quelle  province  a  donné  davantage  à  la  commune  patrie,  a  fait 
produire  au  génie  germanique  plus  de  fruits  exquis  et  savoureux? 
Si  le  Souabe  aime  trop  l'Allemagne  pour  se  réconcilier  avec  la  paix 
de  Prague,  il  est  trop  libéral  pour  se  donner  à  M.  de  Bismarck;  il 
craindrait  que  le  remède  ne  fût  pire  que  le  mal.  C'est  à  ce  double 
titre  que  Stuttgart  est  le  foyer  de  la  résistance  à  la  Prusse  et  qu'il 
a  mérité  d'être  surnommé  l' anti-Berlin. 

S'il  est  vrai  que  la  santé  soit  l'équilibre,  le  Wurtemberg  est  aussi 
l'un  des  pays  de  ce  monde  qui  se  portent  le  mieux.  On  n'en  trouve 
guère  qui  visent  davantage  à  cet  idéal  de  la  civilisation  complète 
où  aucun  intérêt  n'est  sacrifié.  Pays  d'agriculture  et  d'industrie,  de 
démocratie  et  de  classes  moyennes  instruites  et  influentes,  de  liberté 
municipale  et  d'excellente  administration,  d'enseignement  popu- 
laire et  de  haute  culture  scientifique,  il  n'est  pas  de  société  mieux 
pondérée  et  qui  s'applique  davantage  à  se  développer  dans  tous  les 
sens.  Nulle  part  l'instruction  n'est  plus  répandue  et  ne  répond  mieux 
à  tous  les  besoins;  l'éducation  va  chercher  tout  le  monde  en  Wur- 
temberg, mais  elle  respecte  la  naturel,  elle  ne  lui  fait  point  faire 
pénitence.  Le  Souabe  possède  ce  qui  est  rare  dans  le  nord  :  l'aban- 
don, l'expansion,  la  vivacité,  le  charme,  et  sa  capitale  s'en  ressent; 
elle  n'est  pas  la  plus  belle  des  résidences  allemandes,  elle  en  est  la 
plus  charmante.  Ce  naturel  qui  résiste  à  tout  est  aussi  la  qualité 
souveraine  des  poètes  et  des  écrivains  souabes,  arbres  à  qui  les  so- 
leils du  midi  ont  permis  de  croître  et  de  mûrir  en  plein  vent  sans 
avoir  à  subir  la  gênante  discipline  dà  l'espalier.  Ouverts  à  toutes 
les  influences,  à  toutes  les  idées,  ces  poètes  n'ont  pas  à  craindre  de 
cesser  d'être  eux-mêmes.  Qu'est-ce  que  Schiller?  Un  Souabe  qu'a 
greffé  la  Grèce  et  qui  a  humé  les  vents  orageux  de  la  révolution 
française.  Le  passé,  le  présent,  son  cœur  a  tout  fondu  dans  une 
harmonie  forte  à  la  fois  et  délicieuse.  Il  n'est  pas  d'écrivain  qui  soit 
plus  homme;  bien  habile  qui  distinguerait  son  génie  de  son  âme  :  il 
avait  une  âme  de  génie.  Moins  grands  que  lui,  ses  successeurs  de 
l'école  souabe  lui  ont  ressemblé  en  ceci,  que  l'art  pur  ne  leur  a  point 
suffi,  et  qu'un  jour  ou  l'autre  ils  ont  servi  d'interprètes  aux  grandes 
passions  qui  remuent  le  monde.  «  Que  ne  puis-je,  s'écrie  le  plus 
parfait  d'entre  eux,  respirer  de  nouveau  dans  le  royaume  doré  des 
songes  et  des  légendes!  Un  souflle  plus  sévère  fait  vibrer  les  cordes 
de  ma  lyre.  Ma  fée  s'appelle  aujourd'hui  la  liberté,  et  mon  chevalier 
s'appelle  le  droit.  Debout,  chevalier,  et  résiste  de  pied  ferme  aux 
sauvages  assauts  des  dragons.  » 


LA   PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  79 

U,n  Zurichois  ou  un  Bernois  qui  voyage  en  Wui'temberg  ne  s'y 
sent  point  dépaysé;  tout  lui  rappelle  que  le  Souabe  est  son  parent, 
qu'ils  sont  sortis  l'un  et  l'autre  d'une  tige  commune.  Il  retrouve 
dans  cette  Suisse  monarchique  tout  ce  qui  se  voit  chez  lui,  le  même 
penchant  à  se  gouverner  soi-même,  la  liberté  communale,  une  ar- 
deur passionnée  pour  les  affaires  publiques,  l'esprit  de  parti  tout- 
puissant,  l'usage  illimité  du  droit  de  réunion  et  d'association,  une 
police  qui  n'impute  à  personne  des  délits  d'opinion.  Cependant  les 
deux  pays  ne  se  ressemblent  pas  en  tout  point.  La  Suisse,  en  raison 
de  sa  petitesse  et  de  la  division  pour  ainsi  dire  parcellaire  de  son 
territoire,  se  compose  de  cantons  qui  ne  sont  la  plupart  que  des  mu- 
nicipes  souverains;  il  en  résulte  que  les  opinions  et  les  idées  y 
prennent  des  proportions  municipales,  et  que  de  grands  talens  po- 
litiques y  sont  employés  souvent  à  régler  des  questions  de  ménage. 
Les  Souabes  joignent  à  l'avantage  de  former  un  pays  à  part,  qui 
s'administre  et  se  régit  lui-même,  celui  de  se  rattacher  à  une  grande 
vie  nationale,  dont  ils  ressentent  les  contre-coups  et  les  courans;  ils 
ne  sont  pas  claquemurés  chez  eux;  tout  en  s'occupant  activement 
4e  leurs  affaires,  ils  ont  vue  sur  le  monde,  et  débattent  avec  leurs 
intérêts  privés  ceux  de  AO  millions  d'Allemands.  Aussi  n'ont-ils  pas 
l'esprit  positif  et  renfermé  du  Suisse.  Le  Wurtemberg  a  produit 
non-seulemant  des  Schiller  et  des  Uhland,  mais  des  métaphysiciens, 
des  Schelling  et  des  Hegel.  En  revanche,  le  Suisse,  se  mouvant 
dans  un  cercle  plus  étroit  et  ne  s'occupant  que  d'intérêts  dont  il 
peut  faire  le  tour,  apprend  à  se  défier  des  utopies;  son  bon  sens 
politique,  qui  le  préserve  de  bien  des  entndnemens  dangereux,  est 
le  correctif  de  l'absolue  liberté  dont  il  jouit.  En  sa  qualité  d'idéa- 
liste, le  Sôuabe  a  le  goût  de  faire  grand;  il  cherche  l'absolu  dans  la 
politique,  —  délicate  entreprise.  Ajoutez  qu'il  tient  trop  à  ses  idées 
pour  se  résigner  facilement  à  en  rien  sacrifier;  il  aime  mieux  s'isoler 
que  de  s'amoindrir.  N'est-ce  pas  un  poète  souabe  qui  a  dit  :  «  Je  ne 
jurerai  jamais  par  le  nom  de  personne,  car  moi  aussi  je  suis  quel- 
qu'un? » 

En  Wurtemberg,  les  difficultés  politiques  sont  d'une  tout  autre  na- 
ture qu'en  Bavière;  elles  n'y  sont  point  compliquées  d'oppositions  de 
classes  et  de  confessions.  Le  Wurtemberg  est  un  état  essentielle- 
ment protestant;  sur  1,800,000  habitans,  il  a  5iO,QOO  catholiques, 
et  sur  cette  terre  protestante  l'état  moderne  se  développe  sans  crises 
violentes;  le  terrain  lui  est  favorable,  il  plonge  ses  racines  dans  des 
consciences  émancipées.  L'esprit  libéral  domine  parmi  les  catho- 
liques du  Wurtemberg.  Le  clergé  souabe  fait  ses  études  à  Tubingen, 
il  s'y  familiarise  avec  les  sciences,  l'histoire  et  les  idées  nouvelles; 
partant  il  est  disposé  à  vivre  en  de  bons  termes  avec  les  protestans 
et  avec  l'état,  et  quelques  efforts  qu'une  nonciature  italienne,  qui 


80  REVUE    DES    DEUX    MO-\DES. 

ne  comprend  rien  aux  instincts  élevés  de  l'esprit  allemand,  ait  pu 
tenter  pour  brouiller  les  cartes,  elle  n'y  a  pas  réussi. 

iNous  avons  vu  qu'en  Bavière  le  plus  grand  embarras  pour  un  gou- 
vernement libéral  est  une  démocratie  rustique,  ennemie  du  bour- 
geois, par  trop  conservatrice  et  endoctrinée  par  ses  curés.  En  Wur- 
temberg, le  danger  est  la  formation  d'un  parti  républicain,  auquel 
semble  incliner  une  fraction  de  la  bourgeoisie.  Les  Souabes  ont  la 
république  à  leurs  portes,  ils  ne  sont  séparés  d'elle  que  par  la  lar- 
geur du  lac  de  Constance,  elle  est  pour  beaucoup  d'entre  eux  un 
idéal  qu'ils  souhaitent  d'acclimater  chez  eux.  Le  parti  républicain, 
qui  a  pour  organe  le  Bcobachter  de  Stuttgart  (1),  ne  réclame  pas 
ouvertement  la  république,  il  se  contente  de  demander  les  institu- 
tions républicaines.  Il  a  déjà  obtenu  le  suffrage  universel;  ce  qu'il 
poursuit  en  ce  moment,  c'est  l'abolition  de  la  chambre  des  pairs  et 
le  remplacement  de  l'armée  permanente  par  des  milices  organisées 
et  exercées  comme  en  Suisse.  De  telles  prétentions  ont  paru  exces- 
sives à  plusieurs  des  hommes  de  valeur  du  parti  démocratique  ou 
Volksparteî.  Ils  sentent  qu'une  propagande  républicaine,  couverte 
ou  déclarée,  donnerait  beau  jeu  à  la  Prusse.  L'attachement  qu'ont 
les  populations  du  sud  pour  leur  indépendance  est  un  faisceau  de 
sentimens,  d'habitudes  et  de  traditions  auquel  il  serait  dangereux 
de  toucher;  l'amour  du  pays  s'unit  étroitement  dans  leur  esprit  à 
l'affection  qu'elles  portent  à  la  maison  de  leurs  princes.  Est-il  sûr 
qu'elles  soient  mûres  pour  la  république? 

Le  président  du  ministère  wurtembergeois,  le  baron  de  Yarnbûler, 
n'est  pas  de  ceux  que  les  difficultés  effraient  ou  rebutent.  Si  c'est 
le  caractère  des  grands  poètes  de  faire  difficilement  des  vers  faciles, 
c'est  le  propre  des  hommes  d'état  qui  ont  la  vocation  de  faire  faci- 
lement les  choses  difficiles.  Esprit  supérieur  et  ironique,  Vi.  de 
Varnbiiler  a  de  l'homme  d'état  le  coup  d'œil  juste  et  prompt,  le 
sentiment  vif  et  net  des  situations,  le  parfait  sang-froid  et  cette 
belle  humeur  qui  assure  à  l'esprit  toute  sa  liberté.  Administrateur 
consommé,  il  possède  aussi  la  tactique  et  le  maniement  des  assem- 
blées. Il  sait,  selon  les  occasions,  agir  ou  faire  ;,gir,  se  montrer  ou 
s'effacer,  parler  ou  se  taire.  Qn  l'a  vu,  dans  les  grandes  crises,  assis- 
ter silencieux  pendant  des  s-^ances  entières  à  des  débats  passionnés 
où  s'agitait  une  question  de  cabinet,  attendre  son  moment,  et,  profi- 
tant d'une  manœuvre  imprudente,  d'un  mot  malheureux,  faire  une 
soudaine  trouée  dans  les  rangs  ennemis  et  enlever  la  victoire  quand 
tout  semblait  perdu.  Au  surplus,  le  moins  doctrinaire  des  hommes, 
faisant  peu  de  cas  des  politiques  spéculatifs  et  de  ces  rêveurs  c.ue 

^1)  Le  Beobachter  a  pour  rédacteur  en  clief  M.  Karl  Mayer,  écriva'n  de  grand  talent 
d'un  esprit  élevé,  d'un  cœur  chaud,  et  l'une  des  plumes  de  guerre  les  mieux  taillées 
de  l'Allemagne. 


LA   PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  81 

Napoléon  l"  appelait  des  têtes  à  tableaux,  il  ne  croit  guère  aux  idées, 
mais  il  croit  beaucoup  aux  situations,  et  il  s'applique  à  se  servir  le 
mieux  possible  des  cartes  qu'il  a  en  main.  Il  connaît  mieux  que  per- 
sonne les  conditions  et  les  nécessités  du  gouvernement  des  sociétés 
modernes;  aristocrate  d'instinct,  il  est  orateur  d'assemblée  populaire 
comme  de  parlement,  et  il  se  prête  aux  réformes,  même  à  celles 
qui  ne  lui  plaisent  guère,  lorsqu'elles  lui  paraissent  réclamées  par 
l'opinion.  Ses  adversaires  lui  reprochent  sa  versatilité  et  de  n'avoir 
que  des  principes  de  circonstance;  il  pourrait  répondre  qu'en  politi- 
que ce  qui  est  faux  aujourd'hui  sera  vrai  demain,  et  que  le  premier 
principe  d'un  homme  d'état  est  d'avoir  une  montre  qui  marche  bien. 
M.  de  Yarnbûler,  qui  é'ait  déjà  le  pilote  du  Wuitemberg  dans 
les  tempêtas  de  1866,  n'eut  pas  de  peine  à  se  justifier  après  l'évé- 
nement de  la  politique  qu'il  avait  suivie.  C'était  celle  du  pays,  et 
les  Souabes  n'avaient  point  changé  d'avis  après  Sadowa;  ils  ne  se 
repentaient  de  rien,  leur  conscience  n'étant  pas  à  la  merci  de  la 
fortune.  Il  fut  plus  difficile  à  l'habile  ministre  de  leur  faire  ngréer 
les  engagemens  qu'il  avait  souscrits  à  Nikolsbourg.  Il  a  le  malheur 
des  hommes  d'état  dont  la  réputation  d'esprit  est  faite,  on  lui  prête 
des  mots.  On  assurait  qu'il  avait  dît  à  M.  de  Bismarck  :  «  Nous 
croyions  l'Autriche  forte,  nous  nous  somn^es  alliés  à  l'Autriche; 
nous  savons  aujourd'hui  que  vous  êtes  forts,  vous  pouvez  compter 
sur  nous.  »  On  prétend  aussi  que  l'idée  première  des  traités  d'al- 
liance lui  appartient,  que  c'est  lui  qui  les  a  proposés.  Peut-être 
se  disait-il  que  l'empressement  à  offrir  sert  quelquefois  à  empê- 
cher qu'on  ne  vous  demande  plus  que  vous  ne  voulez  donner. 
Peut-être  aussi  pensait -il  qu'il  fallait  ôter  au  provisoire  ce  qu'il 
avait  de  plus  inquiétant,  que  c'était  le  meilleur  moyen  de  le  faire 
durer.  Quoi  qu'il  en  soit,  M.  de  Yarnbûler  eut  de  la  peine  à  dé- 
fendre le  traité  d'alliance  contre  une  opposition  acharnée  qui  le 
qualifiait  d'attentat  à  l'indépendance  du  Wurtemberg,  et  il  lui  fut 
difficile  aussi  de  faire  accepter  la  réforme  militaire  qui  en  était  la 
conséquence  indirecte.  Les  discours  qu'il  prononça  dans  ces  im- 
portantes discussions  sont  des  chefs-d'œuvre  d'éloquence  parle- 
mentaire. Un  instant  la  Prusse  et  les  nationaux  se  flattèrent  qu'il 
se  donnerait  à  eux;  mais  il  s'était  d'avance  tracé  sa  ligne  et  n'é- 
tait pas  homme  à  s'en  écarter.  Aussitôt  que  les  traités  furent  vo- 
tés, on  le  vit,  dans  les  élections  douanières,  déclarer  la  guerre 
au  parti  prussien,  et,  se  liguant  avec  les  démocrates,  remporter 
avec  eux  une  éclatante  victoire,  peu  après,  toujours  prompt  dans 
ses  décisions  et  agile  à  la  manœuvre,  leur  rompre  en  visière  dans 
les  questions  intérieures  et  résister  énergiquement  à  leurs  demandes 
de  réformes  radicales.    1  ne  croit  pas  aux  milices  suisses;  il  n'accor- 

TOME   LXXXVI.    —    1870.  G 


82  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dera  pas  non  plus  la  suppression  de  la  chambre  haute,  mais  il  dé- 
sire qu'elle  représente  des  intérêts  et  non  des  privilèges;  s'il  ne 
tenait  qu'à  lui,  il  en  ferait  une  chambre  de  grands  propriétaires. 
Quant  à  la  question  allemande,  il  n'a  garde  de  compliquer  son  pro- 
gramme par  de  trop  longues  prévoyances,  par  de  précoces  inquié- 
tudes. 11  estime  que  les  petits  états  n'ont  qu'un  moyen  de  sauve- 
garder leur  indépendance  :  c'est  de  prouver  qu'ils  vivent  et  qu'ils 
aiment  à  vivre  en  faisant  de  bonnes  lois,  en  attachant  surtout  une 
extrême  importance  aux  intérêts  économiques  et  aux  réformes  ad- 
ministratives, et  ce  ne  lui  est  pas  une  médiocre  satisfaction  d'avoir 
réussi  à  doter  le  Wurtemberg  d'un  réseau  de  chemins  de  fer  supé- 
rieur à  ce  qui  se  voit  ailleurs,  entreprise  qu'il  a  conduite  avec  une 
habileté  financière  que  personne  ne  conteste.  «  Après  tout,  dit-il, 
et  ceci  n'est  pas  un  des  mots  qu'on  lui  prête,  pourquoi  sacrifier  le 
présent  à  l'avenir?  Tout  dans  ce  monde  est  provisoire.  Si  la  grande 
crise  qu'on  redoute  éclate,  elle  remettra  en  question  toutes  les  exis- 
tences, petites  ou  grandes,  à  commencer  par  celle  de  l'assureur.  » 

Arrivons  enfin  au  grand-duché  de  Baden,  qu'un  publiciste  appe- 
lait le  pays  des  imbroglios  et  des  mystères.  S'il  s'est  trouvé  un  état 
du  nord  pour  reprocher  à  la  Prusse  d'avoir  trop  respecté  les  droits 
de  souveraineté  de  ses  confédérés,  parmi  les  états  du  sud  il  en  est 
un  à  qui  son  indépendance  pèse,  qui  a  hâte  de  se  délivrer  de  sa  h- 
berté,  et  qui  sollicite  incessamment  et  opiniâtrement  son  accession 
au  iSordbiuid,  comme  s'il  ne  lui  était  possible  de  vivre  et  de  respi- 
rer que  sous  le  sceptre  tutélaire  de  la  Prusse.  La  politique  badoise 
a  donné  lieu  à  bien  des  appréciations  diverses;  on  en  a  cherché  le 
secret.  Les  uns  prétendent  que  le  grand-duché  n'est  qu'un  instru- 
ment entre  les  mains  de  la  Prusse,  qu'il  ne  fait  qu'exécuter  les  or- 
dres qu'il  reçoit  de  Berlin,  —enfant  perdu  qu'on  lance  en  avant, 
quitte  à  le  désavouer,  s'il  devient  compromettant.  Quoi  que  fasse  le 
gouvernement  grand-ducal,  quoi  qu'il  désiie,  quoi  qu'il  propose, 
ces  esprits  soupçonneux  voient  toujours  M.  de  Bismarck  derrière  le 
ministère  Jolly,  lequel  ne  ferait  que  répéter  les  paroles  du  grand 
souffleur,  et  se  chargerait  de  demander  à  ses  voisins  ce  que  la 
Prusse  n'ose  demander  elle-même.  N'a-t-on  pas  vu  dernièrement, 
dans  les  conférences  sur  les  forteresses  du  sud,  la  Bavière  et  le 
Wurtemberg  obligés  de  rejeter  des  propositions  de  Carlsruhe  qui 
eussent  réduit  l'Allemagne  du  sud  à  reconnaître  en  temps  de  paix 
la  suzeraineté  militaire  de  Berlin?  Baden  nous  donne  beaucoup 
d'ennuis,  disait  cà  ce  propos  un  homme  d'état. 

D'autres  assurent  au  contraire,  avec  plus  de  raison,  que  Baden 
ne  reçoit  point  son  mot  d'ordre  de  Berlin,  qu'il  agit  et  parle  de  son 
chef;  ils  ajoutent  que  ses  instances  indiscrètes  ont  souvent  embar- 
rassé la  Prusse,  que  maintes  fois  ce  solliciteur  intempestif  a  frappé 


LA    PRUSSE    ET   l/ ALLEMAGNE.  83 

secrètement  à  la  porte  et  que  cette  porte  ne  s'est  point  ouverte, 
qu'en  1867  M.  Matthy,  le  prédécesseur  de  M.  Jolly,  a  mis  en 
quelque  sorte  M.  de  Bismarck  en  demeure,  et  que  M.  de  Bismarck 
n'a  pas  même  daigné  répondre,  estimant  que  l'annexion  isolée  de 
Baden  lui  procurerait  peu  d'avantages  et  de  grands  embarras.  Ils 
soutiennent  encore  que  cette  convention,  récemment  passée,  par 
laquelle  les  Bidois  ont  acquis  le  droit  de  faire  leur  service  militaire 
en  Prusse,  loin  d'avoir  été  désirée  à  Berlin,  y  fut  d'abord  repoussée, 
et  que  le  cabinet  prussien  ne  céda  que  malgré  lui  à  d'opiniâtres 
obsessions,  dont  il  ne  se  pouvait  délivrer.  Ceux  qui  pensent  ainsi 
ne  voient  dans  les  agissemens  de  la  cour  de  Carlsnihe  que  les  con- 
séquences naturelles  de  relations  de  famille,  et  ils  expliquent  tout 
par  une  politique  de  sentiment  (1).  Ils  allèguent  que  ce  que  femme 
veut.  Dieu  et  les  ministères  le  veulent  aussi,  et  qu'une  princesse 
charmante,  spirituelle  et  d'une  rare  intelligence  prend  bien  de  l'as- 
cendant sur  tout  ce  qui  l'entoure.  Il  faut  convenir  en  effet  qu'il  y  a 
dans  la  politique  badoise  je  ne  sais  quoi  d'agité,  de  nerveux  et  de 
passionné  qui  donne  beaucoup  à  penser.  Quand  on  palpe  et  qu'on 
ausculte  cette  politique,  on  croit  sentir  le  battement  fébrile  et  pré- 
cipité d'un  cœur  de  femme. 

Que  l'esprit  de  famille  exerce  quelque  influence  sur  la  conduite 
des  affaires,  cela  s'est  vu  trop  souvent  pour.qu' on  s'en  étonne,  et 
de  tels  mobiles  sont  trop  respectables  pour  qu'on  les  discute  ;  mais 
on  ne  saurait  admettre  que  dans  les  affaires  badolses  tout  s'explique 
par  une  politique  de  sentiment  :  —  à  la  raison  de  famille  se  joint  la 
raison  d'état.  S'il  est  naturel  que  le  gouvernement  grand -ducal 
désire  l'accession  de  Baden  à  la  confédération  du  nord,  il  reste  à 
expliquer  pourquoi,  en  dépit  des  froideurs  de  Berlin,  il  poursuit 
l'accomplissement  de  son  désir  avec  de  fiévreuses  impatiences  qui 
embarrassent  tout  le  monde,  comme  s'il  y  avait  péril  en  la  demeure, 
et  qu'il  sentît  la  terre  lui  manquer  sous  les  pieds.  Est-ce  à  dire  que, 
limitrophe  de  la  France,  il  se  sente  plus  exposé,  qu'il  tremble  chaque 
soir  de  voir  le  lendemain  à  son  réveil  un  régiment  français  entrant 
dans  Carlsruhe  enseignes  déployées?  A  supposer  qu'il  fût  en  proie 
à  des  craintes  aussi  chimériques,  ne  peut-il  s'endormir  en  paix  sur 
cet  oreiller  qui  s'appelle  le  tmité  d'alliance,  lequel,  en  pareille  oc- 
currence, serait  valable  et  très  valable?  Qu'ajouterait  donc  à  sa  sé- 
curité son  adjonction  politique  à  la  Prusse?  Non,  ce  n'est  pas  la 
France  qui  excite  ses  alarmes;  c'est  là  question  intérieure,  ce  sont 
les  embarras  du  dedans. 

La  maison  de  Zaghringen  a  traversé,  en  18/i9,  des  crises  et  des 
orages  qui  ne  se  sont  point  effacés  de  son  souvenir.  La  révolution 

(1)  Le  grand-duc  de  Baden  a  épousé  en  1856  la  princesse  Louise,  fille  du  roi  Guillaume. 


Sh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'avait  dépossédée;  c'est  l'épée  de  la  Prusse  qui  lui  a  rendu  sa  cou- 
ronne et  ses  états.  De  telles  épreuves  prédisposent  à  l'inquiétude. 
Assurément  la  maison  de  Zœhringen  n'a  pas  à  craindre  le  prochain 
retour  de  dangers  si  pressans;  mais  elle  gouverne  un  pays  où  les 
passions  sont  vives,  où  les  partis  sont  violons,  et  quand  on  a  pris 
l'habitude  de  craindre,  on  redoute  non-seulement  les  périls,  mais 
les  difficultés  et  les  embarras.  Baden  est  un  état  mixts  de  1  million 
500,000  habitans,  dont  les  deux  tiers  sont  catholiques  et  se  parta- 
gent en  libéraux  et  en  ultramontains.  Les  rapports  de  l'église  et  de 
l'état  sont  dans  le  grand-duché  la  question  principale  et  dominante, 
problème  plus  difficile  à  résoudre  en  pays  catholique  qu'en  pays 
réformé.  Ce  que  l'église  demande  à  un  gouvernement  protestant, 
c'est  la  liberté;  ce  qu'elle  demande  à  un  gouvernement  catholique, 
c'est  de  la  laisser  gouverner.  — De  là  d'inévitables  conflits,  plus 
graves  dans  les  petits  états  où  le  pouvoir  impose  moins,  et,  se  dé- 
fiant de  sa  force,  se  protège  quelquefois  en  attaquant.  Baden  est  un 
aimant  dont  les  deux  pôles  sont  rarch3vêché  de  Fribourg  et  l'uni- 
versité de  Heidelberg;  mais  cet  aimant  n'a  pas  de  ligne  moyenne.  Ce 
qui  manque  au  grand-duché,  c'est  un  parti  mitoyen,  qui,  se  posant 
en  arbitre  entre  des  prétentions  extrêmes ,  ferait  sa  part  à  la  mino- 
rité, et  appliquerait  les  principes  dans  un  esprit  de  sagesse  poli- 
tique. Craignant  de  ne  pouvoir  maîtriser  une  situation  tendue,  re- 
doutant ces  agitations  de  la  vie  publique,  qui  sont,  après  tout,  la 
marque  et  l'honneur  d'un  pays  libre,  la  cour  inquiète  de  Carlsruhe 
ne  rêve  que  de  s'atteler  à  plus  fort  qu'elle;  il  lui  tarde  de  se  sentir 
protégée  par  le  bras  puissant  de  la  Prusse,  et  au  besoin  par  cet 
article  68  qui  autorise  le  président  de  la  confédération  du  nord  à 
rétablir  la  sûreté  publique  dans  les  états  où  l'ordre  est  compromis. 
Quand  pourra-t-elle  atteindre  à  ce  port,  où  il  lui  sera  permis  de  se 
reposer  et  de  respirer  à  l'abri  des  tempêtes,  sans  avoir  à  redouter 
les  anathèmes  de  l'archevêque  de  Fribourg  et  les  violences  des 
feuilles  ultramontaines,  sans  avoir  aussi  à  compter  avec  les  hommes 
de  Heidelberg,  dont  elle  a  dû  rechercher  l'appui,  —  amitié  de  cir- 
constance qui  lui  est  souvent  incommode? 

Entre  les  deux  partis  qui  se  disputent  le  grand-duché,  le  choix 
de  la  cour  ne  pouvait  être  douteux.  Le  nom  prussien  est  en  horreur 
aux  ultramontains  comme  aux  démocrates.  Il  fallait  avoir  pour  soi 
les  libéraux  et  s'assurer  leur  concours.  Donnant  donnant;  une  telle 
alliance  ne  pouvait  reposer  que  sur  des  concessions  réciproques,  et 
plus  d'une  fois  elle  a  été  pour  le  gouvernement  grand-ducal  un  far- 
deau lourd  à  porter.  Ce  qu'on  désirait  dans  les  hautes  régions  de 
Carlsruhe,  c'est  de  contracter  avec  la  Prusse  tous  les  engagemens 
possibles,  de  se  modeler  sur  elle,  d'adopter  son  système  militaire 
dans  son  immaculée  pureté,  de  confier  à  un  Prussien  le  portefeuille 


LA    PRUSSE    ET    l'aLLEMAGNE.  85 

de  la  guerre,  d'envoyer  les  cadets  badois  faire  leur  noviciat  dans  les 
écoles  militaires  d'outre-Mein,  En  attendant  qu'on  pût  s'unir  poli- 
tiquement à  la  Prusse,  on  aspirait  à  se  rapprocher  d'elle,  à  lui  res- 
sembler, à  diminuer  dans  la  mesure  du  possible  la  différence  qu'il 
peut  y  avoir  entre  un  Prussien  et  un  Badois.  Le  malheur  est  que  les 
libéraux  n'entendaient  pas  se  donner  sans  conditions,  et,  quoi  qu'ils 
en  disent,  ils  sont  Allemands  du  sud,  comme  leurs  voisins  de  Stutt- 
gart et  de  Munich.  Us  acceptaient  le  programme  de  la  cour  dans  la 
question  allemande ,  ils  votaient  la  réforme  militaire,  les  graves 
charges  qu'elle  allait  faire  peser  sur  le  pays.  En  retour,  il  fallut 
leur  accorder  bien  des  choses  dont  on  se  souciait  peu.  On  promet- 
tait, on  ne  se  pressait  pas  de  s'acquitter;  mais  ils  revenaient  à  la 
charge,  et  il  fallait  finir  par  céder.  Ils  ont  demandé  et  obtenu  l'ex- 
tension des  prérogatives  parlementaires,  le  droit  d'initiative  substi- 
tué au  simple  droit  de  motion,  une  loi  sur  la  presse,  une  loi  sur  la 
responsabilité  ministérielle,  un  commencement  de  réforme  électo- 
rale. Étrange  effet  d'une  alliance  contre  nature!  Un  cabinet  qui  au- 
rait voulu  faire  du  grand-duché  une  annexe  politique  de  la  Prusse 
s'est  vu  contraint,  dans  la  question  capitale,  celle  du  inodtis  vivendi 
de  l'état  et  de  l'église,  de  faire  tout  le  contraire  de  ce  qui  se  fait  en 
Prusse.  A  Berlin,  l'état  s'unit  étroitement  à  l'église,  la  protège  et 
lui  assure  une  part  considérable  d'influence  dans  le  gouvernement 
des  esprits  et  de  la  société,  estimant  que  l'église  est  une  grande 
école  de  respect  et  d'obéissance,  et  que  le  dogme  est  le  vrai  fonde- 
ment du  principe  d'autorité.  C'est  un  sysLème  tout  opposé  que  les 
libéraux  badois  ont  fait  triompher  dans  le  grand-duché.  Ils  pro- 
fessent le  principe  de  la  séparation  absolue  des  deux  puissances.  Ils 
entendent  renfermer  l'église  dans  le  cercle  des  affaires  ecclésias- 
tiques et  lui  interdire  toute  immixtion  dans  les  affaires  civiles;  leur 
mot  d'ordre  est  l'état  moderne,  neutre  en  religion  ou  laïque,  formule 
qui  épouvante  Berlin.  La  sécularisation  de  l'état  civil,  le  mariage 
civil  obligatoire,  l'école  entièrement  soustraite  au  contrôle  de  l'é- 
glise, les  institutions  de  bienfaisance  distinguées  rigoureusement 
des  établissemens  religieux  et  remises  aux  mains  des  communes 
ou  de  l'état,  voilà  les  réformes  qu'ils  ont  obtenues,  et  c'est  ainsi 
qu'une  cour  prussienne  de  cœur  a  inauguré  uns  politique  qui  prend 
en  toutes  choses  le  contre-pied  de  la  Prusse. 

Cette  alliance  n'a  pas  seulement  l'inconvénient  d'être  onéreuse, 
elle  est  précaire.  Bien  des  orages  l'ont  troublée  et  la  troubleront  en- 
core. Au  commencement  de  l'année  1868,  le  gouvernement  baaois 
présenta  aux  chambres  une  série  de  projets  de  loi  qui  avaient  pour 
objet  d'introduire  dans  le  grand-duché  la  législation  militaire  prus- 
sienne, code  pénal,  procédure,  loi  sur  les  tribunaux  d'honneur  des 
officiers.  La  commission  parlementaire  chargée  d'examiner  ces  pro- 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

J8ts  déclara  au  gouvernement  que  l'introduction  des  lois  prussiennes 
ne  lui  paraissait  pas  une  conséquence  nécessaire  des  traités,  que 
l'entrée  de  Baden  dans  le  Nordbund  résoudrait  la  question,  que 
jusque-là  il  n'y  avait  pas  de  raison  d'adopter  un  code  qui  inspirait 
aux  populations  une  insurmontable  répugnance,  qu'en  tout  cas  il  le 
faudrait  considérablement  amender,  et  que  mieux  valait  s'abstenir  de 
débats  Gompromettans  et  dangereux  pour  la  politique  nationale  qu'on 
entendait  suivre.  Le  ministère  retira  ces  projets;  mais  peu  après  il 
promulguait  une  loi  provisoire  de  procédure  militaire.  Le  pays  se 
récria,  tout  fut  remis  en  question.  Ainsi  finissent  les  lunes  de  miel. 
Au  défi  qu'on  leur  portait,  les  libéraux  répondirent  par  l'assem- 
blée d'Offenbourg  et  par  une  circulaire  qui  fit  du  bruit.  Ils  décla- 
raient dans  ce  manifeste  que  désormais  l'ultramontanisme  n'était 
plus  le  seul  péril  à  conjurer,  que  le  parti  libéral  avait  d'autres 
craintes  et  d'autres  soucis,  qu'en  prêtant  les  mains  à  l'augmenta- 
tion du  budget  militaire  et  des  impôts  il  avait  compromis  sa  popu- 
larité, que  le  gouvernement,  trop  peu  reconnaissant  des  services 
rendus,  avait  manqué  d'égards  aux  chambres,  qu'on  l'avait  vu  ré- 
cemment remanier  le  cabinet  sans  daigner  se  mettre  d'accord  avec 
le  parti  libéral,  que  la  confiance  réciproque  était  morte  et  que  l'al- 
liance était  rompue.  Les  signataires  du  manifeste  ajoutaient  que  l'ac- 
cession de  Baden  à  la  confédération  du  nord  serait  toujours  l'objet 
de  leur  plus  cher  désir,  mais  que,  cette  accession  n'étant  point  pro- 
chaine, la  grande  afi'aire  était  de  poursuivre  activement  l'œuvre 
commencée  des  réformes  intérieures,  en  revenant  à  des  traditions 
de  sage  économie  et  en  se  gardant  de  copier  ou  d'imiter  la  Prusse, 
dont  les  traditions  et  les  erremens,  en  tout  ce  qui  touche  à  la  ques- 
tion des  cultes,  étaient  jugés  par  eux  «  contraires  à  l'esprit  du  siècle 
et  propres  à  compromettre  les  intérêts  intellectuels  de  la  nation 
allemande.  »  Irrité  de  ce  vote  de  méfiance  qui  ressemblait  à  une 
déclaration  de  guerre,  le  gouvernement  répliqua  d'abord  par  des 
hauteurs,  par  des  défis.  Cependant,  l'agitation  croissant,  on  entra 
en  pourparlers;  on  tcàcha  de  s'entendre;  les  promesses  et  les  sou- 
rires réussissent  quelquefois  où  les  menaces  ont  échoué.  Dans  la 
seconde  assemblée  qu'ils  tinrent  à  Ofienbourg  le  27  décembre  1868, 
les  libéraux  firent  entendre  un  langage  plus  conciliant  :  ils  s'enga- 
geaient à  ne  point  faire  d'opposition  systématique;  ils  soutiendraient 
le  ministère  dans  toutes  les  mesures  conformes  à  leurs  principes, 
ils  le  combattraient  dans  les  autres.  On  ne  se  boudait  plus,  on  ne 
devait  pas  tarder  à  se  réconcilier,  grâce  à  l'imprudence  des  ultra- 
montains,  qui,  trop  ardens  à  profiter  des  dissentimens  de  leurs  ad- 
versaires, conclurent  un  pacte  avec  les  démocrates,  et,  entrant  en 
campagne,  organisèrent  une  agitation  populaire  pour  obtenir  la  ré- 
forme de  la  constitution  et  l'élection  d'une  constituante  par  le  suf- 


LA    PRUSSE    £ï   L'ALLEMA«aîE..  ^7 

frage  universel  (1).  Cette  levée  de  boucliers  de  l'ennemi  commun 
produisit  un  effet  magique;  on  se  tendit  la  main,  et  le  raccommo- 
dement dure  encore,  les  libéraux  votant  à  regret  les  dépenses  mi- 
litaires, le  gouvernement  leur  proposant  des  lois  qui  ne  lui  plaisent 
qu'à  moitif^,  les  deux  alliés  se  consolant  de  leurs  amertumes  par  des 
mesures  de  rigueur  contre  leurs  communs  adversaires,  lesquelles  sont 
souvent  impolitiques,  et  ne  sont  pas  toujours  conformes  à  la  justice. 
Il  est  regrettable,  dans  l'intérêt  du  grand-duché,  que  la  tenta- 
tive d'Offenbourg  ait  avorté.  Elle  aurait  mis  fin  à  la  coalition  forcée 
d'un  gouvernement  et  d'un  parti  qui  ne  s'entendent  guère  et  qui  ne 
s'aiment  que  par  intermittence.  Elle  aurait  pu  donner  à  Baden  ce 
qui  lui  manque,  un  tiers-parti,  un  centre  parlementaire  et  une  as- 
siette politique  plus  solide.  Le  premier  devoir  d'un  gouvernement 
est  d'avoir  l'esprit  gouvernemental,  et  ce  serait  un  bonheur  pour  le 
grand-duché  que  la  formation  d'un  ministère  qui,  dans  les  affaires 
allemandes,  concilierait  le  patriotisme  avec  la  sagesse,  et  au  dedans 
inaugurerait  une  politique  de  ménagement  et  d'apaisement.  Les 
passions  compromettent  les  principes,  et  on  ne  résout  rien  en  fer- 
mant des  couvens,  en  multipliant  les  poursuites  judiciaires  et  les 
procès  de  presse,  en  refusant  aux  corporations  religieuses  la  faculté 
d'ouvrir  des  écoles,  et  en  proposant  sur  les  fondations  une  loi  qui 
passe  le  rouleau  sur  les  droits  acquis.  C'est  aux  petits  pays  à  donner 
l'exemple  de  la  justice,  et  la  justice  n'est  sauvegardée  que  par  les 
grandes  réformes;  les  demi-mesures  la  mettent  en  péril.  Le  parti 
libéral  badois  et  les  hommes  distingués  qui  sont  à  sa  tête  rendraient 
service  à  l'Europe,  s'ils  se  proposaient  de  résoudre  les  premiers  le 
grand  problème  de  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état.  Ce  qui  ne 
s'est  pas  fait  se  fera  peut-être.  Baden  n'est  pas  seulement  le  pays 
des  imbroglios,  mais  des  réactions  subites,  des  remous  politiques, 
des  flux  et  des  reflux.  En  attendant  de  savoir  quel  effet  y  produiront 
les  changemens  apportés  récemment  au  système  électoral,  il  est  in- 
téressant de  remarquer  ce  qu'il  y  a  d'artificiel  dans  la  situation  pré- 
sente du  grand-duché  et  les  ressorts  secrets  qui  y  font  mouvoir  la 
machine  politique.  Il  est  curieux  aussi  de  constater  que  le  seul  des 
états  du  sud  qui  réclame  sa  part  dans  les  bienfaits  de  l'hégémonie 
prussienne  est  celui  qui  aurait  le  plus  de  peine  à  s'accommoder  du 
régime  prussien ,  car,  s'il  est  quelque  chose  qui  diffère  plus  encore 
de  la  Prusse  que  le  conservatisme  bayarois  et  le  libéralisme  souabe, 
c'est  le  radicalisme  badois. 

YicTOR  Chereuliez. 

{La  dernière  partie  au  prochaiii  n".) 

(1)  Dans  le  duché  de  Baden,  démocrates  et  ultramontains,  unis  par  un  éloigncmcnt 
«ommun  pour  la  Prusse,  réclament  le  suffrage  universel  et  direct,  qui  modifierait  la 
représentation  des  partis  dans  la  chambre  élective.  Les  élections  douanières  en  fout  foi. 


LA 


QUESTION   OUVRIERE 

AU  DlX-NEUVIÉME  SIÈCLE 


LE  SOCIALISME  ET   LES   GREVES, 


Dans  un  discours  qui  date  de  quelques  années  et  qui  eut  un 
grand  retentissement  en  Europe,  l'un  des  hommes  d'état  les  plus 
illustres  de  notre  temps,  M.  Gladstone,  a  osé  dire  que  le  xix^  sièrle 
serait  appelé  par  l'histoire  «  le  siècle  des  ouvriers.  »  II  y  a  dans  cette 
parole  une  part  notable  d'exagération  oratoire  :  entendue  à  la  lettre, 
elle  serait  non  moins  injuste  qu'inexacte;  mais  elle  exprime,  sous 
une  image  un  peu  forcée,  la  place  importante  et  presque  prépondé- 
rante que  les  questions  de  travail  et  de  salaire  ont  prise  dans  les 
préoccupations  de  la  société  contemporaine.  Les  popidations  ou- 
vrières ne  jouent  pas  encore  dans  notre  civilisation  le  principal  rôle, 
et  peut-être  ne  le  joueront-elles  jamais;  toutefois  leurs  intéiêts, 
leurs  doctrines,  leurs  aspirations,  ont  acquis,  au  point  de  vue  de 
la  paix  et  de  la  liberté  sociale,  une  inlluence  qui  grandit  chaque 
jour.  La  révolution  mémorable  qui  ferma  le  siècle  dernier  avait  eu 
la  prétention  de  détruire  toutes  les  distinctions  de  classes  et  de  ne 
plus  laisser  subsister  aucune  barrière  entre  les  différentes  parties 
d'un  même  peuple.  Cependant,  comme  si  les  efforts  magnanimes  de 
nos  aïeux  s'étaient  trouvés  illusoires,  les  fractions  de  la  société  qui 


LA    QUESTION    OUVRIÈRE.  89 

vivent  principalement  du  travail  manuel  affirment  qu'elles  sont  ini- 
quement exploitées  par  les  autres  catégories  de  citoyens,  et,  sous  le 
prétexte  de  rétablir  ou  plutôt  de  créer  la  justice  dans  les  relations 
sociales,  elles  annoncent  l'intention  de  refondre  non-seulement  les 
institutions,  mais  encore  les  mœurs  et  les  idées,  en  un  mot  la  ci- 
vilisation tout  entière.  Cet  esprit  d'hostilité  radicale  contre  l'ordre 
existant  a  deux  modes  de  manifestations  :  d'un  côté,  dans  le  do- 
maine théorique,  les  discussions  journalières,  les  programmes  et 
les  systèmes  qui  remplissent  les  réunions  publiques  et  les  organes 
de  la  presse  avancée;  de  l'autre,  dans  le  domaine  des  faits,  ces 
crises  si  nombreuses  qui  font  irruption  tour  à  tour  dans  nos  divers 
centres  manufacturiers,  qui,  en  suspendant  le  travail,  troublent  le 
cours  naturel  de  la  production ,  et  arrêtent  la  marche  progressive 
de  nos  industries. 

En  présence  de  ces  idées  subversives  et  de  ces  fréquens  désordres 
matériels,  les  esprits  les  plus  fermes  se  trouvent  déconcertés  et  se 
prennent  à  douter  parfois  de  l'efficacité  des  principes  de  liberté  par 
lesquels  ils  croyaient  assurer  le  développement  régulier  et  pacifique 
de  la  civilisation.  Des  catastrophes  comme  celles  de  Seraing,  de  la 
Ricamarie  et  d'Aubin,  des  coalitions  grosses  de  périls  comme  celles 
de  Bâle,  de  Genève  et  du  Creuzot,  des  tentatives  ouvertement  cri- 
minelles comme  celles  qui  avaient  ensanglanté  Sheffield  il  y  a  quel- 
ques années,  et  qui  viennent  de  se  renouveler  ces  jours  derniers  à 
ThorncUff'e,  tout  cet  enchaînement  de  faits  déplora])les  jette  l'alarme 
parmi  les  populations  paisibles  et  laborieuses,  dont  ils  compromet- 
tent le  repos  et  entravent  l'essor.  Le  moindre  mal  produit  par  ces 
crises  successives  et  rapprochées  n'est  pas  cette  frayeur  extrême 
qui  envahit  peu  à  peu  le  parti  conservateur,  et  qui  pourrait  le  jeter 
à  la  longue  dans  la  voie  des  mesures  de  compression. 

Quelles  sont  les  causes  de  cet  état  maladif  où  semblent  se  trouver 
les  populations  ouvrières  de  plusieurs  de  nos  grands  centres  indus- 
triels? quels  sont  dans  l'histoire,  et  spécialement  dans  la  première 
partie  de  ce  siècle,  les  antécédens  de  ces  idées  de  violence  et  de 
guerre  qui  se  manifestent  dans  les  réunions  ouvrières  et  dans  les 
grèves?  comment  la  constitution  de  notre  industrie  se  trouve-t-elle 
aff'ectée  par  ces  discordes  intestines?  quelle  est  la  position  respective 
des  entrepreneurs  et  des  ouvriers  dans  ces  regrettables  luttes? 
Telles  sont  les  graves  questions  que  nous  nous  proposons  d'exami- 
ner, questions  traitées  bien  des  fois  au  point  de  vue  scientifique  et 
général,  mais  qui  ont  été  rarement  abordées  sur  le  terrain  des  faits 
actuels  et  de  la  situation  présente.  En  remontant  ainsi  à  l'origine  du 
mal,  en  suivant  notre  organisation  industrielle  dans  les  modifications 
qu'elle  a  éprouvées  depuis  cinquante  ans,  nous  comprendrons  mieux 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  caractère  de  la  crise  contemporaine,  nous  serons  moins  prompts 
à  nous  en  exagérer  les  dangers,  nous  aurons  plus  de  facilité  à  dis- 
cerner les  remèdes  efficaces  des  remèdes  chimériques. 

I. 

C'est  une  illusion  naturelle  à  tous  les  siècles  et  à  tous  les  peuples 
de  considérer  comme  nouvelles  des  maladies  ou  des  souffrances 
sociales  dont  l'existence  est  ancienne,  et  qui  tiennent  à  l'essence 
même  du  genre  humain.  «  Nous  sommes  très  sensibles  aux  piqûres 
que  nous  éprouvons,  a  dit  Rossi,  et  nous  oublions  les  blessures 
désormais  cicatrisées  de  nos  ancêtres.  »  C'est  ainsi  que  beaucoup 
d'esprits  judicieux  regardent  le  socialisme  comme  une  aberration 
propre  à  notre  temps;  d'autres,  plus  instruits  des  faits  de  l'histoire, 
constatent  dans  les  sociétés  grecque  et  romaine  les  premiers  sym- 
ptômes de  ce  fléau  dangereux,  devenu  endémique  parmi  nous;  mais 
cette  vue  même  est  bornée,  et  une  connaissance  plus  exacte  des 
nations  qui  peuplent  l'univers  nous  apprend  que  le  socialisme  est 
un  fait  beaucoup  plus  général  et  plus  permanent  que  l'on  n'est  porté 
d'ordinaire  à  le  croire.  Si  l'on  entend  par  ce  mot  non  pas  une  doc- 
trine nettement  formulée  ou  un  système  précis  d'organisation  so- 
ciale, mais  bien  un  sentiment  âpre  et  haineux  des  misères  de  la 
civilisation,  un  violent  esprit  de  révolte  contre  l'inégalité  naturelle 
des  conditions  et  des  existences,  un  effort  collectif  pour  reconstituer 
la  société  sur  des  bases  artificielles,  il  est  incontestable  que  le  so- 
cialisme a  existé  dans  tous  les  âges  et  sous  tous  les  climats.  C'est 
une  erreur  et  en  même  temps  une  injustice  d'en  faire  le  partage 
exclusif  des  populations  qui  ont  une  industrie  manufacturière  très 
développée,  ou  des  nations  qui  occupent  les  contrées  occidentales 
de  l'Europe,  ou  bien  encore  des  peuples  qui  ont  puisé  leur  culture  à 
la  double  source  de  l'enseignement  classique  et  de  l'enseignement 
chrétien.  Comme  il  arrive  toujours  en  pareil  cas,  cette  erreur  théo- 
rique sur  l'origine  réelle  et  l'extension  du  socialisme  entraîne  des 
conséquences  graves  dans  la  pratique,  soit  qu'elle  produise  un  dé- 
couragement exagéré  dans  certains  esprits,  soit  qu'au  contraire  elle 
incline  à  l'illusion  que  ce  péril  est  passager  et  pourra  être  écarté 
facilement. 

Il  serait  long  et  superflu  de  rechercher  dans  les  civilisations  an- 
tiques les  traces  du  socialisme;  elles  y  sont  trop  apparentes  pour 
échapper  à  l'attention  de  tout  homme  qui  a  étudié  l'antiquité.  Chez 
les  Hébreux,  le  partage  des  terres  à  des  intervalles  périodiques,  — 
chez  les  Romains,  les  perpétuelles  discussions  sur  les  lois  agraires^ 
les  incessantes  abolitions  et  réductions  des  dettes,  mille  autres  faits 


LA    QUESTION    OUVRIÈRE.  91 

de  l'enfance  agitée  de  ces  sociétés  portent  l'empreinte  évidente  de 
l'esprit  de  jalousie  et  de  haine  qui  animait  les  classes  inférieures 
contre  les  classes  plus  fortunées.  Ce  qui  est  moins  connu  et  mérite 
d'être  signalé,  c'est  que  ces  aspirations  égalitaires,  ces  projets  chi- 
mériques de  reconstitution  de  l'édifice  social,  se  sont  rencontrés 
de  tout  temps  et  se  rencontrent  encore,  sous  une  apparence  et  des 
formules  bien  connues  de  chacun  de  nous,  dans  les  civilisations  de 
l'extrême  Orient,  qui  semblent  n'avoir  de  commun  avec  les  peuples 
occidentaux  que  le  fond  immuable  de  la  nature  humaine.  La  Chine 
a  été  tout  autant  que  l'Europe  troublée  par  ces  mouvemens  inté- 
rieurs. Dès  le  II*  siècle  de  notre  ère,  à  la  fin*de  la  dynastie  des 
Han,  une  conspiration  dangereuse,  qui  provenait  d'un  mouvement 
non  pas  politique ,  mais  social ,  mit  en  péril  l'ordre  public.  Au 
xi^  siècle,  sous  les  Song,  un  grand  réformateur,  Onang-ngan-ché, 
essaya  d'appliquer  un  système  où  la  propriété  collective  du  sol 
aurait  appartenu  à  l'état,  qui  aurait  distribué  les  semences,  réparti 
les  différentes  cultures,  fixé  les  tarifs  et  les  salaires  et  supprimé, 
si  c'eût  été  possible,  la  misère  et  le  prolétariat.  Ces  doctrines,  ré- 
primées par  la  force  dans  leurs  manifestations  extérieures,  se 
sont  réfugiées  aujourd'hui  dans  les  sociétés  secrètes.  M.  L.-M.  de 
Carné,  dans  le  récit  de  son  expédition  du  Mékong,  nous  a  fait  la 
peinture  d'une  de  ces  sectes  qui  semblent  dévouées  à  la  propa- 
gande des  idées  socialistes,  la  secte  des  pè-Uen-kiao  ou  nénufars 
blancs  (1).  L'existence  et  l'intensité  du  socialisme  dans  ces  civilisa- 
tions de  l'Orient,  d'ailleurs  si  riches,  si  laborieuses,  si  prospères  et, 
sous  beaucoup  de  rapports,  si  avancées,  nous  sont  attestées  par  des 
documens  nombreux  et  d'une  grande  portée.  Il  y  a  dix  ans,  la  fré- 
gate autrichienne  la  ISovara,  portant  à  son  bord  des  savans,  parmi 
lesquels  des  économistes  et  des  statisticiens,  fit  un  grand  voyage 
de  circumnavigation,  et  touchait  à  toutes  les  principales  stations 
commerciales  du  monde,  recueillant  partout  les  renseignemens  les 
plus  authentiques  et  les  plus  circonstanciés  sur  la  situation  inté- 
rieure des  pays  qu'elle  abordait.  M.  de  Scherzer,  qui  faisait  partie 
de  cette  expédition,  et  qui  en  a  raconté  les  péripéties  et  les  résultats 
dans  plusieurs  intéressans  ouvrages  ("2),  a  constaté  à  Singapoure 
l'existence  d'un  grand  nombre  de  sociétés  secrètes  parmi  les  Chi- 
nois ,  qui  forment  l'élément  le  plus  considérable  et  le  plus  riche  de 
cette  florissante  cité.  Il  est  parvenu  à  se  procurer  le  diplôme  d'as- 
socié de  l'une  de  ces  sociétés  qui  s'appelle  Tinté-hwj  ou  la  ligue 
fraternelle  du  ciel  et  de  la  terre.  Les  passages  les  plus  marquans 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  janvier. 

(2)  Beise  der  œsten'ekhischen  Fregatte  Novara  wn  die  Erde.  —  Statistich-commer- 
zielle  Ergebnisse  eincr  Reise  uni  die  Erdo,  1867. 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  symbole  inscrit  sur  ce  diplôme  ont  été  traduits  par  un  éminent 
sinologue,  M.  Neumann.  Ils  valent  vraiment  la  peine  d'être  repro- 
duits, tant  ils  se  rapprochent,  par  le  tour  général  des  idées  et  même 
par  le  ton  et  la  forme,  des  manifestes  analogues  que  nos  réunions 
ouvrières  ont  publiés  dans  ces  derniers  temps,  u  La  sociélc  fra- 
ternelle du  ciel  et  de  la  terre ,  est-il  dit  dans  ce  symbole  socia- 
liste chinois,  déclare  hautement  qu'elle  se  croit  appelée  par  l'Être 
suprême  à  faire  disparaître  le  déplorable  contraste  qui  existe  entre 
la  richesse  et  la  pauvreté.  Les  puissans  de  cc;  monde  naissent  et 
meurent  comme  leurs    frères   malheureux ,  les  opprimés  et  les 
pauvres.  L'Être  suprême  n'a  pas  voulu  que  des  millions  d'hommes 
fussent  condamnés  à  être  les  esclaves  d'un  petit  nombre.  Jamais  le 
ciel,  qui  est  le  père,  et  la  terre,  qui  est  la  mère,  n'ont  donné  à 
quelques  milliers  de  privilégiés  le  droit  de  dévorer,  pour  satisfaire 
leur  orgueil,  la  subsistance  de  tant  de  millions  de  leurs  frères. 
D'où  vient  la  richesse  des  puissans?  Uniquement  du  travail  et  des 
sueurs  de  la  multitude.  Le  soleil  et  ses  doux  rayons,  la  terre  et  ses 
inépuisables  richesses,  le  monde  et  ses  joies,  tout  cela  est  un  bien 
commun  qu'il  faut  enlever  à  la  jouissance  exclusive  de  quelques- 
uns  pour  que  tous  les  déshérités  en  aient  leur  part.  Enfin  un  jour 
viendra  où  la  souffrance  et  l'oppression  cesseront.  Pour  qu'il  arrive, 
il   faut  s'unir  et  poursuivre  sa  tâche  avec  courage  et  vigueur. 
L'œuvre  est  difficile  et  grande;  mais,  que  l'on  y  songe,  il  n'y  a  pas 
de  victoire,  pas  de  délivrance  sans  lutte  et  sans  combat.  Des  sou- 
lèvemens  intempestifs  nuiraient  à  nos  projets.  Quand  la  grande 
majorité  des  habitans  des  villes  et  des  provinces  aura  prêté  ser- 
ment à  l'union  fraternelle,  la  vieille  société  tombera  en  poudre,  et 
l'on  bâtira  l'ordre  nouveau  sur  les  ruines  de  l'ancien.  Les  généra- 
tions heureuses  de  l'avenir  viendront  bénir  les  tombeaux  de  ceux  à 
qui  elles  devront  le  bienfait  d'être  délivrées  des  chaînes  et  des  mi- 
sères des  sociétés  corrompues.  »  —  Ces  sociétés  secrètes  s'étendent 
dans  tout  l'Orient.  Dans  les  possessions  anglaises,  où  le  gouverne- 
ment leur  laisse  toute  liberté,  elles  se  livrent  à  une  propagande 
pacifique;  dans  les  îles  de  la  Sonde,  au  contraire,  où  l'administra- 
tion hollandaise  croit  devoir  se  montrer  rigoureuse,  elles  ont  sou- 
vent recours  à  l'assassinat  politique.  C'est  un  fait  non-seulement 
curieux,  mais  grave,  que  de  voir  les  idées  socialistes  répandues  à 
l'extrême  Orient  parmi  ces  populations  chinoises  qui  ont  à  un  si  • 
haut  degré  l'esprit  de  travail,  d'industrie  et  d'épargne,  et  qui  d'ail- 
leurs, disputant  aux  Européens  les  contrées  non  encore  peuplées 
de  rOcéanie  et  de  l'Amérique  elle-même,  partagent  avec  nous  la 
domination  du  monde   entier.  Rien  ne  saurait  mieux  démontrer 
l'erreur  considérable  de  ceux  qui  regardent  les  idées  socialistes 


LA    QUESTION    OUVRIÈRE.  93 

comme  un  phénomène  passager  et  local,  qu'il  serait  facile  de  dé- 
truire par  quelques  réformes  dans  l'enseignement  public,  ou  par 
quelques  améliorations  de  détail  dans  l'organisation  de  l'industrie. 
Si  le  socialisme  est  un  fait  permanent,  universel,  un  ferment  qui 
se  retrouve  au  fond  de  toute  civilisation  humaine,  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  les  circonstances  diverses  du  milieu  social  en  favo- 
risent ou  en  entravent  le  développement.  Quelles  sont  donc  les 
causes  qui  ont  contribué  à  lui  donner,  de  nos  jours  et  sur  notre  terre 
d'Europe,  une  vigueur  aussi  subite  et  aussi  alarmante?  —  Il  faut  se 
garder  d'une  observation  superficielle  qui  ne  présente  qu'une  face 
du  problème  et  par  conséquent  le  dénature.  Quelques  publicistes, 
d'ailleurs  distingués,  n'ont  voulu  voir  dans  les  dernières  manifes- 
tations ouvrières  qu'une  «  saturnale  intellectuelle  »  et  un  u  carna- 
val révolutionnaire.  »  D'autres  les  attribuent  uniquement  <(  aux 
sollicitations  troubles  des  intérêts  égoïstes  prompts  à  prendre  leurs 
désirs  pour  des  réalités  et  leurs  passions  pour  des  vérités,  )>  et  se 
bornent  à  flétrir  les  «  imaginations  excitées  par  toutes  les  convoi- 
tises. »  C'est  une  opinion  généralement  admise  que  les  deux  seules 
causes  du  socialisme  sont  l'ignorance  et  l'égoïsme,  qui,  de  tout 
temps,  ont  entraîné  les  hommes  à  substituer  leurs  propres  œuvres  à 
celles  de  la  nature.  Il  y  a  sans  doute  dans  ces  explications  une  très 
large  part  de  vérité;  mais,  pour  découvrir  les  sources  réelles  de  la 
crise  qui  préoccupe  à  si  bon  droit  la  société  entière,  il  faut  une  ana- 
lyse plus  profonde  et  plus  minutieuse.  Tout  se  tient  dans  l'esprit 
et  dans  l'âme  humaine,  et  l'on  ne  peut  séparer  les  idées  et  les  ten- 
dances sociales  de  l'ensemble  des  croyances  d'un  peuple.  Il  est  im- 
possible qu'un  observateur  sérieux  ne  découvre  pas  le  lien  qui  rat- 
tache dans  l'esprit  de  nos  populations  ouvrières  la  question  sociale  à 
la  question  religieuse.  C'est  le  mérite  principal  d'un  livre  aussi  in- 
structif qu'attachant,  écrit  par  un  ancien  ouvrier  qui  joua  en  lS/i8 
un  rôle  parlementaire  (1),  d'avoir  mis  dans  la  lumière  la  plus  vive 
cette  face  jusque-là  obscure  de  la  crise  sociale  que  nous  traversons. 
Il  n'est  assurément  pas  téméraire  d'affirmer  que  dans  une  grande 
partie  de  nos  populations  ouvrières  a  disparu  non-seulement  toute 
adhésion  à  une  religion  positive,  mais  encore  toute  croyance,  même 
vague  et  indécise,  à  la. permanence  de  la  personnalité  humaine  et 
à  l'existence  d'une  autre  vie.  M.  Corbon,  qui  plus  que  tout  autre 
connaît  les  classes  laborieuses  pour  en  avoir  fait  partie,  nous  donne 
sur  ce  point  les  renseignemens  les  plus  catégoriques.  Parlant  de 
la  vie  future,  «  tout  ce  qui  avait  autrefois  germé  en  ce  sens  dans 


(I)  Corbon,  le  Secret  du  peuple  de  Paris.  Voyez  spécialement  la  quatrième  partie 
intitulée  la  Religion  du  peuple. 


9h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'âme  populaire  a  été  presque  complètement  étouffé,  dit -il,  par 
un  prodigieux  développement  d'aspirations  ayant  pour  objet  ex- 
clusif les  choses  de  ce  monde.  »  La  psychologie,  mèmii  la  plus  su- 
perficielle, nous  apprend  qu'un  tel  état  de  l'âme  populaire  doit 
être  gros  de  conséquences  périlleuses.  Il  y  a  dans  l'homme  un 
instinct  indomptable  qui  le  pousse  à  se  former  un  idéal  de  parfaite 
justice  et  de  complet  bonheur.  Au  milieu  des  inquiétudes,  des 
épreuves  et  des  abaissemens  de  la  vie  journalière,  c'est  un  besoin 
impérieux  que  de  se  représenter  dans  l'avenir  un  monde  où  l'é- 
quité, la  dignité  et  le  repos  ne  seront  jamais  troublés.  Cette  irré- 
sistible puissance  de  l'élément  mystique,  qui  ne  disparaît  jamais, 
détournée  de  la  contemplation  des  choses  d'une  autre  vie,  se  porte 
avec  violence  vers  une  société  terrestre  idéale.  A  défaut  des  images 
et  des  souvenirs  religieux,  les  rêveries  socialistes  viennent  hanter 
le  cœur  de  nos  populations  ouvrières.  «  L'espérance  de  la  terrestre 
rédemption  morale,  intellectuelle  et  physique  du  genre  humain  (1)  » 
devient  la  croyance  dominante,  le  refuge  habituel  où  s'élance  l'âme, 
froissée  par  les  misères  et  les  déceptions  de  la  vie  réelle.  Dans  les 
premiers  temps  du  christianisme,  un  grand  nombre  d'esprits  gé- 
néreux attendaient  dans  un  lointain  avenir  la  formation  d'une  so- 
ciété plus  parfaite  où  les  principes  de  l'Évangile  seraient  appliqués 
selon  la  lettre  et  l'esprit.  C'est  ce  que  l'on  appelait  le  milleniiûn. 
Cette  molle  idée  du  paradis  sur  terre  revit  aujourd'hui  pour  nos 
classes  laborieuses;  mais  le  peuple  ne  peut  concevoir  un  idéal  so- 
cial sans  user  de  toutes  ses  forces  pour  l'atteindre  et  en  faire  une 
réalité.  Les  rêveries  se  changent  bientôt  en  tentatives.  —  Quelles 
puissantes  racines  ces  aspirations  ont  poussées  dans  les  imagina- 
tions ei  dans  les  cœurs,  bien  des  passages  extraits  de  nos  poètes 
nous  le  disent  mieux  que  toutes  les  dissertations  philosophiques. 
«  0  peuples  des  siècles  futurs,  s'écrie  Alfred  de  Musset  dans  la 
Confession  d'un  enfant  du  siècle,  6  peuples  des  siècles  futurs, 
lorsque,  par  une  chaude  journée  d'été,  vous  serez  courbés  sur 
vos  charrues  dans  les  vertes  campagnes  de  la  patrie ,  lorsque ,  es- 
suyant sur  vos  fronts  tranquilles  le  saint  baptême  de  la  sueur,  vous 
promènerez  vos  regards  sur  votre  horizon  immense,  oîi  il  n'y  aura 
pas  un  épi  plus  haut  que  l'autre  dans  la  moisson  humaine  d'hommes 
libres,  quand  vous  remercierez  Dieu  d'être  nés  pour  cette  récolte, 
pensez  à  nous  qui  ne  serons  plus...  »  11  ne  faudrait  pas  feuilleter 
longtemps  les  œuvres  d'Henri  Heine  pour  y  découvrir  nombre  de 
passages  empreints  du  même  esprit  et  de  la  même  inspiration.  Ce 
caractère  pour  ainsi  dire  religieux  des  croyances  socialistes  se  ma- 

(1)  Corbon,  le  Secret  du  peuple  de  Paris,  p.  311. 


LA    QUESTION   OUVRIÈRE.  95 

nifeste  de  la  manière  la  plus  évidente  dans  certaines  réunions  ou- 
vrières. Tous  ceux  qui  ont  souvent  assisté,  non  aux  discussions  de 
la  Redoute  et  du  Pré-aux-Glercs,  oii  la  petite  bourgeoisie  domi- 
nait, mais  aux  séances  de  Belleville,  et  qui  y  sont  entrés  avec  un 
esprit  d'observation  sérieuse,  ont  été  vivement  affectés  par  la  com- 
position et  le  recueillement  de  l'auditoire.  Trois  mille  personnes, 
parmi  lesquelles  beaucoup  de  femmes  avec  de  tout  jeunes  enfans 
sur  les  bras,  cette  foule  réunie  dans  un  même  sentiment  de  frater- 
nité et  d'espérances,  ce  calme  plein  de  sérénité,  tout  cet  aspect 
extérieur  démontre  combien  le  socialisme  s'est  emparé  des  imagina- 
tions et  des  cœurs  parmi  les  classes  laborieuses.  Ce  n'est  pas  là  un 
club,  ce  n'est  pas  une  salle  de  conférences  ou  de  discussions;  c'est 
presque  un  temple  où  se  fonde  une  église  nouvelle,  où  se  prêche 
une  révélation,  où  s'annonce  une  rédemption  teii-estre. 

Dès  les  premiers  jours  de  notre  grande  révolution,  le  socialisme 
fit  son  entrée  sur  la  scène.  Dès  lors  aussi  il  se  mit  à  entasser  con- 
tre la  société  nouvelle  des  griefs  et  des  ressentimens  qui,  longtemps 
contenus,  fmirent  par  faire  explosion.  Notre  grande  réforme  de  la 
fm  du  xviii^  siècle  fut,  à  son  origine,  l'œuvre  de  la  seule  bour- 
geoisie. Dans  les  assemblées  primaires  réunies  pour  la  convocation 
des  états-généraux,  les  ouvriers,  les  simples  artisans,  ne  trouvè- 
rent aucune  place.  Les  gradués,  les  titulaires  de  lettres  de  maî- 
trise, les  contribuables  payant  un  certain  cens,  purent  seuls  faire 
entendre  leurs  vœux.  Les  rancunes  populaires  ne  tardèrent  pas  k  se 
manifester.  «  Pourquoi,  dit  un  pamphlétaire  parisien,  faut-il  que 
150,000  individus  utiles  à  leurs  concitoyens  soient  repoussés  de 
leurs  bras?  Pourquoi  nous  oublier,  nous,  pauvres  artisans,  sans  les- 
quels nos  frères  éprouveraient  des  besoins  que  nos  corps  infatiga- 
bles satisfont  et  préviennent  chaque  jour?  »  Un  autre  rédige,  —  le 
mot  est  significatif  et  il  est  resté  en  faveur  chez  les  ouvriers ,  —  le 
Cahier  du  quatrième  ordre.  Un  document  plus  lugubre  et  plus  si- 
nistre, ce  sont  les  Quatre  eris  d'un  patriote  ^  \k  se  manifeste  pour 
la  première  fois,  croyons-nous,  mais  avec  une  sauvage  énergie,  ce 
dédain  des  institutions  libérales  et  du  régime  parlementaire  qui  est 
devenu  un  des  articles  du  code  socialiste  moderne.  «  Que  servira 
une  constitution  sage  à  un  peuple  de  squelettes  qu'aura  décharnés 
la  faim?  Il  faut  vite  ouvrir  des  ateliers,  fixer  une  paie  aux  ouvriers, 
forcer  le  riche  à  employer  les  bras  de  ses  concitoyens  que  son  luxe 
dévore,  nourrir  le  peuple,  garantir  les  propriétaires  de  l'insurrec- 
tion terrible  et  peu  éloignée  de  20  millions  d'indigens  sans  pro- 
priété. »  Plus  explicite  encore  est  le  Cahier  des  pauvres ,  où  sont 
exprimées  en  ternies  précis  les  principales  exigences  populaires  : 
(t  1"  que  les  salaires  ne  soient  plus  aussi  froidement  calculés  d'a- 
près les  maximes,  meurtrières  d'un  luxe  effréné  ou  d'une  cupidité 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

insatiable;  2"  que  la  conservation  de  l'homme  laborieux  et  utile  ne 
soit  pas  pour  la  constitution  un  objet  moins  sacré  que  la  propriété 
du  riche;  3"  qu'aucun  homme  laborieux  ne  puisse  être  incertain  de 
son  existence  dans  toute  l'étendue  de  l'empire.  »  C'est  en  l'année 
1789,  alors  que  notre  révolution  était  encore  immaculée,  que  se 
manifestaient  avec  cette  netteté  les  vœux  ou  les  commandemens 
populaires;  mais  les  temps  n'étaient  pas  venus  où  ces  voix  isolées 
pourraient  trouver  un  immense  écho.  Il  en  est  résulté  une  impres- 
sion qui  est  encore  profondément  gravée  dans  l'esprit  de  nos  po- 
pulations ouvrières ,  c'est  que  notre  gi'ande  révolution  avait  été 
faite  sans  elles  et  presque  contre  elles.  Aussi  reprennent-elles  avec 
prédilection  les  formules  les  plus  célèbres  de  ces  temps  héroïques 
pour  en  revendiquer  une  application  radicale  à  leur  profit  exclusif. 
Elles  réclament  l'avènement  et  la  prédominance  du  quatrihne  état, 
et,  transformant  le  mot  de  Sieyès,  un  orateur  des  dejniers  congrès 
ouvriers  s'écriait  :  «  Qu'est-ce  que  le  travailleur?  Rien.  Que  doit-il 
être?  Tout.  » 

Ces  idées  et  ces  tendances  devaient  fermenter  pendant  un  demi- 
siècle  avant  de  trouver  un  milieu  propice  pour  faire  explosion  au 
grand  jour.  Pendant  les  vingt-cinq  années  de  la  première  répu- 
blique et  de  l'empire,  les  esprits  étaient  trop  passionnés  par  cette 
grande  épopée  guerrière,  à  laquelle  s'attachait  l'âme  entière  de  la 
France,  pour  que  les  intérêts  et  les  jalousies  de  classes  pussent  ex- 
citer l'attention  publique.  Dans  les  trente  années  de  régime  consti- 
tutionnel qui  suivirent,  l'état  de  l'industrie  et  les  traditions  encore 
subsistantes  parmi  les  populations  ouvrières  ne  permettaient  pas, 
ainsi  que  nous  allons  en  donner  la  preuve,  que  le  socialisme  pût  se 
constituer  à  l'état  de  puissance  redoutable.  Ce  furent  alors  les  classes 
moyennes  et  bourgeoises  qui  se  chargèrent  de  la  propagation  des 
idées  subversives,  et  qui  eurent  le  privilège  d'émettre  tous  ces  sys- 
tèmes de  palingénésie  morale,  créations  éphémères  d'une  imagina- 
tion généreuse,  mais  maladive.  La  littérature,  la  science,  l'éloquence 
même  de  ce  temps,  sont  saturées  de  tendances  socialistes,  qui  parfois 
s'accusent  ai  propos  délibéré,  parfois  existent  à  l'état  inconscient. 
La  plupart  des  publicistes  qui,  à  cette  époque,  se  sont  occupés  des 
questions  ouvrières  se  sont  laissé  entraîner  à  des  projets  autori- 
taires ou  à  des  plans  de  constitution  artificielle  de  l'industrie.  Sans 
parler  des  réformateurs  et  des  faiseurs  de  systèmes,  les  écrivains 
conservateurs,  Sismondi,  MM.  de  Yilleneuve-Bargemont  et  de  Lafa- 
relle,  versèrent  souvent  dans  cette  ornière,  et  l'on  put  entendre  un 
savant  illustre,  revêtu  de  fonctions  officielles,  déclarer  à  la  chambre 
«  qu'il  y  avait  nécessité  d'organiser  le  travail  (1).  » 

(i)  Discours  d'Arago  en  mai  1840;  voyez  le  Moniteur  de  1840,  p.  1080  et  1081. 


LA    QUESTION    OUVRIERE.  97 

C'est  seulement  de  notre  temps  que  toutes  ces  semences  ont  com- 
mencé à  lever.  Grâce  à  des  conditions  extérieures  plus  favorables,  à 
une  atmosphère  ambiante  plus  propice, — après  avoir  germé  pénible- 
ment durant  de  longues  années,  elles  se  dressent  et  se  propagent  avec 
une  force  qui  menace  de  tout  étouffer.  La  situation  des  caisses  ou- 
vrières et  la  constitution  de  l'industrie  se  sont  modifiées  dans  un  sens 
qui  facilite  notablement  les  progrès  du  socialisme.  L'importance  de 
ces  transformations  n'a  pas  été  suffisamment  étudiée;  il  est  nécessaire 
de  la  mettra  en  lumière.  Nos  populations  ouvrières,  pendant  la  pre- 
mière part'e  de  ce  siècle,  étaient  loin  de  présenter  une  masse  ho- 
mogène empreinte  de  sentimens  de  fraternité.  EIL'S  étaient  encore 
divisées  en  un  grand  nombre  de  petites  sociétés  rivales  que  péné- 
trait l'esprit  de  coterie  et  de  jalousie  mutuelle.  La  révolution  avait 
supprimé  les  corporations,  mais  elle  avait  laissé  subsister  le  com- 
pagnonnage, c'est-à-dire  que  les  maîtres  n'étaient  plus  groupés  ni 
solidaires,  tandis  que  les  ouvriers  restaient  constitués  en  différens 
corps.  Quelques-uns  des  cahiers  de  1789  avaient  émis  le  vœu  u  que 
les  assemblées  illicites  des  compagnons  et  les  assemblées  connues 
sous  le  nom  de  devoirs  et  de  gavots  fussent  délendues,  que  les 
règlemens  faits  sur  cet  objet  pour  Paris  fussent  étendus  à  tout  le 
royaume.  »  Ce  vœu  provenait  des  patrons;  les  ouvriers  restaient 
fidèles  à  leur  compagnonnage;  il  y  avait  les  compagnons  du  devoir, 
les  compagnons  de  liberté  et  beaucoup  d'autres  encore,  enfin  au- 
dessous  des  compagnons  il  y  avait  les  aspirans.  Toutes  ces  catégo- 
ries d'ouvriers  se  montraient  fières  à  l'endroit  les  unes  des  autres  et 
pleines  de  dédain  pour  les  degrés  inférieurs.  L'esprit  d'exclusion 
régnait  dans  toute  sa  force,  et  ne  s'éteignit  guère  qu'en  1848.  Les 
rixes  étaient  fréquentes  et  graves  entre  ces  coteries  jalouses  et  ri- 
vales. En  1816,  il  y  eut  près  de  Lunel,  entre  les  tailleurs  de  pierre 
de  deux  confréries,  une  rixe  dans  laquelle  plusieurs  hommes  furent 
tués;  en  1823,  les  aspirans  menuisiers  se  soulevèrent  contre  les 
compagnons;  une  nouvelle  révolte  du  même  genre  se  produisit  en 
1830.  En  1825,  il  y  avait  à  Nantes  entre  gavots  et  forgerons  un  com- 
bat qui  entraîna  mort  d'homme.  La  même  année,  un  événement  ana- 
logue, avec  des  suites  encore  plus  graves,  se  passait  à  Bordeaux.  En 
1827,  h  Blois,  hs  drilles  attaquaient  les  gavots,  et  plusieurs  restaient 
sur  le  terrain.  Les  mœurs  et  les  chants  populaires  étaient  d'une  ré- 
voltante sauvagerie.  Ces  dissensions  intestines  durèrent  jusqu'à  la 
fin  du  règne  de  Louis-Philippe.  A  Lyon,  un  charpentier  du  père 
Soubise  tue  un  tanneur  de  maître  Jacques,  et  par  représailles  un 
forgeron  de  maître  Jacques  tue  un  charron.  En  18/i2,  deux  corps  de 
charpentiers,  au  nombre  de  plusieurs  centaines  d'hommes,  sont  aux 
prises  à  Maisons-Laffitte,  et  l'intervention  de  la  troupe  est  néces- 

TOME    LXXXVI.   —    1870.  ^ 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saire  pour  les  séparer.  Dans  le  même  temps,  des  luttes  analogues 
entre  compagnons  de  différentes  confréries  ensanglantent  les  villes 
de  Sens  et  d'Auxerre.  Les  compagnons  des  divers  métiers  refusent 
de  reconnaître  les  boulangers  pour  frères,  parce  qu'ils  ne  se  sarvent 
ni  de  l'équerre  ni  du  compas.  Les  boulangers  de  Nantes,  voulant  en 
1845  célébrer  la  Saint-Honoré,  se  parent  de  cannes  et  de  rubans, 
les  insignes  du  compagnonnage;  mais  ils  sont  violemment  attaqués 
par  les  autres  ouvriers,  qui  les  considèrent  comme  des  intrus.  Le 
maire  est  obligé  d'appeler  un  renfort  de  troupes  pour  rétablir 
l'ordre  (1).  En  18Ù8,  on  voyait  les  ouvriers  de  Montmartre  deman- 
der au  gouvernement  provisoire  qu'il  fût  interdit  aux  ouvriers  de  Pa- 
ris de  venir  dans  leur  commune  leur  faire  concurrence;  les  membres 
des  trade's  unions  anglaises  émirent  aussi  la  prétention  d'exclure 
les  produits  et  les  ouvriers  des  districts  voisins.  Ainsi  les  popula- 
tions ouvrières  des  villes  manquaient  alors  presque  complètement 
d'homogénéité,  il  n'y  avait  pas  entre  elles  de  communauté  de  sen- 
timens  ou  d'aspirations;  la  solidarité,  dont  on  parle  tant  de  nos 
jours,  n'avait  pas  encore  réuni  dans  un  faisceau  commun  ces  masses 
populaires.  C'est  assez  dire  que  le  socialisme  avait  peu  de  prise  sur 
elles;  elles  n'étaient  pas  fondues  en  un  seul  bloc  formé  de  molé- 
cules fortement  liées  les  unes  aux  autres.  Il  était  réservé  à  la  révo- 
lution de  1848  de  dissoudre  définitivement  tous  ces  petits  groupes, 
pour  constituer  la  grande  famille  ouvrière  dont  l'union  seule  fait  la 
puissance. 

Avant  1848,  l'industrie  manufacturière  était  peu  développée;  il 
y  avait  de  grands  industriels,  mais  il  n'y  avait  guère  de  grandes 
usines.  Les  industries  des  tissus,  sauf  pour  la  filature,  étaient  sous 
le  régime  du  travail  à  domicile.  Le  dévidage,  le  bobinage,  le  tis- 
sage, le  peignage,  la  bonneterie ,  se  pratiquaient  presque  exclusi- 
vement dans  l'atelier  domestique.  L'ancien  régime  nous  avait  lé- 
gué un  type  de  grande  manufacture  dans  la  fabrique  de  draps  des 
van  Robais  à  Abbeville.  Elle  occupait  1,(592  ouvriers,  et  avait  des 
ateliers  particuliers  pour  la  charronnerie,  la  coutellerie,  le  lavage, 
l'ourdissage,  le  tissage  et  la  teinture.  Il  avait  fallu  deux  siècles 
pour  que  ce  modèle  de  vaste  établissement  se  répandit  en  France 
et  fût  dépassé  dans  ses  proportions.  Jusqu'à  un  temps  très  rap- 
proché de  nous,  la  population  ouvrière  occupée  dans  l'atelier  com- 
mun était  relativement  peu  nombreuse;  les  familles  des  tisserands, 


(1)  Voyez  sur  ces  querelles  entre  confréries  différentes  :  M.  Levasscur,  Histoire  des 
classes  ouvrières  depuis  17S0,  t.  I",  p.  483-85,  et  t.  II,  p.  160-03.  —  Sur  l'organisa- 
tion intérieure  du  compagnonnage,  voyez  M.  Le  Play,  les  Ouvriers  des  deux  mondes, 
t.  1%  p.  54  et  suiv. 


LA   QUESTION    OUVRIÈRE.  99 

dispersées  dans  les  villages  ou  les  faubourgs  des  villes,  n'ayant 
entre  elles  aucun  rapport,  ne  pouvaient  s'entendre  et  se  concer- 
ter. Ces  ouvriers  isolés  n'avaient  que  de  rares  relations  avec  le 
patron;  c'était  généralement  avec  des  commis  ou  facteurs  qu'ils 
traitaient  pour  recevoir  la  matière  première  et  rendre  l'ouvrage 
terminé.  Cette  organisation  donnait  lieu  aux  abus  les  plus  graves; 
mais  ces  abus  étaient  latens.  L'ouvrier  était  souvent  indignement 
exploité  par  les  petits  fabricans  ou  par  les  intermédiaires  et  com- 
mis. Dans  le  tissage,  l'on  augmentait  indéfiniment  la  langueur  des 
chaînes  que  l'on  remettait  au  tisserand  des  campagnes,  et  on  le 
payait  comme  si  la  chaîne  avait  eu  la  longueur  invariable  indiquée 
par  un  ancien  usage,  tombé  en  oubli  depuis  longtemps.  Les  choses 
allaient  de  même  pour  le  bobinage;  les  poignées  de  fil  que  l'on 
confiait  aux  bobineuses,  et  qui  autrefois  se  composaient  d'une  quan- 
tité fixe  de  matière,  avaient  été  peu  à  peu  démesurément  grossies 
sans  que  la  rémunération  fût  augmentée  (1).  Ces  abus,  trop  réels 
et  trop  bien  constatés,  amenèrent  la  loi  de  1850  sur  le  tissage  et 
le  bobinage.  L'ouvrier  était  encore  pour  les  mal-façons  à  la  merci 
des  commis  et  des  intermédiaires,  et  il  avait  à  supporter  bien  des 
humiliations  et  des  préjudices  souvent  peu  mérités.  Il  en  était  ré- 
sulté dans  ces  populations  ouvrières  disséminées  une  accumulation 
de  rancunes  et  de  haines  qui  couvait  dans  la  solitude  et  le  silence 
des  chaumières.  Aujourd'hui,  sur  tous  les  points  de  la  France,  la 
constitution  de  l'industrie  est  presque  complètement  changée.  Le 
tissage  du  coton,  puis  celui  du  lin  et  de  la  laine,  plus  récemment 
celui  de  la  soie,  se  sont  transportés  dans  les  manufactures;  les  opé- 
rations du  dévidage  et  du  bobinage  s'exécutent  aussi  dans  l'atelier 
commun  par  des  procédés  automatiques;  les  peigneuses  mécani- 
ques Heillmann  et  Hubner  ont  encore  contribué  à  multiplier  et  à 
agrandir  les  usines;  les  métiers  circulaires  mécaniques  pour  la  bon- 
neterie ont  compromis  et  réduit  dans  cette  branche  le  travail  do- 
mestique. Ainsi  la  grande  industrie,  depuis  vingt  ans  surtout,  n'a 
cessé  d'aspirer  dans  le  sein  de  la  manufacture  tous  ces  travailleurs 
disséminés  naguère  dans  les  campagnes  ou  les  faubourgs  des  villes. 
Ils  ont  apporté  pour  la  plupart  des  ressentimens  et  des  rancunes 
qu'a  bientôt  rendus  dangereux  la  conscience  de  leur  nombre  et  de 
leur  force. 

Les  métiers  des  villes  n'ont  pas  tardé  aussi  à  être  atteints  dans  leur 
organisation  primitive  et  à  subir  la  contagion  de  la  grande  industrie 
et  de  la  mécanique.  Les  cordonniers,  les  tailleurs,  les  selliers,  les  cha- 
peliers, bien  d'autres  ouvriers  façonniers  ou  petits  patrons,  ont  vu  se 

(1)  Voyez  M.  Audiganne,  les  Ouvriers  en  famille,  p.  103. 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

modifier  leur  existence  et  leur  situation.  C'est  immédiatement  après 
la  révolution  de  1830  que  l'industrie  des  vôtemens  confectionnés  fit 
à  Paris  son  apparition  pour  prendre  bientôt  d'énormes  proportions. 
Chose  curieuse  et  digne  de  remarque,  c'est  à  une  coalition  de  tail- 
leurs qu'est  dû  cet  essor  de  la  confection.  Une  multitude  de  petits 
entrepreneurs  en  chambre  furent  sacrifiés  par  cette  transformation 
importante;  du  rang  de  travailleurs  indépendans,  ils  tombèrent  au 
rang  de  salariés.  Bientôt  la  découverte  de  la  machine  à  coudre  vint 
accélérer  ce  mouvement  de  concentration,  et  l'on  vit  se  fonder 
d'immenses  ateliers,  comme  ceux  de  la  maison  Godillot,  rue  Roche- 
chouart,  où  des  machines,  marchant  à  la  vapeur  et  desservies  par 
plusieurs  milliers  de  bras,  coupent  et  cousent  les  vêtemens,  les 
harnais  et  les  objets  d'équipement.  Quelques  années  plus  tard,  la 
mécanique  s'appropriait  la  chaussure  par  l'invention  des  semelles 
rivées  ou  vissées;  c'est  en  iSMi,  à  Liancourt,  que  fut  fondée  la  pre- 
mière manufacture  de  chaussures,  et  le  système  est  allé  se  perfec- 
tionnant chaque  jour  et  créant  des  ateliers  de  plus  en  plus  vastes. 
Les  articles  de  Paris  n'ont  pas  complètement  échappé  h  cette  trans- 
formation ;  il  a  surgi  des  usines  importantes  pour  la  reliure,  pour 
la  fabrication  des  portefeuilles,  des  porte -monnaie  et  de  mille 
autres  objets.  Le  petit  commerce  aussi,  pour  les  étoffes,  la  mer- 
cerie, la  quincaillerie,  etc.,  a  été  mis  en  péril  par  la  création  de  ces 
magasins  immenses  qui  entassent  dans  leur  sein  les  produits  les 
plus  variés  et  détruisent  autour  d'eux  la  concurrence  modeste  du 
commerce  inférieur.  Ainsi  l'ouvrier  façonnier,  le  petit  patron,  le 
petit  commerçant,  sont  presque  menacés  de  disparaître;  leur  nombre 
du  moins  devient  de  plus  en  plus  rare,  et  leur  situation  de  plus  en 
plus  mauvaise. 

Le  public  a  sans  cesse  sous  les  yeux  ces  transformations  radicales, 
et  il  en  profite;  mais  il  ne  réfléchit  guère  aux  conséquences  sociales 
et  politiques  qu'elles  doivent  infailliblement  amener.  Autrefois  il  y 
avait  entre  le  petit  patron  et  l'ouvrier  une  certaine  communauté 
d'habitudes,  de  culture  et  de  genre  de  vie.  L'un  et  l'autre  travail- 
laient au  même  atelier.  La  fête  du  patron  réunissait  souvent  à  la 
mèn  e  table  le  maître  et  ses  ouvriers.  Les  mêmes  lieux  publics,  ca- 
baiets,  promenades,  étaient  hantés  par  ceux-ci  et  par  celui-là. 
Tou'e  la  société  française  était  ainsi  reliée  de  l'échelon  le  plus  bas 
à  l'échelon  le  plus  haut  par  des  dégradations  insensibles,  sans  au- 
cune solution  frappante  de  continuité.  Aujourd'hui  il  n'en  est  plus 
ainsi,  les  apparences  sont  changées  plus  encore  que  les  réalités; 
mais  au  point  de  vue  social  et  politique  les  réalités  ont  moins  de 
poids  que  les  appaiences.  Le  patron  et  l'ouvrier  sont  généralement, 
séparés  par  l'immense  intervalle  de  la  fortune,  de  l'éducation,  des 


LA   QUESTIOiN   OUVRIÈRE.  101 

relations  sociales.  Autrefois  l'ouvrier  laborieux  et  rangé  devenait 
aisément  patron.  Il  serait  injuste  de  dire  que  les  travailleurs  ne 
peuvent  pas  s'élever  dans  notre  société  actuelle,  bien  des  faits  dé- 
mentiraient une  pareille  assertion;  le  mouvement  ascendant  est  tout 
aussi  fréquent,  et  il  est  probablement  plus  aisé  qu'autrefois.  Il  s'o- 
père toutefois  sous  une  forme  nouvelle  :  l'ouvrier  qui  travaille,  qui 
épargne  et  qui  sait  devient  contre -maître,  puis  directeur  d'atelier, 
quelquefois  associé  ou  même  gérant  de  l'entreprise  ;  mais  en  mon- 
tant ainsi  sur  l'échelle  sociale  il  prend  d'autres  habitudes,  d'autres 
mœurs,  une  autre  culture,  et  se  distingue  davantage  de  la  masse 
ouvrière  dont  il  s'est  désagrégé. 

La  transformation  de  l'industrie  s'est  accentuée  de  plus  en  plus, 
la  concentration  de  la  production  s'accélère  chaque  jour.  Les  éta- 
blissemens  de  second  ordre  se  fusionnent  souvent  pour  former  un 
établissement  de  premier  ordre.  A  la  fin  du  règne  de  Louis-Philippe, 
l'on  a  vu  naître  ces  fusions.  On  comptait  autrefois  soixante-cinq 
concessions  de  mines  de  houille  dans  la  Loire;  en  1837,  elles  s'u- 
nirent pour  la  plupart  et  formèrent  trois  grandes  compagnies;  en 
18A5,  ces  trois  grandes  compagnies  s'étaient  fondues  en  une  seule, 
qui  fut  appelée  société  générale  des  mines  réunies,  et  qui  afferma 
le  canal  de  Givors,  ainsi  que  le  chemin  de  fer  de  Saint-Etienne  à 
Lyon.  Des  unions  analogues  s'opérèrent  dans  toutes  les  parties  de  la 
France.  En  1857,  les  deux  grandes  manufactures  de  glaces  de  Saint- 
Gobain  et  de  Cirey  se  fondirent  l'une  avec  l'autre.  On  ne  peut  s'op- 
poser assurément  à  cette  concentration  de  la  grande  industrie,  c'est 
le  seul  moyen  de  produire  mieux  et  à  meilleur  marché  et  de  sou- 
tenir la  concurrence  des  nations  étrangères.  Cependant  au  point  de 
vue  social  ces  modifications  nécessaires  ont  de  dangereuses  consé- 
quences. Une  très  grande  partie  de  nos  usines  est  actuellement  sous 
le  régime  des  sociétés  anonymes  ou  en  commandite,  c'est  le  cas 
habituel  pour  les  établissemens  métallurgiques  ;  quelques  filatures 
de  l'est  et  du  nord  se  constituent  sous  le  même  système.  Ainsi  des 
populations  énormes  d'ouvriers,  qui  se  montent  quelquefois  à  Zi,000 
ou  5,000  têtes  dans  les  grandes  usines  pour  les  industries  textiles, 
et  qui  atteignent  parfois  le  chiffre  de  10,000  dans  l'industrie  du 
fer,  se  trouvent  eu  présence  d'une  compagnie  d'actionnaires  et  d'un 
gérant.  L'intelligence  de  l'ouvrier  n'est  pas  assez  développée  pour 
qu'il  considère  avec  quelque  respect  les  compagnies,  ces  corps  abs- 
traits qui  lui  paraissent  de  machiavéliques  combinaisons.  Il  a  lu  les 
ardentes  déclamations  de  Proudhon  contre  la  commandite;  peut- 
être  aussi  a-t-il  parcouru  les  invectives  non  moins  violentes  de 
Balzac;  le  théâtre,  le  roman,  lui  enseignent  que  ces  grandes  com- 
pagnies sont  des  instrumens  de  fraude  ou  d'agiotage,  car,  il  ne  faut 


102  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

point  l'oublier,  notre  littérature,  surtout  la  littérature  populaire, 
est  profondément  imprégnée  de  socialisme.  L'ouvrier  croit  d'autant 
mieux  ces  suggestions,  qui  caressent  ses  préjugés,  que  de  temps  à 
autre  nos  tribunaux  ont  à  réprimer  quelques  déplorables  affaires  de 
rouerie  financière.  Ainsi  nos  populations  laborieuses,  qui  auraient 
encore  quelque  respect  pour  un  patron  dont  elles  apprécieraient  la 
vigilance  et  l'activité,  se  persuadent  facilement  qu'une  compagnie 
d'actionnaires  est  composée  de  dupes  ou  d'oisifs,  méprisables  pour 
lenr  cupidité,  et  qu'un  gérant  est  un  aventurier  sans  scrupules  que 
son  intelligence,  ses  relations  et  sa  réussite  mettent  au-dessus  des 
lois.  C'est  ainsi  que  l'on  arrive  à  calomnier  et  à  haïr  le  capital,  cette 
puissance  naturellement  bienfaisante  qui  répand  l'aisance  sur  ceux 
qu'elle  emploie. 

Un  autre  effet  de  cette  concentration  de  la  production,  c'est  l'es- 
sor pris  par  des  villes  qui  ne  vivent  absolument  que  de  l'industrie. 
Il  y  a  dans  l'est,  le  nord  et  le  centre  de  la  France  des  aggloméra- 
tions  considérables  qui  se  sont  formées  autour  de  quelques  grands 
établissemens.  Dans  ces  localités,  la  classe  bourgeoise  est  pour  ainsi 
dire  absente;  il  n'y  a  ni  tribunaux,  ni  fonctionnaires,  ni  riches  pro- 
priétaires, ni  vieilles  familles  aisées  qui  aient  acquis  par  une  honnê- 
teté et  un  labeur  séculaires  une  autorité  incontestée  sur  les  popula- 
tions. Des  milliers  d'ouvriers,  quelques  centaines  de  petits  débitans 
aux  habitudes  souvent  peu  recommandables,  les  employés  et  les" 
directeurs  des  usines,  voilà  tout  ce  que  comprennent  ces  villes 
nouvelles.  Il  n'y  a  donc  là  ni  influence  locale,  ni  traditions  bienfai- 
santes, rien,  en  un  mot,  qui  tempère  et  adoucisse  l'élément  popu- 
laire. Quoi  d'étonnant  que  de  pareilles  conditions  favorisent  l'essor 
du  socialisme?  Ces  milliers  d'ouvriers,  qui  se  trouvent  ainsi  réunis 
sans  direction,  sans  l'appui  ou  le  frottement  de  la  classe  bourgeoise 
honnête,  flottent  au  gré  de  toutes  les  passions.  On  leur  parle  de  la 
féodalité  industrielle,  et  quand  ils  ne  voient  autour  d'eux  aucune 
existence  intermédiaire  et  indépendante  entre  le  salarié  et  la  com- 
pagnie ou  le  patron  qui  dirige  l'usins,  —  qui  souvent  possède  toutes 
les  maisons  et  tout  le  sol  dans  un  rayon  étendu,  —  comment  ne  prê- 
teraient-ils pas  l'oreille  à  des  calomnies  qui  semblent  justifiées  par 
les  apparences?  Dans  les  villes  plus  anciennes  et  plus  grandes,  où 
tous  les  élémens  de  la  société  sont  réunis,  les  conditions  depuis 
quelques  années  sont  devenues  presque  aussi  défavorables  aux  in- 
térêts de  l'ordre  et  des  saines  doctrines.  Autrefois  à  Paris,  ouvriers 
et  bourgeois  étaient  mêlés,  ils  habitaient  les  mêmes  quartiers,  sou- 
vent les  mêmes  maisons;  ils  se  croisaient  dans  le  même  escalier,  l'un 
se  rendant  au  premier  étage,  l'autre  à  la  mansarde  ;  ils  vivaient 
ainsi  côte  à  côte  dans  des  relations  de  mutuelle  courtoisie  et  de 


LA    QUESTION    OUVRIERE.  103 

franchise  réciproque.  Aujourd'hui  il  y  a  la  ville  du  luxe  et  la  ville 
du  travail.  L'expérience  nous  apprend  qu'assigner  à  une  classe  de 
la  population  un  quartier  qui  lui  soit  propre,  c'est  une  mesure 
irritante,  c'est  un  stimulant  de  désordre,  c'est  presque  toujours 
une  .marque  de  mépris,  comme  l'était  l'existence  des  quartiers  des 
Juifs  dans  les  villes  du  moyen  âge.  Écoutons  sur  ce  point  un  publi- 
ciste  ouvrier.  «  Le  peuple  n'aime  pas  qu'on  le  parque.  Il  en  voit  l'in- 
tention même  lorsqu'elle  n'existe  peut-être  pas,  et  cela  lui  laisse  une 
impression  fâcheuse.  Qu'on  songe  bien  d'ailleurs  à  ceci  :  le  con- 
traste est  incomparablement  moins  sensible  à  l'ouvrier  incessam- 
ment mêlé  à  la  bourgeoisie  qu'à  l'ouvrier  systématiquement  tenu  à 
distance  d'elle.  Il  vaut  mieux  qu'il  demeure  dans  la  maison  du  bour- 
geois que  de  demeurer  dans  la  cité  ouvrière.  Il  sera  beaucoup  moins 
accessible  aux  mauvaises  pensées,  même  en  passant  devant  l'appar- 
tement du  riche  pour  monter  à  son  humble  demeure,  qu'en  occupant 
un  logement  propret  dans  une  cité  peuplée  exclusivement  des  gens 
de  sa  classe.  Qui  ne  comprend  pas  cela  n'entend  vraiment  rien  aux 
choses  humaines.  On  peut  n'avoir  pas  songé  tout  d'abord  à  ces 
graves  inconvéniens;  mais  la  réflexion  ne  peut  manquer  de  leur 
donner  tout  leur  éloquent  relief.  Les  cités  ouvrières  n'ont  pas  réussi 
heureusement;  mais  la  transformation  de  Paris  ayant  fait  refluer 
forcément  la  population  laborieuse  du  centre  vers  les  extrémités, 
on  a  fait  de  la  capitale  deux  villes  :  une  riche,  une  pauvre,  celle-ci 
entourant  l'autre.  »  Ainsi  plus  nous  allons,  plus  nous  voyons  que  la 
population  ouvrière  se  sépare  et  se  distingue  de  la  population 
l)ourgeoise,  il  y  a  entre  elles  des  barrières  matérielles  de  même 
que  des  barrières  morales,  et,  pour  n'être  pas  infranchissables,  ces 
barrières  n'en  choquent  pas  moins  ceux  qui  croient  en  souffrir.  La 
révolution  de  1789  avait  effacé  en  réalité  les  distinctions  de  classes; 
mais  les  mœurs  et  les  nécessités  de  l'industrie  en  ont  ressuscité 
l'apparence. 

Nos  législateurs  ont  fait  cependant  bien  des  efforts  pour  établir 
entre  les  ouvriers  et  les  bourgeois  une  complète  égalité  civile  et 
industrielle,  et  l'on  peut  dire  qu'actuellement  il  ne  subsiste  plus 
aucuna  trace  importante  des  mesures  de  précaution,  de  surveillance 
et  de  tutelle  que  l'ancien  régime  et  le  consulat  avaient  instituées  à 
rencontre  des  populations  laborieuses.  La  loi  qui  défendait  les  coa- 
litions d'ouvriers  a  été  abolie,  l'obligation  du  livret  a  été  suppri- 
mée, l'article  1781,  portant  que  le  maître  serait  cru  sur  sa  parole 
dans  toute  contestation  relative  aux  salaires,  a  disparu  de  notre 
code,  on  s'est  ingénié  à  faire  des  lois  qui  permissent  aux  ouvriers 
de  constituer  des  sociétés  commerciales.  Il  est  difficile  de  dire  qu'il 
y  ait  dans  la  législation  française  une  différence  sensible  entre  le 


104  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

travailleur  salarié  et  les  autres  citoyens.  Il  en  est  presque  de  même 
en  Angleterre,  où  les  associations  ouvrières,  nommées  traders 
unions,  quels  que  soient  les  périls  qu'elles  comportent  et  les  mé- 
faits qu  elles  aient  commis,  viennent  d'être  reconnues  par  un  bill 
récent  comme  personnes  légales.  Les  droits  politiques  aussi  ont 
été  largement  octroyés  aux  ouvriers.  En  Angleterre,  le  suffrage 
descend  de  plus  en  plus  dans  les  couches  inférieures  de  la  popula- 
tion; en  France,  le  vote  universel  permet  aux  ouvriers  de  peser  d'an 
grand  poids  dans  les  destinées  du  pays.  11  s'en  faut  néanmoins  que 
ces  réformes  donnent  toute  satisfaction  aux  vœux  populaires,  nos 
populations  ouvrières  en  ont  retiré  seulement  un  sentiment  exagéré 
de  leur  force.  Ce  qui  devait  être  un  moyen  d'apaisement  n'a  été 
dans  bien  des  cas  qu'un  stimulant  à  des  exigences  peu  légitimes. 
La  conscience  et  l'intelligence  du  peuple  ne  sont  pas  encore  assez 
éclairées;  elles  se  sont  fait  parfois  du  suffrage  universel  une  con- 
ception sauvage  qui  supprime  tous  les  droits  individuels  et  tout  res- 
pect des  minorités.  Les  améliorations  dans  les  voies  de  locomotion, 
les  rapprochemens  entre  les  classes  analogues  des  différentes  na- 
tions ont  eu  aussi  leur  part  dans  cette  surexcitation.  Les  expositions 
universelles  ont  été  l'occasion,  si  ce  n'est  la  cause,  de  l'essor  d'une 
catégorie  spéciale  d'ouvriers  dont  l'importance  est  devenue  con- 
sidérable. Les  délégués  à  l'exposition  de  Londres  ont  été  les  chefs 
de  ligne  de  cette  démocratie  ambitieuse  et  turbulente  qui,  après 
avoir  parlé  à  mots  couverts,  avoue  maintenant  le  dessein  arrêté  de 
renverser  la  société  pour  la  reconstruire  sur  un  autre  plan.  L'on  a 
vu  se  constituer  un  état-major  nombreux  d'hommes  intellig^ns,  ac- 
tifs, qui  ont  changé  leur  position  d'ouvriers  pour  celle  de  politiques 
marrons.  Ils  ont  l'instruction  superficielle  et  unilatérale  qui  plaît 
aux  esprits  absolus  et  qui  séduit  les  ignorans;  ils  écrivent  avec  élé- 
gance et  netteté,  leur  parole  est  toujours  facile,  au  besoin  elle  est 
éloquente;  ils  ont  en  outre  toutes  les  qualités  du  diplomate  :  —  pro- 
duits curieux  d'une  époque  où  l'ambition  pénètre  et  soulève  toutes 
les  classes,  où  une  instruction  toute  de  surface  aiguise  et  polit  les 
esprits  sans  les  fortifier.  Toutefois  l'influence  de  cette  petite  aristo- 
cratie ouvrière  a  moins  de  réalité  que  d'apparence;  elle  ne  con- 
serve son  crédit  qu'à  la  condition  de  ilatter  et  de  servir  les  projets 
et  les  aspirations  populaires. 

Or  ces  aspirations  et  ces  projets  sont  de  plus  en  plus  toiu'nés 
vers  le  sociah'sme;  il  semble  que  tout  ce  qui  entoure  nos  masses  ou- 
vrières développe  en  elles  ces  instincts  dangereux.  Il  n'est  pas  jus- 
qu'aux progrès  de  la  science  qui  ne  fournissent  des  argumens  ou 
du  moins  des  prétextes  aux  rêveries  chimériques  d'une  partie  de  nos 
populations  laborieuses.  Ces  merveilleuses  transformations  que  le 


LA   QUESTION    OUVRIÈRE  105 

développement  des  sciences  physiques  a  opérées  depuis  un  demi- 
siècle  sur  notre  globe,  tous  ces  changemens  presque  à  vue  dont 
notre  génération  a  été  témoin  ont  fait  une  profonde  impression  sur 
les  esprits;  il  en  est  résulté  une  foi  intense  dans  le  progrès  indéfini 
et  des  espérances  excessives  dans  l'amélioration  de  la  destinée  hu- 
maine. Confondant,  —  c'est  son  habitude,  —  l'ordre  moral  avec 
l'ordre  physique,  le  peuple,  en  partie  du  moins,  est  arrivé  à  s'ima- 
giner que  la  constitution  de  la  société  pourrait  subir  une  métamor- 
phose analogue  à  celle  qu'a  éprouvée  la  production.  Les  raisonne- 
mens  spécieux  et  les  sophismes  n'ont  pas  manqué  pour  fortifier  ces 
rêves.  L'on  a  calculé,  il  y  a  quelques  années,  que  la  force  des  che- 
vaux-vapeur employés  par  l'industrie  anglaise  représentait  le  tra- 
vail de  77  millions  d'ouvriers;  ne  pouvait-on  pas  en  conclure  qu'un 
jour  viendrait  où,  par  le  perfectionnement  des  méthodes  et  de  l'ou- 
tillage, le  travail  de  l'homme  serait  pour  ainsi  dire  superflu  dans  la 
production? 

De  ces  idées  et  de  ces  sentimens  est  sorti  le  socialisme,  c'est- 
à-dire  le  projet  de  réédifier  la  société  sur  une  base  artificielle.  Nous 
avons  montré  combien  ce  délire  est  naturel  et  inhérent  à  toute  so- 
ciété humaine;  nous  l'avons  suivi  en  outre  dans  les  progrès  qu'il  a 
faits  en  Fjance.  nous  avons  énuméré  les  circonstances  qui  ont  accru 
sa  force.  On  a  dû  voir  que  le  mal  a  de  profondes  racines  dans  l'état 
de  nos  mœurs,  de  nos  croyances  et  de  nos  relations  sociales.  Il  n'est 
pas  permis  de  s'abuser  sur  l'intensité  et  sur  la  durée  de  ce  phéno- 
mène :  ce  n'est  pas  une  crise  passagère  ou  locale.  Après  avoir  ainsi 
recherché  et  décrit  les  causes  du  développement  des  idées  socia- 
listes en  France,  nous  allons  étudier  ces  secousses  transitoires  ap- 
pelées grèves,  qui  ont  si  profondément  ébranlé  dans  ces  derniers 
temps  la  sécurité  de  notre  industrie. 


II. 


Certains  publicistes  ne  veulent  reconnaître  entre  les  grèves  et  le 
socialisme  aucune  connexité.  Sans  doute  il  peut  surgir  des  coa- 
litions d'ouvriers  qui  ne  soient  pas  systématiquement  produites 
par  des  inspirations  socialistes,  et  qui  au  contraire  proviennent  de 
causes  particulières  à  telle  industrie  ou  à  telle  localité;  mais  ce  ne 
sont  là  que  des  faits  exceptionnels.  L'on  peut  dire  que,  dans  la  ma- 
jorité des  cas,  les  grèves  se  rattachent  à  des  idées  beaucoup  plus 
générales,  à  des  visées  plus  hautes,  à  des  projets  plus  ambitieux 
que  les  griefs  allégués  ne  sembleraient  l'indiquer.  Quand  elles  n'ont 
pas  pojr  cause  une  inspiration  socialiste,  les  coalitions  ont  souvent 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  démonstration  socialiste  pour  effet.  Le  socialisme  est  donc  or- 
dinairement, soit  le  point  de  départ,  soit  le  point  d'arrivée.  Nous 
n'en  voulons  pour  preuve  qu'une  coalition  de  l'été  dernier,  qui  a 
fait  peu  de  bruit  et  qui  cependant  a  une  grande  signification  :  c'est 
celle  des  ovalistes  de  Lyon.  On  appelle  ovalistes  ou  moulinières  les 
ouvrières  qui  font  le  tirage  des  fils  de  soie  composant  les  cocons  et 
qui  les  assemblent  et  les  tordent  pour  les  rendre  plus  résistans. 
Cette  tâche  a  toujours  été  assez  misérablement  payée;  pour  un  travail 
continu  de  douze  heures,  ces  pauvres  femmes  recevaient  1  fr.  50 
ou  1  fr.  60  par  jour,  rémunération  souvent  réduite  par  des  chô- 
mages forcés.  Elles  se  mirent  en  grève  et  rt  clamèrent  une  diminu- 
tion de  deux  heures  de  travail  et  un  salaire  journalier  de  2  francs. 
Elles  pouvaient  compter  sur  la  sympathie  générale,  et  si  l'état  de 
l'industrie  l'eût  permis,  si  la  concurrence  des  ouvrières  de  la  Lom- 
bardie  n'eût  pas  été  trop  à  craindre,  elles  auraient  obtenu  l'objet  de 
leur  demande.  Déjà  les  patrons  consentaient  à  la  réduction  de  la 
journée;  mais,  au  lieu  de  conserver  le  calme  qui  pouvait  seul  leur 
concilier  l'appui  efficace  de  l'opinion,  les  ovalistes  rédigèrent  un 
manifeste  communiste  où  elles  se  qualifiaient  de  citoyennes  et  fai- 
saient appel  aux  patriotes  de  tous  les  pays,  enfin  elles  envoyèrent 
au  congrès  de  Bâle  un  délégué  chargé  d'exposer  et  de  défendre 
leurs  aspirations  collectivistes.  On  voit  que  les  mouvemens  ouvriers 
de  notre  temps  aboutissent  presque  fatalement  à  une  déclaration  de 
socialisme.  II  y  a  en  effet,  dans  l'ordre  moral  comme  dans  l'ordre 
physique,  une  sorte  de  loi  d'attraction  en  vertu  de  laquelle  les 
groupes  les  moins  nombreux  et  les  idées  les  moins  radicales  sont 
violemment  attirés  par  les  masses  les  plus  considérables  et  les  idées 
les  plus  absolues.  Tous  les  petits  courans  isolés  finissent  ainsi  par 
tomber  dans  cette  mer  profonde  du  socialisme. 

Il  a  fallu  beaucoup  de  temps  à  l'humanité  pour  reconnaître  et 
respecter  l'existence  des  lois  naturelles  qui  régissent  le  monde  mo- 
ral comme  le  monde  physique.  L'on  a  cru  pendant  des  siècles  que 
le  taux  du  salaire  était  quelque  chose  d'arbitraire  que  la  contrainte 
pouvait  élever  ou  abaisser  selon  les  fantaisies  du  plus  fort.  11  faut 
bien  convenir  que,  dans  les  siècles  passés,  c'est  au  nom  des  pa- 
trons et  pour  déprimer  la  rémunération  de  l'ouvrier  que  la  force  fut 
le  plus  souvent  employée.  En  Angleterre  de  même  qu'en  France,  les 
magistrats  et  la  loi  intervinrent  fréquemment  pour  déterminer  un 
maximum  des  salaires.  C'était  là  une  véritable  exploitation  que  l'i- 
gnorance du  temps  pouvait  seule  excuser.  Après  la  peste  de  13^8 
notamment,  le  parlement  de  Londres  établit  un  maximum  pour  la 
rémunération  journalière  du  travailleur,  et  l'habitude  de  ces  tarifs 
autoritaires  se  continua  jusqu'au  xviii*'  siècle.  L'histoire  de  Macau- 


LA    QUESTION    OUVRIERE.  107 

lay  nous  apprend  qu'en  l'année  1685  les  juges  de  paix  du  comté  de 
Warwick,  se  conformant  à  un  acte  d'Elisabeth,  établirent  un  tarif 
des  salaires  et  déclarèrent  passible  d'une  peine  le  maître  qui  don- 
nerait ou  l'ouvrier  qui  recevrait  une  paie  supérieure.  Ce  maximum 
des  salaires  était  pour  les  laboureurs  de  h  shillings  par  semaine  de 
mars  k  septembre,  et  de  3  shillings  pendant  l'autre  moitié  de  l'an- 
née. A  la  fin  du  xvii^  siècle,  ces  tarifs  cessèrent  d'être  appliqués  et 
même  d'être  édictés.  Alors  la  population  ouvrière  s'était  considéra- 
blement augmentée,  et  elle  ne  se  fit  pas  faute  de  recourir  aux  coa- 
litions pour  élever  sa  rémunération. 

Nous  voyons  à  cette  époque  les  compagnons  toiliers  de  Caen  for- 
cer par  des  menaces  les  maîtres  d'accroître  les  salaires.  A  Darnetal, 
près  de  Rouen,  en  1697,  les  compagnons  drapiers  excluent  des 
ateliers  quiconque  n'est  pas  de  leur  société;  ils  s'ameutent  au 
nombre  de  plusieurs  milliers  parce  que  les  patrons  avaient  employé 
des  ouvriers  étrangers,  ils  font  fermer  les  fabriques,  et  malgré 
l'intervention  des  autorités  de  la  province  ils  restent  un  mois  en- 
tier sans  reprendre  leur  travail.  A' ers  la  même  époque,  les  compa- 
gnons maréchaux  font  des  émeutes  devant  la  porte  des  maîtres 
pour  que  leur  journée  soit  mieux  payée.  Les  jurés  chapeliers  se 
plaignent  que  le  renvoi  d'un  ouvrier  incapable  suffise  pour  faire 
mettre  l'atelier  en  interdit  par  tous  les  autres  ouvriers.  A  partir  de 
la  seconde  moitié  du  xviii''  siècle,  ces  querelles  deviennent  plus 
fréquentes  et  plus  dangereuses.  A  Lyon,  en  iJlili,  les  ouvriers  de- 
mandent une  augmentation  d'un  sou  par  aune  et  se  mettent  en 
grève  :  pendant  huit  jours,  ils  sont  maîtres  de  la  ville;  le  gouver- 
nement dut  envoyer  des  troupes  pour  rétablir  l'ordre.  En  1786, 
nouvelle  émeute  des  ouvriers  lyonnais,  qui  demandent  deux  sous 
par  aun3,  arrêtent  tous  les  métiers  et  parcourent  la  viye  en  bandes 
menaçantes.  L'autorité  locale  s'alarme  et  cède;  mais  le  gouverne- 
ment fait  occuper  militairement  les  faubourgs  de  Vaise,  de  la  Croix- 
Piousse  et  de  la  Guillotière. 

Au  début  de  la  révolution,  les  coalitions  d'ouvriers  se  multiplient 
et  inquiètent  sérieusement  l'administration.  En  1789,  les  garçons 
tailleurs,  au  nombre  de  3,000,  se  réunissent  sur  le  gazon  du  Lou- 
vre et  envoient  une  députation  de  20  membres  au  comité  de  la  ville 
pour  lui  demander  de  leur  garantir  en  toute  saison  un  salaire  de 
40  sous  par  jour.  Ce  fut  bientôt  le  tour  des  garçons  perruquiers, 
qui  s'assemblèrent  aux  Champs-Elysées  dans  un  dessein  pareil.  Un 
officier  de  la  garde  nationale  voulut  les  disperser,  il  fut  désarmé  par 
ses  propres  soldats.  Dans  le  même  temps,  les  ouvriers  cordonniers, 
au  nombre  de  5  ou  600,  se  coalisent,  nomment  un  comité  exécutif, 
et  décident  d'exclure  du  royaume  quiconque  ferait  une  paire  de 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

souliers  au-dessous  d'un  prix  convenu.  Les  grèves  alors  envahis- 
sent tous  les  métiers,  imprimeurs,  charpentiers,  papetiers,  etc. 
Une  proclamation  de  la  municipalité  parisienne  est  obligée  de  dé- 
clarer «  nuls,  inconstitutionnels  et  non  obligatoires,  les  arrêtés  pris 
par  les  ouvriers  de  différentes  professions  pour  s'interdire  respec- 
tivement, et  pour  interdire  à  tous  autres  ouvriers,  le  droit  de  tra- 
vailler à  d'autres  prix  que  ceux  desdits  arrêtés.  »  Les  ouvriers 
papetiers  profitent  de  l'activité  des  fabriques  pour  émettre  des  pré- 
tentions exorbitantes  :  ils  frappent  d'interdiction  certains  ateliers, 
ou  exigent  des  maîtres  de  fortes  sommes  pour  les  relever  de  l'in- 
terdit; ils  excluent  ceux  de  leurs  compagnons  dont  ils  sont  mécon- 
tens,  ou  leur  font  payer  des  amendes. 

L'on  voit  que  notre  temps  n'a  pas  le  mérite  d'avoir  inventé  les 
grèves  :  c'est  à  peine  si  l'on  peut  dire  qu'il  les  a  perfectionnées;  il 
les  a  rendues  seulement  plus  fréquentes,  plus  générales  et  plus 
préjudiciables  aux  intérêts  de  tous.  Ces  guerres  industrielles  ont 
existé  alors  même  que  la  loi  les  défendait,  et  elles  ont  tonjoui^s  pré- 
senté les  caractères  principaux  qu'elles  offrent  encore  actuellement. 
L'étude  des  coalitions  du  règne  de  Louis -Philippe  n'est  pas  dé- 
pourvue d'enseignement  à  ce  point  de  vue.  Déjà  sous  la  restauration 
les  tribunaux  jugeaient  tous  les  ans  un  ou  plusieurs  procès  de  coa- 
lition :  c'était  peu,  dira-t-on.  L'une  de  ces  grèves  cependant  avait 
eu  du  retentissement  :  celle  des  ouvriers  charpentiers  en  1822.  Ce 
fut  une  grève  des  canuts,  en  1831,  qui  fut  l'occasion  de  cette  terrible 
insurrection  de  Lyon  pendant  laquelle  les  ouvriers  régnèrent  dix 
jours  en  maîtres  dans  cette  grande  ville,  d'où  les  troupes  avaient  été 
forcées  de  se  retirer  momentanément  après  un  échec.  Une  autre  grève 
des  ouvriers  en  peluche  amena  les  Lyonnais  à  une  nouvelle  et  san- 
glante émeute  en  183/i.  Les  autres  coalitions  entraînèrent  de  moin- 
dres troubles  politiques,  mais  elles  eurent  d'aussi  fâcheux  résultats 
économiques.  C'est  aux  charpentiers  qu'appartient  à  cette  époque  la 
palme  de  l'agitation.  Ils  étaient  organisés  en  confréries  puissantes, 
qui  jouaient  à  peu  près  le  même  rôle  que  jouent  aujourd'hui  les  trade's 
unions  en  Angleterre.  En  1832,  au  moment  où  le  travail,  interrompu 
par  la  révolution,  reprenait  de  l'activité,  les  ouvriers  charpentiers 
mirent  en  interdit  ponr  cinq  ans  les  ateliers  d'un  entrepreneur 
contre  lequel  ils  prétendaient  avoir  des  griefs.  Neuf  mois  après,  le 
même  corps  d'état  formait  une  coalition  générale.  En  \d>hi  et  18/i2, 
nouvelle  agitation  chez  les  travailleurs  de  la  charpente,  puis  explo- 
sion d'une  grève  immense  en  j  845;  elle  éclate  à  la  fin  de  mai,  alors 
que  les  commandes  étaient  nombreuses  et  pressantes;  7,500  char- 
pentiers, dont  le  plus  grand  nombre  appartenaient  aux  confréries 
du  devoir  ou  de  la  liberté,  y  prirent  part;  elle  dura  trois  mois.  L'on 


LA    QUESTION    OUVRIÈRE.  109 

se  doute  bien  que  ces  circonstances  n'étaient  pas  propres  à  «  faire 
aller,  comme  on  dit,  le  bâtiment.  »  Aussi  les  maçons,  les  serruriers, 
les  menuisiers,  qui  ne  réclamaient  pas,  durent  cependant  se  croiser 
les  bras.  Il  en  est  des  guerres  industrielles  comme  des  guerres  po- 
litiques, elles  atteignent  et  blessent  les  intérêts  non -seulement  des 
belligérans,  mais  encore  des  neutres  eux-mêmes  ;  à  tous,  elles  ap- 
portent la  gêne  ou  la  ruine.  Les  patrons  finirent  par  capituler,  et 
les  ouvriers  charpentiers  eurent  gain  de  cause.  Ce  fut  la  plus 
bruyante  affaire  de  ce  genre  sous  le  règne  de  Louis-Philippe;  mais 
il  Y  en  eut  bien  d'autres  analogues.  Dans  la  seule  année  1840,  l'on 
peut  enregistrer  les  grèves  successives  des  tailleurs,  des  bottiers, 
des  cordonniers,  des  menuisiers,  des  tailleurs  de  pierre,  des  ébé- 
nistes, des  serruriers;  il  y  eut  des  rixes  sanglantes.  La  grève  des 
mineurs  de  Rive-de-Gier,  en  ÏShh,  eut  encore  un  plus  triste  dénoû- 
ment.  Les  grévistes  usaient  de  violence  contre  les  dissidens  (1).  La 
troupe  intervint  et  fit  prisonniers  les  plus  mutins;  les  ouvriers 
voulurent  délivrer  leurs  camarades,  ils  attaquèrent  les  soldats  à 
coups  de  pierres;  ceux-ci  usèrent  de  leurs  armes,  et  plusieurs  mi- 
neurs restèrent  sans  vie  sur  la  place.  On  voit  que  le  déplorable  et 
lugubre  événement  de  la  Ricamarie  avait  eu  un  précédent  presque 
dans  les  mêmes  lieux  et  dans  les  mêmes  circonstances  ;  mais  l'ex- 
périence d'une  génération  est  perdue  pour  une  génération  sui- 
vante. La  Belgique,  dans  la  même  période,  ne  fut  pas  davantage  à 
l'abri  de  ces  crises.  M.  de  Molinari  nous  apprend  que,  de  18A0  à 
18/i9,  il  y  eut  dans  ce  pays  /i35  ouvriers  traduits  devant  les  tribu- 
naux pour  délits  de  coalition;  132  furent  acquittés,  293  condamnés 
à  la  prison,  et  10  à  l'amende.  L'Angleterre  avait  aussi  largement  sa 
part  de  ces  émotions  industrielles.  M.  le  comte  de  Paris  nous  a  dé- 
crit avec  poésie  ces  grévistes  anglais  choisissant  «  une  nuit  obscure 
pour  se  réunir  sur  une  de  ces  landes  tourbeuses,  appelées  moors, 
qui  couvrent  les  collines  du  centre  de  l'Angleterre.  C'est  là  qu'on 
recueill  îit  la  souscription  pour  le  fonds  commun,  c'est  là  qu'on  pré- 
parait la  grève  qui  devait  éclater  sans  aucune  apparence  d'entente 
entre  les  ouvriers,  c'est  là  qu'on  leur  distribuait  des  secours  lors- 
qu'ils avaient  quitté  l'ouvrage,  —  et  avant  que  le  jour  vînt  éclairer 
ces  innocens  conspirateurs,  avant  que  le  cri  matinal  du  grouse,  seul 
habitant  de  ces  vastes  déserts ,  vînt  attirer  le  chasseur  sur  son  do- 
maine, les  archives  de  la  société  étaient  soigneusement  enterrées, 
et  chacun  reprenait  le  chemin  de  la  cité  voisine  (2).  »  Ainsi  à  un:^ 

(1)  Voyez  Histoire  des  classes  ouvrières  avant  1789,  t.  II,  et  Histoire  des  classes 
ouvrières  depuis  1789,  par  M.  Levasseur,  t.  P'.  Voyez  aussi  M.  Le  Play,  les  Ouvriers 
des  deux  mondes,  t.  P"". 

(2)  Les  Associations  ouvrières  en  Angleterre,  p.  13G. 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

époque  où  la  législation  punissait  sévèrement  en  France,  en  Angle- 
terre et  en  Belgique  le  délit  de  coalition,  les  grèves  n'en  éclataient 
pas  moins,  fréquentes,  tumultueuses,  quelquefois  sanglantes. 

11  est  intéressant  de  pénétrer  un  peu  plus  à  fond  dans  ces  crises 
industrielles  qu'a  déjà  enveloppées  le  voile  de  l'oubli.  Nous  y  trou- 
verons les  procédés  qui  sont  encore  en  usage  de  nos  jours.  Ce  sont 
d'abord  les  mêmes  prétentions  et  les  mêmes  demandes  :  une  aug- 
mentation de  salaires,  l'établissement  d'une  rémunération  égale 
pour  les  ouvriers,  la  diminution  des  heures  de  travail,  la  limita- 
tion du  nombre  des  apprentis  :  quelquefois  aussi  ce  sont  des  sus- 
ceptibilités blessées,  des  froissemens  plus  ou  moins  légitimes,  une 
irritation  personnelle  contre  les  patrons  ou  les  directeurs;  mais 
cette  dernière  cause  est  beaucoup  moins  active  et  moins  générale 
que  de  nos  jours,  l'amour -propre  des  ouvriers  est  moins  cha- 
touilleux, ils  n'ont  pas  encore  ce  tempérament  nerveux,  irritable, 
prompt  à  s'offenser;  ils  sont,  à  ce  point  de  vue,  plus  maniables  et 
de  meilleure  composition.  La  grève  se  déclarait  alors  comme  au- 
jourd'hui même.  Lors  de  la  coalition  des  charpentiers  en  18/i5,  il  y 
a  un  chef  attitré  :  c'est  le  secrétaire  de  la  société  des  compagnons 
.  du  devoir,  fonctionnaire  jouissant  d'un  traitement  fixe,  qui  parle- 
mente pour  ses  camarades.  Lors  de  la  grève  de  Lyon  en  183â,  il  y 
avait  parmi  les  ouvriers  de  cette  ville  deux  grandes  associations, 
celle  des  mutuellistes  et  celle  des  ferrandiniers.  L'une  et  l'autre 
avaient  été  fondées  en  vue  de  secoui's  mutuels;  mais,  comme  les 
trades  unions  anglaises,  elles  avaient  été  détournées  de  leur  des- 
tination primitive.  Dans  l'association  des  mutuellistes,  l'on  mit  aux 
voix  la  question  de  savoir  si  l'on  entrerait  en  grève;  l'affirmative  fut 
adoptée  à  la  majorité  de  1,297  suffrages  contre  l,0!xh  :  c'était  une 
bien  faible  majorité  pour  avoir  d'aussi  graves  conséquences,  puisque 
le  sang  coula  ensuite  à  flots.  —  Si  l'on  considère  l'intimidation  qui 
préside  toujours  à  dépareilles  résolutions,  l'on  doit  dire  qu'une  ma- 
jorité nominale  aussi  faible  correspond  à  une  minorité  réelle.  Les 
partisans  des  mesures  extrêmes  sont  en  effet  toujours  plus  réso- 
lus, plus  actifs,  plus  audacieux;  ils  ne  manquent  jamais  d'être  pré- 
sens au  vote.  Les  modérés  sont  plus  craintifs,  ils  restent  de  préfé- 
rence chez  eux,  ou  bien  ils  se  laissent  entraîner  à  suivre  l'opinion 
la  plus  bruyante.  C'est  là  l'histoire  de  tous  les  temps  et  de  tous  les 
pays. 

La  grève,  une  fois  déclarée,  suivait  son  cours  avec  l'accompa- 
gnement ordinaire  de  violences  que  l'on  voit  aujourd'hui;  l'on  doit 
même  dire  en  toute  impartialité  que  le  langage  des  grévistes  actuels 
est  dans  la  forme  moins  rude  et  moins  grossier.  Ceux  qui  autrefois 
ne  voulaient  pas  se  soumettre  à  l'opinion  de  la  majorité  étaient 


LA   QUESTION   OUVRIÈRE.  111 

regardés  comme  des  rebelles,  des  traîtres,  des  déserteurs  devant 
l'ennemi.  Sous  le  règne  de  Louis-Philippe,  l'on  appelait  les  dissi- 
dens  ((  Bourmont  »  et  a  Raguse;  »  l'on  allait  d'ailleurs  beaucoup 
plus  loin  que  ces  injures.  En  1831,  les  ouvriers  de  Lyon  parcou- 
raient les  ateliers,  entraînant  de  gré  ou  de  force  ceux  qui  voulaient 
reprendre  leurs  travaux,  coupant  même  sur  le  métier  las  chaînes 
des  tisserands  qui  persistaient  à  travailler.  En  iSlih,  à  Rive-de-Gier, 
les  mineurs  s'emparaient  des  dissidens,  les  promenaient  dans  les 
rues  avec  un  écriteau  sur  les  épaules  et  les  accablaient  de  coups.  En 
1845,  après  la  grève  des  charpentiers  de  Paris,  les  débats  judiciaires 
firent  ressortir  cette  révélation  frappante  d'un  ouvrier  opposé  à  la 
grève  :  «  on  ne  nous  dit  rien  maintenant,  mais  plus  tard  on  nous 
blessera  dans  les  chantiers,  on  nous  fera  tomber  des  solives  sur  le 
dos.  »  Les  patrons  d'ailleurs,  quand  ils  y  étaient  poussés  par  l'exas- 
pération, ne  se  montraient  guère  moins  violens.  Les  maîtres  char- 
pentiers ayant  eu  une  réunion,  l'un  d'eux  proposa  de  céder  aux 
ouvriers;  il  y  eut  alors  un  tumulte  indicible,  il  ne  s'en  fallut  guère 
que  ce  conseiller  malavisé  ne  fût  jeté  par  la  fenêtre.  Tel  est  le  ca- 
ractère déplorable  de  ces  luttes,  qui  sont  presque  des  guerres  so- 
ciales; elles  ramènent  à  la  sauvagerie  tous  ceux  qui  y  prennent 
part.  Voilà  quels  étaient  les  procédés  en  usage  dans  ces  duels  indus- 
triels; sont-ils  abandonnés  aujourd'hui?  A  Genève,  à  Seraing,  à  la 
Ricamarie  en  1869,  la  physionomie  des  grèves  était  exactement*  la 
même  que  vingt  ou  trente  ans  auparavant  à  Lyon,  à  Rive-de-Gier 
ou  à  Paris. 

On  ne  peut  cependant  poursuivre  jusqu'au  bout  ce  parallèle. 
Malgré  la  conformité  des  apparences,  les  coalitions  actuelles  diffè- 
rent singulièrement  des  précédentes  par  la  gravité  des  désordres 
économiques  qu'elles  entraînent.  Nous  avons  montré  les  transfor- 
mations opérées  dans  l'outillage  de  la  grande  industrie,  dans  les 
voies  de  locomotion,  dans  les  procédés  commerciaux,  dans  les  rap- 
ports internationaux.  L'influence  de  ces  tranformations  est  im- 
mense, elle  a  complètement  changé  la  situation  relative  des  pa- 
trons et  des  ouvriers.  C'était  autrefois  presque  un  axiome  de  la 
science  économique  qu'il  y  avait  entre  les  salariés  et  les  entrepre- 
neurs une  inégalité  naturelle  de  conditions  tout  à  l'avantage  des 
derniers.  La  croyance  que  le  capital  est  en  mesure  de  faire  la  loi  au 
travail,  c'est-à-dire  qu'il  a  les  moyens  de  fixer  les  salaires  à  son  gré 
et  au-dessous  du  taux  qu'exigerait  l'équité,  cette  croyance  est  en- 
core de  nos  jours  universellement  répandue;  l'autorité  des  plus 
grands  noms  entretient  malheureusement  ces  préjugés,  qui  ne  sont 
pas  seulement  des  erreurs  scientifiques,  mais  qui  sont  des  fermens 
de  discordes  et  de  guerre  sociale.  «  En  tout  genre  de  travail,  a  di,t 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Turgot,  il  doit  arriver  et  il  arrive  que  le  salaire  de  l'ouvrier  se  borne 
à  ce  qui  est  nécessaire  pour  se  procurer  sa  subsistance.  »  Enchéris- 
sant encore  sur  cette  doctrine,  M.  John  Stuart  Mill  n'a  pas  hésité  à 
écrire  cette  singulière  proposition  :  «  Dans  ce  pays  (l'Angleterre),  il 
y  a  peu  d'espèces  de  travail  dont  la  rémunération  ne  pût  être  abais- 
sée, si  l'entrepreneur  poussait  jusqu'au  bout  les  avantages  que  lui 
procure  la  concurrence.  »  Un  siècle  auparavant,  un  autre  écono- 
miste illustre,  Adam  Smith,  décrivait  dans  les  termes  qui  suivent 
la  position  réciproque  des  ouvriers  et  des  patrons  en  cas  de  grève  : 
«  Un  propriétaire,  un  fermier,  un  maître  manufacturier,  un  mar- 
chand, peuvent  généralement  vivre  une  année  ou  deux  des  fonds 
qu'ils  ont  par-devers  eux  sans  employer  un  seul  ouvrier.  La  plupart 
des  ouvriers  ne  pourraient  pas  subsister  une  semaine,  fort  peu  l'es- 
pace d'un  mois,  et  presque  aucun  l'espace  d'un  an  sans  travailler. 
A  la  longue,  le  maître  ne  peut  pas  plus  se  passer  de  l'ouvrier  que 
l'ouvrier  du  maître;  mais  le  besoin  qu'il  en  a  n'est  pas  aussi  urgent.  » 
Telles  sont  bien  les  idées  courantes;  elles  servent  de  puissans  argu- 
mens  à  ceux  qui  revendiquent  l'emploi  de  la  force  et  de  l'intimida- 
tion dans  la  fixation  des  salaires.  Cependant,  nous  ne  craignons  pas 
de  l'affirmer,  toutes  ces  propositions  sont  erronées. 

La  maxime  de  Turgot,  que  l'ouvrier  est  condamné  par  la  fatalité 
des  lois  économiques  à  ne  gagner  jamais  rien  au-delà  de  sa  subsis- 
tance, est  aujourd'hui  complètement  fausse.  Elle  a  pu  être  vraie 
dans  une  civilisation  pauvre,  où  l'outillage  industriel  était  presque 
nul  et  la  production  misérable,  mais  non  dans  les  pays  où  se  ren- 
contrent l'activité  du  travail  et  l'importance  de  la  production.  S'il 
était  vrai,  comme  l'affirme  M.  Mill,  que  les  industriels  fussent  com- 
plètement maîtres  des  salaires  de  leurs  ouvriers,  ne  serait-ce  point 
de  leur  part  une  vertu  surhumaine  que  de  le  maintenir  à  un  taux  au- 
dessous  duquel  il  leur  serait  facile  de  l'abaisser  ?  Pourrait-on  attendre 
d'une  classe  nombreuse  d'individus  une  abnégation  aussi  méritoire? 
Pourrait-on  surtout  expliquer  que  le  salaire  des  ouvriers  anglais  ait 
haussé  dans  des  proportions  considérables  depuis  trente  ans,  quoi- 
que le  prix  des  vivres  ait  diminué  dans  la  même  époque  par  l'abo- 
lition des  lois  sur  les  céréales  (1)?  L'assertion  d'Adam  Smith,  que  les 
patrons,  en  cas  de  grève,  ont  une  position  meilleure  que  les  ou- 
vriers, méiite  une  réfutation  plus  minutieuse  :  ce  sera  l'occasion  de 
montrer  jusqu'à  quel  point  les  coalitions  peuvent  désorganiser  la 
puissante,  mais  délicate  industrie  moderne. 

(1)  Un  document  anglais  sur  la  manufacture  de  draps  d'Huddersfield  prouve  que  les 
salaires  avaient  augmenté  pour  toutes  les  catégoiies  d'ouvriers  dans  les  trois  périodes 
1830,  1840,  ISriO;  pour  certaines  branches  de  travail,  la  hausse  des  salaires  se  tradui- 
sait par  les  chiffres  suivans  :  30  sli.  —  37  sh.  6  don,  —  Co  shillings  par  semaine. 


LA    QUESTION    OUVRIÈRE.  113 

II  est  un  fait  remarquable,  c'est  que  les  grèves  antérieures  à  18A8, 
et  dont  nous  avons  étudié  le  caractère,  se  produisaient  principale- 
ment chez  les  ouvriers  appartenant  aux  petits  métiers  des  villes, 
comme  les  tailleurs,  les  charpentiers,  les  cordonniers.  II  est  incon- 
testable que  les  patrons  dans  ces  corps  d'état  pouvaient  assez  faci- 
lement supporter  la  grève  quand  elle  ne  se  prolongeait  pas.  L'exer- 
cice de  ces  iiidustries,  en  effet,  n'exige  d'ordinaire  qu'un  capital 
assez  restreint;  d'un  autre  côté,  les  commandes  et  les  livraisons  n'y 
sont  point  soumises  aux  mêmes  conditions  d'exactitude  rigoureuse 
qui  sont  en  usage  dans  la  grande  industrie.  Cel'e-ci  a  subi  une  com- 
plète transformation.  Autrefois  l'outillage  était  rare  et  défectueux; 
le  nombre  des  machines  était  faible  proportionnellement  au  nombre 
des  bras,  les  capitaux  engagés  dans  une  entreprise  étaient  peu 
considérables.  En  veut-on  des  exemples?  II  y  avait,  à  la  fin  du 
xviii^  siècle,  quelques  grandes  manufactures  en  France  :  nous  avons 
cité  les  ateliers  de  van  Robais,  qui  occupaient  près  de  1 ,700  ouvrierSc 
On  pourrait  mentionner  aussi  d'importantes  verreries,  faïencei'ies, 
distilleries.  Quel  était  l'outillage  de  toutes  ces  fabriques?  Des  ma- 
nèges, des  rouages  de  bois,  de  grossiers  engins;  les  bâtimens  étaient 
souvent  de  simples  hangars  où  les  ouvriers  étaient  pressés  les  uns 
contre  les  antres.  UEiicydopcdie  nous  représente  une  fabrique  d'é- 
pingles. L'on  y  voit  un  ouvrier  qui  tourne  la  roue  pendant  qn'un 
autre  appointit  à  la  meule  un  paquet  de  six  épingles;  plus  loin,  deux 
autres  passent  à  la  filière  et  amincissent  le  fil  de  laiton;  au  milieu 
de  l'atelier,  des  enfans  accroupis  coupent  avec  des  cisailles  les  mor- 
ceaux du  fil  de  métal;  le  personnel  est  nombreux,  le  matériel  est 
absent.  Tout  se  fait  à  l'aide  de  bras  ou  de  menus  outils,  rien  avec  le 
secours  des  machines.  Que  l'on  compare  cette  fabrique  du  xviii"  siècle 
avec  les  manufactures  d'épingles  ou  de  clous  à  Warrington  ou  à 
Wolverhampton.  Assurément  il  était  alors  facile  aux  industriels  de 
supporter  une  grève  avec  si  peu  de  capitaux  engagés.  Les  temps 
sont  bien  changés.  Sous  le  premier  empire,  dans  les  manufactures 
de  laine,  qu'on,  désignait  alors  sous  le  nom  de  laineries,  Ton  cardait, 
l'on  peignait,  l'on  filait  à  la  main  ;  il  n'y  avait  que  les  foulons  qui 
fussent  mus  par  l'eau  ou  par  le  vent;  les  ouvriers  étaient  entassés 
dans  des  ateliers  sans  air  et  sans  jour  et  les  pier's  baignés  dans  l'eau. 
Combien  sont  différentes  nos  grandes  manufactures  de  Reims!  Il  n'y 
a  pas  encore  trente  ans,  un  industriel  des  Vosges  achetait,  pour  mon- 
ter son  usine,  de  vieux  métiers  qu'il  payait  aux  prix  de  la  ferraille. 
Que  de  transformations  sous  nos  yeux  mêmes!  Nous  avons  mainte- 
nant les  peigneuses  Heillmann  et  Hubner,  le  métier  renvideur,  sel- 
facting.  Pour  faire  place  à  ces  nouveaux  engins,  les  flancs  de  la 
manufacture  doivent  se  dilater,  et  les  murs  s'élever.  La  part  du  ca- 

TOME  LXXXVI.  —   1870.  8 


IIA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pital  engagé  devient  ainsi  plus  grande  de  jour  en  jour;  des  fabriques 
qui  occupent  le  même  nombre  d'ouvriers  qu'autrefois  représentent 
des  frais  d'établissement  deux  ou  trois  fois  plus  considérables.  C'est 
dire  que  de  plus  en  plus  l'industriel  a  besoin  d'employer  ce  ma- 
tériel coûteux  pour  en  retirer  l'intérêt  et  l'amortissement,  et  qu'il 
est  de  moins  en  moins  capable  de  résister  à  une  longue  suspension 
du  travail.  Puis  il  y  a  des  industries  spécialement  susceptibles,  qui 
ne  peuvent  supporter  le  moindre  temps  d'arrêt  :  il  faut  que  les 
hauts-fourneaux  restent  toujours  allumés;  il  est  nécessaire,  dans 
les  mines,  que  les  machines  d'épuisement  ne  cessent  pas  de  fonc- 
tionner, sinon  ce  n'est  pas  seulement  l'intérêt,  c'est  le  capital  lui- 
même  qui  est  perdu  pour  le  patron,  pour  la  société,  et  nous  ajoute- 
rons pour  l'ouvrier.  Il  en  est  des  établissemens  industriels  comme 
des  êtres  vivans  :  ceux  qui  ont  l'organisation  la  plus  simple  peuvent 
supporter  longtemps  une  suspension  partielle  ou  totale  des  fonc- 
tions vitales,  comme  les  animaux  hivernans,  sans  parler  de  ces 
msectes  que  la  légende  ou  la  sci<L>nce  assure  pouvoir  revivre  après 
des  siècles  d'engourdissement;  mais  les  êtres  les  plus  parfaits  et 
uont  l'organisation  est  compliquée  ne  peuvent  résister  à  la  moindre 
interruption  des  fonctions  essentielles;  il  ne  faut  qu'un  instant  d'ar- 
rêt pour  déterminer  leur  mort. 

Ce  ne  sont  pas  seulement  les  engins  de  production,  ce  sont  aussi 
les  procédés  commerciaux  qui  se  sont  transformés.  Autrefois  chaque 
manufacturier  n'usait  guère  que  de  son  propre  capital.  Il  commen- 
çait par  fonder  un  établissement  modeste,  et  il  l'agrandissait  peu 
à  peu.  Les  nécessités  industrielles,  qui  ne  permettent  plus  que  la 
production  sur  une  très  grande  échelle,  ont  forcé  de  recourir  au 
crédit.  Il  y  a  peu  ds  manufacturiers  qui  ne  doivent  des  sommes  im- 
portantes à  des  banquiers  auxquels  ils  servent  de  gros  intérêts.  Ce 
sont  là  de  mauvaises  conditions  pour  résister  à  une  suspension  de 
travail  un  peu  prolongée.  Aujourd'hui  l'on  produit  de  plus  en  plus 
sur  commande,  l'on  a  des  livraisons  à  effectuer  à  jour  fixe;  les  re- 
tards entraînent  souvent  des  dommages -intérêts.  Conçoit-on  les 
désordres  causés  par  les  grèves  avec  cette  nouvelle  organisation  in- 
dustrielle et  commerciale?  Il  faut  tenir  compte  aussi  de  la  concur- 
rence internationale,  qui  est  un  fait  nouveau.  Pendant  que  l'indus- 
trie d'un  pays  est  frappée  par  une  grève,  l'industrie  similaire  de 
l'étranger  en  profite  pour' écouler  ses  produits,  pour  supplanter  sa 
rivale  et  lui  enlever  ses  anciens  débouchés.  C'est  ce  qui  est  arrivé 
aux  constructeurs  de  machines  en  Angleterre;  beaucoup  de  coali- 
tions ouvrières  vinrent  troubler  cette  industrie,  jadis  si  prospère;  les 
constructeurs 'français  en  ont  profité  pour  s'emparer  de  la  plupart 
des  marchés  d'Europe.  Quelquefois,  il  est  vrai,  les  grèves  ont  un 


LA    QUESTION    OUVRIERE.  115 

résultat  contraire  aux  prévisions  :  elles  provoquent  une  réaction 
énergique  et  un  progrès  industriel.  M.  Ernest  Gouin  attribue  aux 
exigences  des  monteurs  et  ajusteurs  [inillivriglds)  le  développe- 
ment pris  par  les  machines-outils,  en  Angleterre  d'abord,  puis  en 
France  (1);  mais  de  tels  laits  sont  l'exception,  et  l'on  peut  être  sûr 
que  le  pays  où  les  grèves  sont  le  plus  fréquentes  sera  bientôt  de- 
vancé par  ses  concurrens  sur  le  marché  international.  Ce  qui  assure 
en  effet  la  supériorité  commerciale  d'un  peuple,  ce  n'est  pas  seu- 
lement le  bon  marché  et  la  qualité  des  produits,  c'est  l'exactitude 
des  livraisons  et  la  sécurité  des  relations. 

Ainsi  tout  concourt  à  prouver  que  l'industrie  peut  de  moins  en 
moins  supporter  les  grèves.  La  position  des  manufacturiers  devant 
une  coalition  est  de  plus  en  plus  difficile;  celle  des  ouvriers  au 
contraire  est  meilleure  qu'autrefois.  La  situation  relative  des  deux 
parties  est  en  quelque  sorte  renversée.  Pour  échapper  au  péril  dont 
ils  sont  quelquefois  menacés,  les  industriels,  en  cas  de  réclama- 
tions exorbitantes,  n'ont  qu'une  ressource  efficace  :  opposer  une 
coalition  du  capital  à  une  coalition  du  travail.  Cette  arme  terrible, 
ils  en  ont  usé  en  Angleterre,  et,  grâce  à  elle,  ils  ont  remporté  la 
victoire;  mais  au  prix  de  quels  sacrifices  et  de  quels  désastres!  C'est 
ainsi  qu'en  1866  les  fabricans  de  fer  du  Staffordshire ,  dont  quel- 
ques-uns étaient  attaqués  par  une  grève  locale,  s'entendirent  pour 
fermer  tous  les  ateliers  sans  exception.  Ce  fut  une  lutte  épouvan- 
table qui  coûta  aux  ouvriers  8  millions  de  francs  de  salaires,  et  qui 
ne  dut  pas  porter  un  moindre  préjudice  aux  patrons.  En  l'état  ac- 
tuel de  notre  industrie,  il  est  naturel  que  les  grèves  prennent  de 
pareilles  proportions;  il  est  aussi  impossible  de  localiser  aujourd'hui 
les  guerres  industrielles  que  de  localiser  les  guerres  politiques. 

La  constitution  de  notre  société  est  délicate,  susceptible,  impres- 
sionnable, précisément  en  raison  de  sa  perfection.  Elle  a  besoin  au 
plus  haut  degré  de  la  paix  et  de  la  concorde  intérieure.  C'est  un 
mécanisme  compliqué  que  le  moindre  désordre  dans  les  rouages 
menace  de  langueur  et  de  mort.  Il  semble  qu'il  suffise  d'un  grain 
de  sable  pour  arrêter  ces  ressorts  si  mobiles  et  si  fins  dont  l'agen- 
cement et  le  concours  harmonieux  produisent  notre  merveilleuse 
civilisation.  Et  cependant  que  de  causes  de  ruine,  ou  tout  au  moins 
de  crises  intenses,  n'avons-nous  pas  constatées  !  que  de  pronostics 
de  mauvais  augure!  Beaucoup  d'esprits  se  sont  émus  de  cette  si- 
tuation périlleuse.  De  toutes  parts,  l'on  s'est  ingénié  à  chercher  des 
remèdes,  chacun  a  proposé  son  spécifique  favori.  Les  uns  ont  vanté 


(1)  Déposition  de  M.  Gouin  dans  l'enquête  sur  l'enseignement  professionnel,  t.  P"", 
p.  391. 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  associations  coopératives  et  nous  ont  montré  les  sociétés  de  cré- 
dit ouvrières  d'Allemagne  étendant  chaque  jour  leur  œuvre  au  grand 
profit  des  classes  laborieuses.  D'autres  ont  exalté  la  participation 
aux  bénéfices  et  ont  mis  en  relief  des  modèles  divers  imaginés  en 
Angleterre,  en  Allemagne,  en  France ,  pour  transformer  les  salariés 
en  capitalistes.  Quelques-uns,  plus  modestes  dans  leurs  prétentions, 
n'ont  demandé  qu'un  plus  grand  essor  de  l'instruction  publique 
pour  dissiper  toutes  les  inquiétudes. 

Nous  n'avons  pas  à  examiner  en  ce  moment  la  valeur  pratique  de 
ces  divers  systèmes;  nous  trouverions  sans  doute  qu'on  a  placé  une 
foi  trop  grande  et  tro|)  exclusive  en  chacun  d'eux,  que  l'on  se  pré- 
pare de  prochaines  déceptions.  Ce  qu'il  nous  suffisait  d'établir,  c'est 
que  la  maladie  est  plus  générale,  plus  ancienne  et  plus  intense 
qu'on  ne  le  croit  communément.  Nous  nous  défions  des  panacées 
dans  l'ordre  moral  comme  dans  l'ordre  physique,  mais  nous  croyons 
à  l'influence  du  régime  et  de  l'hygiène;  nous  croyons  à  l'action 
lente  de  la  nature  et  du  temps.  Un  demi-siècle  d'expérience  a  dû 
nous  apprendre  h,  connaître  le  tempérament  des  populations  ou- 
vrières; nous  n'ignorons  plus  leurs  besoins,  leurs  aspirations  ni  leur 
caractère;  nous  savons  combien  de  préjugés  et  de  rancunes  s'allient 
chez  elles  à  des  sentimens  généreux  et  k  de  naïves  illusions;  nous 
avons  fait  des  tentatives  isolées  pour  les  élever  sur  l'échelle  du 
bien-être,  de  la  moralité  et  de  l'intelligence.  C'est  à  généraliser  et 
à  compléter  cette  œuvre  que  doivent  s'appliquer  tous  nos  soins.  Il 
ne  faut  pas  croire  à  une  solution  unique,  exclusive,  de  ce  que  l'on 
appelle  la  question  ouvrière,  on  ne  prévient  pas,  on  n'arrête  pas 
une  crise  organique  par  une  formule  ou  par  un  mécanisme;  mais 
l'on  peut  perfectionner  les  méthodes  d'instruction  et  les  combinai- 
sons de  l'épargne.  Il  est  permis  d'ailleurs  de  compter  sur  le  bon 
sens  des  classes  laborieuses,  sur  le  concours  des  forces  vives  de  la 
société.  Chaque  jour,  la  production  devient  plus  considérable  et 
plus  facile,  la  richesse  s'accroît,  la  quote-part  de  chacun  devient 
plus  grande;  ce  sont  des  causes  naturelles  d'apaisement.  Sans  doute 
l'avenir  nous  réserve  des  secousses  plus  ou  moins  graves  :  il  est 
bon  de  les  attendre  pour  les  subir  sans  découragement  ni  faiblesse. 
Quels  qu'aient  été  les  o.bstacles  semés  sur  sa  route,  l'humanité  n'a 
jamais  cessé  d'avancer  dans  la  voie  du  progrès,  et  parfois  les  efforts 
qu'elle  a  été  contrainte  de  faire  pour  triompher  de  crises  transitoires 
lui  ont  valu  ses  plus  importantes  conquêtes. 

Paul  Leroy-Beaulieu. 


LE 


CHEMIIV  DE  FER  DU  PACIFIQUE 


VOYAGE     DE     S  AN-FR  ANCISCO    A   NEW-YORK. 


III. 

LE    CHExMIN    DE    FER    DE    l'uNION.    —    CHICAGO    ET    NEW-YORK. 


VIII. 

La  ville  d'Ogden  est  située  sur  la  côte  septentrionale  clu  Lac-Salé 
et  à  une  quarantaine  de  milles  de  la  capitale  des  mormons;  cette 
station  relie  le  chemin  de  fer  Central  à  celui  de  l'Union,  à  une  dis- 
tance de  7/i2  milles  de  Sacramento  et  de  1,030  d'Oniaha.  Comme  il 
a  été  dit  déjà  (1),  c'est  un  des  plus  anciens  sièges  du  mormonisme. 
Ella  a  été  fondée,  il  y  a  environ  seize  ans,  par  un  des  disciples  de 
Brigliam  Young,  et  a  pris  le  nom  d'un  aventurier  qui,  après  avoir 
pénétré  dans  cette  région  avant  l'arrivée  des  mormons,  était  parvenu 
cà  s'y  maintenir  au  milieu  de  tribus  hostiles  d'Indiens.  Aujourd'hui 
la  ville  compte  de  3,500  à  /i,000  habitans.  Elle  est  adossée  à  une 
muraille  naturelle  d'environ  2,000  pieds  de  haut,  et  dont  le  sommet 
était,  lors  de  mon  passage,  entièrement  couvert  de  neige.  Les  rues 
en  sont  larges,  tirées  au  cordeau  et  se  coupent  à  angles  droits;  les 
maisons  n'ont  rien  de  remarquable ,  mais  elles  semblent  assez  bien 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l"  novembre  et  du  l"  décembre  18C9. 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bâties  au  point  de  vue  du  comfortable  moderne.  Ogden  se  trouve  au 
centre  d'un  district  agricole,  et  les  liaLitans  jouissent  en  apparence 
d'un  grand  bien-être.  Elle  rivalise  en  ce  moment  avec  Corinne  pour 
attirer  à  elle  le  monopole  du  commerce  nouveau  et  sans  doute  im- 
portant que  l'ouverture  de  la  ligne  du  Pacifique  ne  peut  manquer 
de  créer  sur  les  bords  du  Lac-Salé.  Il  n'est  pas  encore  possible  d'in- 
diquer laquelle  des  deux  cités  l'emportera  sur  l'autre;  si  Ogden  a 
l'avantage  de  former  le  point  même  d'embranchement  des  deux 
grandes  voies  ferrées,  d'un  autre  côté  les  habitans  de  Corinne 
paraissent  distancer  leurs  rivaux  par  l'énergie  et  l'activité  qu'ils 
puisent  dans  les  institutions  libres  qui  les  gouvernent.  Le  mormo- 
nisme  est  intolérant,  despotique,  jaloux;  c'est  au  milieu  de  la  ré- 
publique américaine  une  monstruosité  politique  et  religieuse  tout 
à  la  fois.  Nul  doute  que  l'isolement  ne  soit  pour  cette  secte  une 
condition  essentielle  d'existence,  nul  doute  que  l'établissement  du 
chemin  de  fer  du  Pacifique,  qui  met  en  rapport  direct  le  territoire 
d'Utah  avec  les  grands  états  de  l'est  et  de  l'ouest  et  qui  tend  à 
replacer  les  habitans  sous  le  droit  commun,  ne  lui  ait  porté  un 
coup  dont  elle  ne  se  relèvera  pas.  Brigham  le  pressent  bien;  déjà 
même  on  lui  prête  le  dessein  d'abandonner  le  pays  que  l'invasion 
des  gentils  menace  d'infester,  et  de  chercher  un  dernier  refuge  dans 
de  nouvelles  et  inaccessibles  solitudes  ;  mais  le  jjh'e  des  saints  est 
vieux,  il  a  soixante-dix  ans,  et  l'énergie  dont  il  a  fait  preuve  pen- 
dant de  longues  années  commence  à  lui  faire  défaut.  Des  dissen- 
sions religieuses  ont  éclaté  au  sein  même  de  la  cité  où  naguère  il 
régnait  en  maître  absolu  :  deux  hommes  éminens  dans  leur  pays, 
David  et  Alexandre  Smith,  fils  de  Joseph  Smith,  le  fondateur  du 
mormonisme,  ont  commencé  à  l'attaquer  publiquement,  lui  et  son 
système.  Les  défections  ne  sont  plus  isolées,  elles  deviennent  de 
plus  en  plus  fréquentes  ;  on  prévoit  le  jour  prochain  où  les  mem- 
bres de  la  congrégation  chrétienne  de  Salt-Lake-City  formeront  une 
minorité  imposante  que  les  saints  ne  pourront  plus  mépriser  et  avec 
laquelle  il  faudra  compter.  Ces  schismatiques  seront  d'autant  plus 
à  craindre  qu'ils  se  sentent  appuyés  par  la  majorité  des  citoyens 
des  États-Unis.  Les  mormons  ne  comptent  en  effet  qu'une  faible 
proportion  d'Américains  dans  leurs  rangs.  C'est  surtout  en  Angle- 
terre, dans  le  pays  de  Galles,  en  Norvège,  en  Suède,  en  Danemark, 
qu'ils  recrutent  les  plus  nombreux  et  les  plus  fervens  prosélytes. 
L'antagonisme  qui  sépare  les  disciples  de  Brigham  Young  et  les 
gentils  de  l'Amérique  a  ses  racines  dans  les  antipathies  de  races 
aussi  bien  que  dans  les  haines  religieuses;  ces  différences  doivent 
tôt  ou  tard  disparaître  devant  la  force  d'assimilation  et  de  nivelle- 
ment, résultat  naturel  des  institutions  démocratiques,  et  la  princi- 


DU    PACIFIQUE    A    L  ATLANTIQUE.  119 

pale,  sinon  l'unique  cause  de  la  grandeur  politique  des  États-Unis. 

En  Amérique,  le  mormonisme  n'a  jamais  été  pris  en  sérieuse  con- 
sidération. Les  hommes  d'état  qui  S3  sont  occupés  de  cette  question, 
lorsqu'elle  s'imposait  à  l'attention  publique,  l'ont  toujours  traitée 
avec  ce  dédain  superbe  que  leur  inspirait  le  sentiment  de  la  force 
de  la  république.  Ce  petit  mouvement  religieux,  grandement  exa- 
géré en  Europe,  ne  les  a  jamais  inquiétés;  ils  le  regardaient  avec 
chagrin  et  pitié  plutôt  qu'avec  colère,  sachant  que  dans  une  société 
fondée  sur  la  morale  chrétienne,  dans  un  état  qui  s'administre  au 
nom  de  la  liberté,  un  système  religieux  et  politique  invoquant  les 
principes  de  la  polygamie  et  du  despotisme  ne  pouvait  pas  deve- 
nir dangereux.  Ces  hommes  d'état,  si  prévoyans,  si  calmes,  ne  se 
sont  point  trompés;  le  mormonisme  s'achemine  rapidement  vers  la 
décomposition,  il  déploie  en  ce  moment  même  une  activité  plus 
qu'ordinaire,  et  ses  missionnaires  se  multiplient.  Il  ne  faut  pas  voir 
dans  ce  redoublement  d'efforts  un  signe  de  puissance,  et  cette  secte 
née  d'hier  n'en  est  pas  moins  fatalement  vouée  à  une  ruine  proche 
et  certaine.  Peut-être  quelques  milliers  de  fanatiques  donneront-ils 
au  monde  le  spectacle  d'une  résistance  qu'ils  soutiendront  jusqu'à 
la  mort;  mais  il  est  impossible  de  concevoir  des  doutes  sur  l'issue 
de  ce  combat,  prévu  et  nullement  redouté  par  les  Américains. 

On  s'occupe  de  construire  un  embranchement  de  Salt-Lake-City 
à  Ogden.  Aujourd'hui,  si  l'on  veut  se  rendre  dans  la  ville  des  saints, 
il  faut  prendre  la  diligence  à  un  endroit  appelé  Taylor's-Mill,  près 
d'Ogden;  elle  conduit  le  voyageur  par  une  route  abominable  à  la 
ville  décrite  et  représentée  dans  tous  les  ouvrages  récens  sur  le 
far-west  américain.  Cette  cité,  qui  doit  sa  fondation  à  Brigham,  n'a 
cependant  rien  de  bien  remarquable,  et  ne  répond,  selon  moi,  que 
d'une  manière  très  imparfaite  à  l'idée  que  l'on  s'en  fait  générale- 
ment. Les  rues  sont  larges,  bien  alignées;  mais  elles  ne  sont  ni 
pavées,  ni  éclairées  au  gaz,  et  l'entretien  en  est  encore  plus  mau- 
vais que  celui  de  la  plupart  des  villes  américaines.  Aussi  la  salu- 
brité publique  laisse-t-elle  beaucoup  à  désirer,  et  les  enfans  y  meu- 
rent-ils en  grand  nombre.  Il  n'est  pas  difficile  d'être  présenté  au 
père  des  saints,  Brigham  Young.  L'étranger  fait  alors  connaissance 
avec  un  homme  qui  paraît  ennuyé  de  la  singulière  renommée  qu'on 
lui  a  faite,  et  qui,  après  avoir  débité  d'un  air  indifférent  quelques 
phrases  banales,  adresse  poliment  deux  ou  trois  questions  sans  au- 
trement se  soucier  de  la  réponse  qu'il  reçoit,  s'empresse  enfin  de 
reconduire  son  hôte  jusqu'à  la  porte  dès  qu'il  manifeste  la  moindre 
envie  de  le  quitter.  Cela  s'explique,  et  l'on  ne  peut  lui  en  vouloir. 
L'homme  célèbre  a  dû  grandement  souffrir  dans  son  amour-propre 
de  l'avide  et  indiscrète  curiosité  des  touristes;  mais,  d'un  autre 
côté,  quel  triste  et  affligeant  spectacle  présente  dans  sa  personne 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cet  ancien  spéculateur  enrichi,  ce  trafiquant  en  religion,  que  des 
milliers  d'hommes  crédules  vénèrent  comme  l'apôtre  vivant  de 
l'humanité!  Les  femmes  mormonnes  que  j'ai  eu  l'ocasion  de  voir 
ne  m'ont  paru  se  distinguer  des  Américaines  que  par  leur  laideur  et 
par  le  manque  d'élégance  dans  leur  toilette.  D'après  les  voyageurs 
que  j'ai  consultés,  la  beauté  féminine  serait  ce  qu'il  y  a  de  plus  rare 
parmi  ces  sectaires. 

Dans  les  environs  d'Ogden,  le  chemin  de  fer  du  Pacifique  était, 
au  mois  de  mai  dernier,  en  fort  mauvais  état.  Les  directeurs  de  la 
compagnie  promettaient  de  faire  des  réformes  itnmédiates,  et  un 
grand  nombre  d'ouvriers  étaient  occupés  aux  réparations  les  plus 
urgentes;  en  attendant,  le  passage  des  ponts  jetés  sur  les  canons  de 
Weber  et  d'Echo  n'était  point  sans  péril.  Beaucoup  d'accidens  ve- 
naient d'avoir  lieu  sur  cette  section  :  des  trains  avaient  déraillé, 
des  ponts  avaient  été  emportés;  des  débris  des  wagons  mis  en 
pièces,  et  qu'on  n'avait  pas  même  pris  la  peine  d'enlever,  signa- 
laient encore  le  long  de  la  route  de  récens  désastres.  Quant  aux 
ponts,  ils  avaient  été  rétablis  ou  réparés  tant  bien  que  mal;  mais  on 
était  fondé  à  signaler  le  passage  d'un  train  arrivant  sain  et  sauf  à 
Wasatch  comme  un  événement  heureux.  Il  faut  rendre  cette  justice 
aux  directeurs  de  l'Union,  qu'ils  n'avaient  point  hésité  à  payer  de 
leurs  personnes.  L'un  ou  l'autre  d'entre  eux  se  trouvait  presque 
toujours  sur  la  voie,  et,  debout  sur  la  plate-forme  d'un  wagon,  il 
examinait  attentivement  l'effet  du  passage  des  trains  sur  le  frêle 
échafaudage  qui  servait  de  pont  (1).  Notre  voyage  se  fit  dans  la 
compagnie  du  vice-président  Durant,  qui  haussait  les  épaules  d'un 
air  impatienté  loi'squ'il  entendait  les  plaintes  ou  les  crit'ques  des 
voyageurs,  et  qui  avait  toujours  l'air  de  dire  :  «  Je  voudrais  vous 
voir  à  ma  place;  je  suis  certain  que  vous  n'auriez  pas  aussi  bien  fait 
que  moi.  »  Certes  la  situation  des  directeurs  de  la  compagnie  n'é- 
tait pas,  à  l'époque  dont  je  parle,  une  sinécure.  Leur  sollicitude 
n'était  pas  seulement  mise  en  éveil  par  des  dangers  ou  des  difficul- 
tés de  toute  sorte,  ils  avaient  aussi  à  se  défendre  journellement 


(1)  Comme  preuve  de  l'état  défectueux  de  la  voie,  je  rappellerai  que  la  commission 
d'examen,  présidée  par  le  général  Warrcn,  estimait  dans  son  rappo/t  au  gouvernement 
qu'il  faudrait  dépenser  les  sommes  suivantes  pour  mettre  les  ponts  et  viaducs  de  la 
ligne  de  l'Union  dans  des  conditions  satisfaisantes  : 

Réparations  des  fondations  de  ponts,  etc 360,000  fr. 

Travaux  de  maçonnerie -1 ,400,000 

Réparations  générales  des  ponts ■1,4:!3,50 

Construction  d'un  nouveau  pont  à  Dalc-Creek r)00,000 

Travaux  de  remblai  au  canon  d'Echo  et  réparations  du  tunnel  h  l'en- 
trée des  canons  d'Echo  et  de  Webcr 783, TôO 

Total 4,477,300  fr. 


DU    PACIFIQUE    A    l' ATLANTIQUE.  121 

contre  une  critique  acerbe,  malveillante,  souvent  de  mauvaise  foi, 
et  qui  s'en  prenait  aussi  bien  à  leur  compétence  qu'à  leur  probité. 
On  leur  reprochait  de  n'avoir  pas  tenu  des  engagemens  solennelle- 
ment pris,  d'avoir  abusé  de  la  confiance  des  actionnaires,  de  s'être 
enrichis  d'une  façon  déloyale,  et  de  se  moquer,  en  fin  de  compte» 
du  public,  auquel  ils  étaient  redevables  de  leur  position.  J'avais,  en 
traversant  l'Amérique,  fait  collection  d'articles  de  journaux  qui  ex- 
primaient dans  les  termes  les  plus  violons  les  reproches  que  l'on 
adressait  aux  directeurs  du  chemin  de  fer.  Mon  intention  était  d'^- 
tonner  le  lectaur  français  par  ces  intempérances  de  langage  qui,  à 
cette  époque,  me  parurent  inouies  et  montraient  l'état  de  la  presse 
aux  États-Unis;  mais  ces  citations  n'offriraient  plus  maintenant  le 
même  intérêt  :  le  journalisme  français  a  subi  dans  ces  derniers  six 
mois  une  transformation  considérable,  et  il  a  égalé,  sinon  dépassé 
en  violence  celui  de  l'Amérique. 

Entre  Ogden  et  Wasatch,  je  dois  mentionner  la  petite  station 
d'Echo.  Avant  d'y  arriver,  il  faut  passer  par  les  Barricres  du  Diable 
[DeviVs  Gaté)^  et  cet  endroit  était,  à  tort  ou  à  raison,  réputé  telle- 
ment dangereux,  que  nous  étions  tous  impatiens  d'arriver  à  Echo. 
La  distance  entre  Ogden  et  Echo  n'est  que  d'une  soixantaine  de 
kilomètres.  Il  nous  fallut  près  de  six  heures  pour  la  parcourir.  Ce 
retard  était  causé  et  justifié  tout  ensemble  par  les  précautions  à 
prendre  pour  la  traversée  des  nombreux  ponts  sur  lesquels  on  fran- 
chit les  carions  de  Weber  et  d'Echo,  ainsi  que  les  Barrières  du  Diable. 
Le  torrent  qui  court  au  fond  de  ces  gorges  profondes  est  très  ra- 
pide; dans  le  voisinage  des  barrières,  sa  vitesse  s'accroît  encore. 
Encaissé  dans  un  lit  étroit  et  tortueux,  et  dont  la  pente  est  de 
60  pieds  sur  120  mètres,  entraînant  parmi  ses  eaux  d'énormes  dé- 
bris des  rochers  témoins  de  sa  furie  destructive,  il  se  rue  avec  un 
bruit  effroyable  contre  les  murailles  de  granit  qui  s'opposent  k  son 
passage  et  qui  le  repoussent  transformé  en  bouillante  écume.  Le 
pont  des  Barrières  du  Diable  traverse  ce  rapide  à  une  hauteur  de 
60  pieds.  Il  n'est  point  remarquable  par  la  longueur,  et  la  construc- 
tion définitive  oftVira  sans  aucun  doute  toutes  les  garanties  dési- 
rables de  sécurité;  mais  le  pont  provisoire  sur  lequel  nous  sommes 
obligés  de  nous  hasarder  n'est  point  d'un  aspect  rassurant.  Il  con- 
siste en  un  assemblage  de  troncs  d'arbres  superposés  et  formant  une 
sorte  de  viaduc  à  triple  étage  auquel  on  a  prétendu  donner  la  soli- 
dité nécessaire  en  reliant  entre  elles  les  parties  essentielles  au  moyen 
d'épais  cordages.  Je  compte  quinze  ou  seize  arches,  dont  la  plus 
large,  calle  du  milieu,  mesure  de  35  à  hO  pieds  de  pilier  à  pilier. 
Les  pièces  de  bois  qui  entrent  dans  la  construction  de  ce  pont, 
mises  bout  à  bout,  atteindraient,  me  dit-on,  une  longueur  de  /i2  ki- 
lomètres (128,000  pieds  anglais),  et  l'on  n'aurait  employé  que  six 


122  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

jours  à  l'élever.  Cela  fait  honneur  sans  doute  à  l'ingénieur  qui  a 
dirigé  les  travaux,  mais  je  ne  vois  pas  dans  ce  tour  de  force  une  ga- 
rantie quelconque  de  sécurité.  Nou-s  nous  arrêtons  à  quelques  mètres 
du  pont,  que  tous  les  passagers  examinent  avec  une  sorte  de  curio- 
sité inquiète.  Un  de  nos  compagnons  de  voyage,  ouvrier  terrassier 
de  l'Union,  qui  paraît  familier  avec  les  usages  pratiqués  sur  cette 
section,  insinue  que  l'on  va  nous  faire  descendre  pour  traverser  le 
pont  à  pied.  Il  n'en  est  rien  pourtant.  La  locomotive  a  été  détachée 
du  convoi  et  montée  par  quelques  hommes,  parmi  lesquels  je  crois 
distinguer  le  vice-président  lui-même,  elle  a  lentement  franchi  le 
frêle  échafaudage;  elle  rétrograde,  elle  s'arrête  au  milieu  du  pont 
comme  pour  en  éprouver  la  force  de  résistance,  puis  elle  est  de 
nouveau  attelée  au  tender,  et  bien  lentement  elle  nous  entraîne 
sur  le  passage  redouté.  Les  femmes  ferment  les  yeux,  les  hommes 
se  groupent  sur  les  plates-formes;  le  mugissement  du  torrent  devient 
plus  lugubre  et  plus  distinct,  mais  les  voyageurs  observent  tous  un 
profond  silence.  Lorsque  nous  nous  trouvons  à  peu  près  au  milieu 
du  pont,  un  des  ouvriers,  assis  non  loin  de  moi,  s'adresse  à  haute 
voix  à  l'un  de  ses  voisins.  —  «  Eh  bien  !  dit-il  avec  un  accent  améri- 
cain très  prononcé,  je  vous  parie  à  présent  50  dollars  contre  10  que 
notre  traversée  s'achèvera  sans  accident.  »  —  Le  défi  n'est  pas 
accepté;  une  femme  s'écrie  que  c'est  un  blasphème,  que  parler  de 
la  sorte  c'est  tenter  la  Providence;  les  hommes  sourient,  et  sur  ces 
entrefaites  nous  sonunes  transportés  sains  et  saufs  de  l'autre  côté 
du  précipice.  Les  ouvriers  se  mirent  à  crier  bravo!  et  à  battre  des 
mains,  comme  si  l'on  venait  d'accomplir  une  action  digne  d'éloge. 
Non  loin  des  Barrières  du  Diable  est  un  autre  endroit  également 
curieux  et  qui  porte  le  nom  de  DeviVs  Slide  (glissade  du  diable). 
Elle  est  formée  par  deux  longues  arêtes  de  rochers  qui  descendent 
en  lignes  droites  et  parallèles  depuis  le  sommet  jusqu'à  la  base 
d'une  haute  montagne,  semblables  à  deux  gigantesques  rails  de 
pierre.  Près  de  là,  l'on  voit  V Arbre  de  mille  7nilles  [Thousand  miles 
Tree),  ainsi  nommé  parce  qu'il  s'élève  exactement  à  la  distance  de 
1,000  milles  d'Omaha.  Après  avoir  dépassé  cette  sorte  de  borne 
kilométrique,  on  entre  dans  le  canon  d'Echo,  et  bientôt  après  on 
atteint  la  station  du  même  nom.  Il  était  six  heures  du  soir  lorsque 
nous  y  arrivâmes.  Nous  étions  tous  à  bout  de  forces.  La  journée 
avait  été  féconde  en  émotions  :  nous  avions  traversé  le  pays  des 
mormons,  vu  les  villes  de  Corinne,  de  Brigham  et  d'Ogden,  franchi 
les  Barrières  du  Diable  et  éprouvé  dans  ce'^te  occasion  plus  de  sensa- 
tions que  les  compagnies  de  chemins  de  fer  n'en  réservent  d'ordi- 
naire à  leurs  voyageurs.  Nous  avions  été  incommodés  par  la  chaleur 
et  la  poussière  non  moins  que  par  nos  compagnons  accidentels,  les 
ouvriers  de  l'Union,  dont  j'ai  déjà  parlé  précédemment.  A  mesure 


DU    PACIFIQUE    A    L  ATLANTIQUE.  123 

que  la  journée  s'était  avancée  et  qu'ils  se  familiarisaient  davantage 
avec  nous,  ils  étaient  devenus  de  plus  en  plus  tapageurs  et  désa- 
gréables. Un  des  employés  de  la  ligne  nous  informa  que  la  voie 
n'était  pas  libre,  et  que  nous  serions  retenus  à  Echo  pendant  au 
moins  une  heure.  Nous  profitâmes  de  cet  arrêt  forcé  pour  descendre 
au  bord  de  la  rivière  et  y  faire,  en  même  temps  que  nos  ablutions, 
un  semblant  de  toilette;  puis  nous  remontâmes  dans  les  wagons, 
désertés  par  les  ouvriers,  qui  s'étaient  précipités  dans  les  auberges 
d'Echo,  et,  grâce  aux  provisions  emportées  de  San-Francisco,  nous 
pûmes  faire  un  repas  assez  satisfaisant. 

Il  faisait  nuit  lorsque  nous  reprîmes  notre  route  vers  Wasatch. 
Une  nombreuse  masse  d'ouvriers  qui  avait  attendu  le  train  à  Echo 
avait  envahi  les  voitures.  Dans  l'impossibilité  de  trouver  place  à 
l'intérieur,  beaucoup  des  derniers  arrivans  s'installèrent  en  dehors, 
sur  la  toiture  même  des  wagons.  La  nuit  était  fraîche,  et  les  gens 
forcés  de  voyager  en  plein  air  cherchèrent  dans  le  vvhiskey  un  sup- 
plément de  chaleur.  On  les  entendit  chanter,  rire,  se  quereller, 
marcher,  courir;  je  suis  encore  étonné  qu'ils  n'aient  pas  été  victimes 
de  leur  imprudence,  et  que  tous  ces  turbulens  passagers  soient  ar- 
rivés sans  encombre  à  Wasatch. 

Depuis  Ogden,  on  avait  ajouté  à  notre  train  un  wagon  de  luxe  con- 
tenant des  lits.  Nous  avions  retenu  des  places  dans  celte  voiture;  mais 
les  dames  californiennes  en  compagnie  desquelles  nous  nous  trou- 
vions depuis  Sacramento,  inquiétées  par  le  vacarme  des  ouvriers  de 
l'Union,  ne  voulurent  point  se  séparer  les  unes  des  autres,  et  il  fut 
décidé  que  nous  passerions  la  nuit  dans  le  compartiment  ordinaire, 
où  nous  pouvions  rester  tous  ensemble.  Le  chemin  entre  Echo  et 
Wasatch  était  en  mauvais  état;  nous  continuâmes  toutefois  d'avan- 
cer tant  bien  cpe  mal.  Vers  dix  heures  du  soir,  la  marche  du  train 
devint  de  plus  en  plus  irrégulière  :  nous  allions  tantôt  vite,  tantôt 
lentement,  la  locomotive  sifflait  à  chaque  instant;  les  conducteurs 
et  serre-freins  ne  cessaient  de  traverser  les  wagons  pour  donner  et 
exécuter  des  ordres.  Soudain  le  convoi  s'arrêta.  Je  mis  la  tête  à  la 
portière;  il  faisait  nuit  noire,  et  je  ne  vis  rien.  Je  me  rendis  sur  la 
plate-forme  pour  puiser  un  renseignement  à  ma  source  ordinaire, 
auprès  du  serre-frein.  A  mes  cjuestions,  il  répondit  brièvement  et 
d'un  air  très  affairé  que  nous  étions  arrivés  au  Z  de  Wasatch.  Je  ne 
compris  pas;  mais  je  vis  que  le  moment  était  mal  choisi  pour  entrer 
en  conversation  avec  l'employé,  et  je  me  tournai  vers  un  ouvrier 
placé  à  côté  de  moi,  qui,  en  homme  au  courant  de  ce  qu'il  dit,  me 
fournit  les  explications  qu'on  va  lire. 

La  station  de  Wasatch  est  située  sm'  un  plateau  élevé.  La  ligne 
définitive  qui  doit  y  conduire  n'est  pas  encore  terminée,  et  ne  le 
sera  que  dans  quelques  mois.  Pour  ne  pas  interrompre  le  trajet  di- 


12^  KEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rect,  on  a  construit  une  ligne  provisoire  où  les  courbes  nécessaires 
à  la  voie  future  sont  remplacées  par  des  angles,  et  qui,  de  sa  forme 
brisée,  ressemblant  à  la  dernière  lettre  de  l'alphabet,  a  pris  le 
nom  de  Z.  La  façon  de  circuler  sur  cette  voie  en  zigzag  est  ingé- 
nieuse et,  autant  que  je  sache,  inusitée  autre  part  qu'en  Amérique. 
Les  deux  lignes  parallèles,  le  sommet  et  la  base  du  Z,  dépassent  la 
diagonale  qui  les  unit  de  quelques  centaines  de  mètres;  la  diago- 
nale, en  vue  des  manœuvres  à  faire  et  que  j'expliquerai  tout  à 
l'heure,  s'étend  également  à  une  certaine  distance  au-delà  du  point 
de  contact  avec  la  base  et  le  sommet.  Supposé  le  train  dans  la  si- 
tuation où  nous  étions,  c'est-à-dire  au  pied  de  la  montagne;  il  lui 
faudrait  accomplir  les  manœuvres  suivantes  pour  arriver  au  som- 
met :  la  locomotive  dépasse  le  point  où  la  diagonale  atteint  la  ligne 
de  base  et  s'avance  jusqu'à  celui  où  la  dernière  voiture  du  train  est 
placée  en  face  de  ce  même  point;  un  mouvement  d'aiguille  fait 
passer  le  train,  la  dernière  voiture  en  tête,  sur  le  tracé  de  la  dia- 
gonale; la  vapeur  est  alors  renversée,  et  la  locomotive,  en  recu- 
lant, pousse  le  train  sur  la  seconde  branche  du  Z.  Au  bout  de  cette 
branche,  on  répète  la  même  manœuvre  en  sens  contraire,  c'est- 
à-dire  le  train  s'arrête  lorsque  la  locomotive  se  trouve  au  point  de 
jonction  entre  la  diagonale  et  le  sommet,  et  un  nouveau  mouvement 
d'aiguille  place  la  locomotive  sur  le  plan  de  cette  dernière  ligne, 
au  bout  de  laquelle  est  la  station  de  Wasatch.  En  théorie,  cela  est 
fort  simple.  Pour  parcourir  à  l'aide  d'une  seule  locomotive  une  voie 
ainsi  brisée,  il  faut  que  la  machine  exécute  trois  manœuvres  con- 
sécutives :  qu'elle  marche  en  avant  jusqu'au  sommet  du  premier 
angle,  qu'elle  remonte  la  seconde  ligne  en  reculant,  et  qu'elle  re- 
prenne sa  position  ordinaire  pour  suivre  la  troisième.  Ahn  d'appré- 
cier les  difficultés  qui  s'opposaient  à  l'exécution  pratique  de  ce  pro- 
blème, il  faut  se  souvenir  que  la  voie  ferrée  ne  traversait  pas  une 
plaine;  il  s'agissait  au  contraire  d'arriver,  par  une  succession  de 
rampes  très  raides,  jusqu'au  sommet  du  plateau. 

Nous  venions,  non  sans  peine,  de  parcourir  la  première  ligne  du 
zigzag,  base  du  Z,  et  il  fallait  pousser  le  train  vers  la  ligue  du 
sommet.  La  première  tentative  fut  tout  à  fait  infructueuse  :  au  mi- 
lieu du  chemin,  la  locomotive  s'arrêta  impuissante.  Tous  les  freins 
furent  serrés  pour  empêcher  les  wagons  de  redescendre  la  pente  ra- 
pide, et  il  y  eut,  autant  que  les  voyageurs  pouvaient  en  juger,  une 
espèce  de  consultation  entre  le  mécanicien  et  ses  aides.  Nous  re- 
vînmes lentement  jusqu'au  point  de  départ.  La  locomotive  ayant 
condensé  une  forte  quantité  de  vapeur,  nous  tentâmes  une  seconde 
fois  l'ascension.  Nous  partîmes  grand  train,  nous  franchîmes  le  point 
où  nous  avions  fait  halte;  mais  bientôt  notre  marche  se  ralentit  de 
plus  en  plus,  et  à  une  faible  distance  du  sommet  la  locomotive  s'ar- 


DU    PACIFIQUE    A    L* ATLANTIQUE.  125 

rêta  de  nouveau  épuisée.  La  même  manœuvre  fut  répétée  jusqu'à 
cinq  fois.  Nous  ne  savions  plus  que  penser  de  ce  va-et-vient  con- 
tinuel qui  avait  absorbé  déjà  une  bonne  partie  de  la  nuit.  Nous  pen- 
sions qu'on  attendrait  le  jour,  et  que  pour  alléger  le  train  on  nous 
ferait  monter  la  côle  à  pied;  mais  le  mécanicien,  ne  perdant  pas 
courage,  fit  un  effort  d.'sespéré.  Chauffant  la  machine,  comme  s'il 
s'agissait  d'une  gageure,  bien  au-delà  du  degré  recommandé  par  la 
prudence  et  l'usage,  prenant  son  élan  de  l'exlrémité  de  la  ligne,  il 
parvint  enfin  à  nous  conduire  jusqu'au  sommet.  La  troisième  et  der- 
nière branche  du  formidable  Z  n'offrait  pas  les  mêmes  obstacles,  et 
vers  deux  heures  du  matin  nous  étions  arrivés  à  Wasatch. 

Malgré  les  fatigues  de  la  journée,  nous  n'avions  pu  fermer  les 
yeux  ;  ce  fut  à  notre  grande  satisfaction  que  nous  entendîmes  le 
chef  du  train  donner  à  haute  voix  l'avis  qu'on  ne  se  remettrait  en 
route  qu'à  cinq  heures  et  demie,  et  qu'il  y  avait  des  lits  à  l'auberge 
de  la  station.  11  ajouta  que  ceux  d'entre  nous  qui  préféraient  rester 
en  wagon  ne  seraient  pas  dérangés  avant  cinq  heures,  moment  de 
l'ouverture  des  bureaux  pour  la  délivrance  des  billets  de  Wasatch  à 
Omaha,  et  pour  l'enregistrement  des  bagages.  La  nuit  était  noire,  et 
le  temps  s'était  refroidi.  Nous  nous  trouvions  sur  un  plateau  d'une 
élévation  considérable.  Ln  vent  glacial  nous  fouetta  le  visage  lorsque 
nous  sortîmes  de  voiture.  Les  deux  côtés  de  la  voie  étaient  bordées 
de  maisons  isolées  les  unes  des  autres,  et  dont  la  position  ne  nous 
était  indiquée  que  parles  lumières  qui  y  brillaient.  Nous  avions  pré- 
sente à  la  mémoire  la  détestable  réputation  des  gens  de  Wasatch, 
qui  rivalisaient  avec  ceux  de  Corinne  de  débauche,  de  violence  et 
d3  crimes.  Toutes  ces  maisons  que  nous  n'apercevions  que  d'une 
manière  confuse  devaient  être  des  tripots  et  des  cabarets.  Nos  com- 
pagnons de  voyage,  les  ouvriers  de  l'Union,  représentaient  la  mau- 
vaise compagnie  qui  les  fréquentait.  Nous  n'avions  nulle  envie  de 
passer  la  nuit  avec  leurs  semblables  dans  des  ma'sons  isolées,  pla- 
cées en  dehors  de  toute  surveillance,  et  nous  préférâmes  nous  ac- 
commoder du  peu  de  bien-être  que  nous  trouv'ons  dans  les  wagons. 

Cependant  il  s  ^mblait  écrit  que  nous  n'aurions  cette  nuit-là  au- 
cun repos.  A  peine  installés  dans  les  lits  improvisés  sur  les  ban- 
quettes, nous  reçûmis  une  forte  secousse;  le  train  s'était  mis  en 
marche.  Au  bout  de  quelques  minutes,  il  s'arrêta,  puis  il  revint  sur 
ses  pas;  il  s'ébranla  de  nouveau,  et  cette  manœuvre  se  répéta  jus- 
qu'au jour  à  de  courts  intervalles.  Les  emp'oyés,  harassés  de  fa- 
tigue et  de  fort  mauvaise  humeur,  ne  pouvaient  ou  ne  voulaient 
donner  l'explication  de  cet  incessant  va-et-vient.  Le  lendemain,  nous 
apprîmes  (et  je  ne  doute  pas  que  ce  ne  fût  la  véritable  raison)  que 
l'on  était  resté  en  mouvement  pendant  toute  la  nuit  par  crainte 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  alerte  de  la  part  des  ouvriers  cantonnés  à  Wasatch.  Ces  gens 
avaient  en  effet,  cinq  ou  six  jours  auparavant,  tenté  un  coup  de  main 
dont  le  résultat  leur  avait  été  tellement  favorable  qu'il  ne  fallait  pas 
grande  imagination  pour  en  appréhender  le  renouvellement.  Cet 
acte  de  violence  nous  fut  communiqué  dans  tous  ses  détails.  Un 
grand  nombre  d'ouvriers  avaient  eu  à  se  plaindre  de  la  manière 
dont  leurs  comptes  étaient  réglés  par  les  agens  et  les  entrepreneurs 
de  l'Union;  on  les  payait  irrégulièrement,  et  à  l'époque  dont  je  parle 
de  fortes  sommes  leur  étaient  dues.  A  Piedemont,  à  38  milles  de 
Wasatch,  le  mécontentement  avait  éclaté  ouvertement.  Les  ouvriers, 
ayant  appris  le  passage  du  vice-président  Durant,  avaient  détaché 
du  train  la  voiture  dans  laquelle  il  voyageait,  et  après  l'avoir  en- 
touré et  fait  en  qualque  sorte  prisonnier,  ils  lui  avaient  nettement 
signifié  qu'ils  lui  joueraient  un  vilain  tour,  s'il  ne  se  mettait  sans 
retard  en  mesure  de  régler  leurs  comptes,  M.  Durant,  sachant  à 
qui  il  avait  affaire,  avait  rédigé  une  dépêche  demandant  un  envoi 
immédiat  d'argent.  L'employé  du  télégraphe  chargé  de  transmettre 
la  dépêche  avait  été  averti  que  s'il  expédiait  un  télégramme  requé- 
rant le  secours  de  la  force  armée  ou  dénonçant  de  façon  ou  d'autre 
la  conduite  des  ouvriers,  on  l'entraînerait  dans  la  montagne  pour  le 
fusiller  ou  pour  le  pendre.  Heureusement  pour  l'employé  et  pour  le 
président,  on  n'avait  pas  perdu  un  moment  pour  envoyer  une  forte 
somme  d'argent  à  Piedemont,  et  les  ouvriers,  leurs  comptes  réglés, 
n'avaient  plus  mis  d'obstacles  au  départ  de  M.  Durant.  Ce  fait  n'é- 
tait pas  volontiers  avoué  par  les  directeurs  de  l'Union;  il  n'est  pas 
permis  de  douter  cependant  qu'il  ait  eu  lieu  tel  que  je  viens  de  l'ex- 
poser, n  me  fut  raconté  par  plusieurs  ouvriers,  et  j'en  trouvai  plus 
tard  la  confirmation  dans  différens  comptes-rendus  de  récens  voyages 
sur  le  chemin  du  Pacifique. 

On  prétendait,  à  tort  ou  à  raison,  que  les  ouvriers  de  Wasatch, 
aussi  mal  payés  que  ceux  de  Piedemont,  ne  cherchaient  qu'une  oc- 
casion de  s'emparer  de  la  personne  d'un  des  directeurs  de  l'Union, 
et  comme  nous  faisions  route  en  compagnie  du  président  Durant, 
cette  circonstance  devint  pour  nous  l'explication  la  plus  plausible 
des  manœuvres  qui  nous  avaient  incommodés  jusqu'à  la  pointe  du 
jour.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  ouvriers  se  tinrent  tranquilles;  on  nous 
fit  changer  de  voitures,  et  on  nous  prévint  qu'il  fallait  s'occuper  de 
nos  billets  et  de  l'inscription  de  nos  bagages  pour  Omaha.  Nous 
essuyâmes  en  cette  occasion  les  mêmes  tribulations  qu'à  Promon- 
tory.  Nos  malles  et  nos  effets  étaient  jetés  pêle-mêle  à  côté  de  la 
voie,  ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  chacun  de  nous  parvint  à  réunir 
les  élémens  épars  de  sa  propriété. 

La  route  à  l'orient  de  Wasatch  est  horriblement  triste.  On  tra- 


DU    PACIFIQUE    A   l' ATLANTIQUE.  127 

verse  le  pays  des  Eaox-Amères  [Bitlcr  Creek  Country),  et  durant 
des  heures  qui  nous  parurçnt  bien  longues  on  n'aperçoit  pas  un 
arbre,  une  touffe  d'herbe;  nulle  trace  de  vie  animale  ou  végétale. 
Dans  le  lointain,  je  distinguai  des  rochers  de  forme  bizarre;  ils  s'é- 
lèvent isolés  au  milieu  d'une  vaste  plaine  de  sable,  et  sans  leurs  di- 
mensions énormes  on  les  prendrait  pour  les  ruines  de  quelque  an- 
cien château-fort  ou  pour  les  débris  d'une  statue  colossale.  On  les 
nomme  les  Momimcns  des  dieux,  et  les  légendes  indiennes  en  at- 
tribuent l'origine  aux  géans  qui  peuplaient  ces  régions  avant  l'ap- 
parition de  l'homme. 

Nous  suivons  l'ancienne  route  des  émigrans;  les  ossemens  blan- 
chis des  buffles,  des  chevaux,  des  antilopes,  en  marquent  les  jalons. 
Çà  et  là  un  tumulus  surmonté  d'une  croix  sert  de  tombe  à  quelque 
pauvre  émigrant  que  les  Indiens  ou  les  accablantes  fatigues  de  la 
route  doivent  avoir  tué.  Sur  un  de  ces  tombeaux,  tout  près  de  la 
voie,  mais  loin  de  toute  habitation  humaine,  je  distingue  un  ruban 
ou  un  chiffon  noir  autour  de  la  croix.  Cette  lugubre  décoration  de  la 
mort  dans  un  pays  où  il  n'y  a  pas  de  fleurs  fait  penser  au  malheu- 
reux survivant  qui  a  laissé  là  un  être  qui  lui  était  cher.  Lorsqu'on 
songe  aux  angoisses  d'une  maladie  mortelle  sur  cette  terre  inhospi- 
talière, à  l'absence  ou  à  l'inefficacité  des  secours,  on  se  représente 
le  sombre  désespoir  du  moribond  et  de  ses  compagnons  d'infor- 
tune, et  l'on  est  comme  soulagé  par  la  pensée  que,  grâce  aux  nou- 
veaux moyens  de  communication,  de  pareilles  scènes  ne  pourront 
plus  se  renouveler. 

Les  stations  d'Evanston,  d'Aspen,  Piedemont,  Bridger,  Carter, 
Church-Butts  et  Bryan  défilent  successivement  sous  nos  yeux.  Cha- 
cune d'elles  offre  le  même  ramas  de  misérables  cabanes  où  l'on  vend 
des  œufs,  du  jambon  et  du  vvhiskey,  les  mêmes  groupes  d'hommes 
à  l'air  froid  et  déterminé.  Dans  quelques  années,  tout  cela  sans 
doute  sera  considérablement  changé,  quoique  les  villes  et  bourgs 
du  pays  des  Eaux-Amères  ne  soient  point,  par  suite  du  caractère 
stérile  de  la  contrée,  appelés  probablement  à  acquérir  une  grande 
importance.  On  fait  dès  à  présent  dans  quelques-unes  de  ces  sta- 
tions, notamment  à  Carter  et  à  Bryan,  un  commerce  assez  lucratif 
avec  les  mines  du  pays  des  Eaux-Douces  {Street -Water  mining 
Distriets),  qui  se  trouve  au  nord  de  celui  des  Eaux-Amères. 

Nous  traversons  un  grand  nombre  de  ponts  jetés  sur  des  rivières 
et  criques  tributaires  de  la  grande  Rivière-Verte  [Green-River).  Le 
plus  considérable  de  ces  ouvrages  provisoires  est  celui  sur  lequel 
on  passe  la  Rivière-Verte  même,  à  119  milles  de  Wasatch.  C'est  un 
pont  très  long,  d'une  construction  semblable  à  celle  du  pont  des 
Barrières  du  Diable  et  d'une  solidité  tout  aussi  problématique.  Ce- 


128  REVUE  DES  DEUX  MOXDES. 

pendant  nous  franchissons  tous  ces  endroits,  réputés  dangereux, 
sans  aucun  accident,  et,  puisque  chaque  jour  apporte  des  améliora- 
tions nouvelles,  il  paraît  certain  que  dans  peu  de  temps  on  circulera 
en  toute  sécurité  sur  cette  partie  de  la  ligne.  La  station  de  Green- 
River  n'est  pas  sans  importance.  Une  population  nombreuse  d'ou- 
vriers y  avait  élu  son  quartier-général  durant  les  travaux  du  chemin 
de  fer;  elle  est  partie  à  présent,  et  les  maisons  neuves,  abandonnées 
et  tombant  déjà  en  ruines,  donnent  un  aspect  de  décrépitude  à  cette 
ville  née  d'hier;  on  rencontre  d'ailleurs  tout  le  long  de  la  voie  de 
semblables  campemens  aujourd'hui  déserts.  Les  propriétaires  et 
constructeurs  de  l'éphémère  cité  avaient  emporté  avec  eux  les  portes 
et  fenêtres  de  laurs  demeures  de  quelques  mois  pour  utiliser  ces 
matériaux  dans  l'édification  d'une  nouvelle  ville.  Les  murailles  des 
habitations  étaient  encore  debout,  et  ces  ruines  d'un  nouveau  genre 
avaient  un  caractèi'e  particulièrement  triste,  en  harmonie  du  reste 
avec  le  sauvage  pays  des  Eaux-Amères. 

Avant  la  tombée  du  jour,  nous  arrivâmes  au  pied  des  Montagnes- 
Rocheuses;  mais  la  nuit  était  venue  lorsque  nous  traversâmes  le 
sommet,  situé  entre  les  stations  de  Creston  et  de  Séparation,  à  une 
altitude  de  7,700  jneds.  Le  chemin  de  fer  n'a  eu  du  reste  en  cet 
endroit  aucune  c'ilïiculté  extraordinaire  à  vaincre.  A  la  station  de 
Ravvlings,  nous  eûmes  un  souper  convenable,  et  qui  nous  parut  ex- 
quis en  le  comparant  aux  maigres  repas  dont,  depuis  Truckee,  nous 
avions  été  forcés  dj  nous  contenter.  Le  lendemain  matin,  à  la  pointe 
du  jour,  après  avoir  passé  devant  un  grand  nombre  de  stations  qui 
n'existent  pour  ainsi  dire  que  de  nom,  nous  nous  arrêtâmes  à  Lara- 
mie,  un  des  principaux  entrepôts  de  cette  ligne.  Laramie  est  à 
572  milles  d'Omaha  et  à  391  milles  de  Wasatch.  C'est  une  petite 
cité  d'une  certiina  importance,  et  qui  finira  par  concentrer  dans  ses 
murs  le  peu  de  connnerce  qui  se  fait  à  l'ouest  de  Gheyenne.  La  com- 
pagnie de  l'Union  y  a  construit  des  ateliers;  la  main  d'oeuvre  y  est 
ïbrt  chère,  on  n'y  travaille  qu'à  la  plus  urgente  besogne,  telle  que 
la  réparation  des  locomotives  et  wagons  détériorés  entre  Omaha  et 
AVasatch. 

Sur  le  pbteau  de  Laramie,  de  môme  que  sur  les  hauteurs  des 
Montagnes-Rocheuses  et  des  Collines-JNoires  {Ultick-IIilLs),  l'Union  a 
établi  des  abris  coûteux  pour  protéger  la  voie  contre  les  neiges  qui 
durant  l'hiver  tombent  en  abondance.  Ces  paraneiges  n>^-  ressem- 
blent point  aux  remarquables  constructions  élevées  dans  la  traver- 
sée de  la  Sierra-Nevada.  La  voie  de  l'Union  n'est  pas  en  cet  endroit 
encaissée  comme  celle  de  la  compagnie  centrale.  La  plus  grande 
partie  du  paicouis  se  fait  à  travers  une  plaine  plus  ou  moins  élevée. 
On  n'avait  point  à  se  garantir  contre  les  éboulemens  ni  contre  les 


DU    PACIFIQUE    A   l' ATLANTIQUE.  129 

avalanches.  Ce  qu'il  y  avait  h,  craindre,  c'étaient  les  vents  qui  ba- 
laient sans  cesse  ces  plaines  immenses,  et  qui,  chassant  la  neige 
devant  eux,  menaçaient  d'en  obstruer  la  voie  ferrée.  Pour  parer  à  ce 
danger,  on  a,  sur  un  long  espace  de  terrain  et  partout  où  il  a  sem- 
blé nécessaire,  bâti  de  chaque  côté  de  la  voie  une  double  rangée  de 
palissades  qui  ont  de  3  pieds  1/2  à  5  pieds  de  hauteur.  Quelques- 
unes  sont  en  bois,  mais  la  plupart  du  temps  on  s'est  servi  de  pierres 
pour  les  construire.  Elles  suivent  un  tracé  parallèle  à  la  voie  à  une 
distance  d'environ  30  pieds,  avec  un  intervalle  d'égale  étendue  en- 
tre la  première  et  la  seconde  rangée.  Tout  porte  à  croire  que  ces 
ouvrages  ne  seront  pas  d'une  protection  suffisante.  Au  dire  de  quel- 
ques hommes  du  métier,  ces  palissades,  pour  être  efficaces,  de- 
vraient avoir  une  élévation  de  12  pieds;  mais  les  frais  de  construc- 
tion de  quatre  murailles  (deux  de  chaque  côté  de  la  ligne),  sur  un 
parcours  d'au  moins  50  kilomètres,  sont  tellement  considérables, 
que  la  compagnie  de  l'Union  n'a  pas  encore  pris  à  cet  égard  de  ré- 
solution définitive.  De  même  que  pour  les  ponts  entre  Promontory 
et  Wasatch  et  dans  le  pays  des  Eaux-Amères,  elle  s'est  bornée,  pour 
ces  abris-neige,  à  élever  des  remparts  provisoires.  La  commission 
d'examen  évalue  à  500,000  francs  la  dépense  nécessaire  pour  pro- 
téger la  voie  contre  l'invasion  des  neiges.  Cette  somme  toutefois 
paraît  encore  insuffisante  en  présence  des  travaux  à  exécuter.  En 
Amérique,  on  ne  se  préoccupe  guère  de  l'avenir  :  pourvu  que  dans 
le  présent  tout  aille  bien  ou  à  peu  près,  on  se  déclare  volontiers 
satisfait.  Chacun  pour  soi,  c'est  la  devise  régnante.  La  génération 
actuelle  n'a  qu'à  se  préoccuper  de  ses  besoins  réels,  les  générations 
futures  ne  seront  pas  plus  embarrassées  que  celle  d'aujourd'hui  pour 
exécuter  ce  qui  sera  indispensable  à  leurs  intérêts,  à  leur  sécurité  et 
à  leur  bien-être.  Le  non-souci  de  l'avenir  et  de  la  postérité  permet 
de  faire  beaucoup  pour  le  présent. 

Après  avoir  quitté  Laramie,  on  franchit  à  Sherman  le  plateau  des 
Collines-Noires  et  le  point  culminant  de  la  ligne  du  Pacifique.  Avant 
d'arriver  là,  le  pays,  si  monotone,  devient  un  peu  plus  accident'^; 
mais  les  difficultés  à  surmonter  ne  sont  pas  graves,  et  ne  peuvent 
nullement  être  comparées  à  celles  que  les  compagnies  ont  rencon- 
trées dans  les  montagnes  de  ^A'asatch  et  dans  la  Sierra-Nevada. 
Sherman,  à  5/i9  milles  d' Omaha  et  kili  milles  de  Wasatch,  à  une 
altitude  de  8,/i24  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  est  actuel- 
lement la  plus  haute  station  de  chemin  de  fer  du  monde  entier.  A  ce 
titre  seul,  elle  mérite  d'être  mentionnée.  Il  y  a  un  restaurant,  quel- 
ques bazars  et  des  débits  de  whiskey.  A  l'entrée  de  la  station,  je 
remarquai  un  énorme  amas  de  bouteilles  tout  à  fait  en  disproportion 
avec  l'exiguïté  de  l'endroit  où  elles  devaient  avoir  été  vidées;  mais 

TOME   LXXXVI.   —    IS'ïO.  9 


130  REVUE    DES    DEUX   MO?s^DES. 

j'appris  d'un  ouvrier  que  Sherman  avait  été  l'une  des  stations  où,  à 
l'époque  de  l'établissement  de  la  voie,  avait  eu  lieu  la  plus  forte 
consommation  d'eau-de-vie,  et  que  probablement  cette  habitude 
avait  été  conservée  par  les  résidens  actuels.  Je  vis  aussi  proche  de 
la  station  un  magasin  de  modes;  je  suis  encore  à  me  demander 
quelle  clientèle  peut  achalander  une  si  délicate  industrie  sur  le  som- 
met des  Montagnes-Rocheuses. 

La  partie  comprise  entre  "Wasatch  et  Sherman  est,  je  le  répète, 
fort  mauvaise;  il  y  a  des  passages  très  défectueux,  périlleux  même, 
et,  malgré  toutes  les  précautions  que  l'on  prend,  il  y  arrive  encore 
beaucoup  d'accidens.  La  commission  officielle  a  parfaitement  signalé 
ces  défauts,  et  la  compagnie  de  l'Union  sera  obligée  d'y  remédier 
avant  d'avoir  droit  à  la  subvention  de  l'état  (1).  A  partir  de  Sherman 
et  de  là  jusqu'à  Omaha,  les  travaux  de  la  ligne  laissent  peu  de  chose 

(1)  Voici  la  liste  complète  des  travaux  exigés  de  cette  compagnie  par  la  commission 
d'examen  : 

Section  d'Evanston  à  Clay-Bluffs 78,000  doll. 

Secticn  de  Black-Fork  à  Rock-Creek 200,000 

Élargissement  de  la  voie  anx  endroits  indiqués 224,l!09 

Travaux  à  Bitier-Crcek 24,000 

Achat  de  450,000  traverses  en  bois  neuf  destinées  à  remplacer 

les  traverses  provisoires 450,000 

Réparations  générales  sur  la  ligne  entière  (d'après  les  devis).   .  970,060 

Fondations  de  ponts  à  reprendre  en  sous-œuvre 72,000 

Réparations  de  ponts 567,310 

Travaux  à  Dalc-Creck. 100,000 

Travaux  à  Mary-Creek  et  à  Bittcr-Creek 100.000 

Réparations  dans  la  section  d'Omaha  à  Elkhorn 245,000 

—  entre  Omaha  et  North-Piatte 48,000 

—  entre  xNortli-Platte  et  Muddy 203,200 

—  à  Muddy 31,050 

—  entre  Omaha  et  Muddy 270,000 

Achat  de  G8  locomotives  neuves  à  14,000  dollars  chaque  .   .   .  952,000 

Réparations  d'anciennes  locomotives 207,000 

Achat  de  08  wagons  neufs  pour  passagers 408,000 

—  de  33  wagons  de  marchandises  à  3,800  dollars  chaque.   .  125,000 

—  de  480  wagons  de  marchandises  à  900  dollars  chaque.   .  43'2,000 
Construction  de  70  hangars  à  4,000  dollars  chaque 280,000 

—  d'ateliers  à  Cheyenne,  à  Bryan,  à  \^'est-End  Road 

et  à  Omaha 433,000 

Travaux  pour  approvisionnement  d'eau 40,000 

Travaux  dans  les  gares.    . 40,000 

Abris-neige 100,000 

Travaux  de  remblai  au  calïon  d'Echo 140,750 

Travaux  de  remblai  à  celui  de  Weber 10,000 

Total 0,771,310  doll. 

Ou,  à  5  fr.  le  dollar,     33,850,550  fr. 


DU   PACIFIQUE    A   l' ATLANTIQUE.  131 

à  désirer.  La  descente  est  en  pente  douce,  presque  insensible,  et  le 
terrain  est  des  meilleurs  pour  la  construction  d'un  chemin  de  fer. 
On  voyage  avec  rapidité,  les  tem.ps  d'arrêt  sont  réguliers;  enfin, 
bien  qu'on  soit  encore  éloigné  des  grands  centres  de  l'Atlantique, 
on  se  sent  au  milieu  de  la  civilisation,  et  l'on  perd  ce  sentiment 
d'isolement  dont  on  a  peine  à  se  défendre  pendant  la  première  partie 
du  voyage. 

A  une  trentaine  de  milles  de  Slierman  se  trouve  Cheyenne.  C'est, 
après  Omaha,  la  ville  la  plus  considérable  de  la  ligne  de  l'Union. 
Elle  compte  3  ou  A, 000  habitans;  elle  a  un  théâtre,  une  église,  plu- 
sieurs hôtels,  et  elle  fait  un  commerce  assez  lucratif  avec  Denver, 
avec  la  Cité  des  plaines  et  avec  le  Nouveau-Mexique.  La  première 
de  ces  deux  villes  sera  prochainement  reliée  à  Cheyenne  par  un  em- 
branchement; la  distance  entre  elles  n'est  que  de  120  milles,  et  l'on 
dit  qu'une  compagnie  anonyme  a  offert  à  l'Union  de  compléter  la 
ligne  entière  pour  2  millions  de  dollars.  Il  se  publie  trois  journaux  à 
Cheyenne.  A  les  lire,  on  croirait  que  cette  petite  ville  n'est  pas  moins 
importante  que  Chicago  ou  San-Francisco.  Sa  position  géographique 
ne  lui  permet  pourtant  pas  d'avoir  de  grandes  prétentions  :  située 
à  mi-chemin  entre  Omaha  et  Ogden,  sur  la  limite  des  prairies  et 
des  Montagnes-Rocheuses,  elle  est  comme  le  point  central  d'une  im- 
mense solitude  qui  ne  pourra  se  peupler  que  fort  lentement.  Parmi 
les  habitans  de  Cheyenne,  on  trouve  un  grand  nombre  de  téméraires 
aventuriers  qui  n'attendent  qu'une  occasion  pour  aller  au  sud  ou 
au  nord,  d'hommes  qui  n'ont  peur  de  rien,  qui  sont  bons  à  tout, 
detraqueurs  qui  parlent  d'un  combat  avec  les  Indiens  comme  d'une 
partie  de  chasse,  et  qui  sont  à  chaque  instant  prêts  à  s'embarquer 
dans  les  entreprises  les  plus  hasardeuses,  au  demeurant  des  hoînmes 
extraordinaires  qu'on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  sous  beaucoup 
de  rapports,  quoique  leur  commerce  soit  très  désagréable  sous  d'au- 
tres, et  dont  l'existence  entière  n'est  qu'une  suite  à  peine  interrom- 
pue d'étranges  aventures.  En  quittant  Cheyenne,  on  leur  dit  adieu. 
A  Omaha  déjà,  quoique  ce  soit  encore  une  ville  dans  Tenfance,  tout 
est  déjà  mieux  posé,  plus  établi. 

Entre  'Wasatch  et  Cheyenne,  sur  un  parcours  de  500  milles,  on  a 
trouvé  du  charbon  partout  où  l'on  en  a  cherché,  et  ceia  à  une  assez 
faible  distance  du  chemin  de  l'Union.  Les  principales  mines  sont  si- 
tuées près  d'Echo,  à  Evanston,  à  Rocks-Springs,  à  Point  of  Rocks, 
à  Black -Butts,  à  Rawlings-Springs,  à  Carbon  et  aux  environs  de 
Cheyenne.  On  a  découvert  au-ssi  du  fer  et  d'autres  minéraux,  et, 
malgré  la  cherté  de  la  main  d'œuvre  (la  journée  d'un  min -ur  se 
paie,  suivant  les  localités,  de  20  à  60  fr.),  ces  mines  offrent  d'in- 
contestables avantages  à  la  compagnie  de  l'Union. 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  distance  entre  Cheyenne  et  Omaha  est  de  516  milles.  Sur  ce 
long  parcom's,  le  paysage  est  presque  toujours  dépourvu  d'intérêt  : 
on  traverse  une  plaine  qui  s'étend  dans  sa  triste  et  aride  monotonie 
à  perte  de  vue  d'un  côté  et  de  l'autre  de  la  voie.  On  aperçoit  des 
troupes  d'antilopes,  ainsi  qu'une  quantité  innombrable  de  chiens  des 
prairies;  mais  ces  rencontres  intéressent  peu,  et  l'on  passe  le  temps 
à  lire,  à  fumer,  à  causer  ou  à  dormir.  Nous  allons  vite  pour  rattraper 
les  heures  perdues  entre  Wasatch  et  Cheyenne,  et  nous  notons  à 
peine  les  noms  des  nombreuses  stations  où  le  train  fait  halte.  Peu  à 
peu,  le  paysage  perd  de  son  uniformité  :  nous  longeons  la  grande 
rivière  Platte,  et  l'herbe  jaunâtre  des  prairies  prend  sensiblement 
des  tons  plus  vigoureux  et  plus  gais.  Çà  et  là,  mais  h  de  très  grandes 
distances,  se  montrent  quelques  fermes,  et  deux  ou  trois  heures 
de  marche  nous  transportent  enfin  dans  les  terres  fertiles  et  culti- 
vées de  l'état  de  Nebraska.  Les  bâtimens  d'exploitation  agricole 
deviennent  moins  rares;  bientôt  des  hameaux,  des  villages  appa- 
raissent de  plus  en  plus  rapprochés;  les  hommes  qui  se  tiennent 
aux  stations  ont  une  tout  autre  physionomie  que  ceux  que  nous 
avons  laissés  à  Cheyenne,  à  Laramie,  à  Wasatch,  à  Promontory.  Ce 
sont  des  fermiers,  des  cultivateurs,  des  pères  de  famille,  qui  sem- 
blent jouir  d'une  certaine  aisance.  L'expression  de  contentement  et 
de  bien-èfre  que  je  lis  sur  beaucoup  de  figures  me  frappe  vive- 
ment. Je  crois  saluer  dans  ces  nouveau-venus  des  compatriotes, 
des  fils  déshérités  de  la  vieille  Europe,  de  braves  travailleurs  que 
la  misère  a  chassés  du  pays  natal,  qui  ont  repris  dans  le  Nebraska 
leur  dur  métier  de  laboureurs,  et  dont  le  succès  a  enfin  couronné 
les  patiens  efforts  dans  leur  patrie  adoptive.  Voilà  certes  des  gens 
qui  ont  bien  gagné  leur  bonheur. 

Les  dernières  stations,  Fremont,  Yalley,  Elkhorn,  Papillion,  se 
succèdent  rapidement;  un  agent  de  V Express-Compauy  nous  dé- 
barrasse de  nos  bagages  et  nous  délivre  des  billets  d'omnibus  pour 
le  meilleur  hôtel  d'Oniaha,  et  à  onze  heures  du  matin  nous  sortons 
définitivement  des  voitures  du  chemin  de  fer  du  Pacifique,  dans 
lesquelles  nous  avons  accompli  en  l'espace  de  cent  vingt-quatre 
heures  consécutives  une  traversée  de  1,772  milles.  Les  dames  cali- 
forniennes qui,  depuis  Sacramento,  avaient  voyagé  avec  nous,  nous 
quittèrent  à  Omaha  pour  se  diriger  vers  le  sud,  les  unes  à  Saint- 
Louis,  les  autres  à  la  Nouvelle-Orléans.  Il  me  semblait,  après  six 
jours  passés  en  leur  société,  perdre  en  elles  d'anciennes  amies,  et  ce 
fut  avec  de  sincères  regrets  que  je  leur  adressai  mes  adieux.  Il  est 
impossible,  je  crois,  si  je  consulte  ma  propre  expérience,  de  trou- 
ver des  compagnons  de  voyage  plus  aimables  que  les  jeunes  femmes 
américaines.  Pour  ma  part,  je  n'en  souhaite  pas  d'autres;  si  elles 


DU    PACIFIQUE    A   l' ATLANTIQUE.  133 

acceptent,  comme  leur  étant  dus,  les  légers  services  qu'un  homme 
bien  élevé  est  toujours  heureux  de  rendre  aux  femmes,  elles  n'ont 
point  ces  exigences  affectées  qui  à  la  longue  deviennent  si  fati- 
gantes. Notre  voyage  depuis  Sacramento  jusqu'cà  Omaha  n'avait 
en  rien  ressemblé  à  un  voyage  d'aventures  ;  nous  n'avions  couru 
aucun  danger  réel  ni  souffert  aucun  accident ,  nous  n'avions  pas  eu 
d'excessives  fatigues  à  endurer.  Cepemdant,  en  fin  de  compte,  nous 
avions  été  en  proie  à  bien  des  petites  misères,  et  le  trajet,  on  peut  le 
dire,  n'avait  pas  été  fort  agréable.  Nous  étions  couverts  de  poussière- 
notre  peau  était  séchée  par  le  vent  des  prairies  et  brûlée  par  le  so; 
leil;  nous  avions  été  assez  mal  nourris  et  encore  plus  mal  couchés; 
la  mauvaise  humeur  aurait  été  excusable  même  chez  des  hommes 
endurcis,  et  la  souriante  gracieuseté  que  nos  charmantes  compagnes 
conservèrent  jusqu'à  la  fin  était  assurément  digne  d'éloges.  «  Le 
meilleur  n'est  pas  trop  bon  pour  moi,  me  disait  l'une  d'elles,  mais 
je  ne  demande  pas  mieux  que  le  meilleur.  »  C'était  de  la  bonne  phi- 
losophie pratique  après  un  voyage  de  six  jours  où  ce  incilleur  dont 
on  se  contentait  se  résumait  en  un  méchant  lit,  un  mauvais  repas, 
et  en  l'absence  du  plus  ordinaire  bien-être. 


IX. 

Omaha  (dans  le  Nebraska)  et  Gouncil-Bluffs  (dans  l'Iowa),  situées 
l'une  en  face  de  l'autre,  sur  la  rive  droite  et  la  rive  gauche  du  Mis- 
souri, appartiennent  à  ces  villes  du  Nouveau-Monde  dont  la  crois- 
sanceTaplde,  la  prospérité  extraordinaire  font  l'orgueil  des  Améri- 
cains et  l'étonnement  des  étrangers. 

Omaha  sert  de  tête  de  ligne  au  chemin  du  Pacifique  ;  elle  doit  son 
importance  à  ce  chemin  de  fer,  elle  est  née  et  elle  a  grandi  avec  lui. 
La  compagnie  de  l'Union  y  possède  de  vastes  ateliers,  où  l'on  con- 
struit des  wagons  et  des  locomotives  qui,  sous  le  rapport  de  la  soli- 
dité et  même  de  la  perfection  du  travail,  ne  laissent  rien  à  désirer.  La 
ville,  bâtie  sur  un  plan  grandiose,  compte  aujourd'hui  16,000  habi- 
tans.  Les  rues  sont  larges  et  droites,  et  parmi  les  maisons  d'habi- 
tation qui  les  bordent  on  en  remarque  de  magnifiques  qui  feraient 
honneur  aux  plus  grandes  cités  des  États-Unis.  Omaha  fournit  à 
tous  les  besoins  des  cultivateurs  et  émigrans  de  l'ouest;  elle  res- 
semble à  un  vaste  bazar  où  l'on  s'approvisionne  de  marchandises  et 
d'articles  de  toute  espèce.  La  ville  est  assez  spacieuse  pour  contenir 
dès  aujourd'hui  une  population  double  de  celle  qui  l'occupe.  Aussi 
les  rues  offrent-elles  au  premier  aspect  peu  d'animation.  Toutefois, 
en  observant  la  façon  de  vivre  des  habitans,  on  est  frappé  de  leur 


134  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

aisance  et  de  leur  luxe.  Tous,  jusqu'aux  individus  chargés  du  labeur 
le  plus  ingrat,  sont  bien  et  comfortablement  vêtus;  je  ne  rencontrai 
pas  de  mendiant,  ni  rien  qui  rappelât  l'indigence,  si  fréquente  dans 
nos  cités;  les  chevaux  attelés  aux  omnibus,  aux  charrettes  même, 
avaient  une  superbe  apparence,  et  les  voilures  à  quatre  chevaux 
étaient  au  moins  aussi  nombreuses  que  celles  à  deux.  Tout  semblait 
dire  :  Ici  l'on  ne  regarde  pas  à  la  dépense  parce  qu'on  a  le  moyen 
de  gagner  tout  ce  qu'on  veut  dépenser. 

Il  est  impossible  de  s'arrêter  à  Omaha,  après  avoir  traversé  les 
immenses  plaines  de  l'ouest,  sans  s'étonner  que  l'émigration  ne 
prenne  pas  des  proportions  plus  vastes  qu'elle  n'a  fait  jusqu'à  pré- 
sent. Si  les  philanthropes  s'avisent  jamais  d'examiner  cette  question 
d'une  manière  sérieuse,  ils  y  trouveront  probablement  la  solution 
la  plus  simple  et  en  même  temps  la  plus  honorable  du  problème  de 
la  misère  sociale,  problème  que  les  palliatifs  auxquels  on  a  eu  re- 
cours n'ont  fait  qu'ajourner.  Au  lieu  de  dépenser  des  millions  à  éle- 
ver dans  les  capitales  de  l'Europe  des  cités  ouvrières  où  le  pauvre 
meurt  d?  faim  et  de  froid ,  si  on  consacrait  cet  argent  à  faciliter 
l'établissement  de  paysans  et  d'ouvriers  dans  le /<7r-?Y'r«^  des  Etats- 
Unis,  on  ferait  à  la  fois  du  bien  à  l'Europe  en  la  débarrassant  des 
nécessiteux  dont  elle  est  impuissante  à  soulager  les  maux,  et  du 
bien  à  l'Amérique,  dont  la  richesse  et  la  puissance  se  sont  toujours 
accrues  en  raison  directe  du  chiffre  de  sa  population;  mais  des  mo- 
tifs d'étroite  politique  et  de  vanité  nationale  mettent  des  barrières 
presque  insurmontables  à  l'exécution  d'un  plan  si  humain.  Il  con- 
vient mieux  aux  gouvernans  de  laisser  les  misérables  se  débattre 
dans  leur  impuissance  que  d'ajouter  à  la  grandeur  de  l'Amérique, 
et  il  est  plus  flatteur  pour  l'amour-propre  des  nations  ou  des  par- 
ticuliers de  fonder  avec  éclat  des  hospices  en  Europe  que  de  semer 
obscurément  des  bienfaits  au  fond  du  nouveau  continent.  Et  pour- 
tant quelle  admirable  mission  pour  un  Peabody  du  présent  ou  de  l'a- 
venir que  de  marcher  vers  un  but  qui  lui  permettrait  de  dire  un 
jour  :  «  Il  y  avait  à  Londres  ou  à  Paris  des  milliers  de  créatures  hu- 
maines qui  demandaient  à  un  salaire  insuffisant,  au  vol  même  ou  au 
crime,  les  moyens  de  soutenir  leur  problématique  existence;  j'ai 
sauvé  autant  que  j'ai  pu  de  ces  malheureux,  ils  vivent  en  paix,  con- 
tens  et  libres  dans  les  plaines  de  l'Amérique,  et  ils  forment  au  sein 
de  la  grande  république  un  nouvel  état  dent  je  suis  le  fondateur.  » 
Avec  de  l'argent  et  de  la  bonne  volonté,  il  ne  serait  pas  difficile  de 
faire  réussir  une  semblable  entreprise.  Peut-être  est-elle  trop 
simple,  et  cette  raison  suffit  sans  doute  pour  qu'elle  n'ait  pas  de 
longtemps  la  moindre  chance  de  succès. 

Council-Bluffs  fut,  en  ISàQ,  créée  par  les  mormons,  qui  venaient 


DU    PACIFIQUE    A    l' ATLANTIQUE.  135 

d'être  chassés  de  l'Illinois.  Ils  n'y  restèrent  que  le  temps  nécessaire 
pour  jeter  les  fondemens  d'une  colonie,  et,  obligés  encore  de  fuir 
devant  la  persécution  dont  ils  étaient  l'objet,  ils  passèrent  le  Mis- 
souri, et  ne  s'arrêtèrent  que  dans  la  grande  plaine  du  Lac-Salé. 
La  ville  naissante  retomba  après  leur  départ  dans  un  oubli  pres- 
que complet,  dont  elle  ne  fut  tirée  que  par  le  vote  de  l'acte  du 
congrès  qui  décrétait  la  création  de  la  ligne  du  Pacifique.  Depuis 
cette  époque,  elle  est  devenue  un  centre  de  communications,  et,  bien 
qu'elle  n'ait  encore  que  16,000  cames,  elle  s'accroît  d'année  en  an- 
née d'une  manière  si  sûre  et  si  rapide,  que  sa  prospérité  justifie 
jusqu'à  un  certain  point  le  patriotisme  de  clocher  de  ses  habitans, 
qui  appellent  Chicago  l'ancien  et  Council-Bluïï"s  le  nouveau  centre 
des  chemins  de  fer  du  nord- ouest.  En  effet,  le  Chicago  et  ÎNord- 
Ouest,  le  Council-Bluffs  et  Sioux-City,  le  Chicago  et  Rock-Lsland,  le 
Burlington  et  Missouri,  le  Centre  américain,  le  Saint-Louis,  le  Chilli- 
coLhe  et  Council-Blufts,  enfin  l'Union  du  Pacifique,  en  tout  huit  voies 
ferrées  distinctes,  aboutissent  déjà  ou  aboutiront  sous  peu  à  Coun- 
cil-Bluffs. En  vue  de  ses  progrès  futurs,  la  compagnie  de  l'Union  a 
acheté,  dit-on,  de  vastes  terrains  dans  l'enceinte  et  dans  la  banlieue 
de  la  cité ,  qui  présente  aujourd'hui  le  même  aspect  que  Chicago 
avait  en  18/i0.  Le  chemin  du  Pacifique,  qui  s'arrête  en  ce  moment 
à  Omaha,  sera  conduit  jusqu'à  Council-Bluffs  aussitôt  que  le  pont 
jeté  sur  le  Missouri  sera  terminé.  En  attendant,  on  traverse  le  fleuve 
sur  de  grands  bateaux  à  vapeur. 

Avant  de  quitter  la  ligne  du  Pacifique  et  de  poursuivre  le  récit  de 
mon  voyage  jusqu'à  New-York,  il  me  reste  à  dii-fe  quelques  mots  de 
la  valeur  commerciale  de  la  grande  entreprise  que  les  Américains 
viennent  d'accomplir.  Une  expérience  de  quelques  années  pourra 
seule  décider  si,  au  point  de  vue  purement  commercial,  la  ligne 
du  Pacifique  est  une  bonne  ou  une  mauvaise  affaire.  Les  apolo- 
gistes de  l'œuvre  énumèrent  complaisamment  l'interminable  liste 
de  marchandises  qui,  dans  le  courant  de  l'année,  s'échangeront 
entre  les  villes  du  Pacifique  et  celles  de  l'Atlantique;  s' appuyant 
sur  ce  fait,  reconnu  par  les  économistes,  que  les  voies  de  communi- 
cation créent  ou  développent  rapidement  l'industrie  sur  leur  pas- 
sage, en  même  temps  qu'elles  favorisent  le  peuplement  des  contrées 
désertes,  ils  calculent  à  l'avance  sur  un  mouvement  de  passagers 
tellement  considérable  qu'à  lui  seul  il  suffirait  à  défrayer  l'intérêt 
du  capital  employé  dans  la  construction  de  la  ligne.  De  leur  côté, 
les  adversaires  du  chemin  du  Pacifique  insistent  avec  force,  et  non 
sans  d'excellentes  raisons,  sur  ce  fait,  que  la  ligne  parcourt,  dans  la 
plus  grande  étendue,  des  déserts  où  la  nature  elle-même  s'oppose  à 
l'accroissement  rapide  et  considérable  de  la  population.  Ils  admet- 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tent  que  des  états  puissans  et  prospères  pourront,  avec  le  temps, 
se  grouper  dans  les  environs  d'Omaha,  autour  du  Lac-Salé  et  à  une 
certaine  distance  de  San-Francisco  et  de  Sacramento;  mais  l'im- 
mense bassin  de  l'Amérique  du  Nord  entre  la  Sierra-Nevada  et  les 
montagnes  de  Wasatch,  l'ingrate  région  des  Eaux-Amères,  et  la 
majeure  partie  du  plateau  qui  s'étend  depuis  les  Collines-Noires 
jusqu'au  Missouri,  tous  ces  vastes  espaces  sont  condamnés,  selon 
eux,  à  une  perpétuelle  stérilité,  —  partant  à  une  solitude  à  peu  près 
complète.  Ils  prétendent  de  plus,  en  thèse  générale,  qu'une  ligne 
de  l'étendue  de  celle  du  Pacifique,  pour  être  suffisamment  alimen- 
tée, doit  desservir  des  districts  populeux,  et,  tout  en  accordant  le 
degré  de  richesse  et  de  puissance  des  lieux  de  départ  et  d'arrivée, 
ils  inclinent  à  croire  que  la  compagnie,  après  avoir  enrichi  ses  di- 
recteurs, finira  par  tomber  en  faillite.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  bon 
de  faire  observer  à  ce  sujet  que  les  actions  de  la  ligne  jouiront, 
pendant  un  grand  nombre  d'années,  de  la  garantie  de  l'état,  et 
d'après  les  données  sur  lesquelles  il  est  permis  de  discuter  la  va- 
leur commerciale  de  cette  entreprise,  on  peut  dire  que,  si  en  fin 
de  compte  elle  essuie  des  pertes,  le  pays  en  supportera  au  moins 
la  majeure  partie.  Du  reste,  les  États-Unis  sont  assez  riches  pour 
payer  ce  qui  est  utile  à  la  chose  publique,  et  l'utilité  du  chemin  du 
Pacifique,  surtout  au  point  de  vue  politique  et  civilisateur,  n'est 
contestée  par  personne. 


X. 

Nous  passâmes  vingt -quatre  heures  à  Omaha;  le  lundi  17  mai, 
nous  partîmes  pour  Chicago.  Ces  deux  villes  sont  à  h9h  milles 
(825  kilomètres)  l'une  de  l'autre,  distance  que  l'express  franchit  en 
une  journée.  On  rencontre  sur  ce  trajet  un  grand  nombre  de  sta- 
tions, dont  les  principales  sont  Boone,  Cedar-Rapids ,  Clinton,  Fui- 
ton,  Dixon,  Franklin,  De  Kalb  et  Geneva.  Toutes  ces  petites  villes 
me  semblent  en  voie  de  prospérité;  toutes,  autant  qu'un  rapide 
coup  d'œil  permet  d'en  juger,  ont  un  grand  air  de  ressemblance.  Ce 
sont  partout  les  mêmes  rues,  larges,  droites,  coupées  de  places  et 
d'avenues,  bordées  de  spacieuses  maisons  et  d'édifices  publics, 
parmi  lesquels  les  églises  et  les  hôtels  tiennent  le  premier  rang.  Les 
stations  sont  remarquables  de  bonne  tenue.  On  y  est  bien  traité,  cà 
des  prix  assez  raisonnables;  des  servantes  allemandes  ou  irlan- 
daises y  sont  chargées  du  service.  Les  endroits  les  plus  intéres- 
sans  du  trajet  sont  le  passage  du  Missouri,  entre  Omaha  et  Council- 
Bluds,  et  celui  du  Mississipi,  entre  Clinton  et  Fulton;  on  traverse  le 


DU    PACIFIQUE    A   l'aTLANTIQUE.  137 

premier  de  ces  fleuves  sur  de  grands  bateaux  à  vapeur,  et  le  second 
sur  un  pont  magnifique,  chef-d'œuvre  de  l'art  moderne.  Le  pays 
que  nous  parcourons  est  plat,  et  paraît,  en  beaucoup  d'endroits, 
d'une  fécondité  merveilleuse.  Les  villages,  les  fermes,  les  habita- 
tions isolées  respirent  le  bien-être;  mais  il  y  a  de  vastes  espaces  en- 
core privés  d'habitans  et  de  culture,  et  la  pensée  que  la  place  n'y 
manque  pas  pour  des  milliers  et  des  millions  d'hommes  assiège  in- 
cessamment l'esprit.  Nous  rencontrons  de  nombreux  troupeaux  de 
chevaux  en  liberté  qui,  à  l'approche  du  train,  s'enfuient  au  grand 
galop.  Une  fois  nous  aperçûmes  un  enfant  qui  pouvait  avoir  douze 
ans,  et  qui ,  monté  à  cru  sur  un  grand  cheval  bai ,  chassait  devant 
lui  une  douzaine  d'autres  chevaux.  Le  petit  bonhomme  semblait  se 
livrer  à  cet  exercice  pour  son  plaisir.  En  nous  voyant,  il  excita  sa 
bête  de  la  voix,  et  pendant  quelques  instans  il  galopa  à  côté  de 
nous  comme  s'il  s'agissait  d'une  course  de  vitesse  entre  le  quadru- 
pède et  la  locomotive.  Je  vois  encore  la  jolie  tête  de  l'enfant,  ses 
beaux  yeux  étincelant  de  joie,  sa  mine  florissante  de  santé,  et  je  me 
figure  cette  jeunesse  heureuse  et  forte  passée  au  sein  de  la  grande 
et  libre  nature.  C'est  de  cette  jeunesse  que  sortent  les  hommes  qui 
vont  en  avant,  qui  vont  jusqu'au  bout  malgré  la  fatigue. 

Nos  wagons  sont  excellens.  Il  est  impossible ,  à  mon  avis,  de 
voyager  dans  de  meilleures  conditions.  Moyennant  un  supplément 
de  quelques  dollars,  j'ai  pris,  avec  un  de  mes  amis,  un  cabinet  dans 
une  des  voitures  de  luxe  qui  accompagnent  le  train.  L'intérieur  de 
ce  wagon  est  d'un  faste  extravagant  et  inutile.  Il  est  tapissé  de 
glaces  dont  les  cadres  sont  richement  dorés;  un  tapis  aux  vives 
couleurs  couvre  le  parquet;  les  sièges,  garnis  de  coussins  en  étoffes 
précieuses,  sont  en  bois  sculpté.  Le  wagon  entier  est  divisé  eh 
compartimens  qui,  pendant  la  nuit,  sont  séparés  les  uns  des  autres 
par  des  portières  épaisses.  Pendant  le  jour,  ces  mêmes  comparti- 
mons  forment  autant  de  boxes  du  genre  de  celles  que  l'on  trouve 
dans  les  tavernes  anglaises.  Nous  y  faisons  dans  la  journée  deux 
excellens  rep?.s.  La  carte  est  aussi  complète  que  celle  de  nos  pre- 
miers restaurans,  et  les  prix  des  plats  sont,  chose  étonnante,  fort 
raisonnables  :  on  déjeune,  sans  vin,  pour  un  dollar,  et  on  dîne  pour 
un  dollar  et  demi,  La  table  desservie,  on  nous  apporte  un  jeu  d'é- 
checs. D'autres  voyageurs,  dans  le  même  compartiment  que  nous, 
jouent  aux  cartes.  Le  soir  venu,  on  nous  dresse  des  lits  où  nous 
pouvons  nous  étendre  commodément.  Le  matin,  un  des  garçons,  un 
noir  d'une  tenue  irréprochable,  nous  apporte  nos  bottes  cirées  et 
nous  indique  un  cabinet  de  toilette,  situé  à  l'extrémité  du  wagon  et 
où  nous  trouvons  de  l'eau  en  abondance  et  de  fort  beau  linge.  Ces 
voitures  n'ont,  autant  que  je  puis  en  juger,  qu'un  seul  inconvénient; 


138  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  je  n'en  souffre  pas,  je  n'ai  pas  le  droit  de  m'en  plaindre;  je 
le  signale  cependant  à  cause  des  réclamations  que  j'ai  entendu 
élever.  Il  n'y  a  pas,  à  ce  qu'il  paraît,  de  wagons  à  lit  pour  les 
femmes  qui  voyagent  seules,  et  il  s'ensuit  que  ce  sont  surtout  les 
hommes  qui  profitent  du  grand  comfort  qu'offrent  les  wagons  de 
luxe.  Cela  m'étonne,  car  en  Amérique  on  fait  généralement  de  très 
grandes  concessions  au  bien-être  des  femmes. 

Chicago,  située  à  la  pointe  sud-ouest  du  lac  de  Michigan,  est  une 
ville  merveilleuse.  La  rapidité  incomparable  avec  laquelle  elle  s'est 
accrue,  sa  prospérité  inouie,  ont  formé  le  sujet  d'études  spéciales 
publiées  dans  cette  Revue  même.  Je  ne  m'y  arrêterai  que  fort  peu. 
Je  ne  puis  cependant  passer  outre  sans  donner  quelques  chiffres 
extraits  de  documens  officiels  qui  me  paraissent  vraiment  curieux. 
En  1829,  Chicago  avait  30  habitans,  en  183/i  1,800,  en  18/i^  8,000, 
en  1850  28,000,  en  1855  80,000,  en  1863  150,000,  et  enfin  au 
dernier  recensement,  celui  de  1866,  26/i,836,  Des  proportions  plus 
étonnantes  encore  s'observent  dans  les  chiffres  qui  accusent  le  dé- 
veloppement du  commerce  et  de  la  navigation  :  le  bois,  en  Amé- 
rique, se  mesure  au  pied;  en  1865,  il  est,  d'après  des  données 
authentiques,  arrivé  au  port  de  Chicago  6Z!7,1A5,73/!  pieds,  c'est- 
à-dire  environ  deux  cent  mille  kilomclres  de  bois;  dans  la  même 
année,  on  signale  l'arrivée  de  66  millions  de  lattes  et  de  311  mil- 
lions de  bardeaux.  Le  commerce  des  grains  et  d'autres  articles 
d'approvisionnement  donne  des  chiffres  non  moins  étonnans.  La 
statistique  de  la  navigation  américaine  constate  qu'en  1865  le 
commerce  de  Chicago  employait  :  73  bateaux  à  vapeur  jaugeant 
43,500  tonneaux,  76  barques  d'une  capacité  de  3û,978  tonneaux, 
52  bricks  de  17,626  tonneaux,  enfin  559  brigantins  d'une  capacité 
totale  de  150,862  tonneaux.  En  lisant  ces  chiffres,  il  ne  faut  pas 
perdre  de  vue  qu'ils  rendent  compte  d'un  état  commercial  qui  s'est 
produit  dans  le  second  quart  de  ce  siècle.  Pour  tout  homme  qui 
a  une  notion  quelconque  des  résultats  généraux  du  commerce  d'un 
état  ou  d'une  ville,  les  statistiques  de  Chicago  ont  quelque  chose 
de  fantastique,  d'incroyable  même. 

Les  Illinois  qui  habitent  Chicago  sont  très  fiers  de  leur  ville.  Ce 
sont  les  Marseillais  des  États-Unis.  Ils  ont  la  réputation  d'être  van- 
tards; la  vérité  est  qu'ils  sont  les  citoyens  les  plus  entreprenans  de 
la  république;  ils  aiment  les  gros  chiffres,  et,  comme  pour  beaucoup 
d'intelligences  vives  et  peu  cultivées,  la  statistique  a  pour  eux  un 
charme  tout  particulier.  Us  tournent  et  retournent  les  sommes  de 
leur  commerce  dans  tous  les  sens  et  arrivent  à  faire  des  rapproche- 
mens  insensés.  Ils  savent  combien  de  fois  le  bois  importé  annuel- 
lement à  Chicago  pourrait  fair^  le  tour  du  monde,  et  ils  se  frottent 


DU    PACIFIQUE    A   l' ATLANTIQUE.  139 

les  mains  d'un  air  provoquant  en  énonçant  cette  singularité.  En 
parlant  d'un  riche  industriel,  un  Illinois  me  dit  :  «  Il  a  autant  de 
dollars  de  levenu  qu'il  entre  de  briques  dans  la  construction  de 
telle  église.  »  Après  vingt-quatre  heures  de  séjour  à  Chicago,  ce  style 
hyperbolique  n'a  plus  rien  qui  surprenne.  La  législation  de  l' Illi- 
nois rend  le  divorce  facile,  et  on  dit  que,  comparativement  aux  au- 
tres villes  de  l'Amérique,  il  règne  à  Chicago  une  grande  dissolution 
de  mœurs.  La  grandeur  des  projets  dont  on  entend  parler  a  sou- 
vent quelque  chose  de  comique  par  l'exagération;  il  n'en  est  pas 
moins  certain  que  l'on  a  fait  à  Chicago  des  choses  vraiment  gran- 
dioses; les  habitans  n'admettent  pas  l'impossible,  ils  sont  persuadés 
que  Chicago  peut  tout  faire  et  finira  par  tout  faire;  qu'elle  doive 
être  un  jour  la  première  cité  de  l'Amérique  et  du  monde  entier, 
cela  ne  fait  pour  eux  T objet  d'aucun  doute.  L'auteur  d'un  guide 
très  prosaïque  de  Chicago  se  livre ,  de  la  meilleure  foi  du  monde, 
au  calcul  suivant  :  a  en  1860,  la  ville  avait  109,260  habitans,  mon- 
trant depuis  ce  dernier  recensement  un  accroissement  de  26/i  pour 
100;  en  186i,  la  population  était  de  169,353,  en  1865  de  178,000, 
et  en  1866  de  26i-,836,  ce  qui  faisait  de  Chicago  la  quatrième  ville 
des  États-Unis.  En  suivant  les  mêmes  proportions,  la  population  de 
notre  cité  sera  donc  de  500,000  habitans  en  1872,  de  plus  de  1  mil- 
lion en  1880,  et  en  1900  le  double  de  la  population  actuelle  de  New- 
York.  » 

Puisque  je  suis  en  train  de  citer,  j'ajouterai  encore  quelques 
lignes  du  même  auteur  ;  elles  sont  écrites  dans  le  style  particulier 
aux  habitans  du  «  grenier  du  monde,  »  de  la  «  cité  des  jardins  du 
continent  américain.  »  —  <(  Les  Mille  et  une  Nuits  ne  contiennent 
rien  de  plus  merveilleux  que  le  développement  de  Chicago.  Rien 
au  monde  n'est  plus  miraculeux,  plus  étrange,  plus  incroyable  que 
ce  développement.  Si  par  un  seul  exemple  nous  voulions  prouver  la 
supériorité  de  l'Amérique  sur  tous  les  autres  pays  du  monde,  si 
nous  étions  appelés  à  démontrer  la  puissance  de  ses  institutions,, 
l'accroissement  de  son  commerce,  l'énergie  irrésistible  de  son  peuple, 
l'extension  de  son  industrie,  son  aptitude  à  se  servir  de  tous  les 
avantages  que  la  nature  lui  a  départis,  si  nous  étions  appelés  à  dé- 
montrer cela,  nous  n'aurions  autre  chose  à  faire  qu'à  citer  Chicago, 
la  ville  modèle  [ihe  standard  city)  de  l'Amérique  (1).» 

En  effet,  cette  ville  met  admirablement  en  lumière  certains  côtés 
de  la  vie  américaine;  elle  est  comme  un  abrégé  de  la  grande  répu- 
blique. Cn  y  trouve  toutes  les  qualités  éminentes  qui  ont  fait  de 
l'Amérique  la  plus  grande,  la  plus  puissante  et  la  plus  riche  nation 

(1)  Chicago,  a  stranger's  and  tourisVs  Guide,  publié  à  Chicago  en  1866. 


lAO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

du  monde  ;  on  y  constate  aussi  cette  choquante  absence  du  senti- 
ment du  beau  qui  rend  toute  communion  intime  d'idées  entre  Amé- 
ricains et  Européens  chose  difficile,  sinon  impossible;  on  y  admire 
une  énergie,  une  vigueur  incomparables;  on  est  amusé  par  mille 
ridicules  grotesques.  On  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître  qu'on 
se  trouve  en  présence  d'un  très  grand  peuple;  l'admiration  qu'on 
ressent  pour  lui  est  si  vive  et  si  naturelle,  on  éprouve  un  tel  besoin 
de  l'exprimer,  qu'on  n'hésiterait  point  à  la  témoigner  à  ceux  qui  en 
sont  l'objet,  s'ils  ne  mettaient  pas  eux-mêmes  obstacle  à  cet  hom- 
mage spontané  en  l'exigeant  comme  un  tribut  qui  leur  est  dû.  Ils 
n'attendent  pas  l'éloge,  ils  le  provoquent,  et,  s'il  ne  vient  pas  assez 
vite  et  assez  complet,  ils  le  font  de  leur  propre  autorité.  Le  patrio- 
tisme est  fort  beau,  et  clans  ses  exagérations  même  il  peut  garder 
quelque  chose  de  respectable;  mais,  lorsqu'il  tend  à  l'apologie  d'un 
seul  pays  au  détriment  de  tout  autre,  l'expression  en  est  à  la  longue 
injuste  et  souvent  offensante.  L'étranger,  fatigué  des  sempiternelles 
déclamations  de  son  hôte  américain,  déclamations  qui  en  somme 
peuvent  se  résumer  en  ceci  :  nous  sommes  grands,  riches,  jeunes, 
libres,  et  vous  êtes  petits,  pauvres,  vieux  et  esclaves;  l'étranger, 
poussé  à  bout,  finit  par  éclater.  «  Oui,  dit-il,  vous  êtes  de  grands 
marchands  et  de  grands  entrepreneurs,  l'argent  ne  vous  coûte  rien, 
et  vous  ne  reculez  devant  aucun  obstacle.  Vous  êtes  libres,  et  vous 
n'êtes  gouvernés  que  par  des  hommes  que  vous  avez  choisis  vous- 
mêmes;  mais  vous  ne  savez  rien,  vous  ne  comprenez  rien  de  ce  qui 
est  vraiment  noble  et  beau.  Vous  n'avez  ni  poète,  ni  philosophe,  ni 
musicien,  ni  statuaire,  ni  peintre  de  premier  ordre;  vous  avez  des 
parleurs,  mais  point  de  penseurs;  vous  vivez,  à  peu  d'exceptions 
près,  dans  une  ignorance  complète  des  belles-lettres  et  des  beaux- 
arts.  Vous  êtes  jeunes,  c'est-à-dire  vous  êtes  des  enfans;  les  futili- 
tés vous  amusent,  et  vous  ne  pouvez  comprendre  ce  qui  est  grand  et 
sérieux.  Vous  pillez  notre  littérature,  mais  vous  ne  traduisez  et 
n'imitez  que  ce  qui  en  est  faible  ou  mauvais;  nos  grandes  œuvres 
ne  vous  sont  accessibles  que  dans  les  éditions  ad  usum  dclphini. 
Vous  nous  empruntez  nos  acteurs,  et  vous  en  faites  des  saltimban- 
ques, nos  cantatrices,  et  vous  en  faites  des  chanteuses  de  cafés-con- 
certs; vous  montrez  les  tableaux  de  nos  maîtres  comme  on  montre 
chez  nous  les  géans  à  la  foire,  en  attirant  la  foule  au  bruit  du 
tambour  et  de  la  trompette.  Vous  vous  moquez  de  notre  aristocra- 
tie, mais  personne  de  nous  ne  recherche  le  commerce  des  grands 
et  la  distinction  avec  autant  de  fureur  que  vous.  Vous  rendez  nos 
modes  ridicules  en  les  exagérant  :  lorsque  nous  marchons  sur  de 
hauts  talons,  il  vous  faut  des  échasses;  somme  toute,  nous  nous 
passerions  beaucoup  plus  facilement  de  vous  que  vous  ne  pourriez 


DU     PACIFIQUE    A   L  ATLANTIQUE.  141 

VOUS  passer  de  nous,  et  vous  ne  devriez  pas  oublier  que  tout  ce  que 
vous  avez  produit  de  grand,  vous  l'avez  fait  avec  les  instrumens  que 
vous  nous  avez  empruntés.  » 

Ces  arguniens  ad  homineni  ne  servent  à  rien.  L'Allemand  s'en- 
gage rarement  dans  de  pareilles  discussions;  sa  paîtience  et  son  in- 
différence le  protègent,  et  il  porte  en  lui  de  sa  propre  valeur  un  sen- 
timent d'autant  plus  fort  qu'il  est  plus  intime.  Le  Français  n'est  pas 
aussi  exposé  qu'un  autre  aux  attaques  de  l'Américain  :  il  fréquente 
surtout  des  cercles  français,  et  la  plupart  du  temps  il  parle  l'anglais 
si  mal  qu'une  discussion  en  cette  langue  s'épuise  vite.  L'Anglais  au 
contraire  ne  manque  jamais  de  relever  le  gant  que  son  «  cousin  »  lui 
lance;  il  se  fait  le  champion  de  l'Europe  en  général,  de  l'Angleterre 
en  particulier;  il  ne  décolère  pas,  et  neuf  fois  sur  dix  il  n'emporte 
de  son  séjour  en  Amérique  qu'un  souvenir  aigri  par  les  discussions 
qui  ont  marqué  son  passage  dans  ce  pays,  dont  la  grandeur  très 
réelle  lui  est  restée  cachée  derrière  des  défauts  et  des  ridicules  plus 
npparens. 

Mon  séjour  à  Chicago  ne  fut  que  de  courte  durée.  Nous  étions 
descendus  à  l'hôtel  de  Sherman,  immense  caravansérail  où  nous 
étions  inconnus  et  où  on  nous  avait  donné  de  mauvaises  chambres, 
fort  inférieures  à  celles  que  nous  avions  trouvées  à  l'Occidental- 
Hotel  de  San-Francisco.  Il  règne  dans  Sherman-house  une  anima- 
tion étourdissante,  et  bien  que,  pour  l'étranger,  la  vie  n'y  soit  pas 
agréable,  je  conseillerais  néanmoins  au  voyageur  européen  de  s'y 
rendre  pour  faire  l'expérience  de  la  vie  d'hôtel  américain  dans  son 
expression  la  mieux  définie.  Dans  le  corridor  de  l'étage  où  l'on  nous 
avait  logés,  il  y  avait  un  poli ceman  qui  montait  la  garde  comme  sur 
la  voie  publique;  vers  une  heure  du  matin,  au  moment  où  je  venais 
d'éteindre  le  gaz,  il  entra  dans  ma  chambre  après  avoir  frappé  à 
ma  porte,  et  me  dit  d'un  ton  d'autorité  :  «  Vous  feriez  mieux  de 
vous  enfermer  à  clé.  »  La  chambre,  l'escalier  et  les  couloirs  étaient 
placardés  d'avis  et  d'extraits  de  la  législation  de  l'Iilinois  définis- 
sant la  responsabilité  et  les  droits  des  maîtres  d'hôtels,  et  invitant 
tous  les  voyageurs  à  déposer  chez  le  caissier  de  la  maison  bijoux, 
argent  et  autres  objets  précieux. 

Chicago  contient  un  grand  nombre  d'églises  et  d'établissemens 
publics.  Dans  les  rues,  surtout  dans  une  belle  avenue  voisine  du  lac 
Michigan,  je  fus  frappé  des  dimensions  colossales  de  quelques  mai- 
sons, véritables  châteaux  princiers,  dont  la  construction  doit  avoir 
coûté  des  millions  de  dollars;  mais  ce  qui  est  particulièrement  cu- 
rieux à  observer,  c'est  l'agitation  qui  règne  au  port,  près  du  Pont- 
Tournant  :  le  fracas  d'une  vingtaine  de  remorqueurs  qui,  sifflant  et 
soufflant,  entraînent  de  grands  bâtiraens,  tantôt  au  mouillage,  tan- 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tôt  au  large,  les  cris  des  matelots,  des  bateliers,  des  portefaix,  des 
cochers,  mille  bruits  confus  accompagnant  un  travail  incessant  et 
divers,  forment  un  ensemble  étourdissant,  et  dont  l'animation  des 
docks  et  de  la  Cité  de  Londres  ne  donne  qu'une  idée  imparfaite. 

Les  femmes  de  Chicago  ne  m'ont  point  paru  aussi  belles  que  celles 
de  San-Francisco  ;  il  me  semble  qu'elles  s'habillent  avec  plus  d'é- 
clat et  moins  de  goût  que  leurs  charmantes  compatriotes  de  l'ouest. 
Les  voitures,  très  nombreuses  d'ailleurs  et  attelées  de  rapides  trot- 
teurs, n'ont  pas  non  plus  l'élégance  achevée  des  légers  véhicules 
californiens  ;  mais  les  habitans  appartiennent  bien  à  la  même  race 
d'hommes  que  j'avais  rencontrés  dans  Montgommery-street  :  ils 
marchent  du  même  pas  rapide  et  affairé,  et  semblent  dire  aux  autres 
passans  :  ((  Rangez-vous  et  laissez-moi  passer,  je  n'ai  pas  le  temps 
de  marcher  autrement  que  droit  devant  moi.  »  Certaines  rues,  si- 
tuées dans  les  quartiers  aristocratiques  de  la  ville,  sont  fort  bien 
entretenues,  les  larges  dalles  de  pierre  qui  y  servent  de  trottoirs 
sont  remarquables;  mais  au  centre  des  affaires  la  propreté  laisse 
beaucoup  à  désirer.  L'impression  générale  que  Chicago  fit  sur  mes 
compagnons  de  voyage  et  sur  moi-même  ne  fut  point  aussi  agréable 
que  cello  que  San-Francisco  nous  avait  laissée,  et  nous  quittâmes 
la  ville  sans  beaucoup  de  regrets. 

Nous  approchions  du  terme  de  notre  course  à  travers  le  conti- 
nent de  l'Amérique  du  Nord;  il  ne  nous  restait  plus  qu'à  nous  rendre 
de  Chicago  à  New-York.  Plusieurs  routes  nous  étaient  ouvertes  : 
nous  choisîmes  celle  qui  nous  permettait  de  visiter  en  passant  les 
chutes  du  Niagara.  Nous  prîmes  à  cet  effet  nos  billets  au  chemin  de 
fer  central  de  Michigan,  et,  quittant  Chicago  à  cinq  heures  du  soir, 
nous  arrivâmes  le  lendemain  à  une  heure  de  l'après-midi  à  Sus- 
pemion-Bridge  (le  pont  suspendu),  nom  donné  à  la  station  qui 
avoisine  la  grande  cataracte.  La  route  est  intéressante,  les  voitures 
sont  des  plus  commodes,  et  le  trajet  s'effectue  d'une  manière  très 
agréable.  On  compte  de  Chicago  aux  chutes  du  Niagara  513  milles 
(826  kilomètres).  Les  principales  stations  sont  Michigan,  Marshall, 
Jackson,  Aan-Arbor,  Détroit,  Windsor  et  Ilamilton.  Entre  ces  deux 
dernières  s'élèvent,  à  peu  de  distance  l'une  de  l'autre,  deux  petites 
villes  qui  portent  un  nom  retentissant  :  je  veux  parler  de  Londres  et 
de  Paris.  Les  habitans  du  nouveau  Londres  et  du  nouveau  Paris 
m'ont  eu  l'air  d'être  plus  satisfaits  de  leur  sort  que  ceux  de  nos 
vieilles  capitales;  l'abondance  et  la  prospérité  régnent  partout  dans 
ces  parages  fortunés.  Aussi  rien  n'est  plus  fait  pour  réjouir  à  la  fois 
le  cœur  et  les  yeux  de  l'étranger;  il  s'attable  d'un  meillcir  appétit 
lorsqu'à  l'entrée  du  buffet  il  n'est  pas  assailli  par  les  mains  tendues 
ou  les  plaintes  dolentes  des  mendians  et  des  affamés. 


DU   PACIFIQUE    A   l' ATLANTIQUE.  1A3 

Le  Niagarca  a  donné  son  nom  à  une  cité  d'hôtels,  de  bazars  et  de 
lieux  dj  plaisir,  ISiagara  Falls,  qui  se  trouve  dans  le  voisinage  im- 
médiat de  la  chute.  C'est  une  coquette  petite  ville  avec  da  vastes 
hôtels  tout  neufs  et  bien  tenus;  pendant  la  belle  saison,  le  monde 
élégant  des  états  du  nord  s'y  donne  rendez-vous.  Niagara  présente 
alors  un  spectacle  semblable  à  celui  des  villes  d'eaux  de  l'Allema- 
gne. A  la  fin  du  mois  àô  mai,  lors  de  mon  passage,  il  y  régnait  en- 
core une  température  inclémente;  le  froid  était  piquant;  le  soir 
venu,  il  fallait  allumer  de  grands  feux  dans  les  poêles  et  les  chemi- 
nées, et  l'hôtel  de  la  Cataracte,  où  j'étais  descendu,  était  presque 
entièrement  désert. 

L'aspect  des  chutes  du  Niagara  a  été  souvent  décrit.  L'impression 
qu'elles  firent  sur  nous  fut  au  premier  coup  d' œil  assez  faible. 
L'âme  a  besoin  de  se  recueillir  avant  d'être  en  état  d'apprécier  le 
grand  et  le  beau.  Plusieurs  auditions  sont  nécessaires  à  l'intelli- 
gence d'une  grande  œuvre  musicale,  et  il  faut  s'y  prendre  à  plu- 
sieurs fois  pour  s'élever  jusqu'à  la  compréhension  d'un  des  plus 
'magnifiques  spectacles  de  la  nature.  Lorsque  l'esprit  s'est  accou- 
tumé à  cette  nouveauté,  il  reste  sous  l'empire  d'un  charme  ineffa- 
ble; mais  pour  la  foule  des  curieux  la  lumière  ne  se  fait  jamais. 
«  C'esL  singulier,  disent-ils  tout  désappointés;  je  m'étais  imaginé 
autre  chose.  »  On  les  amènerait  devant  des  chutes  cent  fois  plus 
imposantes  que  celles  du  Niagara  que  leur  désappointement  se  ma- 
nifesterait de  même;  ils  ont  des  yeux  pour  ne  point  voir.  Ils  ne 
manquent  pas  pourtant  de  faire  emplette  des  photographies  de  la 
cataracte,  et  à  force  de  les  montrer  à  d'autres,  d'en  vanter  la  magni- 
ficence et  de  les  décrire,  ils  finissent  par  se  convaincre  qu'ils  ont, 
eux  aussi,  admiré  la  merveille.  Mon  expérience  des  touristes,  qui 
commence  à  être  assez  étendue,  me  porte  à  croire  que  le  don  de 
pouvoir  jouir  des  beautés  de  la  nature  est  infiniment  plus  rare  qu'on 
ne  pense. 

Nous  coupâmes  en  deux  le  trajet  de  Niagara  à  New-York  en  fai- 
sant halte  à  Elmira,  jolie  ville  de  18  à  20,000  habitans,  située  au 
point  de  jonction  de  plusieurs  voies  ferrées.  Je  rencontrai  là  F,  H..., 
un  de  mes  amis  du  Japon.  Il  me  conduisit  dans  la  soirée  à  un 
concert  où  je  fus  frappé  autant  du  nombre  que  de  la  variété  des 
brillantes  toilettes.  Dans  plus  d'un  de  nos  chefs-lieux  de  préfec- 
ture d'une  égale  importance,  il  aurait  été  impossible,  je  crois,  de 
réunir  le  quart  d'assistans  si  riches  et  si  élégans.  Cette  richesse  gé- 
nérale, qui  s'observe  dans  presque  tous  les  centres  américains,  est 
un  des  bienfaits  du  principe  politique  de  la  décentralisation,  F.  H... 
me  présenta  à  plusieurs  personnes  de  sa  connaissance  ;  partout  on 
me  fit  l'accueil  le  plus  cordial.  L'hospitalité  américaine,  —  j'ai  eu 


illll  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mainte  occasion  de  la  mettre  à  l'épreuve,  —  est  d'une  sincérité  et 
d'une  bienveillance  admirables.  Entre  Niagara  et  Elmira,  à  l'extré- 
mité orientale  du  lac  Erié,  se  trouve  la  riche  et  populeuse  cité  de 
Buffalo,  dont  l'accroissement  prodigieux  rappelle  celui  de  Chicago  : 
en  181/i,  elle  avait  un  peu  plus  d'un  millier  d'habitans;  il  y  en  a 
aujourd'hui  près  de  100,000.  Le  trajet  d'Elmira  à  New-York  dure 
douze  heures.  On  traverse  une  contrée  pittoresque;  la  voie  ferrée 
longe  le  lit  d'un  fleuve  dont  les  bords  cultivés  annoncent  l'état  flo- 
rissant du  pays.  Le  chemin  de  fer  est  bien  entretenu,  et  les  voitures 
de  luxe  où,  moyennant  un  faible  supplément,  nous  avons  choisi 
des  places,  nous  fournissent  tout  le  comfort  désirable. 

Je  passai  quinze  jours  à  New-York;  ce  ne  fut  qu'une  suite  à  peine 
interrompue  d'excursions,  de  visites  et  de  fêtes.  L'hôtel  de  la  Cin- 
quième-Avenue, où  j'étais  descendu,  est  le  type  de  ces  immenses 
caravansérails  que,  depuis  quelques  années,  nous  avons  imités  en 
France;  c'est  une  ville  dans  la  ville,  et  l'on  s'y  coudoie  avec  toute 
espèce  de  gens.  Le  soir,  après  dîner,  on  fait  quelques  tours  de 
promenade  dans  les  galeries  et  les  vastes  salons  du  premier  étage. 
C'est  une  cohue  élégante  qui  fait  songer  au  foyer  de  l'Opéra.  Beau- 
coup de  femmes,  suivant  l'usage,  viennent  là  très  parées;  toutes 
sont  en  toilette.  Les  hommes,  à  New-York  comme  à  San-Francisco 
peu  soucieux  des  exigences  de  la  mode,  se  montrent  dans  le  né- 
gligé du  jour.  Dans  le  salon  du  milieu,  il  y  a  un  excellent  piano  sur 
lequel  on  exécute  en  général  de  mauvaise  musique.  —  Les  grandes 
rues  de  New-York,  Broadway,  Cinquième-Avenue,  etc.,  s'étendent, 
comme  quelques-uns  de  nos  boulevards,  sur  une  interminable  lon- 
gueur. Dans  les  quartiers  aristocratiques,  elles  sont  bien  entrete- 
nues, et  les  maisons  d'habitation  sont  fort  belles;  mais  dans  d'au- 
tres parties  de  la  ville  la  municipalité  n'apporte  ni  les  mêmes  soins 
ni  la  même  surveillance.  A  Broadway,  ainsi  que  dans  le  quartier 
des  affaires,  l'animation  est  extrême.  Les  omnibus  sont  beaucoup 
plus  nombreux  qu'à  Paris;  en  revanche,  il  y  a  moins  de  voitures 
de  place,  ce  qui  s'explique  par  le  tarif  élevé  de  ce  genre  de  vé- 
hicules. Les  équipages  de  maîtres  dépassent  peut-être  en  luxe  et 
en  élégance  ceux  de  Paris  et  de  Londres;  les  chevaux  se  distin- 
guent également  par  la  beauté  de  leurs  formes,  mais  ils  paraissent 
moins  bien  soignés  que  les  nôtres.  La  foule  qui  se  presse  dans  les 
rues  est  naturellement  très  mélangée;  cependant  ce  n'est  pas  la 
même  foule  que  celle  de  Londres  et  de  Paris;  on  y  voit  un  plus 
grand  nombre  de  toilettes  opulentes  que  chez  nous,  et  la  misère  ne 
s'y  étale  pas  aussi  ouvertement;  pour  ma  part,  je  n'ai  pas  rencontré 
un  seul  de  ces  misérables  eu  haillons  sordides  comme  on  en  voit 
tant  dans  certains  quartiers  de  Londres.  Le  Parc  Central ,  le  bois 


DU    PACIFIQUE    A    l' ATLANTIQUE.  lAô 

de  Boulogne  de  New-York,  est  bien  dessiné,  et  il  offrira,  lorsque 
les  ombrages  s'y  seront  développés,  une  fort  agréable  promenade. 
C'est  un  passe -temps  des  plus  récréatifs  de  s'y  rendre  à  l'heure 
où  le  beau  monde  l'envahit,  et  d'y  voir  passer  les  fameux  trotteurs 
dont  les  Américains  ont  fait  une  de  leurs  plus  coûteuses  fantaisies 
de  luxe.  On  me  montra  un  jour,  dans  une  voiture  découverte,  un 
vieiîlar:!  qui  conduisait  lui-même  deux  superbes  chevaux;  c'était  le 
richissime  commodore  Y...,  dont  l'attelage  valait,  dit-on,  100,000 
francs,  A  diverses  reprises,  mes  amis  me  conduisirent  au  théâtre; 
mais  J'en  revins  médiocrement  satisfait  des  pièces  que  j'avais  vu 
repréènter.  Les  plus  passables  demeuraient  encore,  à  mon  avis, 
bien  f,u-dessous  de  celles  qu'on  joue  sur  nos  scènes  inférieures. 
Quanjaux  interprètes,  ils  sont  d'un  talent  inégal,  et  on  a  rarement 
l'occcfiion  d'en  applaudir  un  bon  ;  l'ensemble  est  presque  toujours 
insufisant.  Le  genre  burlesque  est  tout  aussi  en  faveur  à  New-York 
qu'à  Paris,  et  les  théâtres  où  l'on  débite  les  plus  grosses  absur- 
ditésisont  ceux  qui  récoltent  les  plus  fortes  recettes.  J'assistai  un 
soir  L  la  représentation  d'une  pièce  dans  laquelle  un  train  de  che- 
min le  fer,  locomotive  en  tête,  devait  traverser  la  scène.  Ce  spec- 
tacle de  haut  goût  était  accompagné  d'une  musique  à  grand  or- 
chesre.  On  jouait  un  galop,  et  le  bruit  de  la  locomotive  en  marche 
étailiimité  à  l'aide  de  petits  balais  dont  les  artistes  frappaient  leurs 
conte-basses  à  coups  réguliers.  Ils  faisaient  un  tel  vacarme  qu'il 
deviit  bientôt  impossible  de  distinguer  une  seule  note  de  musique. 
Le  riii)lic  paraissait  dans  l'enchantement.  Le  morceau  fut  bissé  avec 
frén|sie.  Il  se  termina  brusquement  par  un  violent  coup  de  sifîlet 
qui  ine  déchira  les  oreilles,  et  par  l'apparition  d'une  petite  loco- 
motive en  carton,  un  joujou  d'enfant  qui,  aux  éclats  de  rire  du  pu- 
blic traversa  la  scène.  Cette  farce  naïve  était  une  des  grandes  al- 
tractons  du  moment,  et  suflirait,  à  ce  qu'on  m'assura,  à  faire  la 
fortjne  de  l'auteur.  Un  musicien  allemand,  nommé  Thomas,  pour- 
suite New-York  le  même  but  que  le  directeur  des  Conceris  popu- 
laire à  Paris  :  il  veut  répandre  le  goût  de  la  musique  classique,  et 
donje  une  série  de  concerts  dont  les  programmes,  quoique  moins 
excïsifs  que  ceux  du  cirque  Napoléon,  sont  cependant  en  grande 
parte  composés  de  morceaux  des  meilleurs  maîtres;  mais  la  mu- 
siqù  toute  seule  n'aurait  point,  paraît-il,  le  don  d'attirer  assez  de 
moije,  car  on  donne  les  concerts  dans  la  vaste  salle  d'un  restau- 
ranlpù,  à  propos  de  musique,  on  consomme,  en  quantités  considé- 
rabjs,  des  boissons  de  toute  sorte.  Le  public  avait  l'air  néanmoins 
trèsjittentif,  et  applaudissait  aux  bons  endroits.  Je  crus  remarquer 
qu'ise  composait  en  majorité  d'Allemands. 

Ens  les  environs  de  New-York,  on  peut  faire  d'intéressantes  ex- 

ME  LXXXVI.   —   1870.  10 


146  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cursions.  Les  rives  de  l'Hudson  me  semblent  les  plus  pittoresques 
du  monde.  Les  bateaux  à  vapeur,  véritables  hôtels  flottans,  qui  font 
un  service  régulier  sur  ce  fleuve,  sont  curieux  à  visiter.  Je  ne  dirai 
rien  de  la  population,  dà  la  richesse,  de  l'histoire,  du  commerce  de 
New- York;  ces  graves  sujets  ont  été  traités  avant  moi  avec  plus 
.  d'autorité  que  je  ne  saurais  le  faire.  Dans  mon  voyage  à  travers 
l'Amérique  du  Nord,  la  cité  impériale  n'a  été  qu'une  des  nombreuses 
stations  où  je  me  suis  arrêté  en  passant,  pressé  qu3  j'étais  d'arriver 
au  terme  encore  lohitain  de  ma  course.  Je  n'y  ai  vu  que  ce  qii  s'est 
offert  à  mes  yeux;  je  n'ai  pas  eu  le  temps  d'aller  à  la  découve'te  des 
choses  cachées.  Selon  l'expression  d'un  des  héros  de  Tourgaenef, 
«  j'ai  nagé  à  la  surface;  »  mais  je  me  rends  cette  justice  que  lors- 
qu'il m'aurait  été  facile  de  faire  preuve  d'une  profondeur  factce  en 
puisant  l'érudition  dans  les  ouvrages   déjà  publiés  sur  les  îtats- 
Unis,  je  n'ai  parlé  que  de  ce  que  j'ai  vu,  et  je  n'ai  rendu  compe  que 
d'impressions  personnelles.  11  n'est  point  difficile  de  critiquer  l'Vmé- 
rique,  où  la  surabondance  de  forces  et  de  richesses  de  toute  e;pèce 
engendre  nécessairement  de  nombreux  et  choquans  abus.  Aicune 
nation  du  monde  n'offre  autant  d'armes  à  ses  détracteurs  qie  la 
grande  république.  Ainsi  que  les  gens  réellement  forts,  les  Éats- 
Ûnis  dédaignent  de  dissimuler  leurs  faiblesses,  et  n'hésitent  )oint 
à  laisser  voir  les  défauts  de  leur  cuirasse.  Cependant  un  pa^s  où 
les  femmes  sont  charmantes,  où  les  hommes  sont  énergiques  et 
intelligens,  où  la  liberté,  au  lieu  de  briller  stérilement  dan  les 
discours  et  les  livres,  vit  d'une  existence  forte  et  saine  dans  le:  lois 
et  dans  les  coutumes  ;  un  pays  qui  attire  chez  lui  les  déshérita  de 
l'Europe  et  qui  les  enrichit,  où  l'étranger  est  accuailli  avec  laplus 
large  hospitalité;  un  tel  pays  ne  manquera  jamais  de  défenseurs  à 
opposer  à  ses  adversaires.  —  Je  m'embarquai  pour  l'Europe  le  Sjuin 
1869,  non  sans  regret  de  quitter  cette  Amérique  où  quelques  nois 
de  séjour  n'avaient  été  qu'une  succession  incessante  d'émoions 
grandes  et  fortes. 

Rodolphe  Lindai 


LE 


CONCILE   DU  VATICAN 


SES  PRÉLIMINAIRES  ET  SA  CONSTITUTION 


I.  Le  Concile  général  et  la  paix  reliijicuse,  par  M.  H-.I.-C.  Maret,  2  vol.;  Paris,  Pion,  1869.  — 
II.  L'Infaillibilité  cl  le  concile  général,  par  M.  Deschamp;  Paris  1869.—  III.  Lettre  de  M.  l'évêque 
d'Orléans  au  clergé  de  son  diocèse,  Paris,  Douniol,  1869.  —  IV.  M.  l'évêque  d'Orléans  et  M.  Var- 
chevéq^ie  de  Malines,  par  M.  A.  Gratry;  Paris  1869.  —  V.  The  œcumenical  Council  and  tlie  infal- 
libilily  of  the  Roman  ponliff,  by  tiie  archbishop  of  Westminster,  London  1869.  —VI.  Le  Pape 
et  le  Concile,  par  Janus,  traduit  par  M.  Paul  Giraud,  Paris  18*70. 


Le  8  décembre  1869,  Rome  pré.seiitait  un  des  plus  grands  spec- 
tacles qui  puissent  être  contemplés.  Ceux  qui  ont  assisté  à  la  pro- 
cession des  pères  du  concile  œcuménique  s'avançant  aux  accens  in- 
spiras du  Veiii  Creator  vers  la  salle  de  leurs  séances  ne  reverront 
jamais  de  solennité  semblable.  Toutes  les  nations  où  se  recrute  la 
chrétienté  catholique  étaient  représentées,  depuis  l'Amérique  du 
Nord  jusqu'au  plus  exLrêrae  Orient;  l'Asiatique  aux  traits  majes- 
tueusement calmes,  le  missionnaire  apostolique  à  la  longue  barbe, 
marchaient  à  côté  de  l'Anglais,  de  l'Allemand,  de  l'Italien  à  la  phy- 
sionomie fine  et  expressive.  La  hiérarchie  entière  se  déroulait  sous 
les  y6ux  comme  une  chaîne  immense.  Quand  les  pères  eurent  pris 
séanc3  et  que  le  pape  eut  entonné  les  psaumes  du  jour,  l'aspect  de 
l'assemblée  rappelait  cette  merveilleuse  fresque  du  Saint-Sacre- 
ment^X{\n  est  au  Vatican  même.  Des  milliers  de  voix  émues  se  joi- 
gnirent au  Te  Deum,  dont  le  magnifique  unisson,  retentissant  sous 


1^8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  double  coupole  de  Michel-Ange,  semblait  tout  ensemble  l'écho  de 
la  tradition  et  la  voix  de  l'église  actuelle. 

Et  cependant  ce  concile  attendu  avec  tant  d'ardeur  à  Rome,  inau- 
guré par  des  pompes  si  grandioses,  marquait  l'une  des  crises  les 
plus  graves  qu'ait  traversées  le  catholicisme.  Il  se  réunissait  dans 
des  circonstances  de  diverse  nature  qui  en  accroissaient  le  péril. 
L'accord  des  voix  le  jour  de  l'ouverture  dissimulait  mal  la  profonde 
division  des  pensées  et  des  tendances,  surtout  dans  un  temps  d'irré- 
sistible publicité,  où,  selon  le  mot  de  l'Évangile,  les  paroles  pronon- 
cées tout  bas  sont  promptement  criées  sur  les  toits.  Je  ne  suis  pas 
prophète,  il  est  tort  possible  que  l'unité  triomphe,  et  qu'il  en  soit 
du  concile  comme  de  ces  orchestres  qui  commencent  par  les  disso- 
nances les  plus  bruyantes  pour  s'unir  en  définitive  dans  une  har- 
monie irréprochable;  nous  n'en  sommes  pas  toutefois  à  cet  heureux 
moment  qui  doit  être  attendu  avec  certitude  par  tous  ceux  qui, 
croyant  à  l'inspiration  divine  du  concile,  n'ont  pas  même  le  droit 
d'entretenir  des  inquiétudes.  Les  évêques  tout  à  fait  rassurés  sont 
rares,  on  les  trouve  dans  les  rangs  de  la  majoiité,  qui,  comptant 
sur  une  victoire  certaine,  est  fort  disposée  à  reconnaître  d'avance 
un  caractère  divin  à  sa  propre  opinion  ;  mais  dans  les  églises  de 
France  et  d'Allemagne,  partout  où  ne  règne  pas  un  fanatisme  vul- 
gaire ou  une  mystique  servilité,  les  plus  nobles  représentans  du 
catholicisme  regardent  avec  angoisse  du  côté  de  Rome.  Dans  l'ex- 
cès de  leur  anxiété,  q.ui  tient  à  un  amour  éclairé  de  leur  religion, 
ils  n'osent  plus  guère  espérer  qu'en  la  stérilité  du  concile.  S'il  n'est 
pas  stérile,  c'est-à-dire  s'il  dogmatise,  s'il  se  prononce  sans  équi- 
voque sur  les  questions  pendantes,  ils  savent  trop  sous  quelles 
influences  il  rendra  ses  oracles.  Voilà  ce  qui  ressort  clairement  de 
leurs  réticences  et  de  leurs  avertissemens  respectueux.  Il  ne  sert 
de  rien  de  se  dissimuler  la  vérité  des  choses,  elle  est  ainsi,  ei  pas 
autrement.  En  outre  l'ordre  du  jour  élaboré  pour  l'assemblée  du 
Vatican  ne  touche  pas  seulement  à  des  questions  de  dogme  capables 
de  diviser  profondément  les  esprits;  on  lui  réserve  encore  la  tâche 
dangereuse  de  formuler  une  haute  philosophie  sociale  qui  règle  les 
relations  de  l'église  et  de  l'état.  C'est  une  nouvelle  source  d'alai'mes 
pour  ceux  qui  vivent  de  la  vie  moderne,  et  ne  pourraient  s'accom- 
moder d'un  autre  régime. 

Sous  quelque  point  de  vue  qu'on  l'envisage,  le  concile  du  Vatican 
est  un  événement  d'une  portée  considéra])le  dont  les  conséquences 
dépasseront  peut-être  toutes  les  prévisions.  Il  n'est  pas  nécfôsaire 
d'en  connaître  l'issue  pour  en  apprécier  la  gravité;  je  dirai  même 
qu'il  vaut  mieux  l'ignorer  pour  en  saisir  toute  l'importance,  ^e  ré- 
sultat final  ensevelira  dans  l'oubli  une  bonne  partie  des  iœidens 


LE    CONCILE    DU    VATICAN.  1^9 

qui  l'auront  précédé,  et  on  ne  songera  plus  guère  à  la  période  d'é- 
laboration et  de  discussion  qui  révèle  aujourd'hui  le  fond  réel  des 
pensées  et  des  cœurs,  qui  soulève  au  soufïle  orageux  de  débats  con- 
tradictoires le  voile  d'une  apparente  unité.  Le  présent  lui-même 
n'est-il  pas  d'ailleurs  plein  d'enseignemens?  Il  nous  initie  à  une 
situation  complexe,  à  des  déchiremens  intérieurs  qui  se  dissimulent 
facilement  dans  les  temps  ordinaires,  mais  dont  la  manifestation  ar- 
dente est  l'un  des  signes  les  plus  caractéristiques  du  temps.  Nous 
croyons  donc  utile  d'étudier  le  concile  dans  sa  préparation,  dans  sa 
constitution  et  dans  ses  débuts.  On  prête  au  saint-père  un  de  ces 
mots  spirituels  dont  il  est  prodigue  dans  sa  verte  vieillesse.  »  Les 
conciles,  aurait-il  dit,  traversent  trois  périodes.  La  première  appar- 
tient au  démon,  la  seconde  aux  hommes,  et  la  troisième  au  Saint- 
Esprit.  »  Les  deux  premières  sont  ainsi  qualifiées  parce  qu'elles 
échappent  encore  aux  oracles  imposés,  et  n'évitent  pas  entièrement 
les  libres  discussions  qui  sont,  comme  on  sait,  les  puissances  démo- 
niaques par  excellence.  Aussi  nous  offrent-elles  un  intérêt  tout  par- 
ticulier. Quand  on  en  sera  venu  à  l'inspiration  passive  ou  eji  d'autres 
termes  à  la  docilité  absolue,  si  toutefois  on  y  arrive,  les  protono- 
taires apostoliques  suffiront  à  l'histoire  du  concile.  Pour  le  moment, 
il  est  encore  vivant,  c'est-à-dire  agité  en  sens  contraires,  et  il  nous 
offre  une  représentation  fidèle  de  l'église  catholique  considérée  dans 
ses  diverses  tendances.  Il  nous  apprend  aussi  comment  la  partie  de 
l'église  qui  aspire  à  un  absolutisme  effréné  marche  à  ses  fins  pour  le 
plus  grand  malheur  de  la  religion  et  de  la  société  moderne.  Comme 
elle  n'a  pas  encore  achevé  sa  victoire,  ses  visées  peuvent  être  prises 
sur  le  fait  en  quelque  sorte.  C'est  une  occasion  unique  de  savoir  tout 
ce  qu'elle  pense  et  tout  ce  qu'elle  espère. 

I. 

Il  en  est  des  conciles  comme  des  parlemens,  le  même  mot  repré- 
sente des  institutions  fort  différentes  selon  les  temps.  Rien  n'a  plus 
changé  que  les  grandes  assemblées  dont  on  voudrait  faire  aujour- 
d'hui les  gardiennes  de  la  tradition  immuable,  et  elles  pourraient 
fournir  un  éloquent  chapitre  supplémentaire  à  V Histoire  des  varia- 
tions de  Bossuet.  Nous  n'insisterons  pas  sur  le  premier  des  conciles, 
celui  qui  s'est  tenu  dans  une  pauvre  chambre  haute  de  Jérusalem.  Il 
ressemble  fort  peu  à  la  représentation  que  l'on  en  voit  dans  la  salle 
conciliaire  de  Saint-Pierre.  Le  peintre  a  reçu,  paraît-il,  des  lumières 
spéciales,  car  il  fait  du  cénacle  un  collège  de  cardinaux  présidé  par 
la  Vierge.  Ces  détails  inédits  manquent  au  récit  de  saint  Luc.  Au 
reste,  les  historiens  ecclésiastiques  ont  souvent  traité  la  chronique 


150  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  r église  primitive  comme  les  historiens  de  l'ancienne  monarchie 
traitaient  nos  annales,  quand  ils  faisaient  de  Pharamond  un  roi  à 
la  Louis  XIV.  Les  apôtres  nous  sont  dépeints  siégeant  à  Jérusa- 
lem, mître  en  tète,  et  rendant  des  décrets  dogmatiques  à  la  façon 
du  pontificat  moderne.  Rien  au  contraire  ne  fut  plus  libre,  plus 
spontané  que  la  réunion  de  Jérusalem ,  décorée  à  tort  du  nom  de 
concile.  Il  s'agissait  de  traiter  une  question  fort  grave,  celle  des 
rapports  à  établir  entre  les  prosélytes  sortis  du  paganisme  et  les 
prosélytes  issus  du  judaïsme;  fallait-il  les  soumettre  les  uns  et  les 
autres  aux  pratiques  hébraïques,  ou  bien  l'église  pouvait-elle  s'af- 
franchir de  la  synagogue?  L3  christianisme  avait-il  le  droit  d'exister 
par  lui-même?  Il  est  certain  que  l'église  entière  de  Jérusalem  prit 
part  au  débat,  qu'il  n'y  eut  aucune  présidence  proprement  dite. 
Paul,  dont  l'apostolat  n'était  pas  encore  reconnu,  et  Jacques,  frère 
du  Christ,  qui  n'était  pas  apôtre,  y  eurent  l'influence  prépondé- 
rante. La  résolution  fut  une  mesure  sagement  transitoire,  et  elle  fut 
envoyée  aux  églises  au  nom  «  des  apôtres,  des  anciens  et  des  frères.» 
On  est  en  pleine  démocratie  religieuse. 

A  l'époque  suivante,  nous  n'avons  pas  de  conciles  généraux; 
l'église  du  11^  et  du  m'  siècle  n'a  point  de  centre  commun  ;  elle 
manque  de  ce  qui  est  l'âme  de  toute  administration  :  la  centra- 
lisation lui  est  inconnue.  C'est  qu'elle  est  le  contraire  d'une  admi- 
nistration; c'est  une  société  essentiellement  libre  dont  l'unité  est 
toute  morale  et  organique.  Il  y  a  une  église  d'Orient,  une  église 
d'Afrique,  une  église  de  Rome  et  des  Gaules.  Chacune  a  son  type, 
sa  physionomie  propre,  ses  coutumes  particulières,  bien  qu'elles 
reposent  toutes  sur  un  fonds  commun  de  doctrine  et  d'organisation, 
et  qu'elles  repoussent  avec  ensemble  ce  qui  est  en  désaccord  fla- 
grant avec  l'essence  du  cliristianisme,  comme  par  exemple  la  gnose 
sous  ses  formes  bizarres  et  variées.  Les  communications  sont  fré- 
quentes, l'accord  est  admirable  et  profond;  cependant  la  liberté  est 
grande.  Entre  Justin  martyr  et  Irénée,  les  différences  doctrinales 
sont  patentes.  L'esprit  large  et  brillant  de  Clément  d'Alexandrie  ne 
s'emprisonnerait  pas  dans  les  formules  plus  strictes  qui  plaisent  à 
l'église  d'Occident.  Dans  la  lutte  contre  l'hérésie,  on  recourt  plus 
d'une  fois  aux  assemblées  délibérantes  ;  mais  ce  sont  des  assem- 
blées locales,  des  synodes,  non  des  conciles,  et  elles  ne  réclament 
nulle  part  l'infaillibilité.  Rien  ne  fait  mieux  ressortir  leur  caractère 
hautement  libéral  que  la  résolution  prise  par  un  synode  des  églises 
d'Arabie  de  déléguer  Origène  auprès  de  Rérylle  de  Bostra  pour  le 
ramener  par  la  persuasion  d'une  erreur  doctrinale  que  l'on  estimait 
être  grave.  Origène  lui-même  avait  été  condamné  par  son  évêque 
à  Alexandrie,  ce  qui  n'avait  pas  empêché  les  églises  d'Orient  de  le 


LE    CONCILE    DU    VATICAN.  151 

recevoir  à  bras  ouverts.  Il  ne  faut  pas  que  les  théoriciens  de  l'abso- 
lutisme théocratique  enlèvent  à  la  liberté  de  la  pensée  chrétienne 
ce  glorieux  passé,  et  refassent  en  quelque  sorte  à  la  contrainte  re- 
ligieuse une  généalogie  suspecte;  le  droit  d'aînesse  appartient  in- 
contestablement à  la  liberté,  et  le  résultat  de  la  mission  d'Origène 
montre  que  ce  n'est  pas  à  tort  qu'on  met  en  elle  sa  confiance,  car  il 
ramena  Bcrylle  par  une  discussion  loyale.  11  ne  fut  pas  moins  heu- 
reux dans  une  seconde  conférence  avec  d'autres  hérétiques,  pour 
laquelle  il  fat  délégué  par  un  synode  des  mêmes  églises.  «  11  discuta 
avec  tant  de  force,  dit  Eusèbe,  qu'il  amena  les  dissidens  à  répudier 
leur  erreur.  »  N'oublions  pas  que  les  évêques  qui'  siégeaient  à  ces 
synodes  étaient  élus  par  le  peuple  de  leur  église,  et  qu'ils  ne  ressem- 
blaient en  rien  à  un  sénat  recruté  au  gré  d'un  pouvoir  monarchique. 

Avec  le  iv**  siècle  commencent  les  conciles  généraux,  qui  ont  la 
prétention  de  représenter  la  chrétienté.  Cette  grande  transformation 
est  l'une  des  premières  conséquences  de  l'union  de  la  religion  nou- 
velle avec  l'empire.  Constantin  fut  très  scandalisé  des  querelles  qui , 
divisaient  l'église.  Il  voulait  bien  la  favoriser  et  l'enrichir,  mais  à  la 
condition  qu'elle  ne  fût  pas  la  plus  incommode  des  administrations  de 
l'empire,  et  qu'elle  présentât  ce  bel  ordre  et  cette  discipline  bien  ré- 
glée qui  furent  toujours  l'idéal  de  l'esprit  romain.  Le  concile  de  Nicée 
fut  convoqué  pour  en  finir  avec  les  orageux  débats  que  l'arianisme 
avait  soulevés.  11  fut  tenu  aux  frais  de  l'empereur,  dans  son  palais, 
et  pour  la  première  fois  l'Orient  et  l'Occident  chrétiens  se  trouvè- 
rent en  présence.  On  sait  quelle  fut  l'issue  de  ce  premier  des  con- 
ciles généraux;  l'arianisme  en  sortit  condamné,  mais  non  vaincu, 
car  il  succombait  à  un  coup  de  majorité  auquel  le  puissant  «  évêque 
du  dehors,  »  comme  on  appelait  l'empereur,  n'avait  que  trop  poussé. 
Aussi  la  formule  qui  a  triomphé  au  premier  concile  œcuménique  est- 
elle  un  moule  trop  étroit  pour  la  métaphysique  chrétienne,  qui  a 
droit  à  plus  de  liberté,  comme  le  prouve  l'histoire  de  l'âge  précé- 
dent. Ce  n'est  pas  non  plus  sans  tristesse  que  l'on  voit  les  repré- 
sentans  de  l'église,  dont  plusieurs  portaient  encore  les  stigmates  de 
la  persécution,  attentifs  et  presque  édifiés  par  les  discours  de  cet 
étrange  néophyte  qui  s'appelle  Constantin.  S'il  a  la  foi  correcte,  il 
n'a  pas  les  œuvres,  car  à  peine  aura-t-il  prononcé  le  discours,  je 
di'ai  presque  le  sermon  d'adieu  du  concile,  qu'il  rivalisera  avec  les 
plus  cruels  césars  en  envoyant  à  la  mort  sa  femme  et  son  fils.  Le 
concile  de  Nicée  fut  essentiellement  impérial,  ou  du  moins  entière- 
ment en  dehors  de  l'influence  de  l'évêque  de  Rome. 

Le  second  concile  œcuménique  se  réunit  à  Byzance  en  381,  il 
prend  la  résolution  la  plus  grave  en  complétant  le  symbole  de  Nicée 
par  l'adjonction  du  dogme  du  Saint-Esprit.  L'église  de  Piome  n'y 


152  REVUE    DES    DEUX    xMONDES. 

est  pas  même  représentée,  et  elle  reçoit  comme  les  autres  églises 
une  simple  communication  des  décisions  qui  viennent  d'être  arrê- 
tées. Si  l'on  ne  peut  contester  que  l'influence  de  l'évêque  de  Rome 
grandit  sur  les  ruines  de  tous  les  pouvoirs  politiques  au  milieu  des 
terribles  bouleversemens  qui  signalent  l'agonie  et  la  destruction  de 
l'empire  d'Occident,  il  n'est  pas  moins  certain  que  jamais  aucune 
de  ses  décisions  n'est  acceptée  comme  suppléant  aux  décrets  d'un 
concile  ou  comme  empreinte  du  sceau  d'une  autorité  indiscutable. 
Les  conciles  généraux  des  trois  premiers  siècles  se  considèrent  tou- 
jours comme  l'autorité  souveraine  en  matière  de  doctrine  et  de  dis- 
cipline, et  ils  agissent  en  conséquence.  Même  quand  le  j^ape  de 
Rom^e  (Alexandrie  avait  aussi  le  sien,  portant  le  même  nom)  est  d'ac- 
cord avec  le  sentiment  général  de  l'église  et  l'exprime  d'une  ma- 
nière correcte,  la  chrétienté  n'en  tient  pas  moins  ses  grandes  assises, 
qui  reprennent  toute  la  question  débattue  pour  donner  la  solution 
définitive.  C'est  ce  qui  a  lieu  au  concile  œcuménique  d'Éphèse  [h2>\) 
pour  la  polémique  soulevée  par  Nestorius  malgré  la  condamnation 
dont  le  pape  Célestin  avait  déjà  frappé  sa  doctrine.  Le  concile  de 
Chalcédoine  [hhÇi)  se  croit  obligé  de  ratifier  la  lettre  de  Léon  le 
Grand,  écrite  à  l'occasion  de  la  controverse  d'Eutychès,  et  le  pape 
lui-même  déclare  qu'il  a  besoin  de  cette  confirmation  conciliaire. 
Nous  ne  relevons  ces  faits  qu'au  point  de  vue  du  droit  antique  de 
l'église,  sans  nous  attacher  aux  doctrines  mêmes.  Le  christianisme 
primitif  fut  singulièrement  surchargé  à  cette  époque  d'une  méta- 
physique subtile.  Gibbon  a  dit  avec  raison  que  cette  dogmatique 
tourmentée,  imposée  à  Téglise  sous  peine  de  condamnation  éter- 
nelle, ressemblait  beaucoup  à  ce  pont  étroit  comme  la  lame  d'un 
rasoir  qui,  d'après  la  mythologie  persane,  doit  conduire  les  âmes  en 
paradis.  En  tout  cas,  ce  n'est  pas  le  pape  qui  en  tient  les  clés,  et  il 
n'a  pas  encore  établi  le  droit  de  péage  qui  coûtera  si  cher  aux  li- 
bertés de  l'églKse.  Lui-même  reconnaît  qu'il  n'est  point  compétent 
pour  décider  de  la  doctrine  à  lui  tout  seul.  Le  pape  Siricius  (38A- 
398)  refuse  de  se  prononcer  sur  l'hérésie  d'un  évêque;  il  déclare 
qu'il  doit  attendre  le  jugement  des  évêques  de  la  province  pour  en 
faire  la  règle  du  sien.  Quand  l'évêque  de  Rome,  oubliant  cette  sage 
prudence,  formule  un  jugement  hâtif  sur  les  opinions  contestées,  et 
se  met  en  opposition  avec  les  grands  docteurs  de  l'époque,  organes 
du  sentiment  général  de  la  chrétienté,  il  est  sévèrement  réprimandé, 
comme  le  pape  Sosime  le  fut  par  les  évêques  d'Afrique  pour  avoir 
donné  des  gages  au  semi-pélagianisme.  Le  pape  Vigile  fut  même 
mis  en  dehors  de  la  communion  de  l'église  au  second  concile  de 
Constantinople  (551)  pour  ses  vacillations  dans  les  controverses  du 
temps;  il  dut  se  soumettre  en  déclarant  qu'il  s'était  laissé  prendre 


LE    CONCILE    DU    VATICAN.  153 

aux  suggestions  de  l'esprit  des  ténèbres.  L'affaire  du  pape  Ilonorius 
est  bien  connue,  elle  lait  même  aujourd'hui  autant  de  bruit  qu'au 
TU*  siècle.  Il  est  notoire  qu'il  avait  accepté  l'hérésie  monotluiite, 
qui  n'admettait  qu'une  seule  volonté  dans  l'Homme-Dieu.  Il  est  plus 
évident  encore  qu'il  a  été  condamné  par  le  concile  œcuménique 
tenu  à  Gonstantinople  en  681,  et  que  ses  écrits  ont  été  voués  aux 
flammes.  Les  ultramontains,  après  avoir  vainement  essayé  de  con- 
tester l'authenticité  de  ce  décret,  s'efforcent  d'en  appeler  et  d'éta- 
blir qu'Honorius  a  été  mal  compris.  La  curie  romaine  s'épargne 
cette  peine;  elle  a  très  habilement  remanié  son  bréviaire.  Dans  l'of- 
fice du  pape  Léon  II,  le  nom  d'Honorius  figurait  au  nombre  des 
hérétiques  condamnés  sous  son  pontificat;  on  a  tout  simplement 
effacé  ce  nom  et  arbitrairement  mutilé  le  texte  pour  abroger,  dit  le 
père  Garnier.  Cet  euphémisme  charmant  est  un  aveu.  Il  n'en  de- 
meure pas  moins  qu'un  pape  au  vii^  siècle  n'était  point  considéré 
comme  au-dessus  du  jugement  de  l'église,  et  que  l'autorité  souve- 
raine, la  grande  cour  de  cassation  de  la  chrétienté,  n'était  pas  à 
Rome.  L'Occident  lui-même  était  d'accord  avec  l'Orient  pour  sau- 
vegarder le  droit  de  l'église,  car  nous  voyons  en  11k  la  grande 
assemblée  de  Francfort  rejeter  le  culte  des  images,  que  voulait  lui 
miposerle  pape  Adrien  I",  qui  cette  fois  s'appuyait  sur  les  décisions 
d'un  concile  d'Orient. 

Tout  change  à  partir  de  cette  époque.  Il  ne  rentre  pas  dans  notre 
plan  de  retracer  les  agrandissemens  du  pouvoir  papal  et  cette  ten- 
tative ambitieuse  de  ressusciter  une  monarchie  universelle,  une  sorte 
de  césarisme  catholique  mettant  le  glaive  impérial  au  service  de 
l'église  ou  plutôt  de  son  chef  absolu.  Pour  réaliser  ce  rêve,  Rome 
déploya  aux  xi^  et  xii^  siècles  autant  de  génie,  de  ferme  et  opiniâtre 
vouloir,  de  persévérante  ardeur,  d'habileté  politique  que  la  Rome 
antique.  Elle  eut  aussi  son  corps  d'armée  modèle,  sa  légion,  dans 
les  grands  ordres  monastiqueè  du  moyen  âge.  Sans  contester  aucun 
des  services  qu'elle  a  rendus  à  la  civilisation,  il  faut  convenir  qu'elle 
n'a  pas  plus  hésité  sur  le  choix  des  moyens  que  son  illustre  devan- 
cière dans  la  carrière  d'une  ambition  sans  limite  et  sans  scrupule. 
Nous  en  appelons  au  témoignage  de  ce  fameux  livre  de  Janus,  qui 
ne  vient  pas  d'une  source  hérétique;  on  sait  qu'il  est  l'œuvre  de  la 
portion  la  plus  savante  de  ce  catholicisme  allemand  peut-être  des- 
tiné à  sauver  l'église  des  dernières  servitudes.  C'est  là  que  l'on  peut 
suivre  les  envahissemens  de  la  domination  papale,  ses  lents  et  sûrs 
progrès,  et  cet  art  incomparable  de  profiter  des  occasions  chan- 
geantes pour  réaliser  un  plan  aussi  immuable  dans  son  dessein  que 
souple  dans  les  moyens  employés.  On  voit  l'église  de  Rome  devenir 
insensiblement  la  cour  de  Rome,  la  curie  romaine  subordonner  de 


154  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

plus  en  plus  la  religion  à  ses  fins  politiques;  elle  s'allège  l'esprit  des 
inutiles  préoccupations  de  la  science  religieuse,  pour  être  tout  en- 
tière au  tu  regere  imperio,  qui  est  sa  devise,  comme  celle  des  fiers 
conquérans  dont  elle  occupe  la  place.  —  A  la  fin  du  vu''  siècle,  le 
pape  Agathon  avouait  aux  Grecs  que  ce  n'était  pas  dans  le  clergé 
romain  qu'on  pouvait  trouver  une  profonde  intelligence  des  Écri- 
tures, «  car,  disait-il,  obligé  de  gagner  sa  nourriture  par  le  travail 
de  ses  mains,  il  ne  pouvait  faire  autre  chose  que  conserver  avec 
simplicité  la  tradition  des  anciens  conciles.  »  Nous  verrons  tout  à 
l'heure  ce  qu'(''tait  cette  simplicité;  elle  demandait  certes  de  grands 
efforts,  un  pénible  labeur  qui  méritait  une  meilleure  récompense 
que  le  pain  quotidien.  Aussi  l'a-t-elle  obtenue  par  la  suprématie 
ecclésiastique,  qui  est  devenue  pour  la  curie  romaine  une  source 
non-seulement  de  gloire,  mais  encore  d'abondance.  En  légitimant 
son  intrusion  dans  toutes  les  affaires  religieuses,  en  multipliant  les 
appels  à  son  tribunal,  en  se  rendant  nécessaire  pour  toutes  les  no- 
minations épiscopales  et  pour  tous  les  conflits,  elle  a  véritablement 
étendu  son  diocèse  aux  limites  du  monde,  elle  a  fait  du  pouvoir 
spirituel  un  glaive  dont  la  pointe  se  retrouve  partout,  et  dont  elle 
seule  tient  la  poignée.  C'est  ici  qu'éclate  l'admirable  simplicité  dont 
la  louait  le  pape  Agathon  dans  la  conservation  des  anciennes  tra- 
ditions ;  cette  simplicité  s'est  trouvée  compatible  avec  une  habileté 
d'interprétation  consommée.  Dante  se  plaignait  déjà  que  Rome  fût 
aussi  riche  en  juristes  qu'elle  était  pauvre  en  théologiens.  L'absolu- 
tisme monarchique  n'a  ])as  trouvé  de  scribes  aussi  dévoués  et  aussi 
intrépides  à  fabriquer  les  preuves  là  où  elles  manquent.  C'est  en 
effet  le  grand  procédé  des  avocats  de  la  suprématie  papale  au  moyen 
âge;  ils  enrichissent  leur  dossier,  quand  il  est  pauvre,  de  documens 
inédits  jusqu'à  eux,  et  qu'ils  enjolivent  à  leur  fantaisie. 

La  première,  la  plus  célèbre  de  ces  falsifications,  est  celle  qui  est 
attribuée  à  Isidore  et  connue  sous  le  nom  des  fausses  décrétales. 
L'origine  en  est  assez  singulière.  Elle  est  l'œuvre  de  quelques  évo- 
ques des  pays  francs  de  la  rive  gauche  du  Rhin  qui,  voulant  s'af- 
franchir de  la  dépendance  de  leur  métropolitain,  trouvèrent  leur 
intérêt  à  élever  très  haut  l'autorité  du  pape,  à  peu  près  comme  les 
communes  appuyèrent  sur  la  royauté  leur  résistance  contre  la  féo- 
dalité. Ces  bons  évêques  ne  reculèrent  pas  devant  les  mensonges 
les  plus  flagrans,  et  fabriquèrent  de  toutes  pièces  des  décrets  de 
conciles  qui  faisaient  une  part  léonine  à  la  papauté.  Le  pape  Ni- 
colas P''  trouva  l'invention  admirable  et  s'en  servit;  mais  ce  fut  sur- 
tout Grégoire  YII  qui  en  tira  un  grand  profit  dans  sa  lutte  formi- 
dable contre  l'empire.  Il  fit  réviser  par  ses  légistes  la  collection 
quelque  peu  informe  des  évêques  à  demi  barbares;  les  décrétales 


LE    CONCILE    DU    VATICAN.  155 

furent  rangées  dans  un  bel  ordre  et  mises  en  état  de  rendre  de  pré- 
cieux services  à  la  papauté.  Anselme  de  Lucca,  neveu  du  pape 
Alexandre  II,  fut  le  grand  et  habile  réviseur  des  décrétales,  et  mé- 
rite d'être  appelé  le  fondateur  du  droit  grégorien.  Le  cardinal  Dieu- 
donné,  également  aux  gages  de  Grégoire  YII,  amena  l'œuvre  au 
dernier  degré  de  perfection;  c'est  lui  qui  inventa  cette  maxime 
commode,  qu'il  ne  fallait  tenir  aucun  compte  des  contradictions  que 
l'on  pourrait  remarquer  entre  les  textes  rassemblés  par  lui,  et  cela 
en  vertu  du  principe  que  Vauiorîtè  la  plus  faible  doit  toujours  céder 
à  la  plus  grande.  Il  s'ensuit  que  les  traditions  libérales  de  l'ancienne 
église  ne  sauraient  prévaloir  sur  les  empiétemens  ultérieurs  des 
souverains  pontifes,  par  l'unique  raison  qu'elles  préfèrent  la  liberté 
à  l'autorité;  celle-ci  demeure  le  critère  par  excellence  devant  lequel 
tout  doit  fléchir. 

Pendant  les  siècles  suivans,  les  falsifications  utiles  furent  consi- 
dérablement augmentées,  jusqu'à  ce  que  l'école  de  droit  de  Bo- 
logne, vers  1150,  en  publiât  un  répertoire  complet,  véritable  arsenal 
de  pièces  controuvées  —  remises  à  neuf  avec  une  habileté  juridique 
digne  d'une  meilleure  cause;  toutes  les  armes  du  despotisme  reli- 
gieux furent  fourbies  et  polies,  de  manière  à  être  en  état  de  servir 
au  jour  voulu  selon  les  besoins  de  la  cour  de  Rome.  Nous  nous  bor- 
nerons à  donner  quelques  exemples  de  ce  droit,  destiné  à  appuyer 
les  préterxtions  de  la  curie,  et  qui  a  exercé  très  certainement  une 
influence  plus  considérable  sur  le  sort  de  l'église  catholique  que  ne 
l'ont  fait  tous  les  pères  ensemble.  On  y  retrouve  naturellement  les 
fausses  décrétales,  tous  ces  prétendus  canons  des  grands  conciles, 
à  commencer  par  celui  de  Nicée,  auquel  on  fait  dire  qu'aucun  con- 
cile ne  devra  être  tenu  sans  l'ordre  du  pape.  La  donation  apocryphe 
de  Constantin  qui  abandonnait  l'Italie  au  saint-père  est  recueillie 
avec  soin.  Nicolas  II  avait  déjà  fait  une  opération  fort  élégante  sur 
un  décret  du  concile  de  Chalcédoine  qui  formulait  le  droit  d'appel 
aux  premiers  diocèses,  c'est-à-dire  à  un  des  patriarches  orientaux; 
le  pape  substitua  le  singulier  au  pluriel ,  vraie  bagatelle  dont  le 
résultat  était  d'antidater  de  plusieurs  siècles  sa  primauté.  Gratien  y 
mit  plus  de  rondeur.  L'ancienne  église  d'Afrique  avait  rendu  un  dé- 
cret fort  incommode  pour  les  prétentions  papales  :  elle  avait  interdit 
les  appels  outre-mer,  c'est-à-dire  à  Rome.  Gratien  ne  se  donna  pas 
la  peine  de  faire  une  interpolation  ou  une  retouche;  il  changea  réso- 
lument le  canon  de  Carthage  en  sens  contraire,  et  ce  qui  était  dé- 
fendu se  trouva  commandé.  Il  n'est  jamais  embarrassé  quand  il 
s'agit  d'établir  par  de  nombreux  canons  de  son  invention  que  le 
premier  devoir  de  l'église  est  de  contraindre  les  hommes  au  bien 
et  à  la  foi  par  tous  les  moyens  coercitifs.  «  Le  pape,  dit-il,  s'élève 


156  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

au-clessus  de  toutes  les  lois  de  l'église;  il  peut  en  agir  avec  elles 
comme  bon  lui  semble;  seul  il  donne  de  la  force  à  la  loi.  »  Voilà 
pourtant  le  livre  qui,  pendant  tout  le  moyen  âge,  est  devenu,  par 
les  soins  de  la  cour  de  Rome,  le  code  de  l'Occident  chrétien  !  Saint 
Thomas  y  a  puisé  ses  formules  sur  la  primauté  et  l'autorité  du  saint- 
siége.  Il  s'en  est  servi  en  bonne  conscience  aussi  bien  que  du  pré- 
tendu document  de  l'ancienne  église  grecque  fabriqué  au  xir  siècle 
par  un  théologien  latin  qui,  pour  gagner  les  Orientaux  aux  théories 
papales,  fait  parler  au  gré  du  siège  de  Rome  les  Chrysostome  et  les 
Cyrille.  Il  prête  audacieusement  aux  pères  les  plus  éminens  des  cinq 
premiers  siècles  des  thèses  telles  que  celles-ci  :  «  Jésus-Christ  a 
transmis  à  Pierre  sa  toute-puissance,  par  conséquent  le  pape  est 
seul  en  droit  de  lier  et  de  délier.  Christ  est  absolument  avec  chaque 
pape.  Un  concile  ne  tire  son  autorité  que  du  souverain  pontife.  » 
Saint  Thomas  fit  entrer  ces  maximes  dans  sa  Somme,  et  jamais  il  ne 
parut  mieux  à  Rome  l'auge  de  l'école.  Il  est  bon  de  montrer  aux 
théoriciens  de  l'infaillibilité  pontificale  quelle  est  la  généalogie  de 
leur  doctrine.  M.  Manning,  dans  sa  lettre  pastorale  à  son  clergé, 
exprime  l'espoir  que  le  concile  en  finira  par  un  coup  d'autorité  avec 
cette  damnée  critique  historique  qui  trouve  toujours  des  objections 
nouvelles,  et  qu'il  consacrera  la  méthode  de  la  foi  transcendante.  Il 
a  raison,  le  concile  n'aura  rien  fait  s'il  n'excommunie  l'histoire  qui, 
au  point  de  vue  des  ultramontains,  est  une  incorrigible  hérétique. 
Revenons  à  notre  examen  rapide  des  conciles.  Nous  ne  nous  en 
sommes  pas  écarté,  car  les  falsifications  dont  nous  venons  de  parler 
y  ont  joaé  un  bien  grand  rôle,  spécialement  dans  ceux  qui  ont  été 
tenus  en  Occident.  Rien  n'est  plus  dérisoire  que  les  conciles  réunis 
à  Rome  à  partir  du  xii^  siècle  ;  le  saint-siége  ne  les  convoque  que 
pour  faire  acclamer  tous  ses  empiétemens.  Il  les  tient  sous  son  ab- 
solue dépendance  et  les  fait  voter  à  son  commandement.  Les  con- 
ciles de  1123,  de  1139  et  de  1179  ne  portent  1>'  titre  d'œcumé- 
niques  que  par  le  plus  étrange  abus  de  langage.  On  compte  au 
premier  six  cents  abbés  pour  trois  cents  évêques.  Il  n'y  a  pas  même 
un  semblant  de  discussion.:  chacun  opine  du  bonnet  ou  de  la  mitre 
après  que  le  pape  a  parlé.  En  trois  séances,  l'aflaire  fut  bâclée  au 
troisième  synode  de  Latran,  qui  mérita  d'être  appelé  le  concile  du 
souverain  pontife.  Le  quatrième  synode  de  Latran  fut  convoqué  en 
1215,  par  Innocent  III.  Il  fut  plus  nombreux  que  les  précédens, 
mais  non  pas  moins  docile;  le  pape  fit  lire  aux  pères  les  décrets 
qu'il  avait  préparés,  et  le  Te  Dcmn  fut  chanté.  Le  concile  de  Lyon 
de  1146  eut  pour  mission  de  déposer  Frédéric  II;  aussi  le  pape 
eut-il  bien  soin  d'en  exclure  tous  les  évêques  allemands.  Au  synode 
de  Vienne  en  1311,  Clément  V  réclama  la  condamnation  des  tem- 


LE   CONCILE   DU   VATICAN.  157 

pliers,  et,  pour  simplifier  les  choses,  il  fit  proclamer  par  un  prêtre 
qae,  si  un  évêque  prononçait  un  seul  mot  sans  son  autorisation,  il 
serait  frappé  d'excommunication  majeure.  Yoilà  ce  qu'était  devenue 
h  représentation  de  la  chrétienté,  grâce  aux  procédés  de  la  curie. 
Juli's  II  en  1512,  pour  occuper  les  loisirs  du  concile  de  Latran,  le 
consulte,  dans  sa  troisième  session,  sur  la  translation  de  la  foire  de 
Lyon  à  Grenoble.  Il  est  vrai  que  par  compensation  le  pap3  fit  ac- 
clamer par  cette  assemblée  et  publia  aussitôt  après  la  bulle  Paslor 
œfennts,  qui  lui  conférait  une  pleine  autorité  et  une  puissance  illi- 
mitée sur  les  conciles,  en  se  fondant  sur  les  pires  falsifications  his- 
toriques du  passé.  Les  conciles  de  Latran  demeurent  le  modèle  du 
genre,  et  ils  peuvent  fournir  des  procédés  commodes  aux  pouvoirs 
qui  veulent  manier  h  leur  guise  les  assemblées  délibérantes  qu'ils 
n'ont  convoquées  que  pour  la  forme.  Comme  le  dit  Janus,  la  papauté 
avait  fait  de  ses  conciles  romains  le  paravent  de  son  despotisme. 

Cependant  l'église  n'avait  pas  accepté  sans  opposition  un  joug  si 
nouveau  et  si  humiliant.  La  France  avait  eu  l'honneur  d'organiser 
la  résistance  au  nom  même  des  traditions  les  plus  anciennes  et  les 
plus  respectées  du  christianisme.  L'Université  de  Paris  était  deve- 
nue l'âme  de  cette  opposition  si  grave,  si  sage.  On  pouvait  regretter 
sans  doute  qu'elle  fût  trop  au  service  de  la  royauté;  mais  ce  serait 
devancer  les  temps  que  de  lui  demander  nos  notions  modernes  sur 
la  séparation  des  deux  pouvoirs.  L'Université  de  Paris  inaugurait 
un  mouvement  d'idées  qui,  en  définitive,  devait  y  conduire;  en 
s'opposant  à  l'immixtion  de  la  papauté  dans  les  affaires  civiles,  elle 
faisait  un  premier  pas  dans  le  bon  chemin.  Les  libertés  de  l'église 
gallicans  mettaient  au  moins  quelques  obstacles  à  l'effrayante  cen- 
tralisation tentée  par  la  papauté,  et  plaçaient  l'autorité  dogmatique 
dans  le  corps  tout  entier  et  non  pas  seulement  dans  le  chef.  On  sait 
que,  grâc3  à  l'abaissement  et  même  à  l'avilissement  d'une  papauté 
divisée,  l'église  gallicane  put,  à  l'époque  du  grand  schisme  d'Oc- 
cident, faire  triompher  ses  maximes  au  concile  de  Constance.  La 
condamnation  de  Jean  Huss  ne  doit  point  nous  rendre  injuste  envers 
cette  grande  assemblée ,  qui  fut  vraiment  la  représentation  de 
l'église.  Gerson,  l'illustre  chancelier  de  l'Université  de  Paris,  fut 
l'inspirateur  des  décrets  de  la  quatrième  et  de  la  cinquième  séance, 
qui  formulent  avec  autant  de  netteté  que  de  vigueur  la  supériorité 
des  conciles  sur  le  pape  non  infaillible.  ((  Tout  concile  œcuménique, 
disaient  les  pères  de  Constance,  régulièrement  convoqué,  repré- 
sentant l'église,  tient  son  autorité  immédiatement  du  Christ.  Cha- 
cun, même  le  pape,  lui  est  soumis  en  matière  de  foi.  »  Confirmés 
au  concile  de  Bâle,  qui  ne  put  terminer  ses  travaux,  grâce  aux  in- 
trigues romaines,  ces  décrets  n'ont  été  ensuite  écartés  qu'au  moyen 


158  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  fraude  pratiquée  par  les  scribes  du  pape  au  concile  de  Flo- 
rence, lequel  semblait  n'avoir  d'autre  objet  que  la  réunion  de  l'é- 
glise grecque  à  l'église  d'Occident,  mais  dont  le  but  réel  était  de 
river  les  chaînes  de  la  chrétienté,  un  moment  détendues;  on  ne  fit 
avec  les  Grecs  qu'une  paix  plâtrée,  parce  qu'ils  ne  représentaient 
à  cette  époque  qu'un  empire  aux  abois  et  qui  cherchait  partout 
des  appuis.  Néanmoins  la  curie  romaine  a  tiré  de  cette  assemblée 
un  grand  bénéfice  pour  ses  prétentions.  Le  décret  principal  du 
concile  de  Florence  avait  été  formulé  d'une  manière  assez  am- 
biguë. «  Le  pape,  disait  ce  décret,  est  le  vicaire  du  Christ,  la  tête 
de  toute  l'église,  père  et  docteur  de  tous  les  chrétiens;  il  a  reçu 
de  Christ  le  plein  pouvoir  de  gouverner  l'église  et  de  la  garder  en 
la  manicre  qu'indiquent  les  conciles  œcuméniques  aussi  bien  que 
les  canons.  »  Les  Grecs  trouvaient  dans  ces  derniers  mots  une  res- 
triction suffisante  à  l'omnipotence  de  l'évèque  de  Rome;  ils  en- 
tendaient s'en  référer  ainsi  aux  grands  conciles  œcuméniques  des 
premiers  siècles,  tandis  que  les  Latins,  de  leur  côté,  entendaient 
par  là  ces  mêmes  conciles  falsifiés  par  leurs  juristes,  et  les  synodes 
de  Latran,  qui  certes  n'avaient  nul  besoin  d'être  révisés.  Cependant 
à  Rome  on  ne  se  contenta  pas  de  cette  équivoque;  on  ajoutai^  trois 
lettres  au  texte  du  décret  de  Florence  dans  la  traduction  qui  en  fut 
donnée.  Le  canon  original  portait  :  le  pape  a  reçu  le  pouvoir  en  la 
manière  qu'indiquent  les  conciles.  On  traduisait  à  Rome  :  il  a  reçu 
le  pouvoir,  et  c'est  aussi  ce  qu  indiquent  les  conciles,  —  cjiiemad- 
modwn  ctiam  au  lieu  de  quemadmodwn  et.  —  Etiam  au  lieu  de  etj 
ce  n'est  rien,  et  pourtant  c'est  tout;  la  fraude  est  consommée. 

Si  la  réforme  enleva  une  partie  de  l'Europe  au  saint-siége,  elle 
contribua  en  même  temps  à  précipiter  le  mouvement  de  concentra- 
tion qui  accroissait, l'autorité  pontificale  par  les  nécessités  mêmes 
de  la  guerre  religieuse.  La  papauté  eut  ses  janissaires  dans  l'ordre 
des  jésuites,  et  trouva  en  eux  des  défenseurs  non  moins  impérieux. 
Ils  la  défendirent  à  outrance,  mais  en  s'imposant  à  elle  et  en  la  con- 
traignant en  définitive  de  servir  leur  système  d'autorité.  Elle  devint 
tout  ensemble  leur  idole  et  leur  instrument.  La  réaction  contre  le 
joug  des  jésuites  fut  énergique,  surtout  en  France,  où  la  tradition 
de  Gerson  et  de  l'Université  de  Paris  était  soigneusement  cultivée 
par  les  juristes  de  la  royauté  triomphante.  La  centralisation  de 
Paris  ne  pouvait  s'accorder  avec  la  centralisation  de  Rome,  sans 
parler  des  légitimes  résistances  de  la  conscience  chrétienne.  Le  con- 
cile de  Trente  mit  aux  prises  les  deux  tendances;  l'épiscopat  de 
France  et  celui  d'Espagne  tinrent  tête  longtemps  aux  prétentions 
papales.  C'est  dans  cette  lutte  plus  ou  moins  ouverte  que  fut  l'in- 
térêt principal  du  concile ,  car,  pour  les  graves  questions  dogma- 


LE    CONCILE    DU    VATICAN.  159 

tiques  qui  divisaient  alors  la  chrétienté,  on  se  préoccupa  de  trouver 
des  formules  assez  précises  pour  exclure  la  réforme,  assez  souples 
pour  ne  rejeter  aucune  école  catholique.  «  Le  pape,  dit  le  car- 
dinal Pallavicini,  l'historien  orthodoxe  du  concile,  ne  se  prononça 
directement  que  sur  un  point,  celui  de  laisser  intactes  les  opinions 
diverses  des  scolastiques,  afin  qu'on  ne  s'aliénât  aucune  école  sans 
nécessité,  et  que  les  catholiques  se  sentissent  unis  contre  les  hé- 
rétiques. »  Ces  moyennes  d'opinions  sont  difficiles  à  saisir.  On 
s'en  aperçut  fort  bien  lorsqu'après  le  concile  deux  des  théologiens 
qui  avaient  concouru  à  la  rédaction  du  canon  sur  la  rédemption 
publièrent  des  commentaires  parfaitement  contradictoires.  Le  pape 
prit  des  précautions  beaucoup  plus  grandes  pour  les  décrets  qui 
concernaient  son  autorité.  Il  fit  d'abord  tout  ce  qu'il  put  pour 
mettre  le  concile  à  sa  portée.  Un  beau  jour,  ses  partisans  répan- 
dirent le  bruit  que  la  peste  ravageait  la  ville  de  Trente;  c'était  une 
maladie  toute  bénigne  et  aimable,  qui  avertissait  de  ses  inten- 
tions, car  elle  n'avait  encore  fait  aucune  victime.  Aussi  comprit-on 
bien  vite  qu'il  s'agissait  de  la  peste  libérale,  et  le  concile,  qui 
s'était  transporté  à  Bologne,  revint  à  Trente.  —  La  cour  de  Rome 
pouvait  se  consoler  de  cet  éloignement,  car  elle  avait  les  bras  longs. 
Elle  envoyait  l'inspiration  divine  aux  pères  par  cette  fameuse  valise 
bourrée  de  bénéfices  dont  parlait  assez  irrévérencieusement  Fer- 
rier,  l'ambassadeur  de  France.  Le  chapeau  ne  fut  accordé  qu'aux 
bien  pensans.  Pallavicini  raconte  sans  sourciller  que  dans  un  mo- 
ment difficile  le  cardinal  Morone,  légat  du  pape,  mandait  au  saint- 
père  qu'il  ferait  tien  de  tenir  prêts  un  certain  nombre  d'évêques 
pour  les  envoyer  à  Trente  dans  le  cas  où  ceux  d'au-delà  les  monts 
pousseraient  trop  loin  leurs  exigences.  Le  vrai  directeur  du  concile 
était  Lainez,  le  supérieur  de  l'ordre  des  jésuites.  Quand  il  parlait, 
il  faisait  dresser  son  siège  au  centre  de  l'assemblée,  et  son  geste 
nerveux  était  celui  du  commandement  sans  réplique.  Les  évêques 
italiens  couvraient  de  leurs  voix  tumultueuses  toute  parole  quelque 
peu  indépendante.  Un  évoque  de  Cadix  ayant  affirmé  que  les  métro- 
politains avaient  autrefois  ordonné  les  évêques  de  leurs  provinces,  il 
fut  violemment  interrompu  par  le  cardinal  président,  et  les  Italiens 
le  réduisirent  au  silence  par  leurs  trépignemens  et  leurs  clameurs. 
((  Que  ce  maudit  cesse  de  parler!  »  s'écrièrent-ils  en  chœur. 

Tels  étaient  les  ressorts  secrets  qui  faisaient  mouvoir  cette  «  grande 
et  lourde  machine  »  du  concile,  selon  l'expression  de  Sarpi.  Les  ré- 
sultats, en  ce  qui  concerne  l'autorité  papale,  furent  équivocpies  : 
l'infaillibilité  du  saint-père  fut  réservée;  mais  l'indépendance  des 
évêques  ne  reçut  aucune  garantie,  et  la  question  de  l'institution 
directe  par  Jésus-Christ  resta  dans  le  doute  ou  dans  l'ombre.  Elle 


160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'était  présentée  sous  une  forme  assez  singulière;  il  s'agissait  de 
savoir  si  le  devoir  de  la  résidence  était  pour  l'évêque  d'institution 
divine  ou  papale.  Le  concile  laissa  sans  solution  les  débats  très 
vifs  soulevés  à  ce  sujet;  défense  fut  faite  par  la  papauté  d'interpré- 
ter d'une  façon  quelconque  les  canons  de  Trente.  La  France  ne 
voulut  jamais  les  recevoir,  parce  qu'elle  les  trouvait  attentatoires 
aux  droits  du  royaume,  bien  qu'ils  fussent  modérés,  si  on  les  com- 
pare à  ceux  des  conciles  de  Latran ,  qui  avaient  siégé  en  quelque 
sorte  dans  les  antichambres  de  la  papauté. 

On  sait  quelle  énergie  cette  opposition  gallicane  déploya  dans  le 
cours  du  xvii^  siècle.  Elle  se  personnifia  dans  les  deux  plus  grands 
noms  de  la  prose  française,  Pascal  et  Bossuet.  Les  flèches  brillantes 
et  acérées  des  Provinciales  transpercent  encore  l'école  ultramon- 
taine  au  travers  de  ses  faux-fuyans  et  de  ses  équivoques.  Quant  à 
Bossuet,  il  a  fallu ,  pour  amortir  sa  polémique ,  avoir  recours  au 
vieux  procédé  des  faux  documens,  comme  on  peut  s'en  convaincre 
par  le  savant  ouvrage  que  l'abbé  Loyson  vient  de  consacrer  à  l'as- 
semblée du  clergé  de  1682  (1).  Fidèle  aux  traditions  françaises,  cette 
assemblée  opposait  aux  empiétemens  du  saint-siége  les  grandes 
maximes  du  concile  de  Constance,  et  écartait  sans  détour  la  préten- 
due infaillibilité  du  pape.  Il  eût  été  bon  sans  doute  de  sauvegraxler 
davantage  l'indépendance  de  l'église  vis-à-vis  de  la  royauté,  et  sur- 
tout de  respecter  le  droit  des  minorités  religieuses,  odieusement  violé 
sur  les  instances  de  Bossuet.  L'assemblée  de  1682  renouvelait  l'at- 
tentat des  pères  de  Constance  contre  la  liberté  de  conscience;  mais 
au  moins  savait-elle  parler  à  Borne  un  langage  ferme  et  indépen- 
dant, qui  arrêtait  pour  un  siècle  les  progrès  de  l'ultramontanisme. 

Nous  n'avons  pas  à  retracer  ici  les  circonstances  qui  ont  amené  le 
triomphe  ou  du  moins  la  recrudescence  de  l'idée  ultramontaine  au 
XIX*  siècle.  La  révolution  française,  par  la  constitution  civile  du 
clergé  et  les  persécutions  qui  la  suivirent,  jeta  l'ancienne  église  de 
France  aux  pieds  de  la  papauté.  Napoléon  continua  son  œuvre.  Il 
avait  beau  s'être  composé  une  bibliothèque  gallicane,  il  n'en  de- 
manda pas  moins  au  saint-père  de  déposer  les  évêques  récalcitrans 
qui  ne  se  conformaient  pas  au  concordat,  ce  qui  était  une  effrayante 
usurpation.  M.  d'Haussonville  a  montré  ici  même,  dans  un  large  ré- 
cit des  luttes  de  l'église  et  de  l'empire  au  commencement  du  siècle, 
comment  le  grand  despote  traita  la  société  religieuse.  Il  n'avait  lu 
qu'un  seul  texte  dans  l'Évangile  :  rendez  à  César  ce  qui  est  à  César, 
et  il  persécutait  cruellement  ceux  qui  se  permettaient  de  lire  la 
phrase  tout  entière  et  de  rendre  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu.  Napoléon 

(1)  L' Assemblée  du  clergé  de  France  en  16S3,  par  M.  l'abbé  Jules  Loyson,  1  vol.  ia-S": 
Didier. 


LE    CONCILE    DU    VATICAN.  161 

a  été  par  ses  pratiques  le  plus  puissant  missionnaire  de  l'ultramon- 
tanisme.  Joseph  de  Maistre  et  Lamennais  ont  trouvé  les  esprits  mer- 
veilleusement préparés  pour  les  précipiter  dans  le  courant  romain, 
dont  leur  éloquence  faisait  un  irrésistible  torrent.  Aujourd'hui  l'ul- 
tramontanisme  a  la  majorité  dans  l'église  catholique;  c'est  cette 
majorité  qui  siège  au  concile  du  Vatican,  qui  espère  y  faire  triompher 
toutes  ses  prétentions.  Elle  y  a  pourtant  trouvé  ce  vieil  esprit  «  sor- 
bonique  et  français  »  tant  redouté  à  Trente,  et  devenu  plus  inquié- 
tant pour  elle  depuis  qu'il  s'associe  au  solide  savoir  de  l'église  ger- 
manique. De  là  une  situation  grave  et  complexe  que  l'on  m  saurait 
comprendre  sans  se  rendre  compte  de  la  préparation  et  de  l'organi- 
sation du  concile  du  Vatican,  comme  aussi  du  degré  de  liberté  dont 
il  jouit. 

II. 

La  bulle  d'indiction  date  du  29  juin  1868,  jubilé  séculaire  du 
martyre  de  saint  Pierre.  Les  deux  grands  partis  qui  se  divisant  l'é- 
glise catholique,  et  qui  sont  aussi  inégaux  par  le  nombre  que  par 
la  valeur  intellectuelle  et  morale,  espéraient  y  trouver  chacun  leur 
triomphe  ou  du  moins  leur  avantage.  Les  libéraux  essayaient  de 
se  persuader  que  l'église  aurait  en  quelque  sorte  ses  états-géné- 
raux ,  qui  mettraient  fin  au  règne  absolu  de  la  curie  romaine.  La 
papauté  aurait  pu  profiter  du  grand  concours  d'évêques  qui  se  pres- 
saient à  Rome  à  l'occasion  du  jubilé  pour  enlever  d'acclamation  la 
consécration  de  son  infaillibilité.  En  réunissant  un  concile,  ne  sem- 
blait-elle pas  reconnaître  une  autorité  supérieure  à  la  sienne,  et  qui 
seule  était  capable  de  légitimer  son  droit?  D'un  autre  côté,  les  ul- 
tramontains,  après  avoir  trouvé  dans  ces  derniers  mois  l'épiscopat 
docile  à  toutes  leurs  prétentions,  comptaient  sur  une  victoire  facile 
qui  mettrait  un  terme  définitif  à  d'incommodes  résistances.  On  ne 
pouvait  rien  inférer  de  la  bulle  d'indiction,  qui  posait  toutes  les 
questions  à  la  fois.  «  Le  concile  œcuménique,  disait  ce  document, 
devra  examiner  avec  le  plus  grand  soin  et  déterminer  ce  qui  con- 
vient en  ces  temps  calamiteux  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu, 
pour  l'intégrité  de  la  foi,  pour  la  splendeur  du  culte,  pour  le  salut 
éternel  des  hommes,  pour  la  discipline  et  la  solide  instruction  du 
clergé,  régulier  et  séculier,  pour  l'observation  des  lois  ecclésias- 
tiques, pour  la  réforme  des  mœurs,  pour  l'éducation  chrétienne  de 
la  jeunesse,  pour  la  paix  générale  et  la  concorde  universelle.  »  On 
peut  appliquer  à  ce  programme  le  mot  fameux  :  tout  est  dans  tout. 
La  curie  romaine  a  eu  soin  d'en  déterminer  le  sens.  La  Civiltà  cat- 
tolica,  que  l'on  peut  appeler  le  journal  officiel  de  la  papauté  depuis 

TOME   LXXXVI.   —   1870.  11 


i62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  la  rédacti(»i  de  ce  recueil  a  été  organisée  en  une  espèce  de  con- 
grégation par  un  bref  du  12  février  1866,  a  trouvé  que  la  franchise 
était  cette  fois  ce  qu'il  y  avait  de  plus  habile.  Le  6  février  18(39,  l'or- 
gane de  la  curie  romaine  indiquait,  comme  les  points  principaux  qui 
devaient  être  soumis  aux  délibérations,  l'infaillibilité  du  pape,  l'as- 
somption  de  la  Vierge  et  la  promulgation  des  doctrines  du  Syllabus. 
M.  Fessier,  le  secrétaire  désigné  du  concile,  y  ajoutait  la  question 
des  rapports  de  l'église  et  de  l'état,  et  du  pouvoir  temporel  de  la 
papauté.  La  Civiltà  catlolica  s'exprimait  sur  le  Syllabus  avec  une 
netteté  qui  ne  laissait  rien  à  désirer.  «  Les  catholiques  libéraux 
craignent  que  le  concile  ne  proclame  la  doctrine  du  Syllabus.  Les 
catholiques  proprement  dits,  c'est-à-dire  la  grande  majorité  des 
croyans,  ont  l'espoir  tout  contraire.  »  Voilà  qui  est  clair  et  sans  am- 
bages. —  Le  concile  devait  être,  dans  la  pensée  de  ceux  qui  le  pré- 
paraient, la  condamnation  sans  appel  du  catholicisme  libéral  et  de 
la  société  moderne.  La  Chnllà  ajoutait  que  l'on  avait  lieu  d'espérer 
que  l'infaillibilité  du  saint-père  serait  non  pas  discutée,  mais  accla- 
mée d'enthousiasme,  et  elle  rappelait  que  les  meilleurs  conciles  ont 
été  les  plus  courts.  Ces  mots  étaient  significatifs  et  révélaient  un 
plan,  celui  de  supprimer  le  plus  possible  les  débats  et  de  réduire  le 
concile  à  une  vaine  représentation.  Nous  verrons  de  quelle  manière 
ce  plan  a  été  suivi,  tout  en  étant  contrarié  à  plusieurs  égards. 

Le  premier  fait  à  signaler  dans  la  période  de  la  préparation  du 
concile  est  l'invitat'on  adressée  par  le  saint-père  aux  deux  grandes 
fractions  de  la  chrétienté  qui  sont  en  dehors  du  catholicisme.  Un-e 
lettre  apostolique  fut  envoyée  aux  patriarches  d'Ântioche,  de  Jéru- 
salem et  de  Constantinople;  mais,  comme  il  s'agissait  uniquement 
de  venir  à  Rome  faire  acte  de  soumission,  elle  fut  repoussée.  L'église 
grecque  invoqua  ses  traditions  plus  anciennes,  et  la  Russie  aurait 
pu  ajouter  qu'en  fait  d'autorité  elle  n'avait  rien  à  envier  à  Rome, 
et  qu'elle  pratiquait  scrupuleusement  les  doctrines  du  Syllabus  sur 
le  devoir  de  persécuter  l'erreur.  La  lettre  pontificale  adressée  aux 
églises  protestantes  les  sommait  également  de  faire  p''nitence  pour 
leur  révolte  passée.  îl  s'agissait  de  reconnaître  la  primauté  du  saint- 
siége,  et  non  pas  de  débattre  librement  en  concile  les  questions 
controversées,  comme  l'avaient  fait  à  Nicée  les  ariens.  Ces  églises 
étaient  citées  à  la  barre  d'un  tribunal  pour  y  être  acquittées  après 
amende  honorable.  Déjà  les  protestans  s'étaient  abstenus  de  paraître 
à  Trente,  où  on  leur  offrait  pourtant  un  semblant  de  discussion. 
Il  est  vrai  qu'on  leur  promettait  le  sauf-conduit  de  Jean  Huss.  Au 
XIX''  siècle,  ils  n'avaient  pas  à  craindre  de  semblables  équivoques, 
mais,  prêts  à  entrer  dans  un  débat  sérieux,  ils  déclinaient  une  invi- 
tation dérisoire,  qui  les  supposait  déjà  gagnés  d'avance.  Le  saint- 


LE    CONCILE    DU    VATICAN.  163 

père,  dans  sa  lettre  d'invitation ,  leur  demandait  de  «  reconnaître 
quelle  influence  fâcheuse  exerce  sur  la  société  la  discorde  née  de 
l'antagonisme  des  principes  religieux,  »  et  leur  rappelait  «  les  ré- 
voltes déplorables,  les  désordres  et  les  troubles  dont  le  fléau  a  visité 
les  peuples  schismatiques.  »  L'argument  parut  faible  à  la  libre  An- 
gleterre et  à  la  grande  république  américaine;  il  ne  fut  pas  consi- 
déré comme  beaucoup  plus  fort  par  l'Allemagne  protestante,  surtout 
au  lendemain  de  la  révolution  de  la  dévote  Espagne. 

Le  refus  des  Grecs  et  des  protestans  les  mettait  en  dehors  de  la 
préparation  du  concile,  du  moins  au  point  de  vue  religieux;  néan- 
moins leurs  gouvernemens  auraient  pu  se  croire  politiquement  in- 
téressés à  s'en  préoccuper.  Ils  ont  pensé  avec  raison  qu'il  valait 
mieux  attendre  l'événement.  La  Russie,  qui  a  mérité  l'indignation 
du  monde  en  persécutant  les  catholiques  de  Pologne,  n'a  pas  même 
d'ambassadeur  à  Rome.  L'Angleterre  n'y  a  pas  de  ministre  officiel- 
lement reconnu,  bien  qu'elle  y  soit  représentée  par  un  spirituel  di- 
plomate, M.  Odo  Russell,  qui  connaît  mieux  que  personne  les  choses 
romaines.  La  Prusse  est  obligée  d'y  avoir  une  ambassade  à  cause 
des  provinces  rhénanes;  mais  sa  seule  démarche  à  l'égard  du  con- 
cile a  été  d'envoyer  un  très  beau  tapis  pour  la  salle  des  séances, 
aimable  attention  qui  ne  l'engage  nullement  à  s'y  agenouiller  pour 
faire  l'obédience.  Les  Etats-Unis  d'Amérique  ont  une  légation  à 
Rome,  mais  je  les  soupçonne  d'en  faire  un  poste  de  plaisance  et  de 
repos  pour  leurs  hommes  d'état  fatigués.  Quelles  alTaires  peut  avoir 
auprès  de  la  papauté  le  pays  classique  de  la  séparation  de  l'église 
et  de  l'état?  Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'Autriche,  de  l'Espagne,  de 
l'Italie  et  de  la  France,  puisque  la  majorité  de  leur  population  ap- 
partient au  catholicisme.  Cependant  aucune  de  ces  grandes  puis- 
sances n'a  voulu  être  représentée  au  concile;  le  royaume  italien  et 
l'Espagne  avaient  d'excellentes  raisons  pour  ne  pas  braver  de  trop 
près  les  foudres  pontificales  dirigées  contre  les  détenteurs  des  biens 
de  l'église.  Quant  à  l'Autriche,  elle  avait  assez  à  faire  de  dénouer  les 
liens  du  concordat,  qui  a  failli  lui  coûter  l'existence  nationale.  La 
France,  après  quelques  tergiversations,  a  jugé  opportun  de  décliner 
toute  responsabilité  dans  un  concile  où  elle  ne  pourrait  rien  empê- 
cher, et  où  il  lui  serait  désagréable  d'assister,  dans  la  personne  de 
son  ambassadeur,  à  la  condamnation  de  son  droit  public.  Comme 
l'a  très  bien  fait  remarquer  M.  Emile  Ollivier  dans  son  discours  du 
8  juillet  1868  sur  l'assemblée  du  Vatican,  cette  abstention  des  pou- 
voirs civils  marque  le  progrès  des  temps  et  l'invincible  courant  qui 
porte  à  la  s'^paration  des  deux  pouvoirs. 

Non-seulement  les  états  catholiques  ne  se  sont  pas  fait  représenter 
au  concile,  mais  ils  ont  évité  avec  soin  de  peser  sur  lui  d'aucune 


164  REVUE    D'^S    DEUX   MOJNDES. 

façon.  Le  prince  de  Holienlobe  a  bien  essayé,  l'été  dernier,  d'orga- 
niser une  entente  entre  les  gouvernemens  européens  pour  exercer 
une  sorte  d'action  préventive  sur  les  résolutions  si  graves  auxquelles 
les  ultramontains  poussent  le  concile  en  lui  demandant  de  consacrer 
le  Syllahus  et  l'infaillibilité  pontificale,  et  de  réduire  ainsi  à  néant 
toutes  les  conventions  avec  les  gouvernemens  de  l'Europe  moderne. 
Le  chef  du  cabinet  de  Munich  remarquait  avec  raison  que  l'assem- 
blée du  Vatican,  en  entrant  dans  cette  voie,  sortait  de  la  sphère  re- 
ligieuse, et  menaçait  la  paix  des  états;  il  a  rédigé,  pour  les  facultés 
théologiques  de  la  Bavière,  une  sorte  de  questionnaire  sur  les  chan- 
gemens  politiques  qui  pourraient  résulter  de  la  proclamation  du 
nouveau  dogme.  Il  n'a  obtenu  que  des  réponses  ambiguës,  embar- 
rassées, qui  indiquent  bien  que  de  graves  modifications  seraient  pos- 
sibles, mais  sans  rien  préciser.  Sa  circulaire  aux  gouvernemens  n'a 
eu  aucun  résultat.  Le  général  Ménabréa  s'est  borné  à  déclarer  que  le 
royaume  italien  repoussait  tout  ce  qui  serait  contraire  à  sa  consti- 
tution. Le  ministère  français,  interpellé  au  sénat,  a  répondu  qu'il 
attendrait  de  connaître  les  résolutions  du  concile  pour  s'alarmer, 
mais  qu'en  tout  icas  il  respecterait  la  liberté  de  l'égliss  sans  renier 
le  droit  de  l'état.  Nous  voilà  bien  loin  du  gallicanisme  des  anciens 
temps;  il  est  vrai  qu'il  ne  servirait  plus  à  rien,  et  que,  dans  une 
époque  de  publicité  universelle,  l'interdiction  de  la  publication  des 
bulles  n'aurait  aucun  sens.  Les  appels  comme  d'abus  n'empêchent 
nullement  l'épiscopat  ultramontain  de  diriger  l'église  à  son  gré.  Le 
gouvernement  français, 'qui  ne  peut  rien  chez  lui  contre  l'ultramon- 
tanisme,  peut  beaucoup  pour  celui-ci  à  Rome,  car  c'est  la  France 
qui  monte  la  garde  autour  de  Saint-Pierre,  et  qui  rend  possible, 
par  sa  protection  armée,  tout  ce  qui  serait  décidé  et  fulminé  contre 
la  société  que  nos  soldats  représentent. 

Si  des  gouvernemens  nous  passons  aux  diverses  églises  pour 
suivre  le  mouvementées  esprits  religieux  à  la  veille  du  concile, 
nous  verrons  se  produire  des  tendances  bien  tranchées  et  même 
très  opposées.  Laissant  de  côté  pour  le  moment  Rome  et  la  papauté, 
recueillons  les  principales  manifestations  faites  par  les  deux  grands 
partis  qui  divisent  le  catholicisme  au  moment  où  ils  se  préparaient 
au  solennel  et  décisif  rendez-vous  du  Vatican.  Le  parti  ultramontain 
s'est  tout  de  suite  montré  plein  d'un  arrogant  espoir;  il  se  savait  en 
majorité  coisidérable  efde  plus  en  parfaite  harmonie  avec  le  saint- 
siége.  L'Orient  tout  entier,  avec  ses  vicaires  apostoliques  sortis  du 
collège  de  la  Propagande,  lui  appartenait.  Ces  hommes  simples  et 
dévoués,  sans  grande  instruction  et  sans  indépendance,  ont  le  culte 
de  la  papauté.  L'Afrique  du^sud  valait  l'Orient  à  cet  égard.  Bien  que 
le  catholicisme  'aux  États-Unis  ait  su  se  plier  avec  une  admirable 


LE    CONCILE    DB    VATICAN.  165 

souplesse  aux  libres  institutions,  bien  que  les  quelques  évêques  nés 
sur  le  sol  de  la  république  soient  tous  libéraux  en  politique,  plu- 
sieurs d'entre  eux  ont  donné  des  gages  à  l'ultramontanisme,  qui 
compte  également  sur  les  évêques  irlandais.  Cependant  une  por- 
tion du  clergé  américain  a  réclamé  la  liberté  de  l'église  vis-à-vis 
des  pouvoirs  civils;  cette  manifestation  a  fait  concevoir  des  espé- 
rances exagérées  sur  ses  dispositions,  car  il  est  certain  que  cette 
fois  la  minorité  seule  avait  parlé.  L'église  catholique  de  la  Grande- 
Bretagne  est  tout  entière  gagnée  au  parti  papal;  la  fraction  irlan- 
daise, qui  a  su  maintenir  son  indépendance  dans  une  glorieuse 
pauvreté  en  repoussant  tout  salaire  de  l'état,  est  plus  fanatique 
qu'éclairée.  Elle  a  les  ardeurs  d'une  minorité  longtemps  persécu- 
tée, et  la  grande  mesure  réparatrice  qui  vient  d'illustrer  le  ministre 
Gladstone  n'a  pas  réussi  à  la  calmer.  L'église  catholique  anglaise 
proprement  dite  est  poussée  aux  extrêmes  par  un  double  motif  :  elle 
est  séparée  du  culte  national,  en  outre  elle  est  essentiellement  une 
église  de  convertis,  sans  avoir  d'ailleurs  aucune  chance  d'entamer 
le  roc  anglo-saxon.  Son  représentant  le  plus  distingué,  l'arche- 
vêque Manning,  est  un  ancien  fcllow  d'Oxford.  L'un  des  premiers,  il 
a  levé  le  drapeau  de  l'infaillibilité  pontificale  dans  un  manifeste  qui 
a  fait  sensation  et  donné  le  ton  au  parti.  Les  luttes  passionnées  dont 
la  Belgique  est  le  théâtre  entre  les  catholiques  et  les  libéraux  ont 
jeté  la  majorité  des  premiers  dans  l'ultramontanisme  le  plus  fou- 
gueux. M.  Dechamps  a,  lui  aussi,  publié  sur  l'infaillibilité  du  saint- 
père  un  mandement  qui  a  eu  un  retentissement  considérable  ;  il  a 
contribué  à  dessiner  les  positions  avant  le  concile.  Genève  a  fourni 
au  même  parti  l'un  de  ses  orateurs  les  plus  agréables,  couvrant  de 
fleurs  les  doctrines  absolues;  c'est  M.  Mermillod,  évêque  d'Hébron, 
qui  est  tout  ensemble  ultramontain  et  radical,  toujours  aimable  et 
onctueux.  Les  ultramontains  d'Italie  sont  des  hommes  d'action  qui 
ne  savent  ni  parler  ni  écrire;  avec  leurs  confrères  d'Espagne,  ils  re- 
présentent au  concile  ces  moines  utiles  qui,  au  dire  de  Pascal,  rem- 
placent les  raisons  pour  les  autoritaires  à  bout  d'argumens. 

Le  contingent  ultramontain  venant  de  France  a  une  bien  autre 
importance  certes;  il  a  pour  lui  le  nombre,  car  depuis  le  commen- 
cement du  siècle  l'ancien  gallicanisme  a  de  plus  en  plus  perdu  de 
son  crédit.  La  plupart  des  séminaires  appartiennent  à  la  tendance 
papale.  Saint-Sulpice  se  défend  encore  quelque  peu  au  nom  de  ses 
glorieuses  traditions.  Un  journaliste  passé  maître  dans  l'invective  a 
beaucoup  contribué  à  ce  revirement  des  esprits.  Il  a  repris  tous  les 
thèmes  de  la  Civiltà  catlolira,  les  a  dépouillés  de  leur  lourde  enve- 
loppe scolastique  et  les  a  taillés  en  quelque  sorte  en  llèches  acérées, 
trempées  dans  ce  fiel  dévot  qui  est  le  fiel  le  plus  amer  et  le  plus  pé- 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nétrant.  Il  a  organisé  en  faveur  du  concile  une  souscription  à  grand 
fracas,  qui  n'était  qu'un  moyen  d'agiter  l'opinion.  «  0  sainte  Vierge, 
s'écriait  un  souscripteur,  le  pape  vous  a  proclamée  immaculée,  faites 
qu'il  soit  infaillible!  »  C'était  une  heureuse  application  de  la  loi  des 
échanges  :  donnant^  donnant.  Au  moment  du  départ  pour  Rome,  les 
mandemens  ultramontains  se  sont  mis  à  pleuvoir  comme  grêle.  Plu- 
sieurs évêques  ont  transformé  leurs  adieux  en  scènes  pathétiques; 
ils  se  sont  fait  remettre  en  grand  apparat  des  adresses  qui  les  sup- 
pliaient de  pousser  à  la  proclamation  de  l'infaillibilité  du  saint-père. 
Reconnaissant  une  voix  du  ciel  dans  ce  qui  n'était  que  l'écho  de  leur 
propre  pensée,  ils  ont  promis  de  se  conduire  à  Rome  en  courageux 
confesseurs. 

Le  catholicisme  libéral  a  bien  des  degrés.  S'il  compte  des  adhé- 
rens  dans  tous  les  pays,  même  en  Angleterre  et  en  Relgique,  il  n'est 
nulle  part  aussi  décidé,  aussi  hardi  qu'en  Allemagne.  On  n'habite 
pas  impunément  cette  terre  classique  de  la  libre  science.  Le  génie 
de  la  race  se  plie  difficilement  au  joug,  du  moins  dans  le  domaine 
de  la  pensée,  car  l'Allemagne  s'est  souvent  montrée  trop  docile  dans 
la  vie  politique.  Le  contact  avec  les  grandes  églises  de  la  réforme  a 
été  très  salutaire  au  catholicisme  germanique,  qui,  loin  de  s'enfermer 
dans  ses  séminaires  comme  dans  une  citadelle  d'obscurantisme,  s'est 
mêlé  à  la  vie  universitaire,  si  indépendante  eii  Allemagne.  A  Mu- 
nich, à  Tubingue,  il  a  eu  ses  écoles,  illustrées  par  des  travaux  con- 
sidérables. 11  a  pu  revendiquer  pour  des  hommes  comme  Hœfele  et 
Mœhler  une  place  distinguée  dans  la  phalange  des  grands  théolo- 
giens du  XIX*  siècle.  L'ultramontanisme  ne  trouvait  pas  les  condi- 
tions favorables  pour  se  développer  sur  cette  terre  de  la  science 
large  et  profonde  et  de  la  piété  mystique;  il  parvenait  sans  doute 
à  s'y  établir,  mais  il  n'y  exerçait  aucune  prépondérance,  si  ce  n'est 
dans  quelques  contrées  de  l'Allemagne  du  sud.  Dès  que  la  bulle 
d'indiction  du  concile  parut  avec  le  commentaire  et  le  programme 
de  la  Cimltà  cattolica^  la  résistance  aux  prétentions  des  jésuites 
commença  de  s'organiser.  Au  mois  de  juillet,  la  Gazette  de  Co- 
logne publiait  le  manifeste  dit  des  catholiques  (dlcmands,  qui  fai- 
sait entendre  des  bords  du  Rhin  les  vœux  des  laïques  pieux  et 
distingués.  Yoici  en  substance  ce  qu'ils  réclamaient  avec  autant  de 
modération  que  de  fermeté  au  nom  des  plus  chers  intérêts  de  l'é- 
glise :  (c  Si  dans  un  concile  général  les  évêques  ont  seuls  le  droit 
de  délibérer,  les  pensées  et  les  désirs  de  tous  les  membres  de  l'église 
doivent  être  pris  en  considération;  les  laïques  peuvent  aussi  bien 
que  les  prêtres  avoir  de  l'influence  sur  les  décisions  d'un  concile. 
Les  laïques  ultramontains  ne  se  font  pas  faute  de  cette  intervention 
dans  des  journaux  passionnés  qui  parlent  certes  assez  haut.  Ce  parti 


LE    CONCILE    DU    VATICAN.  167 

n'a-t-il  pas  à  Rome  son  organe  dans  la  Cirillà  catlolira,  qui  tend 
résolument  à  la  réalisation  de  ses  plans?  Et  nous  n'aurions  pas  le 
droit  de  dire  :  Nous  ne  partageons  pas  ces  vues  et  ces  espérances; 
nous  les  combattons  au  contraire  de  toute  notre  énergie  !  »  Les  ca- 
tholiques allemands  insistent  sur  ces  quatre  points.  Ils  demandent 
que  l'église  renonce  à  toute  force  politique,  que  les  deux  grands 
pouvoirs  se  meuvent  chacun  dans  sa  sphère,  et  qu'on  en  finisse  à 
jamais  avec  tout  ce  qui  rappelle  la  théocratie  du  moyen  âge.  «  Rien, 
disent-ils,  n'éloigne  plus  de  l'église  les  esprits  que  la -crainte  d'un 
régime  qui  mettrait  la  violence  au  service  de  la  religion.  L'état 
n'est  jamais  plus  chrétien  que  lorsqu'il  reconnaît  la  nécessité  de 
s'arrêter  aux  limites  de  l'ordre  naturel  et  de  ne  pas  empiéter  sur 
l'ordre  surnaturel,  en  laissant  pleine  liberté  à  la  conscience  et  à  la 
religion.  »  Le  second  point  réclamé  est  que  l'église  prenne  une  posi- 
tion normale  vis-à-vis  de  la  culture  intellectuelle  et  de  la  science; 
il  est  temps  de  mettre  un  terme  à  de  vains  et  dangereux  anathèmes. 
Le  troisième  point  est  la  participation  des  laïques  à  la  vie  de  l'église, 
la  préoccupation  des  soulTrances  du  peuple  et  la  nécessité  de  nou- 
veaux efforts  pour  ramener  les  frères  séparés.  Enfin  les  catholiques 
de  Coblentz  réclament  la  suppression  de  l'index  romain,  lequel  ren- 
drait impossible  la  discussion  éclairée  et  impartiale  avec  les  adver- 
saires du  christianisme. 

Le  manifeste  de  Cologne  fut  suivi  d'une  série  de  lettres  insérées 
sous  le  pseudonyme  de  Janus  dans  la  Gazette  dAugsbourg.  Ces  let- 
tres ont  été  réunies  en  volume.  On  en  attribue  l'inspiration,  sinon 
la  composition,  au  célèbre  chanoine  Dollinger,  qui  a  pris  la  tète 
de  résistance  au  parti  ultramontain.  Savant  illustre,  théologien  et 
historien  de  premier  ordre,  M.  Dollinger  a  le  droit  d'élever  la  voix 
dans  son  église,  car  il  lui  a  rendu  d'immenses  services  par  ses  tra- 
vaux d'histoire  et  de  controverse.  Dans  son  ouvrage  sur  le  pouvoir 
temporel  des  papes,  paru  en  1858,  il  déclarait  sans  détour  que  ce 
pouvoir  était  le  talon  d'Achille  du  catholicisme.  Dollinger  est  un 
écrivain  nerveux,  éloquent,  et  jouit  dans  son  pays  de  la  plus  juste 
considération.  S'il  n'a  pas  écrit  Janus,  il  l'a  du  moins  confirmé  par 
une  brochure  énergique  publiée  à  Ratisbonne,  à  la  veille  du  con- 
cile, sous  ce  titre  :  Considérations  proposées  aux  évcques  du  con- 
cile sur  la  question  de  V infaillibilité  du  pape.  C'est  un  résumé  vif 
et  substantiel  des  lettres  de  la  Gazelle  d  Augsbourg.  Janus  est  l'acte 
d'accusation  le  plus  formidable  qui  ait  jamais  paru  contre  la  curie 
romaine,  car  il  retrace  son  histoire,  et  présente  un  tableau  complet 
de  ses  usurpations  et  de  ses  fraudes.  Qu'on  en  juge  par  ce  fragment 
de  la  préface  : 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Nous  avons  écrit  sous  l'impression  d'un  danger  sérieux  qui  menace 
tout  d'abord  l'église  catholique  et  sa  situation  intérieure;  mais,  —  et  il 
ne  peut  en  être  autrement  en  présence  d'une  organisation  qui  embrasse 
180  millions  d'hommes,  —  ce  danger  prend  de  plus  vastes  proportions 
encore,  et,  se  transformant  en  un  grand  problème  social,  il  menace 
également  les  associations  ecclésiastiques  et  les  nations  séparées  de  l'é- 
glise catholique. 

((  Ce  danger  ne  date  point  d'hier,  et  n'a  point  pris  naissance  avec  la 
convocation  du  concile.  Depuis  vingt-quatre  ans  déjà,  le  mouvement 
rétrograde  a  commencé  à  se  faire  sentir  dans  l'église  catholique,  et  au- 
jourd'hui, comme  une  marée  montante,  il  cherche,  à  l'aide  d'un  con- 
cile, à  envahir  l'église  entière  et  à  en  absorber  toute  la  force  vitale. 

«  Nous,  —  et  il  faut  entendre  ce  pluriel,  non  dans  un  sens  figuré,  mais 
au  pied  de  la  lettre,  —  nous  reconnaissons,  en  ce  qui  concerne  l'église 
catholique  et  sa  mission,  appartenir  à  cette  opinion  que  nos  adversaires 
nomment  libérale.  Nous  partageons  les  vues  de  ceux  qui  tiennent  une 
réforme  générale  et  décisive  de  l'église,  ou  immédiate  ou  différée,  pour 
aussi  nécessaire  qu'inévitable. 

«  Pour  nous,  l'église  catholique  ne  s'identifie  nullement  avec  le  pa- 
pisme :  d'où  il  suit  que,  malgré  la  communauté  ecclésiastique  exté- 
rieure, nous  sommes  au  fond  profondément  séparés  de  ceux  dont  l'idéal 
ecclésiastique  est  un  empire  universel  régi  par  un  monarque  spirituel 
et,  s'il  est  possible,  temporel,  —  un  empire  de  contrainte  et  d'oppres- 
sion, dans  lequel  le  pouvoir  séculier  prête  son  bras  aux  dépositaires  de 
la  puissance  ecclésiastique  pour  réprimer  et  étouffer  tout  mouvement 
désapprouvé  par  elle. 

«  Nous  ne  nous  dissimulons  pas  que  plus  d'une  voix  reprochera  aux 
auteurs  de  ce  livre  de  nier  la  papauté  jusque  dans  ses  fondemens.  Le 
nombre  est  grand,  en  effet,  de  ceux  pour  qui  ce  mot  biblique  n'a  plus 
de  sens  :  meliora  sunt  vulnera  diUgentis,  quam  fraiidulenla  oscula  odien- 
tis.  Ceux-là  se  refuseront  à  comprendre  qu'on  puisse  aimer  et  honorer 
une  institution  en  même  temps  qu'on  en  dévoile  les  imperfections,  qu'on 
en  dénonce  les  vices,  et  qu'on  en  signale  de  propos  délibéré  l'acfion 
pernicieuse.  Dans  leur  opinion,  on  devrait  taire  avec  soin  des  choses  de 
cette  nature,  ou  tout  au  moins  ne  les  mentionner  qu'en  les  excusant.  Il 
y  a  longtemps  qu'on  a  inventé  pour  ce  déni  de  devoir  l'expression  de 
piété... 

"  Nous  estimons  au  contraire  que  notre  piété  se  doit  avant  tout  à 
l'institution  divine  de  l'église  et  à  la  vérité,  et  c'est  précisément  cette 
piété  là  qui  nous  incite  à  nous  élever  franchement  et  sans  détours  contre 
toute  transformation  et  altération  de  l'une  ou  de  l'autre...  Qu'il  nous 
soit  permis  d'invoquer,  comme  preuve  qu'ici  nous  n'agissons  que  dans 
l'esprit  de  l'église,  deux  sentences,  dont  l'une  émane  d'un  pape  et 


LE    CONCILE    DU    VATICAN.  169 

l'autre  d'un  saint  vénéré.  Innocent  III  dit  en  effet  :  Faîsitas  suh  velamine 
sanclilalis  lolerari  non  débet.  Et  saint  Bernard  déclare  :  Melius  est  ut 
scandalam  oriatur,  quam  veritas  relinquatur.  » 

Un  livre  plus  hardi  encore  que  Jamis  l'a  suivi  de  près,  il  est  in- 
titulé :  Rt'' forme  de  t église  romaine  dans  sa  tête  et  dans  ses  mem- 
bres^ tâche  du  prochain  concile  (1).  L'auteur  s'occupe  moins  du 
passé  que  de  l'avenir;  il  évite  tous  les  mots  irritans.  Il  se  contente 
de  caractériser  en  quelques  traits  rapides  et  précis  la  situation  dans 
laquelle  le  romanisme  jésuitique  a  mis  l'église  ;  puis  il  indique  les 
remèdes  que  réclament  des  maux  si  graves. 

«  Mon  livre,  dit  l'auteur,  se  produit  comme  la  libre  parole  d'un  Alle- 
mand qui  porte  en  son  cœur  les  intérêts  du  catholicisme.  Cette  parole 
réclame  la  réforme  de  l'église  catholique  dans  sa  tête  et  dans  ses 
membres,  la  guérison  des  maux  dont  l'afTlige  la  curie  romaine.  Celle-ci 
a  blessé  à  mort  l'église  par  la  centralisation  de  tous  les  pouvoirs  ecclé- 
siastiques à  Rome,  par  ses  appels  sans  cesse  renouvelés  à  la  force  ma- 
térielle pour  soutenir  des  décrets  ecclésiastiques,  par  son  obstination  à 
maintenir  des  principes  sociaux  en  opposition  avec  toutes  les  idées  eî 
les  besoins  du  temps-,  elle  a  exclu  les  laïques  de  toute  participation  àki 
vie  de  l'église  et  maudit  toute  science  qui  ne  reçoit  pas  ses  consignes. 
C'est  ainsi  qu'elie  a  déshonoré  le  catholicisme  en  présentant  l'église 
comme  une  institution  de  police  dans  Tordre  social  et  une  puissance  do 
ténèbres  dans  l'ordre  intellectuel.  » 

L'auteur  rappelle  en  finissant  ce  mot  de  saint  Ambroise  :  «  rien 
n'est  si  dangereux  auprès  de  Dieu,  si  honteux  auprès  des  hommes 
pour  un  prêtre  que  de  ne  pas  dire  librement  son  sentiment.  »  C'est 
le  pur  amour  de  la  vérité  qui  le  fait  parler,  et  son  unique  désir  est 
de  «  ranimer  sur  la  terre  ce  feu  que  le  Christ  y  a  allumé  pour  dé- 
vorer l'erreur  et  le  mal.  » 

Ces  manifestations  précédèrent  la  fameuse  déclaration  de  Fulda, 
signée  par  vingt  évoques  allemands.  Celle-ci  était  tenue  à  une  grande 
modération  de  langage,  on  peut  même  dire  qu'elle  l'a  exagérée.  Ce- 
pendant la  pe;isée  das  évêques  signataires  n'est  pas  douteuse;  au 
fond,  ils  protestent  contre  tout  ce  qu'on  prépare  à  Rome,  mais  ils 
usent  de  l'artifice  imaginé  par  les  grands  de  la  cour  de  Perse  pour 
donner  des  avis  h.  leur  souverain.  Ces  seigneurs  n'avaient  trouvé 
rien  de  mieux  que  de  le  louer  pompeusement  des  qualités  qu'ils  lui 
souhaitaient  et  qui  lui  manquaient.  <(  0  grand  roi,  que  vous  êtes  gé- 
néreux! »  lui  disaient-ils  quand  ils  le  trauvaient  avare.  C'est  ainsi 

(1)  Reform  der  romischen  Kirche  in  Haupt  uni  Gliedern. 


170  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

que  les  évêques  de  Fulda,  qui  craignent  à  juste  titre  que  le  concile 
ne  fasse  de  nouveaux  dogmes,  qu'il  ne  condamne  la  société  mo- 
derne, et  qu'il  n'ait  pas  la  liberté  suffisante,  ne  se  font  pas  faute  de 
dire  dans  leur  adresse  :  «  Jamais  un  concile  œcuménique  ne  pour- 
rait formuler  un  nouveau  dogme  qui  ne  serait  pas  contenu  dans  la 
sainte  Écriture  et  dans  la  tradition  apostolique.  Jamais  un  concile 
œcuménique  ne  pourrait  formuler  des  maximes  qui  seraient  en  op- 
position avec  la  justice  et  le  droit  de  l'état,  avec  les  vrais  intérêts 
de  la  science  et  de  la  liberté  légitime.  Rien  n'est  moins  fondé  que  la 
crainte  que  le  concile  manque  de  la  liberté  nécessaire  à  ses  délibé- 
rations. »  Pour  des  lecteurs  de  la  Civiltà  caUolira,  le  tour  est  in- 
génieux; mais,  quelque  habile  et  révérencieuse  que  soit  l'adresse 
de  Fulda,  le  sens  en  est  clair  :  elle  prend  nettement  parti  contre 
l'ultramontanisme  et  son  programme. 

L'église  catholique  hongroise  a  conservé  un  esprit  très  libéral. 
Elle  est  plus  décidée  qu'aucune  autre  à  repousser  les  prétentions  de 
la  curie.  Qu'on  en  juge  par  le  ferme  langage  que  tenait  cet  été  l'un 
de  ses  membres  les  plus  distingués  à  un  congrès  catholique  réuni  à 
Pesth  : 

«  Le  monde  catholique  est  à  la  veille  de  grands  événemens.  Ne  dissi- 
mulons rien  et  disons  ouvertement  ce  que  chacun  sait.  Le  monde  catho- 
lique est  divisé  en  deux  grands  partis  :  l'un ,  libéral ,  qui  veut  marcher 
d'accord  avec  l'état  moderne ,  —  l'autre  ultramontain,  qui  a  horreur 
de  la  liberté  de  penser  la  plus  timide.  J'ai  l'intime  conviction  que  les 
représentans  catholiques  hongrois  réunis  dans  cette  assemblée,  animés 
par  la  foi  religieuse  et  l'amour  de  la  patrie,  n'oubliant  pas  que  leurs 
travaux  intéressent  l'église  et  le  pays,  —  que  l'histoire  les  jugera  im 
jour,  se  prononceront  sans  hésiter  en  faveur  des  idées  catholiques  libé- 
rales. 

«  L'Évangile  n'est  nullement  ennemi  du  libéralisme;  bien  plus,  comme 
source  de  l'amour  éternel,  comme  rayon  de  la  lumière  divine,  il  est  le 
libéralisme  même.  Le  congrès,  je  l'espère,  exprimera  hardiment  et  net- 
tement cette  idée,  et  ses  membres,  par  tous  leurs  actes,  prouveront 
qu'ils  entendent  servir  l'église  et  la  patrie  en  la  popularisant.  Aucun 
d'eux  ne  voudra  soutenir  le  parti  qui,  cherchant  à  s"identiricr  avec  l'é- 
glise, s'etïorce  de  prouver  que  celle-ci  est  l'ennemie  jurée  de  l'état  mo- 
derne et  conduit  ainsi  le  catholicisme  à  sa  perte.  » 

Dans  le  tableau  tracé,  dit-on,  pour  le  saint-père,  afin  qu'il  puisse 
d'un  coup  d'œil  se  faire  une  idée  de  l'esprit  des  diverses  églises, 
le  Portugal  est  mis  à  côté  de  la  Hongrie  comme  appartenant  au 
parti  de  la  résistance  libérale.  Nous  ne  savons  pas  bien  quelle  place 
y  occupe  la  France.  Si  l'on  compte  les  suffrages,  elle  doit  être 


LE   CONCILE    DU    VATICAN.  171 

marquée  de  blanc;  si  on  les  pèse,  elle  doit  être  très  mal  classée 
sur  ce  fameux  tableau,  car  il  est  certain  que  l'élite  morale  et  intel- 
lectuelle de  son  haut  clergé  appartient  à  la  tendance  libérale,  à 
commencer  par  l'archevêque  de  Paris,  vrai  fils  de  la  France  mo- 
derne qui  a  mérité  la  haine  de  la  curie  romaine.  On  a  lu  cette  fa- 
meuse lettre  où  le  pontife  lui  reproche  sa  soumission  aux  lois  de 
son  pays  avec  non  moins  d'acrimonie  que  sa  résistance  à  l'absolu- 
tis.îie  romain.  M.  l'archevêque  de  Paris  s'est  exprimé  très  modéré- 
ment sur  le  concile,  mais  sa  personne  même  vaut  un  mandement 
libéral.  La  faculté  de  théologie  de  la  Sorbonne  est  demeurée  fidèle 
à  ses  glorieuses  traditions.  On  sait  le  bruit  qu'a  fait  le  remarquable 
livre  sur  le  concile  général  et  la  paix  religieuse,  de  son  doyen,  le 
savant  abbé  Maret,  qui  discute  pied  à  pied  les  affirmations  de  l'ul- 
tramontanisme.  Non  content  de  réclamer  la  supériorité  du  concile 
sur  le  pape,  il  demande  la  périodicité  des  assemblées  délibérantes 
de  l'église.  Son  collègue  l'abbé  Gratry  vient  d'entrer  en  lice  en 
s'attaquant  avec  verve  à  une  falsification  de  l'histoire  due  aux  doc- 
teurs ultramontains  ;  il  s'agit  de  la  condamnation  prononcée  par  le 
sixième  concile  œcuménique  contre  le  pape  Honorius.  «  Le  seul  fait, 
dit-il  dans  sa  première  lettre,  des  falsifications  systématiques  du 
bréviaire  romain  toujours  dans  le  sens  de  la  souveraineté  absolue 
et  de  l'infaillibilité  séparée,  ce  seul  fait,  et  il  y  en  a  d'autres,  suffit 
à  nous  interdire  devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  aux  yeux  de  la 
foi  et  de  l'honneur,  de  rien  proclamer  dans  ce  sens  de  trop  suspect, 
puisqu'il  a  pour  allié  le  mensonge.  »  Une  tempête  d'injures  s'est 
déchaînée  à  ce  sujet  du  côté  des  ultramontains  contre  l'abbé  Maret 
et  l'abbé  Gratry.  Le  mandement  d'adieu  de  M.  Dupanloup  a  été 
pour  le  clergé  français  ce  qu'a  été  le  manifeste  de  Fulda  pour  l'Al- 
lemagne. En  prenant  aussi  nettement  parti  contre  l'opportunité  du 
nouveau  dogme,  l'évêque  d'Orléans  a  effacé  aux  yeux  de  Rome  tous 
les  services  qu'il  avait  rendus,  spécialement  dans  la  campagne  rela- 
tive au  pouvoir  temporel.  Ni  l'âge  ni  de  cruelles  souffrances  n'ont 
pu  amortir  l'ardeur  de  M.  de  Montalembert;  il  est  encore  l'un  des 
plus  vaillans  dans  son  parti,  et  il  est  certainement  le  plus  hardi- 
"ment  libéral.  On  s'en  est  bien  aperçu  en  lisant  la  lettre  qu'il  a  en- 
voyée aux  catholiques  allemands  pour  souscrire  à  leur  programme. 
Pour  M.  Arnaud  (de  l'Ariége),  qui  combat  depuis  longtemps  la  pa- 
pauté temporelle,  le  dogme  de  l'infaillibilité  est  une  prétention  in- 
justifiable; il  montre  dans  son  livre  sur  V Église  et  la  révolution  la 
profondeur  de  l'abîme  creusé  par  les  docteurs  du  Gesii  et  les  ency- 
cliques entre  la  société  moderne  et  l'église.  M.  de  Metz-Noblat,  l'un 
des  membres  de  la  ligue  libérale  de  Nancy,  exprimait  en  ces  termes 
les  angoisses  des  consciences  qui  ne  veulent  pas  séparer  la  liberté 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  l'église  :  «  que  sera-ce  quand  personne  ne  pourra  plus  dire  :  Je 
suis  catholique,  et  cependant  je  n'aspire  point  à  établir  la  domina- 
tion de  l'église  sur  l'état!  »  Si  pour  M.  de  Metz-Noblat  la  coupe  est 
déjà  pleine,  il  n'est  pas  étonnant  qu'elle  ait  débordé  pour  le  père 
Hyacinthe,  le  premier  prédicateur  de  la  chaire  catholique,  qui  se 
trouvait  aux  prises  avec  la  tyrannie  romaine,  dont  il  dépendait  di- 
rectement par  sa  situation.  On  a  beaucoup  discuté  ce  grand  acte, 
qui  est  avant  tout  un  grand  sacrifice,  surtout  dans  un  pays  latin 
comme  le  nôtre,  qui  dit  si  volontiers  vœ  solis  et  n'admet  guère  les 
nobles  initiatives.  On  en  a  contesté  l'opportunité,  comme  si  l'heure 
de  la  conscience  n'était  pas  l'heure  de  Dieu  même,  comme  si  toutes 
les  raisons  secondaires  ne  s'effaçaient  pas  devant  le  devoir  d'être 
fidèle  à  ses  convictions.  En  tout  cas,  le  père  Hyacinthe  a  dit  tout 
haut  ce  que  tout  catholique  libéral  dit  à  mots  plus  ou  moins  cou- 
verts. Son  appel  au  Christ  a  été  une  parole  décisive  dont  on  verra 
plus  tard  la  fécondité. 

Rome,  on  le  comprend,  n'est  pas  restée  inactive  dans  cette  pé- 
riode de  préparation,  d'autant  plus  qu'elle  entendait  bien  la  faire 
servir  à  ses  desseins,  qu'elle  assimile  d'emblée  aux  décrets  éternels. 
C'est  la  conviction  du  saint-père,  qui  est  engagé  directement  par 
sa  foi  religieuse  dans  le  parti  des  zelanti  les  plus  extrêmes.  Il  ne 
se  tient  pas  sur  ces  hauteurs  sereines  où  le  pontife  d'une  grande 
église,  comme  le  souverain  d'un  grand  état,  pourrait  se  croire  obligé 
de  demeurer,  afin  d'exercer  un  pouvoir  modérateur.  Non,  il  agit 
comme  le  vrai  chef  de  l'ultramontanisme.  Sans  doute  il  en  est  de 
lui  comme  de  tous  les  chefs  des  partis  politiques  ou  religieux,  il 
suit  l'impulsion  plutôt  qu'il  ne  la  donne.  Les  jésuites  ont  trouvé  en 
lui  un  soutien  d'autant  plus  précieux  qu'il  est  sincère.  Nulle  âme 
n'est  plus  droite,  plus  pure.  Une  auréole  de  bonté  ceint  son  front, 
son  accueil  est  paternel,  mélangé  d'autorité  et  de  familiarité.  Sa 
piété  est  profonde,  mais  aussi  aveugle  que  celle  de  la  plus  humble 
paysanne  de  la  campagne  romaine.  11  a  toujours  agi  par  une  sorte 
d'inspiration;  même  aux  jours  de  son  libéralisme  et  de  sa  popu- 
larité, il  ne  décidait  l'acte  le  plus  simple  qu'après  avoir  consulté 
son  crucifix,  méthode  de  gouvernement  fort  dangereuse  quand  il 
s'agit  de  mesures  où  la  raison  et  le  jugement  peuvent  seuls  pronon- 
cer. «  Il  met  toujours  les  sublimités  du  ciel  dans  las  bas-fonds  de  la 
politique,  »  disait  de  lui  un  de  ses  anciens  ministres.  Cette  nature 
mobile  et  ardente  explique  le  revirement  de  ses  opinions  à  la  suite 
du  mouvement  de  18Ù9.  Depuis  lors,  Gaëte  a  été  le  Sinaï  de  Pie  IX; 
c'est  à  la  lueur  des  éclairs  de  la  révolution  qu'il  a  cru  recevoir, 
comme  un  nouveau  Moïse,  les  tables  de  la  loi.  Les  jésuites  y  ont 
écrit  les  doctrines  du  SyUahus,  et  le  saint-père  croit  défendre  Dieu 


LE    CONCILE    DU    VATICAN.  173 

même  en  les  promulguant,  car  il  y  met  toute  sa  conscience.  Il  pu- 
rifie en  quelque  sorte  au  feu  de  sa  piété  les  calculs  du  Gesù,  qui 
sont  d'un  ordre  bien  diiïérent.  Bon  jusqu'à  la  tendresse  quand  sa 
foi  n'est  pas  en  jeu,  il  est  susceptible  de  devenir  implacable  pour 
des  motifs  religieux.  L'église  catholique  ne  pouvait,  dans  les  temps 
que  nous  traversons,  posséder  un  pape  plus  respectable  et  plus 
dangereux.  Plutôt  moine  exact  et  austère  que  théologien,  il  connaît 
très  médiocrement  l'histoire  de  l'église  ;  aussi  va-t-il  droit  à  son 
but,  sans  être  arrêté  par  aucune  considération  :  de  là  son  interven- 
tion constante  et  passionnée  dans  la  préparation  et  dans  la  con- 
duite du  concile. 

Longtemps  avant  le  8  décembre  1869 ,  le  pape  avait  pris  parti 
pour  la  droite  extrême  par  un  bref  explicite  adressé  à  M»'"  Dechamps 
à  l'occasion  de  sa  brochure  sur  l'infaillibilité  du  successeur  de  saint 
Pierre.  D'ailleurs  la  Civilià  cattolica,  qui,  comme  nous  l'avons  dit, 
est  devenue  une  véritable  institution  pontificale  organisée  par  l'au- 
torité supérieure,  donnait  tous  les  jours  la  pensée  de  Pie  IX,  et  c'est 
avec  son  assentiment,  si  ce  n'est  sur  son  ordre,  qu'elle  a  publié  le 
fameux  programme  qui  a  soulevé  tant  d'opposition.  Le  pape,  aussitôt 
la  bulle  d'indiction  lancée,  a  envoyé  aux  évêques  un  questionnaire 
qui  révèle  ses  préoccupations,  car  il  porte  sur  les  moyens  d'abolir 
le  mariage  civil,  les  écoles  laïques,  sur  le  danger  de  l'introduction 
des  domestiques  hérétiques  dans  les  maisons  pieuses  et  sur  la  pro- 
fanation des  cimetières,  qui  ne  sont  plus  uniquement  ouverts  aux  ca- 
tholiques. Rien  de  plus  étroit  que  cette  consultation  demandée  par 
la  papauté  à  l'épiscopat  du  monde  entier.  On  la  voit  uniquement 
soucieuse  de  resserrer  les  liens  de  l'esclavage  spirituel  sans  qu'au- 
cune des  grandes  questions  du  temps  soit  seulement  abordée. 

Le  soin  principal  du  saint-père  avant  le  concile  a  été  d'organi- 
ser les  congrégations  appelées  à  élaborer  les  décrets  qui  devaient 
être  soumis  à  la  haute  assemblée.  Ces  congrégations  se  sont  distri- 
bué la  besogne  de  manière  à  avoir  des  formules  prêtes  sur  tous  les 
points  de  la  foi,  de  la  morale  sociale  et  de  la  discipline.  Formées 
de  prélats  romains  et  de  théologiens  de  divers  pays,  elles  étaient 
présidées  par  des  cardinaux  et  entièrement  inspirées  par  les  grands 
docteurs  de  la  Civilià  cattolica.  On  espérait  qu'elles  abrégeraient 
si  bien  la  tâche  du  concile  qu'il  se  bornerait  à  sanctionner  leur  tra- 
vail. Les  scribes  du  Gesii  insistaient  beaucoup  dans  leurs  publi- 
cations sur  ce  que  l'excellence  d'un  concile  pouvait  se  mesurer  à 
sa  brièveté;  au  reste,  la  Civilià  cattolica  parlait  sans  détour  d'en- 
lever les  décisions  principales  par  acclamation.  On  trouve  une  pi- 
quante révélation  de  ces  projets  dans  une  brochure  assez  naïve  in- 
titulée :  A  la  veille  du  concile  y  qui  a  été  beaucoup  louée  dans  le 


17 h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

camp  ultramontain.  «  On  prétend,  disait  assez  singulièrement  l'au- 
teur, qu'il  y  a  eu  des  évêques  offusqués  de  ce  que  de  simples  prê- 
tres aient  été  admis  au  secret  des  travaux  préparatoires  du  saint- 
siége,  lorsqu'eux-mêmes  les  ignoraient.  —  N'auraient-ils  donc  pas 
compris  qu'il  n'y  a  ici  que  l'affaire  de  chacun  son  tour,  et  que  le 
cuisinier  n'est  pas  mieux  nourri  que  son  maître  parce  qu'il  voit  le 
dîner  qu'il  prépare  avant  le  maître,  qui  ne  le  voit  que  lorsqu'il  a  l'a- 
vantage de  le  manger?  Au  concile,  ce  seront  les  évêques  qui  auront 
les  voix,  les  simples  prêtres  n'y  auront  plus  de  place.  »  Ce  français 
de  cuisine  a  un  sens  fort  clair;  les  congrégations  romaines  comp- 
taient bien  épargner  au  concile  le  soin  de  préparer  lui-même  ses 
délibérations  :  c'était  l'affaire  du  clergé  inférieur.  Les  évêques  n'au- 
raient plus  qu'à  s'asseoir  les  yeux  fermés  à  la  table  du  festin  dog- 
matique qu'on  leur  aurait  dressée.  Cette  fois  la  curie  romaine  a 
compté  sans  ses  hôtes.  C'est  qu'en  effet  il  n'était  pas  possible  que 
ce  grand  mouvement  des  esprits  au  sein  du  catholicisme  aboutît  à 
un  silence  universel.  Les  diverses  tendances  qui  s'étaient  heurtées 
dans  les  débats  préliminaires  se  sont  rencontrées  au  concile.  Une 
majorité  considérable  est  sans  doute  restée  aux  ultramontains,  grâce 
à  l'appoint  des  vicaires  apostoliques;  mais  on  a  vu  un  centre  gauche 
se  former  sous  la  direction  des  évêques  allemands.  Quelques  prélats 
anglo-américains,  parmi  lesquels  on  a  surtout  remarqué  j'évêque 
de  Savaniiah,  les  évêques  français  les  plus  distingués,  et  à  leur  tête 
M.  Dupanloup,  en  font  partie.  Un  peu  plus  à  gauche  siègent  les 
Hongrois;  l'habitude  qu'ils  ont  du  latin  leur  donne  un  sérieux  avan- 
tage, car  ils  le  parlent  fort  bien,  et  l'archevêque  HainaM  en  a  tiré 
des  accens  de  liberté  qui  ont  fait  frémir  toute  la  Propagande.  Toute- 
fois le  grand  orateur  de  cette  fraction  est  M.  Strossmayer,  évêque 
de  Surinam.  Les  portes  du  concile  ont  bien  quelques  fissures;  elles 
ont  laissé  passer  les  paroles  brûlantes  de  l'éloquent  Croate  contre 
les  règlemens  imposés  au  concile  et  les  pratiques  des  congrégations 
romaines. 

11  faut  reconnaître  en  effet  que  tout  a  été  merveilleusement  com- 
biné pour  étouffer  la  liberté  des  discussions.  D'abord  la  disposition 
de  la  sal'e  conciliaire  est  si  mauvaise  que  la  plupart  des  orateurs 
ne  sont  pas  entendus;  ensuite  il  n'y  a  pas,  à  vrai  dire,  de  débat: 
il  n'y  a  guère  qu'une  suite  de  discours  qui  ne  répondent  pas  les  uns 
aux  autres  et  qui  vont  s'ensevelir  dans  les  archives  du  Vatican.  Rien 
n'est  plus  gothique  que  toute  cette  procédure.  Le  saint-père  a  remis 
à  chaque  évoque  une  bulle  réglementaire  du  concile.  Cette  bulle  a 
soulevé  la  plus  vive  opposition,  et  un  évêque  hongrois  s'est  fait  rap- 
peler trois  fois  à  l'ordre  en  protestant  contre  ces  mesures  inouies. 
Le  pape  a  nommé  directement  une  commission  des  propositions, 


LE    CONCILE   DU    VATICAN,  175 

composée  intégralement  des  adhérens  les  plus  passionnés  de  l'ul- 
tramontanisme.  Nulle  proposition  ne  peut  être  faite  sans  en  recevoir 
l'autorisation,  qui  doit  toujours  être  confirmée  par  le  saint-père. 
C'est  mettre  un  bâillon  sur  les  lèvres  des  représentans  de  l'église 
au  moment  même  où  on  les  invite  à  délibérer  sur  ses  plus  grands 
intérêis.  La  nomination  de  cinq  autres  commissions  a  été  abandon- 
née au  concile.  Deux  sont  insignifiantes  :  l'une  est  chargée  d'exami- 
ner les  excuses  que  font  valoir  les  évêques  pour  s'absenter  de  Rome- 
l'autre,  dite  de  conciliation,  doit  juger  leurs  diflerends.  Celle-ci  eût 
été  fort  nécessaire  au  concile  de  Trente,  où  deux  évêques  se  prirent 
par  la  barbe  dans  un  débat  dogmatique.  Les  autres  commissions 
sont  celles  de  la  foi,  des  missions  et  de  la  discipline.  Les  listes  étaient 
faites  d'avance,  et  la  minorité  en  a  été  exclue  avec  un  soin  scrupu- 
leux. On  s'était  arrangé  d'ailleurs  pour  que  les  commissions  n'eus- 
sent aucune  importance.  En  efiet,  elles  ne  sont  point  charo-ées  de 
préparer  librement  les  questions  soumises  au  concile  ;  c'est  l'affaire 
des  congrégations  romaines.  Les  décrets  ou  scliemiita  sont  soumis 
au  concile  tout  entier,  et  ce  n'est  qu'en  cas  de  dissentiment  grave 
que  les  commissions  entrent  en  scène.  On  comprend  combien  un 
tel  système  rend  les  surprises  faciles.  Les  cardinaux  présidant  les 
séances  ont  un  pouvoir  dictatorial,  et  font  tout  ce  qu'ils  peuvent 
pour  renfermer  les  discussions  dans  les  plus  strictes  limites.  Au 
reste,  toute  latitude  est  laissée  au  parti  ultramontain,  toute  liberté 
est  refusée  au  parti  contraire.  A  peine  le  concile  était-il  ouvert,  que 
paraissat  une  décision  de  la  congrégation  de  V  Index  qui  frappait 
le  manifeste  des  opposans  et  interdisait  la  lecture  de  Janm  alors 
que  la  ville  était  inondée  des  produits  de  l'officine  des  jésuites.  Il 
y  a  plus,  l'archevêque  de  Malines  et  M.  Manning  peuvent  répandre 
à  profusion   leurs   attaques  contre  M.  Dupanloup;   la  permission 
d'imprimer  est  refusée  à  la  réplique.  Ainsi  l'on  accepiC  le  combat, 
mais  à  la  condition  que  l'adversaire  soit  désarmé.  Les  chaires  de 
Rome  retentissent  des  objurgations  et  des  anathèmes  des  évêques 
de  Poitiers  et  de  Tulle  contre  le  catholicisme  libéral;  celui-ci  est 
condamné  au  silence  le  plus  absolu  dans  la  ville  éternelle.  On  a 
toutes  les  immunités  contre  lui;  il  n'a  aucun  di'oit.  Défense  ex- 
presse est  faite  aux  évêques  de  se  réunir  par  nation  et  de  se  con- 
certer, ce  qui  assure  un  avantage  immense  à  ceux  qui  reçoivent 
leur  consigne  du  Vatican.  On  dit  que  pour  les  d  bats  dogmatiques 
les  mémoires  écrits  seront  substitués  aux  discours;  mais  le  plus 
grand  attentat  contre  la  liberté  du  concile  a  été  la  bulle  affichée  sur 
les  murs  dj  Rome  peu  de  jours  après  l'ouverture.  Cette  bulle  frap- 
pait d'excommunication  majeure  tous  ceux  qui  n'admettaient  pas  les 
doctrines  du  Syllabus,  ou  qui  contesteraient  le  moindre  bref  papal. 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  le  saint-père  tranchait  d'office  et  d'avance  une  partie  des  ques- 
tions qu'il  avait  l'air  de  soumettre  au  concile. 

On  se  demande  à  quoi  bon  cette  vaine  représentation.  M.  Thiers 
disait  un  jour  avec  une  haute  raison  qu'il  y  a  quelque  chose  de 
pire  que  l'absence  de  parlement,  c'est  un  parlement  fictif,  qui  n'est 
là  que  pour  faire  illusion.  Telle  est  la  grande  assemblée  du  Vati- 
can. Elle  est  certainement  moins  libre  que  le  conseil  d'état  le  plus 
soumis.  Qu'on  suppose  un  corps  législatif  où  l'on  ne  puisse  faire 
une  seule  proposition  sans  l'agrément  du  souverain,  où  le  droit  de 
réplique  directe  n'existe  pas,  où  les  commissions  soient  annulées,  où 
l'opposition  ne  puisse  faire  entendre  sa  voix,  où  toutes  les  manifesta- 
tions libérales  soient  étouffées;  il  serait  la  risée  du  monde.  Il  est  triste 
de  penser  que  l'assemblée  qui  devait  être  libre  entre  toutes,  parce 
qu'elle  traite  de  ce  qui  touche  de  plus  près  à  la  conscience,  est  au- 
dessous  du  dernier  des  parlemens.  Gomment,  devant  une  organisa- 
tion semblable,  ne  pas  se  rappeler  ce  mot  d'un  apôtre  :  «  îà  où  est 
l'esprit  de  Christ,  là  est  la  liberté?  » 

iNous  n'essaierons  pas  de  deviner,  grâce  à  des  indiscrétions  plus 
ou  moins  apocryphes,  ce  qui  s'est  débattu  au  concile  depuis  qu'il 
est  ouvert.  On  sait  que  la  minorité  a  énergiquement  discuté  sur  les 
points  de  règlement  et  de  discipline,  et  que  le  parti  romain  est  im- 
patient de  lui  enlever  ce  qu'un  polémiste  religieux  appelait  «  la  li- 
berté du  mal,  »  c'est-à-dire  la  parole.  Les  décrets  préparés  sur  les 
relations  du  pouvoir  civil  et  de  l'église  dépasseraient  toutes  les 
prévisions;  ils  formuleraient  avec  audace  la  tyrannie  religieuse 
la  plus  absolue.  L'événament  le  plus  grave  est  la  pétition  pour  l'in- 
faillibilité  papale,  qui  suit  son  cours.  Cette  démarche  prouve  que  la 
majorité  ne  recule  pas  devant  l'opposition  des  cent  cinquante  évê- 
ques  qui  protestent  dans  un  contre-document.  On  espère  encore  que 
le  concile  ne  tranchera  pas  cette  dangereuse  question;  mais  il  semble 
bien  difficile,  au  point  où  en  sont  les  choses,  qu'il  se  taise,  car  alors 
on  se  demanderait  à  quoi  sert  une  assemblée  qui  prétend  aux  lu- 
mières d'en  haut,  si  elle  ne  peut  trancher  les  problèmes  ecclésias- 
tiques ou  dogmatiques  dès  qu'ils  sont  graves,  et  parce  qu'ils  sont 
graves.  Ceux  qui  s'applaudiraient  de  cette  fin  de  non-recevoir  comme 
d'un  triomphe  se  réjouiraient  en  définitive  d'un  acte  équivalent  à 
l'abdication  de  Tautorité  conciliaire.  D'un  autre  côté,  nous  savons 
ce  qu'entraînerait  la  proclamation  du  fameux  dogme.  Aura-t-on 
recours  à  l'équivoque,  à  la  formule  élastique?  Qui  tromperait -on 
ainsi?  Ne  sait-on  pas  que  les  bulles  pontificales  donneraient  promp- 
tement  un  commentaire  qui  serait  une  définition  précise?  On  parle 
de  la  prorogation  du  concile  comme  d'un  remède.  Si  cette  proro- 
gation n'était  pas  une  dissolution  ré  jlle,  elle  ne  ferait  que  reculer 


LE    CONCILE    DU    VATICAN.  177 

et  aggraver  les  difficultés.  Une  dissolution  serait  un  aveu  d'impuis- 
sance dont  le  catholicisme  contemporain  pourrait  ne  pas  se  relever. 
On  le  voit,  la  crise  est  fort  grave.  Elle  a  mis  en  pleine  lumière  l'op- 
position tranchée,  absolue  du  catholicisme  libéral  et  de  ce  que 
M.  l'évèque  d'Orléans  appelle  le  romanisme.  \oici  en  quels  termes 
M.  l'abbé  Gratry  caractérise  dans  ses  deux  premières  lettres  cette 
tendance,  qui,  ne  l'oublions  point,  est  prépondérante  maintenant  : 
«  Le  mensonge  profitera-t-il  à  Dieu,  à  l'église,  à  la  papauté?  Ni  la  pa- 
pauté, ni  l'église,  ni  Dieu,  n'ont  voulu  le  mensonge;  numquid  in- 
diget  Dcus  mendacio  vcstro?  Aujourd'hui  les  courtisans  de  l'un  des 
douze  apôtres,  de  celui  qui  d'ailleurs  est  aux  yeux  de  tous  le  plus 
grand,  ces  coui'tisans  semblent  dire  au  peuple  chrétien  :  Il  est  tout, 
les  autres  ne  sont  rien...  Je  comprends  plus  clairement  que  jamais 
pourquoi  notre  admirable  mère,  la  sainte  église  de  Dieu,  mère  de 
l'humanité,  dont  l'âme  n'est  autre  chose  que  l'ensemble  de  tous  les 
justes  qui  ont  toujours  vécu,  je  comprends  pourquoi  notre  mère 
bien-aimée  règne  à  peine,  aujourd'hui  encore,  sur  la  vingtième 
partie  du  genre  humain.  La  raison  du  retard,  la  voici  :  c'est  l'en- 
nemi secret  et  intérieur  qui  arrête  notre  marche  ;  c'est  cette  école 
d'erreur  que  je  dénonce  et  qui  n'est  autre  chose  que  l'obstacle  prévu 
par  le  Christ,  —  ces  portes  de  l'enfer  qui  essaieront  de  prévaloir 
contre  l'église,  mais  qui  ne  pourront  prévaloir.  Or  la  vue  claire  de 
l'ennemi,  de  ses  œuvres  et  de  ses  démarches  me  remplit  d'espé- 
rance. Le  voilà,  l'ennemi  caché,  le  voilà  démasqué!  » 

Malheureusement  cet  ennemi  pourrait  être  tout  ensemble  démas- 
qué et  vainqueur  au  Vatican.  Que  sortira-t-il  de  tout  cela?  —  Il  est 
impossible  de  le  prévoir;  nous  nous  bornons  à  former  le  vœu  que 
jamais  les  hommes  qui  ont  élevé  le  drapeau  du  libéralisme  chré- 
tien dans  le  catholicisme  ne  consentent  à  l'abaisser  sous  prétexte 
de  soumission,  car  ils  contribueraient  ainsi  à  faire  confondre  l'Évan- 
gile avec  une  doctrine  d'oppression  qui  répugne  à  toutes  les  con- 
sciences droites;  ils  sacrifieraient  à  la  fausse  autorité  l'honneur  du 
christianisme  et  ce  qui  doit  être  à  leurs  yeux  le  salut  de  la  société 
moderne. 

Edmond  de  Pressensé. 


ÏOME  LXXXVI.  —  187C.  12 


ETRANGE    HISTOIRE 


II  y  a  environ  quinze  ans,  nous  raconta  M.  C...,  les  devoirs  de 
mon  service  m'amenèrent  au  chef-lieu  du  gouvernement  de  T...,  où 
je  dus  passer  quelques  jours.  Je  trouvai  un  assez  bon  hôtel ,  établi 
depuis  six  mois  seulement  par  un  tailleur  juif  qui  s'était  enrichi. 
A  ce  que  j'ai  ouï  dire,  la  maison  ne  garda  pas  longtemps  sa  renom- 
mée, accident  assez  ord.naire  chez  nous.  Alors  elle  était  dans  tout 
son  éclat.  Les  meubles  neufs  jouaient  et  craquaient  la  nuit;  on  eût 
dit  un  feu  de  fde.  Les  draps,  les  nappes,  les  serviettes,  sentaient 
le  savon;  les  planchers  peints  avaient  une  forte  odeur  d'huile  de 
chanvre,  ce  qui,  au  dire  du  premier  garçon,  gaillard  fort  déluré, 
mais  médiocrement  propre,  était  souverain  contre  la  propagation 
des  insectes.  Le  garçon  susdit,  jadis  valet  de  chambre  du  prince 
G...,  se  distinguait  par  l'aisance  de  ses  manières  et  par  son  assu- 
rance. Portant  un  habit  qui  n'avait  pas  été  fait  pour  lui,  das  souliers 
éculés,  une  serviette  sous  le  bras,  la  face  bourgeonnée,  les  mains  en 
sueur,  il  gesticulait  sans  cesse  en  lançant  quelques  petites  phrases 
insinuantes.  Tout  d'abord  il  m'avait  honoré  de  sa  protection,  me  ju- 
geant capable  d'apprécier  son  mérite  et  son  usage  du  monde.  Quant 
à  son  avenir,  c'était  une  âme  désenchantée.  —  Voulez-vous  savoir 
notre  position,  me  dit-il  un  jour,  représentez-vous  des  harengs  pen- 
dus au  séchoir.  —  Il  s'appelait  Ardalion. 

J'eus  des  visites  à  faire  aux  fonctionnaires  de  la  ville.  Grâce  à 
Ardalion,  je  me  procurai  une  calèche  et  un  valet  de  pied,  dépourvus 
de  fraîcheur  et  fort  râpés  l'un  et  l'autre;  en  revanche,  le  valet  avait 
une  livrée,  et  la  voiture  des  armoiries.  Après  mes  visites  officielles, 
j'allai  chez  un  ancien  ami  de  mon  père,  établi  à  T...  depuis  long- 
temps. Il  y  avait  bien  vingt  ans  que  je  ne  l'avais  vu.  Il  s'était  marié, 
il  était  devenu  père  de  famille,  veuf  et  fort  riche  par  suite  de  spé- 


ÉTRANGE    HISTOIRE.  179 

CLilations  sur  les  fermages,  c'est-à-dire  qu'il  prêtait  aux  fermiers  sur 
hypotlièque  et  à  gros  intérêts.  «  Courir  des  risques,  c'est,  dit-on,  faire 
acte  de  noblesse  (1).  »  Au  fond,  il  ne  courait  guère  de  risques.  Tan:iis 
que  j'étais  à  causer  avec  lui,  une  jeune  personne  d'environ  seize  ans, 
petite,  lluette,  entra  dans  le  salon,  s'avançant  sur  la  pointe  du  pied, 
d'un  pas  léger,  mais  un  peu  incertain.  —  C'est  ma  fille  aînée,  me 
dit  mon  ami,  ma  Sophie,  que  je  vous  présente.  Elle  a  remplacé  ma 
pauvre  femme  ;  elle  tient  la  maison  et  a  soin  de  S3S  frères  et  de  ses 
sœurs.  —  En  la  saluant,  tandis  qu'elle  se  glissait  sur  une  chaise,  je 
pensais  à  part  moi  qu'elle  ne  ressemblait  guère  à  une  maîtresse  de 
maison  et  à  une  institutrice.  Elle  avait  une  figure  tout  enfantine, 
rondelette,  avec  de  petits  traits  agréables,  mais  immobiles.  Ses  yeux 
bleus,  sous  des  sourcils  singulièrement  dessinés  et  également  im- 
mobiles, regardaient  avec  une  attention  étonnée,  comme  s'ils  aper- 
cevaient quelque  chose  d'inattendu.  Sa  bouche  un  peu  gonflée,  —  la 
lèvre  supérieure  légèrement  saillante,  —  ne  souriait  pas,  et  sem- 
blait n'avoir  jamais  souri.  Deux  taches  roses  allongées  se  dessi- 
naient sur  ses  joues  délicates.  De  chaque  côté  de  son  front  étroit 
pendaient  en  boucles  des  cheveux  blonds  et  fins.  Sa  poitrine  se  sou- 
levait à  peine,  et  ses  bras  se  pressaient  contre  sa  taille  avec  une  sorte 
de  gaucherie  rigide.  Elle  avait  une  robe  bleue  tombant  sans  plis, 
comme  celle  d'un  enfant,  jusqu'à  ses  pieds.  L'impression  que  pro- 
duisait cette  jeune  personne  n'était  pas  celle  d'une  nature  maladive, 
c'était  une  énigme  à  deviner.  Pour  moi,  je  ne  la  pris  pas  pour  une  pe- 
tite provinci  lie  timide,  mais  je  crus  trouver  un  caractère  singulier, 
que  je  ne  m'expliquais  pas,  qui  ne  m'inspirait  ni  attraction  ni  répul- 
sion; seulement  il  me  sembla  que  jamais  je  n'avais  rencontré  une 
âme  plus  sincère.  Une  sorte  de  pitié,  —  oui,  de  pitié,  s'éveillait  en 
moi  en  pensant  à  cette  jeune  vie  déjà  si  sérieuse  et  si  préoccupée. 
Dieu  sait  pourquoi!  — Elle  n'est  pas  de  ce  monde,  me  disais-je,  bien 
que  dans  l'expression  de  sa  figure  il  n'y  eût  rien  d'idéal.  Evidem- 
ment M""  Sophie  entrait  au  salon  uniquement  pour  remplir  son  de- 
voir de  maîtresse  de  maison  que  son  père  lui  avait  attribué. 

Il  se  mit  à  me  parler  de  la  vie  qu'on  menait  à  T...,  de  ses  plaisirs 
et  de  ses  agrémens.  —  On  y  est  bien  tranquille,  le  gouverneur  est  un 
peu  mélancolique,  le  maréchal  de  la  noblesse...  est  garçon;  mais  à 
propos,  après-demain  il  y  a  un  grand  bal  à  l'assembl  e  de  la  no- 
blesse. Je  vous  engage  à  y  aller.  Vous  y  verrez  de  jolies  personnes 
et  aussi  toutes  nos  intelligences. 

Mon  ami,  en  homme  qui  avait  étudié  à  l'université,  aimait  à  se 
servir  d'expressions  savantes.  11  les  employait  avec  une  apparence 
d'ironie  sous  laquelle  on  sentait  son  respect  pour  le  style  élevé. 

(4)  Proverbe  russe. 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

D'ailleurs  il  est  reconnu  que  les  spéculations  sur  les  fermages  déve- 
loppent chez  les  gens,  avec  la  solidité  des  principes,  une  tendance 
à  la  profondeur. 

—  Oserai-je  vous  demander  si  vous  irez  à  ce  bal?  dis-je  à  M""*  So- 
phie. J'avais  envie  d'entendre  le  son  de  sa  voix. 

—  Papa  doit  y  alier,  et  je  l'accompagne.  —  Sa  voix  était  douce, 
lente,  elle  prononçait  les  mots  comme  si  elle  n'avait  pas  complète- 
ment compris. 

—  Permettez-moi,  en  ce  cas,  de  vous  inviter  pour  la  première 
contredanse.  —  Elle  baissa  la  tête  en  signe  de  consentement,  mais 
sans  m'honor  r  du  moindre  sourire. 

Je  pris  congé  un  instant  après,  et  je  me  rappelle  l'effet  singulier 
que  produisit  sur  moi  son  regard  attentif  qui  me  suivait;  involon- 
tairement je  me  retournai ,  croyant  qu'il  y  avait  derrière  moi  quel- 
qu'un ou  quelque  chose. 

De  retour  à  l'hôtel,  où  m'attendaient  l'éternelle  julienne,  les  cô- 
telettes aux  petits  pois  et  une  gelinotte  brûlée,  je  dînai  à  la  hâte; 
puis,  assis  sur  mon  divan,  je  m'abandonnai  à  mes  pensées.  Elles 
roulaient  sur  l'énigmatique  Sophie;  mais  Ardalion,  qui  venait  de 
desservir,  s'expliqua  ma  méditation  à  sa  manière.  —  Il  y  a  bien 
peu  de  distractions  dans  cette  ville-ci  pour  messieurs  les  voyageurs 
qui  passent,  dit- il  de  son  air  dégagé  en  époussetant  le  dos  des  fau- 
teuils avec  une  serviette  sale,  occupation,  comme  on  sait,  ordinaire 
aux  domestiques  civilisés;  —  bien  peu  de  distractions!  —  Et  une 
grosse  pendule  à  cadran  blanc  et  chiffres  violets  semblait  appuyer 
de  son  tintement  monotone  la  remarque  d' Ardalion,  et  répéter  après 
lui  :  —  Bien  peu!  bien  peu!  —  Pas  de  concerts,  continua-t-il,  pas 
de  théâtres...  (Il  avait  voyagé  hors  de  son  pays  avec  son  maître, 
peut-être  même  était-il  allé  à  Paris;  c'est  pourquoi  il  savait  bien 
qu'il  ne  faut  pas  dire  kiatr  comme  les  paysans).  —  Pas  de  bals  ni 
de  soirées  parmi  messieurs  de  la  noblesse;  rien  de  tout  cela!  (Il 
s'arrêta  un  moment,  probablement  pour  me  permettre  de  remar- 
quer la  pureté  de  son  style.)  On  ne  se  voit  guère,  chacun  reste  sur 
son  perchoir  comme  une  chouette.  Où  peuvent  aller  messieurs  les 
voyageurs?  Nulle  part  en  vérité. 

Ardalion  me  jeta  un  regard  oblique.  —  Écoutez  donc,  reprit-il 
après  un  instant  de  silence,  si  par  hasard  vous  vous  trouviez  en  dis- 
position de...  —  Il  me  regarda  de  nouveau  en  dessous,  mais  pro- 
bablement il  ne  me  trouva  pas  dans  la  disposition  qu'il  fallait.  Le 
garçon  civilisé  se  dirigea  vers  la  porte,  fit  mine  de  réfléchir,  puis, 
se  retournant,  s'approcha  de  moi,  et,  penché  à  mon  oreille,  il  me 
dit  avec  un  sourire  enjoué  :  —  Si  monsieur  voulait  voir  des  morts? 

Je  le  regardai  avec  stupéfaction.  —  Oui,  continua-t-il  à  voix 
basse,  nous  avons  ici  un  homme  pour  cela.  Mon  Dieu,  c'est  un  pau- 


ETRANGE    HISTOIRE.  181 

vre  garçon,  sans  lettres,  et  pourtant  il  fait  des  choses  extraordi- 
naires. Si  par  exemple  on  se  présente  à  lui  et  qu'on  veuille  voir 
n'importe  quel  défunt  de  sa  connaissance,  il  vous  le  montre  tel  quel. 

—  Comment  cela? 

—  C'est  son  secret,  car  bien  que  ce  soit  un  homme  qui  n'a  pas 
étudié,  à  vrai  dire,  qui  ne  sait  pas  dire  deux,...  il  a  la  foi,  il  est 
fort  dans  les  choses  divines.  Les  marchands  ont  beaucoup  de  res- 
pect pour  lui. 

—  Est-ce  qu'on  sait  cela  dans  la  ville? 

—  Ceux  qui  en  ont  besoin  le  savent;  mais  pourtant,  à  cause  de 
la  police,  on  y  fait  des  façons,  parce  que,  on  a  beau  faire,  ces 
choses-là  sont  défendues,  et  pour  les  gens  du  peuple...  cela  fait  du 
scandale.  Les  gens  du  peuple,  la  j^opulace,.,.  vous  savez,  cela  finit 
toujours  par  des  coups  de  poing. 

—  Vous  a-t-il  fait  voir  des  morts?  demandai-je  à  Ardalion.  Je 
n'aurais  pas  osé  tutoyer  un  mortel  aussi  distingué. 

Ardalion  baissa  la  tête.  —  Oui,  il  m'en  a  fait  voir.  Il  m'a  montré 
mon  père  comme  s'il  était  vivant. 

Je  le  regardai  avec  attention.  Il  souriait  et  jouait  avec  sa  ser- 
viette; il  soutenait  mon  regard  avec  condescendance,  mais  aussi 
avec  fermeté.  —  Cela  est  fort  curieux,  m'écriai-je  enfin.  Est-ce  que 
je  pourrais  faire  la  connaissance  de  cet  homme-là? 

—  Ce  n'est  pas  impossible,  mais  il  faut  d'abord  commencer  par 
la  maman.  C'est  une  vieille  femme  respectable,  qui  vend  des  pommes 
en  plein  air  sur  le  pont.  Si  vous  voulez,  je  la  préviendrai. 

—  Oui,  faites-moi  ce  plaisir. 

Ardalion  toussa  dans  sa  main.  —  Et  vous  lui  ferez  un  petit'ca- 
deau,  peu  de  chose  s'entend,  car  c'est  à  elle,  à  la  vieille,  qu'il  faut 
donner.  Moi,  de  mon  côté,  je  lui  expliquerai  qu'elle  n'a  rien  à 
craindre,  que  vous  êtes  un  voyageur,  un  homme  comme  il  faut, 
qui  comprend  bien  que  tout  cela  doit  rester  secret,  et  qui  ne  vou- 
drait pas  qu'il  lui  arrivât  de  la  peine. 

Ardalion  prit  son  plateau  d'une  main,  et,  imprimant  un  balance- 
ment gracieux  à  la  fois  à  son  épine  dorsale  et  à  ce  plateau,  qu'il  te- 
nait en  équilibre  sur  le  bout  de  ses  doigts,  il  se  dirigea  vers  la 
porte.  —  Ainsi  je  puis  compter  sur  vous?  lui  dis-je  comme  il  se  re- 
tirait. 

— ;  Ayez  bon  espoir,  répondit-il  d'une  voix  assurée.  Voyons  d'a- 
bord la  vieille,  et  nous  vous  rendrons  réponse  bien  exactement. 

Je  vous  fais  grâce  de  toutes  les  pensées  que  me  suggéra  la  révé- 
lation du  garçon  de  l'hôtel,  j'avouerai  seulement  que  j'attendis  la 
réponse  avec  impatience.  Le  soir,  assez  tard,  Ardalion  tout  penaud 
m'annonça  qu'il  n'avait  pas  trouvé  la  vieille.  Pour  l'encourager,  je 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  donnai  un  assignat  de  trois  roubles.  Aussi  le  matin  suivant  il  en- 
trait dans  ma  chambre  le  sourire  aux  lèvres.  La  vieille  consentait  à 
me  voir. 

—  Eh!  petit,  cria-t-il  dans  le  corridor.  Eh!  jeune  artisan,  arrive 
ici!  —  Sur  quoi  entra  un  enfant  de  six  ans,  tout  barbouillé  de  suie, 
comme  un  chat  de  mars,  la  tête  tondue,  sans  cheveux  même  par 
places,  portant  une  robe  de  chambre  à  raies  toute  déchirée  et  des 
galoches  à  ses  pieds  nus.  —  Yois-tu,  tu  vas  mener  monsieur  où  tu 
sais,  dit  Ardalion  en  ss  tournant  vers  le  gamin  et  me  désignant  à 
lui.  Quand  vous  serez  arrivé,  monsieur,  voas  n'avez  qu'à  demander 
Mastridia  Karpovna.  —  L'enfant  lit  entendre  un  petit  grognement, 
et  nous  nous  mîmes  en  route. 

Après  avoir  marché  assez  longtemps  par  les  rues  non  pavées  de 
la  ville  de  T...,  nous  nous  trouvâmes  dans  une  des  plus  déser.es  et 
des  plus  misérables.  Mon  guide  s'arrêta  devant  une  vieille  maison- 
nette de  bois  à  deux  étages,  et,  s'essuyant  le  nez  à  la  manche  de  sa 
souquenille,  il  me  dit  :  —  C'est  ici;  la  porte  à  droite.  —  Je  montai 
le  perron,  j'entrai  dans  un  petit  vestibule,  et  je  frappai  à  droite. 
Une  porte  basse  avec  des  ferrures  rouillées  s'entr'ouvrit,  et  je  me 
trouvai  en  présence  d'une  grosse  vieille  femme  en  casaque  de  cou- 
leur cannelle,  doublée  de  peau  de  lièvre,  un  mouchoir  de  couleur 
sur  la  tète. 

—  Mastridia  Karpovna?  lui  demandai-je. 

—  Avons  servir,  monsieur,  répondit-elle  d'une  voix  glapissante. 
Soyez  le  bienvenu.  Monsieur  veut-il  s'asseoir? 

La  chambre  était  encombrée  d'une  quantité  de  vieilles  nippes,  de 
chiffons,  de  coussins,  de  matelas,  de  sacs,  si  bien  qu'il  n'était  pas 
facile  de  s'y  retourner.  Le  soleil  y  entrait  à  peine  par  deux  petites 
fenêtres  couvertes  de  poussière;  dans  un  coin,  derrière  un  tas  de  pa- 
niers posés  les  uns  sur  les  autres,  sortait  un  bruit  étrange.  On  sou- 
pirait, on  geignait.  Etait-ce  un  enfant  malade,  un  petit  chien?... 
Je  m'assis,  et  la  vieille  se  tint  debout  devant  moi.  Son  visage  était 
jaune,  presque  diaphane  et  comme  de  cire.  Ses  lèvies  avaient  dis- 
paru, et  l'on  ne  reconnaissait  sa  bouche,  perdue  au  milieu  de  ses 
rides,  qu'à  une  fente  transversale.  Une  mèche  de  cheveux  blancs 
s'échappait  de  dessous  son  mouchoir  de  tête.  Quoique  profondé- 
ment enfoncés  sous  son  front  proéminent,  ses  yeux  gris,  bordés  de 
rouge,  brillaient  comme  des  charbons.  Son  nez,  pointu  comme  une 
alêne,  flairait  l'air  sournoisement. 

—  Oh!  oh!  ma  commère,  me  dis-je  à  moi-môme,  tu  es  une  fine 
mouche,  toi! 

Elle  sentait  légèrement  l'eau-de-vie. 

Je  lui  exposai  le  but  de  ma  visite,  dont  elle  devait  d'ailleurs  être 


ÉTRANGE    HISTOIRE.  183 

déjà  prévenue.  Elle  m'écouta  en  clignotant  des  yeux,  tandis  que 
son  nez  semblait  s'allonger  comme  le  bec  d'une  poule  qui  va  pico- 
ter un  grain  de  blé. 

—  Oui,  oui,  me  dit-elle  enfin,  Ardalion  Matveïtch  nous  a  dit 
comme  cela...  que  monsieur  aimerait  à  voir  ce  que  sait  faire  notre 
enfant...  Seulement  c'est  que  nous  craignons... 

—  Quant  à  cela,  lui  dis-je  en  l'interrompant,  vous  pouvez;  être 
bien  tranquille...  Je  ne  suis  pas  un  mouchard. 

—  Oh  !  mon  petit  père,  que  nous  dites-vous  là?  s'écria  la  vieille. 
Qui  est-ce  qui  oserait  penser  pareille  chose  d'un  monsieur  comme 
vous?  Et  puis,  à  propos  de  quoi  nous  moucharder?  Est-ce  que  nous 
aisons  quelque  chose  de  mal?  Mon  pauvre  enfant,  monsieur,  n'est 
pas  de  ceux  qui  voudraient  faire  ce  qu'il  ne  faudrait  pas,...  ni  se 
mêler  de  vilaines  sorcelleries...  Ah!  Dieu  garde,  et  la  très  sainte 
mère  de  Dieu!  (Ici  la  vieille  se  signa  trois  fois.)  Dans  tout  le  gouver- 
nement, il  n'y  en  a  pas  un  pour  jeîiner  et  prier  comme  lui,  mon- 
sieur. Même  c'est  pour  cela  qu'il  a  obtenu  cette  grâce-là...  Que 
voulez-vous?  ce  n'est  pas  œuvre  de  ses  mains;  cela  vient  d'en  haut, 
mon  doux  monsieur...  Oui... 

—  Eh  bien!  lui  dis-je,  c'est  affaire  conclue.  Quand  pourrai-je  voir 
votre  fils? 

La  vieille  se  remit  à  clignoter  des  yeux,  et  deux  fois  tira  d'une 
de  ses  manches  son  mouchoir  de  poche  pour  le  remettre  dans 
l'autre  manche.  —  C'est  que,  monsieur,  voyez-vous,  monsieur,  nous 
avons  peur... 

—  Mastridia  Karpovna,  veuillez  prendre  ceci,  lui  dis-je  en  lui 
donnant  un  assignat  de  dix  roubles. 

De  ses  doigts  tordus  et  gonflés,  pareils  aux  serres  charnues  d'un 
hibou,  la  vieille  saisit  le  billet  et  le  fourra  dans  sa  manche;  puis, 
après  avoir  fait  mine  de  réfléchir,  elle  se  frappa  les  genoux  de  ses 
mains,  comme  si  elle  prenait  une  résolution  soudains. 

—  Viens-t'en  ici  ce  soir,  mon  cher  monsieur,  me  dit-elle,  non 
plus  de  sa  voix  ordinaire,  mais  d'un  ton  plus  grave  et  plus  solennel, 
l'as  dans  cette  chambre-ci,  mais  tu  auras  la  bonté  de  monter  au 
second.  A  gauche,  il  y  a  une  porte,  ouvre-la,  et  tu  entreras,  mon 
bon  monsieur,  dans  une  chambre  vide,  et  dans  cette  chambre^  tu 
verras  une  chaise.  Assieds-toi  sur  cette  chaise  et  attends,  et,  quoi 
que  tu  voies,  ne  dis  pas  un  mot  et  ne  fais  rien.  Et  ne  t'avise  pas 
de  causer  avec  mon  fils,  parce  que...  il  est  trop  jeune,  et  avec  cela 
il  tombe  du  haut  mal.  Il  est  facile  de  l'effrayer...  Il  tremble,  il 
tremble  comme  un  poulet,...  pauvre  petit! 

Je  regardais  Mastridia.  —  Vous  dites  qu'il  est  tout  jeune;  mais, 
s'il  est  votre  fils... 

—  Fils  de  l'âme,  mon  petit  père,  fils  de  l'âme!  J'en  ai  beaucoup 


184  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'orphelins,  moi,  ajouta-t-elle  en  faisant  un  signe  de  tête  dans  la 
direction  du  coin  où  j'avais  entendu  geindre.  Hélas!  seigneur  mon 
Dieu,  très  sainte  mère  de  Dieu  !  Et  vous,  mon  petit  père,  mon  bon 
monsieur,  je  vous  en  prie,  avant  de  venir,  ayez  la  bonté  de  penser 
un  petit  peu  fortement  à.  n'importe  qui  de  vos  défunts  parens  ou 
amis,  qu'ils  puissent  avoir  le  royaume  des  cieux!  Repassez  un  peu, 
à  part  vous,  vos  défunts,  et  celui  que  vous  aurez  choisi,  ayez-le  bien 
dans  la  tête,  tenez-le  bien,  pour  quand  mon  petit  garçon  viendra. 

—  Faudra-t-il  dire  à  votre  fils  la  personne  que...? 

—  Du  tout,  du  tout,  mon  petit  père,  pas  un  mot!  Il  saura  bien 
découvrir  clans  vos  pensées  ce  qu'il  lui  faudra.  Seulement  mettez- 
vous  bien  dans  l'esprit  la  personne  défunte,  et  puis  à  votre  dîner 
buvez  un  petit  peu  de  vin,...  un  verre,  deux,  trois  verres.  Le  vin 
ne  gâte  jamais  rien.  —  La  vieille  sourit,  se  lécha  les  lèvres,  et, 
portant  la  main  devant  sa  bouche,  laissa  échapper  un  soupir. 

—  Ainsi  à  sept  heures  et  demie,  lui  dis-je  en  me  levant. 

—  Sept  heures  et  demie,  mon  petit  père,  monsieur,  me  répondit 
avec  assurance  Mastridia  Karpovna. 

Je  rentrai  à  mon  hôtel.  Je  ne  doutais  pas  qu'on  ne  me  préparât 
quelque  mystification;  mais  comment  s'y  prendrait-on,  voiià  ce  qui 
excitait  ma  curiosité.  Je  n'échangeai  que  quelques  mots  avec  Arda- 
lion.  —  A-t-elle  consenti?  me  demanda-t-il  en  fronçant  le  sourcil, 
et  sur  ma  réponse  affirmative  il  s'écria:  «  C'est  un  ministre  que  cette 
vieille!  »  Selon  le  conseil  du  ministre,  je  me  mis  à  passer  en  revue 
les  morts  de  ma  connaissance,  et  après  une  assez  longue  méditation 
mon  choix  s'arrêta  sur  un  vieillard^^mort  depuis  longtemps,  un  Fran- 
çais qui  avait  été  mon  précepteur.  Ce  n'était  pas  une  attraction  par- 
ticulière pour  le  personnage  qui  me  le  fit  choisir,  mais  c'était  une 
figure  originale,  n'ayant  aucun  rapport  avec  celles  de  ce  temps-ci, 
et  qu'il  était  impossible  de  contrefaire.  Il  avait  une  tête  énorme,  en- 
tourée de  cheveux  touffus,  blancs,  peignés  en  arrière,  avc'c  d'épais 
sourcils  noirs,  un  nez  crochu  et  deux  verrues  lilas  au  milieu  du  front. 
Il  portait  un  habit  vert  à  boutons  de  métal  poli,  un  gilet  rayé  à 
revers  droits,  un  jabot  et  des  manchettes.  —  S'il  me  montre  mon 
vieux  Deserre,  me  disais -je,  je  conviendrai  qu'il  est  réellement 
sorcier. 

A  dîner,  selon  le  conseil  de  la  vieille,  je  bus  une  bouteille  de 
Lafitte,  premier  choix,  au  dire  d'Ardalion,  ayant  un  fort  goût  de 
liège  brûlé  et  laissant  au  fond  du  verre  un  épais  précipité  de  bois 
de  Campêche. 

Exactement  à  sept  heures  et  demie  je  me  trouvais  devant  la  mai- 
son de  l'honorable  Mastridia  Karpovna.  Tous  les  volets  étaient  fer- 
més, mais  la  porte  était  ouverte.  J'entrai  dans  la  maison,  je  grim- 
pai un  escalier  branlant,  et  au  second  étage,  ayant  ouvert  la  porte 


ÉTRANGE    HISTOIRE.  185 

à  gauche,  comme  la  vieille  me  l'avait  recommandé,  je  me  trouvai 
dans  une  chambre  assez  grande,  mais  démeublée,  faiblement  éclai- 
rée par  une  chandelle  posée  sur  l'enseuillement  de  la  fenêtre.  En 
face  de  la  porte,  contre  la  muraille,  était  une  chaise  de  paille.  Je 
mouchai  la  chandelle,  je  m'assis  sur  la  chaise  et  j'attendis. 

Les  dix  premières  minutes  passèrent  assez  vite.  Dans  cette  chambre, 
il  n'y  avait  absolument  rien  pour  attirer  l'attention;  mais  au  moindre 
petit  bruit  que  j'entendais,  je  regardais  la  porte.  Le  cœur  me  bat- 
tait. Après  les  dix  premières  minutes,  dix  autres  encore,  puis  une 
demi-heure,  trois  quarts  d'heure...,  rien  ne  bougeait.  De  temps  en 
temps  je  toussais,  afin  d'avertir  de  ma  présence.  Je  commençai  à 
frapper  du  pied  ;  l'impatience  me  gagnait.  Etre  mystifié  de  cette 
manière  n'était  pas  mon  compte.  L'envie  me  vint  de  me  lever,  de 
prendre  la  chandelle  et  de  descendre...  Je  regardai  la  chandelle 
dont  la  mèche  allongée  s'était  recouverte  d'un  gros  champignon, 
et  en  tournant  mes  regards  vers  la  porte  je  frissonnai  involontaire- 
ment... Un  homme  debout  s'appuyait  contre  cette  même  porte.  Il 
était  entré  si  vite  et  si  doucement  que  je  n'avais  rien  entendu. 

Il  avait  une  simple  capote  bleue  ;  il  était  de  taille  moyenne  et 
assez  robuste  en  apparence.  Les  mains  derrière  le  dos  et  avançant 
la  tête,  il  me  regardait  fixement.  La  faible  lumière  de  la  chandelle 
ne  me  permettait  pas  de  bien  distinguer  ses  traits  ;  je  n'apercevais 
qu'une  masse  de  cheveux  en  désordre,  retombant  sur  son  front,  de 
grosses  lèvres  tordues  et  des  yeux  presque  blancs.  J'allais  lui  adres- 
ser la  parole  quand  je  me  rappelai  l'injonction  de  Mastridia,  et  je 
n'ouvris  pas  la  bouche.  L'homme  me  regardait  toujours  fixement, 
et  moi  je  le  regardais  de  même,  quand,  chose  étrange,  tout  d'un 
coup,  je  me  sentis  saisi  par  un  mouvement  de  peur,  et,  involontai- 
rement docile  à  la  leçon  qui  m'avait  été  faite,  je  me  mis  à  penser  à 
mon  vieux  précepteur.  Toujours  mon  homme  était  devant  la  porte, 
respirant  péniblement  comme  celui  qui  gravit  une  montagne  ou  qui 
porte  un  fardeau;  mais  ses  yeux  semblaient  s'élargir  et  se  rappro- 
cher de  moi,  et  je  me  sentais  mal  à  l'aise  sous  ce  regard  inflexible, 
lourd  et  menaçant.  Par  momens,  ses  yeux  s'allumaient  intérieure- 
ment d'un  feu  sinistre,  tel  que  j'en  avais  remarqué  dans  l'œil  d'un 
lévrier  prêt  à  piller  un  lièvre,  et,  tel  qu'un  lévrier,  mon  homme 
s'attachait  à  suivre  mon  regard  lorsque  j'essayais  un  crochet,  c'est- 
à-dire  quand  je  détournais  les  yeux. 

Je  ne  saurais  dire  combien  de  temps  cela  dura  :  une  minute, 
peut-être  un  quart  d'heure;  lui,  toujours  me  regardant  fixement, 
moi,  toujours  plus  mal  à  l'aise,  effrayé  et  pensant  à  mon  Fran- 
çais. Deux  ou  trois  fois  j'essayai  de  me  dire  :  Quelle  bêtise,  quelle 
comédie!  Je  voulus  rire,  hausser  les  épaules...  Non,  ma  volonté 
s'arrêtait  comme  figée^  je  ne  trouve  pas  d'autre  terme  pour  expri- 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mer  ce  qui  se  passait  en  moi.  Je  me  sentais  captivé,  enchaîné.  Tout 
à  coup  mon  homme  quitta  la  porte  et  fit  un  pas  ou  deux  vers  moi, 
puis  il  me  sembla  qu'il  sautait  à  pieds  joints  et  se  rapprochait 
encore...  puis  encore,  puis  encore...  Ses  yeux  menaçans  restaient 
obstinément  fixés  sur  les  miens,  tandis  que  ses  mains  demeuraient 
croisées  derrière  son  dos  et  qu'il  respirait  toujours  plus  fortement. 
Ces  sauts  me  semblaient  ridicules;  mais  ma  terreur  n'en  devenait 
pas  moindre,  et  en  même  temps,  ce  que  je  ne  puis  m'expliquer,  je 
me  sentais  pris  de  somnolence.  Mes  paupières  se  fermaient...  Cette 
figure  aux  cheveux  ébouriffés,  aux  yeux  blanchâtres,  parut  se  dé- 
doubler devant  moi...  et  aussitôt  disparut...  Je  frissonnai.  11  était  de 
nouveau  entre  la  porte  et  moi,  et  toujours  plus  près...  Puis  encore  il 
disparut...  comme  dans  un  brouillard...  Un  instant  après,  je  le 
revoyais...  Plus  rien...  Encore,  le  voilà,  et  plus  près,  toujours  plus 
près!...  et  sa  respiration  étranglée,  devenue  une  espèce  de  râle- 
ment,  tombait  sur  moi.  De  nouveau  un  brouillard  confondit  tout,  et 
de  ce  brouillard  je  vois  sortir  des  cheveux  blancs  peignés  en  arrière 
et  la  tête  de  mon  vieux  précepteur.  Oui,  voilà  ses  verrues,  ses 
sourcils  noirs,  son  nez  crochu;  voilà  son  habit  vert,  ses  boutons  de 
métal,  son  gilet  rayé  et  son  jabot!...  Je  poussai  un  cri,  et  me  levai 
de  ma  chaise...  Le  vieillard  avait  disparu,  et  à  sa  place  je  voyais 
l'homme  à  la  redingote  bleue.  Il  se  dirigeait  en  chancelant  vers 
la  muraille,  s'y  appuya  de  la  tête  et  des  deux  mains,  et,  râlant 
comme  un  cheval  qui  corne,  il  s'écria  d'une  voix  sourde  :  —  Du 
thé!  —  Aussitôt  Mastridia,  venue  je  ne  sais  d'où,  courut  à  lui  : 
—  Vasinka,  Vasinka!  lui  dit-elle  en  essuyant  précipitamment  la 
sueur  qui  coulait  à  flots  de  son  front  et  de  ses  cheveux.  J'allais 
m'approcher  quand  d'une  voix  déchirante  ells  s'écria  :  —  Mon  cher 
monsieur,  mon  père  chéri,  ne  le  tuez  pas!  allez-vous-en,  pour  l'a- 
mour du  Christ!  —  J'obéis.  Elle,  se  tournant  vers  son  fils  :  —  Mon 
père  nourricier,  ma  petite  colombe,  lui  disait-elle  pour  le  calmer, 
tout  de  suite  tu  auras  du  thé,  tout  de  suite.  Et  vous,  mon  petit  père, 
allez  chez  vous  prendre  une  petite  tasse  de  thé.  —  Je  sortis. 

De  retour  à  l'hôtel,  je  suivis  le  conseil  de  Mastridia  et  me  fis  ap- 
porter du  thé.  J'étais  fatigué,  abattu.  —  Eh  bien,  me  demanda 
Ardalion,  vous  y  êtes  allé?  vous  avez  vu? 

—  On  m'a  montré  quelque  chose,  répondis-je,  que...,  je  l'avoue, 
je  n'attendais  pas. 

—  C'est  un  homme  d'une  grande  sagesse,  dit  Ardalion  en  posant 
le  samovar...  Les  marchands  ont  pour  lui  la  plus  grande  considé- 
ration. 

Dans  mon  lit,  en  méditant  sur  mon  aventure,  je  m'imaginai  y 
trouver  une  explication.  Cet  homme  sans  doute  possédait  un  pou- 
voir magnétique  considérable.  Agissant  sur  mes  nerfs  par  des  moyens 


ÉTRANGE    HISTOIRE.  187 

à  moi  inconnus,  il  avait  réveillé  l'image  de  mon  précepteur  d'une 
manière  si  vive  et  si  précise  que  j'avais  cru  qu'elle  s'offrait  à  moi, 
que  je  l'avais  devant  les  yeux...  La  science  connaît  ces  rriétastaseSy 
ces  déplacemens  de  sensations.  Fort  bien;  mais  la  force  qui  pro- 
duit de  pareils  effets  demeure  toujours  un  mystère  inexplicable.  — 
J'ai  beau  faire,  pensai-je,  j'ai  vu  de  mes  yeux  mon  vieux  précepteur 
qui  est  mort. 

Le  lendemain  était  le  jour  du  bal  à  l'assemblée  de  la  noblesse. 
Le  père  de  Sophie  passa  chez  moi,  et  me  rappela  l'invitation  que 
j'avais  faite  à  sa  fille.  A  dix  heures  du  soir,  j'étais  à  mon  poste  avec 
elle  au  milieu  d'une  salle  fort  éclairée,  dansant  des  contredanses 
françaises  au  grondement  terrible  d'une  musique  militaire.  Il  y 
avait  énormément  de  monde,  beaucoup  de  dames,  et  d'assez  jolies 
femmes;  mais  la  palme  entre  toutes  appartenait  à  ma  compagne, 
bien  qu'il  y  eût  dans  sa  physionomie  quelque  chose  de  bizarre.  Je 
remarquai  que  ses  paupières  ne  s'abaissaient  que  très  rarement,  et 
que  l'expression  de  franchise  de  ses  yeux  rachetait  à  peine  ce  qu'ils 
avaient  d'étrange;  mais  elle  était  bien  faite,  et  tous  ses  mouvemens 
étaient  gracieux,  quoique  timides.  Lorsqu'on  valsant  sa  taille  se 
cambrait  et  qu'elle  penchait  son  col  délicat  sur  son  épaule  droite, 
comme  pour  s'éloigner  de  son  cavalier,  on  n'aurait  pu  imaginer  rien 
de  plus  jeune  et  de  plus  chaste.  Elle  était  tout  en  blanc,  avec  une 
croix  de  turquoises  attachée  par  un  ruban  noir. 

Je  l'invitai  pour  la  mazurka  et  j'essayai  de  causer  avec  elle,  mais 
elle  me  répondait  par  monosyllabes  et  comme  à  regret;  en  revanche, 
elle  écoutait  avec  attention  et  ses  traits  exprimaient  cet  étonnement 
pensif  qui  m'avait  intrigué  la  première  fois  que  je  l'avais  vue.  Pas 
l'ombre  de  coquetterie  dans  toute  sa  personne;  jamais  un  sourire, 
et  ces  yeux  fixés  imperturbablement  sur  ceux  de  son  interlocuteur, 
—  ces  yeux  qui,  dans  ce  moment  même,  semblaient  voir  autre 
chose  que  ce  que  tout  le  monde  voyait...  Étrange  créature!  A  la  fin, 
ne  sachant  comment  l'intéresser,  l'idée  me  vint  de  lui  raconter  mon 
aventure  de  la  veille. 

Elle  m' écouta  avec  une  curiosité  évidente;  mais,  contre  mon 
attente,  elle  ne  montra  aucune  surprise  à  mon  récit,  et  me  demanda 
seulement  si  l'homme  ne  se  nommait  pas  Vassili.  Je  me  rappelai 
que  la  vieille  l'ava't  appelé  devant  moi  Vasinka.  —  Oui,  répon- 
dis-je;  il  s'appelle  Yassili;  le  connaîtriez-vous? 

—  11  y  a  ici  un  saint  homme  nommé  Vassili,  dit-elle.  Je  pensais 
que  ce  devait  être  lui. 

—  La  sainteté  n'a  rien  à  voir  ici,  répliquai-je;  c'est  un  effet  du 
magnétisme,  un  fait  intéressant  pour  les  docteurs  et  les  naturalistes. 
J'essayai  de  lui  exposer  ce  que  c'est  que  cette  force  particulière 
qu'on  appelle  le  magnétisme,  au  moyen  de  laquelle  la  volonté  d'un 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

individu  est  soumise  à  celle  d'un  autre  individu,  etc.;  mais,  à  dire 
la  vérité,  mes  argumens  un  peu  confus  ne  parurent  faire  aucune 
impression  sur  elle.  Sophie  m'écoutait,  laissant  tomber  sur  ses  ge- 
noux ses  mains  croisées,  qui  tenaient  un  éventail.  Elle  était  ab- 
solument immobile,  aucun  de  ses  doigts  ne  remuait,  et  il  me  sem- 
blait que  toutes  mes  paroles  rejaillissaient  loin  d'elle  comme  si  elles 
fussent  tombées  sur  une  statue  de  marbre.  Elle  les  comprenait,  mais 
il  était  évident  qu'elle  avait  ses  idées  à  elle,  bien  arrêtées  et  iné- 
branlables. 

—  Vous  n'admettez  pourtant  pas  les  miracles?  m'écriai-je  à  la  fin. 

—  Assurément  je  les  admets,  répondit-elle  tranquillement.  Gom- 
ment ne  pas  admettre  les  miracles?  Est-ce  que  l'Évangile  ne  nous 
dit  pas  qu'avec  de  la  foi,  autant  qu'un  grain  de  sénevé,  on  peut  re- 
muer les  montagnes?  Qu'on  ait  de  la  foi,  et  on  fera  des  miracles. 

—  Il  faut  qu'il  y  ait  peu  de  foi  dans  ce  temps-ci,  répondis-je,  car 
on  n'entend  pas  parler  de  miracles. 

—  Il  y  en  a  pourtant;  vous-même  en  avez  vu.  Non,  la  foi  n'a  pas 
disparu  aujourd'hui,  mais  le  commencement  de  la  foi... 

—  Le  commencement  de  la  sagesse,  interrompis-je ,  c'est  la 
crainte  de  Qieu. 

—  Le  commencement  de  la  foi,  continua- t-el le  sans  se  troubler, 
c'est  l'abnégation,  l'humilité... 

—  L'humilité  aussi?  lui  demandai-je. 

—  Oui,  l'humilité  !  L'orgueil,  l'arrogance,  la  présomption,  voilà 
ce  qu'il  faut  détruire,  ce  qu'il  faut  déraciner.  Vous  parliez  tout  à 
l'heui'e  de  la  volonté,...  il  faut  aussi  qu'elle  soit  brisée. 

J'enveloppais  de  mon  regard  toute  la  figure  de  cette  jeune  fille 
qui  prêchait  ainsi.  —  La  petite  ne  badine  pas,  me  disais-je  à  moi- 
même. —  Je  regardai  nos  voisins  de  la  mazurka  :  ils  m'observaient, 
et  il  me  sembla  que  mon  étonnement  les  amusait.  Un  d'eux  me 
souriait  d'un  air  sympathique,  et  semblait  me  dire  :  —  Eh  bien  ! 
n'avons-nous  pas  notre  demoiselle  phénomène?  Nous  la  connais- 
sons, allez. 

—  Et  vous,  mademoiselle,  repris-je,  avez-vous  essayé  de  briser 
votre  volonté  ? 

—  Chacun  est  tenu  de  faire  ce  qui  lui  paraît  la  vérité,  répondit- 
elle  d'un  ton  un  peu  dogmatique. 

—  Permettez-moi  de  vous  demander,  repris-je  après  un  moment 
de  silence,  si  vous  croyez  possible  d'évoquer  les  morts? 

Sophie  secoua  doucement  la  tête.  —  Il  n'y  a  pas  de  morts! 

—  Gomment,  il  n'y  en  a  pas? 

—  Il  n'y  a  pas  d'âmes  mortes.  Elles  sont  immortelles  et  peuvent 
toujours  paraître,  si  elles  veulent.  Elles  sont  sans  cesse  autour  de 
nous. 


ÉTRANGE    HISTOIRE.  189 

—  Comment?  Supposez-vous,  par  exemple,  qu'à  côté  de  ce  ma- 
jor de  garnison  au  nez  rouge  il  peut  se  trouver  une  âme  immor- 
telle? 

—  Pourquoi  pas?  La  lumière  du  soleil  éclaire  bien  son  nez,  et  la 
lumière  du  soleil,  de  même  que  toute  lumière,  vient  de  Dieu.  Et 
que  signifient  les  apparences?  Pour  celui  qui  est  pur,  il  n'y  a  rien 
d'impur.  Seulement  il  faut  trouver  un  maître,  trouver  un  guide. 

—  Permettez,  permettez,  dis-je,  non  sans  un  peu  de  méchan- 
ceté; vous  voulez  un  guide...  Votre  confesseur,  à  quoi  vous  sert-il 
donc? 

Sophie  me  regarda  froidement.  —  Je  crains  que  vous  ne  veuillez 
vous  amuser  à  mes  dépens.  Mon  confesseur  me  dit  ce  que  je  dois 
faire,  et  moi,  j'ai  besoin  d'un  guide  qui  me  montre  lui-même,  par 
son  exemple,  comment  on  se  sacrifie. 

Elle  leva  les  yeux  au  plafond.  Ce  visage  de  jeune  fille,  avec  cette 
expression  de  rêverie  immobile,  d'extase  profonde  et  continuelle,  me 
rappelait  les  madones  de  Raphaël...,  pas  celles  de  sa  dernière  ma- 
nière, qui  ont  toutes  mes  préférences.  —  J'ai  lu  quelque  part,  con- 
tinua-t-elle  sans  se  tourner  vers  moi  et  presque  sans  remuer  les 
lèvres,  qu'un  grand  seigneur  voulut  être  enterré  sous  le  seuil  d'une 
église,  afin  que  tous  ceux  qui  entreraient  le  foulassent  aux  pieds... 
Voilà  ce  qu'il  faut  faire  de  son  vivant... 

Boum!  boum!  tarararara!  Les  instrumens  de  cuivre  retentirent. 
J'avoue  que  notre  conversation  au  milieu  d'un  bal  était  fort  excen- 
trique. Involontairement  elle  éveillait  en  moi  des  pensées...  d'une 
nature  entièrement  opposée  à  la  dévotion.  Je  profitai  d'une  invita- 
tion faite  à  ma  dame  dans  une  des  figures  de  la  mazurka  pour 
laisser  tomber  notre  discussion  quasi  théologique.  Un  quart  d'heure 
après,  je  ramenais  M"*"  Sophie  à  son  père,  et  le  surlendemain  je 
partis.  Bientôt  l'image  de  cette  jeune  personne  au  visage  enfantin, 
à  l'âme  impénétrable  comme  le  marbre,  s'effaça  de  ma  mémoire. 

Deux  ans  se  passèrent,  et  cette  image  se  reproduisit  encore;  voici 
comment.  Je  causais  avec  un  de  mes  camarades  qui  revenait  d'une 
tournée  dans  la  Russie  méridionale.  11  avait  passé  quelques  jours  à 
T...  et  me  donnait  des  nouvelles  de  ce  pays.  —  A  propos,  s'écria- 
t-il,  tu  connais  sans  doute  V...  G...  B...? 

—  Parfaitement. 

—  Et  sa  fille  Sophie,  tu  la  connais  aussi? 

—  Je  l'ai  vue  deux  fois. 

—  Figure-toi  qu'elle  a  pris  la  clé  des  champs. 

—  Comment  cela? 

—  Oui.  Voilà  trois  mois  qu'elle  a  disparu  et  qu'on  n'a  plus- de  ses 
nouvelles.  Et  le  plus  drôle,  c'est  que  personne  ne  peut  dire  avec 


190  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  elle  s'est  enfuie.  Impossible  de  rien  découvrir  !  Pas  le  moindre 
soupçon.  Elle  avait  refusé  tous  les  partis.  C'était  la  modestie,  la  ré- 
serve personnifiée.  Voilà  mes  prudes  et  mes  dévotes  !  C'a  été  un 
scandale  diabolique  dans  tout  le  gouvernement  de  T...  Son  père 
est  au  désespoir...  Et  quel  besoin  avait-elle  de  se  faire  enlever?  Son 
père  aurait  fait  tout  ce  qu'elle  aurait  voulu.  C'est  incompréhensible! 
Tous  les  lovelaces  du  gouvernement...,  pas  un  ne  manque  à  l'appel. 

—  Et  on  ne  l'a  pas  encore  rattrapée? 

—  Comme  si  elle  était  tombée  à  l'eau.  Une  jolie  fdie  à  marier  de 
moins,  voilà  qui  est  triste! 

Cette  nouvelle  me  surprit  fort;  elle  bouleversait  toutes  les  idées 
que  je  m'étais  faites  sur  Sophie  B...;  mais  il  arrive  tant  de  choses 
singulières! 

Pendant  l'automne  de  cette  même  année,  mon  service  m'obligea 
d'aller  dans  le  gouvernement  de  S...,  sur  la  route  de  T...,  comme 
on  sait.  Par  un  temps  pluvieux  et  froid,  les  rosses  de  la  poste  ti- 
raient à  grand'peine  mon  léger  tarantas  dans  la  boue  d'une  route 
effondrée.  La  journée  avait  été,  il  m'en  souvient,  des  plus  malheu- 
reuses. Trois  ibis  nous  nous  étions  embourbés  jusqu'au  moyeu.  Mon 
cocher,  à  chaque  pas,  me  jetait  dans  une  ornière,  et  quand,  à  force 
de  crier  et  de  jurer,  il  en  était  dehors,  il  retombait  aussitôt  dans 
une  autre  plus  profonde,  si  bien  que  le  soir,  arrivant  harassé  au 
relais,  je  résolus  de  passer  la  nuit  dans  la  maison  de  poste.  On  me 
conduisit  dans  une  chambre  où  je  trouvai  un  vieux  divan  cie  bois, 
un  parquet  tout  de  travers,  une  tenture  en  papier  toute  déchirée. 
Cela  sentait  I3  qvas^  la  vieille  natte,  l'oignon  et  même  la  térében- 
thine. Les  mouches  s'y  ébattaient  en  immenses  essaims;  pourtant 
on  y  était  à  l'abri  de  la  pluie,  qui  pour  lors  tombait  à  seaux.  Je  dis 
qu'on  m'apportât  un  samovar,  et,  assis  sur  le  divan,  je  m'aban- 
donnai à  ces  pensées  couleur...  non  de  rose,  familières  à  tous  ceux 
qui  voyagent  en  Russie.  Elles  furent  interrompues  par  un  grand 
bruit  dans  la  salle  commune,  dont  ma  chambre  n'était  séparée  que 
par  une  mince  cloison.  C'était  un  grincement  aigu  de  ferrailles  sem- 
blable au  frottement  d'une  chaîne ,  mais  il  était  dominé  par  une 
rude  voix  d'homme  criant  à  tue-tête:  —  Dieu  bénisse  tous  les  habi- 
tans  de  ce  logis  !  Dieu  bénisse  !  Dieu  bénisse  !  Amen  !  amen  !  Arrière, 
Satan  !  —  La  voix  traînait  la  dernière  syllabe  de  chaque  mot  d'une 
façon  presque  sauvage;  puis  j'entendis  un  profond  soupir  et  comme 
un  corps  très  pesant  qui  tombait  sur  un  banc  en  faisant  résonner 
la  chaîne. 

—  Akoulina!  servante  de  Dieu,  viens-t'en,  reprit  la  voix.  Re- 
garde :  misère  et  bénédiction!  Ha,  ha,  ha!  Pouah!  Seigneur  mon 
Dieu,  seigneur  mon  Dieu,  seigneur  mon  Dieu!  (On  eût  dit  un  diacre 
au  chœur.)  Seigneur  Dieu ,  souverain  de  mon  cœur!  pardonne  à 


ÉTRANGE   HISTOIRE.  191 

mes  méfaits.  Oh  !  oh  !  oh  !  Pouah  !  Fi  !  et  bénis  cette  maison  à  la  sep- 
tième heure! 

—  Qu'est-ce  que  cela?  demandai-je  à  l'hôtesse,  qui  m'apportait 
le  samovar. 

—  Ah!  mon  Dieu,  répondit-elle  en  chuchotant  avec  empresse- 
ment, c'es^  un  saint  homme  de  Dieu.  Il  n'y  a  pas  longtemps  qu'il 
est  venu  dans  notre  pays;  il  a  bien  voulu  visiter  ma  maison,  et  par 
un  temps  comme  celui-ci!  il  ruisselle,  mon  bon  monsieur,  c'est 
comme  une  rivière,...  et  les  chaînes  qu'il  porte,...  c'est  une  pitié! 

—  Bénis  Dieu,  bénis  Dieu,  recommença  la  voix.  Akoulina,  Akou- 
lina-Akoulinouchka,  mon  amie!  où  est  notre  paradis?...  notre  pa- 
radis de  beauté?  Au  désert,  notre  paradis...  notre  doux  paradis... 
Que  cette  demeure,  pour  étrenne  de  ce  siècle,  reçoive  la  paix!... 
Oh!  oh!  oh!  — La  voix  murmura  quelques  mots  incompréhensibles, 
et  tout  d'un  coup,  après  un  bâillement  prolongé,  j'entendis  comme 
un  rire  enroué.  Ce  rire  semblait  involontaire,  et  chaque  fois  qu'il 
s'était  produit,  l'homme  crachait  avec  indignation,  comme  s'il  se 
reprochait  son  accès  de  gaîté  (1). 

—  Hélas!  mon  Dieu!  dit  l'hôtesse  en  se  parlant  à  elle-même  avec 
beaucoup  d'émotion,  Etienne,  mon  mari,  n'est  pas  ici!  Voilà  un 
malheur  !  Il  dit  des  choses  si  consolantes,  et  moi,  pauvre  femme,  je 
n'y  comprends  rien.  —  Elle  sortit  en  hâte. 

Il  y  avait  une  fente  à  la  cloison,  j'y  mis  l'œil  et  je  vis  un  «  in- 
nocent (2)  »  assis  sur  un  banc  et  me  tournant  le  dos.  Je  ne  voyais 
qu'une  tête  énorme,  grosse  comme  mi  chaudron  à  bière,  des  che- 
veux hérissés,  un  large  dos  voûté,  couvert  de  haillons  rapiécés  et 
ruisselant  d'eau.  A  genoux  en  face  de  lui,  sur  l'aire  de  terre  battue, 
était  une  femme  d'apparence  maladive,  portant  une  casaque  mouil- 
lée, et  sur  la  tête  un  mouchoir  foncé  qui  lui  retombait  sur  les  yeux. 
Elle  faisait  tous  ses  efforts  pour  ôter  les  bottes  de  l'innocent;  mais 
ses  doigts  glissaient  sur  le  cuir  détrempé  et  couvert  de  boue.  La 
maîtresse  de  la  maison,  les  maius  croisées  sur  sa  poitrine,  contem- 
plait avec  béatitude  le  saint  homme,  qui  continuait  à  grommeler 
des  phrases  inintelligibles. 

Enfm  la  femme  parvint  à  lui  ôter  ses  bottes,  mais  peu  s'en  fallut 
qu'elle  ne  tombât  à  la  renverse.  Sans  s'arrêter,  elle  se  mit  à  défaire 
les  bandes  de  toile  qui  couvraient,  au  lieu  de  bas,  les  pieds  de  l'in- 
nocent. Il  avait  une  plaie  sur  le  cou-de-pied...  Je  quittai  ma  fente 
avec  dégoût. 

(1)  Coutume  s-upcrstitieuse  des  Slaves.  Après  son  rire  involontaire,  le  fou  crache, 
comeie  indigné  contre  lui-même  pour  avoir  cédé  à  une  instigation  du  diable. 

(2)  Yourodivyi,  un  fou  par  dévotion,  qui  mène  une  vie  errante  en  sMmposant  de 
rudes  pénitences.  Le  peuple  accorde  un  respect  religieux  à  ces  êtres  que  Dieu  a  tou- 
chés, et  qui  méprisent  tous  les  biens  terrestres. 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Est-ce  qu3  vous  ne  prendriez  pas  une  petite  tasse  de  thé,  mon 
bon  père?  lui  demanda  humblement  la  maîtresse  de  poste. 

—  De  quoi  s'avise-t-elle?  répondit  l'innocent;  choyer  une  gue- 
nille pécheresse...  oh!  oh!  oh!  J'en  voudiais  briser  tous  les  os,  et 
elle...  du  thé!...  Oh!  oh!  ma  respectable  bonne  dame,  Satan  est 
fort  chez  nous...  Sur  lui  tombe  le  froid,  sur  lui  la  famine,  et  les 
cataractes  du  ciel,  les  pluies  qui  transpercent;  mais  il  vit  toujours... 
Souviens-toi  du  jour  de  l'intercession  delà  mère  de  Dieu!  Tu  verras 
ce  qui  t'arrivera...  Tu  verras!... 

L'hôtesse  poussa  un  léger  soupir  d'étonnement. 

—  Seulement  écoute-moi.  Donne  tout,  donne  ta  tête,  donne  ta 
chemise...  On  ne  demande  pas  :  donne  toujours!  parce  que  Dieu  te 
voit.  Lui  faut-il  beaucoup  de  temps  pour  éparpiller  ton  toit?  Il  t'a 
donné,  le  bienfaiteur  t'a  donné  du  pain...  Mets-le  dans  le  poêle... 
Oui,  il  voit  tout,  tout...  Tu  sais  bien,  l'œil  dans  le  triangle  (1).  A  qui? 

L'hôtesse  se  signa  à  la  dérobée  sous  son  fichu. 

—  Vieil  ennemi,  dur  comme  dia-mant!  s'écria  tout  à  coup  le 
malheureux  insensé  :  dia-mant!  dia-mant!  —  Et  il  grinçait  des  dents 
avec  fureur.  — Vieux  serpent!  Mais  Dieu  ressuscitera,  oui,  il  ressus- 
citera et  il  dispersera  ses  ennemis...  Je  réveillerai  les  morts...  Je 
marcherai  sur  son  ennemi...  Ah!  ah!  ah!  —  Pouah! 

—  N'auriez-vous  pas  un  peu  d'huile,  demanda  une  auti-e  voix  que 
j'entendais  cà  peine.  Je  voudrais  en  mettre  sur  sa  plaie...  J'ai  sur 
moi  un  linge  propre. 

Je  regardai  de  nouveau  à  la  fente.  La  femme  était  toujours  occu- 
pée de  la  jambe  de  l'innocent.  —  C'est  la  Madeleine,  me  dis-je. 

—  Tout  de  suite,  tout  de  suite,  ma  colombe,  dit  l'hôtesse.  —  Et 
elle  courut  à  ma  chambre  prendre  avec  une  cuiller  l'huile  de  la 
lampe  allumée  devant  les  images. 

—  Quelle  est  la  femme  qui  l'accompagne?  lui  demandai-je. 

—  Nous  ne  savons  pas,  mon  petit  père,  qui  elle  est;  mais  elle  fait 
son  salut...  Peut-être  que  c'est  pour  ses  péchés;  mais  lui,  quel 
saint  homme  que  c'est! 

—  Akoulinouchka,  ma  chère  enfant,  ma  fille  bien-aimée,...  reprit 
l'innocent,  et  tout  à  coup  il  fondit  en  larmes.  Sa  compagne,  tou- 
jours à  genoux  devant  lui,  leva  les  yeux... 

—  0  ciel  !  me  dis-je,  où  donc  ai-je  vu  ces  yeux-là? 
L'hôtesse  rentra  avec  l'huile.  La  femme  acheva  le  pansement,  et, 

se  relevant,  demanda  s'il  serait  possible  d'avoir  place  dans  un  gre- 
nier avec  un  peu  de  foin...  Vassili  ISikititch  aime  beaucoup  à  cou- 
cher sur  le  foin. 

—  Gomment  donc  !  certainement,  répondit  l'hôtesse.  Venez-volis- 

(1)  L'œil  CL'lestc,  qui  se  trouve  dans  un  triangle  sur  la  plupart  des  images  grecques. 


ÉTRANGE    HISTOIRE.  193 

en,  mon  petit  père,  dit-elle  à  l'innocent.  Séchez-vous,  reposez- 
vous.  —  Le  fou  en  geignant  se  leva  lentement  du  banc  où  il  était 
assis.  La  chaîne  qu'il  portait  se  mit  à  tinter,  et  comme  il  se  re- 
tournait pour  chercher  les  saintes  images,  je  vis  sa  figure  en  plein, 
tandis  qu'il  faisait  de  grands  signes  de  croix  du  revers  de  sa  main. 
Je  le  reconnus  h  l'instant;  c'était  ce  Vassili  qui  m'avait  fait  voir 
mon  défunt  précepteur.  Ses  traits  avaient  peu  changé,  mais  son 
expression  était  encore  plus  sauvage,  encore  plus  farouche.  Ses 
joues  pendantes  étaient  couvertes  d'une  barbe  hérissée.  Ses  haillons 
pleins  de  fange,  sa  mine  hideuse,  inspiraient  plus  de  dégoût  que 
de  terreur.  II  continuait  ses  signes  de  croix  tout  en  promenant  un 
regard  stupide  sur  le  sol,  dans  les  coins  de  la  chambre;  il  avait  l'air 
d'attendre  quelque  chose. 

—  Vassili  jNikititch!  dit  sa  compagne  en  le  saluant  humblement. 
Il  releva  la  tête,  et,  essayant  de  faire  un  pas,  chancela  et  faillit  tom- 
ber. Elle  s'avança  aussitôt  et  le  soutint  en  lui  prenant  le  bras.  La 
voix,  la  taille  de  cette  femme,  indiquaient  qu'elle  était  jeune;  mais 
il  était  impossible  de  voir  son  visage. 

—  Akoulinouchka,  mon  amie  !...  dit  l'insensé  en  traînant  la  voix 
et  en  ouvrant  une  bouche  énorme;  en  même  temps  il  se  frappait  la 
poitrine  et  faisait  entendre  un  long  gémissement  qui  semblait  venir 
du  fond  de  l'âme.  Tous  les  deux  sortirent  en  suivant  l'hôtesse. 

Je  demeurai  quelque  temps  encore  sur  mon  dur  canapé  à  réflé- 
chir sur  C3  que  je  venais  de  voir.  Mon  magnétiseur  avait  fini  par 
devenir  un  innocent.  Voilà  où  l'avait  conduit  ce  pouvoir  qu'il  était 
impossible  de  méconnaître  en  lui. 

Le  matin,  je  voulus  me  mettre  en  route;  la  pluie  n'avait  pas  cessé, 
mais  je  ne  pouvais  m' arrêter  plus  longtemps.  Sur  le  visage  de  mon 
domestique,  qui  m'apportait  de  quoi  me  faire  la  barbe,  je  remar- 
quai une  sorte  de  sourire  sardonique  contenu,  dont  je  savais  bien  la 
cause.  A  coup  sûr,  il  venait  d'apprendre  quelque  chose  d'extraordi- 
naire et  qui  n'était  pas  à  la  gloire  des  maîtres.  Évidemment  il  était 
impatient  de  m'en  faire  part. 

—  Eh  bien  !  lui  dis-je  enfin,  qu'y  a-t-il? 

—  Monsieur  a  vu  l'innocent  d'hier?... 

—  Oui,  eh  bien? 

—  Et  sa  compagne,  monsieur  l'a  vue  aussi? 

—  Oui. 

—  C'est  une  dame...  de  la  noblesse. 

—  Allons  donc! 

—  Comme  j'ai  l'honneur  de  vous  le  dire.  Des  marchands  de  T... 
ont  passé  par  ici  et  l'ont  reconnue.  Ils  Ont  nommé  sa  famille;  seu- 
lement j'ai  oublié  comment  ils  l'appellent. 

TOME    lAXWI.    —    1870.  13 


19A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  me  sembla  qu'un  éclair  passait  devant  mes  yeux.  —  L'inno- 
cent est-il  encore  ici?  lui  demandai-je. 

—  Oui,  il  n'est  pas  encore  parti.  Mon  gaillard  est  là  sous  la  porte 
qui  leur  sert  un  plat  de  son  métier.  Il  leur  en  conte  de  belles,  il  sait 
ce  que  cela  lui  rapporte.  —  Mon  domestique  appartenait  à  cette 
classe  de  serviteurs  éclairés  dont  Ardalion  faisait  partie. 

—  Et  la  demoiselle  est  avec  lui? 

—  Oui,  elle  fait  aussi  son  service. 

Je  sortis  sur  le  perron  et  vis  l'innocent.  Il  était  assis  au-dessous 
de  la  porte  sur  un  banc  qu'il  tenait  à  deux  mains,  dandinant  à 
droite  et  à  gauche  sa  tête  baissée  comme  une  bête  féroce  en  cage. 
Les  touffes  épaisses  et  crépues  de  ses  cheveux  allaient  et  venaient, 
ainsi  que  ses  grosses  lèvres  pendantes,  d'où  sortait  un  murmure 
étrange  et  qui  ne  ressemblait  pas  k  la  voix  humaine.  Sa  compagne 
cependant  se  lavait  la  figure  à  un  seau  suspendu  près  du  puits. 
Elle  n'avait  pas  encore  remis  son  mouchoir  de  tête,  et  achevait  sa 
besogne  à  quelques  pas  de  la  porte,  se  tenant  sur  une  petite  planche 
au-dessus  de  la  mare  au  fumier.  Je  la  regardai,  et,  maintenant 
qu'elle  était  tête  nue,  je  frappai  des  mains  d'étonnement.  Sophie 
B...  était  devant  moi  !  Au  bruit,  elle  se  retourna  et  fixa  sur  moi  ses 
yeux  bleus  immobiles  comme  autrefois.  Elle  était  bien  changée.  Le 
hâle  avait  donné  à  son  teint  une  nuance  uniforme  de  jaune  rou- 
geâtre,  son  nez  s'était  effilé,  ses  lèvres  s'étaient  rétrécies.  Cepen- 
dant elle  n'était  pas  devenue  laide,  mais  à  son  ancienne  expression 
de  rêverie  et  d'étonnement  s'en  joignait  une  nouvelle  :  c'était  un  air 
de  résolution,  presque  de  hardiesse  et  d'enthousiasme  concentré. 
Sur  ce  visage,  plus  la  moindre  trace  de  grâce  enfantine. 

Je  m'approchai.  —  Sophie  Vladimirovna,  m'écriai-je,  est-ce  vous 
dans  ce  costume  et  dans  cette  compagnie?... 

Elle  frissonna,  me  regarda  encore  plus  fixement  comme  pour  re- 
connaître qui  lui  adressait  la  parole  ;  mais,  sans  me  répondre  un 
mot,  elle  courut  à  son  compagnon. 

—  Akoulinouchka,  bégaya  l'innocent  avec  un  profond  soupir,  nos 
péchés,  nos  péchés... 

—  Yassili  Nikitltch,  partons  tout  de  suite,  tout  de  suite,  entendez- 
vous?  lui  dit-elle,  tout  en  jetant  d'une  main  son  mouchoir  sur  sa 
tête,  tandis  que  de  l'autre  elle  soulevait  le  coude  de  l'insensé. 
Allons,  Yassili  Nikititch,  ici  il  y  a  du  danger! 

—  Je  viens,  je  viens,  ma  petite  mère,  répondit  l'innocent  avec 
soumission,  et,  portant  tout  son  corps  en  avant,  il  se  souleva  de 
son  siège.  —  Seulement  il  faudrait  quelque  chose  pour  attacher  la 
bonne  petite  chaîne. 

Je  courus  après  Sophie,  je  me  nommai,  je  la  suppliai  de  m' écou- 
ter, d'entendre  un  mot  seulement.  Je  cherchai  à  la  retenir  en  lui 


ETRANGE    HISTOIRE. 


195 


disant  que  la  pluie  qui  tombait  à  Ilots  pourrait  lui  faire  le  plus 
grand  mal,  ainsi  qu'à  son  compagnon.  Vainement  je  lui  parlai  de 
son  père...  Une  animation  méchaute,  impitoyable,  s'était  emparée 
d'elle.  Sans  faire  la  moindre  attention  à  mes  paroles,  ses  lèvres  ser- 
rées, la  respiration  entrecoupée,  elle  pressait  son  compagnon  tout 
ahuri,  lui  adressait  à  voix  basse  quelques  mots  d'un  ton  impérieux, 
l'entourait  d'un  bras  et  de  l'autre  soutenait  sa  chaîne.  En  un  in- 
stant, elle  lui  avait  enfoncé  sur  les  yeux  une  mauvaise  casquette 
d'enfant,  lui  avait  mis  son  bcâton  à  la  main,  elle-même  avait  jeté  la 
besace  sur  son  épaule,...  et  déjà  ils  étaient  sur  la  route.  Je  n'avais 
pas  de  droit  pour  l'arrêter,  et  d'ailleurs  qu'aurais-je  pu  faire?  Elle 
entendit  mon  dernier  appel  désespéré  et  ne  tourna  pas  la  tête.  Sou- 
tenant son  saint  homme,  elle  s'avançait  à  grands  pas  sous  une  pluie 
battante,  au  milieu  de  la  boue  noire  qui  couvrait  la  route.  Un  in- 
stant, je  suivis  les  deux  figures  de  Sophie  et  du  fou  au  milieu  du 
brouillard;  à  un  tournant,  ils  disparurent,  et  je  ne  les  revis  plus. 

Je  rentrai  dans  ma  chambre  consterné,  abasourdi.  Je  ne  pouvais 
comprendre  qu'une  jeune  fille  bien  élevée,  riche,  abandonnât  ainsi 
sa  maison,  sa  famille,  ses  amis,  renonçât  à  toutes  ses  habitudes,  à 
tout  le  bien-être  de  l'existence,  et  pourquoi?  Pour  courir  après  un 
vagabond  imbécile  et  s'en  faire  la  servante!  Impossible  de  s'ar- 
rêter un  instant  à  l'idée  qu'une  passion  capricieuse,  un  amour  dé- 
naturé eût  été  le  mobile  de  sa  résolution.  Il  suffisait  de  regarder 
l'ignoble  figure  de  son  saint  homme  pour  rejeter  une  pareille  sup- 
position. Non,  Sophie  était  restée  pure,  et,  comme  elle  me  l'avait 
dit  une  fois,  pour  elle,  il  n'y  avait  rien  d'impur.  Je  ne  comprenais 
pas  son  coup  de  tête,  mais  je  ne  la  condamnai  pas,  de  même  que 
je  ne  condamne  pas  d'autres  jeunes  âmes  qui  se  sont  sacrifiées  à  ce 
qu'elles  croyaient  la  vérité,  à  ce  qu'elles  croyaient  leur  vocation.  Je 
regrette  sa  fuite  insensée,  mais  je  ne  puis  lui  refuser  ni  une  certaine 
admiration,  ni  même  mon  respect.  Elle  était  sincère  quand  elle  me 
parlait  d'abnégation  et  d'humilité...,  et,  pour  elle,  penser  et  agir 
c'était  même  chose.  Elle  avait  cherché  un  directeur,  un  guide,  et 
elle  l'avait  trouvé...  mais  où,  grand  Dieu! 

Elle  avait  voulu  subir  l'humiliation,  elle  avait  voulu  être  foulée 
aux  pieds...  Plus  tard,  j'ai  entendu  dire  que  sa  famille  l'avait  enfin 
retrouvée  et  que  la  brebis  perdue  était  rentrée  au  bercail  ;  mais  elle 
n'y  demeura  pas  longtemps  et  mourut  bientôt  en  silence,  avec  son 
secret. 

Paix  à  ton  cœur,  pauvre  être  incompréhensible!  Vassili  Nikititch 
probablement  promène  encore  sa  folie.  Ces  gens-là  ont  une  santé  de 
fer. 

Iv.  TOURGUENEF. 


LES 


CONDITIONS  DE  LA  VIE 


CHEZ  LES   ETRES  ANÎME8 


L 

Les  conditions  d'existence  auxquelles  les  êtres  sont  soumis  offrent 
une  diversité  prodigieuse,  en  harmonie  avec  la  diversité  môme  des 
formes  animales.  Il  y  a  en  effet  entre  l'organisation,  les  particula- 
rités de  séjour,  les  aptitudes,  les  mœurs,  les  instincts,  l'intelligence 
des  êtres,  des  relations  intimes  qui  appellent  l'étude  profonde,  et 
après  l'étude  —  la  méditation.  On  sent  que  cette  étude  est  la  voie 
sûre  pour  conduire  à  l'interprétation  juste  de  la  plupart  des  phé- 
nomènes de  la  vie  et  à  l'idée  saine  du  plan  dd  la  création.  La  possi- 
bilité de  s'arrêter  avec  fruit  sur  un  tel  sujet  date  presque  d'hier;  elle 
ne  pouvait  venir  qu'après  la  multitude  de  recherches  scientifiques 
poui-suivies  jusqu'à  notre  époque.  Il  est  donc  utile  de  présenter  un 
rapide  aperçu  des  phases  par  lesquelles  on  a  dû  passer  avant  de 
voir  se  manifester  les  vues  que  nous  voulons  exposer. 

En  tout  pays,  chez  les  peuples  primitifs  connue  chez  les  nations 
policées,  la  plus  vague  contemplation  du  monde  animé  a  permis  de 
reconnaître  des  conditions  d'existence  imposées  par  la  nature  aux 
divers  représentans  de  la  création.  Tandis  que  les  caractères  les 
plus  apparens,  les  traits  d'organisation  les  plus  remarquables  res- 
tent inaperçus  des  observateurs  superficiels,  les  principales  apti- 
tudes et  le  séjour  des  êtres  les  plus  répandus  n'échappent  à  per- 
sonne. Les  premiers  hommes  ont  remarqué  qu'il  y  avait  des  créatures 


LES    CONDÏTIONS    DE    LA    VIE.  197 

en  qualqae  soî'te  attachées  à  la  terre,  d'autres  douées  de  la  faculté 
de  se  mouvoir  dans  l'air,  d'autres  enf-ii  destinées  à  vivre  dans  l'eau. 
Animaux  terrestres,  aériens,  aquatiques,  voilà  les  seules  distinctions- 
avant  tout  examen  un  peu  attentif.  Dans  le  spectacle  de  la  nature, 
rien  ne  frappe  plus  vivement  l'esprit  humain  que  les  circonstances 
de  la  vie. 

L'idée  presque  naïve  qui  fait  concevoir  de  grands  rapports  entre 
\:is  êtres  les  plus  dissemblables,  s'il  y  a  quelque  analogie  dans  cer- 
taintîs  facultés  et  dans  le  séjour,  s'enracine  si  profondément  qu'elle 
persiste  en  préseiice  de  notions  bien  suffisantes  pour  la  faire  aban- 
(onner.  Les  exemples  abondent.  Autrefois,  pour  tous  les  yeux  qui, 
avec  une  sorte  de  terreur  superstitieuse,  considéraient  les  chauves- 
souris  pendant  leurs  rapides  évolutions  nocturnes,  ces  animaux, 
ayant  la  faculté  de  voler,  devaient  être  des  oiseaux.  A  une  époque  à 
laquelle  déjà  des  connaissances  scientifiques  étaient  acquises,  les 
ignorans  n'étaient  plus  seuls  à  suivre  cette  opinion.  Les  chauves- 
souris  ont  le  corps  couvert  de  poils,  elles  ont  des  dents,  elles  mettent 
au  monde  des  petits  vivans,  elles  allaitent  leurs  jeunes,  en  un  mot 
elles  réunissent  tous  les  caractères  essentiels  des  animaux  terrestres 
habituellement  désignés  sous  le  nom  de  quadrupèdes.  Des  hommes 
instruits  de  ces  faits  par  l'observation  continuent  néanmoins,  comme 
les  ignorans,  à  voir  dans  les  chauves-souris  des  oiseaux  d'une  forme 
étrange  ou  tout  au  moins  des  êtres  qui  tiennent  à  la  fois  des  oiseaux 
et  des  quadrupèdes.  Au  xvi*  siècle,  Belon,  le  naturaliste  voyageur, 
Scaliger,  le  célèbre  érudit,  se  contentaient  de  ce  genre  d'apprécia- 
tion. Un  sentiment  aussi  mal  fondé  se  prononce  bien  plus  énergique- 
ment  encore  à  l'égard  des  dauphins  et  des  baleines;  la  persistance 
à  regarder  ces  habitans  des  mers  comme  des  poissons  cède  avec  une 
peine  extrême  devant  la  notion  exacte  des  traits  les  plus  caractéris- 
tiques de  leur  organisme.  Comme  à  la  condition  de  séjour  commune 
aux  dauphins  et  aux  poissons  se  joignait  une  assez  grande  ressem- 
blance dans  la  forme  générale  du  corps ,  on  résista  beaucoup  avant 
de  reconnaître  la  vérité.  On  n'ignorait  pas  que  les  baleines  et  les  dau- 
phins sont  des  animaux  à  sang  chaud,  les  poissons  des  animaux  à 
sang  froid,  que  les  uns  ont  une  respiration  aérienne,  les  autres  une 
respiration  aquatique,  que  les  premiers,  véritables  mammifères, 
fournissent  du  lait;  malgré  tout,  les  baleines  et  les  dauphins,  vivant 
dans  l'eau,  semblaient  ne  pouvoir  être  que  des  poissons. 

Si  l'attention  s'arrête  le  plus  volontiers  sur  les  conditions  de  sé- 
jour, elle  est  ensuite  captivée  par  des  aptitudes  séduisantes.  Sans 
avoir  étudié,  on  a  de  tout  temps  admiré  la  construction  du  cygne 
et  des  autres  oiseaux  de  la  même  famille  si  heureusement  appro- 
priée à  leur  mode  de  natation.  Sans  plus  d'efforts,  on  a  remarqué 


198  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

que  les  poissons  réalisent  par  la  forme  de  leur  corps  et  par  leurs 
nageoires  les  conditions  les  plus  favorables  pour  se  mouvoir  dans 
l'eau.  On  n'a  pas  eu  besoin  de  recherches  pour  apprendre  que  les 
ailes  de  l'oiseau  et  de  l'insecte  sont  les  instrumens  qui  permettent 
à  ces  animaux  de  se  soutenir  dans  l'air  et  de  traverser  des  espaces 
plus  ou  moins  considérables.  A  toutes  les  époques,  les  ailes  ont 
été  pour  les  hommes  un  objet  d'envie,  un  idéal.  En  imagination,  il 
existe  des  anges,  et  ces  créatures  célestes  à  forme  humaine  portent 
des  ailes.  S'élever  en  peu  d'instans  à  de  grandes  hauteurs,  franchir 
avec  rapidité  de  vastes  étendues,  se  dérober  d'une  façon  presque 
soudaine  à  ceux  que  l'on  veut  fuir,  tomber  à  l'improviste  en  cer- 
tains endroits  pour  y  découvrir  des  choses  secrètes  ou  charmantes, 
sont  des  désirs  qui  ont  agité  bien  des  cœurs. 

Quelques-uns  des  traits  généraux  de  la  nature  ont  été  inévitable- 
ment sensibles  dans  tous  les  âges  aux  yeux  des  hommes  les  moins 
enclins  à  se  livrer  à  de  hautes  spéculations;  seulement  rien  n'était 
compris.  Les  premiers  qui  conçurent  la  pensée  d'écrire  l'histoire 
des  animaux  demeuraient  sous  l'empire  des  idées  régnantes,  ils 
s'arrêtaient  aux  apparences,  qui  suffisent  pour  satisfaire  l'esprit  de 
simples  contemplateurs;  mais  vint  le  jour  où  des  naturalistes  son- 
gèrent à  dresser  une  sorte  d'inventaire  de  la  nature.  Alors  de  la  • 
nécessité  de  donner  de  chaque  animal  un  signalement  propre  à  le 
faire  reconnaître  naquit  la  préoccupation  de  saisir  des  particularités 
de  conformation  communes  à  un  plus  oU  moins  grand  nombre  d'es- 
pèces, sans  désormais  beaucoup  s'inquiéter  du  genre  de  vie.  On 
commença  de  s'apercevoir  que  des  créatures  très  rapprochées  par 
les  caractères  de  leur  organisation  peuvent  avoir  des  mœurs  et  un 
régime  alimentaire  fort  différons.  Cette  vérité  entrevue,  on  était  loin 
cependant  d'avoir  une  conception  nette  des  formes  typiques  aux- 
quelles se  rattachent  les  êtres  animés.  Aussi  ce  fut  un  événement 
lorsque  George  Cuvier,  plus  instruit  que  ses  devanciers,  découvrit 
«  qu'il  existe  quatre  formes  principales  d'après  lesquelles  tous  les 
animaux  semblent  avoir  été  modelés.  »  Cette  nouvelle  clarté  reçut 
bientôt  tout  l'éclat  imaginable  par  les  observations  d'un  professeur 
de  Saint-Pétersbourg,  travaillant  et  méditant  sans  souci  des  opi- 
nions plus  ou  moins  acceptées.  Il  était  arrivé  à  cet  invesligateur  pa- 
tient et  habile  de  constater  que  les  caractères  des  êtres  dans  leur 
état  d'embryons  assuraient  les  divisions  naturelles  reconnues  par 
Cuvier,  et  dont  il  y  avait  seulement  à  rectifier  les  limites.  D'un  autre 
côté,  d'heureuses  inspirations  écloses  dès  les  premières  années  de 
notre  siècle  imprimaient  aux  recherches  une  direction  particulière- 
ment favorable  aux  progrès  de  la  science.  Des  comparaisons  faites 
avec  méthode  procuraient  la  certitude  que  tous  les  représentans  de 


LES    CONDITIONS    DE    LA    VIE.  199 

chacun  des  grands  types  zoologiqiies  sont  construits  d'après  un 
même  plan  fondamental,  que  les  différences  portent  simplement  sur 
la  configuration  des  parties,  sur  le  degré  de  développement  ou  de 
perfection,  sur  l'appropriation  à  des  usages  variés  :  vérité  admirable 
peu  à  peu  dégagée  de  l'obscurité,  puis  défendue  contre  de  vieux  er- 
remens  avec  une  sorte  d'enthousiasme  excité  par  le  sentiment  d'une 
grande  cause  à  gagner  pour  l'esprit  humain.  Avec  des  succès  mêlés 
de  quelques  revers  dus  à  l'absence  de  connaissances  encore  suffisam- 
ment précises,  on  apportait  chaque  jour  davantage  les  preuves  que 
tous  les  animaux  vertébrés,  mammifères,  oiseaux,  reptiles,  pois- 
sons, ont  les  mêmes  organes  situés  dans  des  rapports  constans,  que 
tous  les  animaux  articulés,  insectes,  arachnides,  crustacés,  dérivent 
d'un  seul  plan  primordial.  Pour  les  vertébrés,  la  démonstration  est 
venue  en  grande  partie  des  efforts  de  Geoffroy  Saint-Hilaire;  pour  les 
articulés,  elle  a  été  faite  par  Savigny. 

A  partir  de  ce  moment,  il  devint  presque  facile  de  comprendre  la 
raison  de  la  configuration  ou  du  degré  de  développement  de  di- 
verses parties  de  l'organisme,  et  d'avoir  la  signification  d'un  chan- 
gement dans  les  formes.  Un  guide  d'une  sûreté  incomparable  était 
donné  aux  investigateurs.  Sous  l'impression  de  la  joie  bien  légitime 
que  faisaient  éprouver  le  succès  obtenu  et  plus  encore  l'idée  grande 
et  philosophique  qui  avait  dominé  dans  la  recherche  des  parties  de 
même  nature,  ou,  suivant  l'expression  actuelle,  des  parties  homo- 
logues chez  des  animaux  aussi  différons  que  les  poissons,  les  rep- 
tiles et  les  mammifères,  on  se  demanda  si  Vunité  de  composition  ne 
s'étendait  pas  au  règne  animal  tout  entier.  Il  y  eut  ainsi  quelques 
tentatives  pour  assimiler  les  organes  de  l'insecte  à  ceux  de  l'animal 
vertébré;  elles  ne  furent  pas  heureuses.  Les  organes  ne  conservent 
ni  les  mêmes  rapports,  ni  les  mêmes  situations  chez  ces  deux  types; 
c'est  en  s' attachant  exclusivement  à  des  caractères  de  structure  et 
à  la  fonction  des  parties  qu'il  est  possible  d'arriver  h  une  sorte 
d'assimilation. 

L'idée  exacte  de  la  constitution  générale  des  animaux  s'étant  fait 
jour,  les  études  d'anatomie,  convenablement  dirigées,  cessaient  d'a- 
voir pourimique  objet  la  configuration  des  organes;  elles  devaient 
tendre  à  l'interprétation  des  modifications  de  l'organisme,  à  la  dé- 
termination du  rôle  des  parties ,  à  la  découverte  du  mécanisme  des 
appareils.  Sous  l'inspiration  de  ces  vues,  les  résultats  obtenus  ont 
été  immenses,  et  la  science  a  grandi  avec  une  merveilleuse  rapi- 
dité. D'autre  part,  l'étude  intime  des  tissus  a  mis  en  lumière  ce  fait 
important,  que  les  élémens  primitifs  présentent  les  mêmes  carac- 
tères essentiels  chez  tous  les  êtres  animés.  Par  des  expériences  ha- 
bilement conduites  sur  les  animaux  vivans,  des  fonctions  de  diffé- 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rentes  parties  de  l'organisme,  qu'on  n'aurait  sans  doute  jamais 
soupçonnées  à  l'aide  de  tout  autre  mode  de  recherche,  ont  été  mises 
en  évidence.  Les  investigations  sur  les  phases  successives  du  déve- 
loppement des  animaux,  en  montrant  pour  tous  une  origine  iden- 
tique, en  révélant  les  détails  les  plus  curieux  sur  les  changemens 
qui  se  produisent  dans  les  organes  et  dans  les  conditions  d'exis- 
tence d'une  foule  d'espèces,  en  apportant  les  comparaisons  les  plus 
instructives  entre  les  états  permanens  et  les  états  transitoires  d'une 
infinité  d'êtres,  ont  ouvert  de  nouveaux  horizons  à  la  philosophie. 

Ainsi  nous  sommes  arrivés  à  une  époque  où  la  science,  riche  de 
vérités  solidement  établies,  a  pris  un  caractère  de  grandeur  des  plus 
remarquables.  A  l'aide  des  moyens  si  variés  dont  les  investigateurs 
ont  usé,  on  est  assuré  de  faire  encore  de  belles  et  nombreuses  dé- 
couvertes, de  compléter  bien  des  connaissances  restées  imparfaites, 
de  parvenir  à  de  nouvelles  généralisations;  mais  une  vue  différente 
de  celles  qui,  jusqu'à  présent,  ont  servi  de  guide  aux  naturalistes, 
commence  à  se  manifester,  promettant  de  porter  au  plus  haut  de- 
gré nos  ressources  dans  l'investigation  des  phénomènes  de  la  vie. 
Lorsque,  seule,  l'étude  comparative  des  instrumens  ne  suffira  plus 
pour  éclairer  sur  le  but  de  certaines  modifications,  pour  expliquer  la 
raison  de  divers  changemens  dans  les  formes,  dans  les  dispositions, 
dans  le  développement  excessif  ou  dans  l'atrophie  de  quelques  par- 
ties, lorsque  à  son  tour  la  recherche  expérimentale,  nécessairement 
condamnée  à  se  mouvoir  dans  des  limites  assez  restreintes,  devien- 
dra impuissante,  les  ressources  de  l'esprit  scientifique  ne  seront  pas 
épuisées.  Il  restera  encore  à  suivre  ce  que  l'on  pourrait  appeler  l'ex- 
périence de  la  nature.  En  un  mot,  c'est  de  l'observation  constante 
des  coïncidences  entre  tous  les  détails  de  l'organisation  et  les  cir- 
constances de  la  vie  de  chaque  animal  qu'il  faut  attendre  la  solution 
des  plus  grands  problèmes  de  l'histoire  naturelle.  Rien  dans  l'or- 
ganisme, semble- t-il,  n'existe  sans  un  rôle  à  remplir.  A  cette  règle, 
on  entrevoit  une  seule  exception;  des  parties  dépendantes  des  té- 
gumens  fort  développées  chez  des  mâles  et  absentes  chez  leurs 
femelles  ne  sont  probablement  autre  chose  que  des  ornemens. 

La  conformité  de  séjour  et  d'aptitude  n'est  plus  aujourd'hui  pour 
aucun  zoologiste  le  signe  assuré  de  ressemblances  fondamentales, 
et  cependant,  par  suite  de  cette  tendance  que  nous  avons  signalée, 
elle  conduit  encore  parfois  à  de  graves  erreurs  d'appréciation.  Une 
des  choses  les  plus  admirables  de  la  nature,  c'est  l'extrême  diver- 
sité obtenue  d'un  fonds  commun,  diversité  qui,  chez  les  êtres,  se 
manifeste  à  la  fois  dans  leurs  caractères  et  dans  les  circonstances  de 
leur  vie.  Une  variabilité  de  conditions  d'existence  souvent  grande 
chez  les  espèces  d'un  même  groupe  naturel,  une  sorte  de  répétition 


LES    CONDITIONS    DE    LA    VIE.  201 

de  conditions  analogues  chez  des  espèces  de  groupes  plus  ou  moins 
dissemblables,  portent  cette  diversité  aux  plus  lointaines  limites 
imaginables.  De  là  les  appropriations  exclusives  des  caractères  im- 
portans  de  l'organisme. 

Par  un  exemple  qui  sera  compris  sans  peine,  l'idée  du  rapport  qui 
existe  entre  les  particularités  de  conformation  et  le  genre  de  vie  sera 
rendue  plus  précise.  Chacun  a  entendu  parler  de  ces  distinctions 
d'oiseaux  granivores  et  d'oiseaux  insectivores  appartenant  à  une 
science  qui  n'est  plus  de  notre  temps.  Le  moineau,  le  pinson,  le 
chardonneret,  sont  réputés  des  granivores, —  les  fauvettes,  les  berge- 
ronnettes, des  insectivores,  malgré  leur  régime  moins  exclusif  qu'on 
le  supposait  autrefois.  Tous  ces  oiseaux  offrent  absolument  la  même 
conformation  générale;  les  caractères  qui  les  fout  distinguer  au 
premier  coup  d'œil,  comme  la  forme  du  bec,  sont  d'ordre  tout  à  fait 
secondaire,  et  témoignent  simplement  d'adaptations  à  des  circon- 
stances biologiques  quelque  peu  différentes.  D'autres  espèces  d'oi- 
seaux, presque  sœurs  par  les  mœurs  et  de  parenté  éloignée  par  l'en- 
semble de  l'organisation,  présentent  des  traits  superficiels  analogues 
qui  trompent  aisément  les  observateurs  enclins  à  se  fier  à  l'apparence. 
Tout  le  monde  sait  distinguer  les  petites  hirondelles  :  hirondelle  de 
fenêtre,  hirondelle  de  cheminée,  hirondelle  de  rivage,  et  la  grande 
hirondelle  ou  martinet;  mais  tout  le  monde  aussi,  sans  en  excepter 
beaucoup  de  naturalistes,  se  persuade  que  tous  ces  oiseaux,  appelés 
d'un  nom  commun,  appartiennent  à  la  même  famille.  Il  n'en  est  rien 
cependant;  les  petites  hirondelles  ont  la  conformation  des  moineaux, 
et,  presque  seules,  des  appropriations  à  un  genre  de  vie  un.  peu 
particulier  font  la  différence.  La  grande  hirondelle  est  tout  autre- 
ment construite,  et  nous  montre  une  remarquable  parenté  avec  ces 
charmans  oiseaux  de  l'Amérique  méridionale  qu'on  appelle  les  co- 
libris. Petites  hirondelles  et  grande  hirondelle,  représentans  de 
deux  types  des  mieux  caractérisés,  se  nourrissent  également  d'in- 
sectes qu'elles  doivent  happer  pendant  le  vol;  alors  elles  ont  égale- 
ment un  bec  petit,  large  à  la  base  et  fendu  jusqu'au-dessous  des 
yeux;  également  destinées  à  parcourir  les  airs  avec  rapidité  et  k 
franchir  de  grands  espaces,  elles  ont  également  les  pennes  de 
leurs  ailes  d'une  longueur  exceptionnelle.  Ainsi  les  espèces  d'une 
infinité  dégroupes  naturels,  offrant  des  dissemblances  plus  ou  moins 
grandes  dans  leur  genre  de  vie,  se  font  remarquer  par  des  particu- 
larités très  apparentes,  mais  d'ordre  secondaire,  qui  leur  donnent 
les  aptitudes  nécessaires  à  des  conditions  d'existence  déterminées; 
des  espèces  de  groupes  tout  à  fait  distincts  peuvent  donc  se  res- 
sembler par  quelques  traits  superficiels,  signes  certains  d'appro- 
priations soit  à  un  régime,  soit  à  des  habitudes  analogues.  L'étude 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  êtres,  poursuivie  d'une  manière  comparative  dans  tous  les  dé- 
tails de  leur  organisation  et  dans  tous  les  actes  de  leur  vie,  peut 
seule  conduire  sûrement  à  distinguer  ce  qui  est  général  de  ce  qui 
est  particulier,  et,  comme  but  suprême,  à  reconnaître  les  grandes 
lois  de  la  nature.  La  route  est  à  peine  tracée,  et  l'on  voit  en  per- 
spective l'interminable  série  de  conquêtes  qui  viendront  successi- 
vement accroître  le  domaine  de  la  science.  Si  tout  encore  devait  se 
borner  à  apprécier  les  relations  de  l'organisme  et  des  circonstances 
de  la  vie,  à  acquérir  une  certitude  même  avant  l'observation  directe 
à  l'égard  des  habitudes  d'un  animal  d'après  la  seule  considération 
de  sa  conformation,  ou  à  l'égard  de  particularités  organiques  d'a- 
près des  aptitudes  reconnues,  le  résultat  serait  déjà  immense;  mais 
au-dessus  d'un  tel  résultat  s'élève  la  question  des  instincts,  de 
l'intelligence,  du  sentiment,  dans  leurs  rapports  avec  l'organisme, 
—  la  psychologie,  appuyée  sur  des  faits  capables  d'être  démontrés 
par  l'observation  et  l'expérience,  et  par  la  comparaison,  cette  pré- 
cieuse source  de  lumière. 

Dans  cet  ordre  d'idées,  nous  avons  à  nous  préoccuper  des  faits 
dont  l'explication  sera  fournie  par  les  données  de  la  science  ac- 
tuelle et  des  sujets  qui,  pour  être  bien  compris,  réclament  des  re- 
cherches d'un  nouveau  genre.  Au  milieu  d'un  champ  aussi  vaste, 
nous  devons  nécessairement  nous  arrêter  à  un  petit  nombre  d'exem- 
ples ,  —  choisis  parmi  les  plus  frappans  et  les  plus  instructifs ,  —  et 
négliger  les  choses  de  science  tout  à  fait  vulgaire.  Il  y  aurait  peu 
d'utilité  à  s'inquiéter  des  membres  convertis  en  rames  pour  la  nata- 
tion et  en  organes  pour  le  vol,  ou  des  dents  en  harmonie  avec  le 
régime  et  les  appétits,  rien  n'ayant  été  plus  souvent  cité  par  les 
naturalistes  pour  montrer  leur  puissance  de  déduction.  Dans  cette 
étude,  dont  les  limites  doivent  être  restreintes,  nous  ne  chercherons 
pas  à  insister  à  l'égard  de  l'homme  sur  des  coïncidences  du  genre 
de  celles  que  nous  nous  proposons  d'examiner  chez  divers  animaux. 
Pour  avoir  un  terme  de  comparaison,  il  nous  suffira  de  remarquer 
que  l'homme,  doué  d'une  intelligence  fort  supérieure  à  celle  de 
toutes  les  autres  créatures,  possède  des  avantages  physiques  aussi 
prononcés  dans  l'attitude  de  son  corps  et  dans  la  forme  de  sa  main, 
cet  incomparable  instrument  naturel.  L'instrument  étant  donné, 
doivent  être  donnés  instinct  et  intelligence  capables  de  le  mettre 
en  usage  et  d'en  tirer  tout  le  parti  possible.  C'est  là  une  vérité  ab- 
solument générale,  destinée  à  sortir  éblouissante  de  l'observation  et 
par-dessus  tout  de  la  comparaison  des  faits,  et  qu'il  est  nécessaire 
d'avoir  sans  cesse  devant  les  yeux. 


LES    CONDITIONS    DE    LA   VIE.  203 


IL 


Comme  nous  voulons  examiner  en  premier  lieu  quelques  animaux 
de  diverses  classes,  remarquables  par  des  particularités  de  leur 
conformation  extérieure  et  en  même  temps  par  des  aptitudes  spé- 
ciales, il  nous  paraît  bon  d'appeler  l'attention  sur  un  mammifère 
fort  étrange  :  l'aye-aye  ou  chiromys  de  Madagascar. 

Après  avoir  parcouru  la  Chine  et  les  Indes  orientales  durant  les 
années  l77/i  à  1780,  Sonnerat,  un  voyageur  français,  aborde  sur 
la  côte  occidentale  de  cette  grande  terre  de  Madagascar,  si  intéres- 
sante par  ses  productions  naturelles.  Les  indigènes  lui  amènent  un 
animal  gros  comme  un  chat  et  couvert  d'une  épaisse  toison;  ils  le 
voyaient  eux-mêmes  pour  la  première  fois,  et  ils  exprimaient  leur 
surprise  en  répétant  aye,  aye.  Sonnerat,  confondu  d'étonnement 
aussi  bien  que  les  Malgaches,  tentait  vainement  de  rattacher  ce 
mammifère  à  un  type  connu  ;  il  lui  trouvait  des  rapports  de  phy- 
sionomie tout  à  la  fois  avec  les  écureuils,  les  makis  et  les  singes.  Par 
un  singulier  caprice,  le  naturaliste  voyageur  désigna  le  curieux  ani- 
mal par  l'exclamation  qui  avait  énergiquement  frappé  ses  oreilles, 
et  le  nom  a  été  conservé. 

L'aye-aye,  dont  l'activité  ne  se  manifeste  que  pendant  la  nuit, 
a  de  gros  yeux  arrondis  comme  ceux  des  hiboux  et  des  chats-huans. 
Il  est  doux,  craintif,  dormant  tout  le  jour,  la  tête  cachée  entre  les 
jambes  et  la  queue  repliée  par-dessus.  A  ces  traits  s'ajoute  une 
chose  plus  extraordinaire  et  tout  à  fait  unique  :  les  deux  pieds  de 
devant,  qui  ressemblent  un  peu  à  la  main  des  singes,  ont  des  doigts 
assez  épais  et  garnis  de  poils  ;  un  seul  de  ces  doigts ,  celui  du  mi- 
lieu, est  nu,  tout  grêle,  et  doué  de  la  faculté  de  se  relever  et  d'agir 
d'une  manière  très  indépendante  des  autres  ;  on  croirait  à  une  dif- 
formité. C'est  ici  que  se  révèle  d'une  façon  saisissante  un  rapport 
entre  un  détail  de  conformation,  des  conditions  d'existence  singu- 
lières et  un  instinct  très  particulier.  Sonnerat  eut  en  vie,  pendant 
deux  mois,  un  mâle  et  une  femelle  qu'il  nourrissait  avec  du  riz 
cuit,  dont  ils  se  contentaient  faute  de  mieux  et  sans  doute  au  dé- 
triment de  leur  santé.  Ils  se  servaient  pour  manger,  rapporte  notre 
voyageur,  de  leurs  deux  doigts  grêles  comme  les  Chinois  se  servent 
de  baguettes.  Cette  remarque  n'aurait  pas  jeté  beaucoup  de  lumière 
sur  le  véritable  usage  de  ce  doigt  grêle,  si  l'on  n'avait  été  éclairé  par 
des  renseignemens  obtenus  des  habitans  de  Madagascar,  et  depuis 
peu  par  les  observations  de  quelques  voyageurs.  L'aye-aye  se  nour- 
rit en  partie  d'insectes,  recherchant  les  plus  volumineux  et  les  plus 
délicats,  les  larves  qui  vivent  dans  les  troncs  et  les  branches  d'ar- 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bres.  Souvent  les  arbres  sont  fissurés,  et  il  est  possible  d'atteindre 
les  larves  qui  les  rongent  et  de  les  arracher  de  leur  retraite  ;  mais 
les  fissures,  étant  étroites,  ne  livrent  passage  qu'à  un  instrument 
bien  mince.  Pour  l'aye-aye,  l'instrument  est  son  doigt  grêle.  Avec 
l'instrument,  l'animal  ne  peut  manquer  d'avoir  h  son  service  des 
sens,  un  instinct,  une  intelligence  propres  à  le  conduire  au  but  dé- 
terminé. En  effet,  il  a  des  yeux  dont  la  pupille,  extrêmement  dila- 
table, donne  largement  accès  à  la  pâle  lumière  du  crépuscule  ou  de 
la  lune,  et  lui  permet  d'errer  la  nuit  au  milieu  des  forêts  sans  la 
moindre  difficulté.  Il  a  des  oreilles  qui  dénotent  une  grande  finesse 
de  l'ouïe,  et,  à  n'en  pas  douter,  il  distingue  le  bruit  léger  d'une 
larve  occupée  k  ronger  le  bois.  Il  apporte  aux  nécessités  de  sa  re- 
cherche une  intelligence  surprenante  :  on  peut  le  voir  frapper  un 
tronc  ou  une  branche  d'arbre  de  son  ongle,  en  un  mot  recourir  à  la 
percussion  pour  reconnaître  s'il  existe  une  cavité  capable  de  loger 
une  larve.  Doué  d'un  odorat  subtil,  l'aye-aye  s'assure  de  la  qualité 
des  alimens.  Le  docteur  \inson,  à  qui  nous  devons  d'intéressantes 
observations  sur  les  animaux  de  l'île  de  Madagascar,  rapporte  qu'un 
aye-aye  en  captivité  ne  voulait  pas  de  toutes  les  larves  indistincte- 
ment, et  les  reconnaissait  en  les  flairant.  Le  curieux  mammifère, 
apparenté  aux  makis  par  l'ensemble  de  ses  caractères,  possède  un 
système  dentaire  analogue  à  celui  des  rongeurs.  Aimant  ces  fruits 
du  tropique  remplis  d'une  pulpe  savoureuse,  avec  ses  puissantes 
incisives  il  en  entaille  la  dure  enveloppe,  introduit  son  doigt  grêle 
par  l'ouverture  qu'il  a  pratiquée,  et,  approchant  sa  bouche  de  l'ori- 
fice, il  fait  couler  la  substance  pulpeuse.  Lorsqu'une  main  est  fati- 
guée, il  se  sert  de  l'autre  main. 

Est-il  possible  de  voir  une  créature  mieux  faite  pour  vivre  dans 
des  conditions  étroitement  déterminées,  et  dont  la  singularité  des 
habitudes  réponde  d'une  manière  plus  complète  aux  singularités  de 
conformation?  Le  célèbre  naturaliste  de  l'Angleterre,  M.  Richard 
Owen,  auteur  d'une  belle  étude  sur  le  chiromys  de  Madagascar,  a 
trouvé  ici  de  puissans  argumens  pour  réfuter  les  idées  trop  facile- 
ment accueillies  sur  la  mutabilité  des  espèces.  Par  ses  caractères 
zoologiques,  l'aye-aye  est  un  être  isolé  dans  la  création;  comme  les 
makis,  ses  plus  proches  alliés,  il  habite  des  forêts  où  les  insectes 
fourmillent  de  tous  côtés.  Rien  ne  l'obligerait,  pas  plus  que  les  ani- 
maux du  même  groupe,  à  préférer  les  espèces  cachées  dans  les  troncs 
d'arbres,  si  une  destination  propie,  en  rapport  avec  des  instincts  et 
des  organes  particuliers,  ne  lui  avait  pas  été  attribuée  dès  l'origine. 
Y  a-t-il  la  moindre  raison  de  supposer  que  l'amincissement  u'un 
doigt  des  extrémités  antérieures  se  soit  produit  par  un  usage  forcé 
chez  des  individus  d'une  suite  de  générations  qui  n'avaient  nul  be- 


Tj;S    CONDITIONS    Di:   LA    VIE.  205 

soin  de  se  soumettre  à  la  peine  pour  trouver  des  alimens  en  abon- 
dance ? 

Les  animaux  fouisseurs  destinés  à  une  vie  souterraine  sont  bien 
connus  sous  le  rapport  de  leurs  caractères  et  de  leurs  instincts,  ré- 
pétés en  quelque  sorte  chez  les  types  les  plus  différens.  Chacun  re- 
marque leur  corps  passablement  long  et  à  peu  près  cylindrique, 
leurs  membres  antérieurs  courts,  larges  et  d'une  extrême  puissance. 
Voyez  la  taupe,  son  corps  n'offre  aucune  partie  saillante  capable  de 
faire  obstacle  à  une  circulation  facile  dans  des  galeries  étroites;  ses 
pieds  de  devant  ressemblent  à  de  fortes  mains  dont  la  paume  cal- 
leuse est  tournée  en  dehors  avec  des  ongles  larges  et  tranchans. 
Saurait-on  concevoir  pour  écarter  et  briser  la  terre  des  instrumens 
d'une  plus  grande  perfection?  Le  museau  de  l'animal,  rendu  résis- 
tant par  la  présence  d'un  os  particulier,  est  un  boutoir  agissant 
comme  une  tarière.  A  ces  particularités,  qui  expliquent  si  bien  le 
genre  de  vie  de  la  taupe,  s'ajoutent  des  sens  dont  le  degré  de  déve- 
loppement est  en  harmonie  avec  les  conditions  d'existence  de  ce 
mammifère.  Des  organes  de  vision  sont  inutiles  à  un  être  condamné 
à  vivre  dans  les  ténèbres;  ils  sont  rudimentaires.  Pour  se  recon- 
naître dans  de  sombres  réduits,  un  tact  très  fin  est  indispensable; 
il  est  fourni  par  le  museau  presque  nu,  portant  des  poils  raides, 
disséminés.  Dans  un  espace  resserré,  pour  être  averti  d'un  danger 
ou  de  la  présence  d'insectes  dont  il  s'agit  de  s'emparer,  il  est  essen- 
tiel d'être  sensible  aux  moindres  bruits;  les  organes  d'audition  ré- 
pondent à  cette  exigence.  En  l'absence  de  la  vue,  pour  être  guidé 
dans  la  recherche  de  sa  nourriture,  un  odorat  très  subtil  est  de 
première  nécessité;  l'organe  olfactif  est  très  développé.  Une  orga- 
nisation et  des  instincts  si  bien  appropriés  à  la  vie  souterraine  ren- 
dent à  la  taupe  l'existence  impossible  dans  toute  autre  condition. 

On  trouve  chez  un  insecte  des  particularités  de  conformation,  des 
habitudes,  des  instincts  si  analogues  à  ceux  de  la  taupe,  que  cet 
insecte,  d'après  le  sentiment  populaire,  a  été  appelé  le  taupe- 
grillon.  Il  a  un  corps  presque  cylindrique,  des  pattes  antérieures 
refoulées  vers  la  tête,  avec  les  jambes  prodigieusement  larges  et 
garnies  de  fortes  dentelures  de  façon  à  prendre  une  sorte  f'e  res- 
semblance avec  les  pieds  de  la  taupe.  Les  jambes  du  taupe-grillon 
et  les  pieds  de  la  taupe  sont  des  organes  de  nature  absolument  dif- 
férente ayant  reçu  une  appropriation  à  peu  près  identique. 

Il  y  a  des  animaux  qui,  parmi  ceux  de  la  même  classe  ou  de  la 
même  famille,  n'offrent  rien  de  plus  extraordinaire  qu'une  particu- 
larité en  apparence  insignifiante.  La  raison  de  cette  particularité 
minime  est-elle  trouvée,  l'intérêt  jaillit.  Des  oiseaux  de  la  famille 
de  notre  coucou,  répandus  dans  les  régions  chaudes  de  l'Afrique, 


206  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'Asie  et  de  rAustralie,  connus  sous  le  nom  de  coucals  [centro- 
pus),  en  fourniront  un  exemple.  On  sait  combien  les  barbes  des 
plumes  clés  ailes  et  de  la  queue  sont  flexibles  et  douces  au  toucher 
chez  les  oiseaux  en  général.  Chez  les  coucals  elles  sont  au  con- 
traire rigides  et  dures  comme  des  épines.  En  l'absence  d'observa- 
tions, on  aurait  peut-être  cherché  longtemps  sans  résultat  à  quelle 
nécessité  répondait  cette  structure  des  plumes,  mais  on  a  eu  les  re- 
marques des  voyageurs,  et  tout  de  suite  on  a  saisi  une  merveilleuse 
appropriation.  Les  coucals  habitent  de  sombres  forêts  et  se  nour- 
rissent d'insectes  qu'ils  sont  obligés  d'aller  chercher  au  milieu  des 
lianes  enroulées  autour  des  arbres.  Ces  lianes  sont  d'une  extrême 
dureté;  les  plumes  ordinaires  des  oiseaux  seraient  lacérées,  déchi- 
quetées au  contact,  celles  des  coucals  y  résistent. 

Si  nous  voulions  passer  en  revue  les  espèces  d'oiseaux,  pour  cha- 
cune d'elles  nous  trouverions  clans  les  détails  de  conformation  des 
pattes  les  signes  de  certaines  habitudes  faciles  à  constater,  —  dans 
la  forme  et  le  développement  du  bec  l'indice  d'une  prédilection  pour 
une  substance  alimentaire.  Sur  ce  sujet,  on  a  enregistré  une  foule 
d'observations  curieuses  c[u'il  nous  est  impossible  de  rapporter, 
Yoici  cependant  un  exemple,  pris  à  peu  près  indifféremment  au  mi- 
lieu de  beaucoup  d'autres,  d'un  bec  fort  singulier,  adapté  à  un  ré- 
gime très  spécial,  qui  semble  fournir  un  enseignement  qu'il  est  bon 
de  ne  point  négliger.  Tout  le  monde  connaît  le  bec-croisé  [loxia 
curvirosira),  cet  oiseau  assez  joli  de  plumage  qui  hante  les  forêts 
d'arbres  verts  et  les  plantations  de  pins  ;  son  bec  a  les  mandibules 
très  arquées  en  sens  opposé  et  croisées  vers  les  deux  tiers  de  la 
longueur.  Il  faut  voir  l'oiseau  pourvu  de  ce  bec  étrange  brisant  et 
épluchant  les  cônes  résineux  pour  admirer  la  valeur  d'un  pareil 
outil.  Une  modification  bien  simple  a  sufli  pour  créer  l'instrument 
au  moyen  duquel  il  attaque  les  pommes  de  pin,  et  cette  sorte  d'a- 
nomalie ne  se  produit  qu'à  une  épocjue  tardive  du  développement 
de  l'animal.  N'y  a-t-il  point  là  un  motif  propre  à  engager  les  natu- 
ralistes qui  croient  à  la  mutabilité  des  espèces  à  tenter  une  pe- 
tite expérience?  Il  s'agirait  simplement  d'emprisonner  des  becs- 
croisés  dans  un  enclos  et  de  les  priver  de  leur  nourriture  habituelle 
en  leur  procurant  en  abondance  les  alimens  recherchés  par  les  oi- 
seaux granivores.  Ou  les  becs-croisés  périraient  sans  se  propager, 
ou,  par  suite  d'un  nouveau  régime,  après  quelques  générations  leur 
bec  aurait  changé  de  forme,  et  en  aurait  pris  une  autre  mieux  ap- 
propriée à  un  genre  de  vie  différent.  Si  l'expérience  réussissait, 
notre  oiseau  des  pins  ne  serait  pas  encore  devenu  un  vulgaire  moi- 
neau ou  un  gros-bec  ordinaire,  mais  au  moins  la  théorie  dont  on 
s'est  beaucoup  occupé  aurait  gagné  un  argument  sérieux. 


LES    CONDITIONS    DE    LA    VIE.  207 

Parmi  les  poissons,  il  y  a  des  espèces  qui  saisissent  leur  proie  au- 
devant  d'elles  ou  même  hors  de  l'eau,  d'autres  espèces  qui  cher- 
chent leur  nourriture  dans  les  fonds  vaseux.  Chez  les  premières, 
comme  la  perche,  la  mâchoire  inférieure  dépasse  la  mâchoire  supé- 
rieure; chez  les  dernières,  c'est  le  contraire,  la  bouche  est  refoulée 
en  dessous,  et  souvent  elle  est  accompagnée  d'appendices  charnus 
propres  à  remuer  la  vase  ;  le  barbeau  en  est  un  exemple.  Ainsi  par- 
tout un  caractère  dénote  des  habitudes  et  des  instincts  auxquels  l'a- 
nimal ne  peut  se  soustraire. 

A  l'égard  des  insectes  et  des  arachnides,  on  a  poussé  fort  loin 
l'étude  des  coïncidences  entre  les  mœurs  et  les  particularités  de  la 
conformation  extérieure.  L'examen  des  instrumens  de  travail  chez 
les  espèces  habiles  à  construire  suffît  aujourd'hui  pour  apprécier 
sûrement  le  genre  d'industrie  de  l'espèce.  Par  la  considération  des 
appendices,  on  reconnaît  de  quelle  façon  et  dans  quelles  conditions 
l'animal  doit  se  mouvoir.  Dans  une  infinité  de  circonstances,  de  la 
disposition  des  organes  de  la  vue  on  déduit  sans  crainte  d'erreur 
l'existence  d'habitudes  vagabondes  ou  sédentaires  avec  une  foule 
de  nuances.  En  même  temps,  chez  les  insectes  et  les  arachnides,  on 
suit  pas  à  pas,  mieux  peut-être  que  partout  ailleurs,  les  progrès  de 
l'instinct  et  de  l'intelligence  avec  les  degrés  de  perfection  des  in- 
strumens, comme  l'amoindrissement  de  ces  facultés  avec  la  simpli- 
fication des  appendices. 

Une  condition  de  séjour  différente  de  celle  qui  se  présente  ha- 
bituellement à  nos  regards  offre  un  intérêt  considérable  relative- 
ment à  l'appropriation  des  organismes  aux  milieux  et  à  la  question 
des  origines  des  êtres.  Des  animaux  de  diverses  classes  vivent 
dans  des  endroits  absolument  privés  de  lumière;  ces  animaux  sont 
aveugles.  Il  y  ajuste  un  siècle,  on  découvrit  dans  des  eaux  sou- 
terraines de  la  Basse- Carniole  une  espèce  de  batracien  d'assez 
grande  taille,  30  à  35  centimètres,  d'un  blanc  rosé,  portant  des 
branchies  extérieures,  en  un  mot  ressemblant,  avec  de  fortes  pro- 
portions, à  une  larve  de  triton  ou  salamandre  aquatique.  C'était 
un  animal  aveugle;  un  zoologiste  le  fit  connaître  sous  le  nom  de 
protée  serpentin  [protœus  serpent  mus).  La  première  idée  fut  que 
ce  batracien  était  entraîné  dans  les  grottes  par  les  eaux  qui,  à 
l'époque  des  pluies,  débordent  des  lacs  de  Sittich;  mais  cette  sup- 
position ne  se  trouva  point  justifiée.  Les  prêtées  n'ont  jamais  été 
pris  que  dans  des  eaux  souterraines,  et  l'on  s'en  procure  toujours 
aisément  dans  la  grotte  d'Adlesberg,  située  sur  le  chemin  de  Vienne 
à  Trieste.  Voilà  donc  une  espèce  d'un  genre  particulier,  fort  distinct 
de  tous  ceux  qui  existent  en  Europe,  vivant  d'une  manière  con- 
stante dans  l'obscurité.  Il  y  a  dans  le  Kentucky,  aux  États-Unis, 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  caverne  profonde,  la  caverne  du  Mammouth,  abondamment 
pourvue  d'eau.  Aucune  lumière  n'y  pénètre,  c'est  l'obscurité  com- 
plète. Un  poisson  habite  l'eau  de  la  caverne  où  nécessairement 
vivent  d'autres  animaux  et  des  végétaux  capables  de  les  nourrir. 
Ce  poisson,  blanchâtre,  dépourvu  d'écaillés,  d'une  espèce  qu'on 
n'a  jamais  rencontrée  ailleurs,  est  absolument  privé  de  la  vue; 
ses  yeux,  à  l'état  rudimentaire  et  cachés  sous  la  peau,  sont  sans 
usage  possible;  son  appareil  auditif  au  contraire  est  très  déve- 
loppé. Le  poisson  du  Kentucky  a  été  appelé  l'amblyopsis  des  ca- 
vernes [(wihlyopsis  spelœus),  le  nom  de  genre  faisant  allusion  à 
la  cécité  de  l'animal.  L'amblyopsis  présente  dans  l'ensemble  de  sa 
conformation  des  caractères  tellement  particuliers  que  les  auteur» 
par  lesquels  il  a  été  le  mieux  étudié  n'ont  pu  le  rapporter  avec 
certitude  à  aucune  des  familles  connues  de  la  classe  des  poissons. 
Quelques  zoologistes,  peut-être  à  juste  titre,  ont  vu  en  lui  le  type 
d'une  nouvelle  famille.  M.  Louis  Agassiz,  juge  si  autorisé  dans 
la  question,  voulant  garder  une  extrême  réserve,  a  seulement  dé- 
claré qu'il  inclinait  à  le  considérer  comme  une  forme  aberrante 
de  la  famille  des  cyprinodontes.  Le  séjour  de  l'amblyopsis  est  ex- 
traordinaire, ses  caractères  ne  sont  pas  moins  particuliers.  Entre 
tous  les  poissons,  il  n'est  ni  espèce,  ni  genre,  ni  famille  même,  où 
l'on  aperçoive  pour  lui  une  véritable  parenté.  En  présence  de  ces 
faits,  il  serait  difiicile  d'admettre  que  le  poisson  de  la  caverne  du 
Mannnouth  n'a  pas  été  créé  pour  vivre  dans  la  condition  unique  où 
il  a  été  recueilli  par  les  naturalistes. 

A  une  époque  encore  peu  ancienne,  un  entomologiste  de  l'Alle- 
magne se  mit  à  explorer  avec  soin  des  grottes  de  la  Carniole,  et 
y  découvrit  des  coléoptères  carnassiers  aveugles,  fort  agiles,  tout 
pâles,  étiolés,  presque  transparens,  ayant  une  taille  de  7  à  8  milli- 
mètres et  des  proportions  pleines  d'élégance.  Ces  insectes  ne  rappe- 
laient de  bien  près  aucune  forme  connue;  on  les  désigna  sous  le 
nom  d'anophthalmes  pour  exprimer  leur  caractère  le  plus  frappant, 
l'absence  des  yeux.  Longtemps  le  fait  demeura  isolé,  mais  depuis 
quelques  années  des  recherches  actives,  entreprises  dans  les  grottes 
de  l'Ariége,  des  Pyrénées  et  de  différentes  parties  de  l'Europe  et  de 
l'Amérique  du  Nord,  ont  procuré  la  découverte  de  beaucoup  d'es- 
pèces distinctes  appartenant  au  même  genre.  La  chasse  aux  anoph- 
thalmes  ne  serait  pas  du  goût  de  tout  le  monde.  Par  bonheur,  les 
entomologistes  sont  des  gens  résolus  à  braver  les  situations  pé- 
nibles et  à  subir  bien  des  désagrémens  pour  arriver  à  leur  but.  On 
pénètre  dans  les  grottes  avec  des  torches  et  l'on  avance  en  glis- 
sant sur  le  sol  mouillé  et  inégal,  en  se  heurtant  aux  pierres,  en 
s'écorchant  aux  aspérités.  Près  de  l'entrée  d'une  grotte  où  l'obscu- 


LES   CONDITIONS    DE    LA   VIE.  209 

rite  n'est  pas  complète,  on  trouve  parfois  une  espèce  d'anophthalme 
ayant  des  yeux  imparfaits,  mais  il  faut  aller  plus  loin  pour  aperce- 
voir les  agiles  coléoptères  aveugles  que  l'on  cherche.  Presque  tou- 
jours c'est  sur  une  étendue  assez  restreinte  que  le  chasseur  saisit 
ces  insectes,  courant  sur  les  parois  de  la  caverne  ou  blottis  sous  les 
pierres.  Aujourd'hui  les  anophthalmes  connus  sont  nombreux,  et, 
fait  digne  de  remarque,  chaque  espèce  semble  confinée  dans  une 
seule  grotte  ou  dans  quelques  grottes  peu  éloignées  les  unes  des 
autres.  Si  les  chercheurs  d'insectes  aveugles  étaient  simplement 
excités  par  le  désir  de  prendre  des  espèces  étranges  et  d'en  parer 
leurs  collections,  ils  n'en  ont  pas  moins  servi  utilement  la  science 
en  procurant  des  élémens  qui  portent  à  méditer  sur  les  conditions 
d'existence  de  certains  êtres.  Par  leurs  caractères  zoologiques,  les 
anophthalmes  ont  des  rapports  intimes  avec  des  coléoptères  de  la 
même  famille  vivant  à  la  lumière;  mais  ils  ont  des  formes  et  des 
proportions  qui  leur  appartiennent  tellement  que  l'idée  d'une  ori- 
gine commune  ne  saurait  venir  à  l'esprit  d'aucun  naturaliste.  Les 
espèces  observées  dans  différentes  grottes  et  dans  des  conditions 
semblables  sont  parfaitement  distinctes,  et  en  trouvant  chez  la  plu- 
part d'entre  elles  une  atrophie  complète,  non-seulement  des  yeux, 
mais  aussi  des  nerfs  optiques,  il  est  difficile  de  croire  à  autre  chose 
qu'à  une  appropriation  d'organisme  à  un  genre  de  vie  spécial. 

D'ailleurs  dans  les  ténèbres  des  cavernes  et  des  grottes  profondes 
il  y  a  des  animaux  de  plus  d'une  sorte;  on  y  rencontre  de  petiLes 
crevettes,  de  petites  araignées,  des  insectes  de  divers  genres,  tous 
privés  d'organes  de  vision.  11  y  a  dans  ces  sombres  réduits  des  es- 
pèces phytophages  servant,  dans  une  certaine  mesure,  à  la  nourri- 
ture des  carnassiers,  —  et  des  végétaux,  certains  champignons,  les 
seules  plantes  connues  susceptibles  de  se  développer  en  l'absence  de 
lumière,  destinés  à  nourrir  les  espèces  phytophages  :  c'est  tout  un 
petit  monde  séparé  du  reste  du  monde.  L'anfractuosité  d'une  ca- 
verne, aussi  bien  que  le  recoin  le  plus  enchanteur,  est  le  séjour  de 
nombreuses  créatures  qui  se  recherchent,  se  fuient,  se  massacrent 
et  s'agitent  dans  un  perpétuel  tourbillon. 

Qui  pourrait  n'être  pas  entraîné  à  chercher  par  la  pensée  à  re- 
monter jusqu'à  l'origine  de  ces  êtres  privés  de  la  vue  dont  l'exis- 
tence semble  si  misérable?  M.  Agassiz  fut  invité  à  donner  son  opi- 
nion sur  l'état  primitif  des  animaux  sans  yeux  de  la  caverne  du 
Mammouth.  L'émineat  zoologiste  invoqua  la  nécessité  d'une  suite 
d'ol^-servations  et  d'expériences  pour  arriver  à  la  certitude  absolue. 
Il  conseilla  de  tenter  d'élever  des  embryons  des  espèces  de  la  ca- 
verne en  les  soumettant  à  des  conditions  différentes  de  celles  dans 
lesquelles  on  les  trouve  actuellement,  et  il  termina  par  cette  décla- 

TOME    LXXWI.    —   1870.  li 


210  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ration  :  «  d'après  tout  ce  que  je  sais  de  la  distribution  géographique 
des  animaux,  je  suis  convaincu  que  ceux-ci  ont  été  créés  dans  les 
circonstances  où  ils  vivent  maintenant,  dans  les  limites  où  ils  se 
rencontrent  et  avec  les  particularités  de  structure  qui  les  caractéri- 
sent aujourd'hui.  »  Ceux  qui  se'tiennent  en  dehors  de  l'observation 
des  faits  doivent  seuls  être  aisément  portés  à  croire  que  les  habitans 
des  cavernes,  poissons,  insectes  ou  autres,  sont  aveugles  parce 
qu'ils  vivent  et  se  reproduisent  d'une  manière  incessante  au  milieu 
de  circonstances  où  l'organe  de  la  vue  ne  saurait  remplir  son  rôle. 
En  réalité,  cette  supposition  n'a  rien  d'inadmissible  d'après  les  lois 
du  développement  organique  :  une  atrophie  peut  se  produire  sous 
certaines  influences;  mais  la  connaissance  des  conditions  de  la  vie 
strictement  déterminées  pour  les  animaux  en  général  oblige  à  re- 
pousser une  telle  interprétation  k  l'égard  des  espèces  des  cavernes. 
On  est  à  peu  près  assuré  que  les  espèces  destinées  à  voir  le  jour 
périraient  ou  cesseraient  de  se  propager,  si  elles  étaient  confinées 
dans  une  atmosphère  chargée  d'humidité  et  plongées  dans  une  obs- 
curité complète.  Depuis  le  moment  où  M.  Agassiz  a  exprimé  son 
opinion,  des  espèces  aveugles  ont  été  recueillies  en  grand  nombre; 
les  observations  se  sont  multipliées,  et  sur  un  point  de  la  plus  haute 
importance  il  ne  reste  pas  de  doute  possible  :  les  animaux  des  som- 
bres réduits  ne  se  rencontrent  pas  dans  les  endroits  exposés  à  la 
lumière,  et  beaucoup  d'entre  eux  par  leurs  caractères  diffèrent  des 
espèces  clairvoyantes  de  façon  à  écarter  toute  idée  de  communauté 
d'origine. 

III. 

Après  les  exemples  d'appropriation  des  parties  extérieures  à  des 
conditions  d'existence  déterminées,  nous  devons  rechercher  com- 
ment des  parties  de  l'organisation  interne  expliquent  des  aptitudes 
spéciales.  A  cet  égard,  les  faits  acquis  ayant  le  caractère  de  la  pré- 
cision absolue  ne  sont  pas  encore  aussi  nombreux  qu'on  pourrait  le 
souhaiter,  mais  il  y  a  lieu  de  beaucoup  attendre  des  investigations 
qui  se  poursuivent  de  nos  jours. 

En  1853,  le  premier  hippopotame  vivant  que  l'on  ait  vu  en  Eu- 
rope depuis  le  temps  des  Romains  fut  introduit  dans  la  ménagerie 
du  muséum  d'histoire  naturelle  de  Paris.  C'était  un  événement,  et 
chacun  se  plaisait  à  observer  les  allures  étranges  de  l'animal  dont 
les  dépouilles,  les  descriptions  et  les  images  n'avaient  pas  donné 
une  juste  idée.  Le  nouvel  hôte  du  Jardin  des  Plantes  plongeait  sou- 
vent dans  son  bassin  pour  reparaître  bientôt  à  la  surface  de  l'eau; 
mais  à  diverses  reprises  l'animal  fit  au  fond  de  sa  baignoire  des  sé- 
jours si  prolongés,  que  plus  d'une  fois  on  fut  pris  d'inquiétude. 


LES    CONDITIONS    DE    LA    VIE.  211 

Comme  on  ne  s'expliquait  point  alors  chez  un  mammifère  de  cet  ordre 
la  faculté  de  ne  respirer  qu'à  des  intervalles  très  éloignés,  une 
asphyxie  semblait  possible.  On  cessa  de  s'en  préoccuper  quand  on 
eut  la  conviction  que  l'hippopotame  demeurait  au  fond  de  l'eau  parce 
que  tel  était  son  agrément,  et  désormais  on  ne  douta  plus  de  l'exis- 
tence de  certaines  dispositions  organiques  propres  à  l'animal  am- 
phibie. L'occasion  de  les  étudier  s'offrit  plus  tard.  Le  premier  hip- 
popotame était  un  mâle;  il  vint  une  femelle,  et  de  leurs  relations 
naquirent  des  enfans;  plusieurs  moururent,  et  Gratiolet,  le  profes- 
seur dont  la  parole  a  charmé  tant  d'auditeurs,  se  livra  sur  eux  à 
une  recherche  sérieuse.  Cette  recherche  a  permis  d'expliquer  com- 
ment, chez  l'hippopotame,  l'asphyxie  ne  se  produit  qu'après  une 
longue  suspension  de  la  respiration.  Plusieurs  remarquables  dispo- 
sitions des  veines  obligent  le  sang  à  s'accumuler  sur  place,  à  ne  pas 
faire  un  brusque  retour  au  cœur,  k  ne  pas  arriver  en  grande  abon- 
dance aux  poumons.  De  la  sorte  l'animal,  soustrait  à  une  imminente 
congestion  du  cerveau,  des  yeux,  des  poumons  et  même  des  mus- 
cles, conserve  la  liberté  de  ses  mouvemens. 

Les  chauves-souris,  les  jolies  petites  perruches  appelées  les  insé- 
parables, d'après  l'idée  d'un  besoin  d'affection  chez  ces  charmans 
oiseaux,  les  agapornis  des  zoologistes,  s'accrochent  par  les  pattes 
et  dorment  la  tête  en  bas.  Dans  cette  position,  la  plupart  des  ani- 
maux seraient  frappés  de  congestion  cérébrale.  Pareil  accident  n'est 
à  craindre  ni  pour  les  chauves-souris,  ni  pour  les  petites  perruches. 
On  comprend  la  possibilité  d'une  attitude  peu  ordinaire  chez  ces 
animaux  dès  l'instant  que  l'on  a  observé  le  nombre  et  la  disposition 
des  valvules  des  veines  de  la  tête  et  des  parties  antérieures  du  corps. 
La  différence  énorme  qui  existe  dans  la  puissance  et  la  rapidité  du 
vol  des  oiseaux  est  bien  connue.  Le  faisan,  la  perdrix,  ont  un  vol 
lourd  et  peu  soutenu;  le  moineau  n'est  pas  des  mieux  favorisés; 
l'aigle,  le  faucon,  les  mouettes  au  contraire,  sont  merveilleusement 
doués  sous  le  rapport  du  vol.  Qui  n'a,  pendant  les  belles  soirées, 
admiré  les  vertigineuses  évolutions  de  la  grande  hirondelle?  Sans 
doute  les  dimensions  relatives  des  ailes,  la  forme  générale  du  corps, 
permettent  déjà  de  se  rendre  compte,  dans  une  certaine  mesure, 
de  la  facilité  plus  ou  moins  grande  des  mouvemens  chez  les  oiseaux; 
mais  le  partage  inégal  de  la  puissance  de  locomotion  n'est  pas  dû 
seulement  aux  proportions  du  corps  et  des  membres,  il  provient 
aussi  de  l'étendue  de  l'appareil  respiratoire  et  de  l'énergie  de  la 
circulation  du  sang.  Si  un  faisan  était  entraîné  dans  la  course  d'un 
faucon,  un  moineau  dans  celle  d'un  martinet,  le  malheureux  faisan, 
le  pauvre  moineau,  seraient  tout  de  suite  essoufflés,  et  bientôt  ils 
tomberaient  inertes.  Chez  les  oiseaux,  la  capacité  des  réservoirs  aé- 
riens est  toujours  dans  un  rapport  parfait  avec  le  degré  d'activité, 


212  REVUE    DES    DEUX    5I0XDES. 

la  rapidité  clés  mouvemens,  la  puissance  du  vol.  A  cet  égard,  une 
étude  comparative,  qui  n'a  pas  encore  été  faite  d'une  manière  suffi- 
sante, donnerait  lieu  à  des  remarques  pleines  d'intérêt.  La  respira- 
tion étant  plus  ou  moins  active,  la  circulation  (^u  sang  à  son  tour 
offre  des  variations  correspondantes,  circonscrites  dans  des  limites 
fixées  par  la  structure  ou  la  disposition  des  organes.  Chez  les  grands 
voiliers,  le  cœur  a  de  plus  fortes  proportions  eu  égard  au  volume 
du  corps  que  chez  les  espèces  sédentaires.  Le  ventricule  gauche, 
qui  chasse  le  fluide  nourricier  dans  tout  le  système  artériel,  a  des 
parois  d'une  épaisseur  considérable  soutenues  encore  par  d'énormes 
colonnes  charnues  chez  les  oiseaux  d'un  vol  puissant,  où  les  con- 
tractions doivent  se  faire  avec  le  plus  d'énergie.  Il  est  curieux  de 
suivre  par  l'examen  toute  la  série  des  nuances  dans  les  canards,  les 
grues,  les  flamans,  les  goélands,  les  oiseaux  de  proie,  où  enfin  se 
trouve  réalisé  le  plus  haut  degré  de  perfection.  Chez  les  espèces 
ayant  un  vol  peu  soutenu,  comme  les  gallinacés,  les  perroquets,  les 
nîoineaux,  les  mêmes  parois,  les  mêmes  colonnes  charnues  ne  pré- 
sentent comparativement  qu'une  résistance  assez  faible.  De  la  même 
façon  est  modifiée  la  capacité  du  ventricule  droit,  dans  lequel  vient 
aiiluer  le  sang  veineux;  médiocre  dans  les  espèces  d'habitudes  tran- 
quilles, elle  est  grande  chez  les  espèces  aux  allures  vives  et  ca- 
})ables  d'exécuter  de  rapides  voyages. 

Autrefois  des  hommes  simples  s'imaginèrent  qu'il  suffirait  de 
.s'attacher  des  ailes  aux  épaules  pour  s'élever  dans  l'air.  Si  réelle- 
ment l'idée  amena  un  commencement  d'exécution,  la  tentative  dut 
aussitôt  convaincre  les  plus  entreprenans  de  l'inanité  du  projet. 
L'homme  est  sans  force  pour  manœuvrer  de  grandes  ailes,  et,  pos- 
sédât-il la  force,  les  proportions  et  la  pesanteur  de  son  corps  reste- 
raient des  obstacles  invincibles.  L'oiseau,  tout  couvert  de  plumes, 
admirablement  taillé  pour  son  principal  mode  de  locomotion,  a  des 
muscles  d'une  puissance  prodigieuse  pour  mettre  en  mouvement 
ses  membres  antérieurs,  et  il  offre  peu  de  poids,  car  son  corps  ren- 
ferme de  vastes  poches  toujours  remplies  d'air,  et  ses  os,  pour  la 
plupart,  sont  creux.  De  nos  jours,  l'idée  de  la  navigation  aérienne 
revient  sans  cesse;  il  y  a  des  chercheurs  qui  se  préoccupent  peu  en 
général  des  données  de  la  science,  et  qui  néanmoins  sont  très  con- 
vaincus de  là  possibilité  d'un  succès.  Le  modèle  ne  semble-t-il  pas 
être  dans  la  nature?  Mais  c'est  précisément  ce  modèle  qui  inspire  au 
naturaliste  la  crainte  que  l'on  ne  poursuive  une  chimère.  Le  volume 
d'un  aigle  ou  d'un  condor  n'est  pas  très  considérable,  et  l'oiseau 
qui  atteint  une  plus  grande  taille,  sans  perdre  cependant  aucun  des 
caractères  essentiels  du  type  auquel  il  appartient,  est  inhabile  à 
voler.  L'autruche  et  les  casoars  demeurent  à  terre  ;  les  gigantes- 
ques dinornis,  qui  vivaient  à  la  Nouvelle-Zélande  il  y  a  peu  d'an- 


LES    COMMUIONS    DE    l.A    VIE.  213 

nées  encore,  ne  volaient  pas;  répyornis  de  Madagascar,  dont  les 
(cufs  énormes  ont  été  une  cause  d'étonnement  et  presque  d'admira- 
tion, n'était  pas  plus  favorisé  que  les  précédens.  Ainsi  l'observa- 
tion de  ce  qui  existe  dans  la  nature  donne  à  penser  que  la  loco- 
motion aérienne  est  incompatible  avec  de  grandes  dimensions. 

Nous  ne  pouvons  songer  à  prendre  dans  toutes  les  classes  du 
règne  animal  des  exemples  de  coïncidences  entre  les  particularités 
de  l'organisation  et  les  aptitudes;  mais  il  en  est  un  que  tout  invite 
à  citer,  parce  qu'il  porte  sur  des  animaux  qui  sont  habituellement 
sous  les  yeux  de  tout  le  monde.  Une  carpe  vit  à  l'aise  dans  un  bas- 
sin étroit  dont  l'eau  bourbeuse  n'est  pas  souvent  renouvelée;  une 
truite  jetée  dans  ce  même  bassin  y  meurt  asphyxiée  en  quelques 
minutes;  il  faut  à  la  truite  une  eau  courante  et  toujours  bien  aérée. 
La  première  consomme  peu  d'oxygène,  sa  respiration  est  faible;  la 
seconde  a  une  respiration  infiniment  plus  active.  La  différence  dans 
la  fonction  est  expliquée  par  quelques  dispositions  dans  les  bran- 
chies et  dans  l'appareil  de  la  circulation  du  sang,  et  alors  on  com- 
prend, pour  la  truite,  la  nécessité  absolue  d'un  séjour  autre  que 
pour  la  carpe. 

Parmi  les  particularités  remarquables  de  la  vie  des  êtres,  il  n'en 
est  guère  de  plus  instructives  que  les  exceptions  qui  se  présentent 
dans  un  grand  nombre  de  groupes  naturels.  Ainsi  les  représen- 
tans  d'une  classe  sont-ils  généralement  des  animaux  terrestres, 
quelques-uns  néanmoins  séjournent  dans  l'eau;  une  classe  est- 
elle  composée  d'espèces  essentiellement  aquatiques,  plusieurs  es- 
pèces de  cette  division  zoologique  possèdent  la  faculté  de  s'échapper 
de  leur  élément.  Une  telle  différence  dans  les  conditions  d'exis- 
tence n'entraîne  pas  ordinairement  une  modification  profonde  de 
l'organisme.  On  est  frappé  ici  de  la  simplicité  des  moyens  qu'em- 
ploie la  nature  pour  obtenir  un  résultat  considérable.  Parmi  les 
poissons  et  les  crustacés,  animaux  si  admirablement  conformés 
pour  leur  genre  de  vie  ordinaire,  il  est  des  espèces  qui,  volontaire- 
ment ou  accidentellement,  passent  une  partie  de  leur  existence 
hors  de  l'eau.  Chez  les  animaux  aquatiques,  la  mort  survient  dès 
l'instant  que  les  organes  respiratoires,  cessant  d'être  baignés, 
commencent  à  se  dessécher.  Qu'il  existe  une  disposition  propre  à 
empêcher  l'écoulement  du  liquide  contenu  dans  la  chambre  qui  loge 
les  branchies,  l'animal  pourra  vivre  assez  longtemps  à  l'air  libre. 
Les  anguilles,  qui  aiment  à  se  promener  et  qui  s'aventurent  sans 
danger  au  milieu  des  prés,  doivent  cette  faculté  au  mode  d'occlu- 
sion de  leur  chambre  respiratoire.  Les  anabas  des  rivières  de  l'Lide, 
le  gourami  de  la  Chine,  sont  bien  mieux  pourvus  encore  ;  ils  possè- 
dent un  véritable  réservoir  formé  de  cellules  circonscrites  par  des 
lames  foliacées  ;  aussi,  sans  le  moindre  inconvénient,  peuvent-ils 


214  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

s'écarter  de  leur  séjour  habituel  et  même  faire  d'assez  longs  voyages; 
l'eau  de  leur  réservoir  s'écoule  avec  lenteur  en  humectant  les  bran- 
chies. 

Comme  les  poissons,  les  crustacés  en  général  demeurent  con- 
stamment dans  l'eau;  plusieurs  crabes,  il  est  vrai,  sortent  de  la 
mer,  mais  prudemment  ;  ils  ne  s'éloignent  pas  du  rivage,  et  leurs 
excursions  sont  de  courte  durée.  Quelques  espèces  seules  pénètrent 
dans  les  terres,  et  vont  au  loin  courir  les  campagnes  pendant  des 
mois  entiers.  Ces  crabes  terrestres,  ainsi  qu'on  les  nomme  (gécar- 
cins),  presque  tous  joliment  parés  de  vives  couleurs,  sont  répandus 
dans  les  régions  chaudes  de  l'Amérique  du  Sud  et  fort  abondans 
aux  Antilles,  où  ils  jnarquent  par  la  dévastation  leur  passage  à 
travers  les  champs.  Ils  se  distinguent  des  autres  crabes  par  une 
carapace  bombée  et  extrêmement  haute.  On  comprend  tout  de  suite 
l'avantage  de  cette  disposition  :  la  carapace  étant  fort  élevée,  la 
chambre  respiratoire  est  devenue  spacieuse,  et  cette  chambre  bien 
close,  tapissée  d'une  membrane  perméable,  étant  remplie  d'eau, 
les  branchies  demeurent  baignées.  L'air  aspiré  vient  alors  pleine- 
ment satisfaire  aux  besoins  de  la  respiration.  Pour  un  crustacé  ha- 
bile à  grimper  sur  les  arbres,  fort  abondant  sur  les  côtes  de  l'Inde, 
des  îles  Moluques,  des  îles  Seychelles,  etc.,  le  moyen  de  vivre 
longtemps  hors  de  l'eau  est  fourni  par  une  autre  disposition  éga- 
lement bien  simple.  Ce  crustacé  de  grande  taille,  appelé  le  birgue 
larron  [hîrgiis  lalro)  parce  qu'il  mange  les  fruits,  n'a  ni  une  carapace 
très  convexe,  ni  une  chambre  respiratoire  très  vaste;  mais  au-dessus 
de  ses  branchies  il  existe  des  végétations  vasculaires  propres  à 
retenir  l'humidité  et  agissant  à  la  manière  d'une  éponge.  Partout 
nous  arrivons  h  constater  une  relation  étroite  entre  l'organisation  et 
les  aptitudes,  entre  les  instincts  et  les  caractères  des  parties  ex- 
ternes. C'est  ainsi  que  les  conditions  de  la  vie  imposées  à  chaque 
espèce  nous  apparaissent  déterminées  de  façon  à  faire  regarder 
comme  impossibles  des  modifications  un  peu  considérables  chez  les 
êtres  animés. 

IV. 

Il  est  une  relation  d'un  genre  particulier,  des  plus  intéressantes 
à  suivre  dans  ses  diverses  manifestations,  c'est  celle  qui  existe  entre 
les  facultés  des  adultes  et  l'état  des  nouveau-nés.  Les  espèces  infé- 
rieures sont  assez  fortement  constituées  dès  le  moment  de  leur  nais- 
sance pour  subvenir  à  leurs  besoins  sans  le  secours  d'autrui.  Les 
espèces  qui  nous  donnent  le  spectacle  des  plus  admirables  instincts 
naissent  faibles  et  incapables  de  vivre  sans  les  soins  de  leurs  mères 
ou  de  leurs  nourrices.  Parmi  les  êtres  qui  allaitent  leurs  petits,  ne 


LES    CONDITIONS    DE    LA    VIE.  215 

voyons-nous  pas  les  plus  intelligens,  les  mieux  cloués  sous  tous  les 
rapports,  venir  au  monde  dans  un  état  de  faiblesse  extrême,  qui 
impose  aux  parens,  et  surtout  aux  mères,  le  devoir  de  garder  et  de 
protéger  longtemps  leurs  enfans?  L'homme  eu  est  le  premier  et  le 
plus  grand  exemple.  Parmi  les  oiseaux,  il  y  a  une  distinction  plus 
tranchée  que  chez  les  mammifères,  qui  tous,  sans  exception,  tirent 
leur  premier  aliment  de  leurs  mères.  Les  poussins,  au  sortir  de  la 
coquille,  sont  déjà  robustes  et  habiles  à  se  nourrir  par  eux-mêmes  : 
à  la  vérité,  ils  suivent  leur  mère  et  semblent  réclamer  sa  protec- 
tion; mais,  s'ils  l'accompagnent  et  se  réfugient  sous  son  ventre, 
c'est  uniquement  pour  trouver  la  chaleur  essentielle  aux  nouveau- 
nés  de  tous  les  animaux  à  sang  chaud.  William  Edwards,  le  célèbre 
physiologiste,  montra,  il  y  a  près  d'un  demi-siècle,  que  chez  les 
nouveau-nés  la  faculté  productrice  de  chaleur  est  rarement  assez 
développée  pour  que  la  température  de  l'organisme  puisse  se  main- 
tenir au  degré  normal,  si  l'atmosphère  se  refroidit  beaucoup.  Les 
observations  et  les  expériences  des  naturalistes  prouvaient  que  les 
jeunes  animaux  doivent  être  tenus  chaudement,  et  qu'à  cet  égard 
l'instinct  des  mères  n'est  jamais  en  défaut.  MM.  Yillermé  et  Milne 
Edwards  reconnurent,  par  un  ensemble  de  faits  bien  constatés,  que 
l'espèce  humaine  n'est  pas  soustraite  à  la  loi  générale,  et  de  la 
sorte  ils  furent  conduits  à  s'élever  contre  l'obligation  barbare  de 
transporter  aux  mairies  les  enfans  nouveau-nés,  qui  courent  en  effet 
un  danger  de  mort,  si  le  froid  vient  à  les  saisir.  On  s'appuyait, 
pour  montrer  le  péril,  sur  des  données  scientifiques  irrécusables; 
néanmoins  il  a  fallu  à  quelques  esprits  d'élite  quarante  ans  d'une 
persévérance  à  toute  épreuve  pour  triompher  de  la  routine  admi- 
nistrative et  obtenir  à  Paris  l'abandon  d'une  pareille  pratique. 

Si,  au  sortir  de  l'œuf,  les  petits  de  la  poule  et  de  la  cane,  oiseaux 
d'une  intelligence  très  bornée,  n'ont  besoin  de  leur  mère  que  pour 
se  réchauffer  près  d'elle ,  au  contraire  tous  ces  gentils  oiseaux  qui 
nous  ravissent  par  leur  chant,  par  leur  industrie,  par  leurs  amours, 
par  leur  intelligence,  à  nos  yeux  d'autant  plus  merveilleuse  que  la 
créature  est  plus  mignonne,  tous  ceux  que  l'on  habitue  à  vivre  de 
notre  vie  domestique  et  qui  répètent  les  paroles  humaines,  enfin  ces 
fiers  oiseaux  comme  l'aigle  et  le  faucon  sont  dans  l'obligation  de 
veiller  longtemps  sur  leurs  petits.  Après  la  naissance,  ceux-ci  sont 
condamnés  à  demeurer  au  nid  des  semaines  ou  des  mois ,  et  à  tout 
attendre  de  leurs  parens.  Quels  parens  que  les  hardis  moineaux, 
que  les  fauvettes  et  les  rossignols  au  pur  gazouillement,  que  les 
perroquets  au  bruyant  ramage,  que  les  faucons  au  cri  strident! 
Habiles  à  construire  des  nids  moelleux,  pleins  de  ressources  pour 
en  réunir  les  matériaux,  ils  se  soumettent  aux  plus  pénibles  fa- 
tigues afin  de  veiller  sur  leur  progéniture,  afin  de  la  défendre  contre 


216  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

les  attaques  possibles;  ils  déploient  une  activité  prodigieuse  pour 
trouver  les  alimens  qui  conviennent  à  leurs  enfans,  et  ils  témoignent 
à  ceux-ci  un  amour  inépuisable.  La  nécessité  d'élever  les  jeunes  et 
de  travailler  pour  eux  amène  l'union  durable  de  deux  individus, 
un  mâle  et  une  femelle ,  heureux  d'être  rapprochés  dans  un  senti- 
ment d'affection  mutuelle,  et  la  famille  se  constitue.  La  loi  est  gé- 
nérale. Le  besoin  et  le  plaisir  de  vivre  ensemble  ne  vont  pas  au-delà 
d'une  saison,  si  dans  cet  espace  de  temps  les  petits  sont  devenus 
assez  forts  pour  prendre  leur  liberté;  ils  se  prolongent  davantage, 
si  la  croissance  des  jeunes  est  plus  tardive.  Que  ceux-ci  réclament 
pendant  un  temps  très  considérable  le  secours  de  leurs  parens,  les 
époux  demeureront  presque  indéfiniment  attachés  l'un  à  l'autre. 
M.  Jules  Verreaux,  le  naturaliste  voyageur,  particulièrement  fami- 
liarisé avec  l'histoire  des  oiseaux,  en  a  signalé  un  exemple  chez  une 
espèce  fort  intéressante  à  divers  titres.  Tout  le  monde  a  remarqué 
dans  les  ménag -ries  ce  singulier  oiseau  de  proie  qu'on  nomme  in- 
différemment le  messager,  le  secrétaire  ou  le  serpentaire.  Il  a  des 
pattes  d'une  hauteur  comparable  à  celle  des  membres  d'une  grue 
ou  d'une  cigogne;  c'est  une  sorte  de  faucon  monté  sur  des  échasses. 
Il  a  une  démarche  grave  et  fîère;  une  huppe  raide,  située  en  arrière 
de  la  tète  et  toujours  frémissante,  lui  donne  une  extrême  élégance. 
A  cause  de  cette  huppe,  l'oiseau  est  devenu  le  secrétaire  pour  ceux 
qui  y  ont  vu  une  ressemblance  avec  la  plume  que  se  mettent  der- 
rière l'oreille  les  gens  chargés  de  tenir  les  écritures,  le  serpentaire 
pour  ceux  qui  ont  préféré  rappeler  une  particularité  de  mœurs  de 
l'oiseau  de  l'Afrique  australe. 

Les  secrétaires,  fort  répandus  aux  environs  de  la  ville  du  Cap, 
sont  respectés  par  les  habitans  à  raison  des  services  qu'ils  rendent 
dans  la  colonie.  Autour  de  la  plupart  des  habitations,  il  y  en  a  un 
couple  qui  établit  son  aire  au  sommet  des  buissons  élevés  et  très  or- 
dinairement à  la  cime  des  mimosas.  Ces  oiseaux  faisant  une  chasse 
incessante  aux  serpens,  on  s'explique  sans  peine  l'utilité  de  leurs 
grandes  échasses.  Ils  dominent  le  terrain,  et  comme  leur  vue  est 
très  perçante,  ils  distinguent  de  loin  le  reptile,  qu'il  est  sage  de  ne 
pas  aborder  sans  précaution.  Aussi  le  serpentaire  qui  a  découvert 
une  proie  avance  avec  prudence,  et,  l'œil  animé,  les  plumes  du  cou 
et  de  la  nuque  dressées,  il  épie  le  moment  favorable,  puis  s'élance 
d'un  bond,  et  souvent,  d'un  seul  coup  de  pied  appliqué  avec  une 
force  incroyable,  il  terrasse  sa  victime.  Parfois  le  serpent  blessé  se 
redresse  furieux,  silllant  avec  rage,  et  se  jette  sur  l'ennemi;  mais  le 
serpentaire,  bientôt  remis  d'une  hésitation  et  naturellement  peu 
timide,  ouvre  les  ailes  pour  s'en  faire  un  bouclier,  évite  les  atteintes 
par  des  sauts  brusques,  et,  le  reptile  tombant  sur  le  sol  épuisé  de 
fatigue,  l'oiseau  s'en  approche  et  le  tuj  à  coups  de  piad.  Ces  sortes 


LES    CONDITIONS    DE    LA    VIE.  217 

de  luttes  entre  un  secrétaire  et  un  serpent  dangereux  produisent  tou- 
jours une  vive  impression  sur  l'esprit  des  personnes  qui  en  sont  té- 
moins. Il  y  a  dans  la  vie  de  l'oiseau  du  Cap  des  circonstances  dont 
l'intérêt  est  d'une  plus  haute  portée.  Pour  lui,  le  premier  âge  est 
d'une  longueur  remarquable  ;  les  jeunes  serpentaires  demeurent 
dans  le  nid  au  moins  six  mois;  ils  ont  acquis,  à  peu  de  chose  près, 
la  taille  de  leurs  parens,  qu'ils  sont  encore  incapables  d'aller  cher- 
cher leur  vie.  Leurs  jambes  et  leurs  tarses,  d'une  dimension  excep- 
tionnelle, ne  se  consolident  qu'avec  beaucoup  de  lenteur,  et,  tant 
que  cette  consolidation  n'est  pas  faite,  ils  ne  sauraient  entreprendre 
les  chasses  dangereuses  auxquelles  les  poussent  leurs  instincts  et 
leurs  appétits.  Nourrir  ces  grands  enfans  d'une  voracité  sans  pa- 
reille impose  au  père  et  à  la  mère  l'obligation  de  faire  une  guerre 
incessante  aux  serpens,  et,  lorsque  ceux-ci  deviennent  rares  dans 
la  contrée,  de  rechercher  les  lézards  et  même  les  insectes.  La  né- 
cessité de  pourvoir  aux  besoins  des  jeunes  pendant  une  moitié  de 
l'année,  succédant  à  la  durée  de  rédification  du  nid,  puis  de  l'in- 
cubation, détermine  ainsi  chez  le  serpentaire  l'union  cà  peu  près 
indissoluble  du  mâle  et  de  la  femelle. 

Cette  différence  entre  les  oiseaux,  les  uns  pleins  d'intelligence  et 
si  faibles  au  début  de  la  vie  que  leur  existence  serait  impossible 
sans  une  famille,  les  autres  de  peu  d'instinct  et  de  peu  d'intelli- 
gence, venant  à  la  lumière  dans  un  état  de  développement  assez 
avancé  pour  se  suffire  à  eux-mêmes,  apparaît  tout  aussi  prononcée 
chez  les  insectes.  En  général,  ceux-ci,  à  leur  naissance,  n'ont  be- 
soin d'aucun  secours;  les  espèces  de  quelques  groupes  cependant 
sortent  de  l'œuf  dans  un  tel  état  de  faiblesse  qu'ils  périraient  tout 
de  suite,  s'ils  ne  recevaient  les  soins  d'une  mère  ou  d'une  nourrice. 
Ce  sont  ces  admirables  insectes,  —  les  guêpes,  les  bourdons,  les 
abeilles,  les  fourmis,  — dont  l'industrie,  les  instincts  et  l'intelli- 
gence déconcertent  notre  raison. 

Nous  venons  de  voir  la  règle.  Les  êtres  doués  de  la  plus  belle 
organisation  ont  des  enfans  trop  faibles  pour  pouvoir  être  aban- 
donnés :  aussi  en  prennent-ils  soin;  mais  la  règle  n'est  pas  univer- 
selle. Des  espèces  assez  voisines  des  plus  remarquables  par  leur 
industrie  ne  savent  rien  faire  pour  leurs  petits ,  et  cependant  ces 
jeunes  animaux,  au  début  de  la  vie,  réclament  une  assistance  de 
tous  les  instans.  Besoin  impérieux  à  satisfaire  d'un  côté,  impuis- 
sance absolue  de  l'autre,  voilà  le  problème  dont  la  solution  est 
trouvée  à  l'aide  d'un  instinct  spécial  dévolu  aux  mères  incapables 
de  travailler  pour  leur  progéniture.  Quand  on  ne  peut  pas  élever 
ses  enfans,  on  les  confie  à  des  étrangers;  rien  de  plus  simple.  Cet 
oiseau  que  l'on  nomme  le  coucou  est  bien  connu,  et  l'on  débite  en- 
core sur  lui  des  choses  fort  étranges,  sans  distinguer  toujours  entre 


218  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  vieilles  légendes  et  les  récits  des  observateurs  exacts.  Le  cou- 
cou ,  que  l'on  entend  sans  cesse  dans  les  grands  bois  et  que  l'on 
n'aperçoit  presque  jamais,  tant  il  se  cache,  ne  fait  pas  de  nid,  per- 
sonne ne  l'ignore.  Inhabile  à  construire,  il  va  déposer  ses  œufs  dans 
les  nids  d'autres  oiseaux.  La  raison  de  cette  incapacité  nous  échappe; 
jusqu'ici  aucune  particularité  connue  de  l'organisme  n'a  permis  de 
l'expliquer.  Néanmoins  une  remarque  très  curieuse  a  été  faite  :  les 
individus  des  deux  sexes  sont  en  nombre  fort  inégal  ;  il  y  a  quinze 
ou  vingt  mâles  pour  une  seule  femelle.  Devant  la  foule  des  pré- 
tendans,  la  femelle,  paraît-il,  veut  p]a,ire  à  chacun,  et  ses  galan- 
teries perpétuelles  la  détourneraient  de  tout  devoir  maternel.  Les 
coucous  portent  alors  furtivement  leur  œuf  dans  les  nids  de  difîé- 
rens  oiseaux,  le  rouge-gorge,  le  rossignol,  la  fauvette  des  roseaux, 
le  pouillot,  beaucoup  d'autres  encore,  et  ces  oiseaux,  s'ils  ne  s'a- 
perçoivent de  rien,  couvent  l'œuf  étranger,  et  après  l'éclosion  soi- 
gnent l'intrus  comme  un  de  leurs  petits  malgré  sa  taille  bientôt 
très  supérieure  et  fort  dangereuse  pour  les  légitimes.  Si  l'on  en 
croit  certaines  affirmations,  la  femelle  du  coucou  ne  perd  pas  tou- 
tefois en  entier  le  sentiment  de  la  maternité;  elle  ne  quitte  le  voi- 
sinage des  lieux  où  sont  élevés  ses  jeunes  qu'après  leur  départ  du 
nid. 

Quelques  insectes  se  comportent  à  peu  près  comme  les  coucous. 
Les  gros  bourdons  velus,  tantôt  roux,  tantôt  noirs,  avec  des  parties 
jaunes,  fauves  ou  rougeâtres,  si  communs  pendant  la  belle  saison 
sur  les  fleurs  des  champs  ou  la  lisière  des  bois,  sont  des  êtres,  on  le 
sait,  qui  travaillent  à  merveille  et  qui  s'occupent  de  leur  progéni- 
ture de  la  manière  la  plus  irréprochable.  A  côté  de  ces  insectes  in- 
dustrieux, on  rencontre  des  espèces  incapables  de  tout  soin  et  si 
pareilles  par  leurs  principaux  caractères  et  par  leur  aspect  à  de 
vrais  bourdons  que  de  minutieux  naturalistes  n'avaient  pas  su  les 
en  distinguer;  mais  !e  jour  vint  où  un  observateur,  Le  Peletier  de 
Saint -Fargeau,  plus  attentif  que  ses  devanciers,  s'aperçut  d'une 
différence  significative  :  ces  espèces ,  confondues  naguère  avec  les 
bourdons,  sont  privées  d'instrumens  de  travail;  leurs  jambes  n'ont 
pas  de  corbeille  pour  recueillir  le  pollen,  pas  d'épines  pour  saisir 
des  lames  de  cire;  le  premier  article  de  leurs  tarses,  encore  fort 
large,  n'est  plus  cependant  la  palette  dont  les  bourdons  se  servent 
comme  d'une  truelle,  il  ne  porte  aucune  brosse  propre  à  faire  tomber 
le  pollen  récolté.  Pas  d'instrumens  de  travail,  c'est  l'impossibilité  ma- 
nifeste de  construire,  c'est  aussi  l'impossibilité  de  nourrir  les  larves. 
Ces  insectes,  désignés  sous  le  nom  depsithyres,  ont  recours  aux  bour- 
dons pour  la  conservation  de  leur  propre  espèce.  La  ressemblance 
donnée  par  la  nature  à  ces  deux  sortes  d'êtres  est  aisée  à  expliquer. 
Le  coucou,  introduisant  un  œuf  dans  le  nid  d'un  petit  oiseau,  n'a 


LES    CONDITIONS    DE    LA    VIE.  219 

pas  à  craindre  de  se  faire  un  mauvais  parti,  s'il  est  surpris  par  le  pro- 
priétaire. Ce  n'est  pas  la  même  chose  pour  l'insecte  qui  pénètre  chez 
les  bourdons;  l'habitation  est  toujours  plus  ou  moins  remplie  et  gar- 
dée par  des  individus  dont  les  coups  sont  mortels.  La  ruse  la  mieux 
concertée  échouerait.  Ici  il  faut  tromper  sur  sa  cpialité,  il  faut  pa- 
raître bourdon  quand  on  ne  l'est  pas.  Les  psithyres  ont  donc  reçu 
en  partage  la  taille,  les  formes,  les  nuances  et  tout  l'aspect  des 
bourdons,  et,  comme  il  y  a  de  ces  derniers  des  espèces  en  assez 
grand  nombre  que  leurs  couleurs  distinguent,  il  y  a  des  psithyres 
répondant  aux  particularités  caractéristiques  de  ces  différentes  es- 
pèces. En  voyant  l'un  d'eux,  sans  crainte  d'erreur  on  peut  dire  :  Voilà 
le  parasite  de  tel  bourdon.  Le  psithyre  entre  donc  sans  être  inquiété 
dans  la  demeure  où  l'on  travaille,  où  l'on  nourrit  les  jeunes  sujets, 
son  vêtement  le  fait  prendre  pour  un  membre  de  la  famille;  il  entre 
avec  la  confiance  de  n'être  pas  reconnu  pour  étranger,  de  n'être 
point  maltraité.  Dans  les  cellules  construites  en  vue  d'une  autre 
destination,  il  dépose  ses  œufs;  les  larves  qui  en  sortiront  auront 
toute  l'apparence  de  celles  des  bourdons,  et  ceux-ci,  dans  leurs 
soins,  n'étabUront  aucune  différence.  Ainsi  se  perpétue  une  rela- 
tion entre  deux  espèces  n'appartenant  pas  au  même  genre.  Les 
bourdons  se  passeraient  fort  bien  des  psithyres,  mais  la  disparition 
des  premiers  serait  la  perte  inévitable  des  derniers. 

Tous  ces  insectes  laborieux  qu'on  appelle  vulgairement  les  abeilles 
solitaires  et  les  abeilles  maçonnes  sont  également  exposés  à  rece- 
voir les  visites  d'hyménoptères  de  la  même  famille,  incapables  de 
travailler;  mais  ces  étrangers  n'ont  pas  la  livrée  des  espèces  dont 
ils  envahissent  les  nids;  ils  n'en  ont  nul  besoin,  ne  devant  agir  que 
par  l'adresse  et  la  ruse.  L'abeille  solitaire,  seule,  édifie  le  berceau 
de  sa  postérité,  et  approvisionne  chaque  loge  d'une  quantité  de 
nourriture  juste  suffisante  pour  la  larve  destinée  à  l'occuper.  En 
quête  de  sa  récolte,  elle  est  obligée  de  s'éloigner  fréquemment; 
l'abeille  qui  ne  travaille  pas  et  n'a  d'autre  souci  que  d'opérer  le 
dépôt  d'un  œuf  dans  la  cellule  où  sa  larve  mangera  la  provision 
amassée  pour  la  larve  de  l'espèce  laborieuse,  se  tient  aux  abords 
du  nid  où  l'on  apporte  le  miel  et  le  pollen  ;  elle  étudie  la  situation, 
profite,  pour  pénétrer  dans  le  réduit,  de  l'absence  du  propriétaire, 
y  met  un  œuf,  puis  s'échappe  furtivement,  comme  le  larron  qui  ne 
doute  pas  du  danger  qu'il  courrait,  s'il  venait  à  être  rencontré. 

V. 

Lorsqu'on  arrête  ses  regards  sur  les  circonstances  de  la  vie  des 
êtres  animés,  on  est  très  frappé  de  voir  d'un  côté  des  créatures  heu- 
reusement douées  dont  les  conditions  d'existence  semblent  pleines 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'attrait,  d'un  autr(3  côté  des  crcatures  moins  favorisées,  et  enfin  des 
êtres  en  quelque  sorte  déshérités  dont  la  vie  n'est  possible  qu'avec  le 
secours  ou  au  moins  l'appui  d'espèces  ayant  en  partage  la  force  ou 
l'habileté.  De  là  des  associations  d'animaux  vraiment  singulières; 
parfois  l'infortuné  attend  sa  subsistance  de  la  bonne  volonté  du  riche, 
plus  souvent  le  faible  accompagne  le  fort  soit  pour  être  transporté, 
soit  pour  profiter  du  fretin  que  ce  dernier  abandonne.  M.  van  Be- 
neden,  l'éminent  professeur  de  l'université  de  Louvain,  appelle  ces 
animaux  qui  s'attachent  à  la  fortune  d'autrui  des  commensaux. 

Dans  certaines  fourmilières  habitent  de  petits  coléoptères  luisans 
que  l'on  nomme  des  clavigères  ;  leur  tête  est  surmontée  de  grosses 
antennes,  et  les  côtés  du  corps  portent  des  bouquets  de  poils.  Ceux- 
là  sont  bien  déshérités;  absolument  aveugles,  ayant  une  bouche  dont 
les  pièces  articulées  sont  fort  petites  et  très  peu  mobiles,  ils  ne  peu- 
vent manger  seuls,  l'assistance  des  fourmis  leur  est  indispensable. 
Il  existe  entre  ces  insectes  une  relation  des  plus  curieuses  très  bien 
observée  par  un  naturaliste  habile,  M.  Lespès.  Les  clavigères  pro- 
duisent une  liqueur  douce  qui  enduit  leurs  «bouquets  de  jjoils;  les 
fourmis,  friandes  de  tout  ce  qui  est  sucré,  hument  cette  liqueur,  et 
les  clavigères  deviennent  pour  elles  des  hôtes  chéris.  En  retour  de 
leurs  bons  offices,  elles  les  nourrissent  en  leur  donnant  la  becquée. 
Lorsqu'on  bouscule  une  fourmilière,  chacun  sait  avec  quel  zèle, 
quelle  promptitude,  quelle  sollicitude  les  fourmis  emportent  leurs 
larves  et  leurs  nymphes  pour  les  mettre  à  l'abri  du  danger.  Elles 
agissent  de  la  même  façon  à  l'égard  des  clavigères  qu'elles  croient 
menacés.  Malgré  tout,  la  condition  humble  appartient  à  ces  derniers 
dans  l'association,  où  chacun  trouve  son  compte;  c'est  l'esclavage 
rendu  inévitable  par  des  défauts  d'organisation.  Pour  le  philosophe, 
il  y  a  peut-être  une  chose  plus  intéressante  encore  que  ceLte  condi- 
tion d'esclavage  dans  les  relations  des  fourmis  et  des  clavigères.  Les 
expériences  répétées  de  M.  Lespès  ont  prouvé  que  les  fourmis  ont 
besoin  d'une  éducation  pour  apprécier  les  bienfaits  qu'elles  peuvent 
obtenir  des  petits  coléoptères  luisans.  Toutes  les  fourmilières  de 
même  espèce  ne  possèdent  pas  de  clavigères.  S'avise-t-on  de  mettre 
quelques-uns  de  ces  pauvres  aveugles  dans  un  nid  où  il  n'en  existe 
pas,  les  fourmis  ne  se  doutent  nullement  du  bonheur  qu'on  a  voulu 
leur  procurer.  Avec  leur  instinct  de  chercher  à  se  rendre  compte  de 
ce  qui  se  passe  dans  leur  demeure,  elles  examinent  les  intrus,  et, 
ne  découvrant  pas  le  parti  qu'il  est  possible  d'en  tirer,  elles  les 
mettent  en  pièces. 

Dans  certaines  associations  d'individus  d'espèces  différentes,  il 
règne  une  sorte  d'égalité;  celle  de  la  moule  et  du  petit  crabe  connu 
sous  le  nom  de  pinnothère  en  offre  l'exemple.  Le  pinnothère,  au- 
quel on  a  attribué  bien  à  tort  des  propriétés  malfaisantes  sur  l'é- 


LES    CONDITIONS    DE    LA    VI1£.  '221 

conoiiiie  animale,  trouve  un  abri  dans  la  moule.  Couvert  d'une  cara- 
pace dure  comme  la  pierre,  armé  de  pinces  puissantes  et  doué  d'une 
excellente  vue,  il  tombe  à  l'improviste  sur  sa  proie,  et  la  dévore 
tranquillement;  la  moule  reçoit  les  reliefs.  Il  lui  donne  la  pâture, 
elle  lui  fournit  le  logement.  —  Le  plus  souvent  l'association  n'est 
avantageuse  que  pour  l'individu  faible,  seul  d'ailleurs  k  la  recher- 
cher. —  De  tout  petits  poissons  restent  à  demeure  dans  la  bouche 
d'une  grosse  espèce  de  silure  des  côtes  du  Brésil,  habile  à  pêcher 
h  l'aide  de  ses  barbillons,  et  là  ils  saisissent  au  passage  ce  qui  leur 
convient.  —  Un  poisson  de  la  Méditerranée  d'une  forme  effilée,  le 
fierasfer,  assez  mal  partagé  pour  faire  la  chasse,  s'introduit  dans 
l'estomac  des  holothuries,  où  il  puise  à  son  aise.  Les  holothuries 
sont  des  zoophytes  revêtus  d'un  tégument  très  coriace,  et  qui  ont 
la  bouche  entourée  de  tentacules  rameux.  Les  Chinois  les  man- 
gent, surtout  l'espèce  qu'on  appelle  le  trépang  comestible.  Beau- 
coup d'animaux  dont  les  moyens  de  locomotion  sont  très  impar- 
faits, principalement  des  crustacés,  s'accrochent  à  des  poissons  et 
recueillent  leur  subsistance  en  voyageant.  Des  espèces  d'une  or- 
ganisation inférieure  perdent  leur  entière  liberté;  les  cin-hipèdes  se 
fixent  pour  ne  plus  jamais  se  détacher,  attirant  vers  leur  bouche  les 
corpuscules  flottans  à  l'aide  d'appendices  convertis  en  cirres  fran- 
gf'es.  Les  coroniiles,  qui  appartiennent  à  ce  groupe,  s'attachent  sur 
!a  peau  des  baleines,  et  sont  promenées  de  la  sorte  dans  les  eaux, 
où  les  êtres  microscopiques  propres  à  les  nourrir  sont  en  profusion. 
Un  autre  genre  d'association  est  celui  des  parasites  avec  les  êtres 
dont  ils  tirent  directement  leur  subsistance.  Parmi  ces  parasites,  il 
en  est  d'une  organisation  si  inférieure  que  le  transport  de  ces  ani- 
maux chez  les  individus  destinés  à  les  héberger  semble  dépendre 
d'un  hasard.  Les  vers  intestinaux  n'ont  pas  d'appendices,  ils  se 
meuvent  dans  les  plus  étroites  limites;  l'arrivée  de  ces  vers  au  lieu 
où  l'existence  leur  est  possible  n'est  le  fait  ni  de  leur  instinct,  ni  de 
celui  de  leurs  parens.  Les  êtres  savent  d'autant  mieux  lutter  contre 
les  chances  d'accidens  que  leur  organisation  est  plus  parfaite,  que 
leurs  instincts  et  leur  intelligence  sont  plus  développés.  Pour  les  es- 
-pèces  inférieures  très  exposées  aux  chances  de  destruction,  le  désa- 
vantage est  compensé  par  une  extrême  fécondité.  Chez  les  espèces 
impuissantes  à  se  protéger,  la  fécondité  devient  immense.  Les  vers 
intestinaux  ne  sont  mis  en  situation  de  vivre  que  par  des  circon- 
stances presque  fortuites;  leurs  œufs  sont  produits  et  répandus  en 
nombre  incalculable. 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


VI. 


Toutes  les  coïncidences  du  genre  de  celles  que  nous  venons  d'exa- 
miner entre  les  aptitudes  physiques  et  l'organisme  des  êtres  peu- 
vent être  saisies  dans  les  moindres  détails  par  l'observation  et  l'ex- 
périence. Seulement  ce  n'est  point  aux  phénomènes  de  l'ordre 
physique  que  la  science  doit  s'arrêter  dans  l'étude  de  la  vie,  les 
phénomènes  de  l'ordre  psychologique  lui  appartiennent  aussi.  La 
liaison  est  intime  entre  les  deux  ordres  de  phénomènes.  Pour  s'en 
convaincre,  il  suffit  de  comparer  entre  eux  quelques  animaux  dans 
toutes  leurs  manifestations,  et  ces  animaux  à  l'homme  lui-même. 
Nous  ne  sommes  plus  au  temps  où  l'on  croyait  sérieusement  que  les 
bêtes  sont  de  simples  machines. 

L'esprit  humain  a  tout  d'abord  été  frappé  par  les  différences  pro- 
digieuses qui  se  révèlent  dans  les  formes,  dans  la  conformation  or- 
ganique, dans  les  habitudes  des  êtres.  La  diversité  est  immense  en 
effet,  car  chaque  espèce  porte  son  empreinte  dans  des  caractères 
zoologiques  et  biologiques  parfaitement  appréciables  ;  mais,  après 
une  longue  suite  de  recherches,  l'unité  dans  le  plan  général  a  été 
dévoilée.  On  avait  reconnu  chez  tous  les  êtres  animés  les  mêmes 
appareils  organiques,  les  mêmes  tissus,  les  mêmes  fonctions,  le 
même  commencement.  Ce  qui  diffère,  c'est  le  degré  de  développe- 
ment ou  de  perfection,  ce  sont  les  appropriations.  Les  facultés  du 
domaine  de  l'intelligence  sont-elles  soumises  à  une  autre  loi?  Poser 
la  question,  c'est  faire  comprendre  tout  ce  qu'il  y  aurait  là  de  con- 
traire à  l'harmonie  des  phénomènes  naturels  ;  rapprocher  les  faits 
les  mieux  démontrés  par  l'observation  et  l'expérience,  ce  sera  four- 
nir les  preuves  évidentes  que  la  loi  est  la  même.  Cuvier  a  dit  un 
jour  :  «  Pour  bien  connaître  l'homme,  il  ne  faut  pas  l'étudier  que 
dans  l'homme.  »  Le  grand  naturaliste  songeait  surtout  aux  détails 
matériels  de  l'organisme.  Avec  une  égale  vérité,  on  peut  ajouter  : 
Pour  bien  connaître  l'intelligence,  il  ne  faut  pas  l'étudier  seulement 
dans  les  manifestations  de  l'intelligence  humaine. 

Comme  on  a  déjà  pu  en  juger  par  les  détails  que  nous  avons  rap- 
portés sur  la  vie  de  divers  animaux,  les  instincts  très  développés 
chez  les  espèces  douées  d'une  riche  organisation  se  restreignent  en 
même  temps  que  l'organisation  se  dégrade.  Tout  animal  a  l'instinct 
de  faire  usage  des  instrumens  qu'il  possède,  et  la  nature  de  ses  in- 
strumens  détermine  le  genre  de  ses  opérations.  L'homme  ne  fait 
nulle  exception  à  cette  règle.  Saurait-on  s'imaginer  des  hommes 
réunis  en  un  petit  groupe  isolé  qui  ne  se  serviraient  pas  de  leurs 
mains  pour  façonner  des  armes,  des  outils,  des  ustensiles,  pour  se 
bâtir  des  abris  avec  les  matériaux  à  leur  portée,  pour  se  confec- 


LES    CONDITIONS   DE    LA.    VIE.  223 

tionner  des  vêtemens,  si  le  froid  les  rend  nécessaires?  Parfois  une 
ressemblance  dans  les  produits  de  l'industrie  de  peuplades  fort 
éloignées  a  conduit  à  supposer  d'anciens  rapports  ou  une  commu- 
nauté d'origine,  lorsqu'on  aurait  été  dans  la  vérité  en  reconnais- 
sant que  les  individus  avaient  obéi  aux  mêmes  instincts  sans  avoir 
besoin  d'aucune  tradition.  Partout  l'intelligence  se  montre  unie  à 
l'instinct;  pas  d'instinct  possible  sans  une  intelligence  pour  le  di- 
riger et  le  dominer.  On  a  cru  à  deux  sortes  de  phénomènes  indé- 
pendans  l'un  de  l'autre,  faute  d'avoir  étudié  d'une  manière  compa- 
rative les  circonstances  de  la  vie  chez  l'homme,  les  mammifères,  les 
oiseaux  et  les  insectes.  L'intelligence  a  ses  degrés,  manifestes  à 
l'égard  des  individus,  beaucoup  plus  manifestes  à  l'égard  des  es- 
pèces, et  de  même  que  dans  l'organisme  la  dégradation  ou  le  per- 
fectionnement ne  porte  pas  toujours  sur  l'ensemble,  mais  seulement 
sur  quelques  parties,  de  même  l'intelligence  peut  demeurer  forte  en 
quelques  points  et  très  affaiblie  en  d'autres  points.  Voir  dans  l'in- 
telligence des  animaux  des  réductions  proportionnelles  de  la  nôtre 
serait  s'abuser  étrangement.  Buffon  était  aveuglé  par  une  idée  de  ce 
genre  en  ne  voulant  reconnaître  chez  le  castor  qu'un  instinct  machi- 
nal, parce  que  ce  mammifère  n'a  pas  l'esprit  du  chien  ou  du  renard. 
Le  castor  possède  dans  ses  robustes  dents   incisives  des  instru- 
mens  propres  à  couper  le  bois,  dans  sa  queue  une  véritable  truelle, 
dans  ses  pieds  de  devant  presque  des  mains.  Il  a  tout  ce  qu'il  faut 
pour  bâtir,  il  a  l'instinct  de  la  construction,  et  son  intelligence  se 
montre  admirable  dans  la  série  des  actes  que  ses  travaux  exigent. 
Les  castors  choisissent  l'endroit  le  plus  convenable  à  leur  établis- 
sement; sur  une  rivière  sujette  à  des  débordemens,  ils  élèvent  une 
digue  avant  de  construire  leur  habitation;  ils  se  dispensent  de  ce 
travail  sur  un  lac  dont  le  niveau  change  peu;  ils  coupent  un  arbre 
de  façon  à  le  faire  tomber  du  côté  de  l'eau,  c'est-à-dire  du  bon  côté; 
ils  le  taillent  comme  il  convient;  les  individus  se  partagent  la  be- 
sogne, l'un  enfonce  les  pieux,  l'autre  applique  le  mortier;  ils  parent 
aux  accidens,  à  l'inondation.  Quelle  suite  d'observations  et  de  ré- 
flexions nécessaires!  Le  castor  a  une  spécialité,  il  possède  une  mer- 
veilleuse intelligence  dans  cette  spécialité  :  hors  de  là,  il  est  fort 
ordinaire,  et  certes,  comme  le  remarque  Buffon,  il  n'a  pas  l'esprit 
du  chien. 

Il  est  impossible  de  songer  sans  une  sorte  de  terreur  à  quoi  se  ré- 
duirait l'intelligence  d'un  homme  privé  de  tous  les  sens.  Toutes  nos 
idées  'sur  le  monde  extérieur  nous  arrivent  par  leur  interm^édiaire. 
Chez  les  animaux,  les  mêmes  sens  existent  à  des  degrés  de  déve- 
loppement très  variables;  mais,  pour  apprécier  avec  une  entière 
rigueur  les  nuances  dans  les  impressions  que  peuvent  transmettre 
les  organes,  d'immenses  recherches  sont  indispensables;  elles  s'exé- 


224  REVÎJE    DES    DEUX    MONDES. 

cuteront,  et  le  résultat  ne  pourra  manquer  de  nous  éclairer  sur  les 
phénomènes  de  l'ordre  intellectuel.  La  possibilité  de  parvenir  à  ex- 
pliquer toutes  les  perceptions  des  êtres  par  l'étude  comparative  des 
organes  des  sens  paraît  évidente.  On  distingue  moins  bien  ce  que 
l'investigation  anatomique  du  cerveau  fournira  de  lumière  sur  les 
actions  mentales;  jusqu'à  présent,  ces  actions  ne  sont  reconnues  que 
par  les  manifestations  qui  nous  frappent.  iNous  constatons  simple- 
ment d'une  manière  générale  que  le  volume  relatif  du  cerveau  et  le 
degré  de  centralisation  des  masses  nerveuses  sont  en  rapport  avec 
l'étendue  des  instincts  et  de  l'intelligence.  Seulement,  dès  l'instant 
que  l'on  aura  obtenu  une  notion  précise  des  organes  des  sens  et  des 
facultés  de  chaque  espèce,  l'étendue  des  perceptions  pouvant  être 
déterminée  de  la  façon  la  plus  nette  dans  tout  animal,  il  sera  per- 
mis de  concevoir  l'espérance  d'arriver  à  un  résultat  considérable 
en  étudiant  le  cerveau  d'une  manière  comparative  chez  les  espèces 
reconnues  susceptibles  des  mêmes  perceptions  et  chez  les  espèces 
ayant  des  perceptions  d'un  autre  genre.  En  procédant  de  la  sorte, 
la  science  rebelle  à  toute  croyance  venant  de  l'imagination  ne  s'é- 
cartera pas  des  voies  de  l'observation  et  de  l'expérience. 

Les  êtres  bien  organisés  ont  une  mémoire  surprenante,  sans  cesse 
remarquée  par  les  personnes  qui  aiment  la  compagnie  des  animaux; 
ceux-ci  se  souviennent  d'un  bienfait,  d'une  injure  surtout.  Un  chien 
reconnaît  l'ami  de  la  maison  après  nombre  d'années,  et  les  lieux 
qu'il  revoit  après  une  longue  al3sence.  La  faculté  de  raisonner,  de 
comparer,  d'apprécier  les  situations,  ne  se  sépare  point  de  la  mé- 
moire. Les  animaux  sauvages  se  montrent  confians  dans  les  localités 
où  l'homme  les  laisse  vivre  en  paix,  pleins  de  défiance  dans  les  en- 
droits où  la  présence  de  celui-ci  leur  est  devenue  redoutable.  Le  té- 
moignage des  voyageurs  qui  ont  exploré  des  contrées  inhabitées  est 
précieux  à  recueillir.  «  C'est  une  chose  curieuse,  dit  Livingstone, 
que  d'observer  l'intelligence  des  animaux  sauvages.  Dans  les  con- 
trées où  on  les  chasse  avec  des  armes  à  feu,  ils  se  tiennent  dans  les 
endroits  les  plus  découverts  du  pays,  afin  d'apercevoir  le  chasseur 
du  plus  loin  qu'il  est  possible.  Il  m'est  arrivé  si  souvent,  lorsque 
j'étais  sans  armes,  d'approcher,  sans  les  inquiéter,  d'animaux  qui, 
lorsque  j'avais  mon  fusil,  s'enfuyaient  dès  que  j'apparaissais,  que 
je  suis  persuadé  qu'ils  comprennent  parfaitement  le  danger  qu'ils 
courent  dans  a  dernier  cas  et  la  sécurité  qu'ils  peuvent  avoir  en 
face  d'un  homme  désarmé.  Ici,  où  ils  n'ont  à  craindre  que  les 
(lèches  des  Balondas,  ils  demeurent  pendant  le  jour  an  fond  des 
forêts  les  plus  épai  ses,  où  le  tir  de  l'arc  est  beaucoup  plus  dif- 
ficile. » 

Il  est  curieux  d'observer  l'effort  d'un  animal  cherchant  à  com- 
prendre. Une  glace  est  posée  à  terre,  un  chat  survient  qui  se 


LES    CONDITIONS    DE    LA    VIE.  225 

montre  fort  intrigué  en  apercevant  son  image.  Il  approclie,  croyant 
voir  un  autre  individu  de  son  espèce,  et,  ne  pouvant  le  touclier  de 
son  museau,  il  lance  des  coups  de  griffe  contre  le  verre.  L'obstacle 
reconnu,  il  va  regarder  derrière  le  cadre,  et,  n'y  découvrant  per- 
sonne, il  revient  et  recommence  le  même  manège,  toujours  inutile; 
puis,  comme  saisi  d'une  idée  lumineuse,  le  corps  frémissant,  le  poil 
ébouriffé,  il  se  dresse  contre  le  bord  du  cadre,  envoyant  des  coups 
de  pattes  d^s  deux  côtés  à  la  fois  pour  être  certain  de  ne  pas  man- 
quer d'attraper  le  mystificateur.  Seulement,  après  s'être  convaincu 
de  l'inutilité  de  ses  manœuvres,  il  abandonne  la  place,  résigné  à 
ne  pas  comprendre,  à  peu  près  comme  un  Arabe  auquel  on  aurait 
voulu  expliquer  le  système  de  la  télégraphie  électrique.  Malgré 
tout,  l'animal  a  fait  preuve  d'autre  chose  que  d'un  instinct  machi- 
nal. On  a  mis  en  doute  que  les  animaux  eussent  la  conscience  de 
leurs  actes,  et  cependant,  à  défaut  d'études  sérieuses,  la  plus  vul- 
gaire observation  devait  à  cet  égard  enlever  toute  incertitude.  Un 
chien  a  été  habitué  à  respecter  les  victuailles  dans  la  maison  qu'il 
habite,  mais  parfois  il  ne  résiste  pas  à  la  tentation;  c'est  toujours 
furtivement  qu'il  dérobe  un  bon  morceau,  et,  s'il  craint  d'être  sur- 
pris ,  il  se  sauve  au  plus  vite  comme  un  vrai  larron.  Dans  une  mai- 
son vivait  un  cobaye,  c'est-à-dire  un  cochon  d'Inde,  animal  d'une 
intelligence  assez  bornée.  Le  pauvre  petit  adorait  les  fruits,  et  au 
dessert  de  son  maître,  qui  dînait  seul  plongé  dans  la  lecture,  on 
le  mettait  sur  la  table  chargée  de  fraises,  de  poires  ou  de  pommes. 
Il  savait  qu'il  lui  était  interdit  de  rien  prendre  sans  l'avoir  reçu. 
A  certains  jours,  s'il  n'était  pas  promptement  servi,  la  tentation 
devenait  trop  vive;  le  moindre  regard  l'arrêlait,  mais,  impatienté 
d'attendre,  il  venait  frapper  de  son  museau  le  bras  de  son  maître, 
et  grimpait  après  lui  en  grognant,  si  l'appel  semblait  n'avoir  pas  été 
entendu.  Des  faits  tout  aussi  concluans  pourraient  être  énumérés 
presque  k  l'infini.  Les  sentimens,  les  passions,  se  manifestent  chez 
les  animaux  sous  tous  les  aspects.  Un  chien  prend  une  personne  en 
affection,  une  autre  en  haine,  il  a  des  préférences  et  des  antipathies 
de  toute  sorte.  Un  perroquet  reçoit  les  meilleurs  traitemens  de  tous 
les  membres  de  la  famille  qui  se  l'est  attaché;  pour  l'un  d'eux,  il  n'a 
que  des  amitiés,  des  câlineries,  des  gentillesses;  avec  un  autre,  il 
est  réservé;  avec  un  autre,  il  est  méchant.  L'animal  intelligent  est 
dans  ses  amours  plein  de  tendresse.  Les  jolis  oiseaux  chanteurs  sont 
ravissans  à  contempler  quand  ils  se  font  leurs  agaceries;  l'émotion 
qu'ils  éprouvent  se  traduit  par  toute  sorte  de  signes,  leur  poitrine 
se  soulève  plus  fort  qu'à  l'ordinaire,  leur  petit  cœur  bat  plus  vite. 
Le  sentiment  est  l'apanage  de  toutes  les  créatures  d'élite. 

C'est  se  tromper  beaucoup  de  croire  que  les  animaux  sont  insen- 

TOME   LXXXVI.   —  1870.  15 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sibles  à  la  beauté.  A  certains  momens,  ils  semblent  eux-mêmes  ani- 
més du  désir  de  paraître  beaux;  les  cerfs  et  toutes  les  espèces  de  la 
race  féline  prennent  une  attitude  fière  ;  les  oiseaux  qui  ont  une 
belle  huppe  dressent  cette  huppe,  ceux  qni  ont  une  belle  queue, 
tels  que  les  paons,  étalent  cette  queue,  comme  dominés  par  le  sen- 
timent de  l'orgueil.  Du  reste  il  est  évident,  d'après  l'observation, 
que  la  beauté  des  individus  d'un  sexe  doit  produire  sur  ceux  de 
l'autre  sexe  une  assez  forte  impression.  Ils  acquièrent  tout  leur 
éclat  dans  le  temps  où  les  mâles  et  les  femelles  se  rapprochent.  Les 
poissons,  chez  lesquels  on  aperçoit  à  peine  quelques  pâles  lueurs 
d'intelligence,  prennent  alors  des  couleurs  d'une  vivacité  surpre- 
nante. Beaucoup  d'oiseaux  en  plumage  de  noce  semblent  avoir  re- 
vêtu des  habits  de  fêoC;  le  gentil  chardonneret,  le  gai  pinson  sont 
tout  brillans,  le  bouvreuil,  habituellement  d'un  rose  terne,  s'est 
empourpré.  On  aurait  tort  de  penser  que,  parmi  les  animaux  riche- 
ment organisés,  un  mâle  pouvant  choisir  s'unisse  indifféremment  à 
la  première  femelle  venue,  une  femelle  à  un  mâle  sans  le  moindre 
souci  des  avan'ages  extérieurs;  l'observation  ne  permet  pas  d'ac- 
cepter une  semblable  opinion.  Un  amateur  distingué,  M.  le  comte 
Primoli,  qui  aime  les  oiseaux  et  qui  sait  une  infinité  de  choses  char- 
mantes sur  leurs  ménages,  s'était  procuré  plusieurs  de  ces  énormes 
pigeons  obtenus  par  une  suite  de  sélections,  et  désignés  par  les  oi- 
seleurs sous  les  noms  de  pigeons  de  Hollande  et  de  pigeons  ro- 
mains. L'époque  de  la  pariade  arriva,  et  ce  fut  l'instant  de  choisir, 
ici  un  époux,  là  une  compagne.  Il  y  avait  dans  le  voisinage  des 
pigeons  ordinaires  ;  or  il  advint  que  chaque  gros  pigeon  alla  recher- 
cher une  petite  compagne,  chaque  grosse  fenielle  un  époux  de  petite 
taille.  On  voit  des  choses  semblables  ailleurs  que  chez  les  animaux. 
Pour  conserver  la  race,  il  fallut  rendre  les  communications  impos- 
sibles. 

Les  mammifères  et  les  oiseaux  les  mieux  doués  témoignent  leur 
joie  à  l'idée  d'une  distraction,  comme  les  chiens  àî  chasse  en  voyant 
prendre  les  fusils,  comme  les  chevaux  fringans  quand  on  se  prépare 
à  les  faire  sortir.  Ils  éprouvent  de  l'ennui,  et  l'on  sait  que  l'ennui 
est  quelquefois  mortel,  même  pour  les  bêtes.  Les  conditions  de  la 
vie  ne  se  bornent  aux  besoins  purement  matériels  que  chez  les  es- 
pèces inférieures.  Les  mammifères  et  les  oiseaux  aiment  à  s'amuser; 
souvent  le  jeune  chat  ne  veut  pas  jouer  tout  seul,  et  à  sa  manière  il 
vous  invite  à  jouer  avec  lui.  Les  animaux  ont  des  colères  terribles; 
la  passion  de  la  vengeance  peut  les  exciter  à  un  point  extrême;  il 
n'est  pas  jusqu'à  des  insectes,  tels  que  les  guêpes  et  les  abeilles, 
qui  ne  poursuivent  un  agresseur  durant  des  heures  entières,  cher- 
chant à  le  blesser.  Tous  les  êtres  se  montrent  paresseux;  l'oiseau, 
qui  a  pour  devoir  de  construire  un  nid,  se  dispense  de  cette  besogne, 


LES    CONDrTIONS    DE    LA    VIE.  227 

s'il  rencontre  un  vieux  nid  qu'il  puisse  aisément  réparer.  On  a  songé 
à  mettre  à  profit  cette  paresse  pour  retenir  ou  même  attirer  les  pe- 
tits oiseaux  dans  les  lieux  où  ils  étaient  devenus  rares;  des  nids  ar- 
tificiels ont  été  placés  dans  les  arbres  et  les  buissons,  et  le  succès 
a  été  complet.  La  plupart  des  abeilles  solitaires  ont  aussi  leur  pa- 
resse. Des  espèces  de  ce  groupe  qu'on  nomme"  les  anthidies  ont 
fourni  à  un  entomologiste  anglais  un  exemple  de  paresse  qui  mérite 
d'être  noté,  tant  il  prouve  l'intelligence  de  ces  curieux  insectes.  Les 
anthidies  garnissent  habituellement  leurs  nids  d'une  sorte  de  fla- 
nelle qu'elles  confectionnent  lentement  avec  la  bourre  des  fruits  des 
scrofulaires  et  des  bouillons  blancs;  des  individus  de  ce  genre, 
apercevant  des  vêtemens  de  flanelle  qui  séchaient  sur  le  pré,  allè- 
rent en  tailler  des  morceaux.  Le  travail  était  tout  de  suite  fait. 

L'homme,  qui  domine  la  création  entière  par  rensen)ble  de  ses 
aptitudes  physiques,  par  ses  facultés  intellectuelles  et  par  la  pos- 
session de  la  parole,  est  soumis  en  ce  monde  aux  mêmes  lois  que 
les  autres  créatures.  On  a  répété  complaisamment  que  seul  il  fait 
des  progrès,  et  un  physiologiste  célèbre,  qui  s'est  beaucoup  occupé 
des  fonctions  du  cerveau,  a  exprimé  cette  pensée  par  une  sorte  de 
sentence  :  «  l'animal  ne  fait  jamais  de  progrès  comme  espèce; 
l'homme  seul  fait  des  progrès  comme  espèce.  »  Cela  semble  vouloir 
dire  que  les  hommes  d'aujourd'hui  ont  une  supériorité  naturelle  sur 
ceux  de  l'époque  de  Moïse  ou  du  temps  de  Périclès;  en  réalité,  on  a 
confondu  l'espèce  humaine  avec  la  société,  qui  se  perfectionne  et 
^i  grandit  par  le  travail  de  ses  membres. 

En  résumé,  le  grand  caractère  d'unité  qui  se  dégage  de  l'en- 
semble des  faits  de  l'ordre  physique  se  dégage  également  de  l'en- 
semble des  faits  de  l'ordre  intellectuel  les  mieux  observés  et  les 
plus  indiscutables.  De  même  que  les  aptitudes,  que  les  fonctions 
perdent  en  importance  lorsque  les  instrumens  se  simplifient  et  dis- 
paraissent lorsque  les  organes  n'existent  plus,  les  facultés  de  l'ordre 
intellectuel  s'amoindrissent  quand  l'organisme  se  dégrade.  Nulle 
part  les  phénomènes  de  la  vie  ne  dilïèrent  essentiellement;  ici  se 
manifestant  avec  éclat,  ailleurs  d'une  manière  faible,  ils  s'évanouis- 
sent lorsqu'il  n'y  a  plus  d'instrumens  pour  les  produire.  Chez  les 
êtres  animés,  l'union  est  intime  entre  tous  les  phénomènes,  et  seule 
la  reconnaissance  de  cette  vérité,  qui  est  un  récent  progrès  issu  de 
l'étude  et  de  la  raison,  prépare  à  l'investigation  scientifique  une 
nouvelle  voie,  et  promet  à  l'esprit  humain  de  nouvelles  lumières. 

Emile  Blanchard. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


28  février  1870. 

Il  n'est  rien  de  tel  que  d'être  au  parterre  pour  bien  voir  une  pièce  et 
pour  en  apprécier  les  effets.  On  est  du  moins  à  l'abri  des  illusions  com- 
plaisantes de  ceux  qui,  se  trouvant  dans  les  coulisses  ou  même  dans 
les  chœurs,  ne  voient  rien  et  se  figurent  qu'ils  font  tout  marcher.  Hé- 
las! les  choses  ne  marchent  pas  aussi  nettement  et  aussi  sûrement  qu'on 
le  croirait;  elles  ont,  si  l'on  veut,  une  apparence  triomphante;  au  fond, 
elles  manquent  d'une  certaine  liaison  intime,  elles  vont  passablement 
au  hasard.  Notre  pièce  politique  et  parlementaire  avait  pourtant  bien 
commencé  aux  premières  heures  de  cette  année.  Elle  était  conduite 
par  des  hommes  de  bonne  volonté  entrant  sur  la  scène,  c'est-à-dire  3u 
pouvoir,  avec  du  talent,  de  la  considération  et  l'amour  du  bien  public. 
Ces  ministres  d'un  ordre  nouveau  avaient  pour  eux  le  vent  qui  soufflait, 
la  force  d'une  situation,  et,  mieux  encore,  cette  fortune  exceptionnelle 
d'être  entre  tous  les  instrumens  désignés  d'une  transformation  néces- 
saire, ardemment  désirée.  On  ne  demandait  qu'à  les  suivre  et  à  mettre 
en  eux  tout  ce  qu'il  faut  de  confiance  pour  assurer  le  succès  d'une  si 
belle  entreprise.  Rien  n'est  essentiellement  changé  sans  doute,  l'opinion 
nourrit  toujours  les  mêmes  vœux;  ce  qu'on  pensait  il  y  a  deux  mois,  on 
n'a  pas  cessé  de  le  penser,  et  ce  qui  a  fait  la  raison  d'être  du  cabinet 
du  2  janvier  est  encore  sa  force  dans  les  circonstances  difliciles  que 
traverse  la  France.  Seulement  les  incidens  sont  venus,  la  pièce  s'est 
embrouillée  et  a  pris  des  allures  quelque  peu  vagabondes;  la  confusion 
s'en  mêle,  si  bien  que  de  ce  régime  parlementaiie  si  longtemps  regretté 
et  enfin  renaissant  il  est  à  craindre..que  nous  n'ayons  jusqu'ici  que  les 
faiblesses,  les  prodigalités  de  parole  et  les  embarras  de  l'action  dans  le 
ministère,  les  troubles  dans  le  parlement,  les  disputes  vaines,  les  coups 
de  théâtre,  les  questions  de  cabinet  improvisées  à  tout  bout  de  champ. 

Nous  vivons  en  effet  dans  un  moment  singulier,  où  tout  a  de  la  peine 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  ^29 

à  reprendre  sa  place,  et  où,  à  défaut  d'nne  activité  réglée  et  féconde, 
règne  an  besoin  universel  de  recommencer  sans  cesse  les  mêmes  luttes, 
de  se  battre  dans  le  vide,  de  se  perdre  surtout  en  manifestations  reten- 
tissantes qui  n'éclaircissent  rien.  On  laisse  volontiers  à  la  presse  le  léger 
ridicule  d'avoir  une  idée  par  jour,  on  réserve  pour  soi  le  droit  de  faire 
une  déclaration  par  jour.  La  droite  s'explique,  la  gauche  s'explique,  le 
gouvernement  arrive  pour  s'expliquer  à  son  tour  plus  que  tout  le  monde, 
et  en  fin  de  compte,  au  bout  de  toutes  ces  explications,  le  pays,  qui  suit 
ce  spectacle  avec  surprise,  en  vient  à  être  plus  impatient  que  jamais  de 
démêler  la  vérité  des  choses,  de  savoir  où  il  en  est,  ce  qu'on  veut  faire 
et  comment  on  veut  le  faire.  On  a  failli  le  savoir  le  jour  où  M.  le  comte 
Daru,  pressé  par  M.  Jules  Favre  et  parlant  visiblement  pour  tous  ses 
collègues,  est  venu  définir  avec  le  bon  sens  le  plus  élevé  la  politique 
du  gouvernement.  Ce  jour-là,  on  a  éprouvé  un  véritable  soulagement, 
comme  si  on  sortait  d'un  brouillard  incommode,  en  entendant  cette  pa- 
role sérieuse,  ferme  et  sincère  qui  a  eu  un  juste  retentissement,  et  le 
corps  législatif  presque  tout  entier  s'est  laissé  entraîner  par  ce  langage 
qui  n'avait  assurément  rien  d'ambigu,  qui  attestait  tout  à  la  fois  l'ho- 
mogénéité, le  libéralisme  et  la  résolution  du  ministère.  On  se  croyait 
bien  fixé  après  cela,  la  dissolution  était  écartée  pour  le  moment,  on 
avait  un  gouvernement  libéral,  et  on  pouvait  marcher.  Pas  du  tout!  Le 
lendemain,  nouvelles  perplexités,  nouvelle  manifestation  ministérielle  à 
propos  des  candidatures  officielles.  Cette  fois  c'était  M,  Emile  Ollivier, 
fort  habilement  attiré  à  la  tribune  par  M.  Ernest  Picard  et  M,  Grévy,  et 
intervenant  par  une  déclaration  qui  ne  contredisait  pas  sans  doute  le 
langage  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  qui  le  complétait  et 
le  précisait  sur  un  point  spécial,  si  l'on  veut,  mais  qui  dans  tous  les 
cas  avait  pour  effet  immédiat  de  laisser  entrevoir  encore  une  fois  la 
question  ministérielle,  disparue  la  veille  dans  un  vote  d'enthousiasme. 
C'était  un  changement  de  front  sur  place.  La  veille.  M,  le  comte  Daru 
avait  rallié  le  corps  législatif  tout  entier,  sauf  la  fraction  la  plus  extrême 
de  la  gauche;  le  lendemain,  M.  Emile  Ollivier  ralliait  la  gauche  tout 
entière  avec  les  centres  contre  la  fraction  la  plus  obstinée  de  la  droite, 
s'attachant  furieuse  et  consternée  aux  débris  de  la  candidature  officielle. 
Le  coup  de  bascule  a  été  complet.  Que  M,  Emile  Ollivier,  pour  accentuer 
plus  vivement  la  politique  du  ministère  dans  les  élections,  se  soit  cru 
obligé  de  décliner  en  fait  pour  le  gouvernement  un  droit  d'intervention 
qu'il  a  d'ailleurs  admis  en  principe,  et  qu'il  se  soit  même  laissé  entraî- 
ner à  un  engagement  de  neutralité  absolue  en  toute  circonstance,  la 
question  n'est  pas  là  pour  le  moment.  11  est  bien  clair  que  la  révo- 
lution qui  s'accomplit  a  ses  conséquences  dans  les  procédés  électoraux 
comme  dans  tout  le  reste.  La  question  est  dans  cette  confusion  sans 
cesse  renaissante  qu'on  crée  au  feu  des  discussions  de  tous  les  jours, 


230  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dans  cette  mobilité  apparente  des  choses  qu'on  entretient  involontai- 
rement, lorsque  la  première  nécessité  serait  beaucoup  moins  d'avoir  des 
victoires  d'éloquence  que  d'agir,  beaucoup  moins  de  multiplier  les  dé- 
clarations théoriques  que  de  mettre  la  main  à  l'œuvre,  et  d'appliquer 
cette  politique  libérale  qui  n'est  jusqu'ici,  aux  yeux  du  pays,  qu'un 
généreux  et  séduisant  drapeau. 

Malheureusement  c'est  là  un  piège  dont  il  ne  semble  pas  bien  aisé 
de  se  défendre.  Les  réformes  vraies  et  sérieuses  qui  touchent  à  l'ad- 
ministration, aux  finances,  à  l'instruction  publique,  aux  intérêts  com- 
merciaux et  économiques,  ces  réformes  sont  difficiles  sans  doute,  elles 
exigeraient  une  patiente  et  laborieuse  attention;  alors  on  les  ajourne 
pour  se  jeter  sur  cette  proie  de  la  dissolution  du  corps  législatif  et 
des  candidatures  officielles,  sans  songer  qu'en  agissant  ainsi  on  a  l'air 
de  se  dérober  aux  véritables  difficultés,  et  de  tout  sacrifier  à  l'éclat 
des  discussions  passionnées.  Rien  n'est  assurément  plus  facile  que  de 
décréter  de  mort  le  corps  législatif,  c'est  bien  plus  facile  que  de  faire 
de  bonnes  lois,  un  coup  de  tête  et  une  signature  suffisent.  En  quoi  ce- 
pendant la  situation  se  trouverait-elle  simplifiée?  Elle  n'en  serait  que 
plus  obscure  au  contraire,  une  dissolution  prononcée  par  impatience  ne 
ferait  que  compliquer  un  mouvement  à  peine  commencé,  et  somme 
toute  l'honorable  comte  Daru  a  posé  la  question  dans  les  termes  les 
plus  justes  lorsqu'il  disait  l'autre  jour  :  u  Pourquoi  n'accepterions-nous 
pas  le  concours  de  cette  assemblée?  Pourquoi  imposerions-nous  au  pays 
des  agitations  qui  ne  sont  jamais  sans  danger,  et  qui  seraient  dans  ce 
cas  sans  motif?  »  La  dissolution  serait-elle  nécessaire  parce  que  cette 
chambre,  qui  n'a  que  quelques  mois  d'existence,  est  insensible  au 
vœu  public,  parce  qu'elle  est  née  de  l'abus  des  influences  officielles, 
et  qu'elle  ne  représente  plus  l'opinion?  Par  une  contradiction  qui  n'est 
pas  la  seule  dans  son  discours,  M.  Jules  Favre  lui-même  a  été  le  premier 
à  rendre  témoignage  en  faveur  de  ce  corps  législatif  dont  il  demande 
pourtant  la  disparition.  M,  Jules  Favre  a  fait  aux  députés  es  compli- 
ment un  peu  imprévu,  que  <(  le  souffle  de  la  volonté  nationale  a  passé 
par  leur  conscience,  »  et  a  eu  raison  de  tous  les  mauvais  vouloirs.  Ce 
sont  les  cent-seize  qui  ont  provoqué  le  message  du  12  juillet  1869  et 
le  sénatus-consulte  du  8  septembre;  ce  sont  les  cent  vingt-huit  qui 
ont  donné  naissance  au  ministère  du  2  janvier  1870.  Au  contact  de  ces 
manifestations  du  corps  législatif,  le  pouvoir  personnel  a  reculé.  «  C'est 
le  pouvoir  national  qui  a  affirmé  sa  volonté,  et  cette  volonté  a  été  ac- 
ceptée, »  M.  Jules  Favre  le  dit.  11  resterait  à  savoir  comment  une  as- 
semblée qui  a  fait  tant  de  choses,  au  dire  de  M.  Jules  Favre,  serait 
désormais  absolument  incapable  de  coopérer  avec  quelque  utilité  à  une 
transformation  dont  elle  a  été  la  promotrice  victorieuse,  comment  elle 
serait  indigne  de  vivre  un  jour  de  plus. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  231 

Pour  ceux  qui  se  plaisent  aux  analogies  de  l'histoire,  la  crise  de  1860 
et  de  1870  ressemble  étrangement  à  une  autre  crise  parlementaire 
du  temps  passé,  celle  de  1816,  et  elle  doit  inévitablement  se  dénouer 
de  la  même  manière.  La  majorité  sortie  des  dernières  élections,  c'est 
la  majorité  royaliste  de  1816;  le  ministre  libéral  d'autrefois  s'appelait 
M.  Decazes,  il  s'appelle  aujourd'hui  M.  Emile  OUivier,  et  le  corps  légis- 
latif actuel  ne  peut  échapper  à  un  coup  semblable  à  cette  ordonnance 
du  5  septembre  1816,  qui  fut  le  point  de  départ  des  plus  libérales  et 
des  plus  fécondes  années  de  la  restauration.  Tout  cela  est  fort  bien; 
mais  cette  opposition  ou  plutôt  cette  majorité  de  la  chambre  introu- 
vable de  1816  concentrait  en  elle-même  toutes  les  passions  les  plus  fu- 
rieuses de  réaction.  Elle  poussait  aux  proscriptions  implacables,  à  la 
banqueroute  envers  les  créanciers  mal  pensans,  au  rétablissement  de 
tous  les  privilèges.  Ce  qu'elle  voulait  en  un  mot,  et  elle  ne  le  cachait 
pas,  c'était  pousser  jusqu'au  bout  sa  victoire  sur  la  révolution,  de  même 
que  la  révolution  avait  poussé  jusqu'au  bout  sa  victoire  sur  l'ancien  ré- 
gime. Franchement  le  corps  législatif  actuel  est-il  de  cette  trempe?  et 
en  est-il  arrivé  à  ce  point  de  puissance  réactionnaire  que  M.  Emile  OUi- 
vier n'ait  plus  qu'à  reprendre  au  plus  vite  le  rôle  sauveur  de  M.  De- 
cazes? Bien  mieux,  cette  ancienne  majorité  dont  on  parle  toujours  n'est 
même  plus  la  majorité;  elle  n'est  qu'une  minorité,  et  parmi  ces  cin- 
quante-six qui  l'autre  jour  ont  brCdé  leur  dernière  poudre  pour  la  can- 
didature olîicielle,  si  l'on  pouvait  compter  ceux  qui  voteraient  pour  le 
rétablissement  du  régime  de  1852,  combien  y  en  aurait-il?  Il  ne  suffit 
pas  de  dire  que  tout  est  changé,  qu'à  une  situation  nouvelle  il  faut 
nécessairement  un  corps  législatif  nouveau.  La  révolution  de  1830  avait 
bien  aussi  changé  quelque  peu  l'état  de  la  France;  la  chambre  des 
députés  ne  fut  cependant  pas  dissoute,  elle  resta  ce  qu'elle  était,  com- 
plétée par  des  élections  partielles,  et,  parmi  les  victorieux  employés 
à  consolider  l'œuvre  de  juillet,  beaucoup  ne  croyaient  pas  certaine- 
ment avoir  été  élus  pour  cela.  Lorsqu'en  1839  le  comte  Mole,  ayant 
à  faire  face  comme  chef  de  ministère  à  une  formidable  coalition  par- 
lementaire, en  appelait  au  pays,  on  ne  lui  épargnait  pas  la  dure  et 
amère  accusation  d'être  l'instrument  du  pouvoir  personnel,  de  pousser 
jusqu'à  la  dernière  limite  dans  les  élections  l'abus  des  influences  offi- 
cielles et  de  la  corruption  administrative.  Ceux  qui  vinrent  après  M.  Mole 
n'eurent  pourtant  pas  la  pensée  ou  ne  se  crurent  pas  obligés  de  dissou- 
dre cette  chambre  qu'ils  avaient  représentée  d'avance  comme  viciée 
par  l'action  administrative,  et  qui  se  composait  au  moins  pour  moitié  de 
députés  dévoués  à  l'ancien  ministère  ou  à  ce  qu'on  nommait  le  pouvoir 
personnel.  On  s'arrangea  avec  elle,  et  on  marcha  du  mieux  qu'on  put. 
Nous  ne  voulons  dire  qu'une  chose  :  la  dissolution,  telle  qu'elle  se  pré- 
sente aujourd'hui,  n'est  ni  une  affaire  de  principe,  ni  une  affaire  de  né- 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cessité  immédiate,  puisqu'il  n'y  a  eu  jusqu'ici  aucun  conflit  entre  le 
corps  législatif  et  le  nouveau  ministère,  —  ni  même  une  tradition  par- 
lementaire invariable;  c'est  une  question  d'opportunité  et  de  circon- 
stance, M.  Daru  l'a  laissé  entrevoir  avec  autant  de  tact  que  de  jugement 
politique.  —  Est -on  bien  certain  d'ailleurs  qu'une  élection  entreprise 
aujourd'hui  produirait  ce  qu'on  en  attend,  qu'un  corps  législatif  nou- 
veau vaudrait  beaucoup  mieux  que  celui  que  nous  avons?  Une  élection 
à  l'heure  présente  serait  vraisemblablement  l'expression  de  l'immense 
désordre  d'idées  inhérent  à  une  transition  qui  n'est  même  pas  ache- 
vée. On  nous  écrivait  récemment  de  province  :  «  Liberté  complète 
ici!  Nous  avons  des  valets  de  ville  qui  colportent  tout  ensemble  dans 
leur  bissac  les  avis  de  la  commune,  les  circulaires  de  M.  le  préfet  et  la 
Marseillaise! Du  reste,  ils  n'y  mettent  aucune  malice,  cela  leur  est  par 
faitement  indifTérent.  »  C'est  l'image  de  ce  qui  se  passe  un  peu  partout, 
confusion  et  incertitude.  Le  plus  pressé  est  donc  d'éclairer  les  esprits, 
de  hâter  l'organisation  libérale  du  pays,  de  refaire  une  situation  nette 
et  telle  que  les  populations  sachent  au  moins  ce  qu'elles  font,  sur  quoi 
elles  vont  voter,  et,  pour  accomplir  cette  œuvre  nécessaire  avant  tout, 
de  quel  instrument  peut-on  se  servir  si  ce  n'est  de  la  chambre  qui 
existe?  C'est  fort  bien  de  proclamer  l'indignité  d'une  assemblée,  seule- 
ment on  ne  voit  pas  que  du  même  coup  on  proclame  la  radicale  inapti- 
tude de  cette  assemblée  à  faire  la  loi  essentielle,  mère  d'une  représen- 
tation nationale  nouvelle,  —  la  loi  électorale. 

Est-ce  à  dire  que  ce  corps  législatif  doive  vivre  indéfiniment  ou  même 
longtemps?  Nous  ne  le  savons  certes  pas;  il  peut  aller  plus  vite  qu'il  ne 
croit  vers  la  dissolution,  s'il  continue,  comme  aussi  il  peut  prolonger 
son  existence  avec  plus  de  bon  sens.  Encore  une  fois  c'est  une  ques- 
tion d'opportunité,  de  même  que  les  candidatures  officielles,  qui  ont 
donné  lieu  l'autre  jour  à  de  si  dramatiques  débats,  à  de  si  vives  péri- 
péties parlementaires,  sont  tout  simplement  une  question  de  mesure. 
Notre  malheur  en  France  est  toujours  le  fanatisme  des  mots  et  des  dé- 
clarations sonores;  nous  ne  pouvons  pas  nous  résoudre  à  considérer 
une  affaire  politique  avec  la  simple  raison  politique;  il  nous  faut  à  tout 
prix  des  idéalités  et  des  systèmes  pour  paraître  sérieux.  Si  les  partis 
étaient  de  bonne  foi,  et  s'ils  voulaient  en  convenir,  le  problème  des 
candidatures  officielles  ne  serait  point,  après  tout,  bien  difficile  à  ré- 
soudre. Il  n'est  point  douteux  que  le  gouvernement  ne  peut  ni  ne  doit 
faire  des  élections  comme  il  fait  de  l'administration,  qu'il  n'a  pas  le 
droit  de  mettre  en  mouvement  l'immense  machine  placée  sous  sa  main, 
de  se  servir  des  ressources  dont  il  dispose  pour  aider  à  la  nomination 
d'un  député;  il  ne  doit  en  un  mot  ni  suspendre  la  loi  pour  ses  candidats 
préférés,  ni  abuser  de  son  pouvoir.  Tout  cela  est  clair  comme  le  jour. 
Quant  au  reste,  quant  à  l'abstention  absolue  préconisée  par  M.  Jules 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  233 

Favre,  par  M.  Grévy,  par  M.  Picard  lui-même,  quant  à  la  neutralité  ab- 
solue admise  par  M.  Emile  Ollivier,  nous  prendrons  la  liberté  de  dire 
après  M.  le  garde  des  sceaux  que  c'est  un  pur  exercice  académique. 
M,  Emile  Ollivier  était  sûrement  de  la  plus  parfaite  bonne  foi;  ce  qu'il 
disait,  il  le  pensait.  Malheureusement  ce  jour-là  il  était  dans  les  nuages, 
et  c'est  son  collègue  de  l'intérieur,  M.  Chevandier  de  Valdrôme,  qui  a 
dit  le  mot  vrai,  sensé,  politique,  en  déclarant  que  le  système  des  can- 
didatures officielles  avait  disparu  avec  le  régime  de  1852,  mais  que  le 
gouvernement  ne  pouvait  renoncer  au  droit  d'attester  ses  préférences, 
d'avouer  ses  amis.  Qu'on  nous  comprenne  bien  :  nous  n'avoas  nullement 
l'idée  de  mettre  deux  ministres  en  guerre  et  de  détacher  une  pierre 
de  cet  inébranlable  édifice  du  2  janvier  dont  parlait  M,  le  comte  Daru. 
Nous  tenons  au  contraire  l'édifice  pour  utile,  et  nous  souhaitons  qu'il 
dure.  Il  n'est  pas  moins  certain  que,  surpris  par  une  bourrasque  parle- 
mentaire, M.  le  ministre  de  la  justice  a  parlé  en  théoricien,  peut-être 
aussi  en  tacticien,  nullement  en  homm.e  d'état.  Bien  plus,  il  a  promis 
ce  qu'il  ne  peut  pas  tenir,  ce  que  M.  Grévy,  M.  Jules  Favre,  M,  Picard, 
ne  pourraient  pas  tenir  mieux  que  lui,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  pro- 
messe qui  soit  plus  forte  que  la  nature  des  choses. 

Le  gouvernement  le  voulût-il  de  la  meilleure  foi  du  monde,  il  ne 
pourrait  pas  se  renfermer  dans  celte  neutralité  absolue  dont  M.  le  garde 
des  sceaux  fait  un  système.  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  mille  circonstances 
où  il  intervient  malgré  lui,  par  le  fait  seul  de  son  existence?  Des  dé- 
sordres éclatent,  provoqués  par  des  adversaires;  ils  sont  naturellement 
réprimés.  M.  le  garde  des  sceaux  croit-il  qu'il  ne  sera  pas  accusé  d'avoir 
manqué  à  ses  promesses?  Des  nouvelles  infamantes  sur  les  pouvoirs 
publics  se  répandent  au  moment  d'un  scrutin;  elles  sont  démenties  par 
les  moyens  administratifs  les  plus  prompts,  on  poursuit  les  auteurs  de 
ces  nouvelles,  croit-on  que  le  gouvernement  ne  sera  pas  accusé  d'être 
intervenu?  Ces  comités  mêmes  dont  on  suggère  l'idée  aux  amis  du 
gouvernement,  est-ce  qu'on  ne  les  considérera  pas  comme  une  inter- 
vention déguisée?  La  plus  spirituelle  et  la  plus  sanglante  critique  du 
système  de  neutralité  absolue  de  M.  Emile  Ollivier  est  la  sanction  que 
M.  Picard  a  voulu  lui  donner  tout  aussitôt.  M.  Picard,  qui  a  ordinaire- 
ment plus  de  sens  et  plus  de  jugement  politique,  a  présenté  sans  rire 
un  projet  édictant  une  amende  contre  toute  personne  qui  prendrait  la 
qualité  de  candidat  du  gouvernement.  Bien  entendu ,  on  peut  se  dire 
«andidat  de  l'opposition,  candidat  radical,  candidat  socialiste;  le  gou- 
vernement seul  est  un  pestiféré  qu'on  ne  peut  avouer  sans  s'exposer  à 
l'amende.  Un  interrupteur  inconnu  a  laissé  échapper  le  mot,  «  le  gou- 
vernement est  un  prévenu  dans  les  élections!  »  Et  voilà  comme  on  en- 
tend déjà  le  régime  parlementaire!  Nous  devons  ajouter  qu'un  seul 
membre  de  l'opposition,  M.  Jules  Simon,  a  eu  le  courage  de  désavouer 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  doctrine  bizarre  et  de  reconnaître  le  droit  du  gouvernement,  dans 
la  mesure  de  ce  qui  est  permis,  bien  entendu.  On  veut  des  élections 
libres,  —  qu'on  travaille  à  former  des  mœurs  libres,  à  établir  un  régime 
libre  !  Le  secret  est  là,  il  n'est  point  ailleurs,  il  n'est  point  surtout  dans 
des  déclarations  de  neutralité  absolue  qui  disent  trop  ou  qui  ne  disent 
rien. 

Ce  qu'il  y  a  de  grave,  ce  n'est  pas  qu'un  ministre,  aiguillonné  par  la 
contradiction,  emporté  par  sa  bonne  volonté  et  son  éloquence,  professe 
tout  haut  un  système  plus  ou  moins  radical,  qu'il  ait  l'air  d'être,  comme 
on  dit,  avancé  dans  ses  opinions;  ce  qu'il  y  a  de  dangereux  au  contraire, 
c'est  que  le  ministère  n'avance  pas  autant  qu'on  le  croirait,  autant  qu'il 
le  pense  peut-être  lui-même.  Il  va  à  droite,  il  va  à  gauche;  hier  il  ral- 
liait l'opposition  la  plus  extrême  dans  un  coup  de  scrutin  que  nous  per- 
sistons à  croire  assez  équivoque  sous  une  apparence  décisive;  à  la  pre- 
mière occasion,  les  cinquante -six  qui  l'ont  abandonné  se  débanderont 
pour  revenir  de  nouveau  à  lui.  Il  se  fait  un  équilibre  avec  des  dexté- 
rités de  parole  toujours  renouvelées,  et  en  définitive,  si  à  travers  tout 
cela  le  corps  législatif  perd  souvent  son  temps,  s'il  s'épuise  en  discus- 
sions vaines  et  irritantes  la  faute  en  est  un  peu  au  gouvernement,  qui 
ne  l'occupe  pas,  qui  le  laisse  glisser  dans  ces  débats  orageux  où  il  a 
trouvé  lui-même  plus  d'un  piège.  Le  ministère  a  présenté  un  certain 
nombre  de  lois,  il  est  vrai,  et  i\L  Daru  en  traçait  l'autre  jour  un  exposé 
qui  suffirait  à  défrayer  une  longue  session.  M,  le  ministre  des  affaires 
étrangères  avait  hautement  raison.  Seulement  ces  lois  se  dérobent  on 
ne  sait  où,  on  ne  sait  comment;  elles  voyagent  à  travers  les  espaces, 
sans  compter  qu'elles  n'ont  pas  toutes  la  même  importance,  que  quel- 
ques-unes sont  abrogées  déjà  par  la  force  des  choses  avant  de  l'être  par 
un  vote.  En  Angleterre,  il  y  a  une  multitude  de  lois  de  sûreté  générale 
qui  dorment  enfouies  dans  les  archives,  que  personne  ne  songe  à  révo- 
quer, et  qui  n'empêchent  pas  le  peuple  anglais  d'être  libre. —  Mais  quoi, 
dira-t-on,  le  ministère  n'est-il  pas  plein  d'activité?  Il  fait  des  circulaires, 
il  nomme  des  commissions!  —  Oui  en  effet,  c'est  là  une  partie  considé- 
rable de  la  politique  ministérielle.  Des  commissions,  nous  en  avons  de 
toute  sorte,  commission  pour  l'enseignement,  commission  pour  la  décen- 
tralisation, commission  pour  l'organisation  municipale  de  la  ville  de 
Paris;  d'autres  viendront  bientôt,  on  n'en  peut  pas  douter.  Ces  succur- 
sales parlementaires  ont  sûrement  leur  mérite  :  elles  sont  très  noble- 
ment peuplées.  Après  tout,  elles  serviront  peut-être  bien  à  quelque 
chose,  ne  fût-ce  qu'à  faire  l'éducation  de  certains  membres  qui  trouve- 
ront là  une  belle  occasion  d'étudier  les  questions  qu'ils  sont  chargés  de 
trancher;  mais  enfin,  si  ces  commissions  étaient  nécessaires,  à  quoi  bon 
alors  le  conseil  d'état?  Si  c'est  au  conseil  d'état  que  doit  revenir  le  soin 
de  revoir,  de  corriger  ou  d'amplifier  les  projets  qui  seront  préparés,  à 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  235 

quoi  bon  les  commissions?  Et  si  on  n'arrive  ainsi  qu'à  une  notable  perte 
de  temps,  à  quoi  bon  tout  cet  appareil  qui  ne  fait  que  compliquer  Tex- 
pédition  des  affaires?  L'indécison  et  l'inaction  peuvent  prendre  bien  des 
formes,  il  faudrait  y  songer.  Et  si  nous  parlons  ainsi,  ce  n'est  point  dans 
un  stérile  sentiment  de  critique,  c'est  au  contraire  parce  que  nous  dési- 
rons ardemment  le  succès  de  cette  généreuse  entreprise,  qui  n'a  qu'à  se 
développer,  en  restant  environnée  de  toutes  les  garanties,  pour  assurer 
sans  violence  ce  que  le  pays  poursuit  depuis  quatre-vingts  ans  à  travers 
toutes  les  révolutions. 

Le  parlement  anglais  n'est  pas  réuni  depuis  longtemps,  et  déjà  il  est 
saisi  de  deux  de  ces  actes  qui  caractérisent  une  administration  libérale, 
qui  attestent  la  vigueur  mesurée  avec  laquelle  se  déploie  l'esprit  de  pro- 
grès dans  un  grand  pays.  M.  Gladstone  n'a  pas  tardé  à  tenir  une  de  ses 
promesses  en  portant  devant  la  cbambre  des  communes  et  en  dévelop- 
pant pendant  trois  heures  avec  une  mâle  et  sobre  éloquence  un  bill  que 
l'on  pourrait  appeler  le  complément  de  sa  politique  de  pacification  ou 
de  réparation  à  l'égard  de  l'Irlande.  L'an  dernier,  c'était  l'abolition  de 
l'église  officielle,  de  la  suprématie  protestante  dans  une  contrée  toute 
catholique;  cette  année,  c'est  la  question  des  terres  qui  est  résolument 
abordée,  et  la  question  des  terres  en  Irlande  est  certainement  aussi 
délicate,  aussi  difficile,  peut-être  plus  pressante  encore  que  celle  de 
l'église,  puisqu'elle  touche  à  cette  grande  plaie  de  la  misère  irlandaise 
qui  a  fini  par  engendrer  le  meurtre.  M.  Gladstone  du  reste  n'a  pas  craint 
d'avouer  la  profondeur  du  mal  et  la  négligence  imprévoyante  de  l'An- 
gleterre. Il  n'a  pas  hésité  à  le  dire,  si  en  1833  on  eût  un  peu  plus  écouté 
un  patriote  irlandais,  M.  Crawford,  lorsque  pour  la  première  fois  il  si- 
gnalait les  désastreuses  conditions  agricoles  de  son  pays,  si  en  18^5  on 
n'eût  pas  laissé  de  côté  les  recommandations  fort  sages  d'un  comité 
nommé  par  sir  Robert  Peel,  l'Irlande  ne  serait  pas  arrivée  à  l'état  oii 
elle  est,  la  question  ne  se  serait  pas  envenimée.  Aujourd'hui  il  n'y  a  plus 
à  reculer,  le  gouvernement  lui-même  prend  l'initiative  d'une  bienfai- 
sante réforme. 

Le  mal  pour  les  Irlandais  vient  depuis  longtemps  de  la  dure  condition 
faite  à  ceux  qui  cultivent  le  sol  vis-à-vis  de  ceux  qui  le  possèdent  sous 
la  protection  de  privilèges  féodaux  toujours  survivans.  Non-seulement 
la  difficulté  de  contracter  rend  la  propriété  inaccessible,  mais  encore  les 
tenanciers  sont  toujours  exposés  à  épuiser  leurs  ressources  sur  un  sol 
qui  peut  leur  être  enlevé  subitement  sans  compensation.  Les  améliora- 
tions qu'ils  ont  réalisées,  les  dépenses  qu'ils  ont  faites,  tout  cela  est  au 
profit  du  propriétaire.  Cette  absence  de  sécurité  a  eu  de  dangereux  et 
inévitables  résultats;  elle  a  tari  l'activité  et  le  bien-être,  engendré  une 
misère  à  laquelle  les  Irlandais  n'ont  échappé  que  par  les  émigrations; 
elle  a  découragé ,  irrité  les  tenanciers  et  créé  entre  les  diverse?  classes 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  population  un  antagonisme  redoutable  qui  s'est  traduit  dans  ces  der- 
niers temps  en  meurtres  mystérieux.  C'est  là  le  mal  auquel  il  s'agit  de 
porter  remède  en  établissant  un  équilibre  de  garanties  entre  les  pro- 
priétaires terriens  et  les  classes  subordonnées  qui  vivent  de  leur  tra- 
vail. Le  remède,  il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper,  est  une  révolution  sociale 
dans  toute  la  force  du  terme,  et  cette  révolution,  M,  Gladstone  l'accom- 
plit avec  l'esprit  pratique  anglais,  sans  toucher  au  droit  du  propriétaire, 
mais  en  favorisant  la  transmission  et  la  diffusion  de  la  propriété,  —  sans 
intervenir  dans  la  fixation  des  conditions  de  la  tenure,  mais  en  garan- 
tissant les  tenanciers  contre  les  expulsions  iniques  et  intéressées.  C'est 
là  tout  l'esprit  du  land-bill  qui  vient  d'être  présenté  par  M.  Gladstone, 
et  qui  se  résume  dans  une  double  série  de  mesures.  Une  partie  du  bill 
facilite  la  vente  des  terres  en  offrant  aux  nouveaux  acquéreurs  une 
avance  de  fonds  remboursables  par  annuités;  une  autre  partie  définit  les 
rapports  du  propriétaire  et  du  tenancier,  en  consacrant  au  profit  de  ce- 
lui-ci des  usages  d'ailleurs  admis  dans  certaines  portions  de  l'Irlande.  Le 
tenancier  ne  pourra  plus  désormais  être  expulsé  à  trop  courte  échéance 
et  sans  garanties;  les  améliorations  qu'il  aura  réalisées  lui  seront  comp- 
tées et  remboursées.  Un  tribunal  arbitral  tranchera  les  différends  sus- 
cités par  l'exécution  de  la  loi.  En  un  mot,  c'est  tout  un  ensemble  de 
combinaisons  ingénieusement  conçues  pour  accomplir  une  grande  ré- 
forme, pour  créer  un  droit  nouveau  sans  porter  atteinte  à  l'essence  du 
droit  ancien  de  propriété.  Et  il  y  a  quelque  chose  de  plus  remarquable 
encore  que  les  détails  minutieux  et  complexes  d'un  bill,  c'est  la  large  et 
humaine  inspiration  de  M.  Gladstone  présentant  son  œuvre  comme  un 
gage  de  réparation  et  de  réconciliation  offert  à  l'Irlande,  non  comme 
un  acte  de  parti,  mais  a  comme  une  œuvre  commune  d'amour  et  de 
bonne  volonté  générale  pour  le  bien  commun  de  la  commune  patrie.  » 
Quand  il  parlait  ainsi  avec  un  chaleureux  entraînement,  le  chef  du  mi- 
nistère libéral  de  l'Angleterre  évoquait  habilement  le  souvenir  d'un  des 
plus  éloquens  discours  de  lord  Derby  sur  l'Irlande,  et  celui  d'un  discours 
plus  récent  de  M.  Disraeli,  —  ce  qui  peut  faire  croire  qu'il  y  aura  bien- 
tôt un  grand  débat,  mais  point  de  dissentiment  profond  sur  les  affaires 
irlandaises. 

L'Angleterre  a  du  reste  en  ce  moment  le  bonheur  d'être  tout  entière 
à  des  réformes  sérieuses  et  de  l'ordre  le  plus  élevé.  M.  Gladstone  avait 
à  peine  présenté  son  bill  sur  l'Irlande  que  le  vice-président  de  l'instruc- 
tion publique,  M.  Forster,  arrivait  au  parlement  avec  un  autre  bill  des- 
tiné à  développer  l'éducation  populaire  en  Angleterre  et  dans  le  pays 
de  Galles.  M.  Forster  part  de  ce  point,  qu'il  faut  absolument  «  couvrir 
lepaysd*écoles,  »  qu'il  doit  y  en  avoir  partout,  et  que  l'instruction  doit 
êlre  rendue  obligatoire  là  où  cette  mesure  sera  nécessaire.  Ce  caractère 
obligatoire  est  certes  assez  nouveau  en  Angleterre,  où  l'état  a  si  peu 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  237 

l'habitude  d'empiéter  sur  la  liberté  individuelle,  et  il  y  a  une  chose  tout 
aussi  nouvelle,  c'est  la  pensée  à  peine  déguisée  de  séculariser  en  quel- 
que sorte  l'éducation  populaire,  ou  du  moins  de  décliner  dans  l'instruc- 
tion publique  toute  solidarité  avec  une  confession  religieuse  distincte.  Par 
ces  deux  points,  le  bill  de  M.  Forster  est  essentiellement  libéral  et  nou- 
veau. Personne  cependant  n'a  paru  s'en  étonner.  Ce  bill,  destiné  à  déve- 
lopper ((  les  forces  intellectuelles  de  l'Angleterre,  »  a  semblé  au  contraire 
le  complément  naturel  du  dernier  bill  de  réforme  électorale.  Puisqu'on 
appelle  le  peuple  au  gouvernement  du  pays  en  lui  donnant  le  pouvoir 
politique,  il  faut  se  hâter  de  lui  donner  l'instruction,  u  II  y  a  des  ques- 
tions qui  réclament  des  réponses,  des  problèmes  qui  demandent  des 
solutions,  s'est  écrié  M.  Forster;  est-ce  de  collèges  électoraux  plongés 
dans  l'ignorance  qu'on  peut  attendre  et  ces  réponses  et  ces  solutions?  » 
C'est  ainsi  que  les  réformes  s'engendrent,  c'est  ainsi  qu'un  ministère 
libéral  fonde  son  ascendant  bien  mieux  que  par  des  disputes  théoriques 
et  par  des  déclarations  retentissantes.  Le  fait  est  que  les  choses  marchent 
assez  vite  en  Angleterre,  et  que  le  mouvement  populaire  s'accentue.  Si 
les  ouvriers  ne  sont  pas  encore  au  parlement,  déjà  ils  frappent  à  la  porte. 
L'un  d'eux,  M.  Odger,  a  failli  être  élu  tout  récemment  à  Southwark  à  la 
place  de  M.  Layard,  envoyé  comme  ministre  à  Madrid.  Le  candidat  tory, 
M.  Beresford,  a  été  nommé,  mais  M.  Odger  le  suivait  de  près;  il  lui  a 
manqué  trois  cents  voix  tout  au  plus  sur  douze  mille  votans,  et  il  avait 
bien  quelque  raison  de  considérer  ce  résultat  comme  une  victoire  mo- 
rale. Le  jour  où  un  ouvrier  entrera  au  parlement,  la  constitution  anglaise 
n'en  sera  pas  changée  sans  doute,  et  les  partis  qui  se  disputent  le  pou- 
voir ne  garderont  pas  moins  leur  puissance;  mais  ce  sera  certainement 
une  nouveauté  et  le  symptôme  d'une  singulière  transformation  dans  la 
société  britannique. 

Les  événemens  d'aujourd'hui  ne  naissent  pas  au  hasard,  ils  procèdent 
du  passé,  et  c'est  toujours  assurément  une  chose  curieuse  de  suivre  à 
travers  le  mouvement  des  peuples  la  filiation  des  problèmes  de  la  poli- 
tique européenne.  Guerre,  politique,  diplomatie,  hnances,  tout  se  tient  : 
c'est  l'intérêt  souverain  de  l'histoire  de  mettre  à  nu  cet  enchaînement, 
de  faire  revivre  devant  nos  yeux  ces  époques  du  premier  empire,  de  la 
restauration,  auxquelles  nous  nous  rattachons  de  tant  de  manières,  et 
c'est  ce-  que  font  des  livres  comme  celai  de  M.  Lanfrey,  comme  celui 
de  M.  A.  Calmon  sur  la  politique  linancière  de  la  monarchie  des  Bour- 
bons. M.  Lanfrey,  sans  détacher  son  regard  de  notre  temps,  c'ontinue 
le  récit  de  cette  prodigieuse  époque  du  premier  empire;  il  publie  main- 
tenant le  quatrième  volume  de  son  Histoire  de  Napoléon  /'''",  il  arrive  à 
1809.  Campagne  de  Prusse  et  de  Pologne,  Friedland  et  Tilsitt,  expédi- 
tion d'Espagne,  guerre  d'Autriche,  affaires  intérieures  de  la  France,  tout 
se  presse  et  se  mêle  dans  ces  pages  rapides,  substantielles  et  nerveuses 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  brillant  historien.  M.  Lanfrey  a  étudié  profondénfient  la  période  na- 
poléonienne, il  est  dominé  par  la  passion  de  la  vérité  et  de  la  justice, 
et  il  est  surtout  exempt  d'illusions  à  l'égard  de  celui  qui  a  rempli  le 
commencement  du  siècle  de  son  fiévreux  héroïsme. 

Seulement,  en  voulant  trop  ramener  le  personnage  à  des  proportions 
plus  vraies  et  plus  humaines,  il  finit  quelquefois  par  le  diminuer  de 
telle  façon  que  la  fortune  inouie  de  Napoléon  serait  plus  inexplicable 
encore;  elle  serait  même  très  humiliante  pour  la  France,  qui  se  trouve- 
rait réduite  à  n'avoir  été  pendant  quinze  ans  que  le  jouet  banal  et  ser- 
vile  d'un  jongleur  de  génie.  Franchement,  si  l'empereur  n'eût  été  que 
cela,  il  ne  se  serait  pas  emparé  de  la  France,  et  il  n'aurait  pas  si  long- 
temps dominé  l'imagination  de  tout  un  peuple.   Le  point  vulnérable 
chez  Napoléon,  c'est  la  politique,  et  M.  Lanfrey  le  démontre  avec  une 
irrésistible  vigueur.  Le  système  par  lequel  il  prétendait  amener  l'An, 
gleterre  à  merci  est  à  peine  discutable;  l'entreprise  contre  l'Espagne 
n'est  pas  même  avouable.  Successivement  il  se  précipite  sur  l'Autriche, 
sur  la  Prusse,  il  les  humilie  trop  pour  ne  pas  leur  laisser  de  durables 
ressentimens,  et  il  ne  les  affaiblit  pas  assez  pour  les  réduire  à  l'im- 
puissance; il  flotte  entre  tous  les  systèmes.  Dans  ce  rêve  gigantesque, 
dont  il  va  chercher  la  réalisation  à  Tilsitt,  que  poursuit-il?  Il  livre  ce 
qu'il  ne  devrait  pas  livrer,  la  Finlande  par  exemple;  il  enllamme  l'am- 
bition d'Alexandre  en  se  réservant  les  moyens  de  ne  pas  la  satisfaire, 
et  il  se  prépare  un  nouvel  ennemi.  Il  noue  au  galop  des  combinaisons 
sans  durée  toutes  pleines  d'inévitables  conflits.  De  politique,  l'empe- 
reur n'en  avait  point.  Il  a  joué  sur  le  grand  échiquier  de  l'Europe  un 
jeu  effréné;  il  a  vaincu  souvent,  il  a  pétri  dans  ses  mains  toutes  les 
puissances  sans  se  faire  une  alUée  à  peu  près  sûre  d'une  seule  de  ces 
puissances,  sans  se  laisser  conduire  ou  retenir  par  le  sentiment  des 
vraies  conditions  de  la  grandeur  de  la  France.  Il  a  péri  comme  périssent 
ces  immenses  orgueils,  faute  de  tenir  compte  du  temps,  de  la  liberté, 
de  la  justic3,  et  cette  chute  qu'il  se  prépare  de  ses  propres  mains,  cette 
chute  aussi  prodigieuse  que  sa  grandeur,  on  peut  la  voir  déjà  écrite 
dans  toutes  ces  entreprises,  que  M,  Lanfrey  retrace  d'une  plume  ar- 
dente et  implacable. 

Les  erreurs  de  Napoléon  sont  gigantesques  comme  ses  conceptions, 
ses  procédés  de  despotisme  à  l'intérieur  sont  souvent  d'une  puérilité 
indigne  d'une  nature  supérieure;  rien  n'est  plus  vrai,  M.  Lanfrey  en 
donne  de  saisissans  exemples.  Il  faut  bien  cependant,  quoi  qu'on  en 
dise,  que  ce  terrible  génie  ait  eu  en  lui-même  autre  chose  que  tout  cela 
pour  que  son  image  se  soit  projetée  sur  la  France  en  pesant  si  cruelle- 
ment sur  ce  gouvernement  des  Bourbons ,  que  M.  Calmon ,  en  homme 
d'équité  et  d'esprit,  nous  montre  sous  l'aspect  le  plus  pratique  dans  son 
H isloire  parlementaire  des  finances  de  la  resiauratlon.  Le  livre  de  M.  Cal- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  2â9 

mon  est  sérieusement  instructif,  et,  en  paraissant  ne  toucher  qu'aux 
finances,  il  laisse  entrevoir  réellement  la  marche,  les  inspirations,  les  pro- 
cédés de  ce  gouvernement  honnête  et  sensé  qui  dans  la  politique  exté- 
rieure a  eu  pour  organe  un  duc  de  Richelieu,  dans  la  politique  intérieure 
un  de  Serre,  un  Decazes  ou  un  Martignac,  et  dont  les  finances  ont  été 
conduites  successivement  par  M.  le  baron  Louis,  M,  Corvetto,  M.  de  Villèle, 
M.  Roy.  La  restauration  a  commencé  sous  le  poids  d'un  désastre  public, 
ce  fut  son  malheur,  non  sa  faute;  elle  a  mal  fini,  et  cette  fois  ce  fut  sa 
faute  avant  d'être  son  malheur;  mais,  chose  remarquable,  si  en  poli- 
tique elle  n'a  pas  échappé  aux  pièges  de  l'esprit  de  réaction  et  aux  con- 
séquences de  la  plus  imprudente  des  luttes  contre  toutes  les  tendances 
de  la  société  moderne,  elle  n'est  pas  moins  restée,  au  point  de  vue 
financier,  ce  que  M.  Calmon  appelle  justement  une  a  période  de  bon 
ordre  et  de  bonne  administ 'ation.  »  Le  crédit  public  fondé,  le  contrôle 
des  chambres  établi,  la  lumière  et  la  bonne  foi  introduites  dans  le  ré- 
gime administratif,  la  fortune  de  la  France  réparée  et  relevée  en  quinze 
ans  après  les  plus  effroyables  épreuves  de  la  guerre  et  des  invasions,  c'est 
là  un  bilan  financier  comme  n'en  laissent  pas  toujours  même  des  gou- 
vernemens  plus  heureux,  et  nos  ministres  peuvent  lire  avec  fruit  cette 
histoire  où  ils  trouveront  le  goût  sévère  de  la  régularité,  l'art  de  faire 
beaucoup  sans  recourir  à  des  moyens  démesurés.  Le  temps  et  les  condi- 
tions de  l'économie  publique  changent  sans  doute.  Nos  budgets  ont  fran- 
chi le  premier  milliard,  que  les  budgets  de  la  restauration  n'avaient  pas 
atteint  encore,  ils  ont  dépassé  le  deuxième  milliard,  et  ils  sont  en  marche 
vers  le  troisième,  si  l'on  ne  s'arrête  pas.  Les  combinaisons  du  crédit 
sont  infinies;  les  travaux  publics  ont  pris  des  proportions  qu'ils  n'avaient 
pas  autrefois.  Tout  change  et  grandit;  il  n'y  a  qu'une  chose  qui  est  ou 
qui  devrait  être  de  tous  les  temps,  —  c'est  la  prévoyance,  c'est  la  sa- 
gesse, qui,  dans  les  finances  comme  dans  la  politique,  reste  la  sûre  et 
modeste  conseillère  à  laquelle  on  ne  fausse  pas  impunément  compagnie. 

CH.    DE    MAZADE. 


LA  MADONE  DE  PÉROUSE 


AU    LOUVRE. 


N'est-ce  pas  une  nouveauté  à  peu  près  sans  exemple  que  de  voir  ex- 
posé dans  une  salle  du  Louvre,  au  centre  de  nos  collections,  un  tableau 
qui  n'en  fait  pas  partie  et  qui  n'est  là  qu'à  titre  de  dépôt  et  par  ad- 
mission temporaire?  Le  fait  semble  un  peu  moins  étrange  quand  on 
apprend  que  ce  tableau  passe  à  bon  droit  pour  être  l'œuvre  de  Raphaël, 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  le  possesseur  consent  à  s'en  défaire  et  que  notre  musée,  souhai- 
tant de  l'acquérir,  veut  sonder  l'opinion,  consulter  le  public,  et,  s'il  le 
trouve  favorable,  se  faire,  pour  obtenir  que  l'achat  s'accomplisse,  un 
titre  de  son  assentiment. 

Il  y  a  dans  cette  innovation  certain  parfum  parlementaire  dont  avant 
tout  nous  nous  félicitons;  elle  est  d'ailleurs  trop  peu  conforme  aux  pro- 
cédés habituels  de  la  direction  de  nos  musées,  c'est  un  démenti  trop 
flagrant  de  certains  actes  trop  célèbres,  et  de  bien  d'autres  qui  se  pré- 
parent en  ce  moment  et  dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure,  pour  que 
nous  n'approuvions  pas  hautement  la  déférence  dont  cette  fois  on  fait 
preuve  envers  le  public;  mais  les  meilleures  mesures  ont  leurs  inconvé- 
niens.  Si  tous  ceux  qui  verront  ce  tableau,  touchés  de  ses  beautés,  disent 
tout  haut  ce  qu'ils  en  pensent,  s'ils  se  révoltent  à  l'idée  de  le  voir  partir 
pour  faire  la  gloire  de  quelque  autre  galerie  aprrs  cette  hospitalité  qu'il 
a  reçue  de  la  nôtre,  ne  vont-ils  pas  faire  croître,  et  sans  mesure,  des  pré- 
tentions déjà  trop  peu  modestes?  On  parle  d'un  chiffre  effrayant,  qui  au- 
rait, il  y  a  vingt  ans,  passé  pour  chimérique,  et  qui  n'a  d'excuse  aujour- 
d'hui que  dans  la  folie  de  certaines  enchères  et  le  niveau  qu'elles  ont 
fait  prendre  aux  prix  des  oeuvres  même  de  second  rang.  Faudra-t-il  donc, 
pour  calmer  le  vendeur,  ne  pas  dire  ce  qu'on  sent,  jouer  la  tiédeur^  l'in- 
différence? Mais  alors  ce  serait  du  même  coup  refroidir  le  public,  dont 
la  chaleureuse  adhésion  peut  seule  assurer  l'entreprise.  Le  plus  simple 
est  de  ne  pas  s'inquiéter  de  ce  cercle  vicieux  et  d'aller  droit  au  but  en 
disant  franchement  ce  que  nous  pensons  de  l'œuvre  et  l'impression 
qu'elle  produit  sur  nous. 

D'abord  c'est  une  découverte.  On  savait  bien  par  Vasari  que  Raphaël, 
dans  sa  vingt-deuxième  année,  de  150/i  à  1505,  avait  peint  à  Pérouse, 
pour  le  maîire-autel  d'un  couvent  de  eette  ville,  appartenant  aux  dames 
de  Saint-Antoine  de  Padoue,  un  tableau  dont  il  prend  la  peine  de  dé- 
crire la  composition  et  de  signaler  l'importance;  mais  ce  tableau,  on 
savait  que  les  religieuses  l'avaient  vendu  en  1678.  Qi-i'était-il  devenu? 
Les  uns  le  disaient  perdu  (1);  d'autres  savaient  que  les  Colonna,  par 
l'entremise  du  comte  Antonio  Bigazzini,  l'avaient  acquis  moyennant 
2,000  scudi,  et  qu'il  était  resté  dans  leur  palais  à  Home  jusqu'en  1802, 
époque  où  il  devint  la  propriété  du  roi  de  Naplcs  Ferdinand  IV.  Ce 
prince  ne  l'avait  pas  acheté  pour  le  laisser  voir;  il  l'enferma  dans  ses 
appartemens  particuliers,  où  depuis  il  est  toujours  resté,  si  bien  qu'à 
moins  d'êlre  de  la  cour  et  même  de  l'intimité  royale  on  n'en  soupçon- 
nait p^as  l'existence,  et  je  ne  sache  pas  que  de  1802  à  1860  beaucoup 
de  vo'Nageurs  aient  pu  le  visiter.  Depuis  1860,  il  appartient  à  M.  Ber- 

(!)  Témoin  ce  qu'on  lit  à  la  page  34,  t.  VIII,  de  l'édition  de  Vasari  (Milan  1809),  re- 
produisant l'ancienne  t'dition  de  Rome  :  «  questa  tavela  è  sparila,  avendola  le  monaclie 
vendiita.  » 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  2Ù1 

mudez  de  Castro,  en  faveur  duquel  le  roi  François  s'en  est  dessaisi 
avant  qu'il  fût  lui-même  dépouillé  de  ses  états. 

On  le  voit  donc,  l'apparition  de  ce  tableau  est  presque  une  trou- 
vaille, c'est  la  révélation  d'un  trésor  à  peu  près  perdu.  Ajoutons  que 
parmi  les  œuvres  du  maître  exécutées  pendant  les  dix  années  de  sa  pre- 
mière jeunesse,  de  l/j95  à  1505,  avant  son  dernier  séjour  à  Florence, 
on  n'en  connaît  que  trois  d'une  importance  égale  à  celle-ci  pour  la 
richesse  de  la  composition,  le  nombre  des  figures,  l'ampleur  de  l'ordon- 
nance, et  l'une  d'elles  est  une  fresque,  la  grande  page  de  San-Severo  de 
Pérouse,  à  jamais  fixée  à  sa  muraille;  les  deux  autres  sont  deux  ta- 
bleaux, mais  que  ni  l'un  ni  l'autre  on  ne  peut  acquérir,  le  Couronne- 
ment de  la  Vierge  du  Vatican  et  le  Sposallzio  de  la  Brera  à  Milan.  C'est 
donc  une  chance  unique  qui  s'offre  à  nous  de  combler  la  seule  lacune  un 
peu  notable  qu'on  puisse  regretter  dans  l'admirable  série  de  nos  Ra- 
phaël du  Louvre.  Si  cependant  ce  tableau  n'avait  d'autre  mérite  que  la 
date  et  la  dimension,  quelque  intérêt  chronologique  qu'il  y  eût  à  le 
posséder,  nou's  n'insisterions  pas,  surtout  en  face  du  prix  qu'on  en  de- 
mande; mais  en  même  temps  qu'il  est  de  premier  ordre  comme  spé- 
cimen d'une  époque  charmante  dans  cette  vie  dont  chaque  jour,  chaque 
heure  est  un  événement,  il  l'est  aussi,  et  plus  peut-être  encore  que  les 
trois  autres,  comme  témoignage  du  travail  de  transformation  qui  s'opé- 
rait de  150Z[  à  1505  dans  ce  merveilleux  esprit,  travail  qui  s'y  révèle  par 
la  simultanéité  des  styles  les  plus  divers.  C'est  là  un  caractère  tellement 
prononcé  dans  ce  tableau  que  M.  Passavant  s'est  cru  autorisé  à  soutenir 
que  le  maître  ne  l'avait  pas  exécuté  tout  d'une  haleine,  qu'il  l'avait 
laissé  là  pendant  près  d'une  année,  pendant  son  voyage  à  Urbin  et  son 
premier  séjour  à  Florence,  pour  le  reprendre  et  le  terminer  seulement 
après  son  retour  à  Pérouâe  vers  la  fin  de  1505.  «  Certaines  figures, 
dit-il ,  principalement  la  sainte  Vierge  et  le  saint  Paul ,  rappellent  le 
Couronnement  de  la  Viergs  (du  Vatican),  les  tons  vigoureux  de  quelques 
draperies  font  penser  au  Sposalizio,  tandis  que  Sainte  Catherine  et  sainte 
Dorothée  laissent  voir  le  nouveau  style  acquis  à  Florence.  »  Nous  ne 
garantissons  pas  les  assertions  de  M.  Passa>vant,  mais  rien  n'est  plus 
vrai  que  cette  diversité  de  style,  d'intention,  d'exécution  même,  sans 
pour  cela  qu'il  en  résulte  une  disparate  trop  accusée  et  non  sans  un  sur- 
croît d'agrément  et  de  variété  dans  l'effet  général  du  tableau. 

Nous  aurions  dû  déjà  en  décrire  le  sujet.  C'est  une  vierge  glorieuse, 
c'est-à-dire  assise  sur  un  trône  richement  décoré  et  surmonté  d'un  dais, 
conformément  aux  traditions  des  écoles  primitives  et  en  particulier  des 
maîtres  de  l'Ombrie,  mais  avec  une  ampleur  architecturale  qui  est  déjà 
presque  une  innovation.  Sur  les  marches  du  trône,  le  petit  saint  Jean 
debout  se  dirige  vers  l'enfant  Jésus  qui  lui  donne  sa  bénédiction.  Le 
geste  et  le  regard  de  l'enfant  sont  d'une  douceur  indicible;  il  est  vêtu, 

TOME  LXIXVI.   —  1870.  1« 


242  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ainsi  que  le  saint  Jean.  Vasari  nous  apprend  que  les  bonnes  dames 
du  couvent  avaient  interdit  au  peintre  les  nudités,  même  enfantines. 
Je  ne  sais  en  vérité  si  de  cette  exigence  n'est  pas  né,  par  sa  rareté 
même,  comme  un  charme  de  plus  dans  la  composition.  Sur  le  premier 
plan  du  tableau,  et  comme  gardiens  du  céleste  trône,  on  voit  d'un  côté 
saint  Pierre  et  de  l'autre  saint  Paul.  Derrière  eux,  et  plus  près  de  la. 
Vierge,  deux  saintes  sont  debout,  saintes  martyres,  comme  l'indiquent 
les  palmes  qu'elles  portent  à  la  main;  l'une  est  vue  de  profil,  l'autre  de 
face.  La  première  est  incontestablement  sainte  Catherine,  la  roue  armée 
de  dents  sur  laquelle  elle  s'appuie  ne  permet  pas  le  doute;  l'autre,  au 
dire  de  Vasari,  serait  sainte  Cécile;  M.  Passavant  l'appelle  sainte  Doro- 
thée, et,  à  voir  les  fleurs  qui  lui  ceignent  le  haut  du  front,  on  pourrait 
aussi  bien  en  faire  sainte  Marguerite.  L'ensemble  de  ces  sept  figures 
n'est  pas  tout  le  tableau,  ce  n'en  est  que  la  partie  centrale.  Il  y  avait 
dans  le  bas  un  gradin,  una  predella,  suivant  l'usage  alors  constamment 
suivi  pour  les  tableaux  d'autel,  et  dans  le  haut  un  couronnement  cintré, 
un  tympan  semi-circulaire,  où  Dieu  le  père  à  mi-corps,  entouré  d'anges 
et  de  chérubins,  contemple  du  haut  de  sa  gloire  l'enfant  divin  et  sa 
mère,  autre  usage  presque  aussi  constant.  Le  gradin  fut  vendu  par  les 
religieuses  à  la  reine  Christine  de  Suède  moyennant  601  écus  romains, 
en  1663,  quinze  ans  avant  la  vente  des  deux  autres  parties  du  tableau. 
Que  ce  gradin,  composé  de  trois  petits  sujets,  dont  un  délicieux  porte- 
ment de  croix ,  soit  venu  de  Suède  dans  la  galerie  d'Orléans ,  puis 
qu'il  ait  passé  en  Angleterre  comme  presque  tous  les  trésors  de  cette 
galerie;  que  l'ouvragî  de  Crozat  nous  donne  connaissance  de  ces  trois 
petites  compositions,  ce  sont  là  autant  de  détails  étrangers  à  notre  su- 
jet. INe  parlons  que  du  tympan  et  du  tableau  central,  puisqu'ils  sont  là 
devant  nos  yeux  et  que  c'est  d'eux  seulement  qu'il  s'agit. 

Par  un  hasard  singulier  nous  avons  à  Paris,  dans  féglise  Saint-Ger- 
vais,  au-dessus  du  banc  d'oeuvre,  un  ancien  tympan  de  même  forme 
que  celui-ci,  bien  qu'un  peu  plus  grand  d'échelle,  traitant  le  même  su- 
jet, d'après  les  mêmes  traditions,  et  à  peu  près  dans  le  même  style.  C'est 
une  œuvre  du  Pérugin,  exécutée,  sinon  tout  entière  de  sa  main,  du  moins 
dans  son  école,  sous  ses  yeux  et  sous  sa  direction.  Or  rien  n'est  plus 
intéressant,  plus  instructif  que  de  comparer  ces  deux  peintures,  La  pro- 
digieuse supériorité  de  l'élève  éclate  de  toutes  parts.  Dans  le  tympan  de 
Saint-Gervais  la  figure  principale.  Dieu  le  père,  a  beau  ne  manquer  ni 
d'ampleur  ni  même  de  noblesse,  comme  on  y  sent  la  convention,  quelles 
formes  banales,  sans  nerf,  sans  accent!  Dans  le  tympan  de  Pérouse 
au  contraire  quelle  merveille  que  cette  même  figure!  que  ce  regard 
abaissé  est  tendre  et  compatissant  !  quelle  expression  pénétrante  sans 
la  moindre  banalité!  et  comme  peinture,  quelle  touche  délicate  et  puis- 
sante! pas  un  coup  de  pinceau  qui  ne  porte,  qui  n'ait  son  intention  et 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  243 

son  effet.  Cette  seule  figure  du  Père  éternel  est  pour  nous  hors  de  prix, 
d'autant  plus  qu'elle  diffère  du  type  idéalement  sublime  et  tout  italien 
que  le  peintre  découvrira  plus  tard  pour  représenter  le  Créateur,  la 
première  personne  de  la  Trinité.  Ici  la  tête  est  beaucoup  plus  humaine, 
plus  voisine  des  types  germaniques,  sans  cependant  tomber  dans  le  por- 
trait. Maintenant  si  vous  continuez  la  comparaison  entre  ces  deux  tym- 
pans, vous  trouverez  des  différences  non  moins  significatives  :  d'un  côté 
deux  anges  debout  s' avançant  en  adoration  sur  les  nuages,  avec  naïveté 
sans  doute,  mais  aussi  avec  quelle  gaucherie!  puis  une  nuée  de  chéru- 
bins semés  à  foison  dans  ce  ciel,  sans  grâce,  sans  esprit,  d'un  aspect 
fatigant  par  cette  profusion  même  et  par  la  monolonie  de  ces  formes 
joufflues;  d'autre  part  au  contraire,  dans  ce  tympan  de  Pérouse,  quelle 
sobriété,  quel  goût!  Deux  têtes  de  chérubins,  pas  davantage,  mais 
quelles  ravissantes  créatures!  et  les  deux  anges,  quelle  heureuse  inno- 
vation que  de  les  avoir  mis  à  genoux!  comme  ils  se  groupent,  comme 
ils  sont  ajustés,  avec  quel  style  déjà  tout  magistral  !  Cette  seule  compa- 
raison vaut  un  cours  d'esthétique;  elle  révèle,  explique,  commente  Ra- 
phaël mieux  que  tous  les  professeurs.  Nous  possédons  déjà  un  des  termes 
du  parallèle;  l'autre  est  là,  gardons-nous  de  le  laisser  partir. 

Ce  n'est  pas  tout,  descendons  au  tableau.  Je  vois  des  gens  qui  nous 
disent  :  A  quoi  bon  acquérir  ces  peintures?  nous  en  avons  d'autres  au 
Louvre  de  la  même  main,  tout  aussi  authentiques  et  infiniment  plus 
parfaites. — Assurément,  si  pour  souhaiter  qu'un  tableau  soit  acquis  il 
faut  nécessairement  qu'aucune  tache  ne  le  dépare,  ne  parlons  plus  de 
celui-ci.  Un  jeune  homme,  même  un  jeune  homme  de  génie,  ne  peut 
éviter  quelques  fautes,  et  il  s'en  trouve  ici  qui  n'échapperont  pas  même 
aux  yeux  les  moins  exercés.  Ainsi  le  petit  saint  Jean  n'a  pas  des  propor- 
tions heureuses  :  sa  grosse  tête  lui  donne  un  peu  l'aspect  d'un  nain,  et 
son  ajustement  laisse  également  à  désirer.  La  sainte,  vue  de  face,  est 
une  figure  de  cire,  sans  caractère,  sans  expression.  Il  est  vrai  que  son 
visage  est  traversé,  justement  à  la  hauteur  des  yeux,  par  une  fente  du 
panneau.  Cette  fente  est  remplie  d'un  mastic  assez  mal  appliqué  sur 
lequel  je  ne  sais  quel  pinceau  a  fait  des  yeux  qui  louchent,  ce  qui 
n'ajoute  pas  grand  charme  à  ce  visage  déjà  peu  vivant  par  lui-même. 
C'est  à  peu  près  la  seule  tare  un  peu  notable  qu'il  faille  citer  dans 
ce  tableau;  mais  la  tête  de  la  sainte  Catherine  suffit,  à  notre  avis,  pour 
racheter  tout  cela.  Si  cette  tête  se  rencontrait  dans  un  tableau  peint 
à  Florence,  un  ou  deux  ans  plus  tard,  on  ne  manquerait  pas  de  fadmirer; 
ce  profil  si  candide  et  si  pur,  ces  blondes  tresses  si  gracieusement  nouées, 
en  quelque  lieu  qu'on  les  trouvât,  auraient  un  charme  souverain;  mais  là, 
dans  cet  ensemble,  dans  cette  composition  empreinte  encore  d'archaïsme 
ombrien,  ne  sent-on  pas  que  cette  tête,  outre  sa  propre  beauté,  prend 
comme  un  autre  attrait  d'un  genre  particulier,  l'attrait  d'un  fruit  pré- 


24â  REVUE    DES    DEUX   5I0NDES. 

coce  et  précurseur?  Raphaël,  le  vrai  Raphaël,  est  déjà  là  tout  entier,  par 
son  impulsion  propre  et  par  sa  propre  sève.  En  vérité,  quand  un  pareil 
trésor  vous  tombe  entre  les  mains,  le  laisser  échapper,  ce  serait  de  la 
barbarie.  Nous  ne  parlons  pas  seulement  de  cette  sainte  Catherine  :  l'en- 
fant Jésus,  le  saint  Pierre,  le  saint  Paul  aussi,  bien  que  moins  vivans  et 
déjà  presque  un  peu  trop  académiques,  enfin  la  sainte  Vierge,  dont  le 
type  allongé  ne  manque  ni  de  grandeur  ni  de  pureté  mystiques,  ce  sont 
là  des  beautés  de  franc  aloi,  indépendamment  même  de  tout  intérêt 
historique.  Ajoutez-y  la  vigueur  du  coloris,  la  transparence  des  chairs, 
la  hardiesse  des  empâtemens  dans  les  draperies,  une  certaine  intensité 
générale  de  ton  qui  semble  faire  pressentir  les  Vénitiens,  et  vous  con- 
viendrez que  ce  panneau  central,  non  moins  que  le  tympan,  doit,  mal- 
gré quelques  taches,  passer  pour  une  des  œuvres  de  premier  ordre  que 
tous  les  musées  d'Europe  doivent  se  disputer. 

ïSous  ne  comprenons  qu'une  seule  objection  à  ce  projet  d'achat  que 
nous  nous  permettons  d'appuyer  de  nos  vœux,  et  cette  objection  n'a 
point  trait  au  tableau,  ne  conteste  ni  les  beautés  dont  il  abonde,  ni  les 
enseignemens  qui  en  découlent;  elle  est  d'un  tout  autre  ordre,  et  ceux 
qui  la  soulèvent,  entre  autres  l'habile  directeur  d'une  feuille  qui  fait  au- 
torité en  de  telles  questions,  la  Gazelle  des  Beaux-Arts,  sont  les  admira- 
teurs sincères,  intelligens  de  cette  œuvre  d'élite,  et  souhaitent  avec 
passion  que  noire  musée  en  reçoive  comme  un  glorieux  complément; 
mais  voici  ce  qu'ils  disent  :  a  Pour  un  achat  de  cette  importance,  il 
faut  qu'un  crédit  soit  demandé  à  la  chambre,  à  moins  que  la  liste  civile 
ne  prenne  la  dépense  entièrement  à  son  compte,  auquel  cas  l'objection 
disparaît;  mais  si  un  crédit  est  nécessaire,  qui  le  demandera?  M.  le  mi- 
nistre des  beaux-arts  n'a  pas  les  musées  dans  ses  attributions;  sera-t-il 
en  situation  d'obtenir  cette  somme  lorsqu'il  ne  pourra  promettre  ni  sur- 
tout garantir  à  la  chambre  que  le  tableau  une  fois  acquis  ne  sera  pas 
exposé  aux  volontés  capricieuses  d'une  administration  sans  contrôle,  et 
qu'au  lieu  d'être  offert  au  public  comme  un  sujet  d'étude  et  de  travail, 
il  ne  deviendra  pas,  comme  à  Naples,  l'ornement  tout  privé  de  quelque 
habitation  princière?»  Pour  motiver  ce  genre  d'appréhension,  ils  n'ont 
pas  même  besoin  de  réveiller  le  souvenir  du  cercle  impérial  et  des  ta- 
bleaux du  Louvre  servant  à  le  tapisser  :  on  pourrait  dire  que  l'histoire 
est  ancienne,  que  la  leçon  a  été  bonne,  qu'on  en  profitera;  non,  ils  nous 
citent  comme  exemple  des  audacieux  caprices  qu'il  y  aurait  lieu  de  re- 
douter, ce  qui,  à  l'heure  même  où  nous  écrivons,  se  passe  dans  le  palais 
du  Louvre,  ce  que  le  public  ignore  encore,  ce  que  dans  quelques  jours, 
dit-on,  il  verra  de  ses  yeux. 

Un  riche  amateur  de  peinture  a  eu  naguère  l'heureuse  et  très  hono- 
rable idée  de  léguer  à  noire  musée  une  précieuse  collection  de  tableaux 
du  xvin''  siècle  acquis  par  lui  avec  amour  et  discernement  pendant  cin- 


REVUE.    CHROiMQUE.  245 

quante  années.  Que  la  direction  du  Musée  se  fût  empressée  d'établir 
dans  les  parties  inoccupées  du  Louvre  un  local  convenable  à  l'exposition 
du  cabinet  de  M,  Lacaze,  qu'on  eût  à  cet  effet  disposé,  décoré  un  ou 
plusieurs  salons  sans  regarder  à  la  dépense,  rien  de  mieux,  nous  n'au- 
rions pu  donner  trop  d'éloges  à  cette  sollicitude  éclairée  ;  mais  pour 
créer  fallait-il  donc  détruire?  Pour  nous  faire  jouir  de  ces  gracieuses 
productions  de  l'esprit  français,  fallait -il  nous  priver  d'une  adorable 
série  des  œuvres  les  plus  charmantes  et  les  plus  pures  du  génie  grec  ? 
En  vérité,  c'est  à  n'y  pas  croire.  Nous  ne  pouvons  nous  imaginer  qu'il 
faut  renoncer  à  revoir  dans  cette  vaste  salle  des  états,  sous  cette  lumière 
tombant  de  haut  et  accusant  si  bien  les  moindres  reliefs,  dans  ces  belles 
vitrines,  derrière  ces  grandes  glaces,  et  dans  un  ordre  si  méthodique  et 
si  artistement  combiné,  cette  collection  de  terres  cuites  antiques,  incom- 
parable et  introuvable,  qui  seule  avait  justifié  l'acquisition  tardive  et 
onéreuse  du  musée  Campana  en  partie  défloré,  devant  laquelle  tous  les 
savans  d'Europe  s'étaient  extasiés,  ne  sachant  ce  qu'ils  devaient  nous 
envier  le  plus  de  la  collection  elle-même  ou  de  cette  façon  de  la  faire  si 
bien  valoir.  Rien  à  coup  sûr,  depuis  bien  des  années,  n'avait  fait  plus 
d'honneur  à  la  direction  de  nos  musées  que  l'arrangement  de  cette 
salle;  rien  n'avait  tant  charmé  nos  artistes,  même  nos  industriels,  qui 
devant  ces  admirables  figurines,  ces  bas-reliefs  exquis,  devant  ces  heu- 
reux exemples  de  la  couleur  appliquée  à  la  plastique,  avaient  puisé  des 
notions  de  style  dont  la  trace  commence  à  se  faire  sentir  dans  certaines 
productions  de  notre  haute  industrie.  Eh  bien!  cette  salle  si  parfaite- 
ment éclairée,  si  habilement  disposée  pour  l'étude,  permettant  même 
aux  moins  instruits  de  comparer  entre  eux  tous  ces  petits  chefs-d'œuvre 
sans  déplacement  et  sans  efforts,  cette  salle,  vous  ne  la  verrez  plus,  elle 
a  cessé  d'exister;  les  vitrines  sont  enlevées  ;  les  terres  cuites  iront  où 
elles  pourront;  on  s'occupera  de  les  loger  quand  on  en  aura  le  temps; 
on  les  divisera  peut-être,  sans  pitié  pour  la  chronologie;  on  parle  même 
de  les  trier,  d'en  envoyer  la  moitié  en  province;  peu  importe,  on  fera  ce 
qu'on  voudra,  cela  ne  regarde  personne.  En  attendant,  elles  sont  dépo- 
sées depuis  cinq  mois  sur  le  parquet  de  la  galerie  Charles  X,  qu'elles 
encombrent  et  qui  par  suite  est  fermée  au  public.  Pourquoi  ce  boule- 
versement? pourquoi  cette  destruction  d'une  œuvre  faite  à  grands  frais 
voilà  tout  au  plus  six  ans?  Parce  que  c'est  dans  cette  salle  et  pas  ail- 
leurs qu'on  a  la  fantaisie  de  nous  faire  voir  les  tableaux  de  iM.  Lacaze. 
S'y  trouveront-ils  bien?  Ce  jour  si  haut,  favorable  aux  terres  cuites,  le 
sera-t-il  à  ces  petites  œuvres  coquettes,  cliifl'onnées,  à  cet  art  de  bou- 
doir? Nous  nous  permettons  d'en  douter.  Quand  ce  serait  à  tort,  et  cette 
charmante  collection  eût-elle  dans  ce  local  tout  le  succès  du  monde, 
nous  n'en  resterions  pas  moins  aussi  attristé  que  confondu  devant  ce 
coup  d'état  à  la  sourdine,  sans  avertissement,  sans  consultation,  devant 


2â6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ce  mépris  des  habitudes  du  public,  de  la  prédilection  des  artistes,  des 
hommes  d'étude  et  de  savoir. 

Eh  bien!  voilà  l'exemple  qu'on  nous  oppose  quand  nous  disons  :  de- 
mandez à  la  chambre  un  crédit  pour  ne  pas  laisser  l'Angleterre  nous 
dérober  la  madone  de  Pcrouss.  11  faut  en  convenir,  si  la  France  veut 
que  ses  grandes  collections  d'art  soient  maintenues  à  la  hauteur  des 
principaux  musées  d'Europe,  presque  tous  aujourd'hui  si  largement  do- 
tés, tandis  que  les  nôtres  végètent  sous  de  misérables  allocations,  ce 
n'est  pas  un  supplément  de  liste  civile  que  ses  mandataires  devront  vo- 
ter. Rendre  plus  abondante  une  source  qui  se  gouverne  ainsi,  ce  ne  se- 
rait pas  féconder  le  domaine  de  l'art,  ce  serait  l'exposer  aux  brusques 
alternatives  de  volontés  changeantes,  plus  instables  que  les  saisons. 
Nous  ne  voyons  qu'un  moyen  d'assurer  à  nos  collections  la  splendeur 
que  notre  patriotisme  ne  cesse  d'envier  pour  elles,  c'est  que  le  souve- 
rain, qui  vient  de  faire  en  politique  de  l'abnégation  bien  entendue  et 
d'accroître  ses  forces  en  diminuant  ses  attributions,  pendant  qu'il  est 
en  train,  fasse  pour  l'esthétique  un  sacrifice  analogue,  dont  il  recueille- 
rait au  centuple  les  fruits.  Que  la  couronne  se  décharge  de  ce  fardeau 
des  musées;  qu'elle  renonce  à  un  droit  qui,  pour  être  dignement  exercé, 
lui  deviendrait  trop  onéreux;  que  le  pays,  rentré  en  possession  de  ses 
collections,  les  entoure  de  garanties  et  les  développe  avec  discerne- 
ment et  largesse;  il  y  aurait  là  plus  qu'un  progrès  pour  nos  arts  et 
pour  nos  artistes,  nous  y  verrions  comme  un  heureux  prélude  d'un  nou- 
vel avenir,  d'une  transformation  intellectuelle  du  pays.  Espérons  que 
ces  idées  ne  sont  pas  jetées  au  vent,  qu'il  en  germera  quelque  chose, 
et  que,  pour  inaugurer  nos  espérances  et  pour  nous  consoler  aussi  de  ces 
pauvres  terres  cuites  si  méchamment  évincées,  nous  ne  tarderons  pas 
à  voir  la  madone  de  Pérouse  passer  du  salon  obscur  où  elle  est  en  dépôt 
aux  honneurs  du  salon  carré.  l.  voet. 


REVUE  LITTÉRAIRE. 

Les  Traqueursde  dot,  de  MM.  Pontmartin  et  Béchard;  Dentu.  —  Un  fils  d'Ère,  de  M.  F.  Gé- 
nissieu;  Hachette.  —  Le  ScLrel  de  31.  de  Boissonnange,  de  M.  E.  Delignj^;  Madame  Obernin, 
de  M.  Hector  Malot;  Michel  Lévy. 

On  ne  compte  déjà  plus  aujourd'hui  les  formes  diverses  que  le  roman 
a  revêtues;  c'est  un  genre  de  production  littéraire  qui  semble  destiné  à 
se  renouveler  et  à  reverdir  indéfiniment.  Le  roman  intime  surtout  ne  ta- 
rit pas;  les  élémens  les  plus  simples  et  souvent  même  les  plus  menus 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  2/l7 

suffisent  à  l'alimenter.  Il  s'est  d'ailleurs  formé,  en  matière  d'imagination, 
une  sorte  de  terrain  vague  où  chacun  use  et  abuse  du  droit  de  parcours; 
bien  peu  d'écrivains,  surtout  parmi  les  romanciers,  se  sont  ménagé  une 
propriété  close  et  distincte.  Aussi  arrive-t-il  rarement  que  sur  quatre 
publications  nouvelles,  par  exemple,  la  critique  ait  à  distinguer  une 
œuvre  de  talent  :  aujourd'hui  cependant  elle  a  cette  bonne  fortune  re- 
lative. 

L'éioge  ne  s'applique  pas  aux  Traqueurs  de  dot.  L'art  n'a  pas  été  à 
coup  sûr  le  souci  des  auteurs  en  écrivant  leur  roman.  L'enseigne  seule, 
je  veux  dire  le  titre,  a  déjà  quelque  chose  de  faux  et  de  forcé.  Sous  ce 
titre  métaphorique  d'un  goût  douteux  on  nous  donne  un  récit  où  préci- 
sément les  personnages  principaux  ne  sont  pas  des  traqueurs  de  dot. 
Je  n'ai  garde  de  m'en  plaindre,  car  les  ressorts  de  mélodrame  qui  font 
mouvoir  particulièrement  les  traqueurs  ne  sont  pas  des  plus  merveil- 
leux; passons  donc.  L'héroïne  du  livre  est  une  femme  qui,  alors  qu'elle 
était  jeune  fille,  a  fait  taire  sans  trop  de  peine  les  préférences  de  son 
cœur  pour  se  marier  au  gré  d'une  famille  où  l'on  sait  ce  que  vaut  l'aune 
de  toute  chose.  Une  fois  en  pouvoir  de  mari,  elle  s'est  du  reste  dédom- 
magée de  cette  contrainte  en  prenant  un  amant.  Cet  amant,  tel  qu'il 
est  dépeint,  ne  donne  pas  une  haute  idée  de  l'effort  d'imagination  au- 
quel se  sont  livrés  les  auteurs.  Après  tout,  cet  amant  va  de  pair  avec 
l'héroïne.  C'est  un  des  traqueurs  de  dot  annoncés;  les  autres,  il  n'est 
pas  utile  d'en  parler  :  ce  sont,  dans  leur  genre,  piètres  chasseurs,  dont 
les  guêtres  sont  mal  bouclées  et  qui  manient  assez  gauchement  des  fusils 
de  l'ancien  système.  L'objet  traqué  dans  le  livre,  c'est  la  fille  même  de 
l'épouse  adultère.  L'amant  de  celle-ci  entend  exploiter  ses  relations  cri- 
minelles et  l'anxiété  bien  naturelle  de  la  femme  ainsi  compromise  pour 
se  faire  agréer  comme  gendre.  La  demoiselle  à  la  dot,  qui  aime  de  son 
côté,  sans  la  permission  de  ses  parens,  un  jeune  étudiant  en  droit  inti- 
mement reçu  dans  la  maison,  ne  s'accommode  guère  du  roué  qui  la 
pourchasse.  Comment  sortir  de  cette  situation?  Les  romanciers  ne  s'em- 
barrasse.nt  point  pour  si  peu;  l'Ambigu  a  des  coups  de  théâtre  moins 
éclatans.  On  n'a  peut-être  pas  remarqué,  dans  le  pêle-mêle  de  récits  et 
d'histoires  enchevêtrés  qui  remplissent  la  première  partie  du  livre,  que 
les  auteurs  avaient  embarqué  pour  l'Amérique  le  premier  prétendant 
évincé  de  l'épouse  infidèle  :  s'ils  l'ont  envoyé  si  vite  au-delà  des  mers, 
c'était  évidemment  pour  qu'il  en  revînt;  il  en  revient  en  effet,  et  sur 
un  lest  précieux,  un  nombre  incommensurable  de  millions.  Il  a  eu  la 
chance  de  jouer  là-bas  un  rôle  dans  une  des  crises  politiques  si  fré- 
quentes parmi  les  républiques  espagnoles  du  sud;  il  s'est  lancé  tête  bais- 
sée dans  la  carrière  toujours  ouverte  sur  cette  terre  bénie  des  conspi- 
rations et  des  aventures,  et  il  a  reçu  de  ses  complices  et  protecteurs, 
comme  solde  de  son  concours,  des  mines  d'excellent  rapport.  Il  n'en 


2/i8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

faut  pas  davantage  à  un  homme  pour  rentrer  ensuite  au  pays  natal,  ot( 
sans  argent  nul  n'est  prophète,  avec  des  allures  et  un  train  de  Monte- 
Cristo.  Monte-Cristo  fait  du  reste  un  grand  usage  de  ses  trésors  trans- 
atlantiques :  il  pensionne  généreusement  et  fort  à  propos  le  fils  d'un  de 
ses  anciens  amis,  ce  même  étudiant  dont  nous  avons  parlé;  il  sauve 
du  même  coup  la  femme  adultère  et  sa  fdle,  et,  quant  au  traqueur  mai- 
adroit,  il  l'envoie  à  son  tour  en  Amérique  chercher  des  millions  ou  se 
faire  pendre.  Voilà  le  roman.  Il  est  de  ceux  dont  l'analyse  est  en  même 
temps  la  critique.  Soyons  juste  toutefois  :  en  dehors  de  cet  imbroglio 
sans  mesure  il  y  a  quelques  parties  qui  sont  meilleures  et  plus  vraies  : 
c'est  entre  autres  un  certain  récit  de  luttes  électorales  où  les  concur- 
rens  et  leurs  menées  sont  peints  sous  des  couleurs  assez  nettes  et  avec 
un  relief  assez  heureux;  mais  un  simple  épisode  bien  traité  n'assure 
pas,  on  en  conviendra,  le  mérite  d'une  œuvre  d'imagination. 

Dans  Un  fils  cl' Eve, de  M.  F.  Génissieu,  nous  trouvons  une  autre  va- 
riété de  la  femme  adultère,  ou,  pour  employer  un  euphémisme  de  bon 
goût,  de  la  femme  qui  cherche  et  trouve  en  dehors  de  son  ménage  un 
cœur  où  le  sien  se  puisse  épancher.  11  s'agit  encore  ici  d'un  amant  qui 
ne  serait  pas  fâché  d'épouser  la  fille  de  celle  qu'il  a  détournée  de  ses 
devoirs  conjugaux;  mais  cette  fois  la  poursuite  n'a  rien  de  prémédité  et 
ne  procède  pas  de  calculs  odieux  d'intérêt.  Le  fils  d'Eve,  —  et,  à  pro- 
pos, d'où  vient  ee  titre  dont  on  a  peine  à  saisir  le  sens?  —  le  fils  d'Eve, 
après  avoir  séduit,  par  passe-temps,  l'épouse  livrée,  au  fond  d'une  cam- 
pagne, à  tous  les  rêves  énervans  de  la  solitude,  s'aperçoit  ensuite  qu'il 
aime  pour  de  bon,  comme  on  dit,  l'innocente  et  charmante  jeune  fille 
qui  d'abord  avait  à  peine  frappé  ses  regards.  Il  y  a  du  reste  une  corres- 
pondance parfaite  entre  ses  sentimens  et  ceux  de  la  jeune  fille.  Si  quel- 
que Monte-Cristo  n'apparaît  pas  derechef,  comme  un  dcus  ex  machina, 
le  cas  des  amoureux  me  paraît  mauvais.  Il  l'est  en  effet,  et  au-delà  de 
toute  prévision  :  l'épouse  coupable  se  laisse  mourir  de  remords  et  de 
chagrin,  et  pour  comble,  l'amant  se  tue.  Un  certain  docteur,  qui  a  soi- 
gné la  femme  criminelle,  a  fait  honte  au  séducteur  de  sa  conduite  et 
l'a  décidé  à  cet  héroïque  sacrifice,  qui  ne  serait  pas  du  goût  de  tous 
les  amans.  Quant  à  la  jeune  fille,  qui  a  déjà  préparé  sa  robe  de  mariée 
et  qui  ne  comprend  rien  à  ce  lugubre  dénoùment,  elle  pardonne  solen- 
nellement et  à  tout  hasard  à  son  futur,  dont  elle  reçoit  le  dernier  sou- 
pir, et  cela  sur  la  foi  du  docteur,  qui  lui  dit  que  le  suicide  est  une  expia- 
tion. Nous  n'ajouterons  qu'un  mot  :  M.  Génissieu,  dans  la  dédicace  de 
son  livre,  exprime  la  conviction  d'avoir  fait  une  œuvre  morale  ;  nous 
n'entendons  pas  y  contredire:  que  l'auteur  cVUn  fils  (tKve  se  préocciipo 
en  outre  à  l'avenir  de  faire  une  œuvre  littéraire. 

II  y  a  relativement  plus  d'observation  et  de  maturité  dans  Le  secret  de 
M.  de  Boissonnanrje,  de  M.  Eugène  Deligny,   M.   de  Boissonnaiige  est 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  249 

agent  matrimonial  :  il  n^y  a  pas  d'inutile  métier.  11  exerce  d'ailleurs  son 
industrie  comme  un  sacerdoce;  il  se  flatte  de  donner  à  ses  cliens  un  bon- 
heur pur  et  sans  mélange.  Ses  labeurs  consciencieux  ne  sont  pas  restés 
sans  récompense  :  sur  des  milliers  de  mariages  conclus  par  son  entre- 
mise depuis  dix-neuf  ajis,  pas  un  seul  n'a  eu  de  fâcheux  résultats,  si  ce 
n'est  cependant  le  sien;  il  a  été  lui-même,  mais  lui  seul,  victime  de  ses 
propres  manœuvres.  A  coup  sûr,  il  y  avait  là  une  idée  féconde  à  exploi- 
ter; l'auteur  pouvait  choisir  de  la  comédie  ou  du  drame,  ou  mêler  les 
deux  élémens  dans  une  œuvre  vive  et  émue.  Les  côtés  professionnels 
sont,  dans  le  livre  de  M.  Deligny,  la  partie  le  mieux  saisie  et  rendue; 
le  romancier  a  mis  assez  bien  en  jeu  les  rouages  divers  du  mécanisme 
complexe  et  parfois  très  délicat  qui  représente  le  gagne-pain  de  l'agent 
matrimonial,  dont  le  cabinet  est  tout  à  la  fois  un  bureau  d'affaires  et 
une  sorte  de  confessionnal.  Ce  qui  gcàte  le  roman,  c'est  la  fable  même 
à  laquelle  se  rattachent  les  malheurs  conjugaux  de  M.  de  Boissonnange, 
c'est  le  rôle  que  jouent  à  l'égard  l'un  de  l'autre  l'entrepreneur  de  ma- 
riages et  la  femme  qui  l'a  quitté  pour  mener  la  vie  d'aventurière.  Les 
types  secondaires  du  livre  sont  sans  contredit  mieux  trouvés  et  dé- 
peints; mais  le  héros  lui-même,  ce  mari  dont  l'incorrigible  passion  ne 
s'explique  pas,  et  qui  finit  par  n'avoir  point  d'autre  souci  que  d'être  requ 
comme  un  amoureux  clandestin  chez  sa  légitime  épouse,  c'est  là  une 
invention  que  l'art  le  plus  consommé  aurait  peine  à  faire  accepter,  rsi 
par  la  mise  en  œuvre,  ni  par  le  style,  M.  Deligny  ne  rachète  cette  erreur 
d'imagination. 

On  peut  lire,  en  manière  de  dédommagement,  le  dernier  ouvrage  de 
M.  Hector  Malot,  Madame  Obernin.  Ce  ronîan  révèle  un  talent  réel,  et 
mérite  qu'on  mette  enfin  les  noms  sur  la  figure  des  personnages  qui 
sont  en  scène.  M'"«  Obernin  est  une  femme  du  monde  qui  mène  grand 
train  à  Strasbourg.  Sa  vie  s'est  écoulée  jusqu'ici  sans  trouble  et  sans  re- 
proche; mais  l'orage  s'avance  :  voici  qu'un  jeune  étudiant  en  droit  de 
la  même  ville,  Robert,  dont  l'esprit  s'est  exalté  à  la  lecture  des  romans 
de  Balzac,  et  qui  de  propos  délibéré  cherche  son  lis  clans  la  vallée,  s'é- 
prend à  première  vue  de  M""*  Obernin.  Le  mari  de  celle-ci  est  un 
homme  jeune,  vigoureux,  plein  de  cœur  et  d'intelligence,  et  qui  aime 
sa  femme  avec  passion;  il  n'importe,  le  fruit  défendu  a  séduit  Eve,  et 
M'"«  Obernin  laisse  bientôt  comprendre  à  Robert  que  ses  sentimens  sont 
partagés.  Ici  se  développe  un  type  de  coquette  dont  M.  Malot  a  su 
rendre  avec  vérité  toutes  les  nuances.  Par  l'effet  des  contrastes,  en  lisant 
Madame  Obernin  nous  nous  souvenions  de  Gerfaut;  dans  l'œuvre  de 
Charles  de  Bernard  la  baronne  de  Bergenheim  est  une  coquette  ingénue 
et  candide,  qui  oppose  tour  à  tour  aux  obsessions  de  son  amant  une  gra- 
vité glaciale  ou  l'abandon  le  moins  étudié,  une  fierté  ironique  et  dédai- 
gneuse ou  les  faiblesses  de  l'émotion  la  plus  sincère.  M'"«  Obernin,  elle. 


250  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

joue  à  froid  son  rôle  de  coquette;  elle  tient  déjà  le  registre  de  ses  sen- 
timens  en  partie  double,  en  attendant  qu'elle  le  tienne  plus  tard  en 
partie  triple  et  quadruple;  elle  entend  conduire  de  front  l'amour  adul- 
tère et  le  train  de  la  vie  conjugale;  elle  se  préoccupe  d'avance  du  mo- 
ment 011,  comme  on  dit  dans  la  prude  Angleterre,  elle  sera  a  en  voie  de 
famille,  »  et  elle  s'arrange,  —  n'est-ce  pas  tout  dire?  —  pour  que  l'enfant 
soit  de  son  mari.  Dans  les  circonstances  les  plus  critiques,  quand  le  secret 
de  sa  trahison  est  près  d'éclater,  elle  montre  une  présence  d'esprit  qui 
sauve  tout,  il  est  vrai,  mais  qui  accuse  la  dépravation  de  sa  nature.  Au 
fond,  M'"®  Obernin  est  vicieuse  et  adroite,  tandis  que  l'amante  de  Ger- 
faut, M"^  de  Bergenheim,  reste  honnête  et  pure  jusqu'au  milieu  des 
égaremens  de  son  imagination.  Gerfaut  de  son  côté  est  un  roué,  vieux 
de  cœur  et  de  tête,  qui  emploie  pour  faire  le  siège  de  la  femme  qu'il 
aime  toutes  les  règles  et  tous  les  secrets  de  la  stratégie  galante;  il  est 
à  la  fois  homme  de  conseil  et  d'exécution,  il  a  tout  un  choix  de  méthodes 
qu'il  examine  et  qu'il  trie  avec  soin  pour  les  adapter  aux  circonstances. 
L'étudiant  Robert  est  tout  autre  :  au  lieu  de  conserver  barres  sur 
M""'  Obernin,  il  se  livre  à  elle  et  se  désarme  insensiblement.  Dans  l'in- 
térêt de  son  amour,  il  se  résigne  à  servir  un  gouvernement  qu'il  ab- 
horre; il  sacrifie  son  caractère  à  ses  sentimens;  il  commet  enfin  toutes 
ces  lâchetés  que  l'amour  explique  sans  les  justifier.  Comme  il  arrive 
souvent  aux  natures  faibles  et  sans  équilibre,  il  tourne  volontiers  de 
court;  l'expérience  aidant,  il  promet  d'entrer  un  jour  dans  la  tribu  des 
Gerfaut,  b'il  ne  lui  faut  plus  qu'un  dernier  coup  de  fouet  pour  l'engager 
dans  la  route  où  l'amant  de  la  baronne  de  Bergenheim  a  fourni  une  si 
belle  carrière,  ce  coup  de  fouet,  il  le  reçoit  de  la  main  même  de  M'""^  Ober- 
nin. C'est  la  partie  assurément  la  mieux  étudiée  et  la  plus  forte  du 
roman  de  M.  Malot.  M.  Obernin  vient  de  mourir,  l'amante  de  Robert  est 
libre;  celui-ci,  qui  a  quitté  Srasbourg  pour  dérouter  au  dernier  moment, 
après  les  scènes  les  plus  navrantes ,  les  soupçons  et  les  jalousies  du 
mari,  espère,  les  délais  voulus  expirés,  légaliser  enfin  ses  amours;  il  se 
trompe  :  les  rôles  semblent  désormais  intervertis.  M""^  Obernin,  si  ingé- 
nieuse dans  l'adultère,  hésite  maintenant,  raisonne  et  ajourne.  Les  entre- 
vues des  deux  amans  en  ces  circonstances  sont  une  étude  psychologique 
des  mieux  conduites;  nous  regrettons  de  n'y  pouvoir  insister  ici.  Bref, 
M'"®  Obernin  s'éloigne  chaque  jour  de  Robert;  que  d'hommes,  en  effet, 
après  avoir  été  longtemps  les  bienvenus  par  la  fenêtre,  n'ont  plus  même 
ensuite  la  permission  de  se  présenter  par  la  porte!  M'"^  Obernin,  maî- 
tresse absoluQ  d'une  immense  fortune,  trouve  qu'un  mari  sous-préfet, — 
car,  de  chute  en  chute,  Robert,  l'étudiant  républicain,  est  devenu  un 
des  sous-préfets  de  l'empire  autoritaire,  —  constitue  une  dérogeance  par 
trop  grave.  Elle  n'est  pas  d'ailleurs  de  ces  femmes  comme  M""'  Bovary, 
à  qui  leur  tempérament  fait  la  loi;  son  amour  n  a  jamais  été  sans  ré- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  251 

serve  ni  clairvoyance,  et  le  peu  qu'il  en  reste  n'est  point  de  force  à  tenir 
tête  au  sentiment  nouveau  d'ambition  qui  lève  dans  son  cœur.  Elle  se 
remarie  finalement,  non  pas  avec  son  amant,  mais  avec  un  ancien  pré- 
tendant évincé,  le  vieux  général  Cornaton,  gui  n'a  du  reste,  par  la  suite, 
rien  à  envier  à  son  devancier  M.  Obernin.  Quant  à  Robert,  dans  l'excès 
de  sa  colère  et  de  sa  passion,  il  se  retire  aux  Antilles,  où  il  épouse  la 
cassette  d'une  riche  créole. 

Tel  est  le  canevas  sur  lequel  M.  Malot  a  brodé  les  développemens  de 
son  roman.  Si  l'étude  morale  de  l'héroïne  est  bien  déduite,  si  les  phases 
de  l'éducation  malfaisante  par  lesquelles  passe  Robert  se  succèdent  dans 
l'ordre  logique  et  naturel',  les  personnages  épisodiques,  un  seul  excepté, 
le  confident  de  Robert,  ne  sont  pas  moins  heureusement  traités.  Il  y  a, 
entre  autres,  dans  le  livre  de  M.  Malot  un  portrait  de  préfet  sceptique 
et  complaisant,  homme  fort  aimable  au  demeurant,  dont  l'original,  hier 
encore,  était  des  plus  prisés  en  haut  lieu  ;  nous  devons  croire  que,  de- 
puis les  dernières  réformes,  il  a  disparu  pour  jamais  du  monde  adminis- 
tratif; M.  Malot,  en  lui  donnant  un  rôle  dans  son  roman,  a  voulu  sans 
doute  sauver  de  l'oubli  un  type  qui  a  fait  son  temps  et  qu'on  aimera 
mieux  dorénavant  revoir  en  peinture  qu'en  réalité.  Cependant  il  ne  faut 
encore  jurer  de  rien  :  cette  race  d'administrateurs,  non  moins  charmante 
qu'immorale,  est  une  race  bien  vivace,  qu'on  ne  déracine  qu'avec  peine 
et  qui  se  provigne  à  merveille. 

On  le  voit.  Madame  Obernin  est  surtout  un  roman  intime;  mais  il  y 
entre  à  dose  raisonnable  des  élémens  d'une  autre  nature.  S'il  faut  ab- 
solument tirer  d'une  œuvre  d'imagination  une  moralité,  nous  dirons 
que  le  livre  de  M.  Malot  a  peint  le  désarroi  où  ont  vécu  depuis  vingt  an- 
nées les  âmes  qui  n'avaient  pas  précisément  une  trempe  d'acier;  mais 
il  nous  répugne  de  démonter  en  quelque  sorte,  ainsi  que  les  rouages 
d'une  machine,  l'œuvre  d'un  romancier  qui  a  eu  le  rare  talent  de  dis- 
simuler habilement  sa  thèse  :  l'art  ne  doit-il  point  se  passer  de  toute 
enseigne,  sous  peine  de  n'être  plus  l'art?  Si  le  syllogisme  ou  le  sermon 
laissent  voir  le  bout  de  l'oreillo,  si  le  doctrinaire  ou  le  moraliste  se  font 
prendre  en  flagrant  délit,  si  la  leçon,  au  lieu  de  filtrer  en  nous  douce- 
ment et  à  notre  insu,  s'impose  de  haute  lutte  à  notre  esprit,  nous  n'hé- 
sitons pas  à  le  dire,  le  poète  ou  le  prosateur  se  sont  fourvoyés;  c'est 
là  une  vérité  que  trop  d'écrivains,  et  les  meilleurs,  ont  très  souvent 
oubliée. 

Avec  toutes  ses  qualités,  M.  Malot  n'a  cependant  pas  écrit  un  livre 
tout  à  fait  fort  et  durable.  Je  ne  sais  si  Madame  Obernin  est  un  ouvrage 
de  premier  jet;  mais  si  l'auteur  a  remis  son  roman  sur  le  métier,  il  s'est 
décidé  trop  vite  encore  à  un  visa  définitif.  Si  bonne  que  soit  la  concep- 
tion, il  reste  ensuite  à  trouver  la  composition  et  la  forme.  A  part  quel-  i 
ques  faiblesses  de  détail,  des  longueurs  au  début,  M.  Malot  a  trouvé  la 


252  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

composition,  et  c'est  par  là,  non  moins  que  par  la  fermeté  de  la  pensée 
et  la  vérité  du  sentiment,  que  son  livre  se  distingue  de  tant  de  produc- 
tions hâtives  du  moment;  mais  la  forme  n'est  pas  encore  complètement 
venue;  le  style  manque  parfois  de  cette  vigueur  concise,  de  cette  viva- 
cité nette  et  de  bon  aloi  qui  achèvent  de  marquer  une  œuvre  à  l'effigie 
du  talent.  Néanmoins,  après  les  gages  qu'il  a  donnés,  nous  attendons 
M.  Malot  à  une  nouvelle  récidive  qui,  s'il  y  met  tous  ses  soins,  sera 
peut-être  une  pleine  revanche. 

Ainsi,  de  quatre  romans  que  nous  venons  d'apprécier,  un  seul  est 
écrit  d'une  plume  tout  au  moins  correcte,  sinon  brillante.  11  n'est  pas 
sans  intérêt  de  se  demander  d'où  vient  ce  dédain  général  de  la  forme 
chez  les  petits  romanciers  contemporains.  Ce  n'est  pas  même  du  dédain, 
c'est  une  incurie  naturelle  et,  pour  ainsi  dire,  inconsciente.  On  se  hâte  de 
jeter  ses  idées  sur  le  papier,  quand  toutefois  l'on  a  des  idées,  sans  souci 
du  qu'en  dira-t-on.  Si  l'on  juge  d'un  point  de  vue  un  peu  large,  il  y  a 
ici  deux  coupables  qui  méritent  d'être  condamnés  solidairement,  l'au- 
teur et  le  public.  L'un  et  l'autre  se  sont  gâtés  mutuellement.  Depuis 
quarante  années  environ  tout  le  monde  s'est  mêlé  de  lire  ;  rien  de 
mieux,  assurément;  mais,  tout  le  monde  se  mêlant  de  lire,  il  s'en  est 
suivi  que  trop  de  monde  s'est  mêlé  d'écrire.  Entre  écrivains  et  lecteurs 
il  S'est  établi  une  sorte  de  balance  d'offre  et  de  demande  comme  celle 
qui  régit  l'échange  commercial.  Les  feuilles  quotidiennes,  dont  le 
nombre  et  l'extension  s'étaient  accrus  tout  d'un  coup,  entreprirent  une 
sorte  de  courtage  littéraire  entre  le  public  et  les  romanciers;  ceux-ci  se 
virent  obligés  de  produire  vite  et  quand  même,  afin  de  satisfaire  aux 
besoins  de  cette  consommation  d'un  nouveau  genre.  Il  se  trouva  préci- 
sément que  les  premiers  feuilletonistes,  comme  on  les  appela,  les  A.  Du- 
mas, les  E.  Sue  et  autres,  captivèrent  d'emblée  les  imaginations  et  les 
esprits  par  des  récits  pleins  de  verve  et  de  force.  Dès  lors  l'élan  était 
pris  de  part  et  d'autre.  Ainsi  que  ces  hauts-fourneaux  qui,  du  moment 
où  on  leur  a  mis  le  feu  aux  entrailles,  ne  peuvent  plus  impunément  s'é- 
teindre et  chômer,  le  rez-de-chaussée  des  journaux  dut  chaque  jour  s'ali- 
menter d'une  lecture  fragmentaire,  émiettée,  dont  les  effets  fussent 
habilement  ménagés  en  vue  de  l'émotion  ou  de  la  surprise.  D'un  autre 
côté,  le  public,  surtout  la  masse  peu  lettrée  dont  l'art  est  le  moindre 
souci,  se  montra  fort  accommodant  sur  la  qualité  des  produits;  l'orge  et 
le  pur  froment  devinrent  tout  un  à  ses  yeux.  Une  fois  entrés  dans  la 
voie  du  métier,  les  romanciers,  qui  en  retiraient  d'ailleurs  des  bénéfices 
matériels,  se  mirent  volontiers  à  travailler  sur  commande,  avec  pro- 
messe de  livraison  à  jour  fixe.  Tous  ne  versèrent  pas  dans  ce  négoce  lit- 
téraire; mais  le  plus  grand  nombre  en  profita  sans  scrupule. 

L'effet  presque  immédiat  de  cette  floraison  hâtive  et  factice  d'im 
genre  aussi  délicat  que  le  roman  fut  de  dépraver  entièrement  et  le  goût 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  253 

des  écrivains  et  celui  des  lecteurs.  L'imagination  et  l'idée  souffrirent 
gravement  de  ce  sans-gêne  dans  le  travail;  mais  le  style  et  la  forme 
surtout  s'en  trouvèrent  mai.  L'idée,  elle,  peut  toujours  se  sauver,  et 
nous  avons  pu  voir,  de  notre  temps,  que  les  conceptions  du  roman  se 
transforment  et  se  renouvellent  avec  assez  de  facilité.  Tout  en  effet 
est  matière  exploitable  pour  ce  genre  ondoyant  et  divers;  après  les 
craintes  qu'avaient  inspirées  des  symptômes  littéraires  fâcheux,  on  ne 
peut  nier  aujourd'hui  certains  efforts  individuels  qui  tendent  à  ramener 
les  esprits  vers  une  observation  plus  attentive  et  une  étude  plus  posée 
de  l'homme  et  de  la  nature.  Ce  qui,  une  fois  déformé,  ne  se  redresse 
pas  aussi  aisément,  c'est  l'art  même  de  composer  et  d'écrire.  Les  meil- 
leurs sujets,  les  idées  les  plus  vraies  ne  valent  que  par  la  mise  en  œuvre; 
mais  ce  dur  et  scrupuleux  travail  de  mise  en  œuvre  exige  des  dépenses 
de  peine  et  de  temps,  des  retouches  et  des  reprises  qui  ne  sont  guère 
dans  le  goût  du  jour.  On  n'écrit  pas  pour  les  lecteurs  de  demain,  on 
écrit  pour  ceux  du  moment.  Aussi  un  des  caractères  les  plus  frappans 
de  la  littérature  actuelle  est  celui-ci  :  jamais  on  ne  vit  un  aussi  grand 
nombre  de  plumes  faciles;  en  revanche,  il  semble  que  la  moyenne  des 
talens  inférieurs  ne  se  soit  élevée  qu'aux  dépens  de  l'art  supérieur  :  voilà 
un  nivellement  démocratique  contre  lequel  il  faut  protester.  Dans  cette 
multitude  d'écrivains  de  romans,  qui  ont  pris  possession  du  livre  et  du 
journal,  combien  en  pourrait-on  mettre  hors  de  page?  La  plupart,  à  vrai 
dire,  ne  se  donnent  pas  la  peine  de  nourrir  cette  ambition  :  pourvu  que 
«  chaque  jour  amène  son  pain  »,  comme  dit  le  savetier  de  La  Fontaine, 
ils  n'ont  cure  du  reste.  Quelques-uns,  et  M.  Hector  Malot  est  sans  doute 
du  nombre,  ont  à  coup  sûr  des  visées  plus  nobles;  leur  imagination  et 
leur  pensée  font  effort  pour  s'élever;  mais  si  la  plume  ne  se  met  au  pas 
avec  l'idée,  c'est  en  vain,  au  point  de  vue  de  l'art,  que  celle-ci  s'élève  et 
se  fortifie.  jules  gourdault. 


THEATRE  DE   L'ODÉON. 

L'AUTRE,  drame  en  quatre  actes  et  un  prologue,  par  M.  George  SAND. 

V Autre  n'est  pas  une  pièce  facile  à  raconter  en  deux  mots,  elle  est 
touffue,  pleine  non  pas  de  faits,  mais  de  sentimens.  Quoi  qu'il  en  soit, 
voici  la  donnée.  Durant  le  prologue,  nous  sommes  dans  un  sombre  châ- 
teau d'Ecosse,  où  le  comte  de  Mérangis,  marin  français,  a  relégué  Elsie 
Wilmore,  sa  femme  légitime,  qu'il  trompe  du  reste  avec  impudence.  Or 
la  défaillante  femme,  —  si  défaillante  qu'elle  mourra  dans  le  prochain 
entr'acte,  —  se  laisse  séduire  par  le  docteur  Maxwel  et  en  a  une  fille. 


254  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Au  seul  aspect  de  ce  comte  de  Mérangis,  la  faute  d'Elsie  Wilmore  vous 
semblerait  facile  à  expliquer  et  en  vérité  presque  excusable;  mais  le 
marin,  qui,  pour  tout  dire,  n'a  que  la  loi  pour  lui,  veut  se  venger,  ar- 
rache à  la  mourante  le  fruit  de  son  amour  coupable,  et  la  petite  Hélène 
part  en  compagnie  d'une  gouvernante  pour  la  France,  où  la  vieille  com- 
tesse de  Mérangis,  mère  du  marin,  doit  la  recueillir  et  l'élever.  Maxwel, 
l'amant  d'Elsie  Wilmore,  l'autre  enfin,  ne  peut  apprendre  sans  fureur 
le  départ  de  cet  enfant  qu'il  adore.  Lui  aussi  a  des  droits,  il  s'indigne  et 
menace  au  moment  même  oîi,  le  comte  de  Mérangis  arrivant  tout  à 
coup,  une  scène  violente  s'engage,  et  les  deux  hommes  sortent  du  châ- 
teau pour  aller  se  battre  dans  un  coin  du  parc.  Tel  est  le  prologue,  un 
peu  languissant  dans  la  première  moitié,  mais  dont  la  seconde  est  co- 
lorée, originale  et  brûlante  de  passion.  Berlon  y  est  déjà  superbe,  et  se 
montrera  durant  toute  la  pièce  à  la  hauteur  de  ce  début. 

L'entr'acte  nous  vieillit  d'une  quinzaine  d'années,  et  nous  sommes 
chez  la  comtesse  de  Mérangis,  au  bord  de  la  mer,  dans  le  midi  de  la 
France.  Hélène  est  maintenant  une  grande  fille,  belle,  hère,  tendre, 
aimant  déjà  son  cousin  Marcus,'  avec  lequel  nous  faisons  connaissance 
dans  une  des  plus  charmantes  scènes  de  ce  premier  acte,  qui  tout  en- 
tier est  ravissant.  Rien  de  gracieux,  de  délicat  et  de  distingué,  —  j'insiste 
sur  ce  mot,  —  comme  le  couple  de  ces  deux  enfans  qui  s'aiment  à  leur 
insu  et  font  assaut  de  générosité.  Voilà  de  ces  finesses  de  cœur,  de  ces 
fraîcheurs  de  sentiment  que  l'expérience  la  plus  consommée  ne  saurait 
vous  faire  trouver.  Cependant  Maxwel,  qui  est  devenu  un  docteur  cé- 
lèbre, est  entré  dans  l'intimité  de  la  vieille  comtesse  de  Mérangis;  il  est 
un  des  hôtes  de  sa  maison.  Là  il  surveille  sa  fille,  son  Hélène  chérie, 
qui  lui  rappelle  tout  un  passé  d'amour,  il  la  suit  des  yeux,  l'entoure, 
l'enveloppe  de  sa  tendresse  anonyme ,  et ,  quoiqu'il  n'ose  se  faire  con- 
naître d'elle  et  s'avouer  aux  autres,  il  entend,  le  pauvre  homme,  la  pro- 
téger, la  diriger,  exercer  sur  elle  des  droits  que  personne  ne  peut  lui 
attribuer.  Cette  situation  est-elle  neuve,  est-elle  vieille,  est-elle  conforme 
aux  principes,  aux  traditions?  Je  n'en  sais  rien,  mais  elle  est  saisissante, 
détaillée  avec  un  art,  une  science  du  cœur  inimitables.  En  réalité,  toute 
la  pièce  est  dans  cette  donnée,  dans  celle  d'un  père  ayant  au  fond  de 
son  âme  toutes  les  passions,  toutes  les  jalousies,  toutes  les  faiblesses  et 
toutes  les  grandeurs  de  la  paternité,  et  cependant  condamné  à  ne  rien 
pouvoir  exprimer  de  ce  qu'il  ressent.  Hélène  elle-même  n'a-t-elle  pas 
mille  raisons  pour  faire  peu  de  cas  de  ses  conseils,  pour  prendre  en 
aversion  cet  étranger  importun  qui  s'imagine  pouvoir  s'imposer?  Sui- 
vent des  scènes  de  luttes  passionnées  entre  Marcus  et  Maxwel,  où  tous 
deux  rivaux  et  jaloux,  l'un  comme  père,  l'autre  comme  amant,  semblent 
vouloir  s'arracher  la  tendresse  d'Hélène.  Jamais  cœurs  ne  furent  fouillés 
avec  plus  de  science  et  d'art. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  255 

Il  y  a  autour  de  cette  pièce,  et  c'est  là  un  des  effets  de  sa  noblesse,  il 
y  a  une  sorte  de  gaze  qui  poétise  et  grandit  les  personnages,  mais  qui 
tout  d'abord  étonne  un  peu.  On  dirait  que  l'âme  de  l'artiste  s'inter- 
pose entre  le  public  et  la  nature.  Des  élans  inattendus,  des  opposi- 
tions singulières,  un  mélange  de  grandeurs  et  de  naïvetés,  le  mépris 
de  toute  malice,  l'oubli  volontaire  de  certaines  réalités,  tout  cela  sur- 
prend, déconcerte,  et  ce  n'est  qu'au  bout  d'un  instant  que  l'émotion 
bienfaisante  se  fait  sentir.  On  n'entre  pas  de  plain-pied  dans  celte  mai- 
son qui  n'ouvre  pas  sur  la  rue,  et  il  faut  faire  un  effort  pour  en  monter 
les  degrés.  On  n'est  point  saisi,  entraîné  par  les  agaceries  de  la  porte; 
on  n'y  trouve  pas  au  seuil  la  boisson  malsaine  :  c'est  un  vin  de  haut 
cru  que  l'on  vous  sert,  et  qui  mérite  que  l'on  s'attable.  Est-ce  à  dire 
que  cette  pièce  soit  sans  défaut?  En  aucune  façon,  et  même  les  défauts 
de  M'"''  Sand  sont  comme  tous  les  défauts  des  maîtres  :  ils  ont  ceci  de 
particulier  qu'ils  crèvent  les  yeux;  les  ramasser  et  s'en  faire  un  panache 
est  la  chose  du  monde  la  plus  aisée.  Oui,  cela  est  parfois  confus,  il  y  a 
des  naïvetés,  des  vides,  des  maladresses,  des  longueurs;  oui,  la  pre- 
mière moitié  du  prologue  ne  semble  pas  fort  utile,  et  le  quatrième  acte 
a  d'évidentes  faiblesses;  mais  que  m'importe  tout  cela,  si  l'émotion  que 
j'éprouve  m'empêche  d'en  être  choqué,  si  le  beau  caractère,  la  grande 
tournuie,  le  souffle  passionné  du  maître,  dominent  ces  détails,  et  les 
effacent?  Écoutez  attentivement,  avec  bonhomie,  Marcus,  Hélène  et 
iMaxwel;  vous  serez  bientôt  en  larmes,  et  vous  aurez  une  reconnaissance 
profonde  pour  ce  génie  qui  a  eu  la  force,  l'autorité  de  violenter  vos  ha- 
bitudes, de  vous  faire  sortir  de  votre  petit  milieu,  et  de  vous  enlever  pour 
un  instant  dans  le  monde  idéal  du  grand  art. 

Pourquoi  maintenant  M'"*^  Sand  a-t-elle  cru  devoir  soutenir  une  thèse, 
défendre  dans  son  drame  telle  ou  telle  vérité  sociale,  prouver  je  ne  sais 
quoi,  la  voix  du  sang  ou  quelque  chose  de  semblable?  Je  ne  saurais 
l'expliquer,  et  dans  tous  les  cas  cette  idée  de  thèse,  en  admettant 
qu'elle  existe  comme  on  le  dit,  m'est  absolument  indifférente.  Nous 
avons  vu  vivre,  aimer,  souffrir  ses  personnages;  n'est-ce  point  assez?  et 
serait-il  donc  nécessaire  que  ce  grand  spectacle  aboutît  à  la  niaiserie 
d'une  maxime,  à  l'enfantillage  d'un  proverbe? 

L'amant,  Maxwel,  mérite  la  sympathie  finale;  d'ailleurs  depuis  le 
commencement  il  avait  gagné  toute  notre  amitié;  nous  avons  lu  danâ 
son  cœur,  et  nous  n'y  avons  découvert  que  de  bonnes  choses.  Com- 
ment ne  pas  le  préférer  à  ce  marin  que  nous  avons  vu  pendant  dix  mi- 
nutes, armé  de  la  loi,  il  est  vrai,  et  père  otïiciel,  mais  aussi  désagréable 
que  possible  et  trompant  sa  femme  au  lever  du  rideau?  Il  est  trop  aisé 
d'établir  la  supériorité  de  Maxwel  sur  ce  comte  de  Mérangis  et  trop  naïf 
de  considérer  ce  résultat  comme  la  solution  d'un  problème  :  d'où  il  faut 
conclure,  il  me  semble,  que  M'"*^  Sand  n'a  jamais  eu  l'idée  de  soutenir 


256  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  thèse.  Elle  a  pris  un  motif  donnant  lieu  à  un  grand  développement 
de  passions,  et  voilà  tout.  Supposez  que  demain  elle  choisisse  pour  su- 
jet la  contre-partie  de  la  pièce,  n'est-il  pas  clair  que  dans  ce  nouveau 
drame  M'"^  Sand  arriverait  presque  involontairement  à  la  sen-  tence 
opposée,  à  savoir  que  la  voix  du  sang  ne  signifie  rien  du  tout,  et  qu'une 
fille  peut,  avec  l'approbation  de  toute  la  salle,  aimer  le  mari  de  sa  mère 
et  détester  son  père  véritable? 

Une  thèse!  pourquoi  faire?  Est-ce  qu'il  y  a  des  lois  absolues,  un  code 
infleNible  dans  le  monde  des  sentimens?  est-ce  que  le  théâtre  est  fait 
pour  agiter  des  questions  sociales  et  prouver  des  vérités  morales?  est-ce 
qu'il  n'a  point  assez  fait  pour  notre  enseignement  et  par  conséquent 
pour  notre  moralisation  lorsqu'il  nous  a  envoyé  à  travers  la  face  une 
bonne  bouffée  d'art?  Seriez-vous  par  hasard  comme  ces  critiques  qui, 
persuadés  de  leur  sacerdoce,  croient  ennoblir  leur  mission  en  étudiant 
la  peinture  au  point  de  vue  de  l'amélioration  des  masses,  en  cherchant 
des  sens  philosophiques  dans  un  coucher  de  soleil  et  des  allusions  so- 
ciales dans  un  effet  de  neige?  Oui,  les  arts  moralisent,  rendent  les  gens 
meilleurs,  mais  uniquement  parce  qu'ils  ouvrent  leur  esprit  à  des  sen- 
sations d'un  ordre  élevé, 

La  nouvelle  pièce  de  M"""  Sand  est  d'ailleurs  parfaitement  jouée. 
M.  Berton  donne  à  tout  ce  rôle  de  Maxwel  un  grand  caractère  de  fierté 
et  de  passion.  Son  fils  est  charmant  de  jeunesse  et  d'ardeur,  ses  façons 
ont  gagné  en  simplicité;  il  est  vraiment  très  beau  de  vigueur  lorsqu'il 
lutte  avec  Maxwel ,  et  veut  arracher  Hélène  à  son  influence,  11  est  aussi 
d'une  tendresse  adorable  avec  cette  Hélène  chaste  et  fière,  dont  M'""  Sa- 
rah  Bernhardt  exprime  toute  la  délicatesse  avec  un  rare  talent.  M""*  Page 
a  un  grand  charme,  et  M.  Raynard  détaille  avec  une  finesse  extrême  son 
petit  rôle  d'amoureux  bon  enfant. 

En  somme,  c'est  un  succès  de  haute  allure,  nous  avons  une  joie  véri- 
table à  le  constater.  Sont-ils  si  nombreux  au  théâtre  les  écrivains  de 
cet  ordre? 


G.  BuLoz. 


MALGRÉTOUT 


QUATRIÈME     PARTIE     (1) 


Je  cédai  à  la  fatigue  et  ne  me  réveillai  qu'au  jour.  Je  vis  le  ciel 
pur,  et  j'entendis  qu'on  remuait  avec  précaution  dans  le  bas  de  la 
maison.  Je  regardai  à  la  fenêtre  et  vis  Abel  qui  rentrait.  Je  m'ha- 
billai vite  et  allai  le  trouver.  J'étais  véritablement  inquiète  de  lui 
et  de  sa  blessure.  Il  me  jura  que  ce  n'était  rien,  qu'après  s'être 
intéressé  au  travail  de  la  vapeur,  il  avait  trouvé  l'hospitalité  chez 
des  gens  excellens,  et  qu'il  était  très  bien  reposé.  Il  avait  déjà  donné 
des  ordres  pour  notre  départ  et  me  priait  de  fixer  l'heure. 

Puisqu'il  y  avait  quelque  espoir  de  ne  pas  ébruiter  notre  aven- 
ture, j'aimais  mieux  n'arriver  à  Givet  que  le  soir,  afin  d'y  prendre 
le  chemin  de  fer  sans  avoir  à  entrer  à  l'hôtel. — En  ce  cas,  reprit-il, 
il  nous  faut  rester  ici  jusqu'à  trois  heures.  Est-ce  que  vous  vous  y 
résignerez  sans  regret? 

—  Mon  ami,  lui  dis-je  en  lui  prenant  le  bras,  ne  gâtons  pas  cette 
belle  matinée  par  le  souvenir  des  folies  d'hier.  Nous  avons  été  in- 
sensés tous  les  deux,  convenez-en!  Yous  avez  fait  le  projet  de  m'en- 
lever,  et  c'est  ma  faute,  car  je  vous  ai  effrayé  d'une  pure  rêverie. 
Sur  la  foi  de  M"'^  d'Ortosa,  qui  eût  dû  m'être  suspecte,  j'ai  voulu 
supposer  que  ma  sœur  vous  aimait.  Que  voulez-vous?  cette  bizarre 
personne  que  j'ai  vue  dernièrement  m'avait  troublé  l'esprit,  et  de- 

(1)  Vojez  la  Revue  du  1"  mars. 

TOME  LXXXVI.  —  15  MARS  1870.  l"? 


258  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

puis  ce  jour-là  j'ai  souffert  plus  cruellement  que  jamais.  J'aurais 
dû  vous  croire  hier  quand  vous  me  disiez  qu'il  y  avait  là  une  misé- 
rable intrigue,  et  que  ma  sœur  n'était  pas  capable  d'une  passion 
sérieuse.  S'il  ne  s'agit,  comme  je  dois  le  penser,  que  d'un  accès  de 
coquetterie,  il  est  impossible  que  cela  ait  l'importance  d'un  obstacle 
entre  nous,  et  je  vous  jure  que  devant  un  simple  caprice  j'aurai  la 
force  de  défendre  mon  indépendance.  J'ai  revu,  en  m'éveillant,  notre 
situation  bien  plus  nette  qu'elle  ne  m'était  apparue  hier  dans  l'ex- 
citation de  la  surprise,  de  la  joie  et  de  la  peur.  Il  est  possible  que 
ma  sœur,  ne  pouvant  me  faire  céder,  me  boude  et  me  quitte;  mais 
cela  ne  pourra  durer,  elle  ne  saura  pas  se  passer  de  moi,  et  je  serai 
si  douce,  si  patiente,  je  saurai  lui  rendre  le  retour  si  facile!  Vous 
m'aiderez,  vous!  Elle  n'est  ni  méchante,  ni  folle.  Cette  crise  s'apai- 
sera, ce  ne  sera  qu'un  orage.  Allons,  espérons,  soyons  heureux  de 
nous  retrouver,  et  ne  parlons  plus  d'entreprises  romanesques  et  de 
luttes  violentes. 

Le  rassérénement  de  mon  esprit  gagna  Abel  instantanément.  Cette 
âme  d'enfant  était  ouverte  au  bonheur  et  à  la  foi.  L'épouvante  lui 
était  si  peu  naturelle  qu'elle  lui  ôtait  la  raison.  L'expansion  était 
son  état  normal,  nécessaire  peut-être.  Son  front  s'éclaircit,  et  l'é- 
clatant sourire  disparu  la  veille  illumina  ce  visage  si  caressant  et 
si  radieusement  bon. 

—  Oui,  soyons  heureux!  vivons!  s'ccria-t-il  en  pressant  mou 
bras  contre  son  cœur  palpitant,  comme  le  soir  de  notre  promenade 
dans  le  parc.  Voyez  comme  il  fait  beau!  Quel  lever  de  soleil  après 
les  bourrasques  de  cette  nuit!  C'est  la  vérité  qui  nous  parle  et  qui 
chante  son  hymne  au-dessus  des  nuages.  Ah!  j'ai  envie  de  chanter 
aussi  ;  je  voudrais  courir,  sauter  par-dessus  cette  petite  rivière  en 
vous  tenant  dans  mes  bras,  m'envoler  avec  les  oiseaux,  vous  porter 
dans  ces  nuages  roses  que  le  soleil  traverse!  N'est-ce  pas  que  cette 
journée-ci  ne  finira  pas?  Elle  est  trop  belle,  le  soir  est  impossible! 

Il  faisait  en  effet  un  temps  splenclide,  et  le  lieu  où  nous  étions 
était  ravissant.  C'était  un  vallon  sinueux  où  courait  une  eau  lim- 
pide, bondissant  à  chaque  pas  dans  des  écluses  de  rochers  et  de 
planches  couvertes  de  mousse,  pour  entrer  dans  une  suite  de  petites 
usines  enfumées,  d'un  ton  superbe,  où  le  soleil  du  matin  envoyait  des 
éclats  de  luniière  sur  les  sombres  toits  d'ardoise  brute,  encore  hu- 
mides de  l'averse  de  la  nuit!  Tout  ce  hameau  d'ouvriers  avait  la 
diversité  de  formes  et  l'unité  de  but  d'une  petite  république  bien  or- 
donnée. Tous  travaillaient  le  marbre  rouge  ou  le  marbre  noir.  Dans 
un  atelier  on  le  dégrossissait,  dans  un  autre  on  le  sciait  en  tablettes, 
dans  un  troisième  on  le  débitait  en  vasques,  en  cheminées,  et  on  le 
sculptait  môme  avec  goût.  Ces  ouvriers  wallons  sont  habiles,  et  tous 


MALGRÉTOUT.  259 

leurs  ouvrages,  édifices  et  ustensiles,  sont  d'un  goût  très  sobre  et  très 
pur.  Leurs  villages  si  comfortables  au  dedans  ont,  dans  les  locali- 
tés agricoles,  un  aspect  de  malpropreté  repoussante  à  cause  des  fu- 
miers qu'ils  alignent  religieusement  devant  leurs  portes,  et  qui  for- 
ment autour  des  maisons  un  fossé  infect.  Ici,  c'était  tout  différent. 
La  seule  richesse  du  pays  consistait  en  prairies,  et  les  engrais,  qui 
eussent  été  entraînés  par  les  eaux  rapides,  ne  séjournaient  pas  au- 
tour des  habitations.  Tout  était  propre  comme  un  jardin,  car  tout 
était  jardin.  La  muraille  marmoréenne  qui  fermait  la  gorge  d'un 
côté  et  les  bois  qui  tapissaient  le  flanc  opposé,  les  vieilles  souches, 
singulièrement  tordues  dans  la  pierre,  les  iris  qui  poussaient  sur  les 
appentis  de  chaume,  les  grands  lierres  qui  soutenaient  de  leurs 
branches,  devenues  des  câbles  énormes,  les  roches  bizarrement  su- 
perposées, tout  était  frais,  pur,  brillant  de  force  et  gracieux  de  li- 
berté. Les  habitans  avaient  un  air  de  bien-être  et  de  bienveillance, 
Abel  les  connaissait  déjà  et  semblait  en  être  déjà  aimé.  Ils  nous 
regardaient  comme  frère  et  sœur,  et  leur  bon  sourire  nous  bénissait. 
Nous  allâmes  voir  dans  les  plis  du  rocher  les  carrières  de  marbre. 
Le  rouge  était  beau  d'aspect,  mais  peu  compacte,  et  la  plus  grande 
partie  servait  à  empierrer  les  chemins.  Le  noir  était  excellent  et  se 
débitait  en  blocs.  Partout  les  ouvriers  nous  firent  bon  accueil.^  Abel, 
qui  questionnait  et  causait  amicalement,  était  pour  eux  dès  l'abord 
un  homme  aimable  et  sérieux.  Sans  doute,  je  n'avais  pas  l'air  d'une 
évaporée,  et  la  souffrance  que  j'eusse  pu  éprouver  de  ma  bizarre 
situation  faisait  placé  à  un  sentiment  de  confiance  absolue.  L'atti- 
tude exquise  d'Abel  auprès  de  moi  m'assurait  le  respect  de  tous. 
Nous  nous  enfonçâmes  dans  la  gorge  dont  le  chemin  uni  et  sablé, 
bordé  de  marges  fleuries,  suivait  gracieusement  tous  les  contours 
sans  quitter  la  rive  embaumée  du  ruisseau.  Les  arbres  fruitiers  qui 
remplissaient  les  herbages  commençaient  à  se  couvrir  de  boutons 
roses.  La  pluie  avait  fait  merveille.  La  sève  gonflée  voulait  éclater 
partout.  Le  soleil  devenait  chaud,  l'herbe  séchait  à  vue  d'œil-  Les 
moutons  et  les  chèvres,  à  qui  on  défendait  encore  le  libre  pâturage, 
broutaient  dans  des  attitudes  charmantes  le  bord  des  clôtures.  On 
voyait  passer  des  oiseaux  avec  un  brin  de  paille  dans  le  bec  en  pré- 
vision de  la  famille.  Nous  nous  arrêtâmes  près  d'une  maisonnette  où 
on  nous  ofii-it  du  poisson,  du  lait,  des  œufs  et  du  cidre.  Nous  fîmes 
un  excellent  repas  sur  de  beaux  quartiers  de  marbre  au  bord  de 
l'eau,  à  l'ombre  fine  et  transparente  des  mélèzes.  Je  vivrais  mille 
ans  que  je  n'oublierais  pas  cette  suave  matinée  dans  un  lieu  adora- 
ble, avec  Abel  heureux,  aussi  pur  dans  son  sentiment  pour  moi  que 
le  ciel  qui  nous  protégeait.  Notre  querelle  de  la  veille  avait  em- 
porté toutes  nos  craintes  mutuelles,  nous  ne  pensions  plus,  nous 
n'avions  plus  de  souvenirs,  encore  moins  d'appréhensions.  Le  bon- 


260  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

heur  d'être  ensemble  se  fixait  dans  notre  âme  comme  une  destinée 
accomplie,  comme  un  droit,  on  eût  dit  comme  une  habitude  consa- 
crée. Chose  singulière,  je  ne  me  demandais  plus  comment  un  étran- 
ger avait  pu  s'emparer  de  toutes  mes  affections  et  les  résumer  ainsi 
en  lui  seul.  C'était  un  fait  qui  me  paraissait  tout  simple,  et  je  ne 
sais  comment  j'y  aurais  échappé.  Je  regardais  Abel ,  je  ne  l'exa- 
minais plus,  je  le  contemplais.  Je  ne  sais  ce  qu'étaient  devenus  mes 
doutes  sur  l'avenir;  mes  efforts  pour  pénétrer  son  caractère,  mes 
longues  réflexions  sur  le  sort  qu'il  me  destinait,  tout  cela  était  effacé 
comme  les  nuages  de  la  nuit.  Le  soleil  remplissait  mon  âme,  et  je 
n'avais  plus  la  notion  du  temps.  Comme  les  Heurs  se  dilataient  sous 
le  pur  rayon,  mon  être  tout  entier  s'abandonnait  à  la  puissance  de 
l'amour  vrai. 

Par  momens,  il  me  parlait  et  m'exprimait  un  état  de  son  âme  si 
semblable  au  mien,  que  je  ne  distinguais  plus  sa  personnalité  de  la 
mienne;  puis  nous  restions  sans  nous  parler  et  nous  nous  regar- 
dions, et,  quand  nos  yeux  erraient  ailleurs,  ils  voyaient  les  mêmes 
choses,  et  notre  esprit  en  jouissait  de  la  même  manière.  Nous  mar- 
chions, tantôt  vite,  comme  affolés  de  jeunesse  et  de  force,  tantôt 
lentement,  comme  ivres  ou  attendris.  Quand  le  paysage  s'acciden- 
tait, nous  entrions  dans  les  sentiers  mystérieux,  nous  passions  par- 
tout, il  me  portait  comme  si  j'eusse  été  ma  petite  Sarah.  Il  riait 
sans  cause,  et  puis  il  avait  les  yeux  pleins  de  larmes.  Par  momens, 
il  m'entourait  de  ses  bras  en  criant,  et  il  me  quittait  vite,  comme 
s'il  eût  eu  peur  de  m'effrayer  par  un  transport  involontaire,  ou 
d'être  aperçu  par  quelqu'un  qui  m'eût  souillée  d'un  soupçon. 

—  Oh!  que  ce  serait  dommage,  disait-il,  de  vous  gâter  cette 
journée,  bénie  entre  toutes!  Vous  êtes  si  heureuse  dans  la  confiance, 
n'est-ce  pas?  Vous  sentez  si  bien  que  je  vous  aime  à  tout  jamais  et 
comme  vous  voulez  être  aimée!  Plus  tard,  vous  m'aimerez  encore 
plus,  je  le  sais,  mais  jamais  mieux,  je  le  sens  bien! 

Quand  nous  rentrâmes  au  village,  il  était  cinq  heures,  et  j'avais 
résolu  de  partir  à  trois.  Abel  voulut  courir  en  avant  pour  faire  mettre 
les  chevaux  à  la  voiture.  Je  le  retins,  emportée  par  un  élan  irrésis- 
tible. 11  tressaillit,  s'arrêta,  m'enveloppa  du  feu  dévorant  de  son  re- 
gard, et  tout  aussitôt  il  s'écria  :  —  Ah!  elle  baisse  les  yeux!  C'est 
la  première  fois  aujourd'hui!...  Partons,  Sarah!  J'ai  eu  de  la  force, 
mais  elle  est  à  bout,  et  voici  le  soleil  qui  se  cache.  Le  vent  s'élève 
comme  hier,  el  comme  hier  mon  cœur  se  trouble...  Partons! 

11  s'enveloppa  de  son  manteau  et  monta  sur  le  siège.  La  pluie 
recommença,  et  je  souffrais  de  le  voir  ainsi;  mais  il  avait  dit:  Ma 
force  est  à  bout.  —  Je  n'osai  pas  le  prier  de  venir  s'abriter  près  de 
moi. 

A  l'entrée  de  la  ville,  il  descendit,  paya  le  cocher,   lui  donna 


MALGRÉTOET.  ^61 

l'ordre  de  me  conduire  au  chemin  de  fer,  et,  s' approchant  de  la 
portière,  il  me  dit  tout  bas  :  —  Cet  homme  ne  dira  rien;  c'est  un 
honnête  homme,  et  il  a  compris  que  je  vous  respectais  comme  on 
respecte  la  femme  qu'on  veut  épouser.  Je  ne  vous  reverrai  pas  avant 
le  retour  de  votre  père.  Il  m'a  dit  que  ce  serait  vers  le  15  de  ce 
mois.  Adieu.  Je  vous  adore! 

Il  disparut,  et  mon  cœur  se  brisa  en  sanglots.  Je  ne  doutais  pas 
de  lui,  je  savais  qu'il  me  tiendrait  parole;  mais  j'avais  été  trop  heu- 
reuse, je  ne  pouvais  me  retrouver  seule  sans  subir  une  crise  vio- 
lente où  la  réflexion  n'entrait  pour  rien. 

Quand  j'arrivai  à  la  station  de  Laifour,  une  vive  surprise  m'atten- 
dait. Ce  fut  mon  père  qui  me  donna  la  main  pour  descendre.  Il  était 
arrivé  depuis  quelques  heures  et  s'inquiétait  de  mon  absence;  mais 
on  lui  avait  dit  que  je  comptais  ne  me  promener  que  trois  jours  au 
plus,  et  il  avait  espéré  me  voir  arriver  par  le  convoi  du  soir.  Je  n'eus 
pas  le  temps  de  lui  dire  tout  ce  que  j'étais  résolue  à  lui  confier.  11 
m'inquiéta  et  me  fit  hâter  le  pas  en  me  disant  que  ma  filleule  était 
souffrante.  C'était  la  cause  de  son  retour  un  peu  devancé,  et  ma 
sœur  ne  venait  pas  au-devant  de  moi  pour  ne  pas  quitter  l'enfant. 
Je  sentis  que  mon  père  atténuait  la  vérité,  et  que  la  petite  était  tout 
de  bon  malade.  Je  me  jetai  avec  lui  dans  le  bateau ,  et  pressai 
Giron  de  traverser. 

Je  trouvai  Adda  inquiète  et  comme  glacée  à  mon  égard.  —  Ta  te 
promènes  seule,  c'est  fort  bien,  me  dit-elle;  mais  nous  ne  sommes 
pas  gais,  nous!  La  petite  a  été  prise  là-bas  d'une  bronchite  ef- 
frayante. On  nous  a  prescrit  le  changement  d'air  au  plus  vite.  La 
toux  est  apaisée  en  effet,  mais  la  fatigue  lui  fera,  je  le  crains,  plus 
de  mal  que  ne  lui  en  eût  fait  la  maladie. 

Je  courus  au  lit  de  l'enfant;  elle  avait  la  fièvre.  Le  médecin  m'en- 
gagea à  ne  pas  m'inquiéter;  pourtant  il  ne  put  me  cacher  qu'il  était 
inquiet  lui-même. 

Je  la  veillai  toute  la  nuit.  La  chère  petite  se  sentait  mal  et  m'em- 
brassait de  ses  lèvres  brûlantes  en  me  disant:  — Oui,  j'ai  mal, 
mais  à  présent  tu  vas  me  guérir,  toi  !  Dépêche-toi  pour  que  nous 
allions  nous  promener  en  bateau.  —  Le  lendemain,  une  angine  se  dé- 
clara; nous  fûmes  fort  effrayés.  Le  troisième  jour,  nous  étions  ras- 
surés; toutefois  l'enfant  était  fort  affaiblie,  et  il  fallait  de  grands 
soins  pour  combattre  l'anémie  menaçante. 

Trois  jours  se  passèrent  donc  sans  que  je  pusse  m'entretenir  avec 
mon  père  ni  songer  à  sonder  les  dispositions  de  ma  sœur.  Quand  je 
commençai  à  respirer,  comme  mon  excursion  n'avait  été  incriminée 
par  personne  et  qu'on  pavaissait  ignorer  la  présence  d'Abel  dans  les 
Ardennes,  je  jugeai  devoir  attendre,  pour  parler  de  notre  rencontre, 


262  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  se  présentât  lui-même.  La  démarche  officielle  qu'il  était  ré- 
solu à  faire  était  la  meilleure  explication,  et  coupait  court  à  tout 
reproche;  mais  le  quatrième  jour  s'écoula  sans  qu'Abel  parût.  Nous 
n'étions  qu'au  10  avril;  Abel  devait  croire  qu'il  était  encore  trop 
tôt;  sans  doute  il  s'était  éloigné  pour  n'être  pas  tenté  de  me  re- 
voir seule.  Il  ignorait  l'inquiétude  que  Sarah  nous  avait  causée, 
l'impatience  qui  me  dévorait.  Je  ne  savais  où  lui  écrire;  je  n'osais 
parler  de  lui.  Je  n'en  avais  guère  le  temps,  je  ne  quittais  presque 
pas  l'enfant,  qui  était  nerveuse  et  qui  s'était  reprise  pour  moi  d'une 
passion  dont  sa  mère  recommençait  à  être  jalouse.  Enfin  un  soir 
je  pus  prendre  le  thé  avec  mon  père  et  Adda,  et,  en  les  question- 
nant sur  tout  ce  qui  les  avait  intéressés  dans  leur  voyage,  je  pus 
leur  parler  de  M"^  d'Ortosa  et  leur  dire  quelques  mots  de  la  visite 
qu'elle  m'avait  faite  de  leur  part,  pour  ainsi  dire.  J'espérais  qu'à 
propos  d'elle  Adda  me  parlerait  d'Abel.  Je  ne  me  trompais  pas.  Mon 
père  fit  d'abord  en  souriant  l'éloge  du  grand  air  et  des  grands  suc- 
cès de  M"*  d'Ortosa  dans  le  monde,  mais  il  ajouta  :  —  Je  suis  bien 
sûr,  Sarah,  qu'elle  ne  vous  a  pas  plu  autant  qu'à  votre  sœur,  qui 
s'en  est  affolée  à  la  légère. 

Adda  s'écria  que  mon  père  était  injuste,  vu  qu'il  pensait  du  mal 
d'une  personne  dont  il  n'y  avait  à  dire  que  du  bien,  et,  comme  je 
hasardais  quelques  objections,  elle  prit  feu,  et  fit  de  la  belle  Espa- 
gnole un  éloge  enthousiaste  qui  me  surprit  beaucoup.  Abel  s'était-il 
complètement  trompé  sur  les  sentimens  qu'il  leur  attribuait  l'une 
pour  l'autre  ? 

Enfin  le  nom  d'Abel  vint  naturellement  dans  la  conversation.  — 
M"*  d'Ortosa  tourne  toutes  les  têtes,  dit  Adda,  et  vous  subirez  son 
ascendant  comme  les  autres,  ma  chère  sœur!  On  lui  résiste  en  vain. 
Tenez!  un  de  vos  grands  amis,  M.  Abel,  que  nous  avons  vu  souvent 
le  mois  dernier,  a  essayé  d'échapper  à  la  fascination.  Il  n'a  pas 
réussi.  Il  a  été  subjugué,  il  a  voulu  fuir,  car  c'est  un  très  grand 
malheur  d'être  épris  de  M"^  d'Ortosa,  elle  ne  cède  à  personne.  Il 
s'en  allait  à  Gênes  rejoindre  une  certaine  Settimia,  qui  n'est  pas 
belle  par  parenthèse,  une  vieille  maîtresse,  mais  qui  chante  bien  et 
avec  laquelle  il  fait  de  l'argent;  eh  bien!  comme  ils  arrivaient  à  Mo- 
naco, M"''  d'Ortosa,  invitée  par  la  princesse  à  une  soirée  musicale, 
y  arrivait  aussi.  On  s'est  rencontré  au  palais,  on  s'est  rencontré 
dans  une  promenade  en  mer,  on  s'est  rencontré  à  l'hôtel,  à  la  mai- 
son de  jeu,  partout,  et  Abel  a  fait  mille  extravagances  qui  eussent 
compromis  toute  autre  femme  que  la  belle  Carmen.  Elle  s'en  est  di- 
vertie quelques  jours,  et  puis  elle  l'a  éconduit  comme  les  autres. 
Ce  qu'il  est  devenu  après,  je  n'en  sais  rien;  mais  il  est  très  lié  avec 
lord  Hosborn,  et  puisque  M"*  d'Ortosa  est  au  Francbois,  soyez  sûrs 


MALGRÉTOUT.  268 

que  vous  aurez  la  joie  d'entendre  encore  le  céleste  violon  avant 
peu. 

—  Comment  savez -vous  toutes  ces  billevesées?  demanda  mon 
père. 

—  Je  les  sais  parce  que  M"*^  d'Ortosa  me  les  a  racontées. 

Et  Âdda  continua  de  babiller  sur  ce  ton  avec  une  légèreté  un  peu 
cynique  dont  je  fus  blessée.  Elle  avait  pris  loin  de  moi  un  aplomb 
singulier,  elle  racontait  délibérément  des  aventures  scandaleuses 
comme  les  choses  du  monde  les  plus  naturelles.  Son  deuil  était  fort 
irrégulier,  elle  se  coiffait  avec  un  art  où  il  entrait  je  ne  sais  quel 
air  d'effronterie.  —  ïu  me  regardes  d'un  œil  ébahi,  me  dit-elle. 
Ah!  pardon  !  j'oubliais  que  tu  as  eu  aussi  une  tocade  pour  le  racleur 
de  crin -crin-,  mais  le  temps  et  les  délices  de  la  solitude  ont  dû 
ramener  l'équilibre  dans  ta  philosophie  puritaine.  Abel  n'est  pas  le 
papillon  qui  convient  à  tes  suaves  parfums  d'austérité,  ou  plutôt  tu 
n'es  pas  la  fleur  qui  le  fixera.  Il  lui  faut  les  plantes  qui  entêtent, 
même  celles  qui  abrutissent.  Quand  il  sera  las  de  courir  en  vain 
après  la  belle  Carmen,  il  se  remettra  à  bourdonner  autour  d'une 
vieille  Settimia  quelconque. 

Je  reiournai  auprès  de  ma  petite  malade  sans  vouloir  répondre 
aux'plaisanteries  de  ma  sœur.  Je  commençais  à  voir  qu'elle  ne  pou- 
vait contenir  son  amer  dépit  contre  M"^  d'Ortosa,  et  qu'Abel  m'avait 
dit  la  vérité;  mais  pourquoi  donc  m'avait-il  caché  qu'il  eût  revu 
M"^  d'Ortosa  après  la  soirée  où  il  s'était  vu  disputé  par  elle  à  ma 
sœur?  Abel  ne  mentait  jamais.  Probablement  M'^^  d'Ortosa  avait 
menti  à  ma  sœur. 

Le  lendemain,  mon  enfant  était  levée.  Elle  jouait  sur  le  tapis  avec 
sonjpetit  frère  et  la  nourrice  de  celui-ci.  Nous  étions  dans  la  biblio- 
thèque avec  les  fenêtres  ouvertes.  Le  médecin  avait  recommandé  de 
tenir  encore  Sarah  dans  les  appartemens,  mais  de  lui  faire  beaucoup 
aspirer  l'air  pur  du  dehors,  s'il  faisait  chaud,  et  il  faisait  très  beau. 
Je  me  tenais  près  de  la  fenêtre  au  premier  étage,  et  je  raccom- 
modais une  brassière  du  baby,  quand  j'entendis  dans  le  salon  la 
voix  d'Adda,  causant  très  haut  avec  de  grands  éclats  de  rire.  Une 
autre  voix  de  femme  que  je  reconnus  bientôt  pour  celle  de  M"*"  d'Or- 
tosa lui  répondait  sans  rire,  mais  très  distinctement.  Je  pouvais 
bien  les  écouter,  puisqu'elles  n'y  mettaient  aucun  mystère. 

—  C'est  comme  je  vous  le  dis,  ma  belle  petite,  disait  d'un  ton 
absolu  M"*^  d'Ortosa.  Abel  est  près  de  moi  chez  lord  Hosborn ,  et 
il  ne  vous  sait  pas  revenue.  Il  est  plus  fou  que  jamais;  sa  passion 
pour  moi  est  le  sujet  de  toutes  les  conversations  au  château  et  de 
tous  les  propos  dans  le  voisinage.  Vous  direz  ce  que  vous  voudrez, 
cela  devient  sérieux,  et  je  n'en  ris  plus.  Vous  ne  savez  pas,  vous,  ce 


26Ù  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  la  passion  peut  faire  d'un  homme,  même  d'un  viveur  blasé 
comme  Abel.  Je  commence  à  m'en  tourmenter  après  m'en  être 
raillée.  Vous  pensez  bien  que  je  ne  peux  pas  épouser  un  Abel,  et 
que  je  veux  encore  moins  lui  donner  des  droits  sur  mon  cœur, 
comme  on  dit  !  Je  vais  quitter  le  Francbois.  Je  ne  vous  savais  pas 
non  plus  de  retour,  je  venais  dire  adieu  à  votre  sœur,  que  j'aime 
beaucoup;  c'est  une  personne  grave  et  intéressante. 

—  Je  vais  vous  conduire  auprès  d'elle,  dit  Adda. 

—  Non,  reprit  M"''  d'Ortosa.  Je  veux  lui  parler  seule. 

—  Seule? 

—  J'ai  quelque  chose  de  secret  à  lui  dire,  quelque  chose  qui  m'est 
personnel. 

—  Vous  allez  lui  raconter  les  folies  d'Abel  pour  vous?  Prenez 
garde!  Sarah  n'est  pas  une  sans-souci  comme  moi.  Elle  ne  rit  pas 
de  tout  cela.  Elle  n'est  amoureuse  de  personne,  mais  elle  est  senti- 
mentale et  mélomane.  Elle  regarde  Abel  comme  une  espèce  d'ar- 
change, et,  au  lieu  de  se  moquer  de  lui,  elle  le  plaindra.  Elle  est 
capable  de  vous  dire  que  vous  êtes  une  coquette  effrénée,  qu'elle 
ne  croit  pas  à  votre  vertu,  ou  qu'elle  la  trouve  plus  immorale  que 
le  vice ,  que  vous  avez  grand  tort  de  mettre  vos  victimes  en  bro- 
chette à  votre  corsage,  attendu  qu'on  ne  les  croit  victimes  que  de 
votre  inconstance,  nullement  de  votre  chasteté... 

—  Est-ce  l'opinion  de  votre  sœur  ou  la  vôtre  que  vous  m'expri- 
mez avec  tant  d'éloquence? 

—  Ce  n'est  jusqu'à  présent  ni  l'une  ni  l'autre.  Moi,  je  vous  admire 
et  je  vous  adore,  vous  le  savez. 

—  Je  le  sens  jusqu'au  fond  de  l'âme,  ma  chérie! 

—  Quant  à  ma  sœur,  elle  ne  vous  connaît  pas;  mais  i!  faut  un 
peu  de  précautions  avec  elle.  Moi,  je  la  crains. 

—  Et  vous  ne  lui  ouvrez  pas  votre  cœur? 

—  Quel  cœur?  Vous  savez  bien  que  je  n'en  ai  pas  ! 

—  Vous  avez  ce  qui  en  tient  lieu  à  la  plupart  des  femmes. 

—  Quoi  donc? 

—  Des  sens. 

—  Merci!  Je  ne  sais  ce  que  c'est!  Je  suis  comme  vous. 

—  C'est  une  prétention,  ma  chère.  Vous  êtes  comme  les  autres,  et 
votre  sœur,  qui  a  un  grand  jugement,  a  dû  vous  dire  plus  d'une 
fois  :  ((  Ma  petite  amie,  tu  te  crois  très  forte,  parce  que  tu  es  très 
égoïste;  tu  te  crois  intelligente,  parce  que  tu  as  le  caquet  de  l'es- 
prit; tu  te  crois  séduisante,  parce  que  tu  as  la  beauté  du  diable  et 
le  regard  provoquant;  avec  tout  cela,  tu  es  très  femme,  et  le  veu- 
vage t'exaspère.  Tâche  de  rencontrer  un  homme  raisonnable  qui 
veuille  de  toi  et  ne  poursuis  pas  les  Abel,  qui  se  connaissent  en 


MALGRETOUT.  265 

folles,  vu  qu'ils  sont  du  bâtiment,  c'est-à-dire  de  l'hôpital  des 
fous.  »  Voilà,  je  ne  dis  pas  l'opinion  de  votre  sœur  sur  votre  compte, 
mais  celle  qui  pourrait  bien  lui  venir,  si  vous  lui  disiez  ce  qui  se 
passe...  dans  la  cervelle  qui  vous  tient  lieu  de  cœur.  Sur  ce,  em- 
brassons-nous, chère  petite.  Je  vous  prie  de  saluer  pour  moi  votre 
père,  d'embrasser  les  enfans,  et  de  me  laisser  aller  seule  à  la  re- 
cherche de  miss  Owen.  Je  la  trouverai  bien! 

La  conversation  cessa,  probablement  sur  une  brusque  sortie  de 
M"*'  d'Ortosa.  Pour  moi,  j'eus  envie  de  fuir.  Elle  me  faisait  peur.  Je 
la  voyais  écraser  ma  pauvre  sœur  dans  la  lutte  téméraire  que  celle- 
ci  avait  eu  la  folie  d'affronter,  et  l'accabler  de  son  dédain  après 
l'avoir  pervertie,  car  jamais  Adda  ne  s'était  vantée  à  moi  ni  à  per- 
sonne de  n'avoir  pas  de  cœur,  et  elle  s'était  toujours  trop  respectée 
vis-à-vis  de  moi  pour  que  je  pusse  dire  si  elle  avait  des  sens  ou 
n'en  avait  pas. 

Comme  j'entendais  M"^  d'Ortosa  monter  l'escalier,  je  sortis  vite 
pour  qu'elle  ne  me  trouvât  pas  avec  les  enfans.  Rigide  ou  non  dans 
ses  mœurs,  il  me  semblait  qu'elle  leur  eût  apporté  l'atmosphère  de 
la  corruption  sociale  concentrée  à  sa  plus  fatale  puissaace,  et  j'obéis- 
sais machinalement  à  l'ordre  du  médecin  qui  m'avait  dit  :  «  beaucouo 
d'air  pur  pour  la  petite  malade.  »  Je  la  rencontrai  sur  le  palier,  et 
elle  me  demanda  si  je  voulais  bien  la  conduire  dans  ma  chambre. 
Je  n'hésitai  pas,  car  en  la  voyant  en  face  le  courage  me  revint,  et 
je  me  sentis  résolue  à  lui  tenir  tête. 

—  Avant  que  vous  me  fassiez  part  de  ce  qui  vous  amène,  lui 
dis-je  en  lui  offrant  un  siège,  il  faut  que  vous  sachiez  que  je  viens 
d'entendre  votre  conversation  avec  ma  sœur... 

—  Je  l'espérais,  reprit-elle  vivement,  et  j'en  suis  aise;  mais,  comme 
je  ne  veux  pas  qu'elle  entende  ce  que  nous  avons  à  nous  dire,  per- 
mettez-moi de  fermer  les  fenêtres  et  la  double  porte. 

—  A  présent  écoutez,  ajouta-t-elle  en  venant  s'asseoir  près  de 
moi  devant  ma  table  à  écrire.  J'ai  voulu  donner  une  leçon  à  la  pe- 
tite Adda.  C'est  fait.  Elle  n'essaiera  plus  de  se  révolter.  Ne  me  croyez 
pas  irritée  contre  elle,  je  ne  connais  pas  la  haine  avec  les  enfans;  il 
me  suffit  que  celle-ci  sente  ma  force.  Dès  qu'elle  sera  bien  soumise, 
je  la  traiterai  en  bonne  amie,  je  lui  serai  maternelle.  Je  la  marierai 
pour  le  mieux.  Déjà  vous  êtes  débarrassée  de  sa  rivalité.  Elle  déteste 
franchement  votre  fiancé.  Il  lui  a  fait  une  de  ces  injures  qu'on  ne 
pardonne  pas  quand  on  n'est  pas  plus  forte  qu'elle  ne  l'est.  Il  a  ré- 
sisté à  un  appel  bien  visible  en  face  de  deux  cents  personnes. 

—  Pourquoi  ne  m'avez-vous  pas  raconté  cela,  mademoiselle  d'Or- 
tosa, lorsque  nous  nous  sommes  vues  il  y  a  quinze  jours? 

—  Je  vous  ai  dit  qu'Adda  était  éprise  d'Abel,  je  n'avais  pas  be- 
soin de  preuves  à  l'appui. 


266  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Et  c'est  par  sollicitude  pour  moi  que  vous  la  faites  souffrir?  Je 
n'accepte  pas  un  tel  secours.  Je  compte  dire  à  ma  sœur  que  vous 
n'avez  pas  gouverné  Abel  comme  il  vous  plaît  de  le  lui  faire  croire, 
et  que,  s'il  a  préféré  votre  conversation  à  la  sienne,  il  ne  vous  a  pas 
donné  le  droit  de  la  railler  et  de  l'outrager. 

—  Un  instant,  miss  Owen  !  Vous  semblez  croire  que  j'ai  menti  à 
Adda.  Je  ne  mens  jamais.  Abel  a  bien  été  réellement  épris  de  moi 
jusqu'à  la  rage,  et,  à  l'heure  qu'il  est,  je  pourrais  encore  l'emmener 
loin  de  vous,  au  bout  du  monde.  Ecoutez,  en  femme  intelligente  et 
sérieuse  que  vous  êtes,  ce  qu'une  femme  sérieuse  et  intelligente 
aussi  veut  vous  raconter.  Abel  ne  ment  pas  non  plus,  lui,  parce 
qu'il  est  intelligent.  Sa  folie  est  le  résultat  de  ses  passions,  le  cœur 
est  sérieux.  Il  vous  aime.  Vous  l'interrogerez  :  s'il  trouve  dans  le 
récit  que  je  vais  vous  faire  un  mot  qui  ne  soit  pas  exact,  ne  m'es- 
timez plus.  Je  sais  qu'il  est  décidé  à  vous  faire  sa  confession  pleine 
et  entière,  si  vous  l'exigez. 

Je  me  levai  éperdue;  il  m'était  odieux  de  subir  la  tyrannie  de  cet 
examen  de  mon  âme  par  une  personne  dont  le  caractère  m'épouvan- 
tait. Je  ne  trouvais  plus  rien  à  lui  dire,  je  voulais  me  soustraire  à 
son  regard  tranchant  comme  un  scalpel  ;  elle  me  retint. 

—  Ayez,  me  dit-elle  avec  calme,  le  courage  de  votre  situation.  Ce 
n'est  pas  moi  qui  l'ai  faite;  moi  seule  peux  vous  en  faire  tirer  le 
meilleur  parti  possible. 

«  Quand  je  rencontrai  Abel  à  Nice,  il  y  a  un  mois,  reprit-elle,  je 
ne  m'intéressais  point  à  vous  particulièrement.  Je  ne  vous  avais  ja- 
mais parlé,  mais  je  vous  savais  une  personne  de  grande  valeur,  et 
j'examinai  sous  un  jour  nouveau  cet  artiste  que  j'avais  plusieurs  fois 
rencontré  sans  y  faire  attention;  je  connaissais  toute  son  existence 
parce  que  son  nom  se  trouvait  lié  à  beaucoup  d'aventures  où  des 
femmes  de  toute  classe,  depuis  les  bohémiennes  jusqu'aux  prin- 
cesses, avaient  joué  un  rôle.  Le  violoniste  Abel  était  donc  sur  mes 
notes  comme  un  rouage  du  monde  de  la  galanterie  où  s'étaient  en- 
grenées beaucoup  de  vertus  faciles  à  démasquer;  mais  je  ne  dé- 
masque personne,  il  m'est  plus  utile  de  savoir. 

«  Je  ne  le  trouvais  pas  beau  malgré  son  grand  charme  et  une 
certaine  noblesse  d'allures  en  public.  La  distinction,  qui  est  plus 
rare  que  la  majesté,  lui  manquait;  je  fus  surprise  de  trouver  à  Nice 
qu'elle  lui  était  venue.  Il  se  tenait  mieux,  il  paraissait  moins  artiste, 
et  il  avait  pourtant  fait  de  merveilleux  progrès  dans  son  art.  J'ob- 
serve tout,  et  ma  passion  est  de  savoir  la  raison  des  choses.  Je  me 
demandai  si  l'amour  avait  passé  par  là;  je  me  rappelai  l'aventure 
de  Nouzon;  je  remarquai  qu'Abel  recherchait  beaucoup  votre  père 
et  ne  fuyait  pas  votre  sœur.  Je  l'abordai  du  regard.  Je  ne  vis  pas 
dans  le  sien  cette  ardente  curiosité  que  j'y  avais  rencontrée  autre- 


MALGRETOUT.  267 

fois,  et  dont  je  m'étais  détournée  comme  d'une  impertinence.  Abel 
n'était  plus  frissonnant  à  l'approche  d'une  femme,  même  d'une 
femme  comme  moi,  qui  bouleverse  toutes  les  têtes.  Il  commença  de 
m'iutéresser.  Un  viveur,  un  effréné  tel  que  lui,  épris  d'une  puri- 
taine telle  que  vous,  ce  devait  être  un  chapitre  intéressant  dans 
mon  étude  de  la  vie  humaine  et  des  mœurs  modernes. 

«  Je  le  tâtai  délicatement;  je  vis  qu'il  était  méfiant  et  qu'il  ne 
fallait  ni  lui  prononcer  votre  nom,  ni  essayer  de  le  confesser.  Je 
n'avais  plus  qu'un  moyen  de  mesurer  la  puissance  de  son  sentiment 
pour  vous,  c'était  de  lui  plaire,  afin  de  voir  si  la  chose  était  difficile 
et  si  la  défense  serait  sérieuse. 

(c  Gloire  vous  soit  rendue,  miss  Ovven  :  j'échouai  complètement... 
à  Nice  ! 

«  Mais  à  Monaco  je  vis  que  ma  défaite  lui  avait  coûté  un  certain 
effort.  Je  l'entrepris  sérieusement.  Je  vous  avouerai  sans  pruderie 
que  j'étais  piquée  au  jeu.  Il  me  fat  facile  d'afficher  mon  engouement 
pour  lui  sans  me  compromettre.  C'est  si  commode  avec  un  artiste! 
On  l'applaudit,  on  lui  jette  des  fleurs,  on  pleure  en  lui  disant  qu'il 
est  sublime,  et  on  peut  dire  aux  autres  :  C'est  l'artiste  qui  me  pas- 
sionne; l'homme  m'est  aussi  indifférent  que  son  instrument  quand 
il  a  cessé  d'en  jouer.  Les  artistes  sont  vains,  ils  ne  croient  pas  cela. 
Abel  se  flatta  de  m'avoir  vaincue  et  sut  trouver,  au  milieu  de  la  vie 
de  plaisir  qui  nous  enveloppait  de  son  imprévu  et  qui  nous  proté- 
geait de  son  fracas,  l'occasion  de  me  faire  comprendre  qu'il  se  ren- 
dait et  ne  me  résisterait  plus.  Je  l'attendais  là;  il  venait  recevoir  le 
prix  de  son  infidéUté  envers  vous;  il  se  le  croyait  dû!  Je  l'écrasai 
alors  de  mon  dédain,  et  je  le  fis  souffrir  de  toutes  mes  forces.  11 
comprit  la  leçon  et  s'échappa.  Après  quelques  jours  passés  à  Men- 
ton, il  disparut  tout  à  fait. 

«  Qu'était-il  devenu?  La  vieille  Settimia,  qui  venait  le  rejoindre 
pour  chanter  à  Gênes,  le  chercha  sur  tout  le  littoral,  le  demandant 
à  toutes  les  polices  comme  un  objet  perdu.  Elle  fut  cause  que  la 
disparition  de  l'artiste  fit  grand  bruit.  On  parla  de  suicide,  et  on 
m'attribua  l'honneur  de  l'avoir  poussé  au  désespoir. 

«  J'ai  su  cela  par  une  lettre  de  ma  cousine  de  Nice,  car  j'étais 
déjà  au  Francbois,  certaine  d'y  avoir  bientôt  des  nouvelles  de  mon 
fugitif.  Il  est  de  règle  que,  quand  un  homme  n'a  pas  réussi  à  trahir 
son  amante,  il  court  auprès  d'elle  pour  lui  jurer  qu'il  l'a  toujours 
adorée.  Abel  devait  se  retrouver  à  vos  pieds. 

«  Vous  avez  bien  envie  de  me  demander  pourquoi,  ayant  repoussé 
Abel  à  Monaco,  je  venais  ici  pour  le  revoir.  Je  vous  le  dirai;  avec 
vous,  je  serai  franche  comme  avec  un  miroir.  Abel  m'a  émue,  je  di- 
rai plus,  il  m'a  troublée.  Sa  colère,  sa  soufFrance,  son  indignation 


268  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lors  de  sa  défection  à  Monaco,  ont  fait  entrer  mon  esprit  dans  une 
phase  nouvelle.  C'est  un  état  inconnu  que  je  ne  puis  bien  définir 
encore.  Je  n'aime  pas,  je  ne  dois  pas  aimer,  mon  avenir  serait 
perdu.  Il  faut  que  j'arrive  vierge  de  cœur  et  de  conduite  au  souve- 
rain que  je  veux  dominer.  J'ai  d'autant  plus  de  force  pour  me  dé- 
fendre que  j'en  suis  venue  à  comprendre  certains  dangers.  J'ai  vu 
Abel  furieux,  prêt  à  me  frapper  et  me  maudissant  avec  une  énergie 
vraiment  dramatique.  C'est  le  plus  beau  mouvement  de  passion  qui 
se  soit  produit  devant  moi.  En  ce  moment-là,  un  vertige  m'a  prise. 
S'il  eût  fait  un  pas,  je  tombais  dans  ses  bras;  mais  les  hommes  sont 
trop  simples  pour  faire  jamais  à  propos  ce  pas  là,  et  il  faut  vous 
dire  que  ce  corrompu  d'Abel  est  le  plus  ingénu  des  hommes. 

«  Je  suis  venue  vous  voir,  je  vous  ai  attirée  à  un  rendez-vous,  je 
vous  ai  fait  surveiller  par  le  petit  Ourowski.  Abel  n'était  pas  arrivé. 
Yous  ne  l'attendiez  pas,  mais  j'étais  sûre  qu'il  arriverait,  et  j'ai 
appris  que  vous  vous  absentiez.  J'ai  battu  alors  le  pays  avec  les 
hommes  du  Francbois  sous  prétexte  de  beau  temps  et  de  genêts  en 
fleurs.  Je  n'ai  pu  retrouver  vos  traces;  mais  un  soir  de  pluie,  il  y  a 
cinq  jours,  aux  portes  de  Givet,  où  nous  allions  dîner  en  passant, 
nous  avons  failli  écraser  un  piéton  distrait  que  j'ai  reconnu  comme 
au  vol.  J'ai  dit  tout  bas  à  Ourowski  :  C'est  Abel!  et  l'enfant  l'a  crié 
tout  haut.  Aussitôt  les  voitures  et  les  cavaliers  de  notre  bande  l'ont 
entouré,  saisi,  jeté  bon  gré  mal  gré  dans  la  calèche  de  lord  Hosborn. 
Moi,  j'étais  à  cheval.  On  roulait  sur  l'infernal  pavé  de  Givet.  Abel 
a  été  surpris  de  me  voir  quand  les  lumières  du  dîner  nous  ont  ras- 
semblés à  l'hôtel  du  Mont-d'Or.  Peut-être  eût-il  fui  obstinément, 
s'il  m'eût  aperçue  plus  tôt,  je  n'en  sais  rien.  Il  fut  très  maître  de 
lui  en  me  reconnaissant,  et  ne  se  dégagea  point  de  la  parole  qu'il 
avait  donnée  à  lord  Hoshorn  de  se  laisser  emmener  pour  quelques 
jours  au  Francbois.  Je  compris  fort  bien  qu'il  avait  trouvé  le  gîte 
favorable  pour  se  tenir  à  portée  de  vous,  mais  qu'il  eût  préféré  ne 
pas  le  partager  avec  moi.  Je  lui  parlai  comme  si  nous  nous  fussions 
quittés  la  veille  dans  les  meilleurs  ternies.  Il  se  montra  homme  de 
bonne  compagnie  en  suivant  l'exemple  que  je  lui  donnais.  Je  ne 
veux  rien  incriminer  auprès  de  vous,  je  suis  persuadée  qu'il  se  flatta 
de  me  tenir  pour  fort  indifférente  désormais. 

«  C'est  ici  que  je  vais  commencer,  chère  miss  Owen,  à  vous  sem- 
bler fort  coupable;  mais  ma  sincérité  m'absoudra.  Il  ne  me  conve- 
nait pas  de  devenir  indiflerente,  moi  qui  suis  redoutable  par  calcul 
et  par  nature.  Et  puis,  je  vous  l'ai  dit,  Abel  a  de  l'attrait  pour  moi 
depuis  qu'il  m'a  injuriée  et  presque  battue.  Je  ne  suis  pas  arrivée 
à  l'âge  que  j'ai,  à  travers  tous  les  orages  d'amour  soulevés  par  moi, 
sans  avoir  acquis  le  droit  de  connaître  les  plaisirs  chastes  de  l'émo- 


MALG RÉTOUT.  269 

tion;  l'épithète  vous  fait  rougir?  Ma  chère  enfant,  l'émotion  de  la 
femme  qui  compte  se  donner  le  jour  du  mariage  et  celle  de  la 
femme  qui  compte  se  refuser  à  jamais,  c'est  absolument  la  même 
émotion;  vous  ne  le  croyez  pas?  vous  avez  tort.  La  mienne  est  plus 
intense,  plus  méritoire  par  conséquent.  La  vôtre,  n'est  qu'un  pieux 
atermoiement,  une  mesure  de  prudence.  Moi,  j'aime  à  me  prome- 
ner le  long  des  abîmes.  Pour  être  sûre  de  n'y  jamais  tomber,  il  faut 
que  je  m'habitue  à  braver  le  vertige,  et  le  vertige  a  des  charmes; 
il  m'est  permis  de  les  savourer,  puisque  c'est  l'unique  récompense 
du  sacrifice  que  j'ai  fait  de  ma  jeunesse  et  de  ma  beauté;  on  vous 
a  donc  dit  la  vérité  quand  on  m'a  accusée  devant  vous  d'aimer  à 
ravager  les  cœurs  sans  y  toucher.  On  eût  pu  dire  encore  mieux  : 
j'aime  à  incendier  les  existences  et  à  m'enivrer  de  la  fumée  de 
la  coupe  sans  la  porter  à  mes  lèvres.  Je  n'ai  pas  toujours  été  ainsi, 
je  vous  l'ai  dit,  j'ai  eu  de  la  candeur  et  de  la  bonne  foi;  j'ai  été 
accusée  avant  d'être  coupable  :  à  présent  je  le  suis  sans  remords. 
Pourquoi  le  désir  s'acharne-t-il  après  l'impossible?  Puisque  c'est 
une  loi  fatale,  puisque  les  êtres  simples  et  purs  comme  vous  n'in- 
spirent que  des  affections  douces  et  n'empêchent  pas  les  ardeurs 
violentes  qui  font  la  puissance  des  coquettes,  la  femme  qui  choisit 
votre  lot  ne  recueillera  que  ce  qu'elle  a  voulu  semer;  qu'elle  ne  se 
plaigne  donc  pas!  Il  ne  tenait  qu'à  elle  de  goûter  du  grand  règne; 
maudire  celles  qui  s'en  sont  emparées  est  puéril  et  ridicule. 

«  Vous  me  connaissez  absolument  désormais.  Je  suis  entrée  dans 
l'âge  où  on  joue  avec  le  feu,  et  où  ce  jeu-là  est  une  passion.  Jamais 
encore  je  ne  m'étais  brûlée  aussi  vivement  qu'avec  Abel.  J'avais  eu 
affaire  à  des  êtres  tièdes  ou  usés;  cet  artiste  est  un  volcan,  il  a  de 
la  vraie  puissance,  il  ne  dissimule  rien,  il  ne  fait  pas  de  madrigaux, 
il  est  brutal.  Il  vous  dit  qu'il  rougit  de  vous  aimer.  Il  va  même  jus- 
qu'à vous  dire  qu'il  vous  désire  et  rien  de  plus;  mais  ce  désir  n'est 
pas  humiliant.  Il  est  trop  intense  pour  que  l'être  tout  entier  ne  s'y 
absorbe  pas,  et  pour  que  tout  n'y  soit  pas  sacrifié. 

«  Voilà  où  Abel  en  est  depuis  deux  jours.  Je  n'ai  pas  eu  besoin  de 
nouvel  artifice  avec  lui;  il  m'a  suffi  de  lui  faire  voir  ce  qui  est,  l'état 
de  mon  âme  affolée  de  lui,  avec  la  raison  d'état  de  mon  cerveau  qui 
refuse  le  bonheur  à  cette  âme  torturée.  11  en  est  venu  à  me  com- 
prendre, à  me  plaindre,  à  m'admirer  peut-être,  tout  en  me  détes- 
tant et  me  maudissant  aux  heures  de  paroxysme...  Enfin  hier  j'ai 
senti  que  c'était  assez,  parce  que  ma  force  s'épuisait,  et  j'ai  résolu 
de  vous  rendre  votre  fiancé.  Je  suis  partie  ce  matin  à  son  insu,  et, 
ne  sachant  pas  trouver  votre  famille  de  retour,  je  voulais  vous  dire 
que  je  fuis.  Je  retourne  à  Paris,  c'est  à  vous  de  retenir  Abel.  Dans 
l'exaltation  où  je  le  laisse,  ma  fuite  est  un  aveu  trop  excitant  pour 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  ne  veuille  pas  me  suivre.  Ce  serait  là  un  embarras  et  un  péril 
que  je  ne  veux  pas  pousser  plus  loin  ;  écrivez-lui,  hâtez  votre  ma- 
riage avec  lui.  Je  sais  qu'il  veut  se  marier,  bien  qu'il  ne  vous  nomme 
pas.  Il  veut  en  finir  avec  les  passions.  Il  vous  est  fort  attaché,  j'en 
suis  certaine,  car  votre  nom  le  fait  pâlir.  Il  vous  respecte,  il  tient  à 
vous;  vous  le  rendrez  fort  heureux,  si  vous  pouvez  le  fixer.  Ceci  est 
votre  affaire  et  non  la  mienne,  j'ai  dit.  Adieu,  je  prends  le  convoi 
sur  l'autre  rive,  et  je  pars.  » 

Je  la  saluai  sans  lui  dire  un  mot;  elle  me  faisait  horreur,  mais  je 
trouvais  indigne  de  moi  de  lui  exprimer  mon  dégoût.  Je  ne  la  re- 
gardai pas  traverser  la  rivière,  je  retournai  auprès  des  enfans,  je 
fermai  la  fenêtre,  l'air  fraîchissait.  Je  préparai  la  potion  de  Sarah 
et  la  lui  fis  prendre;  je  m'assis  sur  le  tapis  pour  faire  jouer  le  baby, 
et  puis  je  repris  la  petite  brassière  que  j'étais  en  train  de  coudre,  et, 
quand  ma  sœur  entra,  je  la  consultai  sur  le  choix  de  la  dentelle 
dont  je  la  voulais  garnir. 

Ma  sœur  avait  reconduit  M""  d'Ortosa  jusque  sur  l'autre  rive.  Elle 
venait  me  demander  quel  secret  elle  m'avait  confié. 

—  Piien  qui  doive  intéresser  vous  ou  moi,  lui  répondis-je;  c'est 
une  confidence,  et  je  dois  la  garder,  une  confidence  très  puérile,  et 
rien  de  plus. 

—  Y  suis-je  pour  quelque  chose?  dit  Adda  inquiète. 

—  Pour  rien  absolument. 

—  Pourtant,  Sarah,  vous  êtes  pâle. 

—  J'ai  la  migraine.  La  parfumerie  de  M""  d'Ortosa  est  trop  forte. 
Les  enfans  ne  l'ont  pas  respirée,  c'est  l'essentiel. 

Je  ne  savais  pas  ce  que  je  disais,  mais  je  paraissais  si  calme  que 
ma  sœur  ne  s'aperçut  pas  de  l'état  où  j'étais.  C'était  le  calme  de  la 
mort. 

Quand  je  fus  seule,  je  me  demandai  si  M'*''  d'Ortosa  ne  m'avait 
pas  fait  un  tissu  de  mensonges.  Il  Ji'y  avait  point  d'apparence  à 
cela.  Elle  avait  invoqué  le  témoignage  d'Abel,  et  c'était  à  lui  que 
je  devais  demander  cette  chose  impure,  l'intensité  du  désir  qu'une 
coquette  avait  allumé  dans  ses  sens  !  Il  me  fallait,  moi,  me  repré- 
senter les  agitations,  les  transports  de  cette  pouj'suite  malsaine, 
en  peser  la  gravité,  en  tolérer  l'excès,  le  consoler  d'avoir  été  écon- 
duit,  le  retenir  près  de  moi,  lui  donner  ma  vie  pour  le  dédommager 
de  n'avoir  pas  été  l'amant  d'une  autre!  Ah!  c'était  trop,  en  vérité! 
Je  ne  pouvais  ni  m'informer  de  la  vérité,  ni  la  tenir  pour  non  ave- 
nue. L'image  de  cette  vierge  impudique  se  plaçait  à  jamais  entre 
Abel  et  moi.  Abel  était  l'esclave  de  ses  passions.  Si  c'était  un  crime, 
je  ne  voulais  pas  le  savoir,  et  je  ne  pouvais  apprécier  le  degré  de 
résistance  qu'il  était  capable  de  leur  opposer;  mais  c'était  un  irré- 


MALGRÉTOUT.  271 

parable  malheur,  et  j'avais  été  folle  de  croire  que  je  pourrais  l'en 
préserver.  Il  avait  eu  pour  moi  un  éclair  de  cette  passion  en  vou- 
lant m'enlever.  Au  lieu  d'en  être  touchée,  j'en  avais  été  blessée;  je 
n'étais  pas  une  d'Ortosa,  moi!  je  ne  pouvais  répondre  à  ses  accès 
de  fièvre  que  par  la  douceur  et  la  plainte.  Il  se  soumettait,  il  ne  se 
fâchait  pas  trop  contre  ma  résistance,  parce  qu'il  était  bon;  il  ap- 
préciait ma  pudeur,  il  l'estimait,  la  respectait,  parce  qu'il  trouvait 
du  charme  à  la  simplicité  des  enfans;  mais  tout  cela  ne  suffisait 
pas  à  la  consommation  d'une  vitalité  comme  la  sienne.  Cette  jour- 
née d'extase  tendre  qu'il  avait  passée  à  me  regarder  sans  oser  me 
toucher,  et  dont  je  lui  avais  été  si  reconnaissante,  n'avait  pas  mis 
le  moindre  calmant  sur  sa  fièvre  chronique.  Une  heure  après,  ren- 
contrant cette  fille  hardie  qu'il  comparait  à  du  vin  de  Champagne 
où  l'on  aurait  mis  du  vitriol,  il  m'avait  oubliée,  ou  plutôt,  non;  il 
avait  donné  un  autre  alimant  aux  violences  qu'il  s'était  interdites 
avec  moi,  et  peut-être  s'était-il  dit  :  A  chacune  d'elles  ce  qui  lui 
convient,  le  respect  à  la  fiancée,  la  passion  à  la  tentatrice  !  Je  donne 
à  l'une  ce  dont  l'autre  ne  veut  point,  je  suis  dans  la  vérité,  dans 
l'usage,  dans  le  droit  de  mon  sexe,  dans  le  bon  sens  et  dans  le  bon 
goût  peut-être  ! 

A  supposer  qu'il  eût  raisonné  plus  sérieusement,  ne  m'avait-il 
pas  dit  :  Prenez-moi,  emmenez-moi,  gardez-moi,  ou  je  suis  perdu? 
II  me  l'avait  dit,  il  me  l'avait  répé!,é.  Je  n'avais  pas  compris,  moi, 
qu'il  était  incapable  d'attendre  huit  jours  sans  contracter  de  nou- 
velles souillures.  Je  n'avais  pas  deviné  que,  s'il  était  venu  me  trou- 
ver, c'était  pour  échapper  à  d'invincibles  tentations.  Je  ne  voulais 
pas  croire  que  ce  fût  par  dépit,  j'admettais  qu'il  eût  la  volonté 
loyale,  le  cœur  réellement  sincère.  Je  n'étais  pas  irritée,  je  n{3  l'ac- 
cusais pas.  Il  m'aimait  comme  il  pouvait  aimer,  il  était  persuadé  de 
son  amour;  il  ne  me  mentait  pas  et  ne  se  mentait  pas  à  lui-même. 
Il  avait  peut-être  l'intention  de  m'être  fidèle  à  partir  du  mariage; 
mais  jusqu'à  la  veille  il  ne  pouvait  répondre  de  rien.  Il  ne  s'ap- 
partenait pas,  il  n'avait  jamais  essayé  de  contenir  son  impétuosité 
naturelle  et  fatale.  Il  n'eût  pas  pu.  Le  torrent  peut-il  dire  au  ruis- 
.seau  où  il  va  et  d'où  il  vient? 

Je  pouvais  tout  lui  pardonner,  sauf  de  m'avilir;  mais  il  ne  dépen- 
dait pas  de  lui  que  cela  ne  fût  pas.  Il  n'avait  pas  voulu  prononcer 
mon  nom,  il  avait  forcé  M"^  d'Ortosa  à  le  respecter,  il  avait  pris  des 
soins  pour  cacher  nos  relations.  Il  le  pouvait  encore;  mais,  quand  je 
serais  sa  femme,  chacune  de  ses  défaillances  ne  serait-elle  pas  un 
outrage  public  pour  celle  qui  porterait  son  nom?  Est-ce  que  la  fidé- 
lité, même  apparente,  lui  serait  possible?  Ne  m'avait-il  pas  dit  aussi  : 
«  Vous  voyagerez  avec  moi,  s'il  faut  que  je  voyage  encore.  Je  ne  veux 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jamais  me  séparer  de  vous  !  »  Il  me  faudrait  donc  m'attacher  à  ses 
pas  comme  un  gardien  jaloux,  subir  le  ridicule  d'une  femme  qui 
surveille  son  mari,  ne  pas  le  quitter  une  heure  sans  rêver  la  honte 
de  l'attendre  indéfiniment? —  Non,  tout  cela  était  au-dessus  de  mes 
forces,  et  je  marchai  toute  la  nuit  dans  ma  chambre  en  me  disant 
sans  colère,  mais  avec  une  immense  douleur  :  Je  ne  peux  pas  !  — 
Et  au  matin  je  me  jetai  accablée  sur  mon  lit  en  m'écriant  :  Tout  est 
perdu  pour  moi,  fors  l'honneur. 

Je  fus  très  malade  le  jour  suivant,  et  je  fus  forcée  de  garder  le 
lit.  On  crut  que  j'étais  reprise  de  cette  névralgie  qui  me  servait  k 
tout  expliquer.  Le  lendemain,  je  réussis  à  me  lever.  Je  ne  voulais 
pas  qu'Abel  vînt  faire  sa  demande,  je  ne  voulais  pas  lui  causer 
l'humiliation  d'un  refus;  mais  quel  moyen  de  rompre  sans  retour  et 
d'éviter  des  luttes  pénibles?  Je  craignais  de  le  voir,  j'avais  trop 
éprouvé  son  ascendant  sur  moi.  Lui  demander  compte  de  sa  con- 
duite soulevait  en  moi  une  répugnance  invincible.  Je  ne  voulais  pas 
le  voir  avili  devant  moi  et  par  moi,  je  désirais  garder  son  souvenir 
pur  de  reproches  et  de  blessures  mutuelles.  Je  savais  qu'en  avouant 
tout  il  se  justifierait  à  sa  manière  par  le  repentir,  par  la  tendresse; 
mais  je  savais  aussi  qu'il  aurait  des  accès  de  fureur  où  il  me  brise- 
rait en  me  disant  que  je  ne  l'avais  jamais  aimé.  Je  ne  voulais  plus 
m'entendre  dire  cela,  c'eût  été  ma  défaite.  Que  faire?  Je  ne  savais 
pas,  je  ne  trouvais  rien.  Je  ne  pouvais  pas  fuir  comme  M"*  d'Or- 
tosa.  J'avais  un  enfant  malade  à  soigner,  et  puis  mon  père,  que  son 
voyage  avait  beaucoup  fatigué,  enfin  ma  pauvre  sœur  dont  l'esprit 
en  désarroi  me  causait  de  vives  inquiétudes.  Je  m'arrêtai  au  rôle 
passif  qui  m'était  dévolu.  J'attendis  les  événemens,  ne  pouvant  op- 
poser à  mon  destin  que  la  force  de,.rinertie. 

Bientôt  je  reçus  deux  lettres.  «  Je  viens  de  rencontrer  Abel  à 
Paris,  disait  la  première.  Il  y  était  depuis  vingt-quatre  heures.  II 
m'a  dit  vous  avoir  vue,  et  il  compte  retourner  à  Malgrétout  le  16, 
c'est-à-dire  dans  trois  jours,  et,  selon  ses  prévisions,  le  lendemain 
du  retour  de  M.  Ovven.  Dans  le  cas  où  ce  retour  serait  retardé,  un 
mot  bien  vite  à  votre  fidèle  et  respectueux  ami.  —  Nou ville.  » 

Je  compris  ce  qui  s'était  passé.  Abel  avait  suivi  de  près  M""  d'Or- 
tosa.  Il  s'était  dit  :  J'ai  encore  cinq  jours  devant  moi.  Je  ne  dois 
pas  revoir  ma  fiancée  tête  à  tête.  Je  suis  trop  excité  par  le  trouble 
qu'une  autre  a  mis  en  moi.  J'oublierais  mes  résolutions,  j'offenserais, 
j'épouvanterais  l'honnête  fille.  Mieux  vaut  faire  un  dernier  effort 
pour  assouvir  la  folle  passion  qui  me  torture.  Si  j'échoue  encore, 
j'irai  demander  la  main  de  celle  qui  doit  me  guérir. 

Je  reconnus  la  vraisemblance  de  mon  explication  en  relisant  le 
billet  de  Nouville.  Il  était  le  plus  cher  et  le  plus  intime  ami  d'Abel, 


MALGRÉTOUT.  273 

et,  après  une  séparation  assez  longue,  Abel  avait  laissé  passer  vingt- 
quatre  heures  à  Paris  sans  l'aller  voir;  c'est  par  hasard  qu'ils  s'étaient 
rencontrés.  Abel  ne  lui  avait  rien  dit  de  M"«  d'Ortosa,  il  n'avait  parlé 
que  de  moi  et  de  ses  projets  de  mariage,  il  l'avait  chargé  de  savoir 
le  jour  du  retour  de  mon  père.  Le  bon  Neuville  attribuait  à  l'impa- 
tience de  me  revoir  ce  qui  n'était  sans  doute  chez  Abel  que  l'espoir 
de  gagner  un  jour  de  plus  à  passer  à  Paris. 

J'ouvris  avec  distraction  l'autre  lettre  d'une  écriture  inconnue; 
elle  contenait  ces  mots  :  «  Que  faites-vous  donc,  miss  Owen?  Voici 
que  je  rencontre  Abel  face  à  face  à  la  sortie  des  Italiens.  Votre  non- 
chalance m'est  fort  désagréable;  décidez-vous  donc  à  l'épouser  et  à 
me  débarrasser  de  lui,  et,  si  vous  n'en  voulez  plus,  dites  à  votre 
petite  sœur  de  s'en  charger. 

«  Toute  à  vous.  —  Carmen  d'Ortosa.  » 

J'écrivis  sur-le-champ  à  Neuville  de  dire  à  Abel  que  mon  père  était 
revenu,  puis  reparti  pour  l'Angleterre;  il  ne  serait  de  retour  que 
dans  un  mois,  et  je  priais  Abel  de  ne  pas  venir  avant  un  nouvel 
avis  de  ma  part.  Je  gagnais  ainsi  du  temps.  J'abandonnais  Abel  à 
son  sort,  et  je  dégageais  le  mien. 

Huit  jours  après,  Neuville  m'écrivit  de  nouveau,  a  Que  se  passe- 
t-il  donc?  J'apprends  que  votre  père  n'a  pas  quitté  de  nouveau  Mal- 
grétout,  et  je  ne  vois  pas  Abel  pour  le  lui  dire.  Je  ne  sais  même  où 
le  prendre.  Chère  miss  Owen,  il  faut  que  je  vous  parle  à  vous  seule. 
Je  sais  que  vous  avez  une  parente  à  Reims,  allez  la  voir;  dites-moi 
le  jour,  je  vous  rencontrerai  là  comme  par  hasard,  et  nous  cause- 
rons. » 

Je  saisis  sans  hésiter  le  moyen  de  rupture  qui  se  présentait.  Je 
me  rendis  seule  à  Reims,  et  je  mis  la  lettre  de  M"'  d'Ortosa  sous  les 
yeux  de  Neuville.  —  Ceci,  lui  dis-je,  a  été  le  dernier  coup,  et  la 
consommation  de  ma  honte.  Je  n'ai  même  pas  cette  consolation  à 
donner  à  ma  fierté  que  ma  rupture  avec  Abel  ait  précédé  l'insulte 
qu'il  attire  sur  moi.  Je  l'attendais  encore  pour  le  consoler  au  moins 
de  mon  refus,  et  déjà  il  avait  suivi  le  météore.  A  présent,  mon  ami, 
je  ne  veux  pas  le  haïr,  je  ne  veux  pas  le  mépriser.  Je  ne  veux  ni  l'ou- 
blier, ni  l'effacer  de  mes  sympathies.  Il  sera  toujours  pour  moi  un 
sujet  de  sollicitude  et  un  souvenir  dont  je  ne  veux  garder  que  le 
charme;  mais  je  ne  le  reverrai  jamais,  et  si  vous  ne  m'approuviez 
pas,  si  vous  tentiez  de  me  rattacher  à  lui,  je  croirais  à  présent  que 
vous  n'êtes  pas  un  homme  sérieux,  ou  que  vous  ne  me  prenez  pas 
pour  une  personne  respectable. 

Neuville  courba  la  tête  et  n'essaya  pas  de  justifier  Abel.  Il  avait 
une  fort  mauvaise  opinion  de  M"*  d'Ortosa  et  la  croyait  hypocrite  et 
galante  dans  toute  la  force  du  terme.  Il  avait  soupçonné  ses  rela- 

TOME  LXXXVI.  —   1870.  18 


27/r  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tions  avec  Abel  et  ne  les  jugeait  point  platoniques.  Je  dus  la  dé- 
fendre dans  le  sens  où  elle  pouvait  être  défendue,  c'est-à-dire  con- 
stater un  grand  empire  sur  elle-même  pour  faire  le  mal  dans  les 
limites  que  lui  posait  son  ambition. 

Nouville  m'avoua  qu'en  me  demandant  une  entrevue  il  avait  en- 
core eu  l'espoir  de  sauver  son  ami  de  cette  dernière  épreuve;  mais 
en  apprenant  le  cruel  plaisir  que  M'^*  d'Ortosa  s'était  réservé  de 
m'humilier,  il  comprenait  que  je  ne  jDOuvais  plus  m' exposer  à  de 
tels  outrages,  et  il  me  jura  qu'il  le  ferait  comprendre  à  Abel  d'une 
manière  décisive  et  irrévocable.  Je  lui  remis  l'enveloppe  qui  conte- 
nait le  brin  d'herbe  :  c'était  le  sceau  de  la  rupture. 

Quinze  jours  après,  il  m'écrivit  :  «  Abel  est  parti  pour  l'Italie. 
M"«  d'Ortosa  est  à  Paris  en  train  de  conclure  un  grand  mariage. 
Abel  a  beaucoup  souffert  de  votre  détermination,  mais  il  l'a  com- 
prise. Oubliez-le,  si  vous  pouvez,  et,  si  vous  pensez  à  lui  quelque- 
fois encore,  pardonnez-lui  dans  votre  cœur.  Il  expiera  cruellement 
ses  fautes  et  ne  se  consolera  jamais  de  son  bonheur  perdu.  Je  le 
connais!  » 

Quand  mon  sacrifice  fut  accompli,  je  crus  que  je  ne  m'en  relève- 
rais pas,  tant  je  me  sentis  brisée;  mais  je  n'eus  pas  le  loisir  de 
m'occuper  de  moi-même.  Une  épidémie  ravagea  le  pays,  et  je  dus 
songer  à  soigner  les  malades.  Comme  le  mal  sévissait  surtout  sur 
les  enfans,  j'engageai  Adda  à  ne  pas  laisser  sortir  les  siens  de  notre 
enclos  et  à  ne  pas  sortir  elle-même.  Je  confiai  Sarah  aux  soins  de 
mon  père.  Elle  était  heureusement  assez  bien  dans  ce  moment-là. 
Moi,  je  me  logeai  dans  un  pavillon  séparé,  afin  de  ne  pas  apporter 
à  nos  enfans  la  contagion  du  dehors,  et  je  me  consacrai  aux  mal- 
heureux. J'espérais  avoir  mon  tour  quand  j'aurais  fait  mon  possible 
pour  les  autres,  et  mourir  dans  l'exercice,  de  mon  devoir  sans  avoir 
à  me  reprocher  la  lâcheté  du  suicide.  La  mort  ne  voulut  pas  de  moi, 
et  en  me  sentant  utile  je  me  sentis  plus  forte.  Après  tout,  qu'est-ce 
que  de  vivre  un  certain  nombre  d'années  sans  bonheur?  Ce  n'est 
jamais  qu'un  temps  bien  court  pour  faire  tout  ce  qu'on  doit  faire, 
et  il  n'en  reste  point  pour  se  reposer  et  se  plaindre. 

L'épidémie  passée,  je  rentrai  dans  ma  famille  et  m'occupai  de 
ma  sœur.  Son  esprit  avait  subi  une  crise  que  je  n'avais  pu  suivre. 
Elle  m'apprit  que  pendant  ma  retraite  la  destinée  l'avait  vengée  de 
M"^  d'Ortosa.  La  fière  Espagnole  avait  manqué  le  grand  mariage 
qu'elle  se  croyait  sûre  de  contracter,  et  qu'elle  avait  déjà  annoncé 
à  tout  le  monde.  On  ne  savait  pas  bien  les  causes  de  son  échec;  il 
avait  été  brusque,  on  disait  même  brutal.  On  ajoutait  qu'elle  avait 
fait  une  grave  maladie  dont  les  suites  seraient  longues  et  la  tien- 
draient peut-être  à  jamais  éloignée  des  fêtes  et  du  bruit. 


MALGRÉTOUT.  275 

Adda  se  réjouissait  si  cruellement  de  ce  désastre  que  j'en  fus  ef- 
frayée. Je  craignis  qu'elle  ne  fût  devenue  méchante  par  jalousie.  — 
Rassure-toi,  me  dit-elle;  je  n'étais  pas  jalouse  de  ses  succès  de 
femme,  j'en  aurai  autant  qu'elle  quand  je  voudrai,  et  de  meilleur 
aloi.  Je  ne  serai  pas  si  follement  ambitieuse,  et  j'arriverai  plus  sû- 
rement à  une  position  plus  solide.  Son  malheur  m'a  servi  de  leçon. 
Elle  voulait  voir  tous  les  hommes  à  ses  pieds.  Moi,  je  m'attacherai 
à  une  seule  conquête,  et  elle  ne  m'échappera  pas.  J'ai  voulu  lui  dis- 
puter Abel,  que,  pas  plus  qu'elle,  je  n'eusse  voulu  épouser,  et  que 
je  n'aimais  pas  :  c'est  qu'elle  m'avait  un  peu  corrompue.  La  voilà 
hors  de  combat,  et  je  ne  subirai  plus  sa  mauvaise  influence.  Je  me 
servirai  de  ma  volonté  et  je  m'en  servirai  bien,  tu  verras;  mais  il 
faut  que  tu  m'aides.  Il  faut  que  tu  me  tires  de  l'obscurité.  Tu  es 
d'âge  à  me  servir  de  chaperon,  je  veux  que  tu  m.e  conduises  au 
Francbois.  Le  monde  est  là  tout  près  de  nous,  et  je  veux  y  prendre 
la  place  qui  m'est  due. 

Elle  revint  avec  ténacité  à  ce  projet,  que  je  la  priais  en  vain  d'a- 
journer. J'avais  à  surveiller  à  toute  heure  ma  petite  Sarah,  de  nou- 
veau souffrante,  et  pour  laquelle  il  me  fallut  faire  des  miracles  d'at- 
tention et  de  prévoyance.  Je  réussis  à  la  soustraire  encore  une  fois 
à  l'anémie,  et  ce  n'est  pas  en  courant  les  chasses  et  les  bals  que 
j'eusse  pu  atteindre  ce  résultat  difficile,  toujours  prêt  à  m'échap- 
per.  Mon  père  s'était  mal  trouvé  de  son  séjour  à  Nice.  Il  ne  se  sen- 
tait plus  en  harmonie  avec  ce  monde  nouveau,  dont  la  folie  et  la 
brutalité  le  froissaient.  Il  appelait  la  société  où  Adda  brûlait  de  se 
lancer  une  bohème  titrée,  et  cela  était  juste,  en  ce  sens  que  le  faste 
y  cachait  beaucoup  d'abîmes,  moralement  et  matériellement  par- 
lant. Il  pensait  avec  moi  que  le  vrai  monde  était  précisément  celui 
qui  n'a  pas  la  prétention  de  s'appeler  le  monde,  mais  qui  suffit  aux 
besoins  normaux  de  la  vie  de  relations.  On  le  trouve  pour  ainsi  dire 
sous  sa  main ,  puisque  partout  autour  de  soi  on  peut  faire  choix 
d'un  certain  groupe  de  personnes  estimables.  On  simplifie  énormé- 
ment la  difficulté  de  le  réunir  et  de  le  fixer  quand  on  ne  lui  de- 
mande que  la  distinction  du  mérite  personnel.  Nous  avions  eu  ce 
petit  monde  choisi  avant  le  mariage  de  ma  sœur  :  un  revers  de 
fortune  m'avait  exilée  de  ce  milieu,  et  je  commençais  à  m'en  faire 
un  nouveau  après  quelques  années  de  séjour  en  province;  mais 
Adda  trouvait  ce  petit  cercle  ennuyeux  et  mesquin.  Elle  essayait 
d'y  attirer  des  personnes  plus  brillantes  qui  n'y  venaient  que  pour 
dénigrer  à  son  oreille  la  simplicité  des  bons  voisins  et  la  toilette 
trop  modeste  de  leurs  femmes.  Elle  tenta  de  nous  convertir,  mon 
père  et  moi,  à  ses  idées  sur  le  monde  qu'elle  rêvait,  et,  n'y  réussis- 
sant pas,  elle  s'irrita  contre  nous  et  nous  fit  une  vie  d'amertumes 
poignantes. 


276  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Lady  Hosborn  était  une  bonne  femme  au  cerveau  très  creux,  qui 
aimait  le  bruit  du  monde  sans  y  rien  comprendre,  sans  y  porter  le 
moindre  besoin  d'appréciation.  Son  unique  but  dans  la  vie  était  de 
bien  recevoir  et  de  rendre  sa  maison  brillante;  c'était  aussi  le  goût 
de  son  fils.  Le  tapage  de  divertissemens  qu'on  trouvait  chez  eux 
ressemblait  à  une  ivresse;  ce  n'était  qu'un  charivari,  et  le  plus  plai- 
sant de  la  chose,  c'est  qu'on  y  dépensait  très  méthodiquement  des 
sommes  folles.  Lady  Hosborn  avait  beaucoup  d'ordre,  et  avec  une 
gravité  tout  anglaise ,  car  en  croyant  se  divertir  beaucoup  elle  ne 
souriait  jamais,  elle  réglait  avec  le  plus  grand  soin  et  la  plus  ef- 
frayante activité  les  joies  imprévues,  le  faste  toujours  renouvelé  de 
son  château;  elle  y  arrivait  et  en  partait  tous  les  ans  le  même  jour; 
elle  passait  à  Paris  le  même  nombre  de  semaines,  et  à  Londres  le 
même  nombre  de  mois,  sans  déranger  d'une  heure  l'ordre  de  ses 
voyages  et  de  ses  occupations.  Elle  disait  cette  exactitude  nécessaire 
à  la  constance  de  ses  relations  anciennes  et  au  recrutement  illimité 
des  nouvelles.  Elle  était  assez  humaine  et  répandait  juste  assez  de 
bienfaits  pour  faire  accepter  ses  vaines  dépenses  comme  la  gloire  et 
la  fortune  du  pays;  c'est  le  préjugé  du  pauvre  de  croire  que  le  luxe 
le  nourrit.  Il  ne  s'est  jamais  rendu  compte  de  ce  qu'il  lui  coûte. 

Lady  Hosborn  dormait  là-dessus  du  sommeil  du  juste,  aidé  de 
son  néant  intellectuel;  elle  était  aux  aguets  des  personnes  intéres- 
santes cà  recruter  pour  animer  et  embellir  ses  salons,  et  du  moment 
où  elle  vit  s'éteindre  l'astre  de  M""  d'Ortosa,  elle  jeta  les  yeux  sur 
ma  sœur.  Elle  vint  la  chercher,  l'enlever,  disait-elle,  et,  comme  elle 
était  une  personne  dont  la  jeunesse  n'avait  jamais  donné  prise  à  la 
calomnie,  —  elle  était  d'une  laideur  à  donner  le  cauchemar,  —  nous 
ne  pouvions,  ajoutait-elle,  la  lui  refuser.  Nous  ne  le  pouvions  pas 
en  effet.  Adda  était  décidée,  et  nous  n'avions  plus  d'influence  sur 
elle.  H  ne  nous  restait  qu'à  paraître  céder  de  bonne  grâce,  et,  pour 
qu'elle  n'eût  pas  l'air  de  débuter  dans  ce  monde-là  par  un  coup  de 
tête,  nous  résolûmes  de  l'accompagner,  mon  père  et  moi,  pour  l'ai- 
der à  y  faire  décemment  son  entrée. 

Elle  partit  munie  de  ses  plus  étourdissantes  toilettes,  jetant  le 
deuil  aux  orties  un  peu  plus  tôt  qu'il  ne  fallait.  J'avais  pour  toute 
garde-robe  de  luxe  une  assez  belle  robe  noire  que  je  ne  crus  pas 
devoir  mettre,  afin  de  n'être  pas  prise  au  premier  abord  pour  celle 
des  deux  qui  était  veuve.  Je  n'avais  plus  à  ma  disposition  qu'une 
petite  robe  grise  assez  fraîche,  mais  si  dépourvue  de  bouffans  et  de 
paniers  que  ma  sœur  me  railla,  disant  que  je  me  déguisais  en 
fillette  pour  paraître  plus  jeune  qu'elle. 

Nous  prenions,  mon  père  et  moi,  un  soin  fort  inutile  pour  sauver 
les  convenances.  L'arrivée  d'Adda  se  trouva  perdue  dans  un  tu- 
multe; on  rentrait  de  la  promenade,  personne  ne  s'enquit  de  sa 


MALGRÉTOUT.  277 

situation,  on  remarqua  seulement  sa  fraîcheur  et  sa  toilette.  Lady 
Hosborn  nous  présenta  bientôt  à  quelques  vieilles  femmes  très  em- 
panachées et  très  fardées,  leur  recommandant  en  particulier  M'"*  de 
Rémonville,  qui  venait  ouvrir  la  chasse,  c*est-cà-dire  passer  quinze 
jours  chez  elle.  Cette  adoption  de  ma  pauvre  petite  sœur  par  ces 
duègnes  évaporées  me  serra  le  cœur.  Lady  Hosborn  nous  conduisit 
à  l'appartement  qu'elle  lui  avait  réservé  près  du  sien,  et,  comme 
nous  voulions  repartir  en  voyant  ma  sœur  installée,  elle  insista  tel- 
lement pour  nous  retenir  à  dhier  que  nous  cédâmes,  nous  promet- 
tant de  nous  en  retourner  aussitôt  après.  Je  savais  que  ma  Sarah, 
qui  ne  s'était  jamais  vue  seule  avec  ses  bonnes,  ne  dormirait  pas 
tant  que  je  ne  serais  pas  rentrée. 

La  table  était  de  cinquante  couverts.  On  mangeait  vite  et  mal,  on 
était  pressé  de  se  préparer  pour  le  feu  d'artifice,  la  musique  et  le 
bal.  Lord  Gilbert  Hosborn  était  un  homme  de  trente  ans,  froid  et 
insignifiant,  avec  de  grandes  prétentions  à  la  beauté,  à  la  force  phy- 
sique, à  la  science  de  la  chasse  et  à  la  musique.  H  me  fit  l'honneur 
de  me  placer  près  de  lui  à  table  et  de  me  demander  si  j'appréciais 
ces  grands  délassemens  de  la  campagne.  Je  répondis  que  je  n'ai- 
mais que  la  solitude,  les  enfans  et  la  musique.  —  Ah  !  la  musique! 
A  propos,  dit-il,  vous  êtes  une  grande  artiste!  Nous  savons  cela 
par  quelqu'un  qui  s'y  connaît.  Est-ce  que  nous  n'aurons  pas  le  plai- 
sir de  vous  entendre?  —  Je  répondis  que  je  ne  chantais  plus.  Un 
instant  après,  pour  n'avoir  pas  l'air  de  me  refuser  à  la  conversa- 
tion, je  lui  demandai  s'il  avait  des  nouvelles  de  M"*  d'Ortosa.  — 
Elle  ne  va  pas  bien,  dit-il;  c'est  fini,  je  le  crains,  on  ne  revient  pas 
de  si  loin.  Vous  la  connaissiez  donc? 

—  Un  peu,  je  l'ai  vue  trois  fois. 

—  Est-ce  que  vous  la  plaignez? 

—  Certainement,  beaucoup,  si  elle  est  à  plaindre. 

—  Moi,  reprit-il,  je  la  plains  aussi  d'avoir  toujours  été  ce  qu'elle 
est. 

—  Vous  jugez  qu'elle  a  toujours  été  folle?  dit  le  petit  prince  Ou- 
rowski,  qui  était  k  ma  droite. 

—  J'en  suis  sûr,  lui  répondit  lord  Hosborn;  elle  a  eu  toute  sa  vie 
une  folie  entreprenante  et  optimiste.  C'est  devenu  une  folie  triste 
et  misanthrope,  voilà  tout. 

—  Folle?  m'écriai-je;  vous  dites  qu'elle  est  folle? 

—  Vous  ne  le  saviez  pas?  Elle  a  été  six  semaines  furieuse  chez  le 
docteur  Blanche,  et  puis  elle  s'est  calmée.  Elle  est  tombée  dans  une 
mélancolie  noire;  enfin  elle  commence  à  chercher  la  distraction,... 
et  par  parenthèse  c'est  ici  qu'elle  est  venue  la  chercher. 

—  Ici?  reprit  Ourowski.  Comment?  quand  donc? 

—  Tantôt,  pendant  que  nous  étions  en  course,  elle  est  arrivée 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  si  de  rien  n'était.  Ma  mère  l'a  reçue  avec  sa  bonté  habi- 
tuelle, mais  non  pas  sans  quelque  appréhension.  Elle  l'a  trouvée 
méconnaissable,  affreuse,  à  ce  fju'il  paraît,  mais  fort  douce,  et  elle 
lui  a  persuadé  de  se  retirer  dans  son  appartement  et  d'y  rester  jus- 
qu'cà  demain  pour  se  reposer.  Jusque-là,  on  verra  comment  elle  se 
gouverne,  et  si  elle  ne  déraisonne  pas  trop,  on  lui  permettra  de  se 
distraire  comme  elle  pourra. 

—  Diable  !  dit  le  petit  prince,  ce  n'est  pas  gai,  ça  !  Je  ne  peux  pas 
dormir  dans  une  maison  où  il  y  a  des  fous  ! 

—  Bah!  reprit  lord  Hosborn,  dans  une  maison  bien  montée,  il 
faut  de  tout!  Gela  ne  fait  pas  mal,  une  légende,  un  spectre  dans  un 
vieux  manoir  comme  celui-ci.  Gela  nous  manquait! 

J'étais  navrée  de  voir  le  peu  de  pitié  accordé  à  cette  malheu- 
reuse personne  si  vantée,  si  recherchée  peu  de  mois  auparavant.  Je 
me  hasardai  à  demander  la  cause  de  ce  terrible  naufrage.  —  La 
passion  des  aventures,  répondit  lord  Hosborn.  Depuis  quelque  temps, 
l'esprit  faisait  fausse  route.  Elle  a  été  une  femme  séduisante,  on  ne 
peut  pas  le  nier,  et  nous  l'avons  tous  gâtée  de  nos  adorations;  mais 
elle  a  voulu  monter  trop  haut... 

—  Pour  y  réussir,  dit  le  petit  prince,  il  eût  fallu  se  préserver  jus- 
qu'au bout  de  toute  fantaisie,  et  c'est  ce  qu'elle  n'a  pas  fait.  Elle  a 
été  folle  de  M.  Abel. 

—  Ne  dites  donc  pas  cela,  vous  n'en  savez  rien!  répliqua  lord 
Hosborn. 

—  Je  ne  prétends  pas  qu'elle  ait  couronné  sa  flamme;  mais  elle 
en  était  engouée... 

—  Et  vous  étiez  jaloux  !  Ge  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'Abel  s'est 
conduit  avec  elle  en  galant  homme.  Dès  qu'il  a  vu  que  ses  assiduités 
pouvaient  nuire  au  mariage  qu'elle  espérait,  il  s'est  retiré. 

—  Trop  tard!  on  avait  trop  parlé  de  lui;  on  l'a  su... 

—  Bref,  reprit  lord  Hosborn,  elle  en  a  perdu  l'esprit.  A  présent 
elle  se  persuade  avoir  eu  une  fièvre  cérébrale  et  se  croit  très  raison- 
nable; mais  elle  a  dit  à  ma  mère  d'un  ton  fort  sérieux  qu'elle  était 
fiancée  à  un  prince...  C'est  assez  d'ailleurs  parler  de  choses  tristes, 
n'y  songez  plus,  Ourovvski  !  Le  passé  est  le  passé.  Un  astre  éclipsé 
n'empêchera  pas  votre  ciel  de  se  remplir  d'astres  nouveaux. 

Ainsi  la  malheureuse  Carmen  subissait  le  châtiment  qu'elle  avait 
dû  le  plus  redouter,  celui  d'être  une  gêne  et  un  objet  d'effroi  pour 
le  monde  dont  elle  avait  été  l'éclat  et  la  vie.  Elle  n'était  plus  sur  cet 
océan  de  plaisirs  qu'une  barque  échouée  qui  essayait  en  vain  de  se 
remettre  à  flot.  Le  tourbillon  n'est  pas  tendre.  Les  gens  qui  vivent 
pour  s'étourdir  sont  peu  accessibles  à  la  pitié,  et  ne  se  soucient  pas 
de  prendre  à  la  remorque  les  embarcations  en  détresse. 

Après  le  dîner,  je  pris  le  bras  de  mon  père,  et  nous  descendîmes 


MALGRÉTOUT.  279 

au  jardin,  où  je  l'attendis  pendant  qu'il  allait  chercher  notre  do- 
mestique et  demander  la  voiture.  Il  n'était  pas  facile  de  retrouver 
ses  gens  dans  ce  vaste  manoir  encombré  de  valets  et  d'équipages. 
Il  faisait  encore  jour,  nous  étions  en  plein  été;  la  chaleur  était 
écrasante.  Je  marchais  au  bord  d'un  bassin  qui  reflétait  le  ciel 
rouge,  et  de  temps  en  temps  je  m'arrêtais  pour  admirer  la  masse 
monumentale  du  château  avec  ses  tourelles  saxonnes  et  ses  bal- 
cons mauresques,  mélange  riche  et  imposant  d'architecture  moyen 
âge  complétée  par  le  caprice  de  la  renaissance.  Une  lumière  bril- 
lait seule,  comme  une  étoile  du  soir  pressée  de  paraître,  au  faîte 
d'une  sorte  de  poivrière  élancée,  tout  au  haut  de  l'édifice.  —  C'est 
peut-être  Là,  pensais-je,  que  la  pauvre  Carmen  est  réduite  à  servir 
de  légende  et  de  spectre  cà  la  poésie  du  manoir.  —  Tout  à  coup,  en- 
tendant marcher  derrière  moi,  je  me  retournai.  C'était  le  spectre, 
c'était  M"^  d'Ortosa,  toute  vêtue  de  blanc  avec  recherche,  belle 
encore  de  tournure  et  de  lignes,  mais  effrayante  de  maigreur  et  li- 
vide. Elle  marchait  lentement,  avec  une  sorte  de  majesté  étudiée, 
et  sa  forme  élancée,  reflétée  dans  le  bassin,  semblait  être  l'objet  de 
sa  préoccupation.  Je  m'éloignai  du  bord  pour  la  laisser  passer.  Elle 
s'arrêta,  me  reconnut  et  me  dit  :  — Bonjour,  miss  Owen.  Vous  voilà 
enfin  !  Vous  avez  bien  tardé  à  venir  m'offrir  vos  félicitations  !  Je  les 
accepte.  Je  ne  vous  en  veux  pas.  Que  désirez-vous?  Je  suis  prête  à 
vous  l'accorder. 

Je  compris  qu'elle  se  croyait  reine,  et  la  saluai  sans  lui  ré- 
pondre. Elle  me  retint  en  s'écriant  :  —  Pourquoi  voulez-vous  fuir? 
Vous  me  trahissez!  Oui,  tout  le  monde  trahit  celle  qui  est  là! 

Elle  me  montrait  le  bassin  d'un  geste  théâtral  avec  des  yeux  étin- 
celans.  Je  n'ai  jamais  eu  peur  de  ceux  qui  soufli'ent.  Je  lui  pris  la 
main  avec  autorité  et  l' éloignai  du  bassin.  —  Celle  qui  est  là,  lui 
dis-je,  c'est  le  reflet,  c'est  le  rêve.  Vous,  vous  n'êtes  pas  reine,  vous 
êtes  M"^  d'Ortosa,  dont  personne  ne  veut  se  venger. 

—  Pas  même  vous?  dit-elle  en  paraissant  recouvrer  toute  sa  lu- 
cidité. Avez-vous  épousé  Abel?  êtes-vous  heureuse? 

—  Je  suis  calme,  je  n'ai  épousé  personne. 

Elle  mit  ses  deux  mains  sur  son  visage,  et,  comme  elle  parais- 
sait m'avoir  oubliée,  je  voulus  passer  outre.  Elle  n'était  pas  seule, 
une  femme  de  chambre  la  suivait  à  peu  de  distance.  —  Restez 
encore,  me  dit-elle  d'une  voix  suppliante  qui  me  fit  mal.  On  est 
si  malheureux  seul  !  Ayez  pitié  de  moi  !  Voyez  !  toujours  seule  à 
présent;  on  me  fuit,  on  me  craint!  Il  paraît  que  j'ai  été  méchante; 
mais  ne  peut-on  me  pardonner  un  accès  de  fièvre?  Je  n'ai  pas  été 
méchante  avec  vous,  n'est-ce  pas? 

—  Je  ne  m'en  souviens  pas,  répondis-je.  —  Et,  craignant  que  le 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

souvenir  de  ses  torts  atroces  envers  moi  ne  ramenât  chez  elle  quelque 
crise,  je  m'échappai.  Comme  je  passais  près  de  sa  gardienne,  je  lui 
demandai  tout  bas  si  elle  la  croyait  tout  à  fait  égarée. 

—  Non,  me  répondit  cette  femme,  qui  avait  l'air  d'une  personne 
sérieuse  :  mademoiselle  est  agitée  ce  soir  par  le  voyage;  mais  elle 
est  à  moitié  guérie,  et  je  crois  qu'elle  guérira  entièrement,  si  elle 
le  veut. 

Le  lendemain,  à  Malgrétout,  comme  j'avais  laissé  les  enfans  à 
leur  sieste  et  me  promenais  dans  notre  jardin,  je  me  vis  tout  à  coup 
en  face  de  M"*"  d'Ortosa,  qui  était  assise  sur  un  banc,  dans  une  at- 
titude pensive.  Elle  paraissait  absolument  calme;  l'abattement  de 
sa  figure  pâle  était  navrant.  J'allai  doucement  à  elle  et  lui  pris  la 
main.  Elle  me  regarda  avec  étonnement,  comme  si  elle  eût  oublié 
où  elle  était,  et  au  bout  d'un  instant  de  torpeur,  examinant  mon 
visage  et  regardant  ma  main  qui  tenait  la  sienne,  elle  fit  un  faible 
cri  et  se  jeta  dans  mes  bras  en  sanglotant.  Ces  sanglots  convulsifs 
sans  larmes  étaient  déchirans.  Je  lui  parlai  avec  douceur  et  lui  don- 
nai un  baiser  sur  le  front.  Elle  tomba  à  mes  pieds,  serra  mes  genoux 
contre  sa  poitrine  et  s'évanouit. 

Au  même  instant  parut  sa  femme  de  chambre,  qui  était  tout  près 
de  nous  sans  se  montrer.  Elle  m'aida  à  la  faire  revenir,  et  nous  la 
conduisîmes  dans  le  salon,  où  je  la  couchai  sur  un  sofa.  Cette  femme 
de  chambre,  qui  était  une  personne  dévouée,  une  Anglaise  de  fort 
bon  air,  me  dit  qu'il  fallait  tâcher  de  la  faire  manger,  parce  que  le 
dégoût  des  mets  était  pour  le  moment  son  plus  grand  mal.  J'essayai 
et  je  réussis.  Peu  à  peu.  M"*"  d'Ortosa  consentit  à  prendre  quelques 
alimens,  et  j'assistai  au  retour  assez  rapide  de  sa  lucidité  complète. 
D'abord  elle  fut  comme  partagée  entre  l'illusion  et  la  réalité.  Tantôt, 
se  croyant  reine  ou  impératrice,  elle  me  donnait  des  ordres  du  ton 
d'une  actrice  qui  joue  un  rôle;  tantôt,  se  rendant  compte  de  sa  si- 
tuation, elle  me  demandait  humblement  pardon  de  l'embarras  qu'elle 
me  causait.  Bientôt  la  raison  prévalut,  et,  s'adressant  h  sa  suivante  ; 
—  Ma  bonne  Glary,  lui  dit-elle,  me  voilà  tout  à  fait  bien.  Tu  peux 
me  laisser  seule  avec  miss  Owen.  J'ai  à  lui  parler.  Tu  vois  bien  qu'elle 
m'a  fait  bon  accueil.  Tu  craignais  qu'elle  ne  me  connût  pas,  qu'elle 
ne  refusât  de  me  recevoir.  Elle  me  connaît,  va!  et  elle  me  plaint. 
Elle  n'est  pas  comme  les  autres,  elle!  Ah!  si  je  pouvais  rester  au- 
près d'elle,  je  serais  vite  et  tout  à  fait  guérie;  mais  je  ne  veux  pas 
l'importuner  longtemps.  Va  dire  au  cocher  de  faire  rafraîchir  ses 
chevaux,  mais  de  ne  pas  dételer. 

—  11  vous  faut  au  moins  une  heure  de  repos,  kd  dis-je.  Permet- 
tez que  je  fasse  dételer. 

Je  sonnai,  je  donnai  des  ordres,  et  je  restai  seule  avec  M"'  d'Or- 


MALGRÉTOUT.  281 

tosa.  — Quel  contraste  entre  nous!  me  dit-elle.  Les  deux  extrêmes! 
la  raison,  la  bonté,  la  patience  en  face  de  la  cruauté,  de  l'extrava- 
gance et  de  la  dévorante  jalousie  !  Sachez  tout,  miss  Owen,  j'ai  été 
jalouse  de  vous  jusqu'à  la  haine.  Je  pourrais  vous  laisser  croire  que 
j'ai  oublié  mon  atroce  conduite,  et  que  j'étais  déjà  folle  quand  je 
vous  ai  écrit  cette  lettre  qui  a  dû  rompre  votre  mariage.  Eh  bien! 
non,  je  ne  sais  ni  ne  veux  mentir.  Je  n'étais  pas  folle,  j'étais  exas- 
pérée. L'attrait  que  j'exerçais  sur  Abel  ne  me  suffisait  pas  :  je  vou- 
lais son  amour,  et  je  sentais  que  je  ne  pouvais  vous  l'ôter.  Le  dépit 
m'amena  jusqu'à  lui  offrir  de  l'épouser.  Il  me  répondit  grossière- 
ment :  «  Votre  amant,  oui;  votre  mari,  jamais!  Ma  parole  est  enga- 
gée, je  ne  la  reprendrai  pas.  »  C'est  ainsi  que  nous  nous  sommes 
quittés.  Je  jure  que  je  suis  encore  aussi  pure  que  le  jour  où  je  vous 
ai  dit  que  j'étais  pure  comme  vous! 

—  Non,  mademoiselle  d'Ortosa,  lui  répondis-je  avec  une  sévérité 
que  je  la  voyais  en  état  de  supporter,  vous  vous  trompez.  Je  suis 
pure  de  haine,  de  jalousie  dévorante  et  de  cruauté,  et  vous  avouez 
que  vous  ne  l'êtes  pas.  Il  faut  que  vous  acceptiez  mon  pardon. 
Montrez-moi  qu'il  vous  reste  quelque  chose  de  grand  dans  le  ca- 
ractère et  de  vrai  dans  l'esprit  en  l'acceptant  sans  en  être  humiliée. 
Vous  êtes  meilleure  que  vous  ne  voulez  consentir  à  l'être,  car  votre 
premier  mouvement  avec  moi  a  été  l'attendrissement  et  la  recon- 
naissance. Quant  au  passé,  voici  mon  jugement  :  vous  avez  voulu 
jouer  un  rôle  au-dessus  des  forces  humaines;  il  vous  a  brisée,  ne  le 
jouez  plus.  Guérissez  votre  santé  en  guérissant  votre  âme.  Je  sais, 
car  j'ai  étudié  toutes  les  maladies  que  je  pouvais  secourir,  que, 
même  dans  le  délire,  la  raison  agit  encore  et  cherche  à  se  délivrer 
de  la  vision  qui  l'opprime.  Dans  les  intervalles  de  leurs  accès,  les 
personnes  douées  comme  vous  d'une  véritable  intelligence  peuvent 
faire  de  plus  grands  efforts  que  les  autres  pour  empêcher  le  retour 
de  l'exaltation.  On  dit  que  vous  avez  été  folle;  moi,  je  ne  le  crois 
pas.  Les  déceptions  que  vous  vous  étiez  volontairement  préparées 
par  une  poursuite  trop  ardente  vous  ont  conduite  à  des  paroxysmes 
de  désespoir  violent,  voilà  tout,  et  vous  êtes  guérie,  si  vous  voulez 
l'être.  Renoncez  à  vos  chimères,  envisagez  la  vie  sous  un  jour  vrai. 
Bientôt  vous  redeviendrez  belle  et  jeune,  et  vous  inspirerez  encore 
l'amour;  vous  serez  libre  de  choisir.  Mariez-vous  à  un  homme  de 
votre  condition  que  vous  puissiez  estimer,  et  oubliez  tous  les  autres. 
Abjurez  cette  ambition  qui  vous  a  jetée  dans  une  coquetterie  effré- 
née et  qui  vous  a  fait  tant  d'ennemis.  Disparaissez  de  cette  scène  de 
tumulte,  où  vous  avez  eu  de  grands  succès  terminés  par  une  chute 
éclatante.  Vous  y  êtes  déjà  oubliée.  On  n'y  songe  à  vous  que  pour 
craindre  de  vous  y  rencontrer.  Vous  lutteriez  en  vain  maintenant; 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  n'est  pas  parce  que  vous  avez  été  malade,  ce  n'est  pas  parce 
que  vous  avez  manqué  un  grand  mariage  que  vous  avez  perdu  votre 
prestige,  c'est  parce  que  vous  avez  été  vaincue  et  que  vous  ne  faites 
plus  peur.  Le  monde  n'a  pas  le  temps  de  remplacer  l'engouement 
par  la  sollicitude;  il  ne  s'intéresse  qu'à  ce  qui  l'étonné.  Yous  étiez, 
pour  lui  un  chiffre  inconnu  à  dégager;  à  présent  vous  êtes  une  femme 
déçue  et  brisée  comme  tant  d'autres.  Il  a  pour  vous  un  sourire  de 
pitié,  et  ce  n'est  pas  long,  la  durée  d'un  sourire  qu'une  larme  ne 
suit  pas! 

Elle  m' écoutait,  les  yeux  fixés  sur  le  parquet,  les  mains  croisées 
sur  ses  genoux,  si  attentive  et  si  calme  qu'on  eût  dit  une  enfant 
écoutant  les  leçons  de  sa  mère.  Elle  se  laissa  glisser  à  mes  pieds 
encore  une  fois.  —  Sauvez-moi,  dit-elle;  gardez-moi  quelques  jours 
auprès  de  vous.  Je  sens  que  vous  ramenez  la  raison  et  la  volonté. 
Faites  cette  œuvre  de  charité.  Votre  sœur  me  hait  et  doit  se  réjouir 
de  mon  désastre,  mais  je  sais  qu'elle  est  au  Francbois  pour  deux 
semaines  au  moins.  Yous  pouvez  me  verser  le  baume  de  la  pitié. 
Sans  vous,  je  suis  perdue.  Gardez-moi,  sauvez-moi  ! 

Elle  parlait  comme  Abel,  et  ce  rapprochement  m'était  amer,  car 
je  n'avais  ni  gardé,  ni  sauvé  Abel!  mais  je  voyais  les  yeux  de 
M""  d'Ortosa  s'humecter,  et  je  me  disais  que,  si  elle  arrivait  à  s'at- 
tendrir et  à  pleurer  sur  elle-même,  elle  serait  peut-être  à  jamais 
délivrée  de  son  mal;  j'étais  avant  tout  une  guérisseuse.  Ses  torts 
donnaient  peut-être  à  ma  miséricorde  un  ascendant  que  personne 
autre  ne  pouvait  avoir  sur  elle.  —  Restez,  lui  dis-je,  mais  jurez-moi 
que  j'aurai  sur  vous  l'autorité  d'un  médecin,  que  vous  mangerez  et 
dormirez  quand  je  l'exigerai,  et  que  votre  esprit  essaiera  sincère- 
ment de  suivre  le  régime  que  je  lui  prescrirai. 

Elle  promit  avec  effusion,  et  je  renvoyai  le  cocher  de  louage  qui 
l'avait  amenée.  On  ne  sut  pas,  pendant  plusieurs  jours,  au  Franc- 
bois,  ce  qu'elle  était  devenue,  et  on  ne  se  donna  aucun  soin  pour  le 
savoir.  On  se  réjouissait  probablement  de  n'avoir  plus  à  s'occuper 
d'elle. 

Quand  mon  père  rentra  pour  le  dîner,  il  fut  surpris  de  trouver 
M"^  d'Ortosa  installée  chez  moi  avec  sa  femme  de  chambre;  il  n'y 
comprenait  rien.  Il  ignorait  combien  j'avais  à  me  plaindre  d'elle, 
car  dans  ce  cas  son  noble  cœur  eût  compris  tout  de  suite;  mais  j'a- 
vais épargné  à  mon  bien-aimé  père  la  confidence  de  douleurs  qu'il 
eût  trop  partagées.  Il  se  contenta  de  savoir  que  la  pauvre  d'Or- 
tosa était  un  peu  repoussée  de  partout  et  qu'elle  m'avait  demandé 
asile.  Il  lui  témoigna  beaucoup  d'égards,  bien  qu'elle  ne  lui  fût  pas 
sympathique. 

Les  premiers  jours,  elle  se  livra  aux  pratiques  d'un  catholicisme 


MALGRÉTOUT.  283 

exalté,  disant  que  la  dévotion  était  son  seul  remède.  îl  était  bon 
qu'elle  se  repentît,  et,  protestante,  je  n'avais  pas  le  droit  de  lui  dire 
qu'il  y  avait  une  bonne  et  une  mauvaise  manière  de  prier;  elle  eût 
cru  que  j'y  portais  l'esprit  de  secte.  Je  la  laissai  faire  et  ne  m'oc- 
cupai que  de  sa  santé;  mais  bientôt  elle  m'avoua  d'elle-même  que 
son  mysticisme  lui  faisait  plus  de  mal  que  de  bien.  Je  la  question- 
nai, je  vis  qu'elle  n'était  même  pas  catholique;  elle  était  supersti- 
tieuse et  fataliste,  un  peu  païenne,  mauresque  encore  plus.  Ses  no- 
tions religieuses  étaient  frappées  d'étroitesse  et  de  démence  comme 
ses  notions  sur  le  monde.  J'essayai  de  redresser  un  peu  son  juge- 
ment, il  ne  me  sembla  pas  qu'elle  me  comprît  beaucoup;  mais  elle 
était  contente  de  trouver  quelqu'un  qui  s'occupât  d'elle  sérieuse- 
ment et  patiemment,  et  elle  m'écoutait  avec  une  grande  avidité. 
Elle  essaya  une  ou  deux  fois  de  me  parler  d'Abel  pour  le  justifier.  Je 
lui  répondis  que  je  n'avais  pas  renoncé  au  mariage  pour  les  raisons 
qu'elle  supposait,  que  j'avais  aimé  et  regretté  Abel,  mais  que  je 
croyais  devoir  être  plus  utile  et  plus  digne  dans  le  célibat. 

Elle  ne  croyait  pas  cela  pour  son  compte ,  elle  désirait  vivement 
se  marier  depuis  qu'elle  avait  été  partagée  entre  son  goût  pour  un 
artiste  et  son  espoir  d'épouser  un  personnage.  Elle  en  vint  à  me 
laisser  voir  que  sa  continence,  promenée  au  milieu  des  excitations 
de  tout  genre,  lui  avait  porté  au  cerveau  plus  que  tout  le  reste.  Elle 
me  confia  plusieurs  projets  qu'elle  avait  eus  et  repoussés,  mais  aux- 
quels elle  pourrait  bien  revenir,  entre  autres  lord  Hosborn,  son  hôte 
du  Francbois.  C'était,  disait-elle,  un  très  galant  homme,  qui  l'avait 
toujours  défendue  et  fait  respecter,  bien  qu'il  eût  été  déçu  dans  sa 
passion  pour  elle.  Il  ne  me  semblait  pas  que  ce  personnage  lui  eût 
conservé  une  affection  bien  vive;  cependant  je  m'abstins  de  lui  don- 
ner un  avis  où  ma  compétence  pouvait  être  en  défaut.  Je  vis  naître  en 
elle  la  velléité  de  remonter  sur  la  brèche  à  l'idée  que  ma  sœur  pou- 
vait bien  avoir  le  dessein  d'accaparer  lord  Hosborn.  Je  la  vis  même 
s'exalter  un  peu  et  revenir  à  ses  plans  de  séduction.  Je  lui  présentai 
un  miroir  en  lui  disant  :  Yoyez!  vous  êtes  mieux  qu'en  arrivant  ici, 
mais  il  vous  faut  encore  un  an  pour  redevenir  ce  que  vous  étiez. 
Ayez  le  courage  de  ne  pas  vous  montrer  encore.  Faites  provision  de 
sagesse,  ou  cherchez  l'objet  de  vos  affections  sur  un  théâtre  moins 
exigeant. 

Elle  eut  un  sentiment  de  méfiance. 

—  On  dirait,  s'écria -t- elle,  que  vous  souhaitez  me  voir  déchoir, 
épouser  un  bourgeois,  un  artiste  peut-être  ! 

—  Un  artiste?  Pourquoi  non  après  tout? 

—  Il  en  est  un,  un  seul  que  j'eusse  aimé,  Abel;  mais  il  m'a  ou- 
tragée en  repoussant  le  mariage. 


284  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  A  présent  qu'il  est  libre,  essayez. 

—  Non,  il  est  trop  tard,  je  ne  l'aime  plus.  Je  ne  le  ramènerais  à 
moi  que  pour  me  venger  de  ses  dédains. 

—  Mademoiselle  d'Ortosa,  lui  répondis-je,  vous  n'êtes  pas  cor- 
rigée !  Prenez  garde  de  ne  pas  guérir. 

—  C'est  vrai,  dit-elle  en  passant  ses  mains  sur  son  front  jauni 
avec  une  sorte  de  colère  contre  elle-même;  comment  donc  faire 
pour  être  patiente,  douce  et  généreuse  comme  vous?  C'est  la  force, 
cela,  c'est  la  santé,  la  beauté,  l'éternelle  jeunesse,  car  vous  avez 
bien  souffert  aussi,  vous,  et  il  ne  s'est  pas  creusé  le  moindre  pli  à 
votre  front;  moi,  j'ai  déjà  des  cheveux  blancs,  et  je  vais  être  obli- 
gée de  les  teindre! 

Elle  s'agitait  pour  être  tranquille  ;  ce  n'était  guère  le  moyen  d'y 
parvenir.  Pourtant  l'absence  d'émotions  extérieures  et  la  monotonie 
de  mes  observations,  le  bon  régime  que  je  l'habituais  à  suivre,  lui 
firent  autant  de  bien  qu'elle  pouvait  s'en  laisser  faire.  Elle  suivit 
mon  conseil  et  ne  retourna  pas  au  Francbois.  Je  redoutais  pour  elle, 
pour  ma  sœur  encore  plus,  une  rivalité  à  propos  du  châtelain. 

Elle  partit  pour  Paris  après  m'avoir  remerciée  avec  une  effusion 
qui  me  parut  sincère,  en  me  promettant  de  ne  voir  qu'un  petit  nom- 
bre de  personnes,  celles  sur  l'amitié  desquelles  elle  croyait  pouvoir 
compter.  Je  ne  pense  pas  qu'elle  tint  sa  promesse,  car  au  bout  de 
quelques  jours  elle  m'écrivit  que  tout  le  monde  était  sot,  ingrat  et 
méchant,  qu'il  n'y  avait  pas  d'amis,  et  qu'une  seule  personne,  Sarah 
Owen,  l'empêchait  de  maudire  le  genre  humain.  La  semaine  sui- 
vante, j'appris  qu'elle  était  entrée  dans  un  couvent  pour  y  faire  une 
retraite  de  quelques  mois,  et  qu'elle  y  donnait  l'exemple  de  la  plus 
ardente  piété. 

J'avais  fait  pour  elle  tout  ce  qui  était  en  mon  pouvoir. 

J'espérais  que  ma  sœur  nous  reviendrait.  Elle  revint,  mais  pour 
repartir  bientôt.  Elle  se  plaisait  dans  le  bruit,  et  lord  Hosborn  lui 
faisait,  disait-on,  manifestement  la  cour.  Sans  être  ni  libertin  ni  in- 
discret, le  jeune  lord  avait  déjà  compromis  plusieurs  femmes  qui 
aspiraient  à  son  rang  et. à  sa  richesse  et  qui  s'étaient  imprudemment 
jetées  à  sa  tête.  Il  était  trop  en  vue  pour  qu'on  ignorât  ses  bonnes 
fortunes,  quelque  soin  qu'il  prît  de  les  nier.  J'étais  donc  très  in- 
quiète d'Adda,  qui  était  légère,  qui,  tout  en  copiant  de  son  mieux 
le  ton  dégagé  de  M"'-'  d'Ortosa,  était  bien  loin  de  posséder  la  force 
et  l'habileté  qui  ne  lui  avaient  pas  suffi.  Mon  père  n'était  pas  moins 
tourmenté  que  moi.  Nous  allâmes  deux  fois  au  Francbois  pour  la 
surveiller,  et  ne  fîmes  que  l'exaspérer.  Elle  affectait  devant  nous 
plus  d'excentricité  encore,  se  liait  avec  les  femmes  les  moins  sé- 
rieuses et  se  faisait  escorter  par  les  godelureaux  les  plus  fâcheux. 


MALGRÉTOUT.  285 

Elle  plaisait  à  lord  Hosborn,  cela  était  bien  visible.  Elle  l'amusait, 
elle  secouait  sa  mélancolie  britannique.  Elle  gouvernait  la  vieille 
lady,  qu'elle  appelait  maman,  et  qui  se  laissait  prendre  à  ses  chat- 
teries. Dans  tout  cela,  il  n'était  pas  question  de  mariage,  et  nous 
revenions  chez  nous,  mon  père  et  moi,  tout  soucieux  et  tout  hon- 
teux, craignant  d'avoir  laissé  paraître  nos  anxiétés  et  d'avoir  l'air 
de  bonnes  gens  bien  plats  qui  travaillent  à  faire  arriver  leur  famille 
sans  savoir  s'y  prendre. 

Un  jour,  au  lendemain  d'une  de  ces  tristes  campagnes,  j'étais 
occupée  à  lire  les  journaux  à  mon  père.  Sarah  jouait  en  se  roulant 
dans  les  plis  de  ma  robe,  et  le  baby  s'était  endormi  sur  mes  genoux. 
Il  y  avait  ce  jour-là  juste  un  an  qu'Abel  m'était  apparu  aux  Dames 
de  Meuse,  jouant  l'air  de  la  Demoiselle,  et  j'avoue  qu'en  contemplant 
cette  date  sur  le  journal  je  ne  pensais  pas  beaucoup  à  la  politique 
que  je  lisais  des  lèvres  sans  savoir  ce  que  je  disais.  On  nous  annonça 
lord  Hosborn.  C'était  la  première  fois  qu'il  venait  chez  nous.  Mon 
père  s'empressa  d'aller  à  sa  rencontre.  Le  cœur  me  battit.  Fallait-il 
se  flatter  qu'il  venait  nous  parler  de  ma  sœur? 

Embarrassée  des  deux  enfans,  je  ne  pus  me  lever  quand  il  entra 
et  lui  en  demandai  pardon.  —  Restez  ainsi,  me  dit-il  de  sa  voix 
ferme,  sans  inflexion;  vous  avez  la  parure  qui  vous  sied,  et  je  n'ai 
jamais  vu  rien  de  si  beau  que  ce  que  je  vois  ici.  Je  n'ai  jamais  com- 
pris qu'une  mère  pût  quitter  ses  enfans,  même  pour  un  jour...  — 
Je  lui  fis  signe  de  ne  pas  faire  cette  réflexion  devant  Sarah,  qui  le 
regardait  avec  ses  grands  yeux  étonnés,  et,  la  nourrice  étant  entrée, 
je  lui  fis  emmener  les  enfans  au  jardin.  Cela  ne  se  fit  pas  sans  peine. 
Sarah  ne  voyait  jamais  une  figure  nouvelle  sans  me  serrer  le  bras 
bien  fort  avec  ses  petites  mains,  et,  quand  je  voulais  la  tranquilliser, 
elle  me  disait  :  Je  ne  veux  pas  qu'on  t'emmène  comme  on  emmène 
toujours  ma  petite  maman. 

Enfin  nous  restâmes  seuls  avec  lord  Hosborn,  et  il  reprit  la  pa- 
role avec  la  même  froideur  d'intonation.  —  Je  me  disais,  reprit-il, 
que  M'"^  de  Rémonville,  qui  a  de  si  beaux  enfans,  un  si  excellent 
père  et  une  aussi  adorable  sœur,  devait  bien  aimer  le  monde  pour 
les  quitter  si  facilement.  Je  ne  m'en  plains  pas,  elle  est  la  gaîté  de 
notre  maison  et  l'idole  de  ma  mère;  mais  j'ai  eu,  hier,  avec  ma 
mère  précisément,  un  entretien  qui  est  cause  que  me  voici  chez  vous 
ce  matin. 

—  Nous  vous  écoutons,  mylord,  lui  dit  mon  père  avec  un  accent 
de  dignité  devant  lequel  notre  hôte  s'inclina. 

—  Voici,  reprit-il,  ce  que  ma  mère  me  disait  :  M""  de  Rémonville 
est  une  perle  fine,  aussi  a-t-elle  bien  des  envieuses,  et  je  crains 
qu'on  ne  s'acharne  après  elle  à  cause  de  vous,  comme  on  a  fait 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  la  pauvre  d'Ortosa.  On  lui  reproche  de  quitter  sa  famille,  et  j'ai 
cru  remarquer  que  sa  famille  en  souffrait.  Le  digne  M.  Owen,  que 
l'on  m'avait  dépeint  si  enjoué  et  si  vivant,  est  triste  et  méfiant  chez 
nous.  Miss  Owen,  qui  a  un  si  beau  talent,  à  ce  qu'on  dit,  et  qui  ne 
se  fait  prier  nulle  part,  n'a  pas  voulu  se  faire  entendre  ici,  et  elle 
est  visiblement  affectée  quand  elle  y  est.  On  la  dit  très  austère,  et 
je  suis  sûre  qu'elle  a  peur  de  vous  pour  sa  sœur.  Il  me  semble  à  moi, 
ajouta  ma  mère,  que  M'"®  de  Rémonville  ne  vous  est  pas  indiffé- 
rente. Je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  ne  l'épouseriez  pas,  puisque 
vous  avez  trente  ans,  c'est-à-dire  l'âge  auquel  tous  les  hommes  de 
notre  famille  se  sont  fait  une  loi  invariable  de  s'établir. 

"Lord  Hosborn  s'arrêta  comme  pour  nous  regarder  avec  attention. 
J'avais  lés  yeux  baissés,  mon  père  attendait  avec  une  fierté  impas- 
sible la  conclusion  du  discours. 

—  Désirez-vous  savoir,  reprit  lord  Hosborn,  ce  que  j'ai  répondu 
à  ma  mère? 

—  Il  nous  importe  de  le  savoir,  répondit  mon  père. 

—  Eh  bien!  le  voici  mot  pour  mot.  Ma  chère  mère,  je  serais  fort 
honoré  de  devenir  le  gendre  de  M.  Owen,  qui  a  été  un  très  grand 
avocat,  et  dont  l'honorabilité  vaut  tous  les  millions  que  je  possède. 
M"*''  de  Rémonville  est  charmante  et  bien  capable  de  faire  tourner 
une  tète  solide;  mais  elle  est  veuve  d'un  homme...  qui  ne  m'était 
pas  sympathique,  et  j'aurais  quelque  effort  à  faire  pour  oublier  cette 
circonstance.  La  chose  ne  serait  pourtant  pas  impossible,  si  j'étais 
épris  d'elle  passionnément  :  elle  ne  m'a  point  encouragé  à  m'é- 
prendre  ainsi,  car  elle  est  coquette  (en  tout  bien  tout  honneur), 
et  je  crains  maintenant  cette  nuance  du  caractère  féminin  pour  en 
avoir  beaucoup  souffert.  La  femme  que  je  pourrais  aimer  serait  tout 
l'opposé  :  elle  serait  simple,  réservée,  calme;  elle  ressemblerait  à  une 
personne  que  j'ai  vue  trois  fois  seulement,  mais  qui  a  présenté  à 
mes  yeux  l'image  du  beau,  du  bon  et  du  vrai.  C'est  une  jeune  fille 
timide  de  manières  avec  un  courage  moral  immense,  une  enfant  qui 
s'est  immolée  pour  les  autres,  qui  dans  l'épidémie  de  ce  printemps 
a  exposé  cent  fois  sa  vie,  après  s'être  ruinée  pour  sauver  l'honneur 
du  nom  que  porte  sa  sœur... 

Je  voulus  interrompre  lord  Hosborn  pour  l'engager  à  rentrer  dans 
la  question.  —  Je  n'en  sors  pas,  dit-il.  Cette  jeune  fille  ne  cherche 
pas  à  être  remarquée,  elle  désire  au  contraire  passer  inaperçue  dans 
sa  jolie  petite  robe  grise  qui  ne  déguise  pas  la  grâce  naturelle  et 
irrésistible  de  sa  personne.  Elle  fuit  l'éclat  et  dédaigne  nos  faux 
plaisirs.  Son  âme  est  absorbée  par  les  tendresses  de  la  famille.  Elle 
est  instruite,  artiste  et  poète.  Enfin,  pour  vous  la  peindre  tout  en- 
tière, j'ai  un  dernier  trait  cà  vous  citer.  Pendant  que  nous  chantions 


MALGRÉTOUT.  287 

et  dansions  ici,  oubliant  la  pauvre  M"^  d'Ortosa  et  craignant  même 
un  peu  de  penser  à  elle,  miss  Ovven  lui  ouvrait  le  sanctuaire  de  sa 
charité  et  se  faisait  son  médecin  et  sa  garde-malade.  C'est  donc  à 
cette  personne  angélique  et  vraiment  supérieure  que  je  songerais,  si 
j'avais  même  un  faible  espoir  d'être  encouragé. 

Cette  conclusion  inattendue  émut  vivement  mon  père,  qui  serra 
la  main  de  notre  hôte  sans  pouvoir  répondre,  mais  en  m'invitant 
du  regard  à  me  prononcer. 

Je  n'hésitai  pas  un  instant.  Je  tendis  aussi  la  main  à  lord  Hosborn 
en  lui  disant  :  —  J'apprécie  l'honneur  que  vous  me  faites,  et  je  suis 
touchée  de  l'estime  que  vous  m'accordez.  Nous  vous  garderons  le 
secret  de  cette  démarche,  et,  pour  que  vous  en  soyez  certain,  je 
vous  livre  le  secret,  de  ma  vie.  J'ai  aimé  une  personne  à  laquelle  j'ai 
volontairement  renoncé ,  mais  il  me  sera  cà  jamais  impossible  d'en 
aimer  une  seconde. 

Lord  Hosborn  porta  ma  main  à  ses  lèvres  en  me  disant  que  cette 
courageuse  réponse  augmentait  son  respect  et  son  estime  pour  moi. 
Mon  père  paraissait  si  surpris  que  je  dus  lui  faire  signe  pour  qu'il 
gardât  le  silence.  Lord  Hosborn  ne  fit  pas  la  moindre  question,  et 
il  n'affecta  point  d'inutiles  regrets  ;  mais  il  se  retira  en  nous  témoi- 
gnant une  affection  véritable,  et  je  dois  dire  que  sa  sortie  fut  du 
meilleur  goût.  —  Miss  Ovven,  me  dit-il,  je  ne  veux  pas  laisser  une 
crainte  et  un  chagrin  dans  une  âme  comme  la  vôtre.  La  présence 
de  votre  sœur  chez  moi  vous  inquiète,  et  il  ne  me  convient  pas  de 
la  compromettre,  même  involontairement.  Elle  se  plaît  dans  ma  mai- 
son, et  ma  mère  aurait  un  véritable  chagrin,  si  elle  n'y  achevait  pas 
la  série  de  nos  fêtes.  J'ai  prétexté  ce  matin  une  affaire  en  quittant 
le  Francbois,  et  j'ai  fait  pressentir  un  voyage;  j'étais  résolu,  dans  le 
cas  où  je  ne  serais  pas  agréé  par  vous,  à  ne  pas  rentrer.  Je  pars  à 
l'instant  pour  Londres,  et  ne  reviendrai  chez  moi  que  quand  votre 
sœur  sera  rentrée  chez  vous. 

Dès  qu'il  fut  parti,  mon  père  m'interrogea,  et  je  lui  dis  que  j'avais 
coupé  court  à  toute  insistance  de  la  part  de  lord  Hosborn  en  imagi- 
nant le  prétexte  qui  devait  faire  tomber  radicalement  sa  fantaisie. 
—  Comment  voulez-vous,  lui  dis-je,  que  je  m'empare  d'un  mariage 
désiré  et  rêvé  par  ma  sœur?  Ce  serait  mie  brouille  sans  retour  avec 
elle!  Ne  me  plaignez  pas  de  mon  sacrifice,  ce  n'en  est  pas  un.  Il 
me  serait  impossible  de  partager  l'existence  affolée  de  lord  Hosborn 
et  de  sa  mère,  vous  le  savez  bien. 

Mon  père  avait  besoin  de  causer  de  l'événement  inattendu  qui 
venait  de  se  produire  dans  notre  paisible  intérieur.  Il  m'emmena 
promener  avec  Sarah,  qui  commençait  à  marcher  résolument,  et 
par  je  ne  sais  quelle  fatalité  nos  pas  nous  portèrent  aux  Dames  de 


288  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Meuse.  Mon  père  me  parlait  toujours  de  lord  Hosborn,  qui  lui  inspi- 
rait de  l'intérêt,  et  il  s'affligeait  de  mon  brusque  refus.  —  Ce  n'est 
pas  le  rang  et  la  fortune  qui  me  préoccupent,  me  disait-il.  Je  n'y 
tiens  pas  plus  que  vous;  mais  cet  homme  faisait  preuve  d'un  si 
grand  bon  sens  en  vous  préférant  à  votre  sœur  que  son  attachement 
eût  été  sérieux.  Vous  avez  peut-être  repoussé  le  bonheur,  ma  pauvre 
enfant,  et  votre  sœur  n'en  profitera  point.  Elle  ne  saura  jamais  se 
faire  aimer  sérieusement,  elle  ! 

J'écoutais  mon  père  avec  distraction.  J'étais  retournée  aux  Dames 
de  Meuse  bien  des  fois  depuis  un  an,  j'avais  même  essayé  de  me 
blaser  dans  mes  contemplations  pour  émousser  la  souffrance  de  mes 
souvenirs;  mais  cet  anniversaire  me  bouleversait  malgré  moi.  Que 
de  choses  s'étaient  passées  depuis  cette  époque  de  calme  et  de  rési- 
gnation où  il  me  fallait  retomber  du  faîte  de  mes  illusions!  Sarah 
parcourait  gaîment  ces  sentiers  où,  pour  la  première  fois,  elle  avait 
entendu  le  violon  magique.  Elle  était  heureuse,  elle,  elle  ne  se  sou- 
venait pas  !  Nous  étions  arrivés  à  l'endroit  où  j'avais  chanté  la  De- 
jnoiselle.  Ma  surprise  fut  grande  d'y  trouver  un  énorme  bouquet  de 
fleurs  posé  avec  soin  à  la  place  précise  où  j'étais  assise  avec  Sarah 
lorsqu'Abel  m'était  apparu.  C'était  un  bouquet  tout  blanc,  mais 
composé  des  fleurs  les  plus  rares  et  les  plus  nouvellement  connues. 
Mon  père  le  prit  et  le  regarda  avec  admiration,  puis  il  s'écria  avec 
surprise  :  — Ce  n'est  pas  un  bouquet  oublié  par  quelqu'un,  c'est  un 
bouquet  pour  vous,  ma  fille;  prenez-le,  votre  nom  est  sur  le  ruban. 

De  qui  me  venait  cet  hommage?  Abel  était  bien  loin,  et  sans 
doute,  s'il  pensait  encore  à  moi,  il  ne  se  flattait  pas  de  me  rattacher 
à  lui.  Je  questionnai  le  vieux  jardinier  qui,  vous  vous  en  souvenez, 
demeurait  à  deux  pas  de  là.  —  J'ai  vu,  me  dit-il,  déposer  cela,  il  y 
a  une  heure,  par  une  espèce  d'ouvrier  que  je  ne  connais  pas;  j'ai 
été  regarder  ce  que  c'était,  me  promettant  de  vous  le  porter  ce  soir, 
si  vous  ne  veniez  pas  aujourd'hui  vous  promener  ici.  Il  ne  faut  pas 
que  ça  vous  étonne  :  vous  avez  rendu  tant  de  services  et  fait  tant 
de  bien  que  les  pauvres  gens  pensent  à  vous  et  souhaitent  vous 
faire  plaisir.  Il  n'y  a  qu'une  chose  qui  m'étonne,  moi!  c'est  qu'un 
ouvrier  ait  trouvé  de  pareilles  fleurs,  que  je  n'ai  jamais  vues,  et 
que  lord  Hosborn  peut  seul  avoir  dans  ses  grandes  serres  du  Franc- 
bois. 

—  Lord  Hosborn  est-il  repassé  ici  tantôt?  demanda  mon  père;  le 
connaissez-vous? 

—  Je  le  connais,  il  est  venu  seul  se  promener  ici  il  y  a  quatre  ou 
cinq  jours;  je  ne  l'ai  pas  vu  aujourd'hui. 

—  Vous  a-t-il  parlé  quand  il  est  venu? 

—  Oui,  il  m'a  demandé  si  i\I"«  Sarah  se  promenait  souvent  aux 


ilALGRÉTOUT.  289 

Dames  de  Meuse,  quel  endroit  elle  préférait.  Je  lui  ai  dit  que  oui, 
et  j'ai  montré  l'endroit  sans  songer  à  mal. 

Mon  père  conclut  de  ce  renseignement  que  lord  Hosborn  avait  dû 
chercher  l'occasion  de  me  rencontrer,  et  qu'il  m'envoyait  ce  bou- 
quet d'adieu  en  renonçant  à  sa  poursuite.  J'emportai  les  fleurs  et 
les  mis  au  salon  dans  un  vase.  Je  !es  interrogeais  tout  bas,  comme 
si  elles  eussent  pu  me  répondra  ;  elles  ne  savaient  rien  non  plus. 

Ce  petit  événement,  où  malgré  moi  mon  imagination  faisait  appa- 
raître Abeî ,  me  troubla  et  me  disposa  très  mal  pour  l'épreuve  ter- 
rible qui  m'attendait  le  lendemain.  Adda  nous  arriva  dans  la  mati- 
née, et  en  entrant  au  salon  elle  s'écria  :  —  Ah!  voici  le  bouquet 
des  fiançailles!  J'en  étais  sûre! 

—  Explique-toi,  lui  dis-je;  est-ce  que  tu  sais  d'où  m'est  venu  ce 
bouquet?  Je  te  jure,  moi,  que  je  n'en  sais  rien. 

—  Veux-tu  me  jurer  aussi  que  tu  n'as  pas  reçu  lord  Hosborn  hier 
dans  la  matinée?  Voyons,  jure! 

—  Je  l'ai  vu.  Est-ce  que  cela  t'offense,  que  tu  parais  si  agitée? 

—  Il  t'a  demandée  en  mariage,  je  le  sais! 

—  Est-ce  lui  qui  te  l'a  dit? 

—  C'est  sa  mère.  Il  est  maniaque,  tu  sais!  c'est  une  espèce  de 
fou,  et  sa  mère  est  une  bête  achevée.  Elle  est  venue,  il  y  a  deux 
jours,  me  trouver  dans  ma  chambre  pour  me  dire  qu'elle  voulait 
absolument  me  faire  épouser  son  fils,  et  qu'elle  était  sûre  d'y  réus- 
sir si  j'y  consentais.  J'ai  beaucoup  ri,  elle  a  insisté.  J'ai  dû  répondre 
que  je  ne  refuserais  peut-être  pas.  Or  ce  matin  elle  m'apprend  que 
son  fils  s'absente,  qu'il  est  parti  pour  ne  plus  me  compromettre, 
vu  que  c'est  de  ma  sœur  qu'il  a  fait  choix.  J'ai  trouvé  toute  cette 
manière  de  procéder  si  absurde,  si  blessante  pour  moi,  si  peu  sé- 
rieuse, que  j'ai  pris  la  poste  à  l'instant  même.  Me  voici,  mais  pour 
vingt-quatre  heures,  je  t'en  avertis.  Je  ne  veux  pas  exiler  lord  Hos- 
born de  sa  maison,  je  ne  veux  pas  gêner  ses  projets,  ni  attrister  ton 
beau  mariage  par  mon  dépit,  car  j'ai  un  dépit  mortel,  je  ne  le  cache 
pas;  j'ai  été  jouée  et  offensée  :  lord  Hosborn  m'a  fait  la  cour,  il  le 
nierait  en  vain,  tout  le  monde  l'a  remarqué,  et  déjà  on  me  faisait 
compliment.  Il  est  fâcheux  d'avoir  une  sœur  si  belle,  si  intelligente 
et  si  vertueuse  qu'elle  n'ait  qu'à  montrer  le  bout  de  son  nez  pour 
vous  supplanter.  Si  je  veux  sortir  de  prison  et  de  veuvage,  je  n'ai 
qu'un  parti  à  prendre,  qui  est  de  quitter  un  voisinage  aussi  redou- 
table que  le  tien,  et  je  m'en  vais. 

—  Où  donc?  —  lui  dis-je  en  souriant  tristement;  je  ne  croyais 
pas  encore  à  sa  résolution. 

—  A  Paris,  chez  moi.  Je  ferai  une  installation  convenable,  cela 
me  distraira.  J'ai  de  belles  relations  à  présent,  je  me  suis  liée  au 

TOME   LXXXVI,   —   1870.  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Francbois  avec  de  vraies  femmes  du  monde.  On  doit  me  présenter 
à  la  cour,  j'y  aurai  du  succès;  je  sais  à  présent  comment  il  faut 
s'habiller  et  causer  pour  être  à  la  hauteur  des  plus  vantées.  Je  serai 
des  fêtes  de  Compiègne.  Je  viens  donc  vous  faire  mes  adieux. 

Rien  ne  put  ébranler  sa  détermination.  Mon  père  eut  beau  lui 
jurer  qu'en  sa  présence,  et  sans  hésiter  une  seconde,  j'avais  refusé 
l'offre  de  lord  Hosborn;  elle  s'emporta  davantage.  —  Si  Sarah  a 
fait  cela,  dit-elle,  c'est  une  sottise,  et  c'est  un  affront  pour  moi.  Elle 
a  la  manie  du  sacrifice,  comme  si  j'étais  un  tyran  et  un  fléau  domes- 
tique. Je  suis  bien  sûre  qu'elle  m'a  rendue  odieuse  à  son  adorateur. 

—  Loin  de  là,  reprit  mon  père;  elle  a  donné  un  prétexte  person- 
nel sans  dire  un  mot  de  vous. 

—  Eh  bien  !  elle  a  eu  tort.  J'aurais  été  blessée  d'abord  de  ce  ma- 
riage, mais,  la  colère  passée,  j'en  aurais  apprécié  les  avantages 
pour  nous  tous.  Cela  nous  plaçait  très  haut  dans  le  monde  et  ou- 
vrait un  avenir  à  mes  enfans.  Sarah  n'est  bonne  qu'à  enterrer  nos 
existences  avec  la  sienne.  Je  me  révolte  à  la  fin  contre  ce  système 
de  mort,  et  je  sépare  ma  destinée  de  la  sienne. 

Elle  commença  aussitôt  ses  paquets  et  ceux  de  ses  enfans.  — 
Quoi!  m'écriai-je  lorsqu'elle  vint  chercher  dans  ma  chambre  les  pe- 
tites robes  de  Sarah,  ces  jolis  chiffons  que  j'avais  faits  moi-même 
avec  tant  de  soin  et  d'amour,  tu  veux  emmener  la  petite  à  peine 
guérie  ! . . . 

—  Tais-toi!  répondit-elle  d'une  voix  âpre  et  vibrante.  Grâce  à 
ton  accaparement  de  ma  fille,  je  passe  pour  une  mauvaise  mère, 
ce  qu'il  y  a  de  plus  odieux  au  monde.  Oh!  je  sais  tout  ce  que  mes 
ennemies  pensent  de  moi,  et  tout  ce  cpa'à  propos  de  tes  vertus  ma- 
ternelles je  subis  de  critiques  et  d'outrages.  Je  ne  veux  plus  quitter 
mes  enfans,  entends-tu!  jamais!  Ils  me  suivront  partout,  ils  sont  à 
moi,  et  je  te  défends  de  me  suivre,  car  partout  où  l'on  verra  miss 
Owen  à  mes  côtés,  on  dira  :  La  vraie  mère,  c'est  elle,  elle  est  la 
cendrillon,  c'est  bien  connu!  Sa  sœur  danse,  et  elle  berce  les  mar- 
mots ! 

L'arrêt  fut  écrasant,  mais  rien  ne  put  le  détourner,  ni  larmes,  ni 
reproches,  ni  inquiétudes  pour  la  petite,  ni  supplications  passion- 
nées. Ma  pauvre  sœur  était  blessée  dans  son  amour-propre,  et, 
pour  elle,  c'était  pire  que  d'être  blessée  au  cœur. 

Il  ne  me  restait  plus  qu'à  empêcher  le  désespoir  de  l'enfant,  qui 
voulait  bien  voyager,  mais  qui  ne  croyait  pas  possible  de  se  sépa- 
rer de  moi.  Je  dus  lui  faire  croire  que  je  l'accompagnerais  :  sa  mère 
ne  voulut  pas  lui  laisser  cette  illusion  de  la  dernière  heure.  Elle  fut 
véritablement  cruelle;  sa  seule  excuse,  c'est  qu'elle  était  jalouse 
de  l'amour  de  l'enfant  pour  moi. 


MALGRÉTOUT.  291 

Pour  ne  pas  entendre  les  cris  de  ma  Sarah,  je  m'enfuis  dans  la 
montagne,  mais  après  avoir  fait  jurer  à  mon  père  qu'il  accompa- 
gnerait ma  sœur  jusqu'cà  Paris  et  ne  la  quitterait  que  quand  il  l'au- 
rait vue  installée.  Je  savais  que,  si  Sarah  était  malade,  Adda  perdrait 
la  tète  tout  de  suite  et  me  rappellerait.  Mon  pauvre  père  était  bien 
malheureux  aussi  de  cette  séparation  et  plus  inquiet  encore  pour 
moi,  qu'il  laissait  la  plus  brisée.  —  Comptez  sur  mon  courage,  lui 
dis-je,  j'en  ai  toujours  eu,  j'en  aurai  toujours;  je  n'oublierai  pas  que 
vous  me  restez. 

J'étais  donc  seule,  et  seule  pour  jamais  !  Je  marchai  longtemps 
dans  les  bois,  j'avais  couru  bien  loin,  j'avais  bouché  mes  oreilles 
pour  que  l'écho  ne  m'apportât  pas  un  son  lointain  des  sanglots  de 
mon  enfant.  Je  l'aimais  tant!  je  l'avais  élevée  avec  tant  de  peine! 
J'avais  recommencé  pour  elle,  mais  avec  plus  dp  lumière  et  de  per- 
sévérance, les  soins  qu'enfant  moi-même  j'avais  eus  pour  sa  mère 
enfant,  et  je  ne  la  verrais  plus!...  à  moins  que  sa  vie  ne  fût  encore 
en  danger?  Quelle  déchirante  espérance! 

La  fin  de  la  journée  me  surprit  dans  les  bois.  Je  pensai  que  mes 
gens  seraient  inquiets  :  sans  cela,  je  crois  fjiie  je  fusse  restée  dehors 
toute  la  nuit,  tant  je  craignais  de  rentrer  dans  cette  maison  déserte; 
mais  nos  malheurs  ne  nous  donnent  pas  le  droit  de  contrister  même 
le  plus  humble  dévoûment.  Je  rentrai  dîner,  je  ne  pouvais  pas  venir 
à  bout  de  manger,  et  je  voyais  dans  les  yeux  de  la  femme  qui  me 
servait  des  larmes  d'inquiétude  et  de  pitié.  Le  chien  de  mon  père 
vint  me  caresser,  il  était  triste  aussi  et  refusait  les  alimens.  Dans 
un  moment  où  je  fus  seule  avec  lui,  je  le  décidai  à  manger,  et  ma 
bonne  servante  put  croire  que  j'avais  mangé  aussi. 

Tout  le  monde  était  fatigué  chez  moi,  tout  le  monde  avait  pleuré 
les  enfans  et  mon  chagrin.  Je  feignis  d'aller  me  coucher  afin  que 
mes  gens  pussent  se  coucher  aussi  de  bonne  heure.  Quand  je  n'en- 
tendis plus  remuer  dans  la  maison,  je  sortis  sans  bruit.  Ce  petit  lit 
de  Sarah  vide,  à  côté  du  mien,  ce  berceau  du  baby,  vide  aussi  dans 
la  chambre  voisine,  ce  désordre  d'un  départ  précipité,  les  jouets 
épars,  des  fleurs  effeuillées  sur  les  tapis ,  un  petit  chausson  oublié 
sur  une  chaise,...  il  semblait  que  des  brigands  fussent  entrés  chez 
moi,  qu'ils  eussent  tout  pillé  et  emmené  les  enfans...  Pourquoi 
avaient-ils  oublié  de  me  tuer  ? 

Je  descendis  au  jardin,  et  je  me  rappelai  que  c'était  le  jour  et 
l'heure  précise  où  expirait  l'année  d'épreuve  que  j'avais  imposée  à 
Abel.  Il  avait  dit  :  Si  vous  ne  me  renvoyez  pas  ce  brin  d'herbe  que 
je  viens  de  mettre  à  votre  doigt,  où  que  vous  soyez,  à  pareil  jour, 
vous  me  verrez  apparaître.  J'avais  renvoyé  le  brin  d'herbe,  je  ne 
reverrais  jamais  celui  qui  me  l'avait  donné,  je  ne  devais  pas  dé- 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sirer  le  revoir.  Tout  était  fini  dans  ma  vie.  Il  y  avait  eu  de  sa  faute 
et  peut-être  aussi  de  la  mienne;  peut-être  aurais-je  dû  encore  lui 
pardonner.  Ce  qui  m'en  avait  empêchée,  c'était  la  crainte  qu'il  ne 
me  fît  une  vie  misérable  et  déconsidérée  au  point  de  me  rendre  in- 
capable et  indigne  de  remplir  mes  devoirs  de  famille.  Et  maintenant 
voilà  que  je  n'avais  plus  de  famille,  ma  sœur  me  chassait  d'auprès 
d'elle,  les  enfans  ne  me  connaîtraient  bientôt  plus.  Je  ne  pourrais  les 
préserver  d'aucun  mal,  d'aucun  danger.  Je  n'étais  plus  utile  à  per- 
sonne, et  j'avais  pour  récompense  de  mon  éternel  dévoiiment  l'éter- 
nelle solitude!... 

J'arrivai  au  bout  de  l'allée  qui  longeait  la  Meuse  et  revis  le  banc 
où  j'avais  reçu  les  sermens  d'Abel.  J'étais  au  bout  de  mes  forces,  je 
me  laissai  tomber  par  terre,  et,  la  tête  appuyée  sur  le  banc,  je  pleu- 
rai comme  pleurent  les  personnes  qui  ont  lutté  de  toutes  leurs  forces 
contre  le  désespoir,  mais  qui  se  trouvent  à  la  fin  vaincues  et  comme 
écrasées  par  lui.  Ce  n'était  plus  la  belle  et  pure  soirée  où  les  étoiles 
miroitaient  dans  la  rivière  et  où  le  flot  soupirait  doucement.  Le  vent, 
chassant  des  nuages  livides,  avait  des  plaintes  navrantes,  et  des  ra- 
fales de  pluie  ternissaient  l'eau  plombée.  Tout  pleurait  en  moi  et 
autour  de  moi,  je  souhaitai  ne  me  relever  jamais  et  mourir  là. 

Tout  à  coup  je  me  sentis  entourée  de  deux  bras  tièdes  et  souples. 
C'était  Abel  qui  me  relevait  et  me  pressait  contre  sa  poitrine.  Lui 
aussi  pleurait  et  sanglotait  avec  tant  d'énergie  et  de  déchirement 
que  j'oubliai  toutes  mes  résistances,  toutes  mes  douleurs  pour  bé- 
nir sa  pitié  et  y  chercher  mon  refuge  contre  la  désespérance  et 
l'horreur  de  la  vie. 

—  Je  sais  tout,  me  dit-il,  il  y  a  huit  jours  que  je  suis  caché  au- 
près de  vous  et  que  je  cours  le  pays  sous  un  déguisement.  Je  sais 
tout  ce  que  vous  avez  fait  de  sublime  et  tout  le  mal  qu'on  vous  a  fait; 
je  sais  vos  soins  pour  la  coupable  et  malheureuse  Carmen,  la  tenta- 
tive honorable,  bien  que  maladroite,  de  lord  Hosborn,  la  cruauté  de 
votre  sœur,  son  départ  et  l'enlèvement  des  enfans.  Je  sais  que  vous 
voilà  seule  au  monde  et  que  je  vous  reste,  non  comme  un  fiancé 
digne  de  vous,  vous  m'avez  jugé  et  condamné,  mais  comme  un  ami 
qui  vous  offre  sa  vie  et  qui  vous  la  donnera  malgré  vous.  A  présent 
c'est  décidé  et  arrangé,  Sarah  !  je  ne  m'en  vais  plus,  puisqu'il  n'y  a 
plus  personne  pour  me  chasser  ou  vous  faire  souffrir  à  cause  de 
moi.  Quand  j'ai  reçu  le  brin  d'herbe,  gage  de  nos  fiançailles  rom- 
pues, quand  Nouville  a  mis  sous  mes  yeux  la  lettre  de  M"''  d'Ortosa, 
j'avais  cessé  de  voir  cette  cruelle  femme.  Je  ne  songeais  plus  à  elle, 
je  le  lui  avais  dit;  elle  savait  que  je  ne  la  reverrais  jamais  et  qu'elle 
ne  pourrait  rompre  mes  liens  avec  vous.  Je  n'avais  pas  d'eftbrts, 
pas  de  sacrifice  à  faire  pour  revenir  à  vous;  mais  j'étais  coupable, 


MALGRÉTOUT.  293 

oui,  oui,  très  coupable  de  m'être  laissé  entraîner  par  la  curiosité, 
l'amour-propre  et  le  dépit,  à  revoir  cette  femme  dangereuse  et  vio- 
lente. J'aurais  dû  deviner  qu'elle  me  perdrait  auprès  de  vous.  J'ai 
donc  accepté  mon  arrêt,  mais  avec  uno  telle  douleur  que  je  me  suis 
senti  comme  rejeté  violemment  hors  de  la  vie  d'émotion  que  j'avais 
menée  jusque-là.  J'ai  senti  comme  un  besoin  impérieux  de  solitude 
et  d'oubli  de  tout  ce  qui  était  moi.  J'ai  voulu  que  Nouville  fût  té- 
moin de  mon  deuil.  Au  lieu  d'aller  en  Italie,  je  me  suis  établi  à  la 
campagne  auprès  de  lui,  tout  seul  dans  une  maisonnette  que  j'ai 
louée,  où  je  n'ai  voulu  recevoir  personne.  J'ai  serré  mon  violon,  je 
n'y  ai  pas  touché  depuis  trois  mois.  Il  dort,  il  n'a  rien  à  dire  tant 
que  mon  cœur  restera  enterré.  Nouville  vous  dira  comment  j'ai  vécu 
et  si  j'ai  seulement  regardé  une  femme.  Je  voulais  m'éprouver,  me 
connaître,  savoir  si  j'étais  une  bête  brute  esclave  de  ses  sens  ou  un 
malheureux  que  l'excitation  de  l'art  et  du  succès  jetait  en  pâture 
aux  chimères  et  aux  monstres.  J'ai  découvert  en  moi  l'homme  doux 
et  tendre  que  je  savais  être,  mais  qui  m'échappait  toujours,  et  dont 
je  sais  à  présent  que  je  peux  reprendre  possession  absolue.  Cet 
homme-là  n'est  pas  purifié  pour  s'être  observé  pendant  trois  mois; 
cela  lui  a  été  trop  facile  pour  qu'il  s'en  fasse  un  mérite.  Un  profond 
dégoût  de  son  ivresse  l'a  rendu  avide  et  comme  épris  de  tempé- 
rance. Il  n'est  pas  devenu  digne  de  vous  pour  avoir  amèrement 
pleuré  le  bonheur  qu'il  ne  devait  jamais  retrouver  ailleurs;  mais  il 
est  sûr  d'une  chose,  c'est  qu'il  ne  peut  vivre  que  pour  vous,  et  qu'il 
aime  mieux  ne  pas  vivre  du  tout  que  de  se  livrer  de  nouveau  à  qui 
que  ce  soit  et  à  quoi  que  ce  soit  en  dehors  de  vous.  J'ai  loué  aujour- 
d'hui la  maisonnette  où  je  vais  me  fixer  à  une  lieue  d'ici.  En  dix 
minutes  de  chemin  de  fer,  je  serai  à  vos  pieds  quand  vous  aurez 
un  ordre  à  me  donner.  Quand  vous  ne  voudrez  pas  me  voir,  je  ne 
sortirai  pas  de  mon  petit  jardin.  Quand  votre  père  sera  de  retour, 
s'il  veut  de  la  musique,  j'en  ferai  pour  lui  et  pour  vous,  mais  non 
pour  d'autres.  J'apprendrai  la  culture  des  fleurs.  Je  vous  ferai  des 
bouquets  que  je  sèmerai  sous  vos  pas  dans  vos  promenades,  quand 
vous  ne  voudrez  pas  que  je  vous  les  apporte.  Et  je  ne  m'ennuierai 
pas;  je  m'instruirai,  je  deviendrai  intelligent,  je  cesserai  d'être  un 
illettré;  j'ai  commencé  déjà  auprès  de  Nouville.  Il  sait  s'exprimer, 
lui,  il  sait  écrire.  Il  m'a  donné  des  leçons,  il  m'a  fait  travailler.  Il 
m'a  démontré  la  sincérité  de  la  parole  écrite  comme  on  démontre 
la  musique.  J'ai  compris,  je  m'exerce,  je  veux  être  en  état  de  vous 
écrire  bientôt  une  lettre.  Enfin  vous  verrez  que  je  peux  me  fixer  et 
me  transformer,  et  peut-être  avec  le  temps,  quand  vous  serez  bien 
sûre  que  je  n'aime  que  vous  et  ne  vis  que  pour  vous,  peut-être, 
Sarah,  me  pardonnerez-vous. 


29/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Je  ne  lui  répondais  pas,  et  il  s'en  inquiétait.  —  Je  ne  vous  fais 
pas  de  bien,  me  dit-il.  Vous  ne  m'entendez  pas,  mon  dévoûment  ne 
va  pas  jusqu'à  votre  cœur.  Mon  repentir  vous  semble  inutile,  vous 
ne  pensez  qu'à  vos  douleurs,  et  je  suis  fou  de  vous  parler  de  mes 
espérances,  qui  n'ont  pas  de  sens  pour  votre  esprit  en  ce  moment 
d'accablement  et  de  détresse.  Eh  bien!  Sarali,  parlez-moi  de  vos 
souffrances,  j'oublierai  les  miennes;  j'irai  chercher  votre  enfant,  je 
l'enlèverai,  s'il  le  faut.  Non,  je  forcerai  sa  mère  à  revenir,  je  la  per- 
suaderai, je  lui  ferai  honte.  Voulez-vous  que  je  parte  tout  de  suite? 

—  Non,  lui  dis-je,  ma  sœur  est  dans  son  droit,  et  peut-être 
a-t-elle  trouvé  dans  le  dépit  la  notion  du  devoir  maternel.  Partagée 
entre  elle  et  moi,  sa  fille  n'eût  peut-être  pas  été  hem'euse.  Il  faut 
lui  laisser  faire  l'essai  de  ses  forces.  Je  suis  résolue  à  me  soumettre 
et  à  me  calmer.  J'en  aurai  la  fermeté,  puisque  vous  voilà. 

—  Que  me  dites-vous,  Sarah?  s'écria-t-il  en  me  saisissant  les 
mains;  je  suis  donc  encore  quelque  chose  dans  votre  vie? 

—  Vous  êtes  tout  désormais,  lui  répondis-je;  comment  pouvez- 
vous  en  douter? 

En  lui  parlant  ainsi,  je  cherchais  le  souvenir  de  ses  torts,  et,  soit 
que  ma  tête  fût  affaiblie,  soit  que  la  puissance  immédiate  d'Abel 
sur  moi  fût  de  celles  qui  s'imposent  fatalement,  je  ne  me  souvenais 
plus  d'avoir  douté  de  lui. 

Vous  savez  maintenant  que  je  l'épouse  dans  quelques  semaines, 
et  vous  êtes  peut-être  effrayée  de  ma  faiblesse.  Je  vais  tout  vous 
dire,  mon  amie;  vous  êtes  une  femme,  une  mère,  et  je  ne  suis  plus 
une  enfant.  Ge  qui  m'a  rendu  la  résolution,  c'est  plutôt  une  force, 
une  énergie  secrète,  qu'un  entraînement  de  tendresse  et  de  dou- 
leur. J'ai  senti  que  le  plus  intense  foyer  de  ma  vie  était  dans  le 
sentiment  maternel,  et  qu'en  m'arrachant  l'enfant  adoré,  ma  sœur 
reprenait  possession  d'elle-même  et  obéissait  à  une  loi  supérieure 
que  je  devais  respecter.  J'ai  été  brisée,  mais  j'ai  su  bientôt  par  mon 
père  qu'elle  s'occupait  beaucoup  plus  de  sa  fille,  et  qu'elle  parais- 
sait avoir  mieux  compris  ses  vrais  devoirs.  Il  espère  qu'elle  les  com- 
prendra tout  à  fait ,  et  que  les  caresses  de  ses  enfans  la  rendront 
meilleure  et  plus  forte. 

Dès  lors  j'ai  entendu  dans  mon  âme  une  voix  qui  me  criait  :  Et 
toi  aussi,  il  ifaut  que  tu  sois  une  femme,  une  mère.  Ton  époux  est  là, 
tu  le  connais,  tu  l'as  aimé,  tu  as  cru  en  lui;  en  quel  autre  auras-tu 
désormais  plus  de  confiance?  pour  quel  autre  sauras-tu  mieux  te 
dévouer?  S'il  te  fait  souffrir  encore,  n'es-tu  pas  habituée  à  souffrir, 
et  quelles  compensations  ne  trouveras-tu  pas  dans  les  enfans  que 
Dieu  te  donnera?  D'ailleurs  ne  sais -tu  pas  que  tout  le  bonheur 
consiste  à  donner  du  bonheur  à  ce  qu'on  aime,  et  n'es-tu  pas  cer- 


MALGRÉTOUT.  295 

taine  de  rendre  heureux  et  bons  les  êtres  adorés  qui  naîtront  de 
toi? 

En  écoutant  ce  cri  de  ma  conscience,  je  me  suis  trouvée  très 
calme,  très  résignée  à  tout,  très  sûre  de  moi-même.  Je  vais  me  ma- 
rier sans  frayeur,^  sans  personnalité,  sans  instinct  de  jalousie.  Je 
prépare  mon  âme  à  cet  engagement  avec  les  mêmes  soins  que 
d'autres  apportent  à  leur  toilette  de  fête.  Je  veux  être  si  bonne, 
si  vraie,  si  forte,  que  le  ciel  me  trouve  digne  d'avoir  une  Sarah 
à  moi! 

•  Je  dois  ajouter  pour  vous  rassurer  complètement,  ma  chère  Mary, 
qu'Abel  est  véritablement  transformé.  Tout  ce  qu'il  m'a  dit  est  vrai 
et  m'a  été  attesté  par  Neuville.  Depuis  trois  mois,  il  habite  notre 
voisinage,  il  y  mène  la  vie  la  plus  retirée  et  la  plus  studieuse,  et  il 
se  trouve  heureux  comme  il  ne  l'a  jamais  été.  Il  vient  passer  avec 
nous  toutes  ses  soirées  et  ne  fait  de  musique  que  pour  nous.  Mon 
père  est  bien  heureux  aussi  de  cette  intimité,  et  ma  sœur  nous 
écrit  qu'elle  accepte  sans  objection  et  sans  répugnance  notre  pro- 
chain mariage.  Elle  viendra  avec  ses  enfans  passer  le  printemps  près 
de  nous. 

Tous  les  matins,  Abel  m'envoie  un  bouquet  et  une  lettre,  une 
vraie  lettre,  courte,  mais  exquise  et  touchante,  naïve  comme  celle 
d'un  enfant,...  et  de  plus  en  plus  correcte,  car  il  étudie  avec  une 
docilité  et  une  persévérance  dont  mon  père  est  tout  surpris  et  tout 
attendri. 

Je  l'aime  de  toute  l'énergie  de  mon  cœur  et  je  serai  peut-être  très 
heureuse,  j'amasse  peut-être  des  forces  pour  des  chagrins  que  je  ne 
connaîtrai  pas;  mais  je  ne  veux  pas  me  faire  trop  d'illusions,  je 
veux  avoir  devant  Dieu  et  devant  lui  le  mérite  d'accepter  tout  d'a- 
vance, le  mal  comme  le  bien. 

Adieu,  ma  digne  et  douce  amie.  En  me  forçant  à  me  résumer, 
vous  m'avez  amenée  à  me  rendre  compte  de  moi-même,  et  vous 
m'avez  fait  un  grand  bien.  Soyez-en  récompensée  par  le  bonheur  et 
la  tendresse  de  ceux  qui  vous  sont  chers,  — votre  mari  dont  je  serre 
la  main,  vos  enfans  que  j'embrasse  et  que  je  vais  enfin  connaîLre  et 
chérir,  puisque  vous  me  promettez  de  venir  à  Malgrétout  cette 
année.  —  Votre  Sarah  Owen. 

George  Sand. 


UN 


EN  ALLEMAGNE 


ARTHUR,     SCHOPENHAUER. 

I.  A.  Schopenhauer's  Weyke;  8  vol.  in-S".  —  II.  Briefe  ïiber  die  Schopenhaucr'sche  Philosophie, 
von  C  Jul.  Frauenstaedt,  1854,  —  III.  Arih.  Schopcnhauei-  ans  persônlichem  Umgange  dar- 
gestellt,  von  W.  Gwinner,  1862.  —  IV.  A.  Schopenhaim-,  Von  ihm,  ûber  ihn.  Ein  Wort  der 
Vortheidigung,  von  E.  O.  Lindner.  Memorabilicn,  von  J.  Frauenstœdt,  1863.  —  V.  A.  Scho- 
penfiauer,  von  R.  Haym,  1864. 


L'antiquité,  si  riche  en  originaux,  n'a  peut-être  pas  de  caiac- 
tères  plus  singuliers  que  ses  philosophes.  Le  recueil  laissé  par  Dio- 
gène  de  Laërte  est  une  véritable  galerie  d'excentriques.  Qu'est-ce 
que  cet  autre  Diogène  qui  roule  cyniquement  son  domicile  dans  les 
rues  d'Athènes  en  jetant  à  droite  et  à  gauche  ses  apophthegmes 
caustiques?  qu'est-ce  que  ce  Pyrrhon  qui,  mettant  le  scepticisme 
en  pratique,  ne  marche  qu'entouré  d'un  cortège  d'amis  obligés  de 
veiller  sur  ses  jours?  qu'est-ce  que  Socrate  lui-même  avec  ses  éter- 
nelles flâneries  et  sa  manie  d'embarrasser  les  gens,  sinon  des  hu- 
moristes, —  je  prends  le  mot  le  plus  doux,  —  auxquels  on  ne  saurait 
en  bonne  justice  appliquer  les  règles  communes?  Il  faudrait  feuille- 
ter  les  bollandistes  pour  trouver,  parmi  les  saints  du  moyen  âge, 
des  propos  et  des  manières  de  vivre  aussi  bizarres. 

Nos  philosophes  n'ont  point  aujourd'hui  de  ces  singularités. 
Quelle  que  soit  la  doctrine  qu'ils  professent,  ils  vivent  en  gens  du 


UN    BOUDDHISTE    CONTEMPORAIN.  297 

monde,  et  il  n'y  a  aucun  moyen  de  distinguer,  à  la  façon  d'être 
pas  plus  qu'à  l'habit,  un  positiviste  d'avec  un  métaphysicien.  C'est 
donc  une  rareté  digne  d'attention  qu'un  philosophe  contemporain, 
auteur  d'une  doctrine  étrange  et  profonde,  qui  conforme  sa  vie  à 
sa  doctrine,  qui,  par  exemple,  est  resté  célibataire  par  principe 
métaphysique^  et  cette  rareté,  on  la  trouve  chez  un  philosophe  alle- 
mand, Arthur  Schopenhauer,  dont  le  nom  est  assez  souvent  pro- 
noncé en  France  depuis  une  dizaine  d'années.  Ce  philosophe  a  été 
chez  nous  l'objet  de  quelques  travaux  plus  ou  moins  estimables, 
mais  qui  ne  donnent  pas,  je  crois,  une  idée  suffisante  ni  même  une 
idée  tout  à  fait  exacte  du  personnage  et  de  sa  doctrine. 

Cette  doctrine  a  fait  grand  bruit  en  Allemagne  pendant  une  cer- 
taine période.  Schopenhauer  avait  fini  par  rencontrer,  après  une 
longue  attente,  des  disciples  fervens  qui  ont  recueilli  religieuse- 
ment ses  paroles,  ses  lettres,  les  traits  de  sa  vie,  et  qui  plus  d'une 
fois,  avec  moins  de  prudence  que  de  piété ,  se  sont  empressés  de 
révéler  au  public  jusqu'à  ses  faiblesses.  MM.  G.  Gwinner,  Otto 
Lindner,  J.  Frauenstaidt,  ont  tour  à  tour  raconté  ce  qu'ils  savaient 
de  lui;  chacun  d'eux  a  prétendu  à  l'honneur  de  l'avoir  mieux  connu 
que  les  autres,  et  cette  émulation  n'a  pas  manqué  de  dégénérer  en 
jalousies  et  en  querelles.  Un  critique  de  mérite,  M.  R.  Haym,  qui 
semble  se  constituer  volontiers  le  liquidateur  des  philosophies  dé- 
chues, et  qui  a  fait  autrefois  dans  un  livre  remarquable  le  bilan 
posthume  de  l'hégélianisme,  a  résumé  le  débat  en  termes  d'une  sé- 
vérité, à  mon  sens,  excessive.  D'autres  critiques  sont  intervenus  et 
ont  prononcé  leur  verdict  à  des  points  de  vue  différens,  M.  Hoffman 
au  nom  de  l'orthodoxie  la  plus  étroite,  M.  C.  Gutzkow  au  nom  du  pa- 
triotisme radical .  Les  documens  abondent,  comme  on  le  voit,  entre 
nos  mains.  A  l'heure  qu'il  est,  cette  discussion  ardente  et  quelque 
peu  tumultueuse  a  cessé,  et  il  est  facile  de  voir  qu'entre  l'engoue- 
ment et  le  dédain  il  y  a,  comme  toujours,  place  pour  un  jugement 
impartial  et  modéré.  La  doctrine  vit  encore,  il  se  peut  toutefois 
qu'elle  disparaisse,  aussi  bien  que  beaucoup  d'autres  qui  n'ont  pas 
fait  moins  de  bruit  en  leur  temps;  mais  il  restera  toujours  une 
figure  de  philosophe  curieuse  à  étudier,  et  une  doctrine  qui  répond 
en  philosophie  à  une  des  dispositions  les  plus  marquées  du  siècle,  à 
cette  humeur  noire  qui  a  dominé  en  poésie  depuis  cinquante  ans,  et 
qui  a  envahi  beaucoup  d'àmes  sérieuses.  J'ajoute  qu'à  côté  du  phi- 
losophe il  y  a  chez  A.  Schopenhauer  un  écrivain  et  un  penseur,  et 
de  ceux-là  rien  ne  se  perd  :  ils  sèment  des  germes  que  des  souilles 
imprévus,  que  d'invisibles  courans  emportent,  et  qu'on  s'étonne  sou- 
veat  de  voir  fructifier  au  loin  sans  pouvoir  dire  d'où  ils  viennent. 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


I. 


On  s'est  trop  accoutumé  à  considérer  les  systèmes  de  philosophie 
en  eux-mêmes,  sans  tenir  un  compte  suffisant  des  circonstances  où 
ils  ont  été  élaborés,  du  génie  particulier  qui  les  a  produits,  et  à  les 
traiter  comme  le  développement  pour  ainsi  dire  algébrique  d'un 
certain  nombre  de  principes  généraux.  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'ils  se 
forment  :  la  philosophie  n'est  pas  une  science  impersonnelle,  où  le 
plus  humble  apporte  sa  pierre  et  dont  on  puisse  retrancher  le  nom 
des  ouvriers;  elle  se  compose  de  grandes  créations  qui  se  répondent 
l'une  à  l'autre,  qui  s'enchaînent  entre  elles,  et  dont  chacune  est 
l'expression  d'un  génie  et  d'une  âme  coordonnant  ses  idées  sous 
l'influence  complexe  du  tempérament  et  de  l'éducation.  Au  lieu  de 
soumettre  les  systèmes  à  une  critique  abstraite  dont  les  règles  va- 
rient avec  les  convictions  du  juge,  il  serait  temps  qu'on  leur  ap- 
pliquât la  critique  positive  et  psychologique  si  heureusement  em- 
ployée de  nos  jours  dans  l'examen  des  œuvres  littéraires.  C'est  ce 
que  je  me  propose  d'essayer,  et  l'on  peut  s'attendre  à  trouver  d'é- 
troits rapports  entre  la  doctrine  et  le  caractère  que  je  dois  faire 
connaître. 

Un  mot  d'abord  sur  la  singulière  fortune  de  cette  doctrine.  On 
sait  ce  qu'il  était  advenu  en  France  de  la  philosophie  après  ISliS, 
et  le  profond  discrédit  où  elle  était  tombée  dans  le  public  et  dans 
l'enseignement;  à  peine  si  elle  s'en  relève  lentement  aujourd'hui. 
La  même  catastrophe  se  produisit  à  la  même  époque  en  Allemagne. 
Une  doctrine  y  régnait  presque  en  souveraine;  elle  avait  pénétré 
dans  la  religion  et  dans  la  politique,  elle  s'était  associée  à  toutes 
les  préoccupations  du  pays.  Tout  à  coup  un  voile  se  déchire,  et  il 
semble  qu'on  la  juge  pour  la  première  fois  en  liberté.  Non-seule- 
ment l'empire  lui  échappe,  mais  le  respect  même  s'en  va,  et  cette 
chute  rapide  de  l'hégélianisme  entraîne  la  ruine  de  toute  philoso- 
phie; on  ne  voit  plus,  comme  après  un  ouragan,  que  débris  de  doc- 
trines surnageant  pêle-mêle,  et  la  pensée  spéculative  offre  encore 
plus  que  la  politique  l'image  d'un  champ  dévasté.  C'est  à  ce  mo- 
ment que  le  nom  de  Schopenhauer  surgit  à  la  lumière.  Un  beau 
jour,  l'Allemagne  apprend  non  sans  surprise  qu'elle  possède  à  son 
insu  depuis  trente  ans  un  grand  prosateur  inconnu  et  un  profond 
penseur  de  plus;  l'opinion,  tout  à  l'heure  désabusée  de  toute  spé- 
culation, court  aussitôt  à  lui.  Les  histoires  de  la  philosophie,  pleines 
des  noms  de  Schelling,  de  Fichte,  de  Hegel,  ne  connaissaient  pas 
ce  nom-là;  mais  il  regagne  promptement  le  temps  perdu,  le  retour 
de  justice  qu'il  attendait  avec  une  certitude  orgueilleuse  s'accom- 


UN   BOUDDHISTE    CONTEMPORAIN.  299 

plit  en  peu  d'années,  et  tandis  que  ses  rivaux  délaissés  conservent 
à  peine  quelques  rares  adeptes,  il  meurt,  en  1860,  presque  dans  la 
gloire. 

Tout  est  fait  pour  surprendre  dans  la  destinée  de  cette  doctrine, 
et  d'abord  la  longue  obscurité  où  elle  est  restée  ensevelie,   car 
Schopenhauer  n'est  pas  un  de  ces  philosophes  dont  la  langue  ou  les 
idées  rebutent  par  la  difficulté  de  les  pénétrer  le  lecteur  de  bonne 
volonté;  il  n'y  a  pas,  il  faut  l'avouer,  d'écrivain  plus  clair,  et  il 
possède  par  surcroît  une  qualité  peu  commune  en  Allemagne  et 
qu'on  ne  s'attendrait  guère  surtout  à  trouver  chez  un  philosophe, 
l'agrément.  Il  n'a  d'ailleurs  rien  de  commun  avec  ces  philosophes, 
peu  attrayans  pour  les  intelligences  méditatives,  qui  se  jouent  avec 
légèreté  à  la  surface  des  questions;  il  creuse  profondément,  sa  pen- 
sée ne  touche  pas  un  sujet  sans  y  laisser,  comme  un  soc  d'acier, 
quelque  sillon  vif  et  brillant.  Si  cette  maie  chance  de  Schopenhauer 
et  de  sa  doctrine  ne  s'explique  pas  facilement,  la  renaissance  im- 
prévue d'un  système  enterré,  la  vogue  rapide  qu'il  obtient,  l'éclat 
qu'il  jette  et  qui  attire  tous  les  yeux,  sont  encore  plus  étonnans. 
Cette  doctrine  choque  en  effet  les  goûts  les  plus  vifs  des  contempo- 
rains. L'histoire  a  toutes  les  prédilections  du  siècle,  et  Schopen- 
hauer a  pour  l'histoire  les  mêmes  dédains  que  Descartes.  La  politi- 
que est  une  fièvre  à  laquelle  personne  n'échappe,  et  il  fait  fi  de  la 
politique;  non  content  d'attaquer  violemment  les  démagogues,  ou 
plutôt  les  politiques  sans  acception  de  parti  et  les  réformateurs  de 
toute  dénomination,  il  va  jusqu'à  déclarer  (en  Allemagne,  qu'on  y 
songe  bien)  le  patriotisme  la  plus  sotte  des  passions  et  la  passion 
des  sots.  Vers  1850,  dans  un  temps  où  tant  de  déceptions  assom- 
brissent les  esprits  et  où  de  cruelles  catastrophes  remplissent  les 
honnêtes  gens  d'une  tristesse  trop  légitime,  apporte-t-il  au  moins 
des  idées  de  nature  à  rasséréner  les  courages  ?  Au  contraire  il  pro- 
clame que  le  comble  de  la  folie  est  de  vouloir  être  consolé,  que  la 
sagesse  consiste  à  comprendre  l'absurdité  de  la  vie,   l'inanité  de 
toutes  les  espérances,  l'inexorable  fatalité  du  malheur  attaché  à 
l'existence  humaine.  Est-ce  un  moderne  qu'on  entend?  Non,  c'est 
un  bouddhiste,  pour  qui  le  repos  réside  dans  l'absolu  détachement, 
qui  nous  indique  comme  la  bénédiction  à  laquelle  nous  devons  as- 
pirer et  comme  la  récompense  réservée  aux  saints  l'anéantissement 
de  la  volonté.  Un  tel  système  n'a  certes  rien  d'engageant,  il  est 
plus  propre  à  scandaliser  une  époque  fière  de  sa  civilisation  et  en- 
flée de  sa  puissance  qu'à  la  charmer;  d'où  vient  donc  que  le  scan- 
dale, qui  n'avait  pas  suffi  dans  l'origine  à  le  sauver  de  l'obscurité, 
n'a  pas  été  non  plus  dans  la  suite  un  obstacle  à  sa  fortune? 

Je  pose  la  question  sans  essayer  d'y  répondre  ;  mais  je  ne  puis 


300  REVL'E    DES    DEUX   MONDES. 

m'empêcher  d'être  frappé  d'une  parfaite  analogie  entre  les  vicissi- 
tudes de  cette  destinée  et  celles  que  le  positivisme  a  traversées  chez 
nous,  et  peut-être  cette  analogie  éclaircit-elle  un  peu  le  mystère. 
Les  deux  doctrines  ne  se  ressemblent  guère;  pour  mieux  dire,  elles 
sont  absolument  contraires  l'une  à  l'autre  dans  leur  esprit,  dans 
leur  marche,  surtout  dans  leurs  conclusions.  La  doctrine  positiviste 
aboutit  au  plus  complet  optimisme,  puisqu'elle  repose  sur  l'idée 
d'une  évolution  progressive  des  choses  par  laquelle  tout  est  fina- 
lement justifié;  elle  ouvre  aux  sociétés  humaines  la  riante  per- 
spective de  se  voir  un  jour  constituées  sur  un  plan  conforme  à  la 
raison  scientifique.  Pour  Schopenhauer,  la  vie  est  et  restera  mau- 
vaise, l'avenir  ne  réserve  rien  de  bon  ni  à  l'individu  ni  aux  so- 
ciétés. Cependant  ces  deux  doctrines  si  opposées  ont  eu  même 
peine  à  sortir  de  l'obscurité;  leurs  auteurs  se  sont  pendant  long- 
temps abandonnés  aux  mêmes  protestations  véhémentes  contre  l'ou- 
bli qui  les  couvrait  et  contre  le  succès  des  doctrines  en  crédit,  ils 
se  sont  livrés  sans  réserve  aux  excès  d'un  orgueil  chagrin  qui 
aimait  mieux  accuser  de  ses  mécomptes  les  personnes  que  les  cir- 
constances. Puis,  après  avoir  secoué,  grâce  au  zèle  ardent  d'une 
poignée  de  disciples,  le  maléfice  qui  pesait  sur  elles,  ces  doctrines, 
arrivées  en  un  jour  à  la  notoriété,  ont  pris  énergiquement  posses- 
sion d'un  grand  nombre  d'esprits;  elles  ont  vu  leur  autorité  grandir 
vers  le  même  temps  et  dans  des  circonstances  semblables.  Le  posi- 
tivisme a  profité  du  discrédit  des  études  philosophiques  pour  sub- 
juguer des  esprits  fatigués,  en  déclarant  ne  poursuivre  et  n'ad- 
mettre que  des  vérités  démontrables  ;  il  a  promis  aux  intelligences 
un  repos  définitif,  pourvu  qu'elles  s'abstinssent  résolument  de  tou- 
cher à  la  métaphysique,  condition  dure  à  la  vérité,  qui  ressemble 
un  peu  trop  au  procédé  sommaire  employé  par  Origène  pour  se 
soustraire  au  trouble  des  passions.  De  même  la  doctrine  du  phi- 
losophe allemand  se  donne  pour  également  positive,  mais  en  un 
sens  difierent;  elle  prétend,  au  lieu  d'abstractions,  élever  un  édifice 
de  vérités  pratiques  recueillies  dans  le  champ  de  l'expérience,  em- 
brasser la  vie  dans  ses  détails,  l'expliquer  par  des  observations  que 
chacun  est  à  même  de  vérifier;  elle  en  appelle  à  l'autorité  irréfra- 
gable de  l'expérience  journalière,  comme  le  positivisme  à  celle  de 
la  science.  Il  y  avait  là  de  part  et  d'autre,  pour  des  esprits  lassés 
d'utopies  philosophiques,  une  séduction  qu'ils  ont  subie  d'abord,  et 
à  laquelle  il  leur  a  fallu  quelque  temps  pour  se  dérober. 

Au  surplus,  la  vie  de  notre  philosophe  va  jeter,  j'espère,  quelque 
jour  sur  plusieurs  points  que  je  viens  seulement  d'indiquer. 

A.  Schopenhauer  était  né  à  Dantzig  en  1788.  Fort  sensible  à 
l'honneur  de  n'être  pas  Allemand,  il  se  prétendait  de  race  hollan- 


UN    BOUDDHISTE    CONTEMPORALV.  301 

daise  et  en  voyait  la  preuve  dans  l'orthographe  de  son  nom.  Son 
père,  d'une  ancienne  famille  patricienne,  avait  fait  fortune  dans  les 
affaires,  où  il  portait  un  esprit  singulièrement  actif  et  entendu; 
c'était  d'ailleurs  un  caractère  fier,  obstiné,  peu  maniable  et  proba- 
blement assez  difficile  à  vivre.  En  1793,  lorsque  la  vieille  ville  han- 
séatique  dut  renoncer  à  l'indépendance,  notre  républicain  alla  s'é- 
tablir à  Hambourg  pour  ne  pas  tomber  sous  la  domination  de  la 
Prusse.  Sa  femme,  beaucoup  plus  jeune  que  lui,  était  cette  Jeanne 
Schopenhauer,  auteur  d'une  estimable  monographie  sur  Jean  van 
Eyck  et  d'un  nombre  considérable  de  romans  qu'on  lit  encore,  un 
entre  autres,  Gabriclle,  où  elle  peint  les  mœurs  du  beau  monde,  et 
que  Goethe  n'a  pas  dédaigné  d'analyser. 

A  Hambourg  comme  à  Dantzig,  le  père  de  Schopenhauer  menait 
un  grand  train  de  maison;  il  possédait  des  statues,  des  tableaux, 
une  bibliothèque  riche  surtout  en  ouvrages  anglais  et  français. 
Schopenhauer  fut  donc  élevé  dans  l'opulence;  plus  tard,  lorsqu'il 
sentit  le  prix  de  l'indépendance  pour  un  philosophe  et  que  même  il 
en  eût  fait  une  condition  du  droit  de  philosopher,  il  conçut  une  vive 
reconnaissance  pour  celui  qui  avait  assuré  la  sienne,  et  il  l'expri- 
mait en  termes  curieux  dans  la  dédicace  d'un  de  ses  ouvrages.  «  Si 
j'ai  pu  développer,  disait-il,  les  forces  que  la  nature  m'a  dépar- 
ties et  en  faire  un  juste  emploi,  si  j'ai  pu  suivre  l'impulsion  de 
mon  génie,  travailler  et  penser  pour  la  foule  des  hommes,  qui  ne 
faisait  rien  pour  moi,  c'est  à  toi  que  je  le  dois,  ô  mon  noble  père, 
à  ton  activité,  à  ta  prudence,  à  ton  esprit  d'épargne,  à  ton  souci  de 
l'avenir.  Sois  béni  pour  m'avoir  soutenu  dans  ce  monde  où  sans  toi 
j'aurais  péri  mille  fois  !  »  Son  père  aurait  voulu  en  faire  un  négo- 
ciant; mais  l'enfant  montrais  pour  cette  carrière  une  extrême  répu- 
gnance. On  crut  la  surmonter  en  flattant  son  goût  pour  les  voyages, 
et  on  lui  promit  de  le  faire  voyager  pendant  deux  ans  à  la  condition 
qu'au  bout  de  ce  temps  il  se  consacrerait  aux  affaires.  Il  accepta  le 
marché,  et  parcourut  avec  son  père  une  partie  de  l'Europe.  Le 
délai  expiré,  il  entra  dans  une  maison  de  commerce  de  Hambourg, 
et  il  y  était  depuis  quelques  mois  lorsque  son  père  mourut.  H  ne  se 
crut  pas  dégagé  pour  cela  de  sa  parole  et  poursuivit  ses  efforts  pour 
accomplir  le  vœu  paternel;  mais  il  tomba  dans  une  mélancolie  pro- 
fonde, de  sorte  que  sa  mère,  fatiguée  de  ses  plaintes,  lui  rendit  la 
liberté.  H  avait  dix-neuf  ans  :  il  se  hâta  d'aller  s'asseoir  sur  les 
bancs  du  gymnase  pour  réparer  le  temps  perdu. 

M"'''  Schopenhauer,  pouvant  se  livrer  désormais  sans  réserve  à 
ses  goûts  littéraires  et  mondains,  était  allée  s'établir  à  Weimar.  Elle 
y  vivait  dans  le  cercle  de  Goethe  avec  sa  fille  Adèle,  dont  le  grand 
poète  vante  quelque  part  le  talent  pour  la  déclamation.  Elle  paraît 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avoir  été  femme  jusqu'au  bout  des  ongles.  Le  chevalier  Anselme 
Feuerbach,  le  grand  criminaliste ,  père  du  philosophe,  écrit  à  la 
date  de  1815,  en  parlant  des  connaissances  qu'il  a  faites  à  Weimar  : 
a  M'"''  la  conseillère  Schopenhauer,  riche  veuve,  tient  ici  bureau 
de  bel  esprit.  Elle  parle  bien  et  beaucoup.  De  l'esprit  tant  qu'on 
veut,  et  pas  de  cœur  ;  elle  est  coquette  au  possible  et  se  rit  à  elle- 
même  du"  matin  au  soir.  Dieu  me  préserve  d'une  femme  si  spiri- 
tuelle! Elle  a  pour  fille  un  petit  oison  qui  me  disait  hier  :  Je  peins 
les  fleurs  avec  un  talent  surprenant.  »  Le  portrait  était  ressemblant, 
et  je  n'ai  nulle  peine  à  comprendre  que,  de  l'humeur  dont  il  était, 
Schopenhauer  ne  dut  pas  s'accorder  parfaitement  avec  sa  mère. 
Pour  se  mettre  en  état  de  suivre  les  cours  universitaires,  il  résolut 
devenir  à  Weimar  et  d'y  travailler  sous  la  direction  d'un  professeur 
particulier.  Sa  mère  y  consentit,  mais  à  la  condition  qu'il  ne  de- 
meurerait pas  avec  elle,  et  pourquoi?  «  Je  ne  méconnais  pas  tes 
bonnes  qualités,  lui  écrit-elle.  Ce  qui  m'inquiète,  c'est  ta  manière 
d'être  et  de  voir;  ce  sont  tes  plaintes  sur  des  choses  inévitables, 
tes  mines  refrognées,  tes  jugemens  bizarres,  que  tu  prononces  d'un 
ton  d'oracle  sans  qu'il  y  ait  rien  à  objecter.  —  Gela  me  fatigue  et 
m'attriste.  Ta  manie  de  disputer,  tes  lamentations  sur  la  sottise  du 
monde  et  la  misère  humaine  m'empêchent  de  dormir  et  me  donnent 
de  mauvais  rêves...  »  Il  est  évident  que  ses  rapports  avec  sa  mère 
sont  froids;  ce  sont  ceux  d'un  homme  qui  se  croit  une  mission  à 
remplir,  et  dans  les  sévérités  qu'il  prodigue  aux  femmes  on  recon- 
naît l'impression  persistante  du  souvenir  maternel. 

Schopenhauer,  qui  a  sur  toutes  choses  des  théories,  en  présente 
une  assez  ingénieuse,  quoique  très  contestable,  sur  la  participation 
de  chacun  des  parens  dans  la  constitution  morale  de  l'enfant,  et  il 
l'appuie  sur  nombre  de  faits  intéressans  empruntés  à  l'histoire.  Selon 
lui,  ce  qu'il  y  a  de  fondamental  et  de  premier,  le  caractère,  les  pas- 
sions, les  tendances,  sont  un  héritage  du  père;  l'intelligence,  faculté 
secondaire  et  dérivée,  procède  essentiellement  de  la  mère.  Au  reste, 
le  caractère  et  l'intelligence  donnent  lieu ,  par  leurs  réactions  mu- 
tuelles, à  des  combinaisons  imprévues  et  trop  complexes  pour  qu'il 
soit  toujours  aisé  de  faire  la  part  des  deux  élémens  associés;  mais 
cette  théorie,  qui  tient  aux  principes  mêmes  de  sa  doctrine,  Scho- 
penhauer se  flatte  d'en  trouver  au  moins  une  confirmation  irrécu- 
sable dans  sa  propre  histoire,  et  il  y  a  quelque  chose  de  spécieux 
dans  cette  prétention.  Il  est  ombrageux  comme  son  père,  spirituel  et 
subtil  comme  sa  mère.  Le  voilà  dès  à  présent  tel  qu'il  demeurera 
jusqu'à  la  fin,  et  l'on  peut  entrevoir  déjà  quels  pourront  être  les 
caractères  de  sa  philosophie. 

On  le  voit,  à  l'université  de  Gœttingen,  mener  de  front,  selon 


UN  BOUDDHISTE  CONTEMPORAIN.  303 

l'habitude  allemande,  plusieurs  études  différentes,  la  médecine, 
l'histoire  naturelle,  la  philologie,  la  philosophie.  Il  fréquente  les 
amphithéâtres  de  dissection  et  se  passionne  pour  les  physiologistes 
français.  «  De  grâce,  écrivait-il  encore  en  1852  à  un  de  ses  dis- 
ciples, ne  me  parlez  pas  de  physiologie  ni  de  psychologie  avant  de 
vous  être  incorporé  et  assimilé  Cabanis  et  Bichat.  »  En  même  temps 
il  se  nourrit  de  Kant  et  de  Platon.  L'enseignement  de  Fichte  à  Berlin 
était  dans  tout  son  éclat;  il  s'y  rend,  et  il  suit  les  cours  de  l'illustre 
professeur,  mais  en  protestant  par  des  moqueries  dont  ses  cahiers 
d'étudiant  portent  la  trace.  Les  idées  de  Fichte  n'ont  pas  été  sans 
exercer  quelque  influence  sur  lui;  toutefois  les  formules  algébriques 
de  ce  philosophe  répugnaient  à  son  intelligence  lucide  et  amie 
du  concret;  ce  pathos  emphatique  lui  était  incompréhensible;  son 
amour  pour  les  études  naturelles  était  révolté  du  dédain  que  Fichte 
affectait  pour  la  nature.  L'obscurité  l'irritait  comme  une  forme  du 
charlatanisme;  il  voulait  au  moins  de  la  clarté  dans  llerreur. 

Le  soulèvement  de  l'Allemagne  contre  la  domination  française  le 
laissa,  je  dois  le  dire,  tout  à  fait  indifférent.  Pendant  que  la  patrie 
était  en  armes,  il  sollicitait  à  l'université  d'Iéna  le  grade  de  docteur, 
et  il  l'obtenait  avec  une  thèse  intitulée  :  De  la  quadriqjle  racine  du 
principe  de  raison  suffisante.  Il  avait  fait  hommage  de  ce  premier 
fruit  de  son  génie  à  sa  mère,  qui  s'était  écriée  sur  les  premiers 
mots  du  titre  :  u  Ah,  ah!  c'est  un  livre  pour  les  apothicaires.  »  C'est 
un  écrit  magistral  où  l'auteur  s'attache  à  établir  l'idéalité  du  monde, 
qui  sera  une  des  bases  de  son  système;  il  démontre  que  le  principe 
de  raison  suffisante  revêt  quatre  formes  distinctes  selon  les  quatre 
classes  d'objets  auxquelles  il  s'applique  et  qui  constituent  le  monde, 
mais  qu'il  est  identique  malgré  la  diversité  de  ses  applications,  et 
n'a  de  valeur  que  pour  la  connaissance  humaine,  dont  il  est  la  loi 
fondamentale.  Goethe,  fort  peu  enclin  d'ailleurs  à  s'occuper  de  ma- 
tières métaphysiques,  avait  remarqué  ce  travail.  Lorsque  Schopen- 
hauer  revint  à  Weimar,  il  l'accueillit,  et  il  parle  avec  estime  de  ce 
jeune  homme  «  difficile  à  connaître.  »  Il  était  alors  occupé  de  ses 
travaux  sur  la  lumière  et  les  couleurs;  il  trouva  Schopenhauer  heu- 
reusement préparé  à  accepter  ses  vues,  et  en  effet  Schopenhauer  se 
les  appropria  dans  un  écrit  sur  la  vision  publié  en  1816. 

Goethe  lui  imposait  comme  le  type  du  génie  contemplateur;  l'im- 
passibilité dédaigneuse  du  poète,  qui  était  à  la  fois  supériorité  d'es- 
prit et  résignation  spinozisie,  lui  paraissait  dès  lors  le  dernier  mot 
de  la  sagesse;  il  y  voyait  l'application  de  la  religion  des  védas,  qu'il 
étudiait  dans  le  même  temps  sous  la  direction  de  F.  Majer.  Cepen- 
dant le  monde  frivole  et  courtisanesque  de  Weimar,  tout  occupé 
d'amusemens  de  société,  de  théâtre  et  de  petites  intrigues,  ne  lui 


30/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plaisait  pas.  Il  vivait  à  part,  évitant  la  familiarité  des  hommes;  il  les 
comparait  à  des  hérissons  qui  ne  peuvent  se  toucher  sans  se  piquer, 
ni  rester  loin  les  uns  des  autres  sans  avoir  froid  et  vouloir  se  rap- 
procher; il  croyait  avoir  trouvé  la  vraie  distance,  et  il  la  marquait 
par  une  sèche  et  rigoureuse  politesse.  Il  finit  néanmoins  par  aller  ha- 
biter Dresde;  il  y  resta  trois  ans,  mûrissant  dans  le  silence  un  grand 
ouvrage,  vivant  dans  la  solitude,  mais  sans  austérité,  fréquentant  le 
théâtre,  les  musées,  rapportant  tout,  même  ses  plaisirs,  à  l'objet  de 
ses  méditations.  Une  scène  humoristique,  qui  rappelle  un  peu  les 
profondes  bouffonneries  semées  dans  les  comédies  de  Shakspeare, 
peut  donner  une  idée  des  préoccupations  qui  l'absorbaient.  Il  se  pro- 
menait un  dimanche  dans  une  serre  des  jardins  publics  qui  était 
remplie  de  monde.  Il  s'était  arrêté  devant  une  plante  exotique  et  il 
se  disait  à  demi-voix  :  «  Que  veux-tu  me  dire,  ô  plante,  avec  tes 
formes  bizarres?  quelle  est  la  volonté  qui  se  manifeste  ici  par  ces 
couleurs  éclatantes,  par  ces  feuilles  découpées?  »  Un  des  gardiens, 
frappé  de  son  attitude  et  peut-être  le  prenant  pour  un  fou,  le  suivit 
de  près  pendant  toute  sa  promenade,  et  en  sortant  il  lui  demanda 
qui  il  était  :  ((  Mon  brave,  répondit  Schopenhauer  d'un  air  solennel, 
si  vous  pouviez  me  le  dire,  je  vous  serais  bien  reconnaissant.  » 

Le  grand  ouvrage  dont  la  gestation  durait  depuis  quatre  ans 
parut  enfin.  Il  était  intitulé  le  Monde  comme  volonté  et  comme  re- 
présentation, et  contenait  la  philosophie  de  Schopenhauer,  désor- 
mais arrêtée  dans  ses  traits  essentiels.  Il  y  expliquait  le  monde 
comme  la  manifestation  purement  intelligible  d'une  volonté  iden- 
tique à  tous  les  degrés  de  la  nature,  malgré  la  variété  des  formes 
innombrables  qu'elle  revêt.  Il  concluait  par  le  pessimisme  le  plus 
absolu ,  ce  qui  est  à  noter ,  car  il  en  résulte  que  ce  pessimisme  ne 
saurait  s'expliquer  ni  par  les  circonstances  sociales,  —  l'ouvrage 
avait  été  composé  et  il  paraissait  au  jour  dans  un  temps  d'espoir 
universel  et  de  renaissance  nationale,  —  ni  par  le  dégoût  d'un 
homme  déjà  blasé,  —  Schopenhauer  n'était  pas  un  Werther,  il  n'a- 
vait jusqu'alors  abusé  de  rien,  —  ni  par  les  mécomptes  de  l'auteur, 
puisque,  s'il  n'allait  pas  tarder  à  les  connaître,  il  n'en  avait  encore 
éprouvé  aucun.  Ce  pessimisme  est  né  d'un  accord  singulier  entre 
les  vues  spéculatives  du  philosophe  et  son  tempérament  naturel. 

Il  va  sans  dire  qu'il  publiait  son  livre  avec  la  certitude  d'a- 
voir écrit  pour  l'éternité,  plein  de  cotte  amusante  confiance  dans 
le  succès  qui  est  le  privilège  des  jeunes  auteurs.  Le  livre  tomba 
aussitôt  dans  un  oubli  profond  pour  n'en  sortir  qu'au  bout  de  trente 
ans.  Cette  mésaventure  ne  dut  pas  augmenter  beaucoup  la  bienveil- 
lance déjà  médiocre  de  l'auteur  à  l'égard  des  hommes  en  géné- 
ral, des  Allemands  en  particulier  et  surtout  des  philosophes  qui  te- 


UN    BOUDDHISTE    GOXTEMPORAI.V.  305 

naient  le  haut  du  pavé.  Schopenhauer  alla  promener  sa  mauvaise 
humeur  en  Italie.  Nous  avons  ses  notes  de  voyage;  on  n'y  trouve 
rien  de  ce  qui  défraie  ordinairement  dans  les  récits  de  ce  genre  la 
curiosité  banale,  descriptions  de  paysages  ou  de  monumens,  ren- 
contres de  voitures  publiques,  aventures  d'hôtels,  impressions  de 
toute  sorte.  Schopenhauer  va  au  théâtre,  il  visite  les  églises,  les 
monumens,  les  musées,  les  promenades;  il  recherche  non-seulement 
le  beau ,  mais  les  belles,  et  ses  remarques  sont  d'un  observateur. 
Il  voit  tout  au  point  de  vue  métaphysique,  tout  lui  devient  commen- 
taire ou  confirmation  de  sa  philosophie;  il  ne  donne  pas  ses  observa- 
tions et  ses  expériences  telles  qu'elles  lui  viennent,  il  les  traduit  en 
langue  philosophique  et  en  fait  une  pierre  de  touche  de  son  système. 
Que  d'hommes  j'ai  vus  en  proie  à  une  préoccupation  analogue!  Ce 
n'est  pas  simplement  de  l'orgueil,  c'est  une  maladie  particulière 
qui  peut  avoir  des  effets  désastreux,  et  que  j'appellerais  volontiers 
l'hypocondrie  philosophique.  L'homme  atteint  de  cette  maladie  est 
captif  d'une  seule  idée  qui  le  domine,  et  qui,  grossissant  à  l'infmi, 
le  ferme  au  sentiment  naïf  des  choses,  l'isole  des  autres,  le  remplit 
de  dédains  pour  ceux  qui  se  laissent  tout  bonnement  sentir  et  vivre. 
Cloué  sur  son  rocher,  il  ne  descend  jamais  dans  la  plaine,  et  dans 
cette  solitude,  replié  sur  lui-même,  il  écoute  sourdre  ses  pensées 
comme  d'autres  suivent  le  progrès  de  leur  mal.  La  vie,  le  monde, 
se  réduisent  pour  lui  à  un  seul  point,  l'idée  qui  l'occupe,  dont  la 
fixité  immobilise  son  esprit,  et  dont  le  poids  finit  par  l'écraser. 

Quel  qu'ait  été  dès  le  début  le  pessimisme  de  Schopenhauer,  il 
n'est  pas  douteux  que  cette  opiniâtre  incubation  de  la  même  idée  ne 
l'ait  encore  exaspéré,  et  de  là  les  excès  auxquels  notre  philosophe  le 
porta  dans  ses  dernières  années.  Ce  tour  exclusif  de  son  esprit  est 
d'autant  plus  fâcheux  qu'il  y  avait  en  lui  un  observateur  d'une  ad- 
mirable sagacité.  Les  aperçus  ingénieux  abondent  dans  ses  notes  de 
voyage.  Il  écrit  le  lendemain  de  son  arrivée  à  Venise  :  u  Lorsque  l'on 
tombe  dans  une  ville  étrangère  où  tout  est  nouveau,  langue,  mœurs 
et  gens,  il  semble,  au  premier  moment,  qu'on  entre  dans  un  bain 
d'eau  froide.  Vous  sentez  une  température  qui  n'est  pas  la  vôtre, 
vous  subissez  une  impression  extérieure  violente  et  qui  vous  suf- 
foque. Vous  n'avez  pas  la  liberté  de  vos  mouvemens  dans  cet  élé- 
ment étranger,  et,  comme  tout  vous  étonne  chez  les  autres,  vous 
craignez  que  tout  ne  les  étonne  chez  vous.  Cette  première  impres- 
sion passée,  quand  on  est  en  harmonie  avec  le  milieu  et  la  tempé- 
rature ambiante,  on  éprouve  comme  dans  l'eau  froide  un  singuher 
bien-être.  On  cesse  de  s'occuper  de  sa  personne,  on  tourne  son  at- 
tention sur  ce  qu'on  voit,  et  l'on  observe  avec  un  sentiment  de  su- 
périorité qui  tient  à  ce  qu'on  observe  sans  intérêt  direct.  »  Voilà, 

TOME  LXXXVI.   —   1870.  20 


306  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qui  est  finement  remarqué  et  finement  rendu.  Il  goûtait  les  arts,  il 
les  appréciait  bien,  et  il  en  sentait  vivement  les  beautés;  il  suffit 
pour  preuve  de  citer  ce  mot  charmant  :  <(  Il  faut  se  comporter  avec 
les  chefs-d'œuvre  de  l'art  comme  avec  les  grands  personnages,  — 
se  tenir  simplement  devant  eux  et  attendre  qu'ils  vous  pa.rlent.  »  Il 
n'avait  aucune  des  affectations  du  touriste  vulgaire,  il  voyait  dans 
cette  rage  d'aller  toujours  un  dernier  reste  de  l'existence  nomade; 
mais  il  se  piquait  de  voir  vite  et  bien,  de  pénétrer  dans  l'intérieur 
des  choses,  et  c'est  sa  philosophie  qui  lui  en  ouvrait  l'accès.  Il  a 
sur  les  individus,  sur  les  peuples,  des  jugemens  dont  il  convient, 
bien  entendu,  de  rabattre  l'exagération  humoristique,  mais  qui 
sont  vigoureusement  frappés.  «  Le  trait  national  du  caractère  ita- 
lien, dit-il,  est  une  parfaite  impudeur;  cette  qualité  consiste  dans 
l'effronterie  qui  se  croit  propre  à  tout,  et  dans  la  bassesse  qni  ne  se 
refuse  à  rien.  Quiconque  a  de  la  pudeur  est  trop  timide  pour  cer- 
taines choses,  trop  fier  pour  certaines  autres  :  l'Italien  n'est  ni  l'un 
ni  l'autre;  on  le  trouve,  selon  l'occurrence,  humble  ou  orgueilleux, 
modeste  ou  suffisant,  dans  la  poussière  ou  dans  les  nuages.  »  S'il 
fallait  caractériser  le  côté  brillant  du  talent  de  Schopenhauer,  je 
dirais  que  c'est  avant  tout  un  peintre  de  la  vie  et  des  humeurs  des 
hommes,  un  moraliste  dans  le  sens  français  du  mot  ;  il  est  instruit  à 
l'école  de  Montaigne,  de  La  Rochefoucauld,  de  La  Bruyère,  de  Vau- 
venargues,  de  Ghamfort,  d'Helvétius,  qu'il  cite  à  chaque  pas;  il 
est,  comme  eux,  nourri  du  suc  de  l'expérience,  sans  illusion  sur  les 
hommes;  il  a  comme  eux  la  perspicacité,  la  malice,  le  trait  impi- 
toyable, mais  il  diffère  d'eux  en  ce  que,  contemplateur  moins  désin- 
téressé, ses  idées  portent  sur  une  base  métaphysique. 

Des  placemens  malheureux  avaient  entamé  sa  fortune.  Schopen- 
hauer, averti  par  ces  pertes  et  peut-être  fatigué  de  son  isolement, 
voulut  se  faire  une  carrière.  Il  n'y  en  avait  qu'une  pour  lui,  celle  de 
l'enseignement.  Il  se  fit  admettre  comme  privat-docent  à  l'univer- 
sité de  Berlin,  où  Hegel  et  Schleiermacher  professaient  alors  avec 
un  grand  succès.  L'éloquence  est  peu  nécessaire  pour  réussir  dans 
les  universités  allemandes,  d'ailleurs  Schopenhauer  parlait  bien,  il 
exprimait  ses  idées  avec  clarté  et  souvent  avec  force  ;  mais  les  uni- 
versités d'Allemagne  sont  un  théâtre  de  rivalités,  de  jalousies,  de 
manèges  souterrains,  qui  n'est  pas  exempt  de  difficultés  pour  un 
homme  sans  intrigue,  Schopenhauer  s'en  aperçut  bientôt.  De  plus 
toutes  les  vérités  ne  sont  pas  faites  pour  supporter  l'épreuve  du 
discours  public;  on  sait  qu'Emmanuel  Kant  n'enseignait  pas  dans 
sa  chaire  le  fond  de  la  doctrine  contenue  dans  ses  livres.  Il  y  a  des 
idées  qu'on  peut  soumettre  au  lecteur  solitaire,  mais  qu'on  ne  peut 
pas  énoncer  sans  inconvénient  devant  un  auditoire  nombreux;  toute 


UN    BOUDDHISTE    CONTEMPORAIN.  307 

assemblée  d'hommes,  quelque  libéraux  qu'ils  soient  individuelle- 
ment, est  dominée  par  des  idées  ou  des  conventions  qu'il  est  im- 
possible de  heurter  impunément.  Après  deux  essais  malheureux, 
Schopenhauer  renonça  donc  à  son  entreprise,  et  à  la  suite  de  cet 
échec  il  conçut  un  dégoût  pour  l'enseignement  philosophique  qui 
tourna  plus  tard  en  irritation,  et  lui  inspira  contre  la  philosophie 
des  universités  un  pamphlet  véhément.  Malgré  des  persoimalités 
maladroites,  il  y  a  dans  ce  pamphlet  autre  chose  que  de  la  mau- 
vaise humeur.  Il  procède  de  l'idée  même  que  Schopenhauer  se  fait 
de  la  philosophie,  dont  la  définition  exclut  toute  considération  di- 
recte ou  indirecte  de  l'utilité  publique  ou  privée.  Sa  grande  objec- 
tion contre  cet  enseignement  est  qu'on  ne  saurait  enseigner  une 
science  qui  n'est  pas  faite,  et  j'ajoute,  dans  l'esprit  de  sa  doctrine, 
une  science  qui  ne  peut  se  faire.  Il  est  remarquable  au  surplus 
qu'au  sortir  du  moyen  âge  les  grands  philosophes,  les  initiateurs 
de  la  pensée  moderne,  Descartes,  Spinoza,  Leibniz,  Locke,  Hume, 
n'ont  jamais  professé;  il  en  est  de  même  des  philosophes  français 
du  xviii^  siècle,  et  Kant  paraît  avoir,  du  moins  en  tant  que  pro- 
fesseur, pensé  sur  la  vérité  à  peu  près  comme  Fontenelle.  Spinoza 
répondait  par  un  refus  à  l'offre  d'une  chaire  à  l'université  d'Heidel- 
berg  qui  lui  était  faite  de  la  part  de  l'électeur.  «  J'ignore,  disait-il, 
en  quelles  limites  il  faudrait  enfermer  cette  liberté  de  philosopher 
qu'on  veut  bien  me  donner  sous  la  condition  que  je  ne  troublerai 
pas  la  religion  établie.  »  C'est  un  fait  à  peu  près  général  au  con- 
traire que,  dans  notre  siècle,  en  France,  en  Angleterre,  en  Alle- 
magne, on  ne  s'occupe  guère  scientifiquement  de  philosophie  hors 
des  universités.  Comme  au  moyen  âge,  la  plupart  des  philosophes 
sont  aujourd'hui  des  professeurs.  Les  états  modernes,  plus  ou  moins 
poussés  au  libéralisme  et  obligés  de  se  maintenir  contre  les  efforts 
des  partis  rétrogrades,  favorisent  la  philosophie  dans  leurs  établis- 
semens;  elle  est  pour  eux  une  sorte  de  religion  laïque  et  civile  qu'il 
leur  importe  de  protéger.  Toutefois  le  libéralisme  politique  a  ses 
conditions  et  par  conséquent  ses  limites;  de  là  des  difficultés  qui  se 
sont  manifestées  dans  plusieurs  pays,  notamment  en  Allemagne,  et 
auxquelles  Schopenhauer  attribuait  une  profonde  altération  de  la 
philosophie.  Sans  être  à  la  vérité  parfaitement  orthodoxe  au  fond 
(et  qui  peut  se  flatter  d'être  orthodoxe?),  sa  doctrine  n'a  rien  d'in- 
quiétant pour  l'état,  et  il  aurait  pu  l'exposer  dans  une  chaire;  mais 
enfin  il  eût  fallu  tenir  compte  d'autre  chose  que  de  ce  qui  lui  pa- 
raissait la  vérité,  prendre  en  considération  les  circonstances  qui 
font  à  la  philosophie  une  situation  jusqu'à  présent  accompagnée  de 
quelque  gêne.  Il  ne  put  s'y  résoudre,  et  il  aima  mieuxjse  venger 
de  son  silence  en  accusant  avec  beaucoup  d'injustice  l'enseignement 
public  du  disci'édit  de  la  philosophie. 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  partir  de  ce  moment,  Schopenhauer  se  laisse  oublier  pendant 
quinze  ans.  Il  vivait  à  Berlin  presque  en  étranger,  quoiqu'il  connût 
tout  le  monde  et  notamment  Alexandre  de  Humboldt,  retranché  dans 
son  pessimisme  comme  dans  un  fort  inaccessible,  mécontent  de  ce 
séjour,  mais  ne  daignant  pas  changer  et  se  moquant  des  Berlinois. 
Il  écrivait  de  Francfort,  où  il  était  venu  demeurer  en  1831  :  u  On 
se  tue  donc  beaucoup  cette  année  à  Berlin?  Cela  ne  m'étonne  pas, 
c'est  au  physique  et  au  moral  un  nid  de  malédiction.  Je  suis  bien 
obligé  au  choléra  de  m'en  avoir  chassé  il  y  a  vingt-trois  ans,  et  de 
m'avoir  amené  ici,  où  le  climat  est  plus  doux  et  la  vie  plus  facile  ; 
c'est  un  séjour  tout  fait  pour  un  ermite;  »  ce  qui  du  reste  ne  l'em- 
pêchait pas  d'appeler  Francfort  son  Abdère,  soit  en  souvenir  de 
Démocrite,  qui  riait  comme  lui  des  folies  humaines,  soit  par  allu- 
sion à  la  renommée  de  stupidité  des  Abdéritains.  Il  n'était  toutefois 
ni  désœuvré  ni  découragé.  Fort  attentif  aux  progrès  des  sciences 
positives,  il  y  trc-uvait  des  confirmations  inattendues  de  sa  doctrine; 
il  entourait  ses  idées  de  nouvelles  lumières,  il  recueillait  nombre 
d'observations  de  toute  espèce  et  les  incorporait  à  son  grand  ou- 
vrage, qui  reparut  en  ishh,  augmenté  du  double,  mais  sans  que 
le  plan  et  la  forme  fussent  aucunement  modifiés.  Il  composait  en 
1838  un  mémoire  sur  la  question  mise  au  concours  par  la  Société 
royale  des  sciences  de  Norvège,  De  la  liberté  de  la  volonté.  Ce  re- 
marquable mémoire,  qui  a  pour  épigraphe  un  mot  inquiétant  :  «  la 
liberté  est  un  mystère,  »  et  qui  la  transporte  du  domaine  de  l'expé- 
rience, où  règne  souverainement  la  loi  de  causalité,  dans  la  région 
transcendantale,  n'en  était  pas  moins  couronné.  L'académie  avait- 
elle  compris?  Je  ne  sais;  mais  un  second  mémoire,  présenté  l'année 
suivante  à  la  Société  royale  de  Danemark  sur  une  question  qui  se 
rattache  étroitement  à  la  précédente,  sur  le  fondement  de  la  mo- 
rale, fut  moins  heureux.  La  réponse  ne  parut  pas  suffisante.  En 
outre  l'auteur  se  livrait  contre  diverses  doctrines  à  une  discussion 
relevée  çà  et  là  d'invectives,  et  dont  le  style  salé  rappelle  un  peu 
trop  par  momens  la  polémique  en  latin  des  érudits  d'autrefois.  On 
trouva,  non  sans  quelque  raison,  peu  décentes  ces  attaques  contre 
des  philosophes  dont  on  ne  pouvait  encore  à  cette  époque  parler 
qu'avec  respect.  On  s'est  accoutumé  depuis  lors  à  de  tout  autres 
libert's  avec  ces  philosophes  souverains,  summi  philosophi,  qui 
étaient  entre  auti'es  Fichte  et  Hegel. 

Cependant  l'autorité  de  Hi'gel  lui-même  commençait  dès  ce  temps 
à  baisser.  Les  dissidences  qui  se  faisaient  jour  par  degrés  au  sein 
de  l'école  sur  les  vraies  tendances  du  maître  et  les  applications  so- 
ciales de  sa  doctrine,  l'introduction  des  passions  religieuses  et  poli- 
tiques dans  le  débat,  présageaient  une  dissolution  plus  ou  moins 
prochaine.  L'année  18Zi8  porta  le  coup  mortel  au  système;  mais  Scho- 


UN    BOUDDHISTE    COMEMPORAIN.  309 

penhauer,  qui  ne  savait  pas  à  quel  point  cette  année,  fatale  à  l'hé- 
gélianisme,  aiderait  au  succès  de  sa  propre  doctrine,  fut  profondé- 
ment troublé  par  le  spectacle  des  événemens  politiques.  Francfort, 
«  ce  séjour  si  bien  fait  pour  un  ermite,  »  fut,  comme  on  sait,  un 
des  foyers  principaux  de  l'agitation,  et  je  rencontre  dans  les  lettres 
du  philosophe  plus  d'une  trace  curieuse  des  inquiétudes  auxquelles 
il  était  en  proie.  «  Figurez-vous,  écrit-il  à  un  de  ses  amis  après 
l'insurrection  du  18  septembre  1848,  figurez-vous  que  les  brigands 
avaient  élevé  une  barricade  à  l'entrée  du  pont  et  qu'ils  tiraient  sur 
les  soldats  de  derrière  ma  maison  ;  les  soldats  répondaient  et  fai- 
saient trembler  jusqu'à  mes  meubles.  Tout  à  coup  j'entends  à  la 
porte  d'horribles  aboiemens;  je  me  figure  que  c'est  la  canaille  sou- 
veraine, je  me  verrouille  et  je  mets  la  barre  de  fer.  On  frappe  avec 
violence,  puis  j'entends  le  fausset  de  ma  bonne  :  «  Monsieur,  ce 
sont  les  Autrichiens.  »  J'ouvre  à  ces  dignes  amis,  et  vingt  culottes 
bleues  se  précipitent  pour  tirer  de  mes  fenêtres  sur  le  souverain. 
Ils  passent  bientôt  dans  la  maison  voisine,  qui  leur  paraît  plus  com- 
mode; mais  auparavant  l'officier  a  voulu  reconnaître  la  bande  qui 
était  derrière  la  barricade,  et  je  lui  ai  prêté  la  lorgnette  avec  la- 
quelle TOUS  regardiez  le  ballon.  »  Quand  on  se  rappelle  l'histoire  de 
cette  année,  on  ne  s'étonne  pas  trop  de  rencontrer  chez  un  homme 
pour  qui  l'intérêt  spéculatif  était  supérieur  à  tous  les  autres,  et  la 
politique  réduite  à  l'art  de  maintenir  l'ordre  en  comprimant  par 
tous  les  moyens  le  sauvage  égoïsme  des  hommes,  une  violence  de 
sentimens  qu'une  partie  de  l'Europe  éprouva  comme  lui.  Les  événe- 
mens de  cette  époque  avaient  laissé  dans  son  esprit  une  impression 
ineffaçable,  et  il  a  légué  toute  sa  fortune  à  la  caisse  de  secours 
fondée  à  Berlin  «  en  faveur  de  ceux  qui,  en  18/i8  et  18â9,  avaient 
défendu  l'ordre,  et  de  leurs  orphelins.  »  Cependant,  une  fois  revenu 
de  la  peur  qu'il  avait  eue,  lorsqu'il  fut  en  état  de  mesurer  d'un  œil 
tranquille  le  gain  qu'il  avait  fait,  il  dut  reconnaître  que  cette  année 
lui  avait  été  singulièrement  favorable.  La  philosophie  de  Hegel 
était  détrônée,  il  y  avait  place  au  soleil  pour  les  doctrines  jusque-là 
condamnées  à  robscurité;  la  politique,  qui  depuis  1840  occupait 
tous  les  cerveaux,  était  pour  longtemps  pacifiée,  les  intérêts  de  l'es- 
prit allaient  recouvrer  le  rang  qui  leur  appartient;  on  venait  d'es- 
suyer d'amères  déceptions,  l'heure  était  propice  pour  un  théoricien 
du  désespoir. 

Ces  circonstances  semblent  en  effet  n'avoir  pas  échappé  à  Scho- 
penhauer,  car,  dès  ce  moment,  il  ne  néglige  rien  pour  en  profiter, 
il  aide  sans  relâche  à  la  fortune,  qui  semble  décidée  à  le  favoriser. 
Il  avait  des  disciples  dévoués,  mais  peu  nombreux,  son  vieil  ami 
l'avocat  Emden,  M.  Frauenstœdt,  M.  Dorguth,  M.  Lindner  :  il  excite 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

incessamment  l'ardeur  de  leur  zèle,  il  les  encourage  et  il  les  caresse, 
appelant  celui-ci  son  cher  apôtre,  celui-là  son  archi-évangéliste, 
un  troisième  son  doctor  indefaligabiUs;  mais  viennent-ils  d'aven- 
ture à  forligner,  dérogent-ils  tant  soit  peu  à  la  rigueur  de  la  doc- 
trine, il  les  tance  aussitôt  sévèrement.  La  moindre  mention  de  son 
nom  dans  un  livre,  l'adhésion  de  quelque  inconnu,  le  plus  chétif 
article,  sont  des  événemens  que  l'on  commente  en  détail.  Il  y  a  de 
la  puérilité  dans  tout  cela,  et  toutefois  ce  travail  obstiné  porte  ses 
fruits.  La  doctrine  est  désensorcelée,  les  honneurs  de  la  discussion 
lui  sont  accordés,  l'enthousiasme  naît  avec  l'hostilité,  le  «  Gaspard 
Haîuser  »  de  la  philosophie  aspire  délicieusement  le  grand  air  de  la 
liberté,  et  le  vieux  pessimiste  peut  s'écrier  en  savourant  cette  gloire 
tardive  :  «  Enfin  le  JNil  est  arrivé  au  Caire.  » 

J'ai  eu  l'honneur  de  le  voir  dans  la  joie  et  l'éclat  de  ses  dernières 
années;  quoiqu'il  ne  fût  pas  en  général  de  facile  abord,  il  accueil- 
lait volontiers  les  Français  et  les  Anglais.  Je  le  trouvai  dans  sa  bi- 
bliothèque, où  j'aperçus  en  entrant  le  buste  en  plâtre  de  Kant  par 
Hagemann;  lui-même  posait  en  ce  moment  pour  le  sien,  qu'était  en 
train  de  modeler  une  estimable  artiste  de  Berlin,  M""  Ney.  Son  por- 
trait avait  déjà  été  fait  plusieurs  fois  par  Lindenschatz,  par  Gœbel, 
et  multiplié  par  la  photographie  :  c'était  la  consécration  de  sa  ré- 
cente célébrité.  Schopenhauer  avait  alors  soixante  et  onze  ans,  les 
cheveux  et  la  barbe  entièrement  blancs  ;  mais  c'était  un  vieillard 
alerte,  avec  les  yeux  et  le  geste  d'un  jeune  homme.  Je  fus  frappé 
d'un  sillon  sarcastique  autour  de  sa  bouche.  Il  n'avait  rien  de  la 
raideur  d'un  philosophe  de  profession.  Il  me  reçut  bien,  mais  sans 
se  lever  et  sans  cesser  de  caresser  de  la  main,  d'une  manière  presque 
injurieuse  pour  les  hommes,  un  bel  épagneul  noir.  Voyant  que  je  le 
remarquais,  il  me  dit  qu'il  l'avait  appelé  Atma  (âme  du  monde  en 
sanscrit),  qu'il  aimait  les  chiens  parce  qu'il  ne  trouvait  qu'en  eux 
l'intelligence  sans  la  dissimulation  humaine.  11  me  demanda  si  j'avais 
lu  la  critique  de  Gutzkow  sur  son  dernier  ouvrage,  ses  Parerga^ 
qui  sont  un  recueil  de  fragmens  ;  je  fus  obligé  d'avouer  que  je 
n'avais  lu  ni  la  critique  ni  l'ouvrage.  Je  ne  voulus  pas  prolonger 
cette  visite,  et  il  me  donna  rendez-vous  pour  le  soir  à  l'hôtel  d'An- 
gleterre, où  il  prenait  ses.  repas. 

J'arrivai  vers  la  fin  de  son  dîner,  et  je  le  trouvai  assis  à  table 
d'hôte,  à  côté  de  plusieurs  officiers.  Je  remarquai  devant  lui,  près 
de  son  assiette,  un  louis  d'or  qu'il  prit  en  se  levant  et  qu'il  mit 
dans  sa  poche.  «  Voilà  vingt  francs,  me  dit-il,  que  je  mets  là  de- 
puis un  mois  avec  la  résolution  de  les  donner  aux  pauvres  le  jour 
où  ces  messieurs  auront  parlé  d'autre  chose  pendant  le  dîner  que 
d'avancement,  de  chevaux  et  de  femmes.  Je  les  ai  encore.  »  Nous  al- 


Ui\  BOUDDHISTE    CONTEMPORAIN.  311 

lames  nous  asseoir  seuls  à  une  table.  Je  lui  dis  en  souriant  que  je  le 
savais  sévère  pour  les  femmes,  et  que  l'amour  me  paraissait  après 
tout  une  des  fortes  objections  à  opposer  à  son  pessimisme.  Il  me 
répondit  avec  gravité  :  «  L'amour,  c'est  l'ennemi.  Faites-en,  si  cela 
vous  convient,  un  luxe  et  un  passe-temps,  traitez-le  en  artiste;  le 
Génie  de  l'espèce  est  un  industriel  qui  ne  veut  que  produire.  H 
n'a  qu'une  pensée,  pensée  positive  et  sans  poésie,  c'est  la  durée 
du  genre  humain.  Les  hommes  ne  sont  mus  ni  par  des  convoi- 
tises dépravées  ni  par  un  attrait  divin,  ils  travaillent  pour  le  Génie 
de  l'espèce  sans  le  savoir,  ils  sont  tout  à  la  fois  ses  courtiers,  ses 
instrumens  et  ses  dupes.  Admirez,  si  vous  le  voulez,  ses  procé- 
dés; mais  n'oubliez  pas  qu'il  ne  songe  qu'à  combler  les  vides,  à  ré- 
parer les  brèches,  à  maintenir  l'équilibre  entre  les  provisions  et 
la  dépense,  à  tenir  toujours  largement  peuplée  l'étable  où  la  douleur 
et  la  mort  viennent  recruter  leurs  victimes.  C'est  pour  cela,  c'est 
en  vue  de  l'espèce,  qu'avant  de  rapprocher  les  rouages  de  la  ma- 
chine, ce  Génie  perfide,  qui  ne  veut  pas  manquer  son  œuvre,  ob- 
serve si  soigneusement  leurs  propriétés,  leurs  combinaisons,  leurs 
réactions,  leurs  antipathies.  Les  femmes  sont  ses  complices.  Elles 
ont  accompli  une  chose  merveilleuse  lorsqu'elles  ont  spiritualisé 
l'amour.  Peut-être  c'en  était  fait  de  lui  et  du  genre  humain;  les 
hommes,  fatigués  de  souffrir  et  ne  voyant  nul  moyen  de  se  dérober 
jamais,  eux  ni  leurs  eufans,  aux  misères  qui  les  accablaient  et  que 
ia  culture  leur  rendait  chaque  jour  plus  sensibles,  allaient  peut-être 
prendre  enfin  le  chemin  du  salut  en  renonçant  à  l'amour.  Les  femmes 
y  ont  pourvu.  C'est  alojs  qu'elles  se  sont  adressées  à  l'intelligence 
de  l'homme  et  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  spirituel  dans  l'organisation 
féminine,  elles  l'ont  consacré  à  ce  jeu  qu'elles  appellent  l'amour. 
Peuples  de  galantins  que  vous  êtes,  dupes  innocentes,  qui  croyez, 
en  cultivant  l'esprit  des  femmes,  les  élever  jusqu'à  vous,  comment 
n'avez-vous  pas  encore  vu  que  ces  reines  de  vos  sociétés  ont  de 
l'esprit  souvent,  du  génie  par  accident,  mais  de  l'intelligence  ja- 
mais, ou  que  ce  qu'elles  en  ont  ressemble  à  l'intelligence  de  l'homme 
comme  le  soleil,  fleur  des  jardins,  ressemble  au  soleil,  roi  de  la  lu- 
mière. Depuis  que  vous  les  avez  admises  à  délibérer,  elles  ont  fait 
de  vous  une  race  de  Chrysaldes  qui  a  désappris  sous  leur  joug  les 
fortes  vertus.  Ce  sont  elles  qui  ont  le  plus  contribué  à  inoculer 
au  monde  moderne  le  mal  qui  le  ronge.  Trop  faibles  de  corps  et 
d'esprit  pour  soutenir  par  la  discussion  la  place  qu'elles  ont  usur- 
pée, à  la  fois  débiles  et  tyranniques,  il  faut  bieu  pourtant  qu'elles 
aient  une  arme  :  le  lion  a  ses  griffes  et  ses  dents,  le  vautour  son  bec, 
l'éléphant  ses  défenses,  le  taureau  ses  cornes,  la  sépia,  pour  tuer 
l'ennemi  ou  le  fuir,  lâche  son  encre  et  trouble  l'eau  :  voilà  le  véri- 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

table  analogue  de  la  femme.  Comme  la  sépia,  elle  s'enveloppe  d'un 
nuage  et  se  meut  à  l'aise  dans  la  dissimulation.  Et  maintenant, 
dressés  à  leur  école,  qui  d'entre  vous  se  vantera  d'être  sincère  et 
peut  parler  d'indépendance  sans  qu'une  femme,  sans  que  toutes 
les  femmes  sourient?  Yous  voyez,  beau  défenseur  de  l'amour,  que 
je  ne  diminue  pas  leur  part  dans  l'œuvre  de  la  civilisation.  Tenez, 
j'ai  soixante-dix  ans  et  plus,  et  si  je  me  félicite  d'une  chose,  c'est 
d'avoir  éventé  à  temps  le  piège  de  la  nature;  voilà  pourquoi  je  ne 
me  suis  pas  marié.  Les  grandes  religions  ont  toutes  vanté  la  conti- 
nence, mais  elles  n'ont  pas  toujours  compris  ce  qui  fait  de  cette 
vertu  la  vertu  souveraine.  Elles  n'y  ont  vu  souvent  que  le  déploie- 
ment d'une  énergie  sans  but,  le  mérite  d'obéir  à  une  loi  fantasque, 
de  supporter  une  privation  gratuite,  ou  bien  encore  elles  ont  cou- 
ronné dans  le  célibat  je  ne  sais  quelle  pureté  incompréhensible  et 
fait  ainsi  la  part  trop  belle  aux  économistes  et  aux  saint-simoniens. 
Le  prix  de  cette  vertu,  c'est  qu'elle  mène  au  salut;  préparer  la  fin 
du  monde  et  en  indiquer  le  chemin,  telle  est  la  suprême  utilité  des 
existences  ascétiques.  A  force  de  prodiges,  et  d'aumônes,  et  de  con- 
solations, l'apôtre  de  la  charité  sauve  de  la  mort  quelques  familles 
vouées  par  ses  bienfaits  à  une  longue  agonie;  l'ascète  fait  davan- 
tage, il  sauve  de  la  vie  des  gi'nérations  entières.  Il  donne  un  exemple 
qui  a  failli  sauver  le  monde  deux  ou  trois  fois.  Les  femmes  ne  l'ont 
pas  voulu  ;  c'est  pourquoi  je  les  hais.  » 

Schopenhauer  n'aimait  pas  la  contradiction,  et  je  n'étais  pas  venu 
pour  argumenter  contre  lui;  mais,  quoique  j'eusse  déjà  une  idée  de 
sa  doctrine,  j'étais  t3nté  de  prendre  cette  sortie  pour  une  boutade, 
peut-être  voulait-il  s'amuser  à  essayer  sur  un  étranger  l'enchante- 
ment satanique  de  ses  sophismes.  Cependant  il  parlait  avec  calme 
en  lançant  de  temps  en  temps  une  bouffée  de  tabac;  ses  paroles, 
lentes  et  monotones,  qui  m' arrivaient  à  travers  le  bruit  des  verres 
et  les  éclats  de  gaîté  de  nos  voisins,  me  causaient  une  sorte  de  ma- 
laise, comme  si  j'eusse  senti  passer  sur  moi  un  souille  glacé  à  tra- 
vers la  porte  entr'ouverte  du  néant.  J'osai  pourtant,  au  bout  de 
quelques  minutes,  déclarer  que,  quant  à  moi,  la  vie  me  semblait 
supportable,  et  que,  si  le  monde  allait  encore  médiocrement,  le  pro- 
grès finirait  par  l'améliorer,  et  en  atténuerait  assez  les  imperfec- 
tions pour  que  l'on  pût  s'en  contenter.  «  Nous  y  voilà,  répondit-il. 
Le  progrès,  c'est  là  votre  chimère  ,  il  est  le  rêve  du  xix^  siècle 
comme  la  résurrection  des  morts  était  celui  du  x''  ;  chaque  âge  a  le 
sien.  Quand,  épuisant  vos  greniers  et  ceux  du  passé,  vous  aurez 
porté  plus  haut  encore  votre  entassement  de  sciences  et  de  richesses, 
l'homme,  en  se  mesurant  à  un  pareil  amas,  en  sera-t-il  moins 
petit?  Misérables  parvenus,  enrichis  de  ce  que  vous  n'avez  pas  ga- 


U_\  BOUDDHISTE  COXTEMPORAÏX.  313 

gné,  orgueilleux  de  ce  qui  ne  vous  appartient  pas,  mendians  inso- 
lens  qui  glanez  le  champ  des  premiers  inventeurs  et  qui  pillez  leurs 
ruines,  comparez,  si  vous  l'osez,  vous  qui  célébrez  vos  découvertes 
avec  tant  de  pompe,  l'algèbre  avec  le  langage,  l'imprimerie  avec 
l'écriture,  votre  science  avec  les  simples  calculs  de  ceux  qui  les 
premiers  regardèrent  le  ciel,  vos  steamers  avec  la  première  barque  à 
laquelle  un  audacieux  mit  une  voile  et  un  gouvernail?  Que  sont  vos 
ingénieurs  et  vos  chimistes  auprès  de  ceux  qui  vous  ont  donné  le 
feu,  la  charrue  et  les  métaux?  Vous  avez  fait  de  tout  cela  des  pré- 
sens divins,  vous  avez  eu  raison.  Pourquoi  donc  êtes-vous  si  arro- 
gans?  Je  vois  grandir  la  pyramide  que  vous  n'avez  pas  commencée 
et  que  vous  n'achèverez  pas  ;  mais  le  dernier  ouvrier  qui  s'assoira 
fièrement  sur  le  faîte  sera-t-il  plus  grand  que  celui  qui  en  a  posé 
le  premier  bloc?  Racontez-moi  pour  la  millième  fois  vos  ennuyeuses 
histoires,  et,  si  les  grandeurs  passées  ne  vous  suifisent  pas,  anti- 
cipez l'avenir,  ne  craignez  pas  de  prophétiser.  Variez  les  change- 
mens  de  scène,  multipliez  les  acteurs,  appelez  les  masses  humaines 
sur  le  théâtre,  inventez,  si  vous  avez  l'imagination  assez  riche,  des 
péripéties.  Gi^s  histoires  sont  comme  les  drames  de  Gozzi  :  les  mo- 
tifs, les  incidens  changent  dans  chaque  pièce  et  ne  se  reproduisent 
jamais,  il  est  vrai;  mais  l'esprit  de  ces  incidens  est  invariable,  la 
catastrophe  prévue,  les  personnages  toujours  les  mêmes.  Voici,  en 
dépit  de  toutes  les  expériences  et  de  toutes  les  corrections,  Pantalon 
toujours  aussi  lourd  et  aussi  avare,  Tartaglia  toujours  aussi  fripon, 
Brighella  toujours  aussi  lâche,  Colombine  toujours  aussi  coquette 
et  aussi  perfide.  Heureusement  ils  trouvent  un  parterre  prêt  à  ap- 
plaudir la  pièce  du  jour,  parce  qu'il  ne  se  souvient  plus  de  celle 
qu'il  a  vu  jouer  la  veille.  Les  yeux  charmés  et  la  bouche  béante,  les 
spectateurs  suivent  avec  ravissement  et  pleins  d'attente  le  j^rogrès 
des  choses  jusqu'au  dénoûment,  dont  la  monotonie  les  étonne  sans 
les  décourager.  » 

Il  parla  encore  longtemps  sur  toute  sorte  de  sujets,  et  entre 
autres  sur  les  phénomènes  magiques,  auxquels  il  prenait  beaucoup 
d'intérêt.  La  salle  où  nous  étions  s'était  vidée  peu  à  peu;  le  silence 
s'était  fait  autour  de  nous.  Beaucoup  de  ses  raisonnemens  me  pa- 
raissaient faibles,  et  j'aurais  voulu  répondre;  mais,  soit  que  la  fumée 
de  tabac  dont  l'atmosphère  était  imprégnée  me  portât  au  cerveau, 
soit  que  ses  discours  bizarres  eussent  fini  par  m'étourdir,  des  ver- 
tiges inconnus  me  gagnaient  à  mesure  que  j'essayais  de  suivre  cet 
étrange  raisonneur.  Je*le  quittai  fort  tard,  et  il  me  sembla,  long- 
temps après  l'avoir  quitté,  être  ballotté  sur  une  mer  houleuse,  sil- 
lonnée d'horribles  courans.  Cette  conversation,  qui  avait  été  plus 
d'une  fois  obscure  pour  moi ,  demeura  profondément  gravée  dans 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ma  mémoire,  et  la  plupart  de  ces  obscurités  se  dissipèrent  lorsque 
j'eus  étudié  de  plus  près  l'ensemble  de  la  doctrine.  C'est  cette  doc- 
trine qu'il  s'agit  maintenant  d'exposer. 

II. 

L'homme  qui  meurt  sait  qu'il  n'emporte  pas  l'univers  dans  la 
tombe  :  d'autres  yeux  restent  ouverts  pour  l'admirer,  d'autres  êtres 
sensibles  en  jouiront  après  lui. 

Supposons  réalisée  la  vision  du  poète  :  les  nations  ont  disparu 
jusqu'au  dernier  homme  de  la  surface  de  la  terre  ;  les  animaux 
n'existent  plus,  tous,  sans  en  excepter  les  plus  humbles  et  ceux  en 
qui  le  sentiment  de  la  vie  dépasse  à  peine  l'obscurité  du  rêve,  ont 
cessé  d'être.  Seulement  la  terre,  avec  ses  continens  diversement 
découpés,  avec  les  océans  qui  l'enserrent,  avec  les  végétaux  qui  la 
décorent,  continue  à  rouler  dans  l'espace,  le  soleil  à  répandre  tour 
à  tour  sur  les  deux  hémisphères  le  feu  de  ses  rayons,  les  cieux  à 
envelopper  de  toutes  parts  notre  ancienne  demeure.  Il  semble  que 
l'univers  subsiste  alors  tel  que  vous  le  voyez,  que  la  présence  ou 
l'absence  d'aucun  être  sentant  n'y  ajoute  rien. 

Regardez-y  de  plus  près  cependant,  et  vous  reconnaîtrez  que 
peut-être  il  n'en  est  pas  ainsi.  Cet  univers  que  vous  considérez 
comme  éternel,  pour  rester  ce  qu'il  vous  paraît,  pour  présenter 
l'ordre  que  vous  appelez  ses  lois  et  revêtir  les  couleurs  dont  vous 
êtes  éblouis,  a  peut-être  besoin  d'une  intelligence  qui  le  contemple. 
Supprimez  tous  les  yeux,  c'est  comme  si  vous  éteigniez  la  lumière; 
supprimez  tous  les  cerveaux,  c'est  comme  si  vous  anéantissiez  l'or- 
dre. Si  beau  que  soit  le  spectacle,  la  beauté  que  vous  y  trouvez 
et  l'ordre  qui  y  règne  n'existent  qu'à  la  condition  d'être  regardés 
et  sentis.  Supposez  le  spectateur  autrement  constitué,  —  doué  par 
exemple  d'une  autre  organisation  cérébrale,  —  le  spectacle  change; 
supposez-le  entièrement  supprimé,  la  scène  elle-même  s'abîme  dans 
la  nuit.  Si  vous  imaginez  qu'il  en  subsiste  quelque  chose,  c'est  qu'il 
vous  est  difficile  d'effacer  de  votre  esprit  jusqu'à  l'idée  d'une  intel- 
ligence possible. 

Pour  exprimer  la  même  chose  en  d'autres  termes,  l'esprit  humain 
resterait  vide  à  jamais,  si  le  jeu  des  réalités  et  les  impressions  qu'il 
fait  sur  l'organisme  ne  fournissaient  à  l'intelligence  de  quoi  s'exer- 
cer ;  mais  il  est  également  vrai  que  les  choses  resteraient  une  mer 
de  ténèbres,  un  chaos  de  possibilités  sans  couleurs  et  sans  formes, 
si  l'intelligence  ne  venait  y  répandre  sa  lumière.  C'est  elle  qui  l'é- 
claire  et  qui  l'ordonne  moyennant  les  principes  qui  la  constituent, 
moyennant  l'espace  d'oili  dépend  l'ordre  des  situations,  le  temps 


VN   BOUDDHISTE  CONTEMPORAIX.  315 

d'où  dépend  l'ordre  des  successions,  la  causalité  qui  enchaîne,  sui- 
vant des  règles  constantes,  les  phénomènes  entre  eux  dans  l'espace 
et  le  temps.  Les  formes  des  choses,  qui  nous  apparaissent  comme 
les  conditions  absolues  et  nécessaires  de  toute  existence  réelle,  sont 
inhérentes  à  l'intelligence,  et  c'est  elle  qui  les  imprime  au  monde  et 
y  répand  ainsi  toute  diversité,  car,  ôtez  l'espace,  il  n'y  a  plus  de 
parties  distinctes  les  unes  des  autres;  ôtez  le  temps,  il  n'y  a  plus 
d'avant  et  d'après;  ôtez  la  loi  par  laquelle  nous  enchaînons  d'une 
façon  régulière  les  faits  successifs,  il  n'y  a  plus  d'effets  et  de  causes. 
En  un  mot,  l'univers  n'existe  plus,  parce  qu'il  est,  tel  que  nous  le 
sentons  et  qu'il  nous  apparaît,  un  phénomène  cérébral.  «  Deux 
choses  étaient  devant  moi ,  dit  Schopenhauer  dans  un  fragment 
profond  et  bizarre,  deux  corps,  pesans,  de  formes  régulières,  beaux 
à  voir.  L'un  était  un  vase  de  jaspe  avec  une  bordure  et  des  anses 
d'or;  l'autre,  un  corps  organisé,  un  homme.  Après  les  avoir  long- 
temps admirés  du  dehors,  je  priai  le  génie  qui  m'accompagnait  de 
me  laisser  pénétrer  dans  leur  intérieur.  Il  me  le  permit,  et  dans  le 
vase  je  ne  trouvai  rien,  si  ce  n'est  la  pression  de  la  pesanteur  et  je 
ne  sais  quelle  obscure  tendance  réciproque  entre  ses  parties  que 
j'ai  entendu  désigner  sous  le  nom  de  cohésion  et  d'affinité  ;  mais 
quand  je  pénétrai  dans  l'autre  objet,  quelle  surprise,  et  comment 
raconter  ce  que  je  vis?  Les  contes  de  fées  et  les  fables  n'ont  rien  de 
plus  incroyable.  Au  sein  de  cet  objet  ou  plutôt  dans  la  partie  supé- 
rieure appelée  la  tête,  et  qui,  vue  du  dehors,  semblait  un  objet  comme 
tous  les  autres,  circonscrit  dans  l'espace,  pesant,  etc.,  je  trouvai 
quoi?  le  monde  lui-même,  avec  l'immensité  de  l'espace,  dans  le- 
quel le  Tout  est  contenu,  et  l'immensité  du  temps,  dans  lequel  le 
Tout  se  meut,  et  avec  la  prodigieuse  variété  des  choses  qui  rem- 
plissent l'espace  et  le  temps,  et,  ce  qui  est  presque  insensé  à  dire, 
je  m'y  aperçus  moi-même  allant  et  venant... 

a  Oui,  voilà  ce  que  je  découvris  dans  cet  objet  à  peine  aussi  gros 
qu'un  gros  fruit,  et  que  le  bourreau  peut  faii-e  tomber  d'un  seul 
coup,  de  manière  à  plonger  du  même  coup  dans  la  nuit  le  monde 
qui  y  est  renfermé.  Et  ce  monde  n'existerait  plus,  si  cette  sorte 
d'objets  ne  pullulait  sans  cesse,  pareils  à  des  champignons,  pour 
recevoir  le  monde  prêt  à  sombrer  dans  le  néant,  et  se  renvoyer 
entre  eux,  comme  un  ballon,  cette  grande  image  identique  en  tous, 
dont  ils  expriment  cette  identité  par  le  mot  d'objet...  )> 

Le  monde  est  donc  l'idée  qui  en  est  présente  en  tout  être  qui  vit 
et,  qui  connaît.  Tel  est  le  paradoxe  par  lequel  débute  la  philosophie 
de  Schopenhauer;  l'on  pourrait  être  tenté  de  ne  pas  le  suivre  plus 
avant  et  de  l'abandonner  sur  cet  étrange  défi  jeté  dès  l'abord  au 
sens  commun.  Et  toutefois,  quelque  choquante  qu'une  telle  manière 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  voir  puisse  paraître  au  premier  regard  de  la  raison,  elle  n'a  rien 
de  nouveau  pour  ceux  qui  sont  tant  soit  peu  versés  dans  l'histoire 
de  la  philosophie;  peut-être  même  n'en  est-il  pas  de  plus  familière 
aux  esprits  accoutumés  à  la  singularité  apparente  des  points  de  vue 
spéculatifs.  Pour  ne  citer  qu'un  petit  nombre  des  philosophes  qui 
l'ont  adoptée,  Kant  a  travaillé  une  partie  de  sa  vie  sur  cette  idée,  et 
en  s'attachant  à  démontrer  que  l'espace,  le  temps,  la  causalité,  sont 
purement  inhérens  à  la  sensibilité  ou  à  l'intelligence  humaine,  il  a 
donné  à  la  théorie  en  question  un  caractère  précis  et  positif.  Elle  a 
été  reprise  de  nos  jours  et  présentée  avec  une  rare  vigueur  par  un 
métaphysicien  anglais,  le  professeur  Ferrier.  Avant  Kant  etFerrier, 
plusieurs  philosophes  avaient  été  conduits  à  exposer  sous  les  formes 
les  plus  variées  des  idées  analogues,  entre  autres  Berkeley  et  un 
philosophe  aux  frais  duquel  Voltaire  a  fait  rire  toute  l'Europe,  le 
trop  fameux  docteur  Akakia,  Moreau  de  Maupertuis,  qui  s'exprime 
ainsi  dans  ses  Lettres  philosophiques  (1)  :  «  Nous  vivons  dans  un 
monde  où  rien  de  es  que  nous  apercevons  ne  ressemble  à  ce  que 
nous  apercevons.  Des  êtres  inconnus  excitent  dans  notre  âme  tous 
les  sentimens,  toutes  les  perceptions  qu'elle  éprouve,  et,  ne  res- 
semblant à  aucune  des  choses  que  nous  apercevons,  nous  les  repré- 
sentent toutes.  » 

Il  y  a  plus,  cette  doctrine  revêt  les  déguisemens  sous  lesquels  on 
est  le  moins  préparé  à  la  reconnaître;  elle  se  rattache  par  des  liens 
secrets,  mais  réels,  à  tel  système  qui  repousserait,  je  n'en  doute 
pas,  énergiquement  cette  parenté.  Le  positivisme,  par  exemple, 
peut  s'étonner  qu'on  le  rapproche  d'aucun  système  métaphysique, 
et  par-dessus  tout  de  celui-là.  Quel  est  pourtant  le  principe  sur 
lequel  il  entend  élever  son  édifice?  C'est  que  le  monde  se  compose 
pour  l'homme  de  faits  observables,  rien  de  plus,  que  nous  pouvons 
bien  coordonner  ces  faits  suivant  des  lois,  mais  que  nous  devons 
renoncer  à  toute  recherche  sur  la  substance,  la  cause,  la  réalité 
quelconque  qui  est  censée  se  dérober  derrière  les  phénomènes.  Or 
que  fait  ici  le  positivisme?  Sans  s'expliquer  sur  la  nature  des  phé- 
nomènes dont  il  compose  exclusivement  la  connaissance  et  au-delà 
desquels  il  n'y  a  pour  lui  qu'illusions  et  ténèbres,  sans  se  prononcer 
sur  les  rapports  de  l'esprit  et  des  choses  que  l'esprit  considère,  il 
pose  en  principe  la  phénoménalité  du  monde.  Il  a  beau  se  récuser 
par  prudence  ou  par  ironie  en  matière  métaphysique,  l'idée  qu'il 
prend  pour  point  de  départ  implique  toute  une  théorie.  Et  d'ailleurs 
il  s'arrête  trop  tôt,  il  fait  un  effort  doublement  inutile  pour  conten- 
ter l'intelligence  par  une  explication  purement  physique  des  choses, 

(1)  Dresde,  1752. 


UN   BOUDDHISTE    COM'EMPORALX.  317 

d'abord  parce  que  les  deux  bouts  de  la  chaîne  des  phénomènes  doi- 
vent échapper  éternellement  à  la  science  qui  n'en  peut  saisir  que 
quelques  anneaux,  en  second  lieu  parce  que  les  lois  générales  que 
la  science  constate  dans  la  portion  de  l'espace  et  de  la  durée  qui  est 
à  sa  portée,  les  lois  de  la  pesanteur,  de  la  communication  du  mou- 
vement, de  la  chaleur,  de  l'électricité,  comme  celles  qui  président 
aux  créations  chimiques  et  organiques,  réclament  elles-mêmes  une 
explication.  On  veut  très  inutilement  que  nous  ayons  la  sagesse  de 
nous  en  tenir  à  celle  qui  nous  est  fournie  par  les  sciences  positives. 
On  perd  sa  paine  à  combattre  la  maladie  métaphysique.  Maladie,  si 
l'on  veut;  rien  ne  peut  la  guérir  ni  l'extirper.  Elle  est  commune  à 
tous  les  hommes,  sans  en  excepter  ceux  qui  font  profession  de  po- 
sitivisme, et,  qui  pis  est,  elle  leur  est  chère.  Pour  l'animal,  l'uni- 
vers est  chose  qui  va  d'elle-même,  sans  difliculté,  sans  mystère; 
l'animal  ne  se  pose  aucune  question  et  n'attend  aucune  explication 
sur  lui-même  ni  sur  le  monde,  et  c'est  pour  cela  qu'il  appartient  à 
l'animalité  pure.  Pour  l'homme,  le  monde  est  une  énigme  dont  l'in- 
stinct le  plus  invincible  de  sa  nature  le  pousse  à  chercher  le  mot,  et 
ce  mot,  quand  il  ne  le  trouve  pas,  il  le  forge.  Lorsqu'il  s'est  mille 
fois  trompé  et  que  ses  erreurs  l'ont  conduit  à  la  conviction  qu'il  ne 
parviendra  jamais  à  expliquer  le  mystère,  il  peut  alors  par  déses- 
])oir,  ou  pour  épargner  sa  peine,  ou  pour  se  faire  honneur  d'une 
sagesse  au-dessus  de  l'ordinaire,  renoncer  momentanément  à  cet 
ordre  de  questions;  mais  il  a  beau  nier  l'énigme,  il  ne  la  supprime 
pas;  le  monde,  exploré  scientifiquement  et  peu  cà  peu  découvert,  ne 
dépouille  pas  pour  cela  son  mystère,  et  c'est  ce  que  prouvent  la  re- 
naissance des  philosophies  comme  la  durée  des  religions.  Ce  n'est 
pas  à  dire  pour  cela  qu'il  faille  se  reposer  à  tout  prix  dans  des  so- 
lutions incertaines  et  refuser  de  prêter  l'oreille  aux  difficultés  que 
vient  élever  le  scepticisme.  Le  scepticisme  est  l'aiguillon  de  la  cu- 
riosité, comme  il  est  un  frein  à  la  témérité  des  doctrines.  Aucune 
ne  peut  être  à  l'abri  de  l'examen,  et  si  le  scepticisme  n'atteint  pas 
les  lois  constatées  et  dûment  vérifiées  par  les  sciences  positives,  ii 
porte  en  plein  contre  l'explication  purement  physique  du  monde  qui 
constitue  le  positivisme  lui-même,  c'est-à-dire  contre  la  prétention 
de  couper  court  à  la  recherche  du  mot  de  l'énigme.  Par  une  analo- 
gie curieuse,  cette  prétention  d'un  système  qui  se  donne  pour  une 
doctrine  d'affranchissement  lui  est  commune  avec  les  religions  into- 
lérantes et  dogmatiques,  celles-ci  repoussant  l'enquête  parce  qu'elles 
se  déclarent  en  possession  du  mot  qu'on  cherche,  celui-là  condam- 
nant la  recherche  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  mot  à  chercher. 

L'homme  est  un  animal  métaphysique.  Il  faut  le  prendre  tel  qu'il 
est  et  reconnaître  que,  par-delà  l'expérience,  il  est  porté  par  une 
Impulsion  irrésistible  à  chercher  quelque  chose  qui  en  rende  compte. 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cependant  que  cherche-t-il  en  poursuivant  ainsi  derrière  ce  monde 
phénoménal  l'explication  des  jchoses?  Il  cherche  un  objet  qui  soit 
indépendant  de  son  intelligence,  auquel  ne  s'appliquent  pas  les 
formes  inhérentes  à  celle-ci,  le  temps,  l'espace,  la  causalité,  con- 
ditions absolues  de  toute  pensée.  I!  cherche  à  connaître  en  dehors 
des  lois  de  la  connaissance  ;  il  se  propose  une  tâche  qui  implique 
contradiction.  Considérez  en  effet  les  choses  en  tant  qu'objets  de  la 
connaissance,  toutes  font  évidemment  partie  de  la  totalité  du  monde 
et  rentrent  ainsi  dans  l'énigme  qu'il  s'agit  d'expliquer;  aucune  de 
ces  choses  ne  peut  donc  servir  d'explication  aux  autres.  Le  corps 
humain,  el  le  cerveau  qui  est  en  nous  l'organe  de  la  pensée,  et  la 
pen&ée  elle-même,  sont  à  leur  rang  dans  la  série  des  actions  et  des 
réactions  universelles,  occupent  leur  place  dans  le  réseau  indéfini 
des  phénomènes  qui  composent  le  monde.  Vouloir  sortir  de  ce  monde 
pour  en  chercher  l'explication,  n'est-ce  pas  tenter  de  sauier  plus 
loin  que  son  ombre?  Ou  bien  y  aurait-il  quelque  moyen  d'atteindre 
par  adresse  ou  par  surprise  cette  chose,  explication  de  tout  le  reste, 
qui  se  dérobe  incessamment  à  la  pensée  directe? 

L'homme  n'est  pas  une  pensée  pure,  ou,  comme  s'exprime  notre 
philosophe,  il  n'est  pas  une  tête  ailée  à  la  manière  des  chérubins. 
L'homme  est  un  corps,  et  par  ce  corps  il  tient  à  la  souche  commune 
de  tous  les  êtres.  De  plus  il  a  le  sentiment  de  son  corps;  il  sent 
que  les  mouvemsns  de  son  corps  répondent  aux  actes  de  sa  volonté, 
qu'ils  sont  les  actes  de  sa  volonté,  ou  plutôt  encore  qu'ils  sont  sa 
volonté  même  se  manifestant  dans  le  monde  visible  des  réalités,  car 
il  n'y  a  pas  de  volonté  positive  qui  ne  soit  efficace  et  ne  se  traduise 
aussitôt  par  un  mouvement;  toute  volonté  sans  effet  est  une  pure 
abstraction,  la  simple  idée  d'une  volonté  qui  pourrait  être,  mais  qui 
n'existe  pas.  Bref,  il  aperçoit  en  même  temps,  comme  liés  l'une  à 
l'autre,  la  volonté  qui  est  le  principe,  et  le  mouvement  qui  est 
l'effet.  On  pourrait  dire  en  un  certain  sens  que  le  corps  et  la  volonté 
sont  identiques,  avec  cette  différence  toutefois  que  la  seconde  est 
saisie  directement  par  le  sentiment,  et  que  le  premier  est  connu 
par  l'intelligence.  On  peut  dire  encore,  ce  qui  revient  au  même, 
que  la  volonté  est  l'aperception  a  jjriori  du  corps,  et  que  ce  corps 
est  la  connaissance  a  posteriori  de  la  volonté;  mais  cette  différence 
est  essentielle  :  la  volonté,  c'est  la  chose  primordiale  d'où  nous  pro- 
cédons et  d'où  tout  procède,  c'est  le  principe  universel  dans  lequel 
notre  existence  est  enracinée  ainsi  c{ue  toutes  les  existences,  c'est 
la  réalité  originelle  que  nous  saisissons  en  nous  directement,  que 
nous  ne  pouvons  saisir  que  là  :  elle  est  la  seule  chose  que  nous  at- 
teignons directement  par  le  sentiment,  tandis  que  tout  le  reste  est 
connu,  c'est-à-dire  dépendant  des  lois  qui  régissent  l'expérience 
intellectuelle,  relatif  à  notre  organisation  particulière,  et  par  con- 


UN  BOUDDHISTE  CONTEMPORAIN.  319 

séquent  phénoménal.  C'est  ici  le  passage  étroit  et  bas,  mais  unique, 
par  lequel  il  nous  est  donné  de  pénétrer  dans  les  coulisses  de  l'uni- 
vers; c'est  la  poterne  obscure  ouverte  pour  nous  introduire  au  cœur 
de  la  place.  De  même  que  le  corps  et  les  mouvemens  du  corps  sont 
les  manifestations  de  la  volonté,  disons  mieux,  sont  la  volonté  même 
apparaissant  dans  la  contexture  des  causes  et  des  effets,  où  elle  re- 
vêt les  caractères  de  l'individualité  et  de  la  diversité  infinie,  sou- 
mise à  des  lois  constantes,  de  même  tous  les  êtres  dont  l'ensemble 
compose  l'infinité  du  monde,  tous  les  mouvemens  auxquels  ces 
êtres  sont  soumis  ou  qu'ils  accomplissent,  tous  ces  êtres  et  ces  mou- 
vemens, quelles  qu'en  soient  les  lois  et  la  nature,  sont  les  manifes- 
tations de  la  volonté,  ils  sont  la  volonté  même;  car,  n'étant  point 
soumise  aux  conditions  de  l'expérience  intellectuelle,  la  volonté  n'a 
rien  à  faire  avec  les  formes  du  temps,  de  l'espace,  de  la  causalité, 
conditions  de  toute  connaissance,  en  sorte  que  les  catégories  d'unité 
et  de  pluralité,  de  simplicité  et  de  composition,  de  liberté  et  de  né- 
cessité, ne  lui  sont  point  applicables.  Le  monde  est  volonté  en  même 
temps  que  représentation. 

Si  l'on  a  saisi  le  nœud  subtil  de  la  doctrine  que  je  viens  d'expo- 
ser, et  si  l'étrangeté  de  cette  doctrine  ne  la  fait  pas  juger  indigne 
de  toute  objection,  on  ne  peut  manquer  de  dire  :  Voilà  bien  le  plus 
audacieux  abus  que  jamais  philosophe  se  soit  permis  de  faire  d'une 
méthode  toujours  périlleuse,  l'analogie.  Quel  rapport  peut-il  exister 
entre  la  volonté  d'où  procèdent  les  mouvemens  de  l'ouvrier  qui  ma- 
nie un  instrument,  —  de  l'acteur  qui  joue  un  rôle,  de  l'orateur  qui 
calcule  ses  gestes,  de  l'artiste  qui  dessine,  du  maître  d'escrime  qui 
parade,  —  et  la  cause  qui  fait  couler  l'eau  ou  grandir  le  végétal, 
ou  les  lois  qui  président  aux  mouvemens  instinctifs  et  aux  fonc- 
tions vitales?  Peut-on,  sans  outrer  toutes  les  analogies  et  sans 
faire  violence  au  langage,  confondre  sous  un  même  nom  des  causes 
d'où  dérivent  des  effets  si  dilTérens?  ]N'est-ce  pas  se  moquer  que  de 
transporter  ainsi  au  principe  universel  des  choses,  quel  qu'il  soit, 
une  dénomination  aussi  spéciale  que  celle  ds  volonté,  empruntée 
au  principe  le  plus  propre  à  l'iiomme,  à  un  principe  dont  on  a  fait 
la  caractéristique  de  l'humanité  et  la  base  même  de  l'individuaiité? 
Et  si  l'on  ne  veut  que  se  payer  de  mots  et  rendre  l'indétermination 
du  principe  par  la  généralité  de  l'expression,  pourquoi  chercher  en 
dehors  du  langage  usité?  N'a-t-on  pas  le  mot  force?  Il  est  admis 
par  les  savans,  adopté  depuis  longtemps  par  les  philosophes,  et 
d'une  généralité  qui  le  rend  d'un  emploi  commode,  puisqu'elle  se 
prête  à  des  acceptions  très  diverses.  Si  la  volonté  est  une  force 
comme  tout  ce  qui  produit  des  mouvemens,  toute  force  n'est  pas 
cependant  une  volonté.  Pourquoi  donc  confondre  ainsi  de  parti  pris 


320  REVUE    DES    DEUX    xMONDES. 

le  genre  et  l'espèce?  pourquoi  ce  bizarre  caprice  de  remplacer  ce 
qui  est  plus  connu  par  ce  qui  l'est  moins? 

Cette  objection  conduit  à  l'un  des  points  les  plus  délicats  de  la 
philosophie  de  Schopenhauer.  Pour  le  géomètre  et  le  physicien,  le 
mot  de  force  présente  en  effet  un  sens  parfaitement  clair;  ils  s'en 
servent  pour  désigner  tout  ce  qui  produit  des  mouvemens,  et  ils  re- 
connaissent autant  de  forces  qu'il  y  a  d'espèces  de  mouvemens.  Ces 
mouvemens,  ils  les  définissent,  les  décomposent,  les  comparent,  les 
mesurent,  et  par  le  nom  de  force  ils  désignent  moins  encore  la  cause 
réelle  qui  les  produit  que  les  conditions  constantes  dans  lesquelles 
se  produisent  les  mouvemens  observables.  Bref,  ce  mot  exprime  le 
rapport  d'un  phénomène  donné  à  ses  conditions  naturelles,  et  ce 
rapport  appartient  exclusivement  à  l'ordre  des  objets  qui  sont  dans 
le  domaine  de  l'exp  >rience  et  que  nous  connaissons  en  vertu  des 
formes  inhérentes  à  notre  intelligence.  Ce  mot,  légitimement  appli- 
cable dans  cette  sphère  d'objets,  ne  saurait  être  transporté  dans  une 
autre;  s'il  indique  clairement  le  rapport  d'un  mouvement  donné  à 
ses  conditions,  ou  de  cause  à  effet,  il  ne  saurait,  précisément  pour 
cette  raison,  indiquer  le  rapport  tout  différent  de  phénomène  à  ce 
qui  est  le  fondement  du  phénomène,  et  il  dissimulerait,  au  lieu  de 
la  manifester,  la  transcendance  de  l'être  en  soi.  La  volonté  au  con- 
traire est  la  seule  chose  qui  ne  relève  pas  de  l'expérience  intellec- 
tuelle, la  seule  qui  soit  aperçue  sans  l'intermédiaire  des  formes  gé- 
nérales de  toute  notion  et  saisie  directement.  C'est  ici  seulement 
que  les  deux  aspects  de  la  réalité  totale,  le  phénomène  connu  par 
l'intelligence  et  la  volonté  saisie  par  le  sentiment,  sont  embrassés 
dans  leur  identité.  Voilà  pourquoi  le  mot  volonté  est  le  seul  juste  pour 
exprimer  l'essence  primordiale  des  choses.  Il  est  vrai  que  les  phé- 
nomènes de  la  volonté  s'accomplissent  ordinairement  dans  l'homme 
entourés  de  circonstances  spéciales  qui  en  déguisent  jusqu'à  un 
certain  point  la  nature,  que,  par  exemple,  les  mouvemens  qui  pro- 
cèdent de  la  volonté  y  apparaissent  souvent  gouvernés  par  une  pen- 
sée et  dirigés  vers  une  fin  préconçue;  mais  ces  circonstances,  que 
l'on  est  tenté  de  prendre  pour  essentielles  à  la  volonté,  sont  au 
contraire  accidentelles  et  secondaires.  Dégagez  la  volonté  de  ces 
conditions  particulières,  opérez  cette  abstraction  qui  ne  comporte 
aucune  difficulté,  l'identité  de  la  volonté  à  tous  les  degrés  de  l'é- 
chelle des  êtres  et  comme  fondement  de  tous  les  phénomènes,  de- 
puis la  précipitation  du  cristal  et  la  déclinaison  de  l'aiguille  aimantée 
jusqu'à  l'action  réfléchie  de  l'homme,  ne  soulève  plus  d'objection. 
Il  y  a  plus,  cette  analogie  est  la  seule  clé  à  l'aide  de  laquelle  tout 
puisse  être  expliqué.  «  Comprenez-vous  mieux  le  mouvement  de  la 
bille  choquée  par  une  autre  que  vos  propres  mouvemens,  lorsqu'un 


UN  BOUDDHISTE  CONTEMPORAIN.  321 

motif  vous  fait  agir?  Vous  le  croyez  peut-être,  mais  je  vous  dis  : 
C'est  tout  le  contraire.  Regardez-y  de  près,  et  vous  trouverez  ces 
divers  mouvemens  identiques  au  fond,  identiques,  il  est  vrai,  comme 
le  ton  le  plus  grave  qu'on  puisse  entendre  est  identique  au  même 
ton  de  l'octave  la  plus  élevée  perceptible  à  l'oreille?  » 

Qu'on  nous  permette  d'appuyer  encore  un  instant  sur  ce  point. 
Après  tout,  la  séparation  de  la  volonté  et  de  l'intelligence  et  la  su- 
bordination radicale  de  celle-ci  à  celle-là  sont  la  base  sur  laquelle 
repose  toute  la  doctrine  de  Schopenhauer.  Dans  le  sens  habituel 
qu'on  donne  au  mot  volonté,  une  certaine  idée  préexiste  aux  ma- 
nifestations de  la  volonté  et  la  dirige  vers  un  but  déterminé.  De  là 
vient  que  la  nouvelle  philosophie  allemande,  associant,  non  sans 
quelque  confusion,  un  mot  emprunté  au  système  de  Platon  et  les 
données  de  l'expérience  vulgaire,  a  considéré  l'idée  comme  le  prin- 
cipe des  choses,  et  la  volonté  comme  un  des  instrumens  dont  l'idée 
se  sert  pour  se  réaliser.  Schopenhauer  renverse  les  termes  :  selon 
lui,  la  volonté  est  le  principe,  la  pensée  est  un  moyen  particulier  et 
dérivé.  Il  n'est  pas  vrai,  comme  la  plupart  des  philosophes  n'ont 
cessé  de  le  répéter  depuis  Aristote,  qu'il  existe  deux  sortes  de  mou- 
vemens, le  mouvement  communiqué  et  le  mouvement  spontané  :  il 
n'en  existe  qu'une  seule.  Il  n'est  pas  vrai  non  plus,  comme  la  plu- 
part des  géomètres  s'efforcent  de  l'établir,  surtout  depuis  Descartes, 
et  comme  la  plupart  des  physiciens  inclinent  à  l'admettre,  qu'il 
n'existe  que  des  mouvemens  mécaniques,  et  que  les  mouvemens 
spontanés  doivent  tôt  ou  tard  être  ramenés  par  la  science  à  cette  sorte 
de  mouvement  :  au  contraire  il  n'y  a  pas  d'autres  mouvemens  que 
ceux  dont  la  volonté  est  le  principe;  seulement  ces  mouvemens  se 
manifestent  aux  différens  étages  de  la  nature  dans  des  conditions  et 
sous  des  formes  différentes,  et  c'est  ce  qui  engendre  la  variété  dans 
l'univers.  Le  monde  des  êtres  non  organisés,  objet  de  la  méca- 
nique, de  la  physique,  de  la  chimie  et  de  plusieurs  autres  sciences, 
présente  ce  trait  particulier,  qu'entre  les  mouvemens  qui  s'y  pro- 
duisent et  les  conditions  auxquelles  ces  mouvemens  se  rattachent, 
il  existe  une  analogie  de  nature  et  une  équivalence  plus  ou  moins 
évidente.  Qu'il  s'agisse  d'une  simple  communication  de  mouvement 
par  le  contact,  ou  de  phénomènes  produits  par  les  forces  physiques, 
ou  des  forces  plus  cachées  encore  qui  président  aux  compositions  et 
aux  décompositions  chimiques,  soit  que  l'on  considère  le  clou  qui 
cède  aux  coups  répétés  du  marteau,  le  boulet  chassé  du  canon  par 
la  dilatation  du  gaz,  ou  l'eau  décomposée  par  l'action  de  la  pile, 
entre  le  phénomène  produit  et  ses  conditions  il  existe  un  rapport 
visible  et  mesurable;  le  phénomène  et  ses  conditions  sont  soimiis  à 
des  lois  qu'on  peut  étudier  rigoureusement  et  exprimer  en  formules 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

numériques.  Le  monde  inorganique  est  proprement  l'empire  des 
causes.  Franchissons  les  limites  qui  le  séparent  du  règne  des  êtres 
organisés.  A  peine  entrés  dans  celui-ci,  nous  voyons  les  causes  re- 
vêtir de  tout  autres  apparences.  La  vie  organique,  même  à  ses  plus 
humbles  degrés,  se  développe  par  l'action  de  certains  stimulans 
externes  ou  internes,  tels  que  la  chaleur,  la  lumière,  l'air,  les  ali- 
mens  solides  ou  liquides,  etc.,  lesquels  ne  présentent  plus  qu'une 
lointaine  et  obscure  analogie  avec  les  effets  produits.  Les  change- 
mens  qui  s'accomplissent  dans  cet  ensemble  délicat  de  parties  que 
l'on  appelle  un  organisme  ont  lieu  en  présence  et  sous  l'action  d'un 
stimulant;  mais  ils  semblent  avoir  si  peu  de  rapport  avec  cette  ac- 
tion, qui,  à  un  certain  degré,  paraît  exalter  la  vie,  et  qui,  à  un 
autre  degré,  peut  en  troubler,  suspendre  ou  arrêter  pour  toujours 
les  manifestations,  que  le  véritable  principe  de  ces  modifications 
diverses  réside  évidemment  dans  l'organisme.  Un  rayon  de  soleil, 
une  ondée  rapide,  une  petite  quantité  de  chaux  mêlée  au  sol,  accé- 
lèrent la  végétation  dans  une  proportion  extraordinaire;  un  excès 
de  chaleur  ou  d'humidité,  la  présence  de  quelque  autre  élément,  la 
détruisent.  Quelques  grains  d'opium  ou  une  légère  dose  de  tel  ou  tel 
poison  surexcitent  dans  l'animal  les  fonctions  organiques;  que  cette 
mesure  soit  dépassée,  les  mêmes  substances  amènent  la  paralysie 
et  la  mort.  Ainsi  la  diversité  s'accuse  entre  les  causes  et  les  effets. 
Faisons  un  pas  de  plus  :  tout  dans  l'animal  ne  relève  pas  de  la  vie 
végétative  ou  organique;  l'existence  est  attachée  en  lui  à  des  condi- 
tions bien  autrement  complexes  que  dans  le  végétal;  elle  n'est  plus 
soumise  à  l'action  de  simples  stimulans.  La  vie  de  l'animal  ne  se- 
rait pas  suffisamment  assurée  par  des  actions  de  cet  ordre,  il  ne 
tarderait  pas  à  périr,  s'il  ne  pouvait  aller  saisir  des  objets  éloignés 
de  lui  pour  se  les  assimiler  ou  pour  les  faire  servir  à  la  satisfaction 
de  ses  besoins,  et  s'il  n'avait  par  conséquent  la  faculté  de  les  aperce- 
voir. Ces  objets,  placés  à  distance,  agissent  uniquement  sur  lui  par 
leurs  propriétés  physiques  ou  chimiques,  ils  le  modifient  par  les  per- 
ceptions qu'il  en  a,  perceptions  qui  s'accomplissent  au  moyen  d'un 
système  nerveux,  et,  chez  les  animaux  de  l'ordre  le  plus  élevé,  d'un 
cerveau.  La  plante  ne  perçoit  pas  :  à  quoi  servirait  cette  faculté 
sans  la  locomotion,  qui  permet  d'atteindre  ou  d'éviter  les  objets 
perçus?  La  plante  est  fixée  au  sol,  tandis  que  l'animal  jouit  d'une 
indépendance  locale  plus  ou  moins  complète.  La  volonté  se  mani- 
feste donc  chez  lui  plus  clairement  que  dans  le  végétal  et  corres- 
pond par  ses  manifestations  à  un  organisme  plus  compliqué,  sans 
toutefois  changer  de  nature.  Les  actions  qui  constituent  le  monde 
animal,  où  l'intelligence  s'épuise  dans  la  satisfaction  des  besoins, 
sont  caractérisées  par  la  perception  et  la  sensation.  Au-delà  de  ce 
point,  il  semble  que  nous  entrions  dans  un  monde  nouveau.  L'ani- 


UN    BOUDDHISTE    CONTEMPORAIN.  323 

mal  est  gouverné  presque  exclusivement  par  l'intuition  immédiate 
des  objets  présens,  il  n'a  que  des  perceptions;  l'homme  a  des  idées. 
Les  objets  qui  l'ont  modifié  antérieurement  par  leur  présence  agis- 
sent sur  lui,  même  absens,  par  la  notion  qu'il  en  garde.  Ce  n'est 
pas  tout  :  cette  notion  ne  s'applique  pas  à  un  seul  individu,  elle  em- 
brasse toutun  ordre  d'objets  similaires,  elle  comprend  non-seulement 
ceux  que  vous  avez  rencontrés,  mais  tous  ceux  de  même  espèce  que 
vous  pouvez  rencontrer  encore.  Outre  le  moment  présent,  l'homme 
conçoit  le  passé  et  l'avenir,  ce  qui  est  proche  et  ce  qui  est  éloigné, 
l'expérience  acquise  et  l'expérience  future;  il  conçoit  l'univers  en- 
tier, que  dis-je?  il  le  dépasse,  car  à  l'univers  réel  il  ajoute  l'univers 
plus  vaste  encore  des  réalités  possibles.  La  nature  entière  réside  et 
se  meut  dans  son  cerveau,  et  telle  est  la  délicatesse,  l'excitabilité 
merveilleuse  de  son  organisation,  que  les  idées,  ces  ombres,  après 
des  conflits  tumultueux  qui  souvent  agitent  sa  pensée  et  troublent 
son  âme,  déterminent  aussi  sûrement  son  action  que  le  choc  d'une 
bille  en  mouvement  détermine  celui  d'une  bille  en  repos,  —  qu'un 
certain  degré  de  chaleur  détermine  la  vaporisation  de  l'eau,  —  que 
l'action  de  la  lumière  et  du  soleil  détermine  l'épanouissement  de  la 
rose  ou  la  fructification  du  pêcher,  —  que  la  chute  d'un  moucheron 
sur  la  toile  d'une  araignée  attire  celle-ci  du  fond  de  sa  retraite.  Seu- 
lement le  cercle  des  mobiles  ou  des  motifs  auxquels  l'homme  peut 
obéir  est  infiniment  plus  étendu  que  celui  des  causes  diverses  qui  agis- 
sent dans  les  règnes  inférieurs,  puisque,  avec  toutes  les  impressions 
présentes,  il. comprend  toutes  les  idées  que  l'homme  a  recueillies 
de  son  expérience  passée,  et  qui,  présentes  à  son  esprit  et  pouvant 
contribuer  à  le  déterminer,  le  mettent  à  même  de  réfléchir,  de  com- 
parer, de  délibérer,  de  calculer,  de  prévoir.  L'homme  a  donc  dans 
sa  volonté  le  principe  premier  de  son  activité,  mais  il  en  porte  dans 
son  cerveau  les  causes  déterminantes  et  directrices  :  l'intelligence 
est  le  médium  par  lequel  la  nature  entière  exerce  sur  lui  son  action, 
A  mesure  qu'on  s'élève  de  règne  en  règne,  les  mouvemens  et  lesi 
conditions  qui  les  règlent  se  distinguent  davantage  les  uns  des  au- 
tres et  deviennent  de  plus  en  plus  hétérogènes,  la  cause  et  l'effet  se 
séparent,  le  lien  qui  les  unit  s'allonge  pour  ainsi  dire,  et  va  s'at- 
ténuant  jusqu'à  ce  qu'il  se  dérobe  aux  yeux,  et  semble,  par  l'effet 
d'une  illusion  inévitable,  disparaître  entièrement.  Au  plus  infime 
degré  de  l'échelle,  dans  la  communication  du  mouvement,  on  est 
tenté  de  croire  au  premier  abord  que  tout  est  parfaitement  clair, 
qu'une  fois  la  loi  du  mouvement  constatée,  l'esprit  satisfait  ne  dé- 
sire plus  rien,  et  que  le  physicien,  le  chimiste,  le  géomètre,  au- 
raient tout  expliqué,  s'ils  parvenaient  à  réduire  tous  les  mouvemens 
d'un  autre  ordre  à  celui  dont  les  lois  plus  simples  peuvent  être  for- 
mulées mathématiquement;  mais  c'est  le  contraire  qui  est  vrai,  et 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  actions  mécaniques  sont  les  plus  obscures  de  toutes,  par  la  raison 
que  la  volonté  y  est  plus  séparée  de  son  effet,  et  y  est  enveloppée 
d'une  écorce  plus  épaisse.  Parmi  les  di\erses  formes  de  la  causa- 
lité, la  première,  qui  est  sans  nul  doute  la  plus  simple  au  regard 
de  la  science,  est  en  même  temps  la  plus  obscure;  la  lumière  ne 
commence  à  se  faire  que  là  où  le  principe  eflicace  se  saisit  directe- 
ment lui-même  en  pleine  activité,  c'est-à-dii-e  lorsqu'on  atteint  cette 
forme  de  la  causalité  où  le  lien  qui  rattache  les  mouvemens  volon- 
taires aux  idées  qui  les  déterminent  est  plus  délicat  et  devient  en 
quelque  sorte  impalpable.  Arrivé  au  terme  de  cette  analyse,  on  voit 
clairement  quel  est  le  rôle,  quelle  est  la  nature  de  l'intelligence; 
elle  n'est  pas  le  principe  primordial  et  créateur,  elle  est  une  faculté 
dérivée  et  remplit  une  fonction  secondaire;  elle  répond  à  la  mobilité 
et  aux  autres  propriétés  physiques  dans  le  cristal,  à  l'excitabilité 
dans  les  organismes  du  règne  végétal,  à  la  sensibilité  et  à  la  per- 
ception dans  les  animaux.  Appropriée  aux  conditions  spéciales  et 
complexes  desquelles  dépend  l'organisation  supérieure  de  l'homme, 
elle  est  l'instrument  nécessaire  de  sa  conservation. 

Nous  sommes  ramenés  ainsi  à  l'étrange  proposition  qui  sert  de 
point  de  départ  au  système  :  «  le  monde  est  un  phénomène  céré- 
bral. »  L'ensemble  d'idées  qui  le  constituent  dans  notre  esprit,  ce 
monde  d'impressions  coordonnées  suivant  des  lois  invariables  et  de 
notions  que  nous  parvenons  à  en  abstraire,  sont  un  moyen  indis- 
pensable pour  que  la  volonté  se  réalise  sous  une  de  ses  formes,  qui 
est  la  forme  humaine.  Le  résultat  auquel  Emmanuel  Kant  avait  été 
conduit  par  l'analyse  des  lois  de  la  connaissance,  en  réduisant  le 
temps,  l'espace,  la  causalité,  à  des  conditions  de  l'intelligence  et  de 
la  sensibilité  humaines,  Schoponhauer  y  arrive  par  une  autre  voie, 
par  la  considération  de  l'ordre  de  la  nature  et  de  la  hiérarchie  des 
êtres,  par  l'examen  des  lois  de  l'organisation  vivante,  des  condi- 
tions qu'elle  suppose,  et  des  moyens  dont  elle  a  été  pourvue  pour 
durer.  L'étude  de  l'intelligence  et  l'observation  de  la  nature  con- 
vergent et  arrivent  au  même  but.  Le  point  de  vue  idéaliste  et  le 
point  de  vue  réaliste  s'accordent  sur  la  question  essentielle  de  la 
nature  du  monde  et  des  fonctions  de  l'intelligence,  et  Schopenhauer 
exprime  ainsi  le  résultat  final  auquel  il  arrive  :  la  volonté  est  la 
base  infinie  de  l'édifice  des  choses,  au  sommet  duquel  s'allume, 
dans  le  cerveau  humain,  l'intelligence  destinée  à  éclairer  les  pas  de 
l'individu  et  à  sauver  l'espèce. 

Voilà  donc  l'intelligence,  malgré  l'importance  du  rôle  qui  lui  est 
laissé,  remise  à  sa  place,  déchue  du  premier  rang  qu'elle  avait 
usurpé  et  des  prétentions  qu'elle  ne  cessait  d'élever.  Dès  lors,  entre 
elle  et  la  volonté,  l'ordre  véritable  se  trouve  rétabli,  et  le  mystère 
de  la  vie  est  éclairé  d'une  lumière  inattendue.  L'intelligence  hu- 


UN    BOUDDinSTE    CONTEMPORAIN.  325 

maine  dépend  de  rorganisation ,  elle  ne  peut  s'affranchir  de  ses 
propres  lois;  mais  de  quel  droit  se  plaindrait -elle  de  ne  pouvoir 
dépasser  les  limites  qui  lui  sont  marquées,  c'est-à-dire  sortir  d'elle- 
même,  puisque  dans  son  exercice  normal  elle  n'est  qu'un  moyen 
nécessaire  à  la  conservation  de  l'individu  et  au  salut  de  l'espèce? 
Pourquoi  lui  arrive- t-il  de  méconnaître  cette  humble  destination? 
Tant  pis  pour  elle  si  le  cerveau  atteint  peu  à  peu  dans  l'homme  un 
développement  parasite,  et  si  elle-même,  abusant  de  cet  excès  de 
forces  et  enivrée  de  sa  propre  puissance,  au  lieu  de  rester  une  fa- 
culté subalterne  au  servic:3  de  la  volonté,  ose  se  poser  comme  le 
principe  et  la  fin  des  choses,  s'ériger  en  interprète  de  l'univers,  en 
maîtresse  souveraine  de  la  vie!  A  qui  la  faute  si,  commençant  par  se 
méconnaître  et  par  oublier  sa  fonction  naturelle,  elle  se  heurte  inu- 
tilement contre  la  borne  infranchissable,  et  se  plaint  ensuite  que 
l'accès  de  la  vérité  absolue  lui  soit  interdit?  Si  l'homme  a  tort  de 
se  plaindre  des  conditions  imposées  à  son  intelligence,  il  n'est  pas 
mieux  venu  à  se  lamenter  sur  la  malice  ou  l'imbécillité  de  sa  na- 
ture. Qu'est-ce  que  l'homme?  Une  manifestation  du  principe  uni- 
versel au  même  titre  que  tous  les  autres  êtres  de  l'univers.  Sa 
volonté,  ou,  pour  parler  exactement,  la  volonté  qui  est  l'aveugle 
génératrice  des  choses,  antérieure  à  toute  intelligence,  à  toute  idée, 
à  tout  choix,  constitue  le  caractère  fondamental  de  chaque  individu, 
caractère  que  rien  ne  peut  changer  ni  détruire.  Chaque  individu  est 
ce  qu'il  est,  il  ne  peut  pas  plus  modifier  ses  tendances  que  son  tem- 
péramc!nt,  son  tempérament  que  sa  figure.  L'argile  garde  les  traits 
qu'il  plaît  au  potier  de  lui  imprimer;  mais  outre  cette  nature  indes- 
tructible qui  constitue  son  caractère  transcendant,  pour  employer 
l'expression  du  philosophe,  l'individu,  considéré  dans  son  histoire 
et  dans  la  suite  de  sa  vie  tout  entière,  a  un  caractère  empirique 
dont  les  manifestations  sont  soumises  à  la  loi  de  causalité.  Chaque 
action  procède  d'un  mobile  actuel  ou  idéal,  comme  chaque  mouve- 
ment dans  l'animal  procède  d'une  sensation,  chaque  altération  dans 
la  plante  de  l'influence  d'un  stimulant,  —  chaque  modification  dans 
le  cristal  d'une  force  mécanique,  physique  ou  chimique.  La  loi  qui 
préside  à  l'enchaînement  des  idées  et  qui  forme  la  nécessité  logique, 
celle  qui  préside  à  la  succession  des  phénomènes  et  qui  forme  la 
nécessité  physique,  celle  qui  préside  aux  relations  dans  l'espace  et 
qui  forme  la  nécessité  géométrique,  ont  pour  complément  la  loi  qui 
préside  à  l'enchaînement  des  actions  et  des  motifs,  et  qui  forme  la 
nécessité  morale.  Puisqu'il  est  borné  dans  son  intelligence  et  as- 
sujetti dans  sa  volonté,  que  l'homme  sache  accepter  sa  condition, 
qu'il  renonce  à  ce  rêve  insensé  qu'on  appelle  le  bonheur,  qu'il  ab- 
jure une  fois  pour  toutes  des  ambitions  toujours  déçues,  qu'il  s'abs- 
tienne à  jamais  de  récriminations  sans  objet  et  d'une  puérile  révolte 


326  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

contre  les  contradictions  qu'il  aperçoit  clans  le  monde ,  et  dont  son 
intelligence  s'irrite  comme  si  elle  eût  dû  être  consultée  sur  l'ordre 
des  choses. 

Aux  étages  inférieurs  de  la  nature,  tant  que  la  volonté  se  déploie 
dans  les  ténèbres  du  règne  inorganique  ou  de  la  vie  purement  vé- 
gétative, les  notions  de  bien  et  de  mal  sont  sans  application  pos- 
sible; ce  sont  des  mots  dépourvus  de  sens.  Dès  qu'apparaissent  la 
sensibilité  et  les  premières  lueurs  de  la  connaissance,  la  volonté 
agit  dans  un  monde  où  tout  est  effort  et  fatigue,  activité  contrariée 
ou  langueur  accablante.  La  souffrance  à  tous  les  degrés,  depuis  la 
douleur  qui  tue  jusqu'à  l'ennui  qui  mine  silencieusement,  est  la  loi 
absolue  de  ce  monde.  Aussi,  lorsque  l'intelligence  s'épanouit  chez 
l'homme  dans  sa  plénitude,  chargée  qu'elle  est  de  pourvoir  à  la  sé- 
curité et  au  bien-être  de  l'individu,  ne  cherchant  à  son  insu  dans 
l'univers  que  les  moyens  d'accomplir  sa  tâche  et  ne  les  y  trou- 
vant pas,  elle  le  déclare  rempli  de  contradictions,  l'univers  se  pré- 
sente à  l'homme  comme  un  problème,  et  comme  un  problème  inso- 
luble. La  plus  simple  expérience  suffît  pour  démontrer  sans  réplique 
que  la  souffrance  est  la  loi  du  monde  :  l'univers,  par  la  voix  de  tous 
les  êtres  sentans,  exhale  un  cri  de  douleur  ou  un  soupir  d'ennui; 
mais  la  raison  qui  parvient  à  se  préserver  des  illusions  volontaires 
créées  par  les  philosophes  peut  déclarer  a  priori  que  le  monde  est 
condamné  au  mal  et  qu'il  est  le  règne  de  l'absurde,  car  la  volonté 
va  d'elle-même  à  la  vie,  et  que  trouve-t-elle  aussitôt  qu'elle  at- 
teint cet  échelon  de  la  nature  où  la  sensibilité  et  l'intelligence  sont 
une  condition  nécessaire  de  l'existence?  Elle  trouve  que  la  vie  sup- 
pose de  toute  nécessité  concurrence  et  destruction.  Dès  lors  la  pen- 
sée devient  pour  l'homme  une  source  de  perpétuelles  tortures.  Non- 
seulement  l'individu  perçoit,  comme  les  animaux,  sous  forme  de 
sensation,  son  état  actuel,  qui  sans  cesse  exige  réparation  ou  dé- 
veloppement, mais  sa  pensée  se  tourmente  du  passé  et  anticipe  les 
maux  à  venir.  Comme  la  volonté  agit  en  chaque  individu  avec  toutes 
ses  prétentions,  avec  toute  sa  puissance,  avec  sa  fougueuse  envie 
d'être,  chaque  être  sentant  et  connaissant  se  fait  centre  et  se  con- 
sidère comme  unique;  l'égoïsme  sans  limites  est  la  tendance  pre- 
mière et  instinctive,  et,  si  rien  ne  l'arrêtait,  il  sacrifierait  au  moi 
l'univers  entier.  A  l'exemple  des  moralistes  de  tous  les  temps,  Scho- 
penhauer  ne  tarit  pas  en  peintures  de  l'égoïsme  humain,  et  il  trouve 
pour  le  caractériser  des  traits  d'une  singulière  et  effrayante  énergie. 

Le  pessimisme,  déduit  non  pas  des  souffrances  accidentelles  atta- 
chées cà  la  condition  humaine,  mais  des  lois  de  toute  existence  intel- 
ligente, est  le  fond  de  la  philosophie  de  Schopenhauer.  Il  en  est 
aussi  l'inspiration  constante;  c'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  considère 
les  choses  et  la  vie.  N'y  a-t-il  pourtant  aucun  moyen  de  secouer  le 


UN  BOUDDHISTE  CONTEMPORAIN.  327 

joug  de  fer  de  l'existence?  ne  peut-on  sortir  de  la  contradiction 
inhérente  à  la  pensée?  et  ne  saurait- on  trouver  à  ce  pessimisme  un 
contre-poids  et  un  remède?  Ce  remède  existe,  et  même  il  y  en  a 
deux  fort  dilïérens.  Pour  les  imaginer,  Schopenhauer  combine  in- 
génieusement Platon  et  le  Bouddha.  L'un  est  l'art,  l'autre  est  l'ascé- 
tisme. 

L'intelligence,  en  tant  que  propriété  secondaire  de  l'individu, 
destinée  au  service  de  la  volonté,  agent  intermédiaire  entre  elle 
et  les  choses  dont  la  vie  humaine  a  besoin  pour  durer,  considère 
celles-ci,  dans  les  relations  qu'elles  ont  avec  l'individu,  comme 
pouvant  lui  être  utiles  ou  nuisibles.  Avant  tout,  c'est  une  faculté 
égoïste  et  pratique.  Néanmoins  avec  le  temps  et  la  culture  elle  at- 
teint un  développement  qui,  les  besoins  de  la  vie  une  fois  satisfaits, 
laisse  un  reste,  et  ce  développement  se  rencontre  chez  la  plupart 
des  hommes,  quoiqu'il  varie  beaucoup  d'individu  à  individu,  de 
peuple  k  peuple  et  d'époque  à  époque.  L'intelligence  alors  ne  s'é- 
puise pas  tout  entière  au  service  de  la  volonté,  elle  dispose  d'un 
superflu  de  puissance  qu'elle  peut  consacrer  à  considérer  les  choses, 
non  plus  dans  leurs  relations  réelles  ou  possibles  avec  la  vie,  comme 
pouvant  lui  être  avantageuses  ou  nuisibles,  mais  en  elles-mêmes, 
indépendamment  de  la  place  que  chacune  d'elles  occupe  dans  le  ré- 
seau des  causes,  et  qui  constitue  son  individualité.  D'une  part,  l'in- 
telhgence  se  dégage  pour  un  moment  de  ses  fonctions  serviles  et 
s'oublie  elle-même;  de  l'autre,  elle  considère  les  réalités  sans  les 
rapporter  à  soi,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  elle  regarde  dans  chaque 
objet  particulier  le  type  dont  il  est  un  exemplaire,  —  et  cette  double 
abstraction  une  fois  opérée,  de  telle  sorte  que  ce  qui  pouvait  inté- 
resser l'égoïsme  du  spectateur  n'existe  plus  pour  lui,  il  entre  dans 
un  monde  nouveau  où  tout  se  transforme,  où  l'image  même  de  ce 
qu'il  y  a  de  tragique  dans  la  destinée  devient  l'objet  d'une  pacifique 
et  sereine  contemplation.  Il  est  donc  permis  de  dire  en  un  sens  très 
vrai  que  les  idées  seules  sont  l'objet  de  l'art.  Ce  sont  des  idées  qu'à 
l'aide  des  moyens  différens  dont  elles  disposent  et  sous  les  formes 
qui  les  distinguent,  l'architecture  et  la  musique,  la  sculpture  et  la 
peinture,  enfin  la  poésie,  se  proposent  d'exprimer.  L'art  comme  la 
philosophie,  avec  laquelle  il  a  des  analogies  j)rofondes  et  une  in- 
time parenté,  est  donc  la  contemplation  désintéressée  des  choses, 
et  la  faculté  de  les  présenter  aux  autres  sous  cet  aspect  est  l'essence 
même  du  génie.  Ainsi  l'homme  est  affranchi  des  liens  de  la  réalité 
vulgah'e,  arraché  au  torrent  des  intérêts  et  des  mesquines  pensées. 
L'art  est  pour  lui  la  liberté. 

Ce  n'est  encore  là  toutefois  qu'un  remède  insuffisant.  L'éclair  de 
l'émotion  esthétique  brille  et  s'éteint.  L'art  ne  peut  pas  remplir  la 
vie,  une  minute  d'affranchissement  ne  fait  pas  le  bonheur,  comme 


328  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  hirondelle  ne  fait  pas  le  printemps,  et  puis  cette  contemplation 
du  beau,  toujours  passagère,  n'est  donnée  qu'à  de  rares  privilégiés, 
elle  n'est  pas  à  la  portée  de  la  multitude  inculte  et  aflaiiée.  Le  salut, 
la  béatitude,  ne  sauraient  être  d'échapper,  pour  ainsi  parler,  à  la  vie 
par  surprise.  Ce  n'est  pas  assez  de  la  fuir,  il  faut  la  détruire,  et  j'a- 
joute sur-le-champ  qu'on  ne  doit  pas  entendre  par  là  le  suicide,  qui 
ne  résout  rien.  Cette  violence  faite  à  la  volonté  individualisée  laisse 
subsister  dans  toute  sa  force  la  contradiction  inhérente  à  l'existence 
sensible;  le  suicide  n'est  qu'une  délivrance  illusoire,  car  l'individu 
disparaît,  mais  le  principe  de  toute  réalité  et  la  source  de  toute 
souffrance  demeurent.  Le  salut  ne  consiste  pas  à  déserter,  il  consiste 
dans  la  renonciation  totale  et  persévérante  de  la  volonté  même  qui 
abdique,  dans  le  détachement  absolu  qui  tue  l'égoïsme,  et  qui  fait 
tout  ensemble  la  sainteté  et  le  bonheur. 

Voir  et  chercher  dans  les  choses  des  moyens  actuels  ou  possibles 
pour  réaliser  sa  volonté  propre,  tel  est  le  principe  de  l'égoïsme; 
concevoir  au  contraire  que  la  volonté  est  le  fonds  commun  d'où  tout 
être  jaillit,  et  que,  diversifiée  seulement  par  le  jeu  des  apparences, 
elle  est  cependant  identique  en  tous,  c'est  supprimer  la  barrière  qui 
sépare  les  individus,  détruire  en  leur  germe  les  hostilités  réci- 
proques, constituer  la  fraternité  universelle  qui  embrasse  non-seu- 
lement tous  les  hommes,  mais  les  animaux,  les  végétaux  chez  qui 
la  vie  sommeille,  les  êtres  mêmes  où  la  vie  n'apparaît  point.  C'est 
introniser  la  pitié  à  la  place  de  l'égoïsme,  la  pitié,  qui  est  le  reten- 
tissement sympathique  de  toute  souiTrance  dans  le  cœur  de  l'homme, 
la  pitié,  que  les  moralistes  proclament  unanimement  le  principe  de 
:^outes  les  vertus,  l'initiation  à  l'amour,  qui  peu  à  peu  vous  ache- 
mine au  renoncement  parfait  et  vous  met  en  état  de  déjouer  les 
tromperies  du  destin,  d'échapper  à  l'éternelle  illusion  dont  la  na- 
ture vous  enveloppe.  Nous  sommes  ici  en  plein  bouddhisme.  Ces 
idées  sont  une  émanation  des  doctrines  désespérées  qui  de  tout 
temps  ont  fleuri  dans  l'Inde;  nous  y  reconnaissons,  sous  une  forme  à 
peine  renouvelée,  la  doctrine  de  Kapila.  Il  semble  qu'on  entende  le 
dialogue  de  Çakya-Mouni  avec  lui-même  dans  la  nuit  solennelle  qu'il 
passe  sous  le  figuier  de  Gaja  :  «  Quelle  est  la  cause  de  la  vieillesse, 
de  la  mort,  de  la  douleur?  —  C'est  la  naissance.  —  Quelle  est  la 
cause  de  la  naissance?  —  L'existence.  —  Quelle  est  la  cause  de 
l'existence?  —  L'attachement  à  l'être.  —  Et  la  cause  de  cet  attache- 
ment? —  Le  désir.  —  Et  celle  du  désir?  —  La  sensation.  —  Quelle 
est  la  cause  de  la  sensation?  —  C'est  le  contact  de  l'homme  avec 
les  choses  qui  produit  telle  et  telle  sensation,  puis  la  sensation  en 
général.  —  Quelle  est  la  cause  de  ce  contact?  —  Les  sens.  —  Et  la 
cause  des  sens?  —  Le  nom  et  la  forme,  c'est-à-dire  l'existence  in- 
dividuelle. —  Et  la  cause  de  celle-ci?  —  La  conscience.  —  Quelle 


UN  BOUDDHISTE  CONTEMPORAIN.  329 

est  la  cause  de  la  conscience  (l)?.-.  »  Et,  remontant  ainsi  la  série 
des  nidanas  ou  des  causes,  il  arrive  au  bord  du  nirvana,  de  l'a- 
néantissement volontaire,  dans  lequel  on  trouve  le  salut.  Tel  est 
aussi  le  résultat  que  notre  philosophe  propose  aux  efforts  de 
l'homme.  Pour  l'atteindre,  il  y  a  la  voie  de  la  spéculation,  par  la- 
quelle on  découvre  le  mystère  de  l'illusion  infinie,  et  la  voie  de 
l'expérience  pratique  du  malheur  attaché  à  l'être  et  du  néant  de  la 
vie.  Ces  deux  voies  sont  celles  que  suivent  naturellement  les  sages 
et  qui  les  conduisent,  quand  ils  ont  secoué  les  rêves  de  la  jeu- 
nesse et  les  ambitions  de  l'âge  mûr,  à  la  résignation  parfaite  ;  mais 
elles  ne  sont  pas  praticables  à  la  foule  des  hommes.  C'est  pourquoi 
les  religions  leur  en  ont  ouvert  une  autre,  elles  ont  inventé  des 
moyens  artificiels,  et  cependant  efficaces,  d'engendrer  les  âmes  au 
détachement.  Par  l'ascétisme  et  les  mortifications  méthodiquement 
pratiquées,  elles  triomphent  de  l'amour  de  la  vie,  elles  conduisent 
leurs  croyans  au  dédain  du  plaisir,  puis  de  l'existence,  et  de  priva- 
tion en  privation  elles  les  mènent,  en  dépit  des  protestations  de  la 
chair,  à  la  continence,  qui  est  le  salut,  car  en  se  généralisant  elle 
entraînerait  peu  à  peu  l'extinction  de  l'espèce,  et,  avec  l'extinction 
de  l'espèce,  celle  de  l'univers,  puisqu'il  requiert  pour  exister  le 
concours  de  la  pensée  humaine. 

Je  n'ai  pas  voulu  allonger  l'exposition  de  cette  philosophie  en 
discutant  pas  à  pas  les  objections  qu'elle  soulève.  D'ailleurs  les  dif- 
ficultés logiques  ne  portent  point  contre  une  doctrine  qui  se  vante 
de  n'être  pas  un  système  abstrait,  une  construction  factice  d'idées 
empruntées  à  la  raison  pure  et  reliées  avec  rigueur.  Elle  se  compo- 
serait, à  en  croire  le  philosophe,  de  vérités  recueillies  indépendam- 
ment les  unes  des  autres  dans  l'expérience;  si  elle  forme  un  tissu 
solide  et  serré,  homogène  et  sans  lacunes,  c'est  qu'elle  correspond 
à  la  réalité.  Elle  se  pique  de  trancher  par  ce  caractère  vivant  avec 
les  philosophies  contemporaines  et  avec  leurs  méthodes  décevantes. 
Il  n'y  a  pas,  k  vrai  dire,  de  méthode  pour  arriver  à  la  vérité;  le 
génie  la  découvre,  les  esprits  bien  faits  la  reconnaissent  et  la  sa- 
luent. Spéculer  sur  la  méthode  avant  de  philosopher,  c'est  jouer  la 
valse  pour  la  danser  ensuite;  autant  dire  qu'Homère  devait  faire  la 
ihéorie  de  l'épopée  avant  de  créer  V Iliade.  Le  philosophe  est  comme 
le  voyageur  qui  traverse  une  ville  étrangère  et  qui,  sans  se  soucier 
des  intérêts  qui  agitent  les  habitans,  se  charge  d'en  décrire  le  plan 
et  d'en  saisir  le  caractère;  il  est  comme  l'artiste  qui  dans  la  cam- 
pagne voit,  non  pas  des  domaines  de  rapport,  des  terres  à  blé,  des 
prairies,  des  vignobles,  mais  un  paysage  sombre  ou  gai,  grandiose 
ou  gracieux.  On  peut  dire  encore  que  le  monde  se  présente  au  phi- 

(1)  E.  Burnouf,  Introduction  à  l'histoire  du  Bouddhisme  indien,  p.  4C0,  486,  488,  509. 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

losophe  comme  une  langue  inconnue  qui  lui  est  donnée  à  déchif- 
frer; s'il  tombe  sur  la  véritable  clé  de  la  langue,  si  du  moins  il 
parvient  à  lui  appliquer  un  système  alphabétique  qui  forme  des 
syllabes,  des  mots,  des  phrases,  et  que  ces  mots  aient  une  acception 
constante,  et  que  ces  phrases  présentent  un  sens  suivi  et  satisfai- 
sant, il  peut  se  flatter  d'avoir  rencontré  la  vérité. 

Schopenhauer  est  riche  en  aperçus,  en  indications,  en  trouvailles 
heureuses,  c'est  un  penseur;  il  a  plus  d'esprit  qu'il  n'en  faut  à  un 
philosophe,  et,  fier  de  cet  esprit,  il  professe  pour  le  génie  systéma- 
tique un  dédain  exagéré.  Cependant  sa  doctrine  se  ramène  à  deux 
thèses  fondamentales.  La  première  est  que  le  monde  et  l'esprit  sont 
relatifs  l'un  à  l'autre  et  ne  peuvent  se  comprendre  l'un  sans  l'autre. 
Elle  repose  sur  une  analyse  profonde  des  conditions  de  la  pensée  ; 
mais  cette  analyse  n'appartient  pas  en  propre  à  Schopenhauer,  elle 
appartient  à  Kant;  c'est  par  lui  qu'elle  est  devenue  un  point  de  dé- 
part obligé  de  la  philosophie,  et  l'on  peut  dire  qu'il  n'est  plus  per- 
mis d'aborder  par  un  autre  côté  le  problème  de  l'opposition  de 
l'idéal  et  du  réel,  ou  de  celle  du  matérialisme  et  du  spiritualisme, 
qui  n'en  est  qu'un  aspect.  Aujourd'hui  le  matérialisme,  enrichi  des 
vérités  nouvelles  acquises  à  la  physiologie  et  à  la  chimie,  a  plus  de 
faits  à  invoquer,  il  hasarde  moins  d'hypothèses,  et  n'était  son  affir- 
mation fondamentale,  qui  est  entièrement  gratuite,  il  pourrait  se 
piquer  de  n'en  hasarder  aucune.  Le  spiritualisme,  peu  capable  de 
progrès,  n'a,  depuis  Platon,  à  lui  opposer  qu'un  petit  nombre  d'ar- 
gumens  toujours  les  mêmes,  mais  dont  la  monotonie  ne  diminue  pas 
la  valeur.  Ils  ne  sont  pas  encore  parvenus  à  s'entamer  l'un  l'autre. 
Celui-ci  n'a  pu  établir  jusqu'à  présent  l'indépendance  de  la  pensée 
ni  prouver  que  la  distinction  de  la  cause  et  des  simples  conditions, 
distinction  inadmissible  au  point  de  vue  des  sciences  d'observation, 
soit  plus  fondée  clans  le  cas  particulier  qui  l'occupe;  il  n'établit  pas 
que  le  cerveau  ne  peut  être  la  cause  de  la  pensée.  Celui-Là  ne  réus- 
sit pas  davantage,  malgré  l'aide  du  microscope,  malgré  les  expé- 
riences les  plus  délicates  et  les  plus  heureuses,  à  combler  la  pro- 
fonde lacune  qui  sépare  le  fait  physiologique  du  phénomène  intel- 
lectuel. L'antagonisme  est  sans  issue,  ou  plutôt  il  n'y  a  pas  de 
lutte,  car  les  adversaires  se  menacent  de  la  voix  dans  le  brouillard 
sans  parvenir  à  s'approcher  ;  ils  étudient  chacun  à  part  des  ordres 
de  faits  très  distincts  et  que  la  science  fait  bien  de  séparer  par  abs- 
traction ,  mais  qui  n'en  sont  pas  moins  corrélatifs,  et  dont  l'un  ne 
peut  être  considéré  comme  générateur  de  l'autre.  Pas  de  pensée 
sans  objet;  mais  sans  pensée  l'objet  se  dépouille  des  qualités  qui 
le  constituent,  il  échappe  à  toute  définition,  il  se  disperse  et  s'a- 
néantit. Otez  un  des  deux  termes,  l'univers  des  corps  ou  l'univers 
des  esprits,  tous  deux  aussitôt  s'évanouissent.  Toute  théorie  qui 


UN   BOUDDHISTE    CONTEMPORAIN.  331 

s'élève  au-dessus  de  ces  deux  points  de  vue  exclusifs  est  dans  la 
grande  route  ouverte  depuis  Kant,  et  qui  conduit  aux  découvertes 
fécondes  non-seulement  les  sciences  positives,  mais  la  science  de 
l'esprit  et  la  philosophie. 

Cette  première  thèse  est  une  constatation  de  faits;  la  seconde  est 
la  plus  audacieuse  des  analogies,  et,  comme  toute  analogie,  elle  est 
difficile  à  combattre,  soit  qu'on  emploie  contre  elle  la  dialectique, 
ou  qu'on  invoque  l'observation.  Tout  être,  dit  Schopenhauer,  est 
une  manifestation  de  la  volonté,  et  il  explique  à  l'aide  de  cette  clé 
bien  des  faits  curieux;  malheureusement  cette  doctrine  soulève  une 
objection  absolue.  Schopenhauer  combat  à  outrance  ceux  qui  font 
de  l'idée  le  principe  des  choses,  parce  qu'il  n'y  a  pas  d'idée  sans 
conscience;  mais  il  est  non  moins  évident  qu'il  n'y  a  pas  de  volonté 
sans  but  préconçu  et  déterminant.  La  volonté  enveloppe  deux  choses, 
l'énergie  agissante,  plus  une  règle  de  son  action.  Si  la  nature  agit 
comme  nous,  entre  les  œuvres  de  sa  volo?Ué  et  celles  de  la  nôtre, 
entre  le  plan  qu'elle  réalise  en  même  temps  qu'elle  le  conçoit,  et 
dans  lequel  pensée  et  matière  sont  identiques,  et  nos  travaux  où  la 
pensée  et  la  matière  sont  profondément  distinctes,  où  la  première 
est  en  nous  et  la  seconde  hors  de  nous,  il  existe  sans  doute  une  dif- 
férence ou  plutôt  un  abîme.  Oui,  dans  tous  les  ordres  d'existence  et 
à  tous  les  degrés  de  la  nature,  on  doit  reconnaître  avec  Leibniz 
l'activité  et  l'effort;  mais  cette  raison  diffuse  dans  la  nature,  comme 
le  voulaient  les  stoïciens,  et  toujours  infaillible,  cette  volonté  aveugle 
qui  agit  suivant  des  lois  stables  et  se  manifeste  en  créations  régu- 
lières, voilà  justement  l'insondable,  —  et  si  le  mot  de  volonté,  com- 
menté par  le  sentiment  que  nous  avons  de  la  nôtre,  exprime  bien  à 
certains  égards  le  mode  d'action  de  la  nature,  il  ne  peut,  comme 
bien  d'autres  mots,  entrer  avec  cette  acception  dans  la  philosophie 
qu'à  titre  hypothétique  et  provisoire. 

L'originalité  de  la  doctrine  qui  vient  d'être  esquissée  n'est  pas  là, 
elle  consiste  dans  ses  applications  morales.  Toute  philosophie  est 
avant  tout  spéculative,  elle  n'enseigne  pas  plus  la  vertu  que  l'esthé- 
tique n'enseigne  le  génie,  —  et  celle  de  Schopenhauer  se  propose 
d'abord,  elle  aussi,  la  recherche  du  vrai;  mais  au  fond  elle  a  de 
grandes  ambitions  pratiques,  elle  aime  à  se  rattacher  par  ses  con- 
clusions morales  au  christianisme,  à  la  très  sainte  religion  du 
bouddhisme.  En  expliquant  le  monde,  elle  dit  quelle  est  la  loi  du 
salut;  en  dénonçant  le  mensonge  de  la  vie,  elle  proclame  où  est 
la  sagesse.  Ce  mépris  de  l'existence,  symptôme  d'une  disposition 
maladive  ou  fruit  du  désespoir,  ce  détachement  que  les  religions 
prêchent  obstinément,  quoiqu'en  vain,  aux  deux  tiers  de  l'espèce 
humaine,  Schopenhauer  en  donne  la  raison  spéculative.  Comme  les 
religions,  bien  des  philosophes  ont  opposé  le  monde  des  apparences 


332  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sensibles  à  celui  des  idées,  le  monde  des  phénomènes  à  la  réalité  en 
soi.  Le  pessimisme  de  Schopenhauer  est  la  traduction  morale  de  ces 
conceptions  métaphysiques. 

Dans  les  livres  de  l'Inde,  la  vie  est  représentée  comme  un  songe; 
pour  Schopenhauer,  elle  est  un  cauchemar,  et  c'est  afin  de  nous 
conduire  doucement  au  sommeil  sans  rêve  qu'il  se  fait  le  théoricien 
du  quiétisme.  Ce  mépris  versé  à  pleines  mains  sur  la  civilisation  et 
sur  ses  œuvres,  cette  théorie  de  la  souffrance  et  du  néant  exposée 
non  par  un  prêtre,  mais  par  un  philosophe  qui  prétend  en  donner 
les  raisons  spéculatives  et  la  preuve  expérimentale,  ont  quelque 
chose  de  piquant.  Dans  le  décri  des  systèmes,  celui-ci,  qui  semblait 
le  rire  éclatant  d'un  démon  sur  l'immense  fiasco  de  l'univers,  était 
bien  fait  pour  réveiller  l'attention  blasée.  Aussi  voyez  la  bizarrerie 
de  la  rencontre.  C'est  au  bout  de  quarante  années  qu'il  sort  de  l'obs- 
curité, dans  un  moment  où  les  ambitions  sont  fébrilement  excitées, 
où  l'homme  traite  la  nature  en  conquérant,  la  surmène,  se  flatte 
d'en  arracher  tout  ce  qu'il  voudra,  où  tous,  gonflés  de  leur  droit, 
demandent  à  grands  cris  que  la  vie  soit  bonne.  Prenez  garde  :  si 
l'homme  est  bon,  si  la  nature  est  bienfaisante  et  prodigue,  quel 
étonnement  mêlé  de  colère  ne  Va  pas  susciter  l'homme  qui  fera  par 
hasard  exception  à  cette  bonté  universelle!  Quelle  indignation  ne 
provoqueront  pas  le  moindre  mécompte,  la  plus  légère  inégalité,  la 
plus  petite  prévention,  contre  ceux  qui  trompent  le  vœu  de  la  na- 
ture en  s'en  appropriant  les  bienfaits!  Comment  ferez-vous  pour 
ne  pas  quereller  perpétuellement  le  destin?  Eh!  pauvres  gens,  tra- 
vaillez, trémoussez-vous,  épuisez  vos  forces  et  votre  esprit  pour 
arriver  tout  au  plus  à  déplacer  le  mal.  Vous  le  dissimulerez  ou  vous 
en  modifierez  les  aspects,  vous  ne  le  détruirez  ])as.  Au  contraire,  si 
l'homme  est  égoïste,  si  la  loi  dans  l'univers  est  aveugle  et  féroce, 
si  le  mal  est  incurable,  voilà  tout  d'un  coup  la  patience  devenue 
naturelle;  au  moindre  bien,  vous  êtes  satisfait,  et  l'ombre  seule  de 
la  vertu  vous  ravit. 

Dans  un  temps  où  l'on  divinise  l'humanité,  —  où  c'est  un  sûr 
moyen  d'enlever  les  applaudissemens  que  d'en  parler  avec  emphase, 
une  doctrine  qui  s'exprime  d'un  ton  à  la  rendre  modeste  serait  assez 
à  sa  place,  si  elle  était  moins  outrée;  mais  une  invincible  protes- 
tation s'élève  contre  les  conclusions  où  elle  aboutit.  On  se  demande 
si  l'illusion  n'a  pas  son  prix  comme  la  vérité,  si  trop  présumer  de 
soi  ne  vaut  pas  mieux  que  de  ne  point  se  placer  assez  haut,  et  l'instinct 
répond,  lîn  instinct  qui  porte  l'homme  à  l'action,  à  la  croyance,  au 
bonheur,  et  sur  lequel  il  est  probable  que  ne  prévaudront  pas  de 
sitôt  les  subtiles  doctrines  qui  l'accusent  de  mensonge  et  d'aveu- 
glement. 

P.  Challemel-Lacour. 


UN 


POÈTE    NORVÉGIEN 


BIŒRNSTIERNE     BIŒRNSON. 

1.  Bjômstjerne  BJonifon  Skrifter,  Ame;  Bergen  1858.:—  II.  Halte  - Hulda ,  drmna,  Mellem 
Slagene;  Christiania  1858.  —  III.  Smaastijkker,  Bergen  1860.  —IV.  Sigurd  Slembe;  —  Kjôben- 
hayn  1803,  etc.  (1). 


Celui  qui  tentera  un  jour  d'écrire  une  liistoire  générale  des  litté- 
ratures européennes  au  xix*  siècle  sera  sans  doute  fort  embarrassé 
de  trouver  un  fil  conducteur  dans  ce  vaste  labyrinthe;  mais  en  pour- 
suivant les  mouvemens  littéraires  et  les  renaissances  poétiques  chez 
tant  de  peuples  divers,  parfois  ennemis,  il  serait  frappé  sans  doute 
d'un  effort  commun  et  comme  d'un  grand  courant  qui  les  traverse. 
De  même  que  le  réveil  énergique  des  nationalités  préside  aux  mou- 
vemens politiques  européens  de  ce  temps-ci,  de  même  le  profond 
sentiment  que  les  races  ont  acquis  de  leur  originalité  est  le  principe 
fécond  qui  a  renouvelé  la  culture  intellectuelle,  transformé  les  lit- 
tératures et  retrempé  à  leur  source  le  génie  des  nations. 

Ce  retour  aux  origines  nationales,  cet  appel  à  l'âme  même  des 
peuples  ne  prélude-t-il  pas  dans  le  mouvement  romantique?  Certes 
ce  mot  de  romantisme  est  un  de  ceux  qui  ne  signifient  plus  rien  à  force 
d'avoir  servi,  comme  un  drapeau  cent  fois  repeint  qui  aurait  passé 

(1)  Il  a  paru  une  excellente  traduction  allemande  des  œuvres  principales  de  Biœru- 
son,  par  M.  Edmund  Lobedanz  :  Dramatische  Werke,  Bauermovellen,  Hildburghau- 
sea  1869. 


334  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

par  tous  les  camps.  Tour  à  tour  mystique,  frondeur,  aristocratique, 
révolutiomiaire,  chevaleresque,  oriental,  que  sais-je?  il  a  fini  par 
perdre  tout  prestige.  Qu'importe?  Il  a  été  une  puissance,  il  aura  un 
sens  dans  l'histoire.  Tout  d'abord  il  voulait  dire  :  liberté,  affran- 
chissement. Et  qu'était-ce  que  cette  liberté,  sinon  la  révolte  du  gé- 
nie propre  de  l'individu  ou  de  la  race  contre  l'idéal  élégant,  uni- 
forme et  soi-disant  classique,  imposé  par  la  brillante  société  de 
Louis  XIV?  Tel  fut  le  sens  des  travaux  initiateurs  de  Herder,  qui 
devina  le  génie  des  peuples  dans  leur  poésie  primitive,  telle  fut 
plus  tard  la  portée  des  vives  intuitions  de  Chateaubriand,  qui  d'un 
coup  de  baguette  ressuscita  le  monde  celtique  et  mérovingien. 
Ajoutez  que  les  chocs  violens  de  nations  pendant  les  guerres  de 
l'empire  avaient  mis  en  branle  les  passions  élémentaires  des  peu- 
ples. Rien  n'était  mieux  fait  pour  hâter  dans  le  domaine  intellectuel 
les  renaissances  nationales.  Plus  que  jamais,  les  peuples  eurent 
conscience  d'eux-mêmes  après  la  tempête.  La  France,  l'Allemagne, 
l'Angleterre,  s'efforcèrent  de  descendre,  par  l'étude  de  leur  langue, 
de  leur  passé  et  du  peuple,  dans  les  arcanes  de  leur  génie.  Les 
autres  nations  suivaient.  Partout,  à  Paris  comme  à  Madrid,  à  Flo- 
rence comme  à  Stockholm  et  à  Saint-Pétersbourg,  se  livrait  la 
bataille  jentre  classiques  et  romantiques.  Angel  Saavedra  en  Es- 
pagne, Silvio  Pellico,  Leopardi,  Cesare  Balbo  en  Italie,  Pouchkine  en 
Russie,  Mickiewicz  en  Pologne,  Kolâr  en  Bohême,  Petœfi  en  Hongrie, 
quels  qu'ils  fussent,  les  novateurs  réclamaient  une  littérature  nou- 
velle. Au  fond  qu'est-ce  qui  poussait  les  romantiques  de  tous  pays? 
Une  même  pensée,  un  vague  et  puissant  instinct.  Tous,  ils  disaient 
ou  du  moins  sentaient  ceci  :  La  culture  dite  classique  ne  nous  suffit 
plus.  L'idéal  littéraire  et  poétique  qu'elle  a  répandu  en  Europe  est 
une  sorte  d'homme  moyen, — noble,  élégant,  mais  superficiel, — qui 
n'est  universel  que  parce  qu'il  n'a  plus  rien  de  saillant,  —  éternel 
parce  qu'il  n'est  d'aucun  temps,  idéal  parce  qu'il  est  abstrait.  Celui 
que  nous  cherchons  est  à  la  fois  plus  profond  et  plus  large,  plus 
énergique  et  plus  franchement  humain.  Votre  idéal  vient  du  dehors, 
il  est  comme  plaqué  sur  notre  société;  nous  voulons  le  faire  sortir 
du  dedans,  de  son  fond  intime.  Derrière  votre  culture  classique, 
nous  voyons  le  moyen  âge  et  nos  origines,  derrière  l'Allemand  le 
Germain,  derrière  le  Français  d'aujourd'hui  le  Franc  et  le  Celte, 
derrière  chaque  peuple  son  histoire,  ses  traditions,  ses  dieux,  der- 
rière tous  notre  berceau  commun  en  Asie.  Dans  ce  passé,  nous  li- 
sons en  caractères  plus  visibles  ce  que  nous  sommes,  et  ce  que  nous 
serons.  Voilà  l'homme  étrange,  vivant,  terrible  ou  sublime,  éter- 
nellement neuf  qu'il  s'agit  d'exprimer.  Pour  être  hommes,  soyons 
avant  tout  nous-mêmes  et  de  notre  race.  Tout  cela  se  résume  d'un 


UN   POÈTE   NORVÉGIEN.  335 

mot  :  la  force  créatrice  du  xvi"  siècle  s'est  allumée  à  la  renaissance 
de  l'antiquité,  celle  du  nôtre  éclate  surtout  dans  le  réveil  du  génie 
des  races. 

C'est  à  ce  point  de  vue,  je  l'appellerais  volontiers  le  point  de  vue 
cosmopolite,  que  l'histoire  des  littératures  européennes  me  paraît 
surtout  attrayante.  Ce  n'est  plus  seulement  une  série  d'épisodes 
détachés,  c'est  plutôt  une  longue  épopée,  où  les  événemens  s'en- 
gendrent les  uns  les  autres.  Alors  tout  s'éclaire  d'un  jour  plus  vif  et 
l'horizon  s'élargit,  les  nations  se  groupent  en  latines,  germaniques 
et  slaves,  et  le  mouvement  qui  part  des  centres  vitaux  se  commu- 
nique de  proche  en  proche  aux  extrémités.  Le  moment  de  raconter 
cette  histoire  dans  son  ensemble  n'est  point  venu;  notre  tâche  est 
bien  plus  facile.  Ce  que  nous  nous  proposons  est  tout  simplement 
une  excursion  en  Norvège,  auprès  d'un  poète  de  modeste  apparence, 
mais  d'une  forte  physionomie,  et  qui  a  le  mérite  d'être  un  type  na- 
tional. Nous  tenions  tout  d'abord  à  fixer  le  point  de  vue  qui  nous 
guidera;  dans  ce  genre  d'études,  le  plus  libre  et  le  plus  dégagé  est 
aussi  le  plus  fécond. 

I. 

Jusqu'à  nos  jours,  les  peuples  Scandinaves  n'ont  guère  paru  qu'au 
second  rang  dans  l'histoire  politique  et  intellectuelle  de  l'Europe. 
Une  seule  fois,  sous  l'héroïque  Gustave-Adolphe,  la  Suède  joue  le 
premier  rôle  sur  le  théâtre  européen.  Le  roi  de  neige ,  comme  on 
l'appelait  ironiquement  à  Vienne,  jette  sa  lourde  épée  au  beau  mi- 
lieu de  l'Allemagne,  et  tombe  sur  un  champ  de  bataille  à  l'apogée 
de  sa  gloire;  mais  cela  suffit  pour  faire  triompher  la  réforme.  Après 
cet  exploit,  la  Suède  rentre  dans  son  repos.  Les  trois  royaumes  du 
nord  eurent  des  savans  de  premier  ordre,  comme  Linnée,  des  ar- 
tistes hors  ligne,  comme  Thorwaldsen,  une  littérature  originale; 
mais  ils  n'ont  pas  produit  une  de  ces  révolutions  qui  s'imposent  à 
une  époque,  et  sans  lesquelles  nous  ne  serions  pas  ce  que  nous 
sommes.  L'isolement  auquel  les  condamne  leur  position  géogra- 
phique, les  rigueurs  du  climat  septentrional ,  une  certaine  lenteur 
d'esprit  innée,  expliquent  ce  rôle  moins  apparent.  La  race  nordique, 
qui  ne  manque  pas  de  profondeur,  ne  semble  douée  ni  des  hautes 
facultés  philosophiques  de  l'Allemand  ni  de  l'éloquente  initiative  du 
Français,  moins  encore  de  l'intelligence  facile,  du  riche  tempéra- 
ment italien  ;  mais,  outre  qu'elle  n'a  pas  dit  son  dernier  mot,  elle 
vaut  par  d'autres  qualités,  et  ce  qui  frappe  surtout,  c'est  que  les 
traits  primitifs  du  Germain  sont  mieux  conservés  en  elle  qu'en  Alle- 
magne, où  ils  tendent  à  s'effacer  sous  la  culture  générale.  Ce  ca- 


336  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ractère  national,  longtemps  refoulé  dans  les  littératures  du  nord, 
s'y  accuse  toujours  plus  vigoureusement  et  en  fait  le  charme.  Nous 
ne  venions  pas  au  juste  la  place  qu'y  occupe  Biœrnson,  si  nous 
ne  donnions  pas  un  coup  d'ceil  rapide  à  ce  développement  intel- 
lectuel. 

Grâce  à  sa  situation,  le  Danemark  fut  de  tout  temps  en  relation 
avec  l'Allemagne.  Dès  le  xviii^  siècle  et  malgré  l'invasion  du  goût 
français,  il  subit  largement  l'influence  de  ses  voisins.  Cela  s'explique 
par  le  séjour  prolongé  à  Copenhague  d'hommes  comme  Klopstock, 
Basedow,  Schlegel,  mieux  encore  par  une  certaine  affinité  d'es- 
prit. Le  Danois  est  en  général  d'un  caractère  doux  et  contem])latif, 
et  se  rapproche  plutôt  de  l'Allemand  du  sud  que  du  Prussien  rai- 
sonneur. Par  ce  contact  incessant,  la  littérature  danoise  moderne 
se  développa  plus  rapidement  que  ses  rivales  du  nord;  mais  de  là 
lui  vient  aussi  son  manque  de  couleurs  fortes  et  de  haute  origina- 
lité. Son  plus  grand  représentant,  OEhlenschlœger,  a  beau  faire,  il 
est  moitié  Allemand,  moitié  Danois;  son  lyrisme  et  ses  drames  se 
distinguent  plutôt  par  un  éclectisme  élégant  que  par  la  verve  créa- 
trice. Lorsqu'il  traite  des  sujets  Scandinaves  comme  dans  les  Dieux 
du  nordy  il  rappelle  tour  à  tour  Milton  et  Klopstock  beaucoup  plus 
que  la  poésie  barbare  et  grandiose  dont  il  essaie  de  s'inspirer.  Lisez, 
je  ne  dis  pas  même  VEdda,  mais  le  premier  venu  de  ces  vieux 
chants  de  bataille  [kampeiviser]  ou  de  ces  ballades  guerrières  et 
romanesques  qui  abondent  dans  la  vieille  poésie  populaire  des  Da- 
nois, puis  comparez  ces  scènes  tragiques  et  vivantes  dans  leur  éner- 
gique concision  avec  la  pâle  fantasmagorie  du  poète  moderne.  Là- 
bas  tout  vit,  les  forêts  et  les  mers,  les  oiseaux  parlent,  l'homme  a 
des  passions  fortes  et  subites,  on  aime,  on  séduit,  on  tue;  les  coups 
d'épée  tombent  pesans  et  terribles  :  il  suflit  de  deux  vers  comme 
ceux-ci  : 

Il  jette  sur  elle  son  manteau  bleu, 
La  lance  sur  son  cheval  gris, 

pour  nous  entraîner  au  plus  vif  du  drame.  Chez  OEhlenschlœger,  il 
y  a  des  idées  élevées,  des  descriptions  savantes:  mais  l'ensemble 
reste  froid  et  sans  ferme  contour.  N'importe,  cet  homme  d'une  cul- 
ture universelle,  très  versé  d'ailleurs  dans  les  antiquités  Scandi- 
naves, eut  le  mérit j  d'imprimer  une  direction  nouvelle  à  la  poésie 
de  son  pays.  Esprit  moins  étendu,  mais  âme  plus  sensible,  enfantine 
et  poétique,  Andersen  devint  une  gloire  nationale  par  ses  contes, 
ses  romans  et  ses  chansons.  Gruntwig,  Aarestrupp,  Winther,  Hertz, 
ont  marché  dans  des  voies  analogues.  Il  y  a  donc  aujourd'hui  une 
littérature  danoise.  Elle  abonde  en  peintures  fraîches  et  gracieuses, 


UN    POÈTE   NORVÉGIEN.  337 

mais,  comme  dans  les  symphonies  de  Gade,  on  y  retrouve  quelque 
chose  de  l'aspect  uniforme  du  pays;  à  la  longue,  elle  rappelle  la  mo- 
notonie des  forêts  de  hêtres  du  Seeland,  ou  la  ligne  horizontale  des 
sombres  sapinières  qui  couronnent  les  baies  de  la  Baltique,  et  qu'in- 
terrompt çà  et  là  la  fumée  grêle  d'un  toit  de  chaume. 

Les  Suédois,  qu'on  a  nommés  avec  quelque  justesse  les  Français 
du  nord,  ont  en  somme  plus  de  feu  dans  le  tempérament,  plus 
d'élan  dans  le  caractère.  Il  suffit  de  regarder  leurs  rois.  Sans  parler 
de  ces  chefs  féroces  à  demi  fabuleux  des  temps  barbares,  insatia- 
bles, gigantesques  dans  la  guerre  et  l'orgie,  des  Ynglingsiet  des 
Skioldungs,  dont  les  plus  illustres,  selon  les  sagas,  se  nourrissaient 
dans  leur  enfance  du  cœur  des  loups,  et,  devenus  vieux,  se  noyaient 
parfois  dans  des  cuves  d'hydromel,  qu'on  regarde  seulement  des 
figures  comme  Gustave  Wasa  ou  Charles  XII.  —  Le  premier,  fugi- 
tif, proscrit ,  sa  tête  mise  à  prix ,  se  présente  aux  montagnards  de 
Dalécarlie,  se  nomme,  les  harangue,  les  soulève  et  chasse  Chris- 
tian II  ;  le  second  attaque  trois  pays  à  la  fois,  et  se  lance  aussi  té- 
mérairement contre  la  Russie  qu'un  faucon  contre  un  vautour.  Ce 
caractère  généreux  et  vif  s'accentue  dans  l'histoire  httéraire  de  ce 
pays,  qui  a  toujours  été  le  cœur  et  le  centre  du  monde  Scandinave. 
Les  partis  y  sont  plus  tranchés,  les  luttes  plus  ardentes.  On  sait 
que  dès  le  xvi'"  siècle  la  Suède  subit  fortement  l'influence  française. 
La  reine  Christine  écrivait  à  Scudéri  pour  qu'il  lui  dédiât  son  Alaric 
et  envoyait  une  chaîne  d'or  à  Balzac,  c'est  tout  dire.  Autour  d'elle,  on 
imitait  Ronsard.  Jusque  vers  la  fin  du  siècle  dernier,  Boileau  régna 
sans  conteste  sur  le  Parnasse  suédois.  Gustave  III  fonda  une  acadé- 
mie sur  le  modèle  de  celle  de  Paris,  et  dans  son  petit  Trianon,  au 
nord  de  Stockholm,  écrivait  des  comédies  à  la  Destouches.  Cette 
littérature  élégante  ne  pénétrait  point  au-delà  de  la  cour;  on  n'in- 
vente pas  un  siècle  littéraire  avec  la  règle  des  trois  unités,  l'alexan- 
di'in  et  le  genre  didactique.  Cependant  les  Suédois  doivent  beaucoup 
à  la  France  et  ne  l'ont  pas  oublié.  C'est  en  l'admirant  qu'ils  en  vin- 
rent à  aimer  les  choses  de  l'esprit.  La  réaction  ne  tarda  pas  à  écla- 
ter, et  avec  elle  l'originalité. 

Les  phosphorisies,  ainsi  nommés  d'après  l€ur  journal  Pliosphorus, 
furent  les  avant-coureurs  du  grand  mouvement.  Leurs  chefs,  Atter- 
bom  et  Franzen,  s'attaquèrent  par  l'exemple  et  la  critique  à  l'école 
française,  qui  adressait  encore  ses  madrigaux  à  Chloris.  Eux-mêmes 
imitaient  KIopstock  ou  s'inspiraient  de  Schelling.  Chose  étrange,  la 
littérature  suédoise  était  devenue  tellement  française  qu'il  lui  fallut 
passer  par  l'Allemagne  pour  redevenir  elle-même.  La  vraie  renais- 
sance date  de  la  ligue  gothique  [Gothiska  Forbiindct),  dont  Geyer 
et  Tegner  furent  les  chefs.  Plus  de  modèles  français  ou  allemands, 

TOME  Lxxxvi.  —  1870.  22 


338  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

disaient-ils,  mais  l'indépendance  absolue;  en  prenant  le  nom  de 
gothique,  ils  se  disaient  fils  de  leurs  ancêtres  les  Goths,  et  arbo- 
raient hardiment  la  bannière  Scandinave.  Leur  enthousiasme  s'allu- 
mait devant  les  monumens  de  la  vieille  langue,  qu'on  saisissait  enfin 
dans  leur  grandeur  religieuse  ou  héroïque.  Les  fragmens  abrupts 
de  VEdcla,  les  antiques  sagas  islandaises,  sortant  de  ce  long  oubli, 
les  étonnèrent  comme  les  tronçons  cyclopéens  d'un  temple  de  Thor 
ou  de  Baldour.  Si  informes  qu'ils  fussent,  on  retrouvait  là  l'esprit 
de  la  race.  Certes,  en  rentrant  dans  le  vieux  monde  Scandinave,  les 
poètes  du  nord  durent  éprouver  l'âpre  frisson  de  volupté  des  North- 
mans  qui,  revenant  des  mers  chaudes,  sentaient  de  nouveau  les 
tempêtes  du  pôle  soulever  la  proue  de  leurs  navires.  Geyer  se  plon- 
gea dans  l'étude  des  antiquités  nordiques,  et  donna  à  la  Suède  sa 
première  histoire  sérieuse.  Dans  ses  ballades,  comme  le  Wiking,  il 
chantait  des  héros  nationaux,  et  y  joignait  lui-même  des  mélodies 
qui  sont  encore  aujourd'hui  dans  la  bouche  du  peuple.  Les  vieilles 
chansons  populaires  suédoises  qu'il  recueillit  avec  Afzelius  eurent 
pour  la  Suède  la  même  importance  que  le  recueil  d'Arnim  et  de  Bren- 
tano  pour  l'Allemagne.  Bref,  cet  historien,  poète  et  musicien,  fut  un 
scalde  moderne.  11  eut  de  ses  ancêtres  la  rudesse  farouche,  mais 
aussi  le  sérieux  et  la  sombre  fidélité  aux  dieux  de  sa  race. 

Si  Geyer  fut  l'initiateur  de  cette  école,  Tegner  en  devint  le  héros 
par  sa  Frithiofsaga.  Ce  poème  est  peut-être  le  seul  dans  la  mo- 
derne littérature  du  nord  qui  soit  parvenu  à  une  renommée  euro- 
péenne. Il  le  mérite,  quoique  ce  récit,  renouvelé  d'une  tradition 
islandaise,  ait  revêtu  çà  et  là  des  couleurs  un  peu  trop  chrétiennes, 
et  qu'on  soupçonne  à  la  fin  dans  l'auteur  un  évêque  protestant. 
Gela  n'empêche  pas  que  cette  épopée  maritime  ne  soit  d'une  fraî- 
cheur merveilleuse.  Certaines  scènes,  —  les  adieux  de  Frithiof  et 
d'Ingeborg,  —  sont  entachées  de  sentimentalisme  moderne;  mais 
d'autres  sont  pleines  de  force  et  d'entrain,  comme  celle  où  le  héros 
fait  élire  le  jeune  fils  du  roi  Ring,  dans  l'assemblée  des  guerriers, 
en  élevant  sur  son  bouclier  l'enfant  aux  cheveux  d'or,  «  fier  et  tran- 
quille sur  l'acier  luisant  comme  un  jeune  aigle  qui  regarde  le  so- 
leil. »  Ce  poème,  qui  fut  salué  avec  joie  par  le  vieux  Goethe  en 
1824,  a  fait  époque  dans  la  littérature  du  nord.  —  La  poésie  sué- 
doise était  devenue  majeure,  indépendante,  originale,  et  par  cet 
élan  spontané  elle  se  rapprochait  plus  de  sa  sœur  allemande  que 
par  une  imitation  servile.  Tegner  célébra  en  beaux  vers  cette  union 
idéale  entre  les  deux  nations  se  reconnaissant  l'une  dans  le  génie 
de  l'autre. 

<(  Elles  se  cherchent,  les  deux  sœurs  germaniques;  —  entre  leursjpoi- 


UN    POÈTE    NORVÉGIEN.  339 

trines  fraternelles,  la  mer  se  presse  en  vain.  —  Entends-tu  ce  que  sou- 
pirent les  vagues?  La  sœur  appelle  la  sœur.  —  Elle  se  représente  les 
traits  de  la  bien-aimée,  et  croit  entendre  la  voix  de  l'absente.  —  Elles 
ne  sont  plus  en  lutte,  elles  pensent  à  deux  et  rêvent  ensemble  leurs 
poèmes.  —  Mugis  donc,  ô  mer  bleue,  tu  ne  peux  séparer  les  esprits.  » 

Si  nous  passons  en  Norvège,  tout  change  encore  une  fois,  le  pays, 
les  hommes  et  l'esprit  de  la  race.  Nous  voilà  dans  la  vraie  Scandi- 
navie. Cette  longue  bande  de  terre  sauvagement  déchiquetée,  qui 
longe  l'Océan  du  Cap-Nord  au  cap  Lindesnâss,  n'est  qu'une  énorme 
chaîne  de  montagnes,  une  Suisse  septentrionale  plus  sombre  et 
plus  grandiose.  Les  avant-monts  sont  revêtus  d'épaisses  forêts  de 
sapins  ou  de  frênes,  et  dominés  par  des  coupoles  de  glace  ou  des 
pics  de  neige  éternelle.  Partout  des  vallées  étroites,  des  précipices 
abrupts,  des  cataractes  gigantesques  comme  le  Rjukan-Foss  (la 
chute  fumante),  où  un  lac  entier  tombe  d'un  seul  jet  d'une  hauteur 
de  1,800  pieds.  Dans  ces  âpres  contrées,  les  routes  ressemblent  à 
des  sentiers;  elles  s'enfoncent  dans  des  sapinières  sans  fm,  grim- 
pent en  zigzag  sur  des  murs  de  granit,  plongent  dans  des  entonnoirs 
comme  l'hélice  de  Vindhellen,  quand  elles  ne  vont  pas  se  perdre 
dans  des  chaos  de  rochers  où  l'issue  semble  impossible.  Là  les 
hommes  vivent  isolés,  car  des  crêtes  infranchissables  séparent  sou- 
vent les  villages.  Les  solitudes  sont  vastes  et  profondes,  parfois  on 
voyage  une  journée  sans  rencontrer  une  habitation,  et  lorsqu'on 
s'élève,  l'œil,  glissant  de  montagne  en  montagne  sur  la  cime  des 
forêts,  depuis  les  masses  noires  du  premier  plan  jusqu'aux  ondula- 
tions bleues  et  vaporeuses  qui  bordent  le  ciel,  embrasse  des  horizons 
d'une  fierté  sauvage  et  d'une  tristesse  infinie. 

Cependant  au  milieu  de  cette  nature  austère  apparaissent  çà  et  là 
des  coins  délicieux  :  c'est  un  lac  paisible  endormi  entre  deux  mon- 
tagnes verdoyantes,  un  versant  de  prairies  parsemé  de  fermes  et 
de  scieries,  ou  bien  une  joyeuse  clairière  de  bouleaux,  dont  le  feuil- 
lage imite  la  robe  des  elfes,  ou  un  village  riant  avec  son  église 
peinte  en  rouge,  qui  étincelle  dans  une  fraîche  vallée.  Et  puis  le 
printemps  tardif  a  des  magies  étranges  dans  les  vallées  norvégiennes 
exposées  au  sud.  A  peine  la  neige  fondue  sous  le  soleil  de  juin,  des 
fleurs  brillantes,  d'une  suavité  exquise,  éclosent  comme  par  en- 
chantement, des  papillons  aux  couleurs  intenses  s'en  échappent. 
Alors,  dans  ces  claires  nuits  du  nord,  où  l'on  distingue  chaque  arbre 
dans  le  crépuscule  mystérieux,  les  vieilles  divinités  se  réveillent, 
et,  s'il  faut  en  croire  ce  que  chantent  les  jeunes  filles,  les  elfes  re- 
viennent : 


340  REVUE    DES    DEUX    xMONDES. 

«  La  nuit  de  printemps  silencieuse  et  fraîche  —  se  couche  dans  les 
chauds  vallons.  —  D'aimables  sons  résonnent...  —  Dis-moi,  que  signi- 
fient ces  chants?  —  Écoute!  les  elfes  saluent  les  fleurs  blanches  —  qui 
se  balancent  dans  la  rosée  sous  la  pointe  de  leurs  pieds  furtifs.  —  Oh! 
laisse  leur  chant  pénétrer  ton  cœur  (1)  !  » 

Enfin  ce  qui  fait  de  la  Norvège  un  pays  unique,  c'est  que  la  vie 
alpestre  et  la  vie  maritime  s'y  donnent  la  main.  Par  ces  défilés 
étroits  qu'on  nomme  fiords,  la  mer  s'enfonce  à  des  trentaines  de 
lieues  au  beau  milieu  des  montagnes.  Dans  le  Hardanger,  dans  le 
Sognfiord,  les  cascades  tombent  dans  la  mer,  les  avalanches  y  en- 
gloutissent parfois  les  embarcations.  En  ces  gorges  sauvages,  que 
d'existences  diverses  se  côtoient  sans  se  toucher!  Souvent  le  pêcheur 
qui  séjourne  dans  le  fiord  voit  toute  sa  vie  le  village  pendu  au  roc 
à  3,000  pieds  au-dessus  de  sa  tête,  sans  songer  une  seule  fois  à 
y  monter,  tandis  que  le  bûcheron  qui  vit  là-haut  sur  le  field  voit 
rouler  les  troncs  de  sa  forêt  dans  l'écume  des  rapides  et  aperçoit 
dans  la  profondeur  vertigineuse  du  golfe  la  voile  penchée  filant  vers 
la  haute  mer,  sans  jamais  pouvoir  la  suivre.  En  regardant  ce  beau 
miroir  vert-éméraude  qui  reluit  dans  l'abîme,  il  pourrait  se  croire 
au-dessus  d'un  lac;  mais  les  tempêtes  de  l'Atlantique  s'engouffrent 
jusqu'à  lui  par  les  portes  étroites  et  colossales  du  fiord.  Aussi  par- 
fois le  vieux  sang  Scandinave  se  réveille,  le  bûcheron  jette  sa  cognée 
et  va  se  faire  matelot. 

Telle  est  la  patrie  des  Northmans,  qui  étonnèrent  le  moyen  âge 
par  leurs  invasions  téméraires.  On  connaît  assez  le  caractère  de 
ces  rois  de  mer  qui  ne  respiraient  à  l'aise  que  dans  l'orage,  qui, 
jetés  dans  la  fosse  aux  vipères,  chantaient  sous  la  morsure  des 
reptiles  :  «  nous  avons  combattu  avec  l'épée!  mon  sourire  brave 
la  mort  !  »  Férocité,  hardiesse  sans  bornes,  fidélité  au  chef,  soif  inex- 
tinguible du  nouveau  et  de  l'incommensurable,  voilà  les  passions 
qui  soulevaient  ces  rudes  poitrines  sous  leurs  peaux  de  sanglier. 
C'est  au  milieu  d'eux  que  le  culte  d'Odin  et  de  Thor  eut  ses  plus 
fortes  racines.  Le  christianisme  ne  les  dompta  que  par  des  guerres 
séculaires  et  des  violences  extrêmes;  mais,  comme  les  Bretons,  les 
Norvégiens. embrassèrent  cette  religion  avec  d'autant  plus  d'ardeur 
qu'ils  avaient  mis  plus  d'opiniâtreté  à  la  combattre.  Leur  transfor- 
mation sous  l'influence  chrétienne  rappelle  une  légende  suédoise. 
Saint  Laurent,  venant  du  pays  des  Saxons,  rencontre  un  géant  près 
de  Lund.  u  Je  te  bâtirai  une  église,  dit  le  géant,  mais  à  une  condition  : 
quand  j'aurai  fini,  tu  me  donneras  tes  deux  yeux,  à  moins  que  tu 

(1)  Chanson  de  Wclhaven,  ne  à  Bergen. 


UN    POÈTE    NORVÉGIEN.  341 

n'aies  trouvé  mon  nom.  »  Le  saint  accepte;  aussitôt  le  géant  se  met 
à  l'œuvre,  entassant  bloc  sur  bloc.  En  quelques  jours,  il  a  presque 
achevé  une  église  formidable,  saint  Laurent  commence  à  craindre 
pour  ses  yeux.  Au  même  instant,  il  entend  une  voix  qui  dit  :  «  Dors 
tranquille,  ma  fille,  tu  auras  les  yeux  du  saint,  que  ton  père  Finn  t'a 
promis.  »  Le  saint,  joyeux,  court  à  l'église  et  s'écrie  :  «  Tu  t'ap- 
pelles Finn  !  »  Voyant  qu'il  a  perdu,  le  géant,  furieux,  descend  de 
sa  tour  et  veut  renverser  l'édifice,  il  entre  sous  la  voûte  pour  l'em- 
porter sur  son  dos  ;  mais  voici  que  tout  à  coup  il  est  changé  en  pi- 
lier de  pierre.  —  Cette  histoire  est  celle  de  toute  la  race  Scandinave 
et  surtout  norvégienne.  Après  une  lutte  sauvage  contre  le  christia- 
nisme, elle  s'est  comme  raidie  et  immobilisée  sous  lui.  Le  Norvégien 
d'aujourd'hui  est  naïvement  religieux,  d'un  caractère  mâle,  sérieux, 
très  renfermé,  mais  capable  de  sentimens  profonds  et  de  passions 
fortes.  L'âpre  énergie  Scandinave  a  été  refoulée,  mais  elle  est  restée 
dans  le  sang  comme  une  force  latente  qui  perce  sous  forme  d'éclats 
subits,  de  mélancolies  sombres,  et  s'accentue  parfois  dans  une  per- 
sévérance opiniâtre. 

La  Norvège  moderne,  avec  sa  constitution  démocratique  vraiment 
faite  pour  un  peuple  de  fermiers  et  de  paysans,  avec  son  église  pro- 
testante, honnête,  mais  souvent  étroite,  est  trop  tranquille,  dirait- 
on,  trop  heureuse  et  trop  isolée  pour  produire  de  grandes  choses 
dans  l'ordre  intellectuel.  Sa  littérature,  comme  sa  langue,  se  con- 
fond presque  avec  celle  du  Danemark.  Au  siècle  passé,  elle  fournit 
au  théâtre  danois  son  meilleur  comique,  Holberg,  et  depuis  ce  temps 
elle  a  produit  nombre  de  nouvellistes  et  de  lyriques  de  talent.  Ce 
qui  lui  manquait  encore,  c'était  une  personnalité  caractéristique,  un 
représentant  hardi  de  ses  aspirations  intimes,  si  peu  connues  de 
l'étranger.  Pour  la  première  fois  elle  l'a  trouvé  en  Biœrnson.  Par 
ses  qualités  comme  par  ses  lacunes,  il  est  vraiment  Norvégien,  nous 
voyons  même  reparaître  en  lui,  avec  plus  d'énergie  que  chez  aucun 
poète  du  nord,  les  traits  marquans  du  caractère  Scandinave.  Voilà 
sa  nouveauté,  voilà  ce  qui  nous  attire,  car  dans  la  vie  comme  dans 
l'art  tout  ce  qui  est  spontané  et  vraiment  individuel  excite  la  pen- 
sée souvent  mieux  que  la  perfection  savante.  Essayons  dojic  de 
voir  tel  qu'il  est  ce  Northman  moderne,  qui  est  le  Tegner  de  la 
Norvège  et  déjà  le  surpasse.  Peut-être  nous  ouvrira-t-il  quelques 
échappées  sur  l'avenir  d'un  peuple  jeune  et  vigoureux. 

IL 

Biœrnstierne  Biœrnson  est  né  en  1832  dans  une  des  contrées  les 
plus  solitaires  du  Dovrefield.  Son  père  était  pasteur  d'une  petite  pa- 


3Zi2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

roisse,  Ovikné,  au  cœur  de  la  Norvège.  La  nature  alpestre,  d'une 
sublimité  effrayante,  au  milieu  de  laquelle  il  grandit  fut  la  forte  im- 
pression de  son  enfance.  D'immenses  murailles  de  rochers  gris,  aux 
reflets  bleuâtres,  dressés  contre  le  ciel  et  jetant  dans  les  vallées  leurs 
ombres  colossales,  puis  des  collines,  de  vastes  bruyères,  des  forêts 
de  sapins  maigres,  des  ravines  pleines  de  genévriers  touffus  qu'ha- 
bite encore  «  l'ours  roi,  »  des  torrens  furieux  se  gonflant  comme 
des  fleuves  à  la  fonte  des  neiges,  et  qui  semblent  vouloir  entramer 
toute  la  montagne  vers  la  mer,  voilà  le  monde  sauvage  sur  lequel 
l'enfant  ouvrit  ses  yeux  étonnés.  Ce  qui  augmente  la  grandeur  uni- 
forme du  paysage,  ce  sont  les  longues  nuits  d'hiver,  où  tous  ces  ob- 
jets prennent  des  proportions  fantastiques;  alors  chaque  montagne 
devient  un  géant  bizarre  et  monstrueux.  Par  contre,  le  soleil  a  des 
rayons  rouges  en  été,  de  chaudes  caresses  qui  font  sortir  les  gnomes 
curieux  de  leurs  cavernes  et  flotter  la  fée  rose,  au  lumineux  sourire, 
dans  la  blanche  poussière  des  cascades.  L'âme  de  l'enfant  se  plon- 
gea dans  cette  nature,  qui  tantôt  le  terrifiait  et  le  repoussait,  tantôt 
le  fascinait  et  l'attirait  doucement  dans  ses  profondeurs  magiques, 
où  il  croyait  voir  s'agiter  confusément  une  foule  de  divinités  redou- 
tables ou  séduisantes. 

A  cette  impression  se  joignit  celle  de  l'église  et  du  presbytère  pa- 
ternel. C'était  une  de  ces  églises  isolées  au  milieu  d'une  vallée,  car 
dans  le  Dovrefield  il  n'y  a  guère  de  villages  proprement  dits,  les 
habitations  d'une  même  commune  sont  fort  dispersées.  Là,  cette 
église  solitaire,  qui  règle  et  consacre  tous  les  actes  de  la  vie,  seul 
signe  visible  du  monde  idéal  que  l'homme  porte  en  lui,  a  une 
grande  puissance  sur  les  âmes.  Le  paysan  y  rattache  tous  ses  de- 
voirs, tous  les  sentimens  purs  et  toutes  les  espérances.  Si  le  culte 
chrétien  est  une  contradiction  en  Grèce  et  en  Italie,  sur  les  terres 
du  'soleil ,  où  naquirent  les  dieux  immortels  de  la  beauté  et  de  la 
joie,  l'image  douloureuse  du  Christ  a  une  force  étrange  dans  ces 
montagnes;  la  religion  du  sacrifice  y  est  plus  naturelle,  et  une 
pauvre  église  de  bois  a  pour  les  simples  une  muette  éloquence. 
Biœrnson  subit  également  ces  deux  impressions  :  la  nature  avec  sa 
magie  toute  païenne  et  la  religion  avec  ses  émotions  morales.  Elles 
dominent  sa  vie,  et  se  retrouvent  dans  ses  œuvres  comme  une  con- 
tradiction non  résolue. 

On  devine  que  cette  enfance  fut  monotone,  les  visites  n'abon- 
daient pas  au  presbytère  ;  étant  l'aîné  de  la  famille,  l'enfant  resta 
livré  à  lui-même.  La  Bible,  les  contes  populaires,  quelques  sagas, 
ce  furent  ses  seules  lectures  pendant  les  longues  soirées  d'hiver. 
Pourtant  c'était  sa  saison  favorite,  car  alors  le  père  l'emmenait  en 
traîneau,  et  ils  descendaient  la  montagne  avec  la  rapidité  de  l'ou- 


UN    POÈTE    NORVÉGIEN.  343 

ragan.  Souvent  le  presbytère  était  entouré  de  remparts  de  neige 
comme  un  château-fort.  Grande  ressource  pour  l'alerte  gamin  :  la 
mère  voulait-elle  le  punir,  vite  il  grimpait  sur  la  montagne  de  glace; 
arrivé  au  sommet,  il  appelait  son  père,  qui  étudiait  son  sermon  juste 
en  face  de  lui,  et  l'honnête  prédicateur  demandait  en  riant  grâce 
pour  son  fils.  Ce  père  ayant  été  transféré  dans  le  Romsdal,  le  petit 
montagnard  indocile  fréquenta  l'école,  et  n'y  fit  pas  merveille.  Il 
était  de  ces  natures  profondes  qui  semblent  dormir  pendant  l'ado- 
lescence; elles  ont  l'air  de  ne  rien  voir,  mais  elles  rêvent,  et  ce  rêve 
est  un  travail  incessant.  Ah  !  si  elles  pouvaient  faire  comme  les  au- 
tres et  répéter  machinalement  la  leçon  qu'on  leur  serine  !  Elles  ne 
le  peuvent  pas,  car  elles  ont  en  elles  tout  un  monde  de  sentimens 
et  de  pensées  qu'elles  ne  savent  exprimer.  Alors  on  les  traite  de 
sots,  et  on  les  raille  sans  pitié.  C'est  ce  qui  advint  à  l'enfant  fa- 
rouche et  songeur  du  Dovrefield.  On  se  moqua  beaucoup  de  sa  lour- 
deur. Il  n'en  fut  que  plus  revêche,  se  raidit,  se  concentra,  et,  comme 
son  héros  Sigurd,  supporta  beaucoup  en  silence  ;  mais,  grâce  à  sa 
vigueur,  le  jeune  homme  qui  sortit  de  là  était  déjà  un  caractère  for- 
tement trempé  et  un  esprit  original.  Il  garda  cependant  de  ces  pre- 
mières humiliations  un  fonds  d'amertume  et  de  sauvagerie  qui  a  son 
charme,  puisqu'il  cache  une  sensibilité  exquise  et  vraie. 

Biœrnson  devint  étudiant  à  Christiania.  Après  deux  visites  au 
théâtre,  il  fut  fixé  sur  sa  vocation,  et,  sans  avoir  lu  un  drame  de  sa 
vie,  il  en  écrivit  un.  Chose  plus  singulière,  l'essai  fut  admis,  et  le 
jeune  auteur  eut  ses  entrées  libres.  Puis,  à  mesure  qu'il  vit  d'autres 
pièces,  il  reconnut  les  défauts  de  la  sienne  et  finit  par  la  retirer. 
Voilà  bien  l'honnêteté  et  la  persévérance  du  Norvégien.  II  avait  jeté 
son  drame  au  feu,  mais  de  ses  cendres  il  avait  vu  sortir,  brillant 
phénix,  un  idéal  nouveau.  Ne  se  sentant  pas  encore  la  force  de  lui 
donner  une  forme,  il  se  mit  en  tête  de  le  prêcher  aux  autres  ;  à  cet 
âge,  on  croit  qu'on  peut  avec  des  critiques  réformer  auteurs,  acteurs 
et  public.  La  suite  va  de  soi;  l'audacieux  étudiant,  qui  disait  avec 
trop  d'inexpérience  des  vérités  trop  dures,  fut  plaisanté,  détesté, 
calomnié  et  mis  au  ban  de  la  société  littéraire  de  Christiania.  Heu- 
reusement il  trouva  des  amis  ailleurs.  Dans  un  voyage  à  Copen- 
hague, il  y  rencontra  d' excellons  protecteurs.  Nul  n'est  prophète  en 
son  pays.  A  Christiania,  il  avait  paru  trop  Norvégien  aux  Norvégiens 
eux-mêmes;  dans  la  capitale  danoise  plus  intelligente,  il  plut  par 
son  étrangeté.  Soutenu,  encouragé,  il  loua  une  mansarde,  se  mit  à 
l'œuvre  et  publia  bientôt  après  ses  Contes  norvégiens,  qui  en  peu 
de  temps  le  firent  connaître  dans  tout  le  nord.  Depuis  il  a  dirigé  le 
théâtre  de  Bergen,  fondé  un  journal  à  Christiania  et  visité  Rome, 
où  il  écrivit. son  grand  drame,  Sigurd.  Quoiqu'il  ait  encore  des  en- 


344  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nemis,  ses  compatriotes  l'ont  salué  comme  leur  premier  représen- 
tant en  littérature  et  en  poésie.  Telle  est  la  simple  histoire  de  Biœrn- 
son;  mais  sa  vraie  vie,  son  histoire  intime  est  contenue  dans  ses 
œuvres.  Laissons-le  donc  se  développer  dans  son  triple  rôle  de  ly- 
rique, de  conteur  et  de  dramatiste. 

Les  premiers  essais  de  Biœrnson,  les  manifestations  involontaires 
de  son  talent  furent  sans  doute  les  chansons  dont  ses  récits  sont 
parsemés.  Ces  poésies  sont  peu  nombreuses,  très  simples,  mais 
d'une  allure  tout  individuelle  et  d'une  mélodie  singulièrement  pé- 
nétrante. Par  la  forme  et  l'inspiration,  elles  se  rattachent  pour  la 
plupart  aux  chansons  populaires  de  Suède  et  de  Norvège;  c'est  le 
sol  frais  où  elles  ont  poussé  comme  de  brillantes  fleurs  alpestres 
dans  un  champ  d'anémones  sauvages. 

Enfant,  Bi(L'rnson  fut  bercé  de  ces  romances  mystérieuses,  de  ces 
ballades  tragiques  ou  enjouées  qui  se  sont  conservées  jusqu'à  nos 
jours  p;:rmi  les  peuples  du  nord.  Sous  leur  forme  naïve,  elles  sont 
les  derniers  vestiges  du  paganisme  et  chantent  surtout  les  divinités 
élémentaires  qui  séduisent  les  enfans  des  hommes.  Ces  esprits  mo- 
queurs et  caressans,  beaux  et  perfides,  sont  pour  eux  un  perpi'tuel 
objet  d'effroi  et  de  désir.  Tantôt  un  nix,  dieu  de  mer,  entraîne  une 
jeune  fille  au  fond  de  l'eau,  sous  prétexte  de  la  conduire  à  l'église, 
tantôt  deux  elfes  des  bois  s'approchent  d'un  seigneur  endormi  au 
clair  de  lune  dans  le  val  des  roses.  L'un  lui  prend  la  main,  l'autre 
lui  chuchote  à  l'oreille  :  «  Réveillez-vous,  beau  chevalier,  aimez-vous 
ma  mélodie  d'amour?  Seigneur  Magnus,  répondez-moi  !  Ne  dites  pas 
non,  dites  oui,  oui  !  »  Ces  romances,  variées  à  l'infini,  peignent  toutes 
l'éternelle  attraction  de  la  nature  sur  l'homme,  elles  sont  pleines  de 
la  vague  harmonie  des  mers  et  des  forêts,  et  leurs  refrains  expriment 
avec  une  remarquable  précision  les  mouvemens  secrets  de  l'âme. 
Non-seulement  le  peuple  chante  ces  vieilles  ballades,  il  en  fait  de 
nouvelles.  Aux  danses,  aux  noces,  aux  fiançailles,  jeunes  et  vieux 
composent  des  chansons,  et,  comme  dans  tout  lyrisme  spontané,  la 
musique  s'improvise  avec  les  paroles.  En  un  mot,  chez  ces  peuples, 
la  poésie  existe  encore  à  l'état  primitif,  sous  une  forme  humble, 
mais  très  vivante. 

Qu'on  se  figure  donc  l'adolescent  poète  du  Dovrefield  s'ignorant 
encore,  mais  tout  plein  de  ces  vieux  chants,  et  qui  déjà  sent  sourdre 
en  son  propre  cœur  une  vague  musique.  Il  erre  loin  du  presby- 
tère, dans  les  landes.  Nul  être  vivant  dans  ces  solitudes  que  la  poule 
de  neige  qui  parfois  traverse  les  airs,  et  l'aigle  qui  plane  à  des 
hauteurs  immenses.  L'enfant  sauvage  se  couche  au  soleil  dans  les 
bruyères  et  regarde  les  derniers  sommets  à  l'horizon,  ou  écoute  le 
bruit  des  eaux  dans  les  profondeurs.  De  puissantes  sensations  sou- 


UN    POÈTE    NORVÉGIEN.  3Û5 

lèvent  sa  poitrine  par  effluves.  Que  toutes  ces  voix  résonnent  étran- 
gement dans  son  cœur!  et  d'où  vient  cette  voix  qui  tressaille  en 
lui-même?  Il  voudrait  chanter,  il  ne  peut  : 

«  Le  jeune  pâtre  au  bois  s'en  va  des  jours  entier^,  —  des  jours  en- 
tiers. —  Il  y  avait  entendu  un  si  doux  chant,  —  un  si  doux  chant. 

«  L'enfant  coupe  un  roseau  et  s'en  taille  une  flûte,  —  une  flûte  amou- 
reuse; —  il  l'essaie  et  veut  voir  si  la  voix  y  repose,  —  la  voix  mélo- 
dieuse. 

a  Et  la  voix  murmure  an  fin  fond  du  roseau  :  —  Me  voici!  —  Mais  à 
peine  y  est-elle  qu'aussitôt  elle  fuit,  —  s'enfuit  comme  un  soupir. 

«  Souvent  dans  son  sommeil  doucement  elle  vient,  —  doucement  le 
hanter,  —  et  passe  sur  son  front  comme  flamme  rapide,  —  comme 
flamme  d'amour. 

((  Il  s'éveille  en  sursaut,  il  veut  la  saisir,  —  la  saisir  au  passage.  — 
Mais  elle  n'est  plus  là,  immobile  elle  plane  —  dans  la  pfde  nuit. 

«  Seigneur,  reprends-moi  près  de  toi,  —  oui,  près  de  toi,  —  car  la 
voix  magique  a  enveloppé  mes  sens,  —  et  mon  âme  tout  à  fait. 

«  Le  Seigneur  répond  :  u  La  voix  est  ton  amie,  —  ta  douce  amie!  — 
si  même  elle  ne  reste  jamais  à  ton  chevet,  —  jamais  plus  qu'une 
heure!  » 

u  Ah!  je  sais  plus  d'une  superbe  mélodie,  —  oui,  superbe  mélodie! 
—  Mais  celle-là  en  vain  je  la  cherche  sans  cesse,  —  je  la  cherche  tou- 
jours! » 

On  surprend  ici  la  voix  qui  s'écoute,  l'obscur  balbutiement,  la 
naissance  mystérieuse  du  chant  au  cœur  de  l'homme.  C'est  encore 
l'inflexion  naïve,  l'accent  tendre  du  lyrisme  populaire,  vraie  musique 
primitive  de  l'âme,  née  sous  tous  les  climats,  inépuisable,  éternel- 
lement variée  et  toujours  touchante,  qu'elle  s'essaie  sur  la  syrinx 
ou  la  lyre,  sur  la  harpe  ou  la  flûte,  ou  qu'elle  s'exhale  comme  un 
soupir  mélodieux  d'une  poitrine  agreste.  La  pensée  individuelle  n'a 
pas  encore  pris  son  vol,  mais  le  poète  enveloppé  dans  la  nature 
vibre  et  s'éveille  à  son  souflle. 

A  mesure  qu'il  s'enfonce  dans  ses  montagnes,  elles  se  révèlent  à 
lui  sous  des  aspects  plus  étranges  et  lui  disent  des  choses  nouvelles. 
Les  divinités  elles-mêmes  se  montrent  rarement,  elles  craignent 
peut-être  l'enfant  du  presbytère,  elles  se  contentent  d'appeler  ou  de 
menacer  de  loin.  Voici  une  ballade  où  l'hiver  norvégien  découvre  sa 
face  redoutable,  et  où  gronde  sourdement  le  génie  invisible  du 
gouffre  : 

«  Le  petit  Niels  Finn  devait  sortir,  —  mais  il  trébuche  dans  son  patin 
de  neige  (1).  —  Gare  à  toi!  dit  la  voix  de  l'abîme. 

(1)  Los  Norvégiens  ont  des  sortes  de  sabots  pour  patiner  sur  la  neige. 


346  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

«  Et  le  petit  Miels  Finn  pose  son  pied  dans  la  neige.  —  Va-t'en,  mé- 
chant gnome,  quand  je  marche  doucement!  —  Hi!  ho!  ha!  dit  la  voix 
de  l'abîme, 

«  Niels  de  son  bâton'frappe  à  droite,  frappe  à  gauche  ;  la  neige  jaillit 
en  poussière.  — As-tu  vu  le  génie  de  la  montagne  qui  s'est  levé  là-bas? 
— Hitlihou  !  dit  la  voix  de  l'abîme, 

«  Voilà  un  patin  qui  reste  dans  la  neige;  suis-je  sot!  Niels  veut  le 
ressaisir,.,,  et  tombe  à  la  renverse,  —  Prends-le  donc!  dit  la  voix  de 
l'abîme. 

«  11  s'enfonce  dans  la  neige,  il  trépigne,  il  gronde,  —  mais  toujours 
plus  bas  l'attire  un  charme  terrible.  —  Ça  va  bien!  dit  la  voix  de 
l'abîme. 

((  Le  bouleau  se  met  à  danser,  le  sapin  rit  dans  sa  barbe,  —  comme 
s'il  y  en  avait  deux  cents  contre  lui.  —  Vois-tu  bien?  dit  la  voix  de 
l'abîme. 

((  Le  rocher  ricane  et  lance  une  avalanche,  —  mais  Niels  serre  les 
poings:  je  ne  me  rends  pas  encore!  —  Mais  bientôt!  dit  la  voix  de 
l'abîme. 

«  Et  la  gueule  de  neige  s'ouvre  béante,  et  la  nuée  roule  sur  sa  tête. 

—  Et  Niels  Finn  pensa  :  voici  ma  tombe  ouverte!  —  Est-ce  fini?  dit  la 
voix  de  l'abîme. 

u  Dans  la  mer  de  neige  deux  sabots  regardent  tristement  autour  d'eux. 

—  C'est  tout.  Du  reste,  silence  et  neige,  neige  et  silence.  —  Où  est 
Niels?  dit  la  voix  dans  l'abîme.  » 

Ce  petit  montagnard  est  un  vrai  Norvégien.  Comme  il  accepte 
vaillamment  la  lutte  avec  l'effrayant  génie  !  comme  il  se  défend  et 
ne  se  rend  qu'au  fond  du  gouffre  !  mais  aussi  quelle  conjuration  dé- 
moniaque dans  la  ravine,  quelle  sarabande  dans  les  arbres,  quelle 
fascination,  quelle  ironie  féroce  dans  la  voix  caverneuse  de  l'abîme, 
et  quelle  désolation  navrante  dans  ces  sabots  effarés  a  qui  regar- 
dent »  et  semblent  chercher  leur  maître  ! 

Adieu  l'hiver  et  ses  terreurs  au  mois  de  juin  !  On  danse  aux  val- 
lées, on  gravit  le&  versans,  on  s'appelle,  on  se  répond  à  tous  les 
étages  di  la  montagne.  La  jeunesse  se  réunit,  et  l'amour  discret  et 
voilé  se  glisse  dans  toutes  les  chansons.  La  vive  jeune  fille  enjouée 
des  vallées  plus  chaudes  apparaît  au  montagnard  sauvage  et  timide 
comme  une  fée  étrange  qui  lui  jette  un  charme. 

((  La  svelte  Venevill  s'en  vint  sautant,  le  cœur  léger,  vers  le  bien-aimé. 
Elle  chantait,  et  sa  voix  claire  résonnait  par-dessus  le  toit  de  l'église  : 
bonjour!  bonjour!  Et  les  oiseaux,  fous  dans  les  haies  vives,  chantaient 
avec  elle.  A  la  Saint-Jean,  il  y  aura  danses  folles  et  cris  d'allégresse.  — 
Mais  la  tressera-t-elle  sa  couronne  de  fiancée? 


UN    POÈTE    NORVÉGIEN.  3Ù7 

({  Elle  tresse  à  son  ami  une  riche  guirlande  d'éclatantes  fleurs  bleues- 
«  Regarde!  c'est  la  couleur  de  mes  yeux.  »  Il  la  prit,  la  lui  rendit  et  la 
reprit  plus  vite  encore.  «  Adieu,  mon  enfant!  »  Par  la  bruyère,  il  file 
comme  le  vent  et  pousse  des  cris  de  joie  !  A  la  Saint-Jean,  il  y  aura 
danses  folles  et  chants  d'allégresse.  —  Mais  la  tressera-t-elle  sa  couronne 
de  fiancée? 

«  Elle  lui  tresse  une  autre  guirlande  de  cent  fleurs  claires  et  cha- 
toyantes. «  Vois-tu,  dit-elle  en  la  secouant  au  soleil,  ma  blonde  cheve- 
lure? »  Et,  tout  en  la  nouant,  elle  relève  la  tête.  Que  sa  bouche  était 
rouge!  Il  sourit,  devient  pourpre,  et  sur  ses  lèvres,  comme  sceau  d'al- 
liance, imprime  ses  lèvres  de  feu.  A  la  Saint-Jean,  etc. 

(t  Elle  en  tresse  une  autre  blanche  comme  les  lis.  «  Veux-tu  ma  main 
droite?  Et  cette  autre  couronne  rouge-sang  d'amour  enflammée,  re- 
garde-la. A  toi  aussi  ma  main  gauche!  »  Il  la  prit,  et  tout  embrasé  s'é- 
cria :  —  Comme  mon  cœur  t'aime! 

((  Elle  en  tourne,  elle  en  tresse  de  toutes  les  couleurs.  «  Ne  les  mé- 
prise pas  !  »  Elle  cueille,  elle  enlace,  elle  y  mêle  ses  pleurs.  «  Prends-les 
toutes!  ))  Il  se  tut  et  les  prit,  mais  n'avait  de  repos. 

«  Elle  en  tresse  une  grande  toute  verte,  u  Ma  couronne  de  vierge  !  » 
Elle  tresse,  et  ses  doigts  en  deviennent  bleus.  «  Mets-la,  mon  ami!  » 
Mais  quand  elle  se  retourna,  il  était  parti  comme  la  tempête. 

(t  Elle  tressa,  et  ses  yeux  en  perdirent  leur  éclat;  elle  tressa  sa  cou- 
ronne de  vierge!  Et  passe  la  Saint-Jean,  et  passe  tout  l'hiver.  Las!  elle 
tresse  toujours  sa  pâle  guirlande  sans  fleurs.  A  la  Saint-Jean,  il  y  a 
danses  folles  et  cris  d'allégresse.  —  Mais  Ta-t-elle  tressée  sa  couronne 
de  fiancée?  » 

Le  charme  de  ces  chansons  réside  surtout  dans  le  rhythme  mu- 
sical qui  appelle  la  mélodie,  elles  perdent  leur  vrai  sens  dans  la 
traduction  en  prose.  A  travers  ce  voile,  verra-t-on  se  dessiner  la 
Norvégienne  avec  sa  grâce  rustique  et  sa  douceur,  entendra-t-on 
vibrer  sa  voix  mélodieuse?  Je  ne  sais;  mais,  dans  l'original,  c'est 
une  séduisante  apparition.  Elle  reste  chaste,  enjouée  jusqu'en  ses 
plus  passionnés  aveux,  sa  tristesse  est  une  fleur  suave,  et  dans  son 
sourire  brille  une  larme.  Il  y  a  dans  cette  âme  virginale  des  élans 
de  tendresse  qui  s'épanouissent  en  rougeurs  subites  sur  son  front 
et  agrandissent  ses  yeux  par  éclairs,  comme  l'aurore  boréale  épa- 
nouit sa  rose  clans  l'azur  foncé  du  ciel. 

Nous  pourrions  suivre  Biœrnson  dans  d'autres  essais,  notamment 
dans  quelques  poésies  religieuses  et  patriotiques;  mais  il  sufiit  d'in- 
diquer la  note  originale  de  son  lyrisme.  Nul  plus  que  lui  n'a  re- 
trouvé l'accent  et  la  forme  des  chants  populaires  de  son  pays.  Avec 
cela,  il  est  très  personnel;  mais  il  s'est  mis  à  chanter  comme  on 


348  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

chante  dans  ses  montagnes .  Ses  rustiques  mélodies  lui  sont  venues 
du  trop-plein  de  ses  émotions,  sans  qu'il  les  ait  cherchées  et  pres- 
que sans  qu'il  s'en  doutât.  Certes  cette  poésie-là  n'a  point  les  senti- 
mens  vastes,  les  pensées  hardies,  les  horizons  lointains  du  haut  ly- 
risme; par  contre,  elle  a  ce  que  celui-ci  possède  rarement  dans  les 
temps  modernes  :  le  parfait  naturel,  le  jet  spontané,  l'accent  du 
cœur.  Elle  est  moins  faite  pour  être  lue  au  coin  du  feu  que  chantée 
au  milieu  des  travaux  et  des  plaisirs  alpestres,  dans  les  fi  ères  con- 
trées où  elle  naquit.  Le  poète  est  peu  expansif,  la  sève  chez  lui  reste 
à  la  moelle  et  rarement  fend  l'écorce,  ses  chants  suffisent  pourtant 
pour  caractériser  le  vrai  folkemng  norvégien.  Il  ressemble  au  lied 
allemand  en  ce  qu'il  est  aussi  franchement  populaire;  il  s'en  dis- 
tingue par  l'essence  du  sentiment.  Moins  ample,  moins  varié,  moins 
vigoureux,  il  est  plus  intime,  plus  triste  et  parfois  plus  pénétrant. 
Pris  dans  sa  belle  époque,  de  1780  à  18^8,  le  lyrisme  populaire  de 
l'Allemagne  embrasse  toutes  les  situations  de  la  vie,  parcourt  toute 
la  gamme  des  sentimens  humains;  celui-ci  a  quelque  chose  d'humble, 
de  voilé,  j'allais  dire  de  solitaire.  On  écoute,  et  l'on  entend  la  voix 
qui  se  perd  dans  les  hauteurs;  on  croit  surprendre  le  dialogue  mys- 
térieux de  l'âme  avec  elle-même,  mais  enfin  on  est  ému,  et  cela 
suffît.  Le  lyrisme  norvégien  a  son  talisman,  et,  pour  parler  comme 
Herder,  il  est  une  voix  parmi  les  voix  des  peuples.  Pour  peu  que 
Biœrnson  conLinue,  qu'il  élargisse  encore  son  genre,  il  sera  l'Uh- 
land  de  la  Norvège. 

III. 

Parmi  les  récits  rustiques  de  Biœrnson,  il  en  est  un  fort  singulier. 
Thrond  était  le  fils  de  très  pauvres  gens  qui  habitaient  un  vallon 
perdu  sur  un  haut  plateau.  Pas  une  maison  à  plusieurs  lieues  à  la 
ronde;  jusqu'à  dix  ans,  l'enfant  n'eut  d'autre  société  que  ses  pa- 
rons. Une  nuit,  un  bohémien  demanda  l'hospitalité  à  la  ferme  écar- 
tée. On  l'hébergea;  mais,  pris  delà  fièvre,  il  mourut  trois  jours 
après.  On  cacha  cette  mort  à  l'enfant,  et  on  lui  fit  cadeau  du  violon 
du  bohémien.  Le  père  lui  apprit  à  jouer  de  l'instrument,  qui  exerça 
sur  Thrond  une  attraction  irrésistible.  Dans  son  imagination,  ce 
bois  sonore  et  vivant  renfermait  tout  un  monde.  A  mesure  qu'il  ap- 
prit à  le  faire  parler,  il  donna  un  nom  à  chaque  corde,  à  chaque 
son,  il  retrouva  dans  son  violon  la  voix  de  son  père,  de  sa  mère  et 
du  sombre  bohémien.  Assis  sur  sa  colline  des  matinées  entières,  il 
inventait  des  airs  de  danse  et  jouait  tour  à  tour  la  forêt,  les  gnomes, 
la  fée,  le  Joutoul  (démon  de  montagne),  enfin  tout  ce  qu'il  voyait, 
et  tout  ce  qu'il  savait.  Jamais  il  n'avait  été  au  village;  mais  un  jour 


UN    POÈTE    NORVÉGIEN.  349 

la  curiosité  et  rambitioa  l'y  poussèrent.  Sachant  qu'une  noc3  de- 
vait s'y  célébrer,  l'idée  lui  vint  de  s'offrir  comme  musicien,  et 
le  voilà  parti.  «  Il  prit  la  tête  du  cortège  et  se  mit  à  jouer.  Il 
lui  semblait  que  l'épouseur  et  la  mariée,  jeunes  et  vieux,  les  oi- 
seaux, la  forêt,  le  ciel  et  le  soleil,  chantaient  avec  les  cordes  vi- 
brantes, sinon  tout  haut,  du  moins  dans  le  fin  fond  de  leur  cœur.  Il 
marchait  en  avant  dans  une  sorte  d'ivresse,  et  ne  sentait  plus  le 
sol  sous  ses  pieils.  »  Mais  la  vue  du  village,  si  nouvelle  pour  lui, 
ces  fenêtres  miroitantes,  cette  foule  en  habits  de  fête,  l'église  et  les 
cloches  qui  sonnaient,  tout  cela  l'étourdit  si  fort  qu'il  en  perdit  la 
tête.  Déjà  ses  doigts  tremblaient  sur  les  cordes;  alors  il  fit  un 
suprême  effort,  et  se  mit  à  jouer  avec  frénésie  un  air  qu'il  ne  con- 
naissait pas  lui-même.  Son  œil  se  troublait,  l'hallucination  com- 
mençait. Tout  à  coup  il  vit  le  bohémien  assis  sur  la  pointe  du  clo- 
cher, qui  le  regardait  et  le  raillait.  «  Il  lui  sembla  alors  que  le  violon 
voulait  monter  là-haut,  s'il  ne  parvenait  pas  à  faire  descendre  le 
bohémien  par  son  jeu.  La  musique  qu'il  faisait  se  changea  en 
nuages  ondoyans;  sous  ses  yeux,  le  clocher  s'inclinait  avec  le  bo- 
hémien, les  maisons  dansaient,  le  torrent  remontait  les  rochers. 
Alors  sa  mère  s'élança  hors  de  la  foule,  u  Au  nom  du  ciel,  s'écria- 
t-elle,  que  joues-tu  là,  Thrond  ?  —  Il  la  regarda,  s'affaissa  et  crut 
tomber  dans  un  abhne  grisâtre  et  sans  fond.  »  Revenu  à  lui-même, 
il  s'enfuit  à  travers  champs  et  ne  s'arrêta  que  loin  du  village.  Son 
premier  mouvement  fut  de  briser  contre  terre  l'instrument  fatal; 
«  mais  il  voulut  le  regarder  encore  une  fois.  Alors  il  lui  parut  qu'il 
embrassait  tout  ce  qu'il  avait  vécu  et  appris;  il  se  souvint  de  ses 
l'ochers,  de  sa  montagne,  et  se  prit  à  pleurer.  »  Quand  il  se  releva, 
il  était  décidé  à  quitter  le  pays  pour  se  faire  artiste. 

L'histoire  intérieure  de  Biœrnson  ressemble  beaucoup  à  celle  de 
ce  violoniste  primesautier.  Gomme  lui,  il  vécut  d'abord  en  telle  in- 
timité avec  la  nature  imposante  de  son  pays,  qu'il  pensait,  sentait 
et  chantait  sous  cette  impulsion,  ou  plutôt  c'était  elle,  la  toute- 
puissante,  qui  chantait  en  lui.  Jeté  subitement  dans  le  monde,  mis 
en  demeure  de  donner  une  forme  à  sa  pensée ,  il  ne  sut  pas  com- 
ment exprimer  les  émotions  qui  l'envahissaient;  il  se  crut  frappé 
d'impuissance  au  moment  même  où  lui  venait  la  conscience  de  son 
talent.  Il  connut  alors  ce  désespoir  de  l'artiste  qui  touche  à  la  folie; 
mais,  la  crise  passée,  il  reconnut  sa  voie.  Peindre  fidèlement  son 
pays  et  ses  compatriotes,  raconter  leur  vie  rude  et  simple,  remplie 
par  dévastes  et  profonds  sentimens,  tel  fut  son  dessein.  Il  y  a  plei- 
nement réussi,  car  il  a  su  montrer  par  le  dedans  ce  Norvégien 
qu'on  ne  connaît  guère  que  par  le  dehors. 

On  aurait  tort  de  chercher  dans  ces  récits  des  situations  extraor- 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dinaires,  de  grands  conflits  de  passions,  un  intérêt  dramatique.  Il 
faut  les  prendre  pour  ce  qu'ils  sont,  des  peintures  naïves  d'un  genre 
de  vie  très  primitif,  mais  nullement  dépourvu  d'idéal.  Le  héros  en 
est  le  paysan  norvégien,  maître  absolu  dans  sa  ferme,  souvent  à  la 
fois  laboureur,  jardinier,  pâtre,  bûcheron,  jouissant  malgré  cela 
d'une  éducation  et  d'une  indépendance  qui  le  rendent  capable  d'une 
vie  intellectuelle  et  morale.  Autour  de  lui  se  groupent  épisodique- 
ment  le  maître  d'école,  conseiller  de  la  famille,  et  le  pasteur,  gé- 
néralement humain  et  sage,  sorte  de  providence  paternelle  qui 
n'intervient  que  dans  les  grandes  crises.  L'homme,  dans  ce  grave 
isolement,  devient  silencieux  et  contemplatif,  ses  sentimens  sont 
peu  nombreux,  mais  énergiques  et  persistans.  Là  comme  partout 
il  a  ses  heures  de  gaîté  folle,  mais  sa  vie  est  comme  enveloppée 
d'une  pensée  religieuse.  Cela  se  peut-il  autrement  dans  ce  cadre 
grandiose  et  sévère  qui  l'enferme?  —  Notre  conteur  peint  ces  sites 
non  pas  en  touriste,  mais  comme  quelqu'un  qui  en  sait  le  secret. 
La  sobre  description  reflète  le  paysage  comme  il  doit  se  refléter 
dans  l'âme  du  montag]iard.  Voici  une  esquisse  alpestre,  a  Au  prin- 
temps, Aslaug,  la  belle  pastoure,  prit  le  chemin  de  l'alm  (haut 
pâturage)  avec  son  troupeau.  Et  quand  le  jour  chaud  se  couchait 
sur  les  vallées,    que  le  haut  rocher  s'élevait  hardiment  dans  le 
ciel  frais,  au-dessus  des  vapeurs  paresseuses  pompées  par  le  so- 
leil, quand  les  cloches  des  troupeaux  se  mêlaient  aux  aboiemens 
des  chiens  et  que  la  belle  Aslaug  chantait  à  la  tyrolienne  ou  soufflait 
sur  sa  corne  sa  mélodie  traînante,  les  jeunes  gars  du  village  se  sen- 
taient pris  d'un  grand  mal  du  cœur  lorsqu'ils  regardaient  là-haut.  » 
Les  paysages  d'hiver  n'ont  pas  moins  de  cachet.  La  montagne  est 
glacée  du  haut  en  bas,  on  n'entend  que  le  vent  qui  court  sur  la 
neige  et  l'amoncelle  par  collines,  on  voit  les  fermes  couchées  sur 
ce  vaste  tapis  blanc  comme  de  lourdes  meules  de  foin  d'où  jaillis- 
sent des  étincelles.  ((  Une  lumière  brillait  dans  la  maison,  et  la 
montagne  noire,  énorme,  pendait  sur  elle.  La  mer  gelée  brillait 
dans  le  fond,  blanche  et  luisante  avec  sa  ceinture  de  forêts;  la  lune 
montait  dans  le  ciel  et  reflétait  la  forêt  dans  la  glace.  )>  Le  conteur 
nous  fait  pénétrer  ensuite  dans  ces  paisibles  intérieurs  où  tout  an- 
nonce une  antique  tradition.  La  chaise  sculptée  semble  prête  à  par- 
ler, la  pendule  glousse  familièrement,  et   le  feu   de  bouleau  qui 
crépite  au  foyer  raconte,  pendant  les  longues  veillées,  l'histoire  tra- 
gique ou  souriante  des  ancêtres.  Dans  la  belle  saison,  nous  voyons 
les  murs  se  tapisser  de  feuillages  odorans,  et  les  branches  de  gené- 
vrier semées  par  terre  pour  célébrer  le  retour  d'un  fds  ou  dire  la 
bienvenue  à  une  fiancée. 

La  plus  caractéristique  de  ces  histoires  est  celle  d'Ame.  Ce  paysan 


UN    POÈTE   NORVÉGIEN.  351 

poète  oflVe  un  type  vrai,  celui  du  Norvégien  solitaire  et  sérieux, 
triste  et  renfermé,  cachant  sous  sa  rudesse  une  âme  étrangement 
sensible  et  rêveuse.  Il  est  né  dans  la  haute  montagne,  près  d'une 
cascade  dont  le  mugissement  monotone  rappelle  «  la  voix  de  l'éter- 
nité. »  Le  père,  un  tailleur  musicien,  brillant  danseur  et  enjôleur 
de  filles,  avait  séduit  la  simple  et  bonne  Margit,  puis  l'avait  aban- 
donnée; l'enfant  est  élevé  en  grande  solitude  et  tristesse.  Plus  tard, 
Margit  épouse  par  pitié  son  séducteur  tombé  dans  la  misère.  Arne 
grandit  entre  ce  père  vicieux  et  cette  mère  fidèle,  qui  se  le  dispu- 
tent comme  le  mauvais  et  le  bon  ange.  C'est  la  mère  qui  l'emporte 
par  sa  douceur  et  sa  résignation;  dans  le  retour  de  l'enfant  vers 
elle  éclate  déjà  son  ardente  sensibilité.  Un  jour,  poussé  par  son 
mauvais  père,  l'enfant  a  offensé  sa  mère  ;  elle  lui  jette  un  long  et 
douloureux  regard.  «  Une  chaleur  brûlante  lui  passa  sur  tout  le 
corps.  11  sauta  de  la  table  où  il  était  assis,  sortit,  se  jeta  sur  la 
terre  comme  pour  s'y  enterrer,  puis,  ne  trouvant  pas  de  repos,  il  se 
releva  pour  s'en  aller.  Il  passa  près  de  la  grange  dans  laquelle  sa 
mère  était  assise;  elle  cousait  un  vêtement  pour  lui.  Elle  avait  l'ha- 
bitude de  chanter  lorsqu'elle  travaillait  seule;  maintenant  elle  se 
taisait.  Elle  ne  pleurait  pas,  elle  cousait  simplement.  Alors  Arne  n'y 
tint  plus,  il  se  jeta  devant  elle  dans  l'herbe,  la  regarda  et  se  mit  à 
sangloter.  —  Je  savais  bien  que  tu  étais  bon,  dit-elle.  —  Mère, 
chante  quelque  chose  pour  moi,  dit  l'enfant,  sans  quoi  il  me  semble 
que  je  n'oserai  plus  te  regarder.  »  Alors,  d'une  voix  douce,  elle 
murmure  quelques  versets,  tandis  que  l'enfant  reste  la  tête  sur  ses 
genoux,  et  s'endort  dans  une  vision  éblouissante.  Telle  est  la  puis- 
sance du  sentiment  intime  chez  cette  race,  que  le  chant  a  sur  elle 
une  influence  éducatrice  prédominante.  Il  est  l'expression  de  cette 
religion  individuelle  qui  se  mêle  à  tous  les  actes  de  la  vie  comme 
une  grave  pensée.  Le  développement  d'Arne  est  tout  intérieur.  Le 
père  étant  mort,  il  reste  seul  avec  sa  mère.  Celle-ci  ne  vit  que  pour 
son  fils;  mais  le  jeune  homme  devient  de  plus  en  plus  songeur  et 
renfermé.  Il  fuit  la  société,  et,  par  amour  de  la  solitude,  se  fait 
pâtre  et  bûcheron.  Printemps,  été,  automne,  il  reste  dans  la  forêt, 
coupant  du  bois,  lisant,  rêvant,  taillant  des  lettres  dans  l'écorce 
des  arbres.  Un  violent  désir  le  tourmente,  le  désir  des  voyages.  Son 
seul  ami,  le  fils  d'un  capitaine  de  vaisseau,  est  parti  pour  l'Amé- 
rique. Depuis  ce  jour,  il  n'a  qu'une  pensée,  le  suivre,  sortir  de  son 
étroite  vallée,  s'arracher  aux  souvenirs  funèbres  de  son  enfance, 
voir  la  mer  et  le  vaste  monde,  y  chercher  le  bonheur.  A  l'effroi  de 
sa  mère,  il  ne  lit  que  des  livres  de  voyage  et  reste  absorbé  des 
heures  sur  des  cartes  géographiques.  Il  se  garde  bien  de  rien  dire 
à  personne  de  ses  projets,  car,  en  vrai  Norvégien,  il  est  farouche, 
ombrageux,  muet.  Plus  un  sentiment  a  de  profondeur  et  d'énergie. 


352  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moins  il  est  capable  de  l'exprimer;  le  silence  pèse  sur  lui  comme 
une  montagne  impossible  à  soulever.  Heureusement  que  l'âme  ten- 
dre et  riche  qu'il  porte  en  lui  comme  une  source  pure  dans  une  ca- 
verne ténébreuse  trouve  une  issue  dans  le  chant.  Arne  a  le  don  de 
poésie.  Ceci  n'a  rien  d'extraordinaire  en  Norvège,  où  tout  paysan 
reçoit  une  certaine  instruction,  est  souvent  bercé  de  vers  et  de  mu- 
sique. Biœrnson  peint  au  vif  ce  poète  spontané,  resté  complètement 
homme  du  peuple,  mais  qui  par  momens  trouve  des  paroles  et  des 
rhythmes  pour  sa  souffrance  ou  son  désir.  «  Gomment  fais-tu  quand 
tu  composes  tes  chansons?  lui  demande  une  jeune  fille  curieuse.  — 
Je  retiens  les  pensées  que  d'autres  laissent  s'envoler.  »  Souvent, 
lorsqu'il  marche,  les  mots  flottent  devant  ses  yeux  comme  des  flo- 
cons de  neige,  et,  lorsqu'il  s'assied  sur  une  hauteur,  ses  pensées 
s'étendent  sur  la  vallée  comme  les  fils  de  la  Vierge  qui  oscillent 
dans  l'immensité  bleue.  Dans  cette  exaltation,  les  paroles  viennent 
toutes  seules  et  forment  des  harmonies  qui  répondent  au  mouve- 
ment intérieur.  C'est  dans  une  disposition  semblable  qu'il  compose 
son  meilleur  chant,  celui  qui  le  révèle  tout  entier  : 

«  Quelqu'un  peut-il  me  dire  ce  que  je  verrais  —  au-delà  des  roches 
hautes?  —  Maintenant,  hélas!  mes  yeux  ne  voient  que  leur  neige  éter- 
nelle, —  Là,  en  bas,  pourtant  tout  verdoie  au  bord  du  torrent  et  du 
lac  !  —  Je  ne  puis  me  refuser  le  vœu  de  ma  vie,  —  dois-je  le  tenter, 
mon  voyage? 

«  Il  monte  haut,  l'aigle,  d'un  fort  battement  d'aile,  —  par-dessus  les 
roches  hautes. —  Il  s'élance  vers  le  jour  jeune  et  puissant,  —  et  rassasie 
son  courage  dans  la  libre  chasse;  —  il  s'abat  selon  sa  convoitise,  —  et 
se  pose  aux  plus  lointains  rivages. 

«  Pommier  feuillu  qui  frissonnes,  dis,  veux-tu  t'élancer,  toi  aussi,  — 
par-dessus  les  roches  hautes?  —  Ah!  qu'un  vent  t'arrache  avec  tes  ra- 
cines, et  tu  secoueras  ta  neige  sur  les  neiges  éternelles!  —  La  paix  des 
vallées  ne  te  suffit  pas.  — Des  oiseaux  se  balancent  sur  tes  branches. — 
Les  chants  et  les  parfums  des  terres  lumineuses  folâtrent  dans  ta  cou- 
ronne. 

«  ...  Ah!  ne  passerai-je  jamais,  jamais,  — par-dessus  les  roches  hautes? 

—  Ce  mur  de  pierre  me  frappe  d'épouvante.  —  Doit-il  jusqu'à  mon  der- 
nier jour,  de  sa  crête  de  glace,  —  peser  sur  moi,  terrible  comme  un 
sépulcre,  —  enchaîner  à  toujours  mes  bras  et  mon  courage? 

«  Non!  des  ailes!  je  veux  partir!  loin,  loin!  —  par-dessus  les  roches 
hautes!  — Ici  le  temps  rampe  comme  un  fantôme  et  me  ronge  le  cœur. 

—  iVIon  cœur  pourtant  est  jeune,  il  est  fort  et  hardi,  —  il  brûle  d'esca- 
lader ces  cimes  étincelantes,  —  dussé-je  à  leur  pied  me  fracasser  contre 
le  roc! 

«  Un  jour,  je  le  sais,  mon  courage  me  conduira  —  par-dessus  les 


UN    POÈTE    NORVÉGIEN.  353 

roches  liantes!  — Déjà  m'appelle  le  flot  gonflé  du  torrent.  —  Et  pour- 
tant, ô  mon  Dien,  bien  douce  est  la  patrie,  —  dussé-je  ne  jamais  assou- 
vir la  soif  de  mon  âme,  —  que  ta  volonté  soit  faite!  » 

Eh  bien!  non,  serait-on  tenté  de  s'écrier  en  se  laissant  entraîner 
par  le  mouvement  lyrique  de  ces  strophes,  pourquoi  cette  résigna- 
tion chrétienne  après  cet  élan  viril?  Encore  un  effort,  hardi  monta- 
gnard! Romps  les  liens  qui  te  retiennent,  oublie  la  jeune  fille  qui 
t'attend  de  l'autre  côté  du  lac,  franchis  les  monts.  Lw  navire  hisse 
ses  voiles  dans  le  port,  fais-toi  matelot  pour  voir  les  hommes  et  le 
monde,  ou  tente  la  fortune  au-delà  des  mers.  Tes  forces  cachées 
qui  s'endorment  dans  le  silence  de  ta  vallée  se  déploieront,  ton  es- 
prit s'élargira,  ta  langue  se  déliera,  les  fatigues  et  les  déceptions 
même  te  feront  homme.  Ta  foi  au  travail,  ton  amour'de  la  liberté 
et  ton  aspiration  idéale,  ces  nobles  étincelles  ne  s'éteindront  sous 
aucune  zone,  elles  s'enflammeront  dans  la  lutte.  Et  si  tu  ne  trouves 
pas  de  patrie  dans  le  Nouveau-Monde,  reviens  bâtir  sur  ton  coin  de 
terre  une  maison  plus  large,  où  les  échos  d'autres  peuples  s'uniront 
aux  suaves  mélodies  du  nord.  —  Mais  ce  serait  là  sortir  du  cadre 
de  l'humble  idylle  norvégienne  et,  disons-le,  du  caractèr>i  discret 
et  tranquille,  quoique  mâle  et  vigoureux,  d'Arne,  car  si  l'instinct 
voyageur  s'agite  souvent  dans  le  Norvégien,  son  culte  du  pays  natal 
et  de  la  patrie  est  encore  plus  vivace.  Voilà  pourquoi  cette  pensée 
qui  retombe  à  la  fin  après  l'essor  audacieux  a  quelque  chose  de  tou- 
chant. Ne  dirait-on  pas  que  c'est  le  vieux  fond  Scandinave  qui  perce 
dans  ce  vague  et  vaste  désir  de  voyage?  Seulement  l'antique  soif 
d'aventures  et  d'action  a  été  refrénée  par  le  christianisme,  tempérée 
par  des  siècles  de  repos  et  changée  en  inoffensive  mélancolie. 

L'histoire  d'Arne  se  termine  simplement  et  gaîment.  Au  moment 
où  son  envie  de  partir  va  l'emporter,  un  charme  inattendu  le  sur- 
prend et  le  retient.  Un  jour  qu'il  est  assis  entre  les  buissons,  une 
scène  riante  de  bonheur  virginal  frappe  ses  yeux.  Deux  jeunes  filles 
se  disent  adieu  et  ne  peuvent  se  séparer.  L'une  est  la  fille  du  pas- 
teur, l'autre,  E'i,  son  amie  passionnée,  est  fille  de  paysan,  mais  a 
reçu  par  sa  compagne  une  éducation  quelque  peu  supérieure  à  son 
rang.  C'est  elle,  qui  jette  un  sort  au  jeune  homme  farouche.  Un  sen- 
timent tendre  dont  il  ne  se  rend  pas  compte  d'abord  l'envahit.  Com- 
ment cet  amour  triomphera-t-il  du  désir  de  partir?  Comment  la 
grande  aspiration  vers  l'inconnu  va-t-elle  s'apaiser  en  se  repliant 
sur  une  femme?  Voilà  l'intérêt  du  récit.  Le  dénoûment  a  de  la  grâce 
et  de  l'imprévu.  Par  hasard,  Eli  a  trouvé  la  feuille  volante  sur  la- 
quelle Arne  a  jeté  son  chant  de  départ  dans  un  moment  d'i'ivincible 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  23 


354  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tristesse.  Quelle  surprise  lorsqu'un  jour  il  entend  chanter  ces  stro- 
phes par  la  voix  de  celle  qu'il  aime  ! 

«  Il  alla  plus  loin  comme  s'il  allait  dans  Tinfini,  mais  plus  il  allait, 
plus  il  s'approchait  de  la  ferme  qu'habitait  Eli.  Le  brouillard  avait  dis- 
paru, le  ciel  se  voûtait  comme  une  arche  bleue  d'une  crête  de  rochers  à 
l'autre,  les  oiseaux  nageaient  dans  l'air  trempé  de  soleil  et  s'appelaient 
à  longs  cris,  des  millions  de  fleurs  riaient  dans  les  champs;  ici,  aucune 
cascade  mugissante  ne  menaçait  la  joie,  mais  tous  les  êtres,  ravis  de 
vivre,  se  mouvaient,  chantaient,  reluisaient,  jubilaient  vers  le  ciel  sans 
cesse  ni  repos. 

((  Arne  se  jeta  dans  l'herbe  sous  une  montagne,  regarda  vers  le  vil- 
lage et  se  détourna  pour  ne  pas  le  voir  plus  longtemps.  Alors  il  entendit 
au-dessus  de  lui  une  voix  claire  et  brillante  moduler  un  chant  comme 
il  n'en  avait  jamais  entendu.  Elle  résonnait  par-dessus  la  pelouse  entre 
les  gazouillemens  d'oiseaux,  et,  avant  qu'il  eût  reconnu  la  mélodie,  il 
savait  déjà  les  paroles,  car  cette  mélodie  lui  était  la  plus  chère,  et  ces 
paroles  il  les  avait  portées  en  lui-même  depuis  son  enfance  et  les  avait 
oubliées  le  jour  même  où  il  les  traça  sur  une  feuille.  Il  s'élança  en  sur- 
saut comm.e  pour  saisir  les  sons  de  la  voix  cristalline,  puis  il  resta  im- 
mobile pour  écouter,  car  la  première  strophe,  puis  la  seconde,  puis  la 
troisième  descendait  jusqu'à  lui. 

«  ...  Il  l'aperçut  enfin  à  travers  les  buissons.  Le  soleil  tombait  droit 
sur  la  jeune  fille.  Elle  était  assise  sur  le  versant  dans  son  corsage  noir 
sans  manches,  elle  avait  sur  la  tête  un  chapeau  de  paille  légèrement 
incliné,  et  sur  ses  genoux  un  livre  avec  une  foule  de  fleurs  des  champs; 
sa  m;iin  droite  plongeait  comme  en  rêve  dans  cette  luxuriante  végéta- 
tion. Son  bras  gauche  était  appuyé  sur  son  genou,  et  sa  tête  reposait  sur 
sa  main.  Elle  regardait  dans  la  direction  d'un  oiseau  qui  venait  de  s'en- 
voler. De  sa  vie,  Arne  n'avait  rien  vu  ni  rêvé  d'aussi  beau.  Le  soleil  je- 
tait tout  son  or  sur  elle  et  enveloppait  d'une  auréole  la  place  où  elle 
était  assise.  La  voix  vibrante  semblait  encore  onduler  dans  l'air,  quoi- 
qu'elle eût  expiré  depuis  longtemps.  Arne  pensait,  respirait  et  palpitait 
pour  ainsi  dire  dans  cette  mélodie.  D'étranges  pensées  lui  venaient, 
comme  si  ce  chant  dans  lequel  il  avait  exhalé  tout  son  désir,  oublié  par 
lui,  avait  été  retrouvé  par  elle. 

«...  Tout  à  coup  elle  se  leva,  secoua  les  fleurs  de  dessus  sa  robe,  et 
poussa  un  grand  cri  de  joie  qui  monta  haut  dans  les  airs  et  résonna 
jusqu'à  l'autre  rive  du  lac;  puis,  prenant  sa  course,  elle  disparut  entre 
les  arbres,  n 

Ainsi  Arne  entend  sa  pensée  intime  exprimée  pour  la  première 
fois  par  la  voix  de  la  jeune  fdle.  En  trouvant  le  secret  de  son  cœur, 


VN    POÈTE    NORVÉGIEN.  355 

elle  l'a  fixé  pour  toujours.  Il  suffit  qu'il  entende  cette  mélodie,  tant 
couvée  et  tant  cherchée,  s'élancer  vivante  et  douloureuse  d'une 
poitrine  de  vierge,  pour  étancher  la  soif  de  son  âme.  Vérité  profonde 
soas  forme  naïve  :  dans  ses  plus  ardentes  aspirations  vers  le  lointain 
et  l'inconnu,  l'homme  se  cherche  toujours  lui-même;  grand  ou  petit, 
il  cherche  ses  frères  à  travers  le  monde  et  veut  se  reconnaître  en 
des  âmes  sœurs.  Son  désir  partagé  est  près  d'être  assouvi,  sa  souf- 
france comprise  est  presque  une  félicité. 

Après  Arne,  si  sombre  et  si  renfermé,  Biœrnson  a  peint  Eivind,  le 
Joyeux  compagnon,  doué  d'une  gaîté  intrépide  et  d'un  rire  à  toute 
épreuve.  De  même  que  la  montagne  a  deux  côtés,  l'un  fantastique 
et  ténébreux,  qui  suggère  les  rêves,  les  tristesses,  les  désirs,  l'autre 
riant  et  clair,  qui  avive  et  pousse  à  l'action,  de  même  il  y  a  deux 
types  de  montagnards,  le  premier  pensif  et  rêveur,  l'autre  gai  et 
tout  en  dehors.  Moins  original,  ce  dernier  a  le  charme  d'un  bel  en- 
train, d'une  joie  saine  et  comme  d'un  souffle  vif  de  glacier  qui  vous 
vient  en  plein  visage  et  fouette  le  sang.  Plus  tard,  avec  la  Fille  du 
pêcheur,  l'auteur  s'est  lancé  dans  le  roman  et  s'est  posé  un  pro- 
blème hardi.  Une  enfant  de  la  côte,  fille  de  marin,  élevée  au  milieu 
de  matelots,  mais  douée  d'une  riche  nature,  s'élève  par  sa  volonté 
au  rang  de  grande  actrice  ayant  conscience  de  sa  dignité  et  de  sa 
mission.  Ce  démon  de  fille  cache  une  âme  fière  et  indomptable  sous 
le  caractère  chatoyant  et  fugace  d'une  ondine.  Impénétrable,  elle 
cache  son  dessein  à  tout  le  monde,  le  poursuit  avec  une  opiniâtreté 
toute  norvégienne  et  l'exécute  malgré  cent  obstacles.  La  partie  du 
récit  où  Pétra,  repoussée  de  sa  maison,  errante,  abandonnée,  est 
recueillie  dans  un  presbytère,  où  la  bonté,  la  beauté,  tout  le  monde 
moral  s'entr' ouvre  à  ses  yeux  éblouis,  est  d'une  psychologie  capti- 
vante. J'ajoute  que  ce  roman  contient  trop  de  hors-d'œuvre,  tandis 
que  les  phases  capitales  du  développement  de  l'héroïne  sont  brus- 
quées :  puis  le  ton  manque  d'unité;  en  quittant  sa  première  ma- 
nière, l'auteur  veut  prendre  le  ton  léger  du  romancier  mondain ,  il 
n'y  réussit  qu'à  moitié,  et  son  œuvre,  d'ailleurs  si  neuve,  y  perd 
beaucoup.  Le  grand  mérite  de  Biœrnson,  c'est  d'avoir  créé  la  pas- 
torale norvégienne.  En  cela,  il  a  doté  sa  patrie  et  la  littérature  euro- 
péenne d'un  genre  nouveau  qu'on  est  heureux  de  saluer.  Sans  doute 
il  manque  encore  de  plusieurs  qualités  pour  atteindre  l'harmonie  et 
la  clarté  qui  donnent  la  perfection.  Le  dialogue  a  tout  le  décousu 
de  la  conversation,  et  la  narration  s'égare  parfois  en  détails  obscurs 
et  surperflus;  en  un  mot,  ce  n'est  point  l'art  suprême  qu'on  admire 
dans  la  Petite  Fadetle  ou  dans  la  Mare  au  Diable.  Par  contre,  ces 
idylles  norvégiennes  ont  plus  de  saveur  et  de  vraie  poésie  que  les 
contes  villageois  d'Auerbach,  trop  souvent  entachés  de  morale  bour- 


356  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

geoise  et  de  prétention  philosophique.  Ici,  on  oublie  tout  système 
pour  se  laisser  transporter  clans  un  monde  écarté,  au  milieu  d'un 
peuple  naïf  et  vigoureux  qui  puise  dans  sa  vie  contemplative  une 
incontesta!)le  noblesse.  L'esprit  se  rafraîchit  et  s'élève  auprès  de 
ces  races  s'Iencieuses  qui  sont  pour  l'humanité  des  réservoirs  de 
force  et  de  jeunesse,  et  se  montrent  capables,  le  jour  venu,  des  plus 
surprenantes  éclosions. 

IV. 

Biœrnson  a  fait  plus  que  de  peindre  les  Norvégiens  d'aujourd'hui, 
sa  grande  ambition  a  été  de  créer  le  drame  national  de  son  pays  en 
remontant  à  la  source  du  génie  Scandinave.  Dans  cette  entreprise,  il 
a  sinon  réussi,  du  moins  l"rayé  des  voies  entièrement  nouvelles.  Ses 
prédécesseurs  dans  la  littérature  du  nord,  le  Danois  OEhlenschke- 
ger,  le  Suédois  Tegner,  avaient  bien  renouvelé  les  vieilles  traditions; 
mais,  im'ius  d'idées  étrangères,  ils  étaient  restés  comme  à  la  surface 
du  caractère  national.  L'esprit  original  et  primitif  d'un  peuple  n'est 
pas  chose  facile  à  connaître;  en  tout  pays,  les  églises  de  tout  genre 
et  le  nivellement  démocratique  ont  travaillé  à  l'effacer.  11  vit  pour- 
tant dans  ce  paysan,  dans  ce  fonctionnaire,  dans  ce  soldat,  dans  cet 
homme  en  habit  noir  d'aujourd'hui;  mais,  pour  deviner  cette  âme 
cachée,  il  faut  le  profond  coup  d'œil,  mieux  encore,  il  faut  en  sentir 
le  souffle  en  soi.  Notre  poète,  lui,  est  un  vrai  tempérament  Scandi- 
nave, mélange  d'énergie  virile  et  de  rêverie  sombre,  d'àpreté  sau- 
vage et  de  douceur  profonde.  Il  lui  a  été  donné  d'exprimer  vigou- 
reusement ce  vieux  caractère  national  qu'on  retrouve  dans  l'histoire 
du  nord  et  qui  persiste  dans  la  race.  Les  traditions  héroïques  de  la 
Norvège  l'attirèrent  de  bonne  heure.  «  Nous  songeons  toujours  en- 
core, di  -il,  à  la  vieille  nuit  des  sagas,  pleine  de  lueurs.  »  L'époque 
à  laquelle  l'imagination  de  Biœrnson  se  reporte  de  préférence  va 
du  XT®  au  \ui^  siècle;  c'est  le  temps  héroïque  de  la  Norvège,  où  le 
mythe  se  mêle  k  l'histoire.  Alors  vécurent  les  Harald  Harfager,  les 
Olaf,  les  H.ikon,  les  Sverre,  rois  guerriers  et  marins  dont  la  domi- 
nation s'étendait  jusqu'aux  Orcades,  à  l'Islande,  sur  toutes  les  mers 
du  nord.  Dans  les  guerres  civiles,  dans  les  expéditions  aventureuses, 
se  déployiient  à  l'aise  les  passions  encore  indomptées  de  cette  race. 

Le  prem'er  drame  de  Biœrnson  est  une  de  ces  tragédies  domes- 
tiques qui  abondaient  chez  les  iarls  d'alors.  Ilouldu  est  la  dernière 
survivante  d'une  famille  qui  fut  toujours  en  lutte  avec  celle  des 
Asiak.  U  I  jour,  on  rapporte  dans  sa  demeure  son  père  tué;  la  mère 
en  mourut,  pour  son  bonheur,  dit  sa  fille.  L'orpheline  Houlda  est 
menée  de  force  dans  la  demeure  des  Aslak  et  élevée  parmi  les  fils 


UN   POÈTE   NORVÉGIEN.  357 

de  la  maison.  Malheur  à  leur  race!  Elle  sera  comme  un  feu  allumé 
à  la  base  de  ce  tronc  et  en  consumera  les  branches  vertes.  Elle 
grandit,  solitaire  et  farouche,  dans  la  famille  ennemie.  «  Je  mar- 
chais au  milieu  de  ces  hommes  comme  dans  le  crépuscule  des 
forêts  gigantesques  dont  les  cimes  chuchotent  entre  elles  tandis 
qu'en  bas  règne  un  silence  de  mort.  J'errais  inquiète  parmi  les 
troncs  nus,  cherchant  une  issue  et  ne  la  trouvant  pas.  »  Les  femmes 
là  craignent  et  la  noircissent  à  l'envi.  «  La  folle  flamme  des  sens,  dit 
la  vieille  Hallgerde,  comme  une  lave  souterraine,  brûle  en  elle  et 
fait  pétiller  de  vo'upté  hardie  chaque  goutte  de  son  sang.  »  Cepen- 
dant les  fils  d'Aslak  sont  tous  épris  de  cette  fière  beauté  et  se  la 
disputent  brutalement.  Elle  les  hait  tous  à  mort,  mais  pour  se  dé- 
livrer de  leurs  obsessions  elle  épouse  le  plus  fort,  Gudleik.  Quelque 
temps  après,  elle  rencontre  Eiolf  Finson,  chef  des  armées  du  roi  de 
Norvège.  Alors  cette  âme  impétueuse  si  longtemps  comprimée  s'é- 
lance vers  lui,  toute  brûlante  dans  un  regard  qui  le  fixe  sur  place. 
«  Est-ce  notre  faute,  dit-elle  plus  tard,  qu'à  notre  premier  regard 
près  de  l'église,  là-bas,  nous  pâlîmes  violemment  tous  les  deux?  » 
Dès  cet  instant,  ils  s'appartiennent  sans  savoir  qui  a  séduit  l'autre,  et 
bientôt  sont  rivés  ensemble  par  toutes  les  ivresses  de  la  passion. 
Pendant  les  heures  d'attente,  elle  croit  le  voir  devant  elle  dans  la 
salle  sombre,  u  Tu  abaisses  puissamment  ton  regard  sur  moi.  Le 
front  que  je  couvrais  de  baisers  se  penche  vers  moi  plein  de  félicité 
et  de  bonheur,  et  tous  les  nuages  s'envolent  loin,  loin,  et  ma  poi- 
trine est  libre.  Je  te  vois,  Eiolf,  je  vois  tes  boucles  hardies  qui  rou- 
lent follement  entrelacées  sur  ta  nuque.  Je  vois  aussi  ton  bras,  ton 
fort  bras  de  héros;  souvent  il  porte  la  mort,  mais  pour  moi  il  n'a 
que  des  caresses  et  me  berce  doucement  !  »  Pourtant  elle  est  encore 
la  femme  de  Gudleik,  l'esclave  d'un  Aslak;  elle  excite  son  amant  à 
le  provoquer;  Eiolf  se  bat  avec  Gudleik  et  le  tue.  Ici  commence  la 
tragédie.  Eiolf  suivra-t-il  Houlda  dans  la  voie  sanglante  où^elle 
l'entraîne?  ira-t-il  s'exiler  avec  elle  en  Islande  après  avoir  exter- 
miné la  famille  ennemie?  La  passion  l'y  pousse,  mais  une  vague 
anxiété,  peut-être  aussi  la  gloire,  le  retiennent.  Ce  qui  le  trouble 
par-dessus  tout,  c'est  un  souvenir  d'enfance,  une  jeune  fille  de  la 
suite  de  la  reine  qui  semble  vouloir  l'arracher  à  sa  destinée.  Houlda 
s'en  doute.  «  Ton  regard  est  double,  dit-elle;  qui  le  rend  équi- 
voque? »  Mais  près  d'elle  il  retombe  sous  le  charme.  C'est  une  fas- 
cination mêlée  de  teireur  : 

«  Eiolf.  —  0  sombre  magicienne!  à  peine  te  vois-je,  aussitôt  le  châ- 
teau royal  s'enfonce  sous  terre  derrière  moi,  le  rocher  s'entr'ouvre, 
engloutissant  armes  et  flambeaux,  le  dernier  couple  de  danseurs  dis- 
paraît en  me  faisant  signe  de  la  main,  les  molles  harmonies  de  la  harpe 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  taisent,  les  dernières  voix  de  la  fête  ne  sont  plus  que  des  plaintes 
dans  la  nuit,  le  page  hardi  qui  présentait  la  coupe  d'hydromel  recule 
effaré!  Le  cercle  des  convives,  les  voix  tentatrices  des  femmes,  tout 
fuit,  tout  s'éteint.  Le  manteau  de  Tévêque  s'envole,  et,  Dieu  me  par- 
donne, avec  lui  toutes  ses  paroles.  Que  veux-tu,  femme?  Regarde,  je 
suis  là.  Que  veux-tu  de  plus?  Gudleik  a  déjà  disparu. 

a HouLDA.  — Écoute-moi,  mon  Eiolf,  ton  cœur  est-il  vraiment  pro- 
fond et  grand?  Dis!  ou  crois -tu  que  le  torrent  qui  gronde  entre  les 
roches  est  plus  profond  encore? 

«   ElOLF,    la  pressant  doucement.    TaiS-toi,  HOUlda  ! 

«  HouLDA.  —  Non,  non!  ton  cœur  est  plus  vaste  pourtant,  il  dépasse 
mes  plus  hautes  pensées,  il  est  si  profond  que  je  puis  m'y  abîmer.  Je 
serai  heureuse,  n'est-ce  pas? 

u  EiOLF.  —  Oui,  Houlda,  oui!  Que  vaudrait  mon  courage,  s'il  ne  pou- 
vait te  conquérir  une  vie  splendide? 

«  HouLDA,  l'enlaçant.  —  Je  te  crois  ct  me  cramponne  à  toi.  Pourvu  que 
Dieu  te  protège  devant  la  race  des  Aslak... 

«  Eiolf,  montrant  son  cœur.  —  Ils  n'out  pas  la  force  de  porter  la  mort 
jusqu'ici. 

«  Houlda.  —  Quand  je  jette  mes  bras  autour  de  toi,  je  les  défie,  je  les 
menace  ! 

«  Eiolf.  —  Notre  meilleure  défense,  c'est  mon  épée. 

«  Houlda.  —  Te  fies -tu  plus  à  elle  qu'à  moi?  Alors,  Eiolf,  tu  te 
trompes. 

«  Eiolf.  —  Étroitement  unis,  nous  pénétrerons  jusqu'au  bonheur! 

«  Houlda,  insinuante.  —  Le  bonheur  est  craintif,  il  faut  le  guetter  pour 
le  saisir. 

«  Eiolf,  doucement.  — Eh  bien!...  à  travers  les  ténèbres...  glissons-nous 
vers  lui. 

«  Houlda,  de  même.  —  Montre-moi  le  chemin,  et  sans  bruit  je  te  suivrai. 

((  Eiolf,  toujours  à  voix  basse.  —  Il  n'est  pas  loin,...  il  me  semble  que  je 
le  vois. 

«  Houlda.  —  Ton  regard  étincelle...  Sais-tu  qu'il  éblouit? 

<(  Eiolf.  —  La  nuit  couvre  la  retraite  où  dort  la  félicité. 

u  Houlda.  —  Ta  main  tremble...  Te  fait-elle  peur,  cette  félicité? 

((  Eiolf.  —  Si  sombre  est  sa  magie,  que  j'ose  à  peine  la  saisir. 

«  Houlda.  —  Courage!  je  la  vois  aussi. 

«  Eiolf,  violemment.  —  Toi  aussi?  (a  voix  basse.)  Eh  bien!  soit,  n'hésitons 
plus. 

«  Houlda.  —  Viens  donc! 

(c  Eiolf.  —  Oui,  viens! 

«  Houlda ,  élevant  subitement  la  voix.  —  Mou  chcmin  traverse  les  mers,  il 
mène  en  Islande. 

«  Eiolf,  reculant  effrayé.  —  En  Islande?  Gomment? 


UN   POÈTE   NORVÉGIEN.  359 

«  HouLDA.  —  Oui,  en  Islande!  Après-demain,  nous  hissons  les 

voiles.  Nos  désirs  les  gontleront,  et  rugisse  derrière  nous  la  tempête  des 
calomnies  et  craque  le  mât  dans  la  bourrasque;  sur  la  vague  voyage  la 
douce  espérance;  caressante,  elle  frappe  les  planches  du  navire  et  s'é- 
lance en  dansant  vers  la  terre  où  la  paix  nous  attend!  Le  jour  s'éva- 
nouira dans  les  airs  avec  la  côte  de  Norvège;  déjà  elle  est  là,  cette  paix, 
elle  brille  dans  le  ciel  bleu,  elle  chante  dans  nos  baisers,  elle  murmure 
dans  nos  rires.  Voici  les  montagnes  dont  la  tête  touche  les  nuages.  Nous 
crions  terre,  et  nos  joies  auront  une  patrie!  » 

Il  promet  de  la  suivre,  mais  au  fond  il  hésite.  Le  lendemain,  dans 
la  forêt  du  château  royal,  les  femmes  de  la  reine  mettent  malicieu- 
sement en  présence  Eiolf  et  Swanhilde.  La  causerie,  enjouée  d'a- 
bord, tourne  au  sérieux.  La  fraîcheur  matinale  de  cette  âme,  son 
amour,  son  dévoùment,  le  ressaisissent.  Il  croit  échapper  par  elle  à 
la  puissance  redoutable  qui  l'enveloppe.  Subjugué  finalement,  il  lui 
promet  de  la  retrouver  le  soir  à  la  danse  ;  mais  Houkia,  immobile 
et  cachée,  a  épié  l'entretien,  elle  voit  l'homme  auquel  elle  a  jeté  sa 
vie  en  pâture  la  trahir  et  lui  échapper,  la  nef  superbe  de  son  bon- 
heur chavire  sous  elle  comme  un  vaisseau  en  pleine  mer;  elle  jure 
de  ne  pas  s'engloutir  seule.  Elle  sait  que  la  nuit,  par  son  charme  se- 
cret, lui  ramènera  Eiolf  malgré  sa  promesse  donnée  à  l'autre.  En 
effet,  lorsqu'elle  éteint  son  flambeau,  il  entre  pâle  et  triste;  il  vient, 
non  pour  fuir  en  Islande,  mais  pour  l'adieu.  A  la  voix  de  Houlda,  la 
pensée  du  départ  revient  miroiter  devant  ses  yeux,  son  sang  de  roi 
de  mer  lui  bouillonne  dans  les  veines,  il  se  voit  avec  elle  sur  un  na- 
vire, là  où  les  Ilots  chantent  un  chant  de  fiançailles  seul  digne  de 
leur  amour;  mais  il  est  trop  tard,  —  le  voulût-il,  elle  ne  veut  plus, 
elle  a  vu  l'invincible  hésitation  qui  divise  son  âme  et  l'enferme  dans 
un  cercle  fatal.  «  Qu'il  est  digne  d'amour  et  digne  de  la  mort,  dit- 
elle,  et  dusses-tu  vivre  cent  ans,  jamais  tu  ne  comprendras  com- 
ment je  t'ai  aimé!  Ce  que  j'ai  pensé  aujourd'hui,  ce  que  j'ai  souf- 
fert, une  vie  entière  ne  suffirait  pas  à  l'expier.  C'est  pourquoi,  Eiolf, 
arrache-toi  de  moi,  si  tu  peux!  Dans  ta  forte  poitrine,  j'avais  vu 
quelque  chose  qui  pouvait  m'élever  haut,  haut...  je  ne  sais  pas  jus- 
qu'où !  Je  m'y  suis  attachée,  et,  par  le  ciel  sublime  !  jamais  personne 
n'a  tenu  plus  ferme.  Si  tu  ne  peux  plus  me  porter,  il  faut  tomber 
avec  moi,  je  t'entraîne  dans  l'abîme!  »  Elle  a  fait  cerner  la  maison 
de  bois  par  des  hommes  armés  en  leur  ordonnant  d'en  ceindre  la 
base  d'un  feu  de  charbons.  Le  palais  embrasé  s'effondre  sur  Houlda 
rayonnante  d'une  joie  sombre  et  sur  Eiolf,  fasciné  sous  sa  dernière 
étreinte.  Ainsi  finit  mainte  saga  islandaise. 

Voilà  le  premier,  peut-être  le  plus  remarquable  drame  du  poète. 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quelques  obscurités,  quelques  invraisemblances  ne  peuvent  affai- 
blir la  vigueur  du  tableau.  Ce  qu'il  y  a  de  beau  dans  cette  pièce, 
c'est  la  grandeur  tragique  de  l'héroïne.  En  elle,  le  fort  génie  Scandi- 
nave se  déchaîne  et  rompt  les  digues  comme  un  magnifique  torrent 
des  Alpes.  Houlda  a  du  sang  de  magicienne  et  de  walkyrie  dans  les 
veines,  sa  passion  concentrée  prend  naissance  au  plus  profond  de 
son  âme  et  fait  irruption  dans  la  furie  des  sens  par  explosions  vol- 
caniques. Ses  crimes  ne  sont  que  les  éclats  superbes  d'une  nature 
jmissante  qui  ne  souffre  point  d'obstacle.  Elle  s'est  précipitée  tout 
entière  dans  un  fier  amour  pour  un  homme  d'audace  héroïque  et  de 
désir  vaste  comme  elle;  avec  lui,  elle  irait  gaîment  sombrer  en  plein 
orage,  mais  une  fois  trahie,  et  en  cela  encore  elle  est  bien  Scandi- 
nave, sa  vengeance  est  implacable,  l'amour  pour  lequel  elle  meurt 
et  tue  ne  se  rallume  qu'à  la  flamme  du  bûcher. 

Un  mot  encore  des  autres  drames  de  Biœrnson.  Entre  les  batailles 
est  un  curieux  épisode  des  guerres  du  roi  Sverre,  plein  de  couleur 
locale,  où  ce  monarque  populaire  apparaît  en  conciliateur,  et  qui 
lance  le  lecteur  au  beau  milieu  de  l'enthousiasme  guerrier  de  l'épo- 
que. Le  roiSigurd  est  également  un  personnage  historique;  l'auteu 
en  a  fait  une  longue  trilogie  qui  offre,  comme  tous  ses  drames,  des 
j)assages  hors  ligne,  mais  il  n'y  a  dans  l'ensemble  ni  unité,  ni  en- 
chaînement. Le  héros,  en  se  repentant  à  la  fin,  devient  infidèle  à  son 
caractère.  En  général,  Biœrnson  a  beaucoup  à  gagner  pour  la  clarté 
de  l'exposition  et  la  logique  des  développemens.  En  ceci  comme  en 
beaucoup  de  choses.  Corneille,  Shakspeare  ou  Schiller  peuvent  lui 
servir  de  maîtres.  Sa  langue  sobre,  forte,  pleine  d'éclairs,  est  par- 
fois énigmatique  et  trouble;  mais  il  a  ce  qui  ne  s'acquiert  pas,  un 
tempérament  profond  et  puissant,  la  vigueur  et  le  jet  poétiques. 

Ce  tempérament,  je  l'ai  dit,  est  la  vraie  nature  Scandinave,  éner- 
gique, anguleuse,  au  fond  riche  et  passionnée,  qui,  au  milieu  de 
ses  rudesses,  se  montre  tout  k  coup  émue  et  comme  captive  d'un 
sentiment  tendre;  pareille  aux  génies  des  eaux  dans  les  ballades,  elle 
ne  résiste  pas  à  la  musique,  devient  humble  et  douce  à  ses  accens. 
Ardent  patriote,  grand  partisan  du  scandinavisme,  Biœrnson  a  le 
culte  de  la  Norvège.  Il  la  compare  quelque  part  à  une  aïeule  qui 
prend  ses  enfans  sur  ses  genoux,  les  berce  de  légendes  et  les  mène 
aux  tombeaux  des  héros  ;  puis  la  vision  grandit  et  devient  une  di- 
vinité qui  s'élève  sur  les  montagnes,  et  dont  le  manteau,  d'une  clarté 
lunaire,  flotte  jusqu'au  pôle.  «  Alors  s'apaise  la  flamme  de  l'en- 
thousiasme; vénérable,  elle  nous  baptise  de  son  esprit,  les  hauts 
glaciers  se  colorent  et  flamboient  rouges.  Cette  llamme  sacrée  nous 
dit  :  Soyez  fidèles  jusqu'à  la  mort.  »  C'est  cette  divinité  qui  l'inspira 
lo  jour  où  il  composa  son  Chant  du  Wîking  (roi  de  mer),  où  l'an- 


UN    POÈTE    xNORVKGlEN.  361 

tique  génie  norvégien  reparaît  tout  entier.  Il  faut  être  un  enfant  de 
la  mer  pour  en  parler  ainsi  : 

«  C'est  vers  la  mer  que  s'élance  ma  pensée,  là-bas  où  elle  roule  tran- 
quille et  grande.  Avec  la  violence  de  rochers  qui  tombent,  elle  voyage 
éternellement  au-devant  d'elle-même.  Splendide,  le  ciel  se  penche  sur 
l'horizon.  La  mer  appelle  la  terre  et  l'assaille  sans  trêve  et  ne  recule 
pas.  Dans  la  nuit  d'été,  dans  la  tempête  d'hiver,  elle  charrie  en  gémis- 
sant le  même  désir. 

((  Sous  le  regard  de  la  pleine  lune  s'éveille  l'ouragan,  la  nuée  s'ef- 
fondre, et  tombe  l'eau  torrentielle,  la  mince  langue  de  terre  est  enlevée, 
et  les  plus  solides  rochers  s'émiettent  pendant  que  la  mer  roule  vers 
l'éternité.  Ce  qu'elle  engloutit  suivra  les  routes  ténébreuses  de  l'abîme, 
ce  qui  s'enfonce  ne  remontera  plus.  Aucun  messager  ne  vient,  on  n'en- 
tend pas  un  cri.  Ce  que  murmure  la  mer,  nul  ne  le  comprend. 

((  0  mer!  ta  grande  et  lourde  tristesse  me  pénètre,  elle  pèse  sur  mes 
espérances  fatiguées,  et  comme  tes  oiseaux  voyageurs  s'envolent  mes 
désirs  anxieux.  Que  ta  froide  haleine  rafraîchisse  ma  poitrine!  La  mort 
nous  suit  sûrement,  elle  guette  sa  proie,  mais  en  attendant  jetons  har- 
diment les  dés  de  la  vie!  Ouvre  tes  abîmes,  mer  avide,  tu  ne  m'auras 
pas  de  longtemps!  Dresse  comme  des  tours  tes  vagues  crénelées,  je  les 
brave!  Remplis  seulement  ma  grande  voile,  ô  mer  mugissante,  de  tes 
ouragans  de  mort,  d'autant  plus  vite  la  fureur  de  ta  vague  portera  ma 
nef  flottante  vers  les  grands  fleuves  paisibles  et  endormis  ! 

«  Pourquoi  suis-je  debout  solitaire  au  gouvernail?  Je  suis  abandonné 
de  tous,  oublié  de  la  mort,  quand  une  voile  étrangère  de  loin  me  fait  signe 
et  que  d'autres  navires  se  glissent  dans  la  nuit!  J'observe  les  profonds 
tourbillons,  j'entends  soupirer  le  cœur  de  la  mer  lorsqu'elle  reprend 
haleine,  j'entends  les  coups  des  vagues  contre  les  poutres,  passe-temps 
de  ma  muette  tristesse.  Alors  lentement  s'enfle  et  déborde  mon  désir  et 
je  sens  en  moi,  profondes  comme  la  mer,  tes  douleurs,  ô  nature  uni- 
verselle! La  froideur  de  la  nuit  et  les  frissons  de  la  fièvre  préparent 
l'âme  au  royaume  de  la  mort! 

«  Puis  vient  le  jour,  et  sur  d'immenses  arches  de  lumière  le  cœur 
s'élance  vers  l'azur.  Le  navire  hennit  comme  un  cheval  de  mer,  se  cou- 
che sur  le  flanc  et  rase  voluptueusement  la  vague  glacée.  Le  mousse 
grimpe  en  chantant  le  long  du  mât  et  déroule  au  vent  la  voile  qui  se 
gonfle  de  joie.  Les  pensées  se  chassent  comme  des  oiseaux  inquiets  au- 
tour du  mât  et  des  vergues  sans  pouvoir  se  poser.  Oui ,  vers  la  mer, 
lai^ez-moi  que  je  parle!  Ah!  laissez-moi  voguer  et  tomber  en  voguant! 

u  On  m'ensevelira  dans  un  lin  mouillé,  là  où  un  éternel  silence  me 
recouvrira,  tandis  que  la  vague  qui  se  gonfle  et  se  regonfle  sans  cesse 
roulera  mon  nom  vers  la  plage  dans  les  grandes  nuits  magnifiques  où  la 
lune  argenté  la  surface  de  l'Océan.  » 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  vérité,  ce  chant  peut  se  comparer  aux  fameuses  strophes  à  la 
mer  qui  terminent  si  magnifiquement  le  quatrième  chant  de  Child 
Harold;  mais  tandis  que  nous  trouvons  là-bas  le  ciel  lumineux  et  la 
robe  d'azur  de  la  Méditerranée,  nous  entendons  gronder  ici  l'Océan 
sans  limites,  et  la  désolation  des  mers  polaires  vient  peser  sur  nous. 
Cependant,  pour  être  à  la  hauteur  de  lord  Byron,  il  manque  à  ce 
roi  de  mer  qui  parle  par  la  bouche  d'un  de  ses  rejetons  la  large 
idée,  l'ardent  sentiment  de  l'humanité  qui  débordait  de  ce  grand 
cœur  révolté,  ce  cœur  qui ,  comme  dit  Alfred  de  Musset, 

Sur  terre  autour  de  lui  cherchait  pour  qui  mourir. 

Par  Là,  j'exprime  ce  qui  manque  encore  à  la  poésie  Scandinave, 
c'est  l'esprit  cosmopolite.  Je  disais  au  début  de  cette  étude  que  ce 
qui  caractérise  les  renaissances  littéraires  au  xix^  siècle,  c'est  le  ré- 
veil du  génie  des  races.  Il  est  à  prévoir  et  à  souhaiter  que  le  ca- 
ractère des  littératures  européennes,  telles  qu'elles  se  constitueront 
à  l'avenir,  conservera,  renforcera  cet  esprit,  mais  en  y  joignant 
l'esprit  cosmopolite.  Pour  être  original,  il  faut  être  de  sa  nation; 
pour  être  large,  il  faut  être  humain.  Le  progrès  des  peuples  ne  sau- 
rait consister  dans  l'efTacement  des  races  sous  un  nivellement  uni- 
versel, la  barbarie  serait  préférable  à  cet  aplatissement,  mais  dans 
le  développement  varié  des  races  au  contact  les  unes  des  autres. 
Aussi  le  véritable  esprit  cosmopolite,  loin  d'être  la  négation  de  l'in- 
dividu et  de  la  race,  n'en  est-il  que  l'épanouissement,  l'élargisse- 
ment graduel.  Les  peuples  Scandinaves  ont  retrouvé  leur  génie 
propre,  c'est  beaucoup,  mais  ce  n'est  pas  assez;  ce  qui  leur  manque 
encore,  c'est  la  culture  philosophique,  les  vastes  horizons  de  l'his- 
toire, et  ce  qu'on  peut  nommer  le  grand  courant  indo-européen. 
Leurs  aïeux  les  Northmans ,  ces  hardis  écumeurs  de  mer,  sur  leurs 
navires  qu'ils  disaient  vivans,  cinglaient  toujours  vers  le  sud,  et 
parfois  y  trouvaient  des  royaumes.  Leurs  descendans  ont  encore 
dans  le  domaine  intellectuel  de  l'Europe  plus  d'une  conquête  à 
faire;  qu'ils  cherchent,  ils  trouveront.  C'est  sur  ce  souhait  que 
j'aime  à  les  quitter. 

Edouard  Schuré. 


LA 


MORTALITÉ  DES  NOUVEAUNÉS 


ET 


L'INDUSTRIE  DES  NOURRICES  EN  FRANCE 


1.  Bulletin  de  l'Académie  impériale  de  médecine  (MM.  Husson,  Fauvel,  Boudet,  Blot,  Chauf- 
fard).—  II.  De  la  Mortalité  des  nourrissons  en  France,  par  M.  le  D'  Brochard.  —  III.  L'In- 
dustrie des  nourrices,  par  M.  le  D'  Du  Mesnil. 


Depuis  longtemps  déjà,  l'excessive  mortalité  qui,  dans  certaines 
parties  de  la  France,  pèse  si  lourdement  sur  les  enfans  du  premier 
âge  préoccupait  vivement  les  médecins  et  les  économistes.  Les 
tristes  révélations  de  la  cour  d'assises,  les  faits  si  nombreux  et  si 
importans  consignés  dans  les  publications  des  docteurs  Brochard  et 
Monot  (de  Montsauche),  les  discussions  qui  depuis  quatre  ans  se 
continuent  à  l'Académie  de  médecine,  ont  montré  toute  l'étendue 
du  mal  et  ont  permis  d'en  apprécier  les  véritables  causes.  Malheu- 
reusement le  doute  et  l'incertitude  subsistent  quand  il  s'agit  d'in- 
diquer le  remède.  Quelques  mots  échangés  à  la  tribune  du  corps 
législatif,  dans  la  séance  du  5  février,  entre  MM.  de  Dalmas,  Jules 
Smion  et  le  ministre  de  l'intérieur,  nous  font  prévoir,  et  nous  pou- 
vons dire ,  nous  font  espérer  de  prochains  et  solennels  débats  qui 
produiront,  quoi  qu'il  arrive,  un  résultat  utile  en  appelant  sur  ce 
point  l'attention  du  pays  tout  entier. 

Il  est  en  effet  des  questions  que  ne  peuvent  résoudre  ni  les  in- 
vestigations du  savant  ni  les  enseignemens  de  la  science,  des  abus 
que  ne  peuvent  empêcher  ni  la  prévoyance  du  législateur  ni  les 
prescriptions  de  la  loi,  des  fraudes  et  même  des  crimes  que  la  vi- 


36Ù  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gilance  de  l'autorité  est  impuissante  à  réprimer.  Pour  que  le  mal 
soit  prévenu,  pour  que  le  bien  soit  réalisé,  il  faut  que  chacun  com- 
prenne à  quel  point  il  est  lui-même  intéressé  à  ce  que  le  but  indi- 
cfué  par  la  science,  prescrit  par  la  loi,  poursuivi  par  l'administra- 
tion, soit  facilement  et  complètement  atteint,  et  un  pareil  résultat 
ne  saurait  être  obtenu  qu'en  faisant  connaître  à  tous  la  vérité, 
quelque  triste  qu'elle  puisse  être. 

Diminuer  la  mortalité  des  nouveau-nés  est  un  problème  dont  la 
solution  doit  préoccuper  chacun  de  nous  comme  homme  et  comme 
citoyen.  Tous  nous  pouvons  .être  douloureusement  frappés,  soit  di- 
rectement, soit  dans  nos  proches,  par  le  deuil  que  la  mort  d'un 
enfant  répand  sur  une  famille;  tous  nous  sommes  intéressés  à  ce 
que  la  nation  soit  puissante  et  glorieuse.  Si  la  prospérité  maté- 
rielle, si  la  puissance  réelle  d'un  peuple,  dépendent  du  nombre  de 
bras  qu'il  peut  mettre  au  travail  et  de  l'intelligence  qui  les  di- 
rige, si  sa  force  militaire  dépend  du  nombre  d'hommes  qu'il  peut 
mettre  sous  les  armes,  la  situation  de  notre  pays  est  digne  de  toutes 
nos  préoccupations.  Déjà  nous  l'avons  montré  (1),  notre  puissance 
relative,  basée  sur  le  chiffre  de  notre  population,  va  en  s'aflaiblis- 
sant  depuis  l'ère  des  grandes  armées  permanentes.  No're  popula- 
tion s'accroît  avec  une  lenteur  fatale;  celle  des  grands  états  voisins 
augmente  avec  une  rapidité  consolante  pour  l'humanité,  inquié- 
tante pour  l'avenir  de  notre  pays.  L'Angleterre  double  sa  population 
en  52  ans,  la  Prusse  en  54,  alors  que  ce  doublement  ne  s'effectue 
pour  la  France  qu'en  198  années.  Cette  faible  progression  tient  à 
une  diminution  de  plus  en  plus  grande,  non  dans  le  chiffre  absolu, 
mais  dans  le  chiffre  proportionnel  des  naissances.  Que  serait-ce  si 
à  cette  cause  puissante  d'affaiblissement  nous  laissions  encore  s'a- 
jouter l'excessive  mortalité  d'enfans  déjà  trop  peu  nombreux!  Con- 
stater la  réalité  et  l'étendue  du  mal,  en  rechercher  les  causes,  et, 
si  nous  le  pouvons,  indiquer  les  remèdes,  tel  est  le  but  que  nous 
nous  proposons. 

I. 

Dans  la  première  année  de  sa  vie  et  surtout  dans  ses  premiers 
jours,  l'enfant  est  exposé  à  des  périls  que  sa  faiblesse  rend  redou- 
tables. Le  froid  qui  glace  ses  membres,  et  contre  lequel  il  n'est  trop 
souvent  que  fort  insuffisamment  protégé,  une  indisposition  légère, 
le  seul  oubli  de  quelques  précautions  hygiéniquL\s,  sont  pour  lui  des 
causes  de  maladie  et  de  mort.  Incapables  de  supporter  des  alimens 
solides,  ses  organes  digestifs  exigent  une  nourriture  spéciale,  et  si 

(1)  Voyez  la  lievue  d\i  Vo  mai  1807. 


LA  MORTALITE  DES  ENFANS.  365 

sa  mère  ne  peut  ou  ne  veut  le  nourrii-,  l'allaitement  mercenaire,  et 
plus  encore  l'allaitement  artificiel,  presque  toujours  mal  dirigé,  lui 
suscitent  de  nouveaux  dangers  qu'augmentent  dans  de  formidables 
|)roportioiis  l'ignorance  et  la  misère.  11  ne  faut  donc  pas  s'étonner 
que  la  mortalité  du  nouveau-né  ou  de  l'enûint  dans  sa  j)reniière 
rnnée  soit  partout  et  toujours  considérable.  Si,  pour  en  détermi- 
ner l'étendue,  nous  recherchons,  à  l'aide  de  documens  publiés  par 
le  ministère  de  l'agriculture  et  du  commerce,  quelle  a  été  pour  la 
France  la  mortalité  des  enfans  depuis  leur  naissance  jusqu'à  un 
an,  en  comparant  le  chiffre  des  décès  au  chiffre  des  naissances,  dé- 
duction faite  des  mort-nés,  nous  voyons  que  cette  mortalité  est 
loin  de  diminuer.  De  iSliO  à  185/t,  elle  était  en  moyenne  de  16  pour 
100;  elle  monte,  de  1855  à  186/i,  à  18  pour  100;  elle  s'élève  à 
19  pour  JOO  en  1865;  il  meurt  donc  en  France,  depuis  leur  nais- 
sance jusqu'à  un  an,  à  peu  près  1  enfant  sur  5. 

Que  se  passe-t-il  à  cet  égard  dans  les  autres  pays  de  l'Europe 
d'après  les  relevés  officiels  publiés  par  les  gouvernemens?  L'An- 
gleterre serait  la  mieux  partagée  sous  ce  rapport,  puisque  sur 
100  enfans  de  moins  d'un  an  il  n'eu  périrait  que  lli.  Malheureuse- 
ment nous  ne  pouvons  accepter  qu'avec  une  grande  réserve  les  don- 
nées des  statistiques  anglaises  pour  ce  qui  concerne  le  ch  ffre  des 
naissances  et  celui  des  décès  des  jeunes  enfans.  L'état  civil  est  confié 
au  clergé,  et  par  cela  seul  il  est,  entaché  d'incertitude;  de  plus,  les 
enfans  morts  avant  leur  cinquième  jour  sont,  pour  des  raisons  que 
nous  ne  pouvons  développer  ici,  considérés  comme  mort-nés,  tandis 
qu'en  France,  l'inscription  à  l'état  civil  étant  obligatoire  avant  le 
troisième  jour,  un  grand  nombre  des  mort-nés  d'Angle  erre  comp- 
teraient parmi  les  enfans  décédés  de  la  naissance  à  un  an. 

Pour  les  autres  pays,  les  chiffres  conservent  leur  valeur.  Ainsi,  sur 
100  enfans  venus  au  monde  vivans,  il  en  meurt  avant  l'expiration 
du  douzième  mois  :  en  Belgique  15,  en  Hollande  19,  en  Pjusse  20, 
en  Autriche  25,  en  Bavière  30,  c'est-à-dire,  pour  ce  dernier  pays, 
près  de  1  enfant  sur  3  (1). 

(I)  Morfnlité  des  enfans  au-dessous  d'un  an. 

France 1840-1844  4,850,010  naissances      772,381  décès 

1845-1840  4,776,258  —  7G7,S'^7  — 

1850-1854  4,75l),898  —  761,476  — 

1855-1859  4,78-2,400  —  878,144  — 

1800-1864  4,975,704  —  854,8:i7  — 

1865  1,005,753  —  192,135  — 

Angleterre 1838-1854  9,718,880  —  1,452,902  — 

Belgique 1841-1800  2,670,878  —  408,2-28  — 

Pays-Bas 1850-1859  1,075,979  —  210,112  — 

Prusse 1859-1861  2,108,027  —  426,Ni4  — 

Autrirho 1851-1857  9,220,665  —  2,34^8.9  — 

Bavière 1835-18G0  3,787,120  —  l,14i,827  — 


366  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

A  quelles  causes  peut-on  attribuer  d'aussi  notables  différences? 
Il  est  difficile  de  se  prononcer  sur  ce  point  avec  quelque  certitude; 
il  faut  dire  cependant  qu'en  Angleterre,  où  la  mortalité  est  à  coup 
sûr  peu  élevée,  la  plupart  des  mères  (et  l'exemple  part  de  haut) 
allaitent  elles-mêmes  leurs  enfans,  ou,  lorsqu'elles  ne  peuvent  le 
faire  d'une  manière  complète,  s'aident  du  biberon,  mais  ne  se  sé- 
parent de  leurs  nouveau-nés  que  dans  des  circonstances  tout  à  fait 
exceptionnelles.  En  Belgique,  comme  dans  la  Grande-Bretagne,  l'al- 
laitement par  la  mère  est  en  légitime  honneur,  et  si  les  femmes 
de  la  classe  aisée  nourrissent  elles-mêmes  leurs  enfans  moins  sou- 
vent qu'en  Angleterre,  ceux-ci  sont  confiés  à  des  nourrices  qui 
ne  quittent  pas  ou  ne  quittent  que  très  rarement  la  demeure  ma- 
ternelle. Ce  que  nous  disons  pour  la  Belgique,  nous  pouvons  le 
répéter  pour  la  Prusse,  avec  cette  différence  que  l'allaitement  arti- 
ficiel y  est  un  peu  plus  employé,  surtout  par  les  mères  qui  habi- 
tent les  grandes  villes,  et  qui  par  cela  même  d'une  santé  peu  ro- 
buste sont  moins  fréquemment  aptes  à  l'allaitement  naturel.  En 
Bavière,  où  la  mortalité  atteint  son  maximum,  les  mères,  tout  en 
conservant  leur  enfant  auprès  d'elles,  le  confient  trop  souvent  à 
une  femme  nourricière  [Kost-Frau)  qui  emploie,  pour  tromper  la 
faim  et  calmer  les  cris  de  son  pensionnaire,  un  petit  nouet  de  linge 
rempli  d'un  mélange  de  pain,  de  lait  et  de  sucre,  mode  d'alimenta- 
tion des  plus  défectueux. 

Les  chiffres  que  nous  venons  de  produire  montrent  que,  si  la 
France  est  un  peu  moins  favorisée  que  la  Belgique,  elle  est  loin 
d'être  dans  une  situation  fâcheuse  relativement  aux  autres  états  de 
l'Europe,  et  ce  n'est  pas  à  la  mortalité  excessive  des  nouveau-nés 
qu'il  faut  attribuer  le  faible  accroissement  de  la  population  fran- 
çaise. En  dehors  du  malthusianisme,  une  autre  cause  contribue 
gravement  à  la  diminution  du  nombre  des  naissances  :  c'est  la 
conscription,  qui  retarde  l'époque  du  mariage,  qui  affaiblit  la  race 
en  ne  laissant  pour  la  perpétuer  que  les  hommes  entachés  de  quel- 
que infirmité  ou  de  quelque  vice  de  conformation. 

De  ce  que  la  mortalité  des  jeunes  enfans  est  moins  élevée  en 
France  que  dans  la  plupart  des  pays  de  l'Europe,  cela  ne  veut  pas 
dire  qu'elle  ne  puisse  être  diminuée,  et  il  ne  s'ensuit  pas  fatale- 
ment que  nous  devions  nous  résigner  à  perdre  un  sixième  de  nos 
nouveau-nés;  mais  il  faut  se  garder  ici  des  illusions  et  des  exagéra- 
tions qui  compromettent  les  meilleures  et  les  plus  justes  causes. 
Dire,  comme  un  orateur  l'a  proclamé  à  la  tribune  de  l'académie, 
que  «  120,656  enfans  sont  victimes  chaque  année  des  procédés 
barbares  qui  sont  mis  en  pratique  dans  notre  pays  pour  élever  les 
enfans  du  premier  âge,  »  c'est  croire  possible  et  réalisable  que 
la  mort  n'atteigne  pas  plus  de  1  enfant  sur  20,  tandis  qu'elle  en 


LA  MORTALITE  DES  ENFANS.  367 

frappe  aujourd'hui  1  sur  5  ;  c'est  demander  plus  qu'on  ne  pourra 
jamais  obtenir;  c'est  juger  la  question  avec  le  cœur  et  oublier  la 
triste  réalité  des  faits,  les  douloureux  enseignemens  de  la  science. 
L'égalité  devant  la  mort  n'existe  pas  plus  que  l'égalité  devant  l'in- 
telligence et  la  fortune;  qui  oserait  espérer  voir,  même  dans  une 
société  idéale,  la  majorité  des  hommes  arriver  à  la  longévité  du 
centenaire?  Des  causes  multiples,  dont  les  principales  ne  pourraient 
disparaître  que  si  l'on  créait  un  nouveau  monde  social  tout  diffé- 
rent du  nôti-e,  maintiennent  fatalement  la  mortalité  infantile  à  un 
degré  assez  élevé.  Les  plus  importantes  sont  la  faiblesse  native, 
le  défaut  de  soins,  l'insuffisance  ou  la  mauvaise  qualité  de  la  nour- 
riture. 

Les  différences  si  grandes  que  nous  remarquons  dans  la  taille,  la 
constitution,  le  tempérament,  la  santé  des  hommes  arrivés  à  l'âge 
adulte,  différences  qui  sont  dans  une  assez  large  mesure  le  résultat 
des  conditions  sociales  au  milieu  desquelles  ils  ont  vécu  dans  leur 
jeunesse,  nous  les  trouvons  chez  l'enfant  au  moment  de  la  nais- 
sance. L'un  est  vigoureux,  bien  musclé,  ses  petits  membres  potelés 
annoncent  déjà  la  force,  ses  joues  roses,  pleines,  rebondies,  respi- 
rent la  santé;  l'autre  est  faible,  chétif,  ses  membres  sont  grêles,  sa 
figure  ridée  ressemble  à  celle  d'un  vieillard,  son  être  tout  entier 
respire  la  misère.  Il  semble  né  pour  mourir  et  trop  souvent  il  meurt, 
alors  que,  dans  le  même  milieu,  dans  les  mêmes  conditions  exté- 
rieures défavorables,  le  premier  enfant,  bien  qu'affaibli,  eût  résisté 
et  fût  sorti  victorieux  de  la  lutte.  L'un  est  l'enfant  d'une  femme 
riche  de  fortune  et  de  santé,  l'autre  est  l'enfant  d'une  malheureuse 
épuisée  par  le  chagrin,  par  les  privations  et  souvent  par  les  mala- 
dies. Un  fait  important  rendra  évidente  cette  influence  de  l'état 
moral  et  physique  de  la  mère  sur  la  résistance  vitale  du  nouveau- 
né  dès  son  premier  jour. 

Dans  cette  période  de  neuf  mois  qui  précède  la  naissance,  l'en- 
fant légitime  et  l'enfant  naturel  se  trouvent  en  général  dans  des 
conditions  bien  différentes.  Aux  douleurs  morales  —  qu'éprouve  la 
fiUe-mère  lorsqu'elle  acquiert  la  certitude  de  sa  maternité  —  se  joi- 
gnent presque  toujours  les  privations  et  la  misère.  Si  elle  est  ou- 
vrière, trop  souvent  le  travail  lui  est  refusé;  si  elle  est  domestique, 
on  la  chasse;  ses  ressources  s'épuisent,  sa  santé  s'altère,  et  elle 
trouve  à  peine  de  quoi  se  nourrir,  alors  qu'elle  doit,  aux  dépens 
d'elle-même,  noumr  l'enfant  qu'elle  porte  dans  son  sein.  La  femme 
mariée,  loin  de  chercher  à  cacher  sa  grossesse  par  des  artifices  de 
toilette  nuisibles  à  l'enfant,  prend  de  bonne  heure  les  précautions 
qu'exige  son  état.  La  fatigue  lui  est  épargnée,  pour  elle  on  redouble 
de  soins  et  d'attentions;  aussi  devons-nous  nous  attendre  à  rencon- 
trer parmi  les  naissances  légitimes  un  moins  grand  nombre  d'enfans 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mort-nés  que  parmi  les  naissances  naturelles.  C'est  en  effet  ce  qui 
existe,  et  nous  allons  voir  que  la  proportion  des  enfans  mort-nés 
ou  succombant  dans  les  deux  ou  trois  premiers  jours,  proportion 
qui  représente  la  gravité  et  la  fréquence  de  la  faiblesse  native,  est 
très  différente  partout,  suivant  qu'il  s'agit  des  enfans  légitimes  ou 
des  enfans  naturels. 

De  1861  à  'J865,  sur  100  naissances  légitimes,  il  y  eut  en  Auiriche 
1  enfant  mort-né;  en  Suède,  en  Bavière,  en  Norvège,  3;  en  Dane- 
mark, en  Prusse,  en  France,  en  Belgique,  4;  en  Hollande,  5  (J). 
Pendant  la  même  période,  sur  100  naissances  illégitimes,  il  y  a  eu 
en  Bavière  et  en  Autriche  3  morts-nés,  en  Suède  h,  en  Danemark  h, 
en  Prusse,  en  Norvège,  en  Belgique  6,  en  France  8,  en  Hollande  9. 
La  différence,  pour  un  même  pays,  est  toujours  très  marquée  et 
parfois  elle  est  considérable,  car  en  France  et  en  Autriche  la  pro- 
portion des  mort-nés  est  double  pour  les  enfans  venus  hors  mariage 
de  ce  qu'elle  est  pour  les  enfans  légitimes.  La  Bavière  seule  fait 
exception  :  là  au  contraire  la  parité  existe;  mais  il  ne  faut  pas  ou- 
blier que  les  conditions  de  fortune  exigées  pour  les  mariages  en 
diminuent  le  nombre  à  un  tel  point  que  le  quart  des  enfans  sont 
illégitimes,  et  il  en  résulte  nécessairement  pour  les  femmes  vivant 
maritalement  une  situation  qui  est  toute  différente,  au  point  de  vue 
des  conséquences  physiques,  de  celle  des  filles -mères  dans  les 
autres  pays. 

Les  effets  produits  par  la  faiblesse  native,  effets  qui  se  traduisent, 
lorsqu'ils  sont  au  maximum,  par  une  impossibilité  pour  l'enfant 
de  résister  aux  influences  du  monde  extérieur,  c'est-à-dire  par  la 
maladie  et  par  la  mort,  n'atteignent  pas  toujours  un  aussi  haut 
degré  de  gravité.  Lorsqu'ils  sont  moins  marqués,  l'enfant  peut  vivre; 
mais  il  est  évident  que  celui  qui  est  faible,  chétif,  malade  avant  de 
naître,  demande  à  être  entouré  de  plus  de  précautions,  exige  plus 
de  soins  que  l'enfant  robuste,  plein  de  vie  et  de  santé.  Malheureu- 
sement c'est  à  ceux-là  même  qui  en  ont  le  plus  besoin  que  les  con- 

(1)  1861-1865  (moyenne). 

ENFANS    LÉGITIMES.  ENFAr<S    NATURELS. 

nés  vivans.  mort-nés.  nés  vivans.  mort-nés. 

Suède 120,361                     3,808  12,195  601 

Norv(^gc.    .    .   .  48,416  1,921  4,132  238 

Danemark.   .    .  46,058  1,885  5,597  293 

France 928,034  39,506  7(i,00O  6,291 

Belgique.  .    .   .  141,174                      6,599  10,942  757 

Hollande.  .   .   .  116,591                     6,180  4,768  460 

Prusse 669,695  28,048  60,483  3,049 

Bavière 134,289                     4,4A5  39,389  1,371 

Autriche.   .  .   .  639,938  12,059  110,4j4  3,900 


LA  MORÏALFTE  DES  ENFANS.  369 

ditions  indispensables  font  le  plus  souvent  défaut.  La  fille-mère 
repoussée  par  tous,  sans  travail,  sans  ressources,  parfois  sans  asile, 
peut  à  peine  se  nourrir  et  n'offre  à  son  enfant  qu'un  sein  tari  par 
les  privations.  Si  elle  conserve  auprès  d'elle  son  nouveau-né,  il 
souffre  et  souvent  meurt  avec  elle;  si,  dans  l'espoir  de  se  sauver 
par  le  travail  en  gagnant  pour  son  enfant  le  prix  du  lait  qu'elle  n'a 
pas,  elle  le  met  en  nourrice,  elle  ne  peut,  faute  d'argent,  le  confier 
qu'à  une  de  ces  détestables  industrielles  dont  le  toit  de  chaume 
n'est  trop  souvent  que  l'antichambre  de  la  mort.  Si,  plus  malheu- 
reuse encore,  elle  l'abandonne  à  la  charité  publique,  sa  vie  alors 
est  dans  un  ext.ème  péril,  car  la  mort  l'attend  presqu'à  coup, sûr 
au  seuil  de  ces  tombeaux  qu'on  appelle  les  hospices  d'enfans  trou- 
vés. On  ne  saurait  donc  s'étonner  que  la  mortalité  des  enfans  na- 
turels, de  la  naissance  à  un  an,  soit  partout  supérieure  à  celle  des 
enfans  légitimes  du  même  âge. 

D'après  les  statistiques  publiées  par  le  ministère  de  l'agriculture 
et  du  commerce  pour  les  huit  années  1858-1865,  sur  100  enfans 
légitimes  âgés  de  moins  d'un  an,  il  en  est  mort  16;  sur  100  enfans 
naturels,  il  en  est  mort  32,  c'est-à-dire  le  double.  Si  pour  les  autres 
états  de  l'Europe  aucun  document  ne  nous  permet  d'établir  avec 
quelque  rigueur  la  même  comparaison,  nous  pouvons  du  moins  re- 
marquer que  les  pays  où  il  y  a  le  plus  grand  nombre  relatif  d'en- 
fans naturels  sont  aussi  ceux  où  la  mortalité  des  enfans  à  la  ma- 
melle est  le  plus  élevée.  Ainsi,  pour  1  enfant  naturel,  la  Bavière 
compte  à  peine  h  enfans  légitimes,  l'Autriche  et  la  Prusse  en  comp- 
tent 10,  la  Belgique  en  compte  11,  la  France  12,  la  Holla  ide  22,  et 
l'on  retrouve  à  peu  près  le  même  ordre,  si  l'on  classe  ces  pays  d'a- 
près la  mortalité  En  tête  vient  la  Bavière,  qui  perd,  comme  nous 
l'avons  vu,  30  enfans  sur  100,  puis  viennent  l'Autriche  et  la  Prusse; 
la  France  conserve  son  rang,  mais  il  y  a  interversion  pour  la  Hol- 
lande et  la  Belgique. 

A  la  faiblesse  native  plus  fréquente  pour  les  enfans  naturels  vien- 
nent s'ajouter  plus  souvent  aussi  pour  eux  le  défaut  de  soins  et  une 
mauvaise  alimentation.  De  plus  beaucoup  sont  abandonnés,  tom- 
bent à  la  charge  de  l'assistance  publique,  et  la  mortalité  de  ces 
malheureux  enfans  est  véritablement  effrayante.  De  1839  à  1858, 
elle  |a  été  de  58  pour  100,  c'est-à-dire  de  plus  de  moitié,  pour  les 
enfans  assistés  du  département  de  la  Seine  envoyés  en  nom'rice  par 
les  soins  de  l'administration  des  hôpitaux.  Malgré  tous  les  efforts, 
malgré  une  surveillance  plus  active,  elle  était  encore  en  1864  de 
39  pour  100.  Eue  excellente  mesure  prise  à  cette  époque,  mesure 
consistant  à  ne  laisser  séjourner  à  l'hospice  des  enfans  trouvés  que 
ceux  qui  sont  m  lades  et  à  envoyer  tous  les  autres  à  la  campagne, 

TOME  LXXXVI.  —   1870.  'J4 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  fait  baisser  la  proportion  de  nos  pertes  au  chiffre  encore  trop  élevé 
de  30  pour  100  pour  les  années  1865-1868  (1);  mais  que  pouvons- 
nous  dire  des  chiffres  désastreux  publiés  par  le  gouvernement  à  la 
suite  de  l'enquête  de  1860,  lorsque  nous  voyons  la  mortalité  des 
enfans  assistés  s'élever  dans  l'Indre-et-Loire  à  62  pour  100,  dans 
la  Côte-d'Or  à  66,  dans  Seine-et-Oise  à  69,  dans  l'Aube  à  70,  dans 
l'Eure  et  le  Calvados  à  78,  dans  la  Seine-Inférieure  à  87,  enfin  dans 
la  Loire-Inférieure  à  90  pour  100  ?  Laisser  mourir  9  enfans  sur  10 
avant  qu'ils  aient  atteint  leur  première  année,  c'est  arriver  par  la 
mort  à  la  suppression  des  enfans  trouvés;  ce  serait  presque  justifier 
cette  inscription  qu'un  de  nos  hygiénistes  proposait,  au  commence- 
ment de  ce  siècle,  de  graver  sur  la  porte  de  l'hospice  des  enfans 
trouvés  :  «  ici  on  tue  les  enfans  aux  frais  de  l'état.  »  Bien  des  causes 
concourent  à  amener  ces  tristes  résultats  ;  nous  ne  les  examinerons 
pas.  La  question  des  enfans  trouvés  mérite  d'être  traitée  à  part,  et 
nous  espérons  pouvoir  quelque  jour  mettre  en  lumière  les  funestes 
effets  de  la  suppression  des  tours  et  démontrer  la  nécessité  de  les 
rétablir.  L'influence  considérable  qu'exerce  sur  la  santé  l'air  plus  ou 
moins  pur  du  pays  qu'on  habite  semble  devoir  faire  présumer  que  la 
mortalité  des  enfans  âgés  de  moins  d'un  an,  faible  dans  les  villes  de 
province,  devra  être  plus  faible  encore  et  à  son  minimum  dans  les 
campagnes,  pour  s'élever  au  contraire  à  Paris.  Ce  n'est  pas  toute- 
fois ce  qui  résulterait  de  la  statistique  mortuaire,  car  la  propor- 
tion des  décès  infantiles  par  rapport  aux  naissances  est  à  peu  près 
égale  dans  les  villes  et  dans  les  campagnes  (18  pour  100  dans  le 
premier  cas,  17  dans  le  second),  et  Paris  est  plus  heureux  encore 
que  les  campagnes  elles-mêmes.  A  quoi  faut-il  attribuer  ce  surpre- 
nant résultat?  Les  transformations  de  la  capitale,  en  remplaçant 
dans  les  derniers  travaux  exécutés  les  jardins  particuliers  par  des 
boulevards,  les  arbres  par  des  becs  de  gaz,  auraient-elles  rendu 
Paris  plus  salubre  que  le  plus  favorisé  de  nos  hameaux? 

Non,  si  le  chiffre  des  morts  parmi  les  enfans  de  moins  d'un  an 
est  si  peu  élevé  à  Paris  par  rapport  aux  naissances,  cela  tient  à  ce 
que  tous  les  enfans  nés  à  Paris  sont,  sans  exception,  inscrits  comme 
nouveau-nés  sur  les  registres  de  l'état  civil,  tandis  que  ceux  qui, 
envoyés  en  nourrice,  succombent  hors  de  Paris,  figurent  comme 
décédés  non  pas  sur  les  registres  de  la  capitale,  mais  sur  ceux  du 
village  où  habite  la  nourrice.  Ils  vont  ainsi  grossir  la  mortalité  de 
la  population  rurale  en  diminuant  celle  de  Paris,  et  cette  aggrava- 
tion tout  artificielle  sera  d'autant  plus  considérable  qu'il  naîtra  dans 

(1)    1865  4,8X7  enfans  abandonnés  de  moins  d'un  an.  .   .   .     1,516  décès 

1806  5,079  —  —  1,487    — 

1867  5,396  —  —  1,573    — 

1808  5,558  —  —  1,031     — 


LA  MORTALITÉ  DES  ENFANS.  371 

les  campagnes  moins  de  jeunes  villageois,  et  qu'il  y  mourra  chez 
les  nourrices  plus  de  jeunes  citadins.  Cette  remarque  est  surtout 
importante  pour  ce  qui  concerne  la  mortalité  des  enfans  naturels 
dans  la  population  rurale,  mortalité  qui  s'élève  à  A3  pour  100  alors 
que  celle  des  enfans  légitimes  n'y  est  que  de  16  pour  100,  et  elle 
rend  compte  de  cette  différence  si  extraordinaire.  En  effet  dans  la 
population  rurale  pour  1  seul  enfant  naturel,  il  y  a  21  enfans  légi- 
times, tandis  qu'à  Paris  pour  1  enfant  naturel,  c'est  à  peine  s'il  y  a 
3  enfans  légitimes.  Or  si  au  chiffre  des  décès  des  enfans  naturels 
nés  au  village  l'on  ajoute  les  décès  nombreux  des  trop  nombreux  en- 
fans naturels  nés  dans  les  grandes  villes  et  envoyés  en  nourrice,  et 
si  l'on  compare  ce  chiffre  de  décès  ainsi  augmenté  à  celui  des  nais- 
sances rurales,  laissé  sans  changement,  on  arrivera  pour  les  cam- 
pagnes à  une  proportion  de  mortalité  qui  ne  sera  pas  l'expression 
de  la  vérité  (1).  C'est  ce  qu'on  paraît  avoir  un  peu  trop  oublié. 

Les  mêmes  raisons  expliquent  la  mortalité,  si  faible  en  apparence, 
des  enfans  à  Paris,  et  elles  doivent  nous  faire  présumer  que  le  maxi- 
mum de  la  mortalité  devra  se  rencontrer  dans  les  départemens  où 
s'exerce,  surtout  pour  les  enfans  de  la  capitale,  l'industrie  nourri- 
cière. C'est  en  effet  ce  qui  existe.  La  mortalité  infantile,  calculée  de 
cette  façon  vicieuse,  serait  de  23  pour  100  dans  Seine-et-Oise  et  le 
Loiret,  de  24  dans  l'Oise,  Seine-et-Marne  et  la  Marne,  de  25  dans 
l'Eure  et  dans  l'Aube,  de  26  dans  l'Yonne  et  la  Seine-Inférieure,  de 
29  dans  Eure-et-Loir. 

Si  au  lieu  de  comparer  les  décès  aux  naissances  on  utilise  le 
recensement  quinquennal  pour  comparer  le  nombre  des  décès 
au  nombre  des  enfans  de  moins  d'un  an  existant  dans  un  dépar- 
tement, quel  que  soit  le  lieu  de  leur  naissance,  l'on  verra,  d'a- 
près la  statistique  publiée  par  le  ministère  de  l'agriculture  et  du 
commerce,  que  cette  mortalité,  de  11  pour  100  seulement  dans  la 
Creuse  et  les  Basses-Pyrénées,  de  13  pour  100  dans  l'Indre,  dépasse 
24  pour  100  dans  les  treize  départemens  qui  entourent  Paris.  Cette 
mortalité  est  pour  Seine-et-Marne  et  la  Haute-Marne  de  24  pour 
100,  pour  l'Eure,  l'Aisne,  la  Côte-d'Or,  l'Yonne,  de  26,  pour  Seine- 

(1)  Naissances  et  décès  des  enfans  légitimes  et  naturels  de  moins  d'un  an  (déduc- 
tion faite  des  movt-nés)  en  France  (1858-1865,  moyenne  des  huit  années). 

Naissances. 

Population  urbaine 225,240  enfans  légitimes  29,712  enfans  naturels. 

—  rurale 050,659  —  29,><46  — 

Département  de  la  Seine.   .        44,655  —  15,995  — 

Décès. 

Population  urbaine 38,905  enfans  légitimes    8,318  enfans  naturels. 

—  rurale 108,527  —  13,H6  — 

Département  de  la  Seine.   .  7,049  —  3,107  — 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et-Oise,  la  Somme,  l'Oise,  Eure-et-Loir,  de  27,  pour  la  Marne  de 
29,  pour  l'Aube  de  30,  pour  la  Seine-Inférieure  de  37,  Paris  enfin, 
non  plus  déchargé  de  la  mortalité  des  jeunes  enfans  qu'il  eiavoie 
mourir  en  nourrice,  mais  conservant  la  responsabilité  de  ses  morts, 
est  plus  maîheuraux  encore,  puisqu'il  perd  39  enfans  sur  100. 
Ajoutons  toutefois  que  ce  chiffre  élevé  tient  surtout  au  grand  nom- 
i)re  de  nouveau- nés,  la  plupart  enfans  naturels,  qui  succombent 
dans  les  hôpitaux  et  dans  les  hospices  d'accouchement. 

Le  doute  n'existe  plus,  c'est  à  l'industrie  nourricière  qu'il  faut 
attribuer  ces  morts  si  nombreuses  que  l'on  ne  constate  guère  que  là 
où  elle  s'exerce.  Nous  sommes  en  présence  du  véritable  problème 
à  résoudre,  nous  constatons  le  mal,  nous  en  voyons  les  causes,  el 
nous  en  apprécierons  toute  l'étendue  en  recherchant,  sur  un  certain 
nombre  d'enfans  envoyés  en  nourrice,  combien  succombent,  combien 
revoient,  en  bonne  ou  mauvaise  santé,  mais  vivans,  le  foyer  mater- 
nel, et  nous  observerons  que  dans  certains  départemens  la  mor- 
talité atteint  le  tiers  et  parfois  la  moitié  du  chiffre  total  des  nour- 
rissons. Toutefois,  avant  de  procéder  à  cette  recherche,  il  nous  faut 
donner  une  idée  sommaire  de  la  manière  dont  s'exerce  en  France, 
surtout  autour  de  Paris,  l'industrie  des  nourrices. 

II. 

La  mère  qui  ne  veut  pas  nourrir  elle-même  son  enfant,  et  qui 
préfère  h  confier  à  une  nourrice,  peut  ou  appeler  la  nourrice  au- 
près d'elle  dans  sa  propre  demeure,  ou  envoyer  son  enfant  à  la 
campagne.  Le  premier  mode  offre  assez  souvent  des  avantages  même 
sur  rallaitement  par  la  mère.  L'enfant,  sans  cesser  d'être  soumis 
à  la  surveillance  et  à  la  sollicitude  maternelles,  trouve  dans  une 
bonne  et  abondante  lactation,  auprès  d'une  femme  jeune,  robuste  et 
d'une  excellente  santé,  des  ressources  nutritives  qu'il  ne  trouverait 
pas  toujours  chez  une  mère  moins  vigoureuse  et  souvent  affaiblie 
par  les  fatigues  d'une  grossesse  que  supportent  moins  facilement 
les  jeunes  femmes  du  monde.  La  mortalité  dos  enfans  confiés  à  des 
nourrices  .S7<r  lieu  ne  paraît  pas  devoir  diiïerer  beaucoup  de  celle 
des  enfans  nourris  par  leur  mère;  aussi  n'aurons-nous  pas  à  nous  en 
occuper. 

Malheureusement  une  nourrice  sur  lieu  suppose  un  logement  as- 
sez vaste,  des  ressources  pécuniaires  notables,  car  à  un  salaire 
toujours  élevé  s'ajoutent  des  frais  de  table  et  d'entietien  que  les 
exigences  de  ces  femmes  sont  loin  de  maintenir  dans  les  limites  du 
nécessaire.  Envoyer  l'enfant  à  la  campagne,  le  confier  aux  soins 
d'une  nouriice  que  le  plus  souvent  on  ne  connaît  pas,  ne  le  voir 
qu'à  de  longs  intervalles,  et  ne  le  rappeler  auprès  de  soi  qu'après 


LA    MORTALITE    DES    EXFAiXS.  373 

dix-huit  mois  ou  deux  ans,  tel  est  le  sacrifice  qui  semble  imposé  à 
beaucoup  de  familles  parisiennes  par  l'exiguïté  de  leur  habitation 
et  la  modicité  de  leurs  ressources.  On  se  décide  d'autant  plas  faci- 
lement à  cette  séparation,  qu'elle  est  en  quelque  sorte  une  habi- 
tude contracte  à  Paris  depuis  plusieurs  siècles.  Le  13  juin  1350, 
le  roi  Jjan  publiait  une  ordonnance  réglementant  l'industrie  nour- 
ricière, exercée  déjà  par  des  femmes  appelées  rerommaudaresses, 
faisant  métier  de  procurer  des  nourrices  et  des  servantes,  «  Cham- 
brières qui  servent  aux  bourgeois  de  Paris  et  autres  quelconques 
prendront  et  gaigneront  trente  sok  l'an,  le  plus  fort  et  non  plus,... 
et  nourrices  cinquante  sols  et  non  plus,  et  si  elles  sont  en  service, 
ne  le  pourront  laisser  jusqu'à  la  fin  de  leur  terme. 

«  Nourrices  nourrissant  enfans  hors  de  la  maison  du  père  et  de 
la  mère  des  enfans  gaigneront  et  prendront  cent  sols  Tan  et  non 
plus,  et  celles  qui  jà  sont  allouées  deviendront  audit  prix  et  seront 
contraintes  faire  leur  temps,  et  qui  fera  le  contraire  il  sera  à  soixante 
sols  d'amende,  tant  le  donneur  que  le  preneur. 

«  Les  recommandaresses  qui  ont  accoutumé  à  louer  chambiières 
et  nourrices  auront  pour  commander  ou  louer  une  chambrière  dix- 
huit  deniers  tant  seulement,  et  d'une  nourrice  deux  sols,  tant  d'une 
partie  comme  d'autre.  Et  ne  pourront  ni  louer  ni  commander  qu'une 
fois  l'an,  et  qui  plus  en  donnera  et  en  prendra  il  l'amendera  de  dix 
sols,  et  la  recommanderesse  qui  deux  fois  en  un  an  louera  cham- 
brière ou  nourrice  sera  punie  par  prise  de  corps  au  pillory.  » 

A  côté  de  la  recommandaresse,  il  y  a  le  meneur,  sorte  de  rac- 
coleur  parcourant  les  villages  pour  y  recruter  des  nourrices,  les 
amenant  à  Paris  et  les  ramenant  à  la  campagne  avec  les  nourris- 
sons qu'elles  se  sont  procurés  dans  le  bureau  de  placement  tenu 
par  la  recommandaresse.  Un  arrêt  du  parlement  rendu  en  1611 
fait  supposer  que  le  monopole  créé  au  profit  des  recommanda- 
resses était  menacé  par  une  concurrence  illicite.  Cet  arrêt  condamne 
«  à  50  livres  d'amende  et  à  la  prison  pour  la  première  fois  les  me- 
neurs conduisant  les  nourrices  ailleurs  qu'au  bureau  des  recom- 
mandaresses, et  à  une  amende  les  sages- femmes  et  aubergistes 
recevant,  retirant  ou  louant  des  nourrices.  »  Le  monopole  est  con- 
firmé, ou,  s'il  n'existait  pas,  établi  par  lettres  patentes  de  Louis  XIII 
{h  février  1615)  faisant  défense  à  toute  autre  personne  qu'aux  re- 
commandaresses de  faire  venir  des  nourrices  et  de  leur  procurer 
des  nourrissons.  D'autres  lettres  patentes  de  Louis  XIV  du  6  dé- 
cembre 1655,  un  arrêt  du  parlement  du  '^{)  juillet  1705,  ne  parais- 
sent pas  avoir  suffi  à  empêcher  les  abus,  car  le  29  janvier  1715  une 
ordonnance  royale  porte  de  deux  à  quatre  le  nombre  des  recomman- 
daresses. Chacune  d'elles  doit  avoir  dans  son  bureau  un  registre  pa- 
raphé par  le  lieutenant-général  de  police  et  contrôlé  au  moins  quatre 


374  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fois  l'an.  Sur  ce  registre  devaient  être  inscrits  le  nom,  l'âge,  le  pays 
et  la  paroisse  de  la  nourrice,  la  profession  du  mari,  l'âge  de  leur 
enfant,  le  nom,  l'âge  du  nourrisson,  le  nom,  l'âge,  la  profession,  la 
demeure  de  ses  parens.  Copie  devait  être  remise  au  curé  de  la  pa- 
roisse habitée  par  la  nourrice. 

La  même  ordonnance  faisait  défense  aux  nourrices,  en  cas  de 
grossesse  ou  de  maladie  quelconque,  de  prendre  ou  recevoii  chez 
elles  des  enfans  pour  les  allaiter  sous  peine  du  fouet  et  de  50  livres 
d'amende,  payables  par  leur  mari;  il  leur  était  défendu,  sous  la 
menace  de  la  même  pénalité,  d'avoir  en  même  temps  deux  nourris- 
sons, de  remettre  à  d'autres  les  enfans  qui  leur  étaient  confiés.  Le 
l*"'"  juin  1756,  une  sentence  du  Châtelet  faisait  défense  à  toutes  les 
nourrices  «  de  mettre  coucher  à  côte  d'elles,  dans  le  même  lit,  les 
nourrissons  confiés  à  leurs  soins,  sous  peine  d'une  amende  de 
100  livres  pour  la  première  fois  et  d'une  punition  corporelle  exem- 
plaire en  cas  de  récidive.  »  Enfin  une  autre  ordonnance  de  1762 
défend  aux  nourrices  «  de  se  charger  de  nourrissons  avant  le  se- 
vrage de  leur  enfant,  lequel  ne  peut  être  âgé  de  plus  de  sept  mois.  » 
Toutes  ces  prescriptions  étaient  très  sages,  et  l'on  pourrait  en  dire 
autant  des  règlemens  actuels;  mais  il  est  plus  que  probable  que 
prescriptions  et  règlemens  étaient  tout  aussi  peu  observés  en  1762 
qu'ils  le  sont  en  1870. 

L'ordonnance  royale  de  1715  avait  créé  un  monopole,  mais  elle  l'a- 
vait établi  au  profit  de  quatre  bureaux  diiférens.  Les  quatre  recom- 
mandaresses  ne  tardèrent  pas  à  entrer  en  lutte  sous  la  double  in- 
fluence de  la  jalousie  et  de  l'intérêt  pécuniaire;  aussi  une  nouvelle 
ordonnance  du  1"  mars  1727  dispose  «  que,  pour  maintenir  l'ordre 
et  l'union  entre  les  quatre  recommandaresses,  elles  feront  bourse 
commune  entre  elles  des  droits  qui  leur  sont  payés  à  raison  de 
30  sols  par  chaque  nourrisson.  »  Le  résultat  paraît  avoir  fort  peu 
répondu  aux  intentions  du  législateur,  ou  plutôt  la  concentration 
du  monopole  dans  les  mêmes  mains  amena  les  effets  ordinaires, 
c'est-à-dire  les  abus  et  une  telle  exploitation  des  nourrices,  obli- 
gées d'accepter  bon  gré  mal  gré  les  conditions  qui  leur  étaient  faites, 
que  le  nombre  en  diminua  peu  à  peu,  et  qu'en  1769  la  population 
parisienne  manqua  de  nourrices.  Un  édit  du  2/i  juillet  1769  sup- 
prima définitivement  la  vieille  institution  des  recommandaresses, 
et  l'on  créa  un  bureau  général  composé  de  deux  directeurs  et  de 
deux  recommandaresses,  les  uns  et  les  autres  présentés  par  le  lieu- 
tenant-général de  police.  Le  bureau  général  comprenait  un  bureau 
pour  la  location  des  nourrices  confié  aux  recommandaresses,  et  un 
second  bureau  régi  par  les  directeurs,  chargés  défaire  aux  nourrices 
les  avances  de  leurs  mois.  Ces  d;mx  établissemens,  qui  existaient 
rue  Saint-Martin  et  rue  Quincampoix,  ont  duré  jusqu'au  1"  vende- 


LA  MORTALITÉ  DES  ENFANS.  375 

miaire  an  iv,  époque  à  laquelle  ils  ont  été  réunis  par  une  délibé- 
ration de  la  commission  de  police  administrative.  L'arrêté  du  gou- 
vernement du  12  messidor  an  viii  fit  passer  cet  établissement  dans 
les  attributions  de  la  préfecture  de  police;  mais  un  nouvel  arrêté 
des  consuls  du  29  germinal  an  ix  le  plaça  définitivement  sous  la 
direction  du  conseil  général  des  hospices.  En  18Zi2,  la  direction  des 
nourrices  fut  transférée  rue  Sainte-Apolline  :  de  là  le  nom  de  bureau 
Sainte-Apolline,  ou  grand  bureau,  que  la  population  parisienne  lui 
a  donné  pour  le  distinguer  des  petits  bureaux  particuliers  qui  ont  re- 
paru depuis  1821,  et  dont  nous  aurons  spécialement  à  nous  occuper. 

La  direction  municipale  des  nourrices,  dont  le  siège  est  aujour- 
d'hui rue  des  Tournelles,  relève  de  l'administration  de  l'assistance 
publique  ;  aussi  ne  pouvons-nous  mieux  faire  que  d'emprunter  au 
directeur-général,  M.  Husson,  les  principaux  détails  de  l'organisa- 
tion de  ce  service.  Autrefois  la  direction  des  nourrices  plaçait  dans 
21  départemens  les  nouveau-nés  qui  lui  étaient  confiés;  la  diminu- 
tion survenue  dans  ses  opérations  par  suite  de  la  concurrence  des 
bureaux  particuliers  l'a  forcée  de  se  restreindre  à  5  départemens  : 
Aisne,  Orne,  Somme,  Yonne,  Eure-et-Loir.  Ces  départemens  sont 
partagés  en  7  circonscriptions,  comprenant  767  communes.  A  la  tête 
de  chaque  circonscription  est  placé,  avec  le  titre  de  sous-inspecteur, 
un  agent  administratif  qui  pourvoit  au  recrutement  des  nourrices, 
les  envoie  à  Paris  sous  la  conduite  d'une  meneuse  pour  prendre  les 
enfans,  surveille  les  enfans  et  les  nourrices  et  paie  les  salaires.  Les 
sous-inspecteurs  doivent  visiter  les  nourrissons  au  moins  tous  les 
deux  mois,  veiller  à  ce  qu'en  cas  de  maladie  ils  reçoivent  les  soins 
du  médecin ,  s'assurer  que  le  lait  de  la  nourrice  n'est  point  partagé 
avec  un  autre  enfant,  que  chaque  nourrisson  a  son  berceau  parti- 
culier, qu'il  est  promené  tous  les  jours,  que  les  layettes  sont  au 
complet  et  en  bon  état.  Si  l'enfant  est  sevré  plus  tôt  qu'à  l'ordinaire, 
le  sous-inspecteur  doit  s'informer  des  causes  qui  ont  amené  la  me- 
sure, examiner  avec  le  médecin  si  la  nourriture  artificielle  peut  être 
continuée  sans  danger,  ou  s'il  est  préférable  de  remettre  le  nour- 
risson au  sein  et  même  de  le  changer  de  nourrice.  Il  doit  enfin  aver- 
tir la  direction  de  tous  les  changemens  effectués  et  l'informer  de 
tout  ce  qui  peut  survenir  aux  enfans. 

Les  médecins,  au  nombre  de  55,  répartis  dans  les  7  circonscrip- 
tions, secondent  les  sous-inspecteurs  et  reçoivent  pour  leur  concours 
et  pour  la  fourniture  des  médicamens,  en  cas  de  maladie  de  l'enfant 
ou  de  la  nourrice,  une  indemnité  mensuelle  de  1  franc  par  chaque 
enfant.  Chaque  nourrice  désignée  par  le  médecin  pour  être  en- 
voyée au  sous -inspecteur  et  de  là  à  Paris  doit  être  munie  d'un 
certificat  attestant  qu'elle  possède  un  berceau  pour  son  nourris- 
son, qu'elle  a  sevré  son  propre  enfant,  et  qu'elle  n'a  point  d'autres 


376  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pensionnaires-  Le  médecin  doit  revoir  les  enfans  dans  la  première 
quinzaine  de  leur  arrivée  et  les  visiter  ensuite  une  fois  au  moins 
tous  les  mois.  Les  nourrices,  avant  d'être  envoyées  à  Paris  pour  y 
être  présentées  au  libre  choix  des  familles,  sont  l'objet  d'un  exa- 
men sérieux  au  point  de  vue  de  la  santé  et  de  la  qualité  lactifère; 
une  dernière  visite  est  faite  au  chef-lieu  de  la  direction  k  Paris  par 
un. médecin  des  hôpitaux.  Le  salaire  de  la  nourrice  est  librement 
débattu  entre  celle-ci  et  les  parens  de  l'enfant;  il  est  en  général  de 
20  francs  par  mois,  et  l'administration  gai'antit  à  la  nourrice  un 
minimum  mensuel  de  12  francs,  au  cas,  malheureusement  assez  fré- 
quent, où  les  parens  cesseraient  de  payer  la  rétribution  convenue. 

Avec  une  pareille  organisation  qui,  théoriquement  du  moins, 
semble  ne  laisser  rien  à  désirer,  on  pourrait  croire  que  l'adminis- 
tration des  hôpitaux  doit  compter  dans  sa  clientèle  la  plus  grande 
partie  des  familles  parisiennes.  Il  n'en  est  rien,  et  le  chiflVe  des 
placemens  opérés  par  elle  va  sans  cesse  en  s'amoindrissant.  Autre- 
fois, lorsque  la  population  n'était  que  de  700.000  à  800,000  âmes, 
la  direction  plaçait  10,000  enfans;  aujourd'hui  les  placemens  an- 
nuels atteignent  à  peine  le  chiffre  de  2,000,  et,  ce  qui  est  à  noter, 
les  oftres  du  côté  des  nourrices  ont  diminué  comme  les  demandes 
de  la  part  des  familles.  Pourquoi  cette  défaveur?  Elle  tient  à  des 
causes  multiples  dont  nous  ne  signalerons  que  les  principales. 

La  diminution  dans  les  demandes  des  nourrices  est  due  en  par- 
tie à  la  surveillance  à  laquelle  elles  sont  soumises,  en  partie  à  la 
crainte  de  ne  recevoir  qu'un  salaire  insuffisant  ou  du  moins  inférieur 
à  la  rétribution  sur  laquelle  elles  croyaient  avoir  le  droit  de  compter. 
Les  bonnes  nourrices  n'ont  certes  rien  à  redouter  du  contrôle  exercé 
sur  elles  par  le  sous-inspecteur  et  par  le  médecin;  mais  toutes, 
bonnes  ou  médiocres,  aiment  peu,  et  cela  se  comprend,  à  se  sou- 
mettre aux  formalités,  à  la  réglementation  administratives,  quand 
elles  peuvent  s'en  affranchir.  Les  meneurs  des  petits  bureaux  ont 
donc  toute  facilité  pour  les  recruter  au  profit  des  industriels  qu'ils 
représentent. 

L'administration  des  hôpitaux,  a-t-on  dit,  afin  de  mettre  les  nour- 
rices à  l'abri  de  l'éventualité  du  non-paiement  par  les  parens  des 
mois  d'entretien  de  leur  enfant,  garantit  à  celles  qui  sont  placées 
par  la  direction  municipale  un  minimum  de  12  francs  par  mois. 
Cette  mesure,  excellente  dans  les  intentions,  amène  des  résultats 
détestables.  Bien  des  gens  en  France  ont  une  morale  singulière- 
ment relâchée  à  l'endroit  de  ce  qu'on  appelle  «  le  gouvernement.  » 
Frauder  l'octroi,  frauder  la  douane,  frauder  l'enregistrement,  paraît 
à  beaucoup  de  nos  concitoyens  toute  autre  chose  qu'une  indélica- 
tesse. Ne  pas  payer  à  la  nourrice  qui  le  conserve  auprès  d'elle  les 
soins  qu'elle  donne  à  leur  enfant,  ce  serait  pour  beaucoup  de  Pari- 


LA   MORTALITÉ    DES    ENFANK.  377 

siens  une  action  fort  blâmable;  mais  les  laisser  payer  par  l'adminis- 
ti'ation  leur  paraît  souvent  chose  toute  naturelle,  et  leur  conscience 
trop  facile  est  à  l'aise  par  rapport  à  la  nourrice,  puisque  l'adminis- 
tration assure  à  celle-ci  une  indemnité  de  J2  francs  :  aussi  arrive- 
t-il  fréquemment  que  les  familles  cessent  d'acquitter  la  pension 
du  nourrisson.  Quelle  en  est  la  conséquence?  La  nouiTice  était  con- 
venue avec  les  parens  d'une  rémunération  mensuelle  de  20  francs; 
le  second,  puis  le  troisième  mois  se  passe  sans  que  l'argent  ar- 
rive, et  l'acministralion  se  substitue  à  la  famille;  mais,  au  lieu  de 
•20  francs,  la  nourrice  n'en  reçoit  plus  que  12,  et  le  retour  fréquent 
de  pareils  faits  suffit  pour  éloigner  les  nourrices  du  grand  bureau 
au  profit  des  petits  bureaux  particuliers  (1). 

Du  côté  des  parens,  d'autres  raisons  viennent  également  agir 
dans  le  même  sjns.  Bien  que  le  grand  bureau  offre  ses  services  à 
toute  la  population  parisienne  sans  tenir  compte  de  la  fortune  ou  de 
la  position  sociale,  il  semble  à  beaucoup  de  personnes  que  l'inter- 
vention de  l'assis  ance  publique  ait  quelque  chose  de  blessant  pour 
leur  amour-propre.  Enfin  une  cause  que  nous  ne  pouvons  taire  agit 
plus  puissamment  encore.  Les  bureaux  particuliers  cherchent  par 
toute  sorte  de  moyens  à  s'emparer  de  la  clientèle;  souvent  les  mé- 
decins servent  d'intermédiaires  entre  les  familles  et  les  nourrices, 
et  quelques-uns  d'entre  eux,  laissant  croire  aux  parens  que  leur 
préférence  n'est  dictée  que  par  l'intérêt  du  nouveau-né,  s'adressent 
aux  bureaux  particuliers  dans  le  seul  dessein  de  toucher  une  prime 
que  ne  leur  olfrirait  pas  le  grand  bureau. 

Le  service  de  la  direction  des  nourrices,  il  faut  le  reconnaître,  ne 
réalise  pas  tous  les  avantages  qu'en  laisserait  espérer  l'organisa- 
tion. D'après  M.  le  doc.eur  Londe,  un  des  médecins  chargés  des 
nourrissons  dans  le  département  de  la  Somme,  les  règlemens  en 
sont  imparfaitement  exécutés.  La  dissémination  des  nourrices  rend 
la  surveillance  du  sous-inspecteur  plus  apparente  que  réelle;  ses 
visites  aux  nourrissons  n'ont  guère  lieu  que  tous  les  trois  mois,  et 
si,  au  moment  où  il  se  trouve  dans  la  commune,  la  nourrice  est 
absente  de  sa  demeure,  le  représentant  de  l'administration  ne  verra 
l'enfant  dont  il  a  la  charge  qu'une  fois  en  six  mois.  Le  médecin,  il 
est  vrai,  doit  le  voir  tous  les  mois,  mais  que  peut  faire  cette  sur- 
veillance (en  admettant  qu'elle  s'exerce  régulièrement)  sur  des 

(1)  Pour  faire  apprécier  à  sa  juste  valeur  l'étendue  de  ce  mal,  ajoutons  qu'en  1864, 
par  example,  sur  1,416  parens  d(;bitours  de  la  direction,  681  seulement  ont  pajé  ce 
qu'ils  devaient,  et  735  n'ont  rien  payé  ou  ont  laissé  en  partie  leur  dette  en  souf- 
france; 150  enfans,  complètement  abandonnés  par  leurs  i)arens,  ont  dû  fttre  envoyés  à 
l'hospice  des  enfans  assistés.  Le  nombre  des  mauvais  dé))iteurs  dépasse  donc  très  sen- 
siblement celui  des  familles  qui  ont  rempli  leurs  engagemens,  et,  de  1855  à  1864, 
l'administration  a  eu  à  payer,  pour  cette  cause  seule,  la  somme  de  836,749  francs,  re- 
présentant la  garantie  des  12  francs  par  mois. 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

femmes  qui  sont  quelquefois  éloignées  de  10  à  12  kilomètres  du 
lieu  où  réside  le  médecin?  Pour  que  la  surveillance  fût  efficace,  il 
faudrait  qu'elle  fût  permanente  en  quelque  sorte,  ou  du  moins 
qu'elle  pût  être  regardée  par  la  nourrice  comme  toujours  immi- 
nente; or,  dans  la  pratique,  il  est  permis  de  dire  que  ces  visites 
sont  faites  à  longs  intervalles  et  en  outre  prévues.  La  nourrice 
peut  donc  commettre  bien  des  fraudes,  se  laisser  aller  à  bien  des 
négligences  préjudiciables  k  la  santé  de  l'enfant;  aussi  une  mor- 
talité considérable  frappe-t-elle  les  enfans  du  grand  bureau,  comme 
le  prouvent  les  chiffres  suivans  que  nous  devons  aux  communica- 
tions obligeantes  de  M.  Husson. 

De  1862  à  1866,  10,794  placemens  ont  eu  lieu  par  l'intermé- 
diaire du  grand  bureau.  Sur  ce  nombre,  un  tiers  des  enfans  étaient 
illégitimes.  La  mortalité  a  été  sur  les  enfans  légitimes,  de  la  nais- 
sance à  un  an,  de  28  pour  100,  un  peu  plus  du  quart,  et  sur  les 
enfans  illégitimes  de  33  pour  100,  c'est-à-dire  d'un  tiers.  De  1863 
à  1866,  13,139  enfans  assistés  ont  été  placés  dans  3,087  communes 
appartenant  à  11  départemens  et  divisés  en  25  circonscriptions.  La 
mortalité  pour  les  enfans,  de  la  naissance  à  un  an,  a  été  de  36 
pour  100,  un  peu  plus  du  tiers.  Ces  chiffres  nous  montrent  dans 
leur  sinistre  signification  les  dangers  de  l'industrie  nourricière, 
puisque,  malgré  une  surveillance  aussi  exacte  que  peut  l'exercer 
une  administration,  malgré  le  choix  sévère  des  nourrices  tant  au 
point  de  vue  de  la  moralité  qu'au  point  de  vue  de  la  santé,  il  meurt 
dans  quelques  départemens  1  enfant  sur  3,  tandis  que  la  mortalité 
générale  des  nourrissons  dans  toute  la  France  n'est  que  de  1  sur  5, 
et  qu'elle  descend  dans  le  département  de  la  Creuse  à  moins  de  1 
sur  9. 

Jusqu'en  1821,  l'administration  des  hospices  resta  seule  à  peu 
près  chargée  du  placement  des  nourrissons  chez  les  femmes  de  la 
campagne;  mais  à  partir  de  cette  époque  il  commença  de  se  fonder 
à  Paris  quelques  établissemens  particuliers  servant  d'intermédiaires 
entre  les  nourrices  et  les  familles.  En  1828,  M.  de  Belleyine,  alors 
préfet  de  police,  comprit  qu'il  était  indispensable  de  ne  pas  laisser 
sans  contrôle  une  pareille  industrie,  et  une  ordonnance  rendue  le 
9  août  1828  fixa  les  conditions  dans  lesquelles  elle  devait  s'exercer. 
L'effet  heureux  qu'on  en  espérait  ne  fut  pas  obtenu,  car  le  26  juin 
lSli'2  une  nouvelle  et  dernière  ordonnance,  encore  en  vigueur  au- 
jourd'hui, s'appuie  dans  ses  considérans  sur  les  graves  abus  pou- 
vant compromettre  la  vie  des  enfans,  sur  les  fraudes  commises  pour 
cacher  le  défaut  d'aptitude  des  nourrices,  nonobstant  les  mesures 
prescrites  par  l'ordonnance  de  police  du  9  août  1828. 

La  nouvelle  ordonnance,  qui  n'a  guère  été  plus  efficace  que  l'an- 
cienne, en  diffère  peu  dans  les  parties  essentielles.  Elle  prescrit  pour 


LA  MORTALITÉ  DES  ENFANS.  379 

la  nourrice  un  certificat  attestant  qu'elle  est  de  bonne  vie  et  mœurs, 
qu'elle  a  des  moyens  d'existence  suffisans,  qu'elle  n'a  point  de  nour- 
risson, que  l'âge  de  son  enfant  (pour  lequel  rien  n'-est  spécifié)  lui 
permet  d'en  prendre  un,  qu'elle  possède  un  berceau  et  un  garde-feu. 
Un  second  certificat,  délivré  par  un  docteur  en  médecine,  a  pour  objet 
de  garantir  qu'elle  a  les  aptitudes  physiques  d'une  bonne  nourrice. 
Ces  deux  certificats  sont  présentés  et  visés  à  la  préfecture  de  police. 
Enfin,  lorsqu'elle  retourne  dans  sa  demeure,  elle  emporte  un  extrait 
de  naissance  de  l'enfant  qui  lui  est  confié,  extrait  qui  doit  être  re- 
mis, dans  les  huit  jours  de  son  arrivée,  au  maire  ou  au  commissaire 
de  pohce.  En  ce  qui  concerne  les  loueurs,  logeurs,  meneurs  et  me- 
neuses de  nourrices,  l'ordonnance  défend  de  placer  d'autres  nour- 
rices que  celles  enregistrées  à  la  préfecture,  de  procurer  deux  en- 
fans  à  une  même  femme,  de  laisser  partir  un  enfant  sans  la  nourrice 
qui  doit  l'allaiter,  etc. 

Telle  est  l'ordonnance  qui  aujourd'hui  encore  régit  cette  indus- 
trie; comme  le  règlement  de  l'administration  des  hôpitaux,  elle 
est  théoriquement  satisfaisante  ;  par  malheur,  règlement  et  ordon- 
nance n'empêchent  guère  les  fraudes.  Les  nourrices  sont  tenues  de 
produire  un  certificat  médical  attestant  leur  aptitude  à  prendre  un 
nourrisson,  mais  ce  certificat  leur  est  délivré  par  un  médecin  atta- 
ché au  bureau,  payé  par  le  propriétaire  du  bureau,  et  ce  n'est  pas 
dans  une  pareille  situation  que  le  médecin  doit  être  placé  si  l'on 
veut  pouvoir  compter  sur  son  indépendance  et  son  impartialité. 
Quant  à  la  surveillance  du  nourrisson,  dès  qu'il  est  arrivé  chez  la 
nourrice,  elle  est  nulle,  on  peut  le  dire,  car  elle  n'est  faite  que  par 
le  meneur,  qui  n'a  d'autre  intérêt  à  visiter  les  enfans  et  à  s'assurer 
de  leur  existence  que  celui  de  constater  son  droit  à  toucher  la  somme 
de  1  franc  qui  lui  est  attribuée  pour  chaque  enfant.  Une  pareille  or- 
ganisation, dans  laquelle  la  surveillance  est  si  faible,  doit  avoir  pour 
résultat  d'aLtirer  les  nourrices  vers  les  petits  bureaux;  aussi,  en 
même  temps  que  l'administration  des  hôpitaux  voit  diminuer  sa 
clientèle,  celle  des  petits  bureaux  augmente.  De  1855  à  1859,  la 
moyenne  annuelle  des  nourrices  de  la  campagne  placées  par  les  pe- 
tits bureaux  était  de  8,038;  elle  s'éleva  de  1860  à  186/i  à  9,136.  Le 
placement  des  nourrices  sur  lieu,  qui  n'était  que  de  l,7/i0  dans  la 
première  période,  dépasse  aujourd'hui  2,500. 

Les  nourrices  appartenant  à  ces  deux  sortes  de  bureaux  ne  sont 
pas  les  seules  auxquelles  les  familles  parisiennes  confient  leurs  en- 
fans.  Il  en  est  d'autres  avec  lesquelles  les  parens  traitent  directe- 
ment. Ce  sont  en  général  des  amies,  des  parentes,  des  compatriotes 
de  domestiques  placées  à  Paris,  et  que  celles-ci  recommandent  aux 
jeunes  mères  comme  des  nourrices  excellentes,  bien  que  presque 
toujours  elles  soient  détestables.  Affranchies  de  tout  contrôle,  ayant 


380  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

souvent  à  la  fois  plusieurs  nourrissons,  elles  mettent  dans  le  plus 
grand  péril  la  vie  des  enfans,  et  c'est  chez  elles  qu'on  trouve  le 
maximum  de  mortalité.  Quel  est  le  nombre  de  placemens  faits  ainsi 
sans  l'intermédiaire  ou  le  contrôle  de  la  préfecture  de  police  ou  de 
l'administration  des  hôpitaux?  M.  Husson  croit  pouvoir  l'évaluer  à 
3,000,  ce  qui,  pour  ces  dernières  années,  1865  par  exemple,  don- 
nerait, avec  les  1,97/i  placemens  du  grand  bureau  et  les  9,042  des 
petits  bureaux,  un  total  d'environ  ll\, 000  petits  Parisiens  envoyés 
en  nourrice  à  la  campagne. 

Sur  ce  nombre,  combien  en  survit-il?  Il  est  impossible  aujour- 
d'hui de  le  dire  avec  une  rigoureuse  précision.  M.  Brochard,  qui  a  le 
très  grand  méiite  d'avoir  le  premier  signalé  la  gravité  de  la  question 
nourricière,  avait  produit,  pour  l'arrondissement  de  JNogent-le-Ro- 
trou,  des  chilfres  qui  tendaient  à  montrer  que  les  petits  bureaux 
présentaient  une  mortalité  de  beaucoup  supérieure  à  celle  du  grand 
bureau.  Une  enquête  ordonnée  par  M.  le  ministre  de  l'intérieur,  le 
remarquable  discours  de  M.  Genteur  dans  la  discussion  qui  s'éleva 
au  sénat  lors  du  rapport  sur  la  pétition  de  M.  le  docteur  Brochard, 
le  travail  de  M.  le  docteur  Du  Mesnil,  ont  montré  que  les  chiffres  de 
cet  honorable  médecin  n'avaient  pas  toute  la  rigueur  désirable. 
L'erreur  consistait  surtout  dans  une  répartition  inexacte  des  enfans 
d'après  la  provenance,  et  l'enquête  a  démontré  que  la  mortalité  si 
élevée  des  petits  bureaux  était  due  à  l'adjonction  des  enfans  placés 
directement  en  nourrice  par  les  parens,  en  dehors  de  toute  inter- 
vention administrative.  C'est  sur  cette  dernière  catégorie  d'enfans 
qu'a  dû  porter  cette  effroyable  mortalité  que  M.  Broca  évalue  à 
liS  pour  100,  presque  la  moitié. 

Ce  sont  là  des  faits.  Ils  nous  montrent  que  si  la  mortalité  infantile 
est  dans  trente  de  nos  départemens  moins  élevée  que  dans  presque 
tous  les  états  de  l'Europe,  sauf  la  Belgique  et  peut-être  l'Angleterre, 
elle  est  excessive  dans  quatorze  départemens,  dans  ceux  qui  entou- 
rent Paris,  dans  ceux  enfin  où  s'exerce  l'industrie  des  nourrices.  Si 
nous  n'avons  pas  de  chiffres  précis  sur  la  mortalité  des  nourrissons 
placés  par  les  petits  bureaux  ou  directement  par  les  parens,  nous 
savons  d'une  manière  certaine  que  les  enfans  confiés  par  l'adminis- 
tration des  hôpitaux  à  des  nourrices  choisies  avec  soin  et  soumises 
à  une  certaine  surveillance  meurent  dans  la  proportion  de  1  sur  l>. 
On  ne  peut  donc  mettre  en  doute  la  part  immense  que  prend  l'in- 
dustrie nourricière  dans  la  mortalité  des  jeunes  enfans,  et  on  en 
doutera  moins  encore  si  l'on  examine  ce  que  devient  le  nourrisson 
dans  la  demeure  de  celle  qui  doit  avoir  pour  lui  les  soins  et  la  solli- 
citude d'une  mère. 

Élever  un  nourrisson  est  pour  beaucoup  de  femmes  des  départe- 
mens qui  entourent  Paris  un  métier  qu'elles  exercent  pendant  plu- 


LA  MORTALITÉ  DES  ENFANS.  381 

sieurs  années  d'une  manière  à  peu  près  permanente.  Sitôt  qu'elles 
se  voient  pour  la  première  lois  sur  le  point  de  devenir  mères,  elles 
s'informent  auprès  de  leurs  compagnes  déjà  expérimentées  des  dé- 
marches à  faire  pour  avoir  un  nourrisson  qui  apporte  dans  leur 
pauvre  demeure  un  peu  d'aisance  relative;  le  plus  souvent  un  pa- 
reil souci  leur  est  épargné.  —  Le  meneur,  ce  recruteur  de  l'armée 
nourricière,  connaît  d'avance  leur  situation,  leurs  désirs,  et  il  ne 
tarde  pas  à  venir  leur  faire  ses  oftres  de  service.  Ce  meneur  est  le 
personnage  le  plus  important,  c'est  le  pivot  sur  lequel  repose  et  se 
meut  tout  le  mécanisme;  il  recherche,  trouve  et  enrôle  les  nour- 
rices, les  amène  par  convoi  à  Paris,  les  surveille,  les  guide,  les  con- 
seille dans  leurs  arrangemens  avec  les  familles,  et  les  ramène  au 
pays  chargées  de  leur  nourrisson.  Là  il  leur  rend  de  temps  en  temps 
une  visite  pour  s'assurer  de  la  vie  de  l'enfant,  car  il  doit  en  donner 
des  nouvelles  au  bureau  de  placement,  et  n'est  payé  que  sur  la  ré- 
tribution mensuelle  donnée  à  la  nourrice.  «  C'est,  dit  M.  Brochard, 
un  homme  en  général  grossier,  sans  éducation,  qui  recrute  ostensi- 
blement des  nourrices  pour  les  bureaux  particuliers  de  Paris,  et 
qui,  lorsque  l'occasion  se  présente,  recrute  en  même  temps  des  filles 
ou  des  femmes  pour  d'autres  établissemens  de  la  capitale.  »  Comme 
une  remise  lui  est  allouée  par  le  bureau  sur  chacune  d  js  nourrices 
qu'il  conduit  à  Paris,  la  quantité  est  tout  pour  lui,  la  qualité  rien, 
et  les  mauvaises  nourrices,  celles  qui  perdent  le  plus  de  nourris- 
sons et  qui  retournent  le  plus  souvent  à  Paris,  sont  précisément 
celles  qui  lui  rapportent  davantage,  celles  par  conséquent  qu'il  doit 
préférer. 

Le  moment  est  venu,  le  maire  a  délivré  le  certificat  nécessaire,  le 
meneur  a  rassemblé  son  convoi;  on  part,  on  arrive  à  Paris,  on 
aborde  enfin  le  bureau.  Là  le  désenchantement  commence,  et  aussi 
commence  l'expérience,  c'est-à-dire  la  dépravation,  bien  vite  ap- 
prise dans  cette  école  de  ruse  où  se  trouvent  rassemblées  pendant 
de  longues  journées  des  femmes  qui  n'ont  d'autre  occupation  que 
de  causer  des  petits  mystères  de  leur  industrie,  de  recevoir  les  le- 
çons de  leurs  compagnes  plus  âgées,  ou  d'en  donner  à  celles  dont 
elles  raillent  la  candeur.  Outre  les  dépenses  qu'il  entraîne,  le  sé- 
jour au  bureau  est  loin  d'être  agréable.  Pendant  l'été,  le  mal  n'est 
pas  bien  grand ,  on  s'assied  à  l'air,  on  se  promène,  on  respire  du 
moins;  mais  pendant  l'hiver  combien  les  choses  sont  différentes! 
Dans  une  pièce  en  général  petite  et  située  au  rez-de-chaussée  sont 
entassées  une  vingtaine  de  nourrices  chez  lesquelles  l'abus  des  bains 
n'est  pas  un  défaut  dominant,  et  autant  de  nourrissons  ayant  tous 
les  inconvéniens  de  leur  âge.  Là  règne  une  odeur  aigre  à  laquelle 
se  mêle  le  fumet  des  soupes  de  toute  nature  qui  font  la  base  de 
la  nourriture  des  mères  et  parfois  des  enfans.  De  temps  en  temps, 


382  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  porte  s'ouvre,  une  cliente  s'est  présentée,  et  successivement  on 
appelle  les  nourrices  en  commençant  par  les  moins  bonnes,  car  il 
faut  bien  que  toutes  puissent  se  placer,  si  l'on  ne  veut  pas  perdre 
le  prix  du  voyage.  Voir  l'enfant  de  la  nourrice,  s'assurer  par  ce 
signe  irrécusable  de  la  capacité  lactifère  de  la  mère,  est  pour  les 
parens  une  des  principales  préoccupations,  surtout  s'il  s'agit  d'une 
nourrice  sur  lieu.  Si  l'enfant  est  frais,  bien  portant,  on  s'empresse 
de  le  montrer;  s'il  est  chétif,  malingre,  amaigri,  on  peut  être  à  peu 
près  assuré  qu'une  compagne  complaisante  prêtera  son  propre  en- 
fant, s'il  réalise  mieux  les  conditions  requises. 

Enfin  la  nourrice  a  atteint  le  but  de  son  voyage,  un  enfant  lui  a 
été  confié;  ses  compagnes  ont  eu  le  même  bonheur,  et  le  moment 
est  venu  de  regagner  le  village.  Le  meneur  forme  sa  caravane,  règle 
les  comptes,  et  l'on  se  met  en  route.  Arrivées  au  chemin  de  fer,  les 
nourrices  s'entassent  dans  un  compartiment  de  troisième  classe.  Si 
la  distance  est  longue,  si  la  nuit  est  glaciale,  l'enfant  qu'à  Paris 
même  on  dispense  aujourd'hui  avec  raison  du  transport  à  la  mairie 
pour  la  déclaration  de  naissance,  l'enfant,  exposé  au  froid,  aux 
courans  d'air,  contracte  souvent  des  affections  pulmonaires  qui  l'em- 
portent dès  son  arrivée  chez  la  nourrice.  Ce  n'est  pas  tout  :  malgré 
les  nombreux  desiderata  que  comporte  l'état  matériel  de  nos  che- 
mins de  fer,  aujourd'hui  du  moins  les  voitures  de  troisième  classe 
sont  à  peu  près  closes  et  tout  à  fait  couvertes;  mais  le  train  ne  s'ar- 
rête pas  au  village  même  de  la  nourrice ,  et  nous  allons  retrouver 
l'ancien  état  de  choses.  A  la  gare  stationne  un  de  ces  antiques  vé- 
hicules qui  n'ont  plus  de  nom  dans  l'art  du  carrossier;  c'est  une 
sorte  de  char  à  bancs,  un  vieil  omnibus  à  moitié  démembré,  une 
voiture  en  osier  ou  même  une  simple  charrette.  On  y  presse,  on  y 
entasse  pêle-mêle  nourrices  et  nourrissons,  et  de  cahots  en  cahots, 
par  le  vent,  par  la  pluie,  par  la  neige  qui  pénètre  au  travers  de 
tous  les  joints,  on  arrive  tant  bien  que  mal  à  domicile.  Cette  voiture 
du  meneur  (nous  pourrions  l'appeler  l'enfer),  nos  campagnards 
l'appellent  d'un  nom  sinistre,  c'est  le  purgatoire,  car  pour  les 
nourrissons  la  route  qu'ils  parcourent  ainsi  est  le  chemin  qui  mène 
au  séjour  des  anges. 

La  voiture  s'est  arrêtée,  la  nourrice  rentre  dans  sa  demeure;  le 
mari,  les  voisines  sont  déjà  réunis.  Veulent-ils  contempler  les  traits 
de  celui  qui  devient  pour  une  ou  deux  années  l'enfant  d'adoption? 
Un  pareil  souci  est  loin  de  leurs  pensées,  et  seuls  les  enfans  de  la 
nourrice  tournent  autour  du  berceau  du  nouveau-né,  regardant  avec 
leurs  grands  yeux  étonnés  le  nouvel  enfant  si  bien  habillé  que  leur 
mère  a  rapporté  de  Paris.  —  Combien  paient  les  parens?  Sont-ils 
riches?  ont-ils  l'air  généreux?  ont-ils  donné  de  beaux  cadeaux? 
La  layette  est-elle  bien  garnie?  — Telles  sont  les  questions  princi- 


LA  MORTALITÉ  DES  ENFANS.  383 

pales.  Le  nourrisson  vient  après,  et,  si  l'on  s'en  occupe,  c'est  pour 
savoir  s'il  promet  d'être  facile  ou  difficile  à  élever,  s'il  exigera  peu 
ou  beaucoup  de  soins.  Enfin  vient  le  partage.  Le  dernier-né  de  la 
nourrice  reçoit  pour  son  usage  les  meilleurs  langes,  les  plus  chaudes 
couvertures;  n'est-il  pas  d'ailleurs  l'enfant  de  la  maison?  L'autre 
n'est  qu'un  étranger,  pis  encore,  c'est  un  citadin,  un  petit  Parisien; 
en  un  mot,  c'est  une  marchandise.  Les  jours  suivans  ne  démen- 
tent pas  les  promesses  que  pouvait  laisser  entrevoir  la  conduite 
tenue  dès  l'arrivée.  Le  nourrisson  devait  avoir  tout  le  lait  de  sa 
nourrice,  mais  celle-ci  n'a-t-elle  pas  son  enfant,  qu'on  n'avait  paru 
sevrer  que  pour  les  besoins  de  la  cause  et  afin  d'obtenir  le  certi- 
ficat du  maire?  Le  biberon  et  bientôt  la  bouillie  remplacent  l'allai- 
tement naturel;  l'enfant  crie,  pleure,  s'agite  dans  son  berceau,  vite 
on  le  bourre  de  nourriture  afin  qu'il  trouve  le  sommeil  dans  une 
pénible  digestion.  On  devait  le  promener,  mais  toute  la  journée  il 
reste  couché  dans  son  berceau,  confié  aux  soins  d'un  enfant,  d'une 
voisine,  tandis  que  la  nourrice  travaille  aux  champs  ou  à  la  vigne. 

Bientôt  la  correspondance  s'engage  avec  la  famille.  La  lettre  de 
la  nourrice  n'a  au  fond  d'autre  objet  que  d'obtenir  des  cadeaux. 
Il  serait  facile  d'en  donner  la  formule  ordinaire;  elle  se  termine 
presque  toujours  par  une  demande  de  vêtemens,  de  sucre  et  de 
savon.  La  mère  envoie  tout  ce  qu'on  réclame,  et  le  plus  souvent 
c'est  pour  l'enfant  de  la  nourrice.  Enfin  un  jour  arrive  où  l'enfant, 
dont  les  parens  n'ont  jamais  reçu  que  d'excellentes  nouvelles,  doit 
revenir  bientôt  égayer  de  sa  présence,  animer  de  ses  jeux  le  foyer 
domestique.  Tout  se  prépare  pour  le  recevoir.  Le  petit  lit  est  garni 
de  ses  blancs  et  légers  rideaux,  les  jouets  sont  achetés;  la  mère 
compte  les  jours  qui  la  séparent  de  ce  moment  de  joie,  qui  sera 
pour  elle  comme  le  début  d'une  maternité  nouvelle;  mais  une  der- 
nière lettre  arrive,  l'enfant,  qu'on  croyait  plein  de  vie  et  de  santé, 
est  mort  loin  de  sa  mère,  qui  n'a  pas  eu  la  triste  consolation  de 
recueillir  son  dernier  sourire.  Si,  plus  heureuses,  les  mères  ont  le 
bonheur  de  revoir  leur  enfant,  combien  de  fois,  au  lieu  d'un  petit 
être  frais,  rose  et  bien  portant,  ne  retrouvent-elles  qu'un  enfant 
chétif,  malingre,  ayant  sur  la  peau  la  trace  d'éruptions  et  de  plaies 
dont  la  nourrice  avait  eu  grand  soin  de  cacher  l'existence,  de  peur 
de  voir  diminuer  ou  se  tarir  la  source  des  cadeaux  J 

Pour  comprendre  comment  de  pareils  faits  peuvent  se  produire 
malgré  les  règlemens  qui  régissent  la  profession  nourricière,  il  faut 
savoir  à  combien  de  fraudes,  de  ruses,  de  mensonges,  se  livre  un 
bon  nombre  de  femmes  auxquelles  tant  de  familles  confient  aveu- 
glément leurs  enfans.  Un  certificat  du  maire  de  la  commune  habitée 
par  la  nourrice  doit  indiquer  la  date  exacte  de  la  naissance  de  son 
dernier-né;  mais,  outre  que  les  certificats  sont  parfois  délivrés  en 


384  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

blanc,  il  n'est  souvent  que  trop  facile  à  la  nourrice  d'obtenir,  sinon 
du  maire,  du  moins  du  secrétaire  de  la  mairie,  de  rajeunir  ou  de 
vieillir  son  lait.  C'est  ainsi  qu'une  femme  L...,  acquittée  par  la  cour 
d'assises  de  la  Seine,  avait  pu  affirmer  par  son  certificat  que  son 
dernier  enfant  était  âgé  de  dix  mois  alors  que  son  dernier  accouche- 
ment datait  de  six  ans.  Les  nourrices  ne  doivent  avoir  chacune  qu'un 
seul  nourrisson  :  combien  en  ont  à  la  fois  deux ,  trois  ou  même 
quatre  !  Pour  obtenir  le  certificat,  il  n'est  sorte  de  fraudes  auxquelles 
elles  n'aient  recours.  L'enfant  étranger  qu'elles  allaitent  n'est  pas  un 
nourrisson,  c'est  le  nouveau -né  d'une  voisine  malade  qu'elles  ont 
pris  par  charité,  c'est  un  enfant  qu'elles  ont  comme  pensionnaire; 
mais  il  a  é:-é  spécifié  qu'il  ne  doit  être  élevé  qu'au  biberon.  Le  cer- 
tificat qu'on  leur  délivre  sur  ces  explications  mensongères  a  pour 
résultat  d'amener  chez  elles  une  troisième  victime.  D'autres  fois 
certaines  femmes,  de  celles  surtout  qui  sont  en  relation  directe  avec 
les  familles,  prennent  plusieurs  nourrissons  à  Paris  pour  les  distri- 
buer ensuite  à  des  voisines  moyennant  une  légère  redevance. 

Hâtons-nous  de  le  dire,  à  côté  des  mauvaises  nourrices,  trop  nom- 
breuses, il  en  est  quelques-unes  d'excellentes  et  qui  sont  pour  leurs 
nourrissons  de  véritables  mères.  «  Que  de  fois,  dit  M.  Brochard, 
qu'on  ne  saurait  trop  citer,  car  il  joint  au  mérite  de  la  franchise 
l'autorité  d'un  témoin  oculaire,  que  de  fois  j'ai  vu  des  nourrices  don- 
ner à  des  nourrissons  les  vêtemens  de  leurs  propres  enfans!  que  de 
fois  j'en  ai  vu  nourrir  des  mois  entiers  des  enfans  dont  les  termes 
n'étaient  pas  payés,  ne  voulant  pas  les  sevrer  prématurément,  ne 
voulant  pas  d'un  autre  côté  les  reconduire  à  Paris  de  peur  qu'ils 
n'y  fussent  pas  aussi  heureux  qu'ils  l'étaient  chez  elles!  J'ai  vu  de 
ces  femmes  ne  pas  craindre  d'augmenter  leurs  propres  charges  et 
adopter  le  nourrisson  qu'elles  avaient  élevé,  plutôt  que  de  le  laisser 
mettre  aux  enfans  trouvés.  Le  petit  Parisien  continuait  à  faire  partie 
de  la  famille  et  occupait  à  l'humble  foyer  le  même  rang  que  les 
autres  enfans  de  la  nourrice.  »  Si  de  pareils  faits  étaient  fréquens, 
on  pourrait  peut-être  compter  sur  la  saine  contagion  des  bons  exem- 
ples; malheureusement  il  n'en  est  pas  ainsi,  et  nous  devons  chercher 
quels  sont  les  moyens  de  diminuer  les  ravages  qu'exerce  l'industrie 
nourricière  et  de  protéger  efficacement  la  vie  des  nouveau-nés  contre 
tant  de  causes  de  maladie  et  de  mort. 

III. 

Dans  cette  longue  discussion  qui,  depuis  près  de  quatre  ans,  s'a- 
gite à  l'Académie  de  médecine,  deux  systèmes  principaux  ont  été 
préconisés  et  se  partagent  les  suffrages.  L'un,  celui  de  la  réglemen- 
tation à  outrance,  a  été  proposé  par  la  commission,  et  surtout^  par 


LA   MORTALITÉ   DES    ENFANS.  385 

M.  Devillers;  l'autre,  celai  du  laisser-faire,  a  eu  pour  principal  dé- 
fenseur M.  Fauvel.  La  vérité  pratique  ne  nous  paraît  être  ni  dans 
l'un  ni  dans  l'autre  système,  mais  elle  est  moins  encore  dans  le 
premier  que  dans  le  second. 

Si  l'étude  du  passé  nous  apprend  quelque  chose,  c'est  précisé- 
ment l'insufTisance,  pour  ne  pas  dire  l'inutilité  de  la  réglementation. 
Ni  les  ordonnances  du  roi  Jean,  ni  les  arrêts  du  parlement,  ni  les 
lettres  patentes  de  Louis  XIII  et  de  Louis  XIV,  ni  les  règlemens  de 
police,  n'ont  pu  empêcher  le  mal;  monopole  au  profit  de  quelques 
industriels,  monopole  de  l'état  au  profit  de  tous,  concurrence  sur- 
veillée, tout  a  échoué.  Un  seul  remède  nous  reste,  mais  celui-là 
énergique  et  digne  du  xix*=  siècle  ;  il  faut  que  tous  connaissent  la 
vérité,  que  tous  apprécient  la  portée  et  l'étendue  du  mal,  que  tous 
comprennent  que,  s'il  est  de  leur  intérêt  de  le  combattre,  on  ne 
peut  l'atténuer  ou  le  faire  disparaître  que  par  un  concours  commun. 
Or  ce  qui  l'a  fait  naître,  ce  qui  l'entretient,  c'est  la  funeste  habi- 
tude de  recourir  à  l'allaitement  mercenaire.  Il  y  a  peu  de  bonnes 
nourrices,  il  en  est  beaucoup  de  médiocres,  et  plus  encore  de  mau- 
vaises. Pour  supprimer  ces  dernières,  il  faut  les  rendre  inutiles  en 
proportionnant  les  besoins  aux  ressources,  en  mettant  en  rapport 
l'offre  et  la  demande;  pour  cela,  il  n'est  qu'un  seul  moyen  :  arriver 
à  ce  qu'un  plus  grand  nombre  de  mères  nourrissent  leurs  enfans, 
remettre  en  honneur  dans  la  population  parisienne  l'allaitement  par 
la  mère. 

Lorsqu'une  femme  est  devenue  mère,  son  devoir  est  de  nourrir 
elle-même  son  enfant  :  tel  est  le  principe  que  nous  devons  poser 
tout  d'abord.  Malheureusement  il  faut  certaines  conditions  de  for- 
tune ou  de  santé  qui  ne  se  rencontrent  pas  toujours.  Telle  femme 
possède  les  ressources  que  donne  la  richesse,  mais  sa  constitution 
délicate  semble  lui  rendre  difficile  ou  dangereux  l'accomplissement 
des  devoirs  maternels;  l'autre  est  riche  de  santé,  mais  elle  doit 
vivre  de  son  travail,  et  l'allaitement  d'un  enfant  est  incompatible 
avec  ses  occupations  journalières.  Ce  que  nous  voulons  montrer, 
c'est  que  ces  obstacles ,  qu'on  s'exagère  trop  facilement,  se  voient 
dans  la  pratique  beaucoup  moins  souvent  qu'on  ne  le  supposerait 
d'après  la  fréquence  de  l'allaitement  mercenaire. 

A  Paris,  parmi  les  femmes  de  la  classe  riche  ou  aisée,  il  en  est 
peu  qui  nourrissent  elles-mêmes  leurs  enfans.  Les  motifs  de  cette 
abstention  sont  nombreux;  le  moins  bien  fondé  et  cependant  un  des 
plus  puissans  est  malheureusement  celui-ci  :  ce  n'est  pas  l'usage, 
ou,  si  l'on  veut,  la  mode.  A  cela  nous  n'avons  rien  à  opposer,  rien, 
si  ce  n'est  l'intérêt  de  l'enfant,  argument  auquel  ne  saurait  rester 
insensible  le  cœur  d'une  jeune  mère.  Sans  doute  la  nourrice  sur 

TOME  LXXX.VI.  —  1870-  25 


386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lieu  n'offre  pas  les  inconvéniens  d'une  nourrice  à  la  campagne,  et  il 
sera  souvent  préférable  pour  l'enfant  d'être  nourri  par  une  étran- 
gère sous  les  yeux  de  sa  mère,  lorsque  celle-ci  sera  d'une  santé 
délicate,  qu'elle  aura  peu  de  lait,  ou  même  lorsqu'elle  ne  voudra 
pas  sacrifier  à  ses  devoirs  les  plaisirs  ou  mieux  les  fatigues  des 
bals,  des  soirées,  des  réunions  du  monde;  mais  dans  toute  autre 
circonsta,nce  des  soins  rémunérés  ne  vaudront  jamais  ceux  qu'in- 
spire l'amour  maternel  éclairé  par  l'éducation. 

Les  motifs  qui  s'opposent  à  l'allaitement  maternel  sont  sou- 
vent beaucoup  moins  sérieux.  Si  l'amour  de  la  mère  commence 
dès  la  naissance  de  l'enfant,  la  tendresse  paternelle  ne  s'éveille  que 
plus  tard.  11  faut  que  l'enfant  cesse  d'être  une  intelligence  humaine 
à  l'état  d'ébauche;  il  faut  qu'il  sache  distinguer  son  père  d'avec  les 
autres  personnes  qui  l'entourent,  qu'il  sache  lui  garder  ses  sourires, 
qu'il  puisse  lui  tendre  ses  petits  bras  :  aussi  le  mari  est-il  en  général 
peu  soucieux  de  se  donner  des  ennuis  auxquels  il  ne  trouve  aucune 
compensation.  Il  craint  pour  sa  femme  les  fatigues,  les  maladies; 
il  lui  semble  pénible  de  la  priver  et  de  se  priver  lui-même  des 
plaisirs  du  monde  :  aussi  son  avis  formel  est-il  presque  toujours 
de  laisser  à  une  nourrice  le  soin  d'allaiter.  Si  la  mère  partage 
les  mêmes  sentimens,  ou  si  elle  est  à  peu  près  indifférente,  il  n'y 
a  pas  de  discussion  sérieuse,  on  prend  une  nourrice;  mais,  si  la 
femme  a  le  ferme  désir  de  remplir  tous  ses  devoirs,  le  mari  en  ap- 
pelle à  l'autorilé  du  médecin,  et  celui-ci,  il  faut  l'avouer,  lui  vient 
trop  souvent  et  trop  facilement  en  aide.  La  mh'e  renonce  à  un  es- 
poir longtemps  caressé,  et  elle  y  renonce  pour  toujours,  car  elle  ne 
veut  pas  créer  d'inégalité  dans  sa  jeune  famille,  et,  n'ayant  point 
allaité  son  premier-né,  elle  ne  croit  pas  devoir  nourrir  au'-un  autre 
de  ses  enfans.  Que  les  jeunes  mères  se  pénètrent  bien  de  cette  vé- 
rité :  on  exagère  beaucoup  auprès  d'elles  les  inconvéniens,  les  dan- 
gers de  l'allaitement.  Pénible,  très  douloureux  parfois  dans  les  pre- 
miers jours,  il  est  ensuite  facilement  supporté,  et  quand  on  veut, 
quand  on  peut  se  conformer  aux  règles  de  l'hygiène,  éviter  les  fatigues 
inutiles,  se  donner  une  bonne  alimentation,  régler  l'appétit  du  nou- 
veau-né, loin  de  s'altérer,  la  santé  se  consolide,  s'améliore,  et  même 
à  Paris  il  est  peu  de  femmes  qui  ne  puissent  nourrir  leur  enfant. 

La  question  la  plus  difficile  à  résoudre  est  aussi  celle  qui  se  pré- 
sente le  plus  souvent.  La  mère  est  une  jeune  femme  délicate,  comme 
presque  toutes  les  femmes  du  monde,  comme  beaucoup  de  Pari- 
siennes; son  lait  n'est  que  d'une  abondance  médiocre,  les  ressources 
pécuniaires  du  ménage,  l'exiguïté  de  l'appartement,  ne  permettent 
pas  de  prendre  une  nourrice  sur  lieu  :  il  faut  ou  envoyer  l'enfant  à 
la  campagne  ou  se  résoudre  à  l'éventualité  d'avoir  à  combiner  l'al- 
laitement naturel  et  l'allaitement  au  biberon.  En  présence  de  cette 


LA  MORTALITÉ  DES  ENFANS.  387 

alternative,  nous  ne  balançons  pas  à  répondre  :  Les  dangers  de  l'in- 
dustrie nourricière  sont  tels  qu'il  ne  faut  pas  hésiter  à  garder  l'en- 
fant, même  en  faisant  usage,  dans  une  assez  large  mesure,  de  l'al- 
laitement artificiel. 

Pour  justifier  cette  opinion,  quelques  courtes  explications  sont 
nécessaires.  L'allaitement  artificiel  et  l'alimentation  prématurée  sont 
deux  choses  qu'il  faut  bien  se  garder  de  confondre.  Donner  à  l'en- 
fant du  lait  au  moyen  d'un  biberon,  le  faire  allaiter  par  une  chèvre, 
c'est  faire  de  l'allaitement  artificiel;  le  nourrir  de  trop  bonne  heure 
de  soupes  ou  de  boiiiUies,  c'est  faire  de  l'alimentation  prématurée. 
Celle-ci  est  toujours  dangereuse.  Dans  les  quatre  ou  cinq  premiers 
mois  de  la  vie,  les  organes  digestifs  de  l'enfant  ne  sont  destinés  à 
digérer  que  du  lait;  c'est  là  pour  lui  une  nourriture  spéciale,  la  seule 
qu'il  doive  recevoir.  Si  l'on  agit  autrement,  son  estomac  se  fatigue, 
des  troubles  digestifs  apparaissent,  l'enfant  maigrit,  perd  de  son  poids 
et  succombe  souvent,  alors  même  qu'en  présence  du  danger  devenu 
évident  on  revient,  mais  trop  tard,  à  l'allaitement  naturel.  Telle  est 
malheureusement  la  pratique  des  campagnes ,  telle  est  l'alimenta- 
tion à  laquelle  ont  recours  tant  de  nourrices,  et  si  leur  propre  enfan 
robuste,  vigoureux,  parvient  de  temps  en  temps  à  résister,  le  nour- 
risson, né  à  Paris,  chétif,  afiaibli  déjà  par  les  fatigues  du  voyage  et 
par  l'irrégularité  de  l'alimentation  dans  les  premiers,  jours  ne  tarde 
point  à  succomber.  Que,  vers  le  quatrième  ou  cinquième  mois,  on 
donne  chaque  jour  à  l'enfant  un  potage,  une  bouillie  légère,  rien 
de  mieux ,  puisque  sans  nuire  à  sa  santé  on  se  précautionne  contre 
l'éventualité  d'une  indisposition  qui  pour  deux  ou  trois  jours  prive- 
rait la  nourrice  de  son  lait,  mais  c'est  seulement  dans  ces  limites 
restreintes  qu'on  peut  admettre  l'alimentation  prématurée;  hors  de 
là,  elle  est  fatale. 

L'allaitement  artificiel  est  regardé  par  presque  tous  les  médecins 
comme  absolament  nuisible.  Il  y  a  sur  ce  point  une  exagération  évi- 
dente qui  tient  à  cette  circonstance,  que  les  effets  n'en  ont  guère  été 
étudiés  que  dans  les  hôpitaux  sur  des  enfans  confiés  ou  abandonnés 
à  la  charité  publique,  ou  dans  les  campagnes  sur  des  nourrissons 
pour  lesquels  le  manque  de  soins  et  l'alimentation  prématurée  vien- 
nent joindre  leurs  dangers  à  ceux  d'une  alimentation  artificielle  mal 
conçue,  mal  dirigée.  Ancien  chirurgien  de  l'hospice  des  enfans 
assistés,  nous  sommes  malheureusement  aussi  éclairé  que  qui  que 
ce  soit  sur  les  inconvéniens,  sur  les  périls  de  l'allaitement  au  bi- 
beron; combien  d'enfans  sont  morts  alors  que  nous  les  aurions 
sauvés,  s'il  avait  été  en  notre  pouvoir  de  leur  donner  une  bonne 
nourrice!  Si  l'on  veut  apprécier  à  sa  juste  valeur  la  question  de 
l'allaitement  artificiel,  il  faut  établir  ici  une  distinction  importante. 
Lorsque  des  nouveau-nés  sont  réunis  en  grand  nombre  dans  un 


388  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

même  appartement,  dans  une  même  salle  d'hôpital,  il  se  crée  au- 
tour d'eux  une  atmosphère  viciée,  préjudiciable  à  leur  santé.  Si  ces 
malheureux  petits  êtres  ont  déjà  souffert  de  la  faim  par  le  fait  même 
des  formalités  nécessaires  pour  l'abandon,  si  surtout  ils  sont  déjà 
malades  (et  c'était  le  cas  pour  ceux  de  nos  infirmeries),  si  enfin  l'ali- 
mentation artificielle  n'est  pas  donnée  avec  le  plus  grand  soin,  si  elle 
n'est  pas  entourée  d'extrêmes  et  minutieuses  précautions,  les  enfans 
nourris  au  bibaron  succombent  en  grand  nombre.  Aux  enfans  reçus 
dans  nos  hôpitaux,  il  faut  des  nourrices,  comme  il  en  faut  aussi  à 
ceux  qui  sont  faibles  et  chétifs  dès  leur  naissance;  mais  tel  n'est 
pas  le  cas  ordinaire,  et  beaucoup  d'enfans  peuvent  supporter  l'allai- 
tement au  biberon,  à  la  condition  toutefois  que  cette  pratique  ne 
soit  pas  confiée  à  des  mains  incapables.  Si  l'instrument  n'est  point 
tenu  dans  un  état  de  propreté  extrême,  le  lait  qui  séjourne  dans  le 
vase,  qui  s'infiltre  dans  les  fissures  du  bois  de  la  têtière,  s'acidifie, 
altère  le  lait  nouveau  qu'on  introduit  dans  le  biberon,  et  l'enfant  ne 
boit  qu'un  liquide  irritant,  laxatif,  qui  a  sur  sa  santé  les  plus  dé- 
plorables effets.  Le  biberon  à  bout  d'ivoire  souple,  dont  chaque 
pièce  peut  et  doit  être  nettoyée  après  chaque  repas,  met  à  l'abri  de 
ces  incon venions;  en  un  mot,  l'allaitement  artificiel  est  sans  danger 
pour  beaucoup  d'enfans,  à  la  condition  que  ce  soit  une  personne 
soigneuse,  dévouée,  qui  en  soit  chargée ,  à  défaut  de  la  mère  qui, 
mieux  que  toute  autre,  puisera  dans  sa  tendresse  la  patience  néces- 
saire pour  bien  remplir  ces  délicates  fonctions.  Lors  donc  qu'une 
mère  bien  portante,  mais  un  peu  'lélicate  et  n'ayant  qu'une  quan- 
tité de  lait  même  médiocre,  se  trouvera  dans  la  situation  où  sont 
tant  de  femmes  qui  placent  aujourd'hui  leur  enfant  à  la  campagne, 
elle  saura  qu'elle  lui  fait  courir  moins  de  danger  en  le  gardant  au- 
près d'elle,  lui  donnant  le  sein  dans  la  journée  et  lui  faisant  don- 
ner le  biberon  la  nuit  par  une  personne  intelligente  et  zélée. 

Quant  aux  femmes  qui  n'ont  pas  de  lait,  ou  dont  les  organes  de 
la  lactation  sont  mal  conformés,  on  ne  peut  leur  conseiller  l'allaite- 
ment artificiel  seul  que  dans  les  cas  où  elles  ne  pourraient  se  pro- 
curer une  nourrice  digne  de  toute  confiance;  mais,  que  l'on  ait  re- 
cours à  l'allaitement  artificiel  complet  ou  à  l'allaitement  mixte,  il 
faut  que  la  mère  se  décide  pour  une  pratique  qui  peu  à  peu  devra 
entrer  dans  nos  mœurs  :  il  faut  que  tous  les  huit  jours  elle  pèse  son 
enfant,  et  si,  au  lieu  de  gagner  du  poids,  il  reste  stalionnaire,  si 
surtout  il  en  perd,  elle  devra  immédiatement  renoncer  à  l'allaite- 
ment mixte  et  lui  donner  une  bonne  nourrice. 

La  mise  en  nourrice  a  souvent  pour  cause  la  difficulté  pour  la 
mère  de  quitter  son  bureau,  son  comptoir,  ses  occupations  pour  al- 
laiter l'enfant.  11  est  rare  que  ces  difficultés  soient  assez  grandes 
pour  constituer  une  impossibilité,  et,  prévenues  des  dangers  qu'elles 


LA  MORTALITÉ  DES  ENFANS.  389 

feraient  courir  à  leur  enfant  en  le  confiant  à  une  nourrice  de  la 
campagne,  bien  des  mères  surmonteraient  les  obstacles  et  sauraient 
elles-mêmes  nourrir  celui  dont  elles  ne  se  séparent  qu'à  regret; 
mais,  pour  éclairer  toutes  les  mères  sur  les  périls  de  l'industrie 
nourricière,  pour  les  engager  à  nourrir  elles-mêmes,  il  faut  leur 
faire  connaître  la  vérité.  11  serait  donc  à  souhaiter  qu'une  instruc- 
tion détaillée,  comprenant  des  conseils  sur  la  mise  en  nourrice,  sur 
l'alimentation  et  l'hygiène  des  enfans,  fût  remise  par  les  employés 
de  l'état  civil  à  toute  personne  venant  faire  à  la  mairie  une  décla- 
ration de  naissance. 

Quelques  femmes,  un  trop  grand  nombre  même,  sont  tout  à  fait 
privées  de  ressources  pécuniaires,  elles  sont  obligées  de  travailler 
et  souvent  hors  de  chez  elles  pour  gagner  le  pain  de  la  famille;  elles 
ne  peuvent  conserver  et  allaiter  leur  nouveau-né,  qu'elles  envoient 
à  la  campagne  le  plus  souvent  par  l'intermédiaire  du  grand  bu- 
reau. Pour  elles,  il  faut  mettre  en  pratique  l'idée  de  M.  Fauvel, 
réalisée  depuis  longtemps  à  Mulhouse,  dans  cette  Alsace  protes- 
tante qui  peut  servir  de  modèle  à  toute  la  France  quand  il  s'agit 
de  lutter  sur  le  terrain  de  l'instruction  et  de  l'esprit  d'initiative  : 
il  faut  qu'une  indemnité  pécuniaire  soit  donnée  à  l'ouvrière  qui 
conserve  auprès  d'elle  et  allaite  son  enfant.  La  mesure  n'est  pas 
d'une  diflicLilté  bien  gi'ande,  car  c'est  surtout  à  Paris  et  dans  les 
grandes  villes  qu'elle  aurait  lieu  d'être  appliquée,  et  l'exécution 
pourrait  en  être  confiée  momentanément  aux  bureaux  de  bienfai- 
sance; nous  disons  momentanément,  car  il  est  temps  que  nous  sa- 
chions combattre  par  nous-mêmes  les  funestes  effets  de  l'ignorance  et 
de  la  misère.  Il  est  temps  que  la  charité  privée  cesse  de  s'égarer  en 
aumônes  données  sans  discernement  et  souvent  mal  employées;  sui- 
vons l'exemple  de  l'Angleterre,  sachons,  en  dehors  de  toute  inter- 
vention gouvernementale,  par  des  associations  charitables  librement 
formées,  faire  converger  vers  le  bien,  notre  but  à  tous,  les  efforts 
individuels,  qui  restent  stériles  quand  ils  sont  isolés. 

Quoi  qu'on  fasse  cependant,  beaucoup  de  femmes  seront  dans  la 
nécessité  d'envoyer  leurs  enfans  en  nourrice.  Peut-on  espérer  pré- 
venir les  abus  par  des  règlemens  rigoureux?  faut-il  donner  à  l'état 
la  surveillance  ou  même  le  monopole  de  l'industrie  nourricière?  faut- 
il  n'accepter  que  les  nourrices  agréées  par  l'administration?  Telle 
ne  saurait  être  notre  opinion.  L'état  n'a  pas  qualité  pour  tenir  chaque 
citoyen  en  tutelle;  il  doit,  par  ses  conseils,  le  garantir  de  certains 
périls,  il  doit  lui  donner  les  moyens  de  les  éviter,  il  n'est  pas  chargé 
de  le  sauver  malgré  lui.  Nous  ne  pouvons  donc  vouloir  que  l'état 
empêche  un  père  de  famille  de  confier  son  enfant  à  la  nourrice  qu'il 
lui  a  plu  de  choisir,  cette  nourrice  n'offrît-elle  pas  toutes  les  garan- 
ties désirables  ;  mais,  si  l'état  ne  doit  pas  porter  atteinte  à  l'autorité 


390  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

paternelle  contenue  clans  les  limites  de  la  raison,  il  a  le  droit  et  le 
devoir  de  surveiller  les  industries  qui  peuven  têtre  préjudiciables  à 
la  santé  publique,  surtout  quand  ces  industries  ne  s'exercent  qu'en 
vertu  d'une  autorisation  administrative.  Toute  nourrice  placée  par 
les  bureaux,  toute  femme  allaitant,  moyennant  salaire,  un  enfant 
autre  que  le  sien  peut  être  et  doit  être  surveillée.  Tels  sont  les  prin- 
cipes, voyons  les  conséquences. 

Théoriquement  l'ordonnance  de  18Zi2  est  bonne;  il  faut  peu  de 
chose  pour  la  rendre  excellente  dans  la  pratique.  Le  bureau  cle  l'ad- 
ministration de  l'assistance  publique,  dont  MM.  Vée  et  Husson  eux- 
mêmes  avaient  naguère  proposé  la  suppression ,  pourrait  être  con- 
servé pour  les  placemens  d'enfans  indigens.  Les  petiîs  bureaux 
seraient  aussi  maintenus;  mais,  comme  chacun  doit  être  responsable 
de  ses  engagemens  et  de  ses  actes,  les  loueurs  de  nourrices,  puis- 
qu'ils se  portent  garans  d'une  bonne  et  sérieuse  surveillance,  doivent 
être  rendus  pécuniairement  responsables  des  dommages  et  intérêts 
auxquels  pourraient  être  condamnées  les  nourrices,  toujours  insol- 
vables, en  cas  de  non-exécution  du  contrat  de  louage  tel  qu'il  a  été 
conclu,  ou  d'accidens  arrivés  par  leur  faute  aux  nourrissons.  C'est 
le  meilleur,  sinon  le  seul  moyen,  d'empêcher  les  fraudes  de  la  part 
de  ceux  qui  font  le  commerce  des  nourrices.  L'enfant  du  pauvre, 
du  paysan,  ne  doit  pas  payer  de  sa  vie  l'allaitement  rétribué  donné 
par  sa  mère  à  un  enfant  étranger.  Une  femme  ne  saurait  donc  être 
autorisée  à  prendre  un  nourrisson  et  à  se  placer  comme  nourrice 
sans  produire  un  certificat  obtenu  sous  la  responsabilité  du  maire 
et  attestant  que  son  enfant  est  âgé  de  sept  mois  au  moins  et  d'un 
an  au  plus.  Le  certificat  médical  serait  délivré,  pour  Paris,  à  la 
préfecture  de  police,  partout  ailleurs  par  un  médecin  désigné  par 
l'administration. 

Telle  est  à  peu  près  dans  l'organisation  de  l'industrie  nourricière 
la  part  qui  revient  à  l'autorité.  Cette  part  ne  peut  être  complète- 
ment supprimée.  Si  nous  vivons  en  société,  si  nous  supportons  des 
charges  communes,  si  nous  nous  soumettons  aux  mêmes  lois,  c'est 
afin  de  profiter  des  avantages  que  donne  à  tous  la  concentration,  la 
direction  des  efforts  industriels  vers  un  but  d'intérêt  général.  Ce 
que  nous  pouvons,  ce  que  nous  devons  faire,  c'est  de  diminuer  le 
plus  possible  la  part  d'action  qui  appartient  à  ceux  que  nous  avons 
chargés  d'agir  pour  nous,  c'est  de  les  aider  dans  la  Hmite  de  nos 
forces,  c'est  enfin  d'agir  avec  eux,  d'agir  pour  eux,  en  un  mot  d'a- 
gir nous-mêmes.  Les  nourrices  ont  besoin  d'être  surveillées,  elles 
ne  peuvent  l'être  efficacement  que  si  tous  se  chargent  de  la  sur- 
veillance. Pour  cela,  que  faut-il  faire?  11  faut  que  des  sociétés  ma- 
ternelles, des  sociétés  protectrices  de  l'enfance  se  forment  dans  tous 
les  chefs-lieux  de  nos  départemens,  que  chaque  commune  où  il  y 


LA  MORTALITÉ  DES  ENFANS.  391 

a  des  nourrices  ait  son  comité  local,  composé  du  maire,  du  curé,  du 
ministre  protestant,  de  l'instituteur;  quel  est  celui  d'entre  eux  qui 
refuserait  d'en  faire  partie?  Il  faut  que  nos  mères,  nos  sœurs,  nos 
femmes  qui  habitent  la  campagne  pendant  toute  l'année,  ou  seule- 
ment pendant  la  belle  saison,  prennent  part  à  la  tâche;  leur  cœur  ne 
peut  rester  insensible  aux  dangers  des  pauvres  enfans,  aux  inquié- 
tudes des  mères.  Pour  rendre  cette  surveillance  possible,  il  faut 
qu'on  sache  dans  chaque  commune  quelles  sont  les  femmes  ayant 
des  nourrissons.  Il  suffît,  pour  arriver  à  ce  résultat,  d'une  simple 
modification  à  l'ordonnance  de  1842.  Au  lieu  de  remettre  au  maire 
le  certificat  qui  établit  l'état  civil  du  jeune  pensionnaire,  il  faut  que 
la  nourrice  fasse  inscrire  à  la  mairie  du  lieu  où  elle  habite,  et  sur  un 
registre  spécial,  le  nom,  les  prénoms,  l'âge  de  l'enfant,  les  noms  et 
le  domicile  des  parens.  Quoi  de  plus  légal,  puisque  l'enfant  devient 
momentanément  citoyen  de  la  commune?  Le  curé,  le  maire,  l'insti- 
tuteur, les  dames  membres  des  sociétés  protectrices,  habitant  le 
village  ou  les  environs,  vont  à  la  mairie,  consultent  le  registre,  sa- 
vent que  telle  femme  a  un  nourrisson.  Ils  vont  la  voir,  s'assurent 
de  l'état  de  l'enfant;  si  quelque  chose  leur  paraît  défectueux,  ils 
aident  la  nourrice  de  leurs  conseils;  si  leur  conseil  est  repoussé,  s'il 
leur  semble  qu'il  y  a  péril,  ils  préviennent  soit  directement  les  pa- 
rens, soit  le  comité  d'arrondissement  ou  le  comité  départemental. 
Ceux-ci  avertissent  la  famille,  et  c'est  à  elle  qu'appartient  la  res- 
ponsabilité morale  des  résultats,  c'est  à  elle  dès  lors  qu'incombe  le 
devoir  de  sauver  l'enfant. 

C'est  dans  cette  voie  que  nous  paraît  être  la  solution  du  problème 
si  grave  et  si  difficile  de  l'industrie  nourricière.  Nous  pouvons  ne 
perdre  que  douze  enfans  sur  cent;  il  faut  que  ce  résultat  soit  atteint. 
Pour  l'obtenir,  il  importe  que  la  vérité  soit  connue  de  tous,  que  tous 
comprennent  la  nécessité  d'agir;  il  faut  que  tous  s'unissent,  car,  si 
l'union  fait  la  force,  c'est  surtout  quand  le  lien  commun  est  l'amour 
maternel,  quand  le  but  est  le  salut  de  nos  enfans.  Cinq  siècles  d'ex- 
périence ont  proclamé  l'insuffisance  absolue  de  la  réglementation 
abandonnée  à  l'administration  seule;  le  xix*"  siècle  a  montré  ce  que 
peut  l'initiative  individuelle  éclairée  par  l'instruction,  guidée  par 
l'amour  du  bien,  fortifiée  par  la  libre  association  des  efforts  collec- 
tifs. Mettons-nous  à  l'œuvre;  la  tâche  est  difficile,  mais  elle  peut 
être  accomplie,  et  la  récompense  sera  d'avoir  sauvé  chaque  année  en 
France  la  vie  de  cinquante  mille  enfans. 

LÉON  Le  Fort. 


IMPRESSIONS 

DE  VOYAGE    ET   D'ART 


IL 

LES   ÉGLISES   DE   ROME.  —  MICHEL-ANGE  DE  CARAVAGE. 


I.    —    SAINT-JEAN     DE     LATRAN. 

Saint-Jean  de  Latran  est  la  première  église  que  l'on  devrait  visi- 
ter, si,  pour  voir  Rome,  on  suivait  une  méthode  logique,  que  je  ne 
conseille  d'ailleurs  à  personne  d'adopter.  Sous  le  rapport  des  arts, 
cette  église  n'est  pas  cependant  au  nombre  des  plus  riches  de  Rome, 
mais  c'est  celle  qui  réveille  les  souvenirs  les  plus  imposans  et  les 
plus  vénérables.  La  véritable  basilique  de  la  tradition  du  pouvoir 
catholique,  ce  n'est  pas  Saint-Pierre,  c'est  Saint-Jean  de  Latran. 
Saint-Jean  de  Latran  est  né  le  jour  même  où  le  christianisme  célé- 
brait sa  victoire  définitive  sur  le  monde,  car  c'est  Constantin  qui  en 
jeta  les  fondemens  dans  son  propre  palais,  et  c'est  là  qu'en  sou- 
venir de  cette  grande  origine  chaque  nouveau  pape  vient  prendre 
possession  du  trône  pontifical.  Cette  basilique  parle  encore  avec  élo- 
quence d'un  autre  grand  événement  d'un  extrême  intérêt  pour  tout 
Français  lettré  et  qui  a  quelque  sentiment  de  l'histoire  nationale. 
De  la  vieille  basilique  de  Constantin,  il  ne  reste  plus  en  effet  que 
l'emplacement;  l'église  qui  se  dresse  avec  un  aspect  de  palais  de- 
vant l'un  des  plus  beaux  paysages  qu'il  y  ait  au  monde  sortit  de 
terre  dans  les  premières  années  du  séjour  des  papes  à  Avignon,  et 
deux  monumens  d'art,  une  fresque,  un  tombeau,  y  gardent  la  mé- 


IMPRESSIONS   DE   VOYAGE    ET   d'aRT.  393 

moire  des  deux  pontifes  qui  furent  le  principe  et  la  fin  du  long  exil 
de  la  papauté.  La  fresque,  attribuée  à  Giotto,  nous  présente  l'image 
du  pape  Gaetani,  Boniface  VIII;  le  tombeau  est  celui  du  pape  Co- 
lonna,  Martin  V,  sous  lequel  finit  la  captivité  de  Babylone. 

En  contemplant  cette  basilique,  il  m'est  venu  la  rêverie  assez  sin- 
gulière que  l'humanité  était  encore  bien  plus  ignorante  qu'on  ne  le 
croyait.  Non-seulement  les  hommes  retiennent  difficilement  le  sou- 
venir du  passé,  non-seulement  l'avenir  est  lettre  close  devant  leurs 
yeux,  mais  ils  ne  comprennent  presque  jamais  le  présent  et  n'éprou- 
vent presque  jamais  les  sentimens  que  devraient  logiquement  in- 
spirer les  événemens  auxquels  ils  assistent.  L'histoire  de  Saint-Jean 
de  Latran  en  est  la  preuve.  Il  y  eut  un  jour  dans  notre  passé  où  le 
souverain  de  la  France,  —  lequel  par  pai-enthèse  compte  parmi  ses 
titres  celui  de  chanoine  de  Saint-Jean  de  Latran,  —  réussit,  par  une 
série  de  coups  politiques  d'une  audace  sans  exemple,  à  mettre  les 
clés  de  l'église  dans  sa  poche  et  à  déplacer  le  siège  du  pouvoir 
pontifical.  Or,  au  moment  même  où  l'instrument  de  Philippe  le  Bel, 
Bertrand  de  Gouth,  commençait  la  longue  séquestration  du  saint- 
siége  à  Avignon  et  la  série  de  nos  papes  français,  la  vieille  basi- 
lique de  Saint -Jean  de  Latran  fut  consumée  par  l'incendie.  Eh 
bien!  il  me  semble  que,  si  j'avais  été  un  Romain  de  cette  époque, 
cet  accident  m'aurait  douloureusement  fait  rêver.  Sans  trop  de  su- 
perstition, les  Romains  d'alors  auraient  pu  croire  que  c'en  était  fini 
pour  jamais.  Eh  quoi!  au  moment  même  où  commençait  cette  émi- 
gration du  souverain  pontificat,  l'antique  témoin  de  l'établissement 
politique  du  christianisme  à  Rome,  la  Mater  ecclesia,  caput  orbis  et 
urbis,  disparaissait  aussi  !  Cette  coïncidence  étrange  n'était-elle  pas 
une  preuve  que  le  centre  dj  la  religion  était  pour  toujours  déplacé? 
Si  Dieu  n'avait  pas  permis  que  ce  monument  restât  debout  pour  ra- 
conter un  passé  brusquement  détruit,  c'est  que  sans  doute  ce  passé 
ne  devait  connaître  aucun  retour.  D'autre  part,  il  me  semble  que,  si 
j'avais  été  ministre  de  Philippe  le  Bel,  j'aurais  été  très  frappé  de 
cet  événement,  et  que  je  l'aurais  regardé  comme  d'un  heureux  au- 
gure pour  le  succès  de  la  vilaine  action  qui  venait  d'être  consom- 
mée. On  pouvait  facilement  exploiter  cet  incendie  et  s'en  servir  pour 
persuader  aux  peuples  toute  sorte  de  choses  utiles  au  prince  et  à 
la  nation  française.  Dieu  détruisait  l'église  des  églises  au  moment 
même  où  le  roi  de  France  plaçait  la  papauté  à  portée  de  sa  main  ; 
n'était-ce  pas  la  preuve  évidente  qu'il  avait  condamné  Rome,  qu'il 
se  détournait  d'elle  et  voulait  transporter  son  église  hors  des  murs 
de  cette  ville  coupable  qui  l'avait  profanée?  Quel  thème  admirable 
pour  les  sortilèges  de  l'éloquence  !  En  outre,  comme  on  pouvait  déjà 
voir  venir  l'inique  procès  des  templiers,  rien  n'était  plus  facile  que 


39/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  découvrir  dans  cet  incendie  un  symbole  du  sort  qui  menaçait 
tous  les  hérétiques  et  les  simoniaques.  Eh  bien!  ni  les  Romains,  ni 
les  Français  d'alors  ne  connurent  aucun  de  ces  sentimens.  Les  Ro- 
mains ne  s'affligèrent  pas;  mais  avec  la  constance  qui  est  chez  eux 
traditionnelle  ils  se  remirent  aussitôt  à  reconstruire  leur  église- 
mère,  et  les  Français,  loin  de  comprendre  un  événement  si  favo- 
rable à  la  cause  de  Philippe  le  Bel,  envoyèrent  des  sommes  consi- 
dérables pour  la  rééditication,  qui  fut  commencée  sous  !e  pontificat 
même  du  triste  Clément  V. 

Une  fresque,  ai-je  dit,  conserve  le  souvenir  du  pontife  qui  fut  l'ori- 
gine de  c  jt  événement  célèbre.  Elle  représente  le  pape  Boniface  VIII 
proclamant  le  jubilé  de  l'ai}  1300,  le  fameux  jubilé  de  Dante.  On 
peut  garantir  la  ressemblance  de  cette  image  peinte  par  Giotto,  car 
elle  est  en  exact  rapport  avec  le  portrait  physique  que  nous  retrace 
l'histoire,  et  surtout  avec  l'âme  qu'elle  nous  présente.  Toute  la  per- 
sonne respire  la  force,  la  santé,  la  domination  et  l'orgueil.  Sur  ses 
lèvres  court  le  sourire  du  triomphe  et  de  l'ambition  satisfaite.  Il  vient 
d'effacer  le  pontificat  du  pieux  radoteur  Pierre  de  Morone,  il  se  pré- 
pare à  excommunier  les  Colonna  ses  ennemis,  il  a  reçu  la  soumission 
de  Frédéric  de  Sicile.  C'est  tout  à  fait  le  pontife  violent  et  politique 
que  dans  le  Dani.e  appelle  et  salue  du  fond  du  puits  des  simoniaques 
le  pape  Nicolas  III,  de  la  maison  des  Orsini.  Combien  différent  de  ce- 
lui qu'il  sera  quelques  années  plus  tard  lorsqu'il  entrera  dans  Ana- 
gni  entre  Nogaret  et  SciaiTa  Colonna,  souffleté,  abreuvé  de  fiel,  non 
plus  seulement  vicaire,  mais,  comme  le  dit  Dante,  représentation 
même  du  Christ,  et  qu'il  mourra  désespéré,  en  mordant  son  bâton 
pastoral!  Mais  des  documens  plus  certains  que  les  renseignemens 
de  l'histoire,  parce  qu'ils  sont  vivans  et  portent  chair  et  os,  nous 
garantissent  la  ressemblance  de  ce  portrait,  et  c'est  ici  que  l'on 
peut  voir  combien  le  type  des  races  se  conserve  longtemps.  L'image 
de  Giotto  date  des  dernières  années  du  xiii''  siècle,  et  aujourd'hui 
même  le  chef  actuel  de  la  famille  des  Gaetani  porte  très  reconnais- 
sables  les  traits  si  caractérisés  de  cet  illustre  ancêtre.  La  nature  a 
construit  ces  deux  visages  de  dates  si  éloignées  selon  les  lois  de  la 
même  architecture  simple  et  robuste;  voilà  bien,  les  mêmes  lignes 
nettes  et  fermes,  le  même  nez  droit  et  puissant,  la  même  forme  en 
quelque  sorte  classique  de  visage,  tant  elle  est  peu  compliquée. 
Pauvre  Boniface  VIII!  c'est  donc  à  cet  attentat  de  Philippe  le  Bel 
que  devait  aboutir  ce  triomphe  du  guelfisme  que  nous  avons  vu 
inaugurer  par  Innocent  IV!  Ainsi  l'église  de  Rome  n'avait  évité  le 
Charybde  de  la  maison  de  Souabe  que  pour  tomber  dans  le  Scylla 
de  la  maison  de  France.  Ainsi  la  papauté  n'avait  délivré  le  sol  ita- 
lien de  la  domination  allemande  que  pour  devenir  étrangère  elle- 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'arT.  395 

même;  ainsi  le  parti  guelfe  s'était  garrotté  lui-même  les  mains,  et 
le  protecteur  était  devenu  le  vassal  du  protégé  qu'il  avait  appelé  à  la 
domination.  Patience  cependant!  l'œuvre  est  solide,  et  triomphera 
des  revers  et  du  temps.  Au  bout  d'un  siècle,  la  papauté  reviendra 
de  son  exil,  plus  puissante,  raffermie  par  ce  long  échec  même,  car 
elle  reviendra  pour  être  à  jamais  cette  fois  le  patrimoine  exclu- 
sif des  Italiens,  et  c'est  là  ce  que  proclame  au  bas  de  l'autel  de  la 
confession  le  tombeau  du  pape  Martin  V.  Voilà  pour  la  vengeance 
de  l'église  générale;  quant  à  la  vengeance  plus  particulière  des  in- 
jures subies  par  Boniface,  de  l'outrage  d'Anagni,  du  soufflet  de  No- 
garet,  de  l'humiliante  captivité  dans  la  maison  des  Orsini,  elle  se 
fera  attendre  plus  longtemps,  mais  elle  viendra  à  son  heure.  Dans 
ces  maisons  qui.  vivent  de  si  longs  siècles,  le  vengeur  ne  manque 
jamais  de  se  rencontrer,  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard.  Celui  de 
Boniface  se  fit  attendre  trois  siècles  ;  il  eut  pour  nom  Henri,  cardi- 
nal Gaetani,  et  vous  le  trouverez  assis  sur  son  tombeau  de  marbre 
dans  la  chapelle  des  Gaetani,  à  cette  église  de  Sainte-Pudentienne 
dont  il  fut  le  titulaire,  et  qu'a  prise  aujourd'hui  sous  sa  protection  le 
jeune  cardinal  Bonaparte.  Il  nous  fit  tout  le  mal  qu'il  put  pendant 
nos  guerres  civiles  du  xvi^  siècle,  et  si  l'Espagne  ne  triompha  point 
d'Henri  IV,  la  faute  n'en  fut  pas  à  lui. 

Si  vous  êtes  sensible  à  la  piété  historique,  vous  ne  lirez  pas  sans 
quelque  intérêt  le  nom  d'une  awtre  illustre  victime  de  la  puissance 
et  de  la  politique,  Anne  de  La  Trémouille,  princesse  des  Ursins, 
morte,  elle  aussi,  désespérée  et  abandonnée  de  tous,  après  avoir 
été  presque  souveraine  de  l'Espagne.  Le  souvenir  d'une  femme  qui 
ne  fut  qu'ambition  serait  peu  fait  pour  toucher;  mais  il  se  trouve 
qu'une  multitude  de  philistins  sont  venus  salir  de  leurs  appellations 
patronymiques,  effacées  par  d'autres  sots,  la  plaque  de  marbre  où 
est  écrit  son  nom,  et  ces  ruades  de  baudets  humains  suffisent  pour 
changer  en  respect  ému  la  froide  attention  que  mériterait  seulement 
cette  inscription.  En  face  se  présente  la  superbe  chapelle  des  Corsini. 
Devant  la  fresque  de  Giotto,  nous  étions  contemporains  de  Dante;  ici, 
en  dépit  de  la  copie  en  mosaïque  du  Saint  André  Corsini  du  Guide 
qui  décore  l'autel,  nous  sommes  contemporains  de  Voltaire.  L'esprit 
de  piété  ne  trouve  guère  son  compte  dans  cette  chapelle,  où  rien  ne 
parle  fortement  des  sublimes  émotions  de  la  foi  :  la  froideur  de  l'in- 
crédulité glaçait  visiblement  les  âmes  assez  petites  des  artistes  qui 
la  décorèrent,  les  Lironi,  les  Maïni,  les  Philippe  Valle,  et  cependant 
il  s'en  dégage  un  ensemble  imposant,  quoi  qu'en  disent  certains 
connaisseurs  trop  difficiles  qui  ne  savent  jamais  consentir  à  accep- 
ter un  plaisir  qu'ils  ne  demandaient  pas  comme  compensation  de 
celui  qu'ils  cherchaient.  Deux  tombeaux  se  font  face  :  l'un  est  celui 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Clément  XII,  ce  Lorenzo  Gorsini  dont  l'irrévérencieux  président 
De  Brosses  a  raconté  si  plaisamment  la  mort;  l'autre  est  celui  du 
cardinal  jNeri  Gorsini,  beau  jeune  homme,  élégant,  à  l'air  cavalier 
et  galant,  et  qui  sous  sa  robe  de  prince  de  l'église  a  pu  faire  songer 
plus  d'une  Romaine.  En  regardant  ce  tombeau,  je  me  suis  rappelé 
que  Stendhal  a  très  finement  observé  qu'à  partir  d'une  certaine 
époque  les  tombeaux  romains  ont  souvent  l'air  d'être  une  épigramme 
contre  le  défunt.  Seulement  Stendhal  attribuait  cet  aspect  épigram- 
matique  à  la  gaucherie  ou  à  l'absence  d'inspiration  des  artistes, 
tandis  que  je  suis  très  porté  à  croire  que  ces  épigrammes  furent 
parfois  préméditées.  Depuis  la  fin  du  xvi^  siècle,  les  artistes  se  sont 
souvent  permis  à  la  sourdine  d'incroyables  facéties.  En  parlant  de 
Michel-Ange,  j'ai  déjà  eu  l'occasion  de  mentionner  la  formidable 
plaisanterie  du  Bacciccio  à  l'église  du  Gesù;  je  ne  dirai  pas  ce  que 
j'ai  aperçu  dans  le  personnage  du  démon,  qui  est  renversé  aux  pieds 
de  saint  Ignace,  à  l'église  de  Saint-Pierre.  Ici,  dans  ce  tombeau 
de  Neri  Gorsini,  l'épigramme  est  plus  enveloppée,  plus  fine,  mais 
très  saisissable  :  un  bel  enfant  figurant  un  génie  funèbre  est  de- 
bout au  pied  du  tombeau,  et  se  frotte  doucement  de  l'extrémité 
du  doigt  le  coin  d'un  œil  où  il  n'y  a  pas  une  larme.  Cette  simagrée 
de  douleur  a  l'air  de  dire  et  dit  en  effet  :  «  Ah  !  voyez  un  peu  comme 
nous  le  regrettons,  et  avec  quelle  âme  nous  le  pleurons!  »  Oui,  l'or- 
nementation de  cette  chapelle  est  d'un  goût  douteux,  un  style  no- 
blement rococo  y  règne  trop  en  maître  souverain,  les  sculptures  en 
sont  trop  précieuses  et  mignardes,  et  cependant  le  tout  laisse  une 
impression  de  magnificence  très  réelle.  Rarement,  à  mon  gré,  la 
grandeur  seigneuriale,  le  faste  aristocratique,  ont  été  mieux  tra- 
duits que  dans  cette  chapelle.  Oserai-je  dire,  —  ô  blasphème  à  faire 
bondir  tout  Romain!  —  que  je  la  préférais  à  la  chapelle  des  Bor- 
ghèse  à  Sainte-Marie  Majeure?  Sans  doute  la  magnificence  n'en  est 
pas  aussi  rare,  et  elle  n'a  rien  qui  égale  pour  la  curiosité  et  la  ri- 
chesse la  vénérable  image  de  la  Vierge  attribuée  à  saint  Luc,  et  le 
morceau  de  lapis-lazuli  dans  lequel  cette  image  est  enchâssée;  mais 
comme  elle  est  bien  éclairée!  comme  la  lumière  s'y  reflète  avec 
douceur  sur  les  parois  de  marbre  et  y  glisse  avec  gaîté  le  long  de 
la  coupole  blanc  et  or!  Oh!  qu'il  est  délicieux,  après  une  longue 
course  à  travers  Rome,  d'entrer  dans  la  chapelle  des  Gorsini,  de 
s'asseoir  sur  la  marche  de  l'autel ,  et  là  de  reprendre  haleine  en 
respirant  l'air  frais  de  la  basilique,  en  promenant  nonchalamment 
son  œil  de  ce  détail  à  cet  autre  !  Ces  sculptures  sont  d'un  style  ro- 
coco tant  que  vous  voudrez,  mais  qu'elles  sont  agréables  à  regar- 
der quand  on  se  repose  !  La  statue  de  la  Tempêy^ance,  de  Philippe 
Yalle,  est  une  figure  d'aimable  danseuse;  mais  le  joli  prétexte  de 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  397 

perdre  cinq  minutes  de  sa  vie  !  La  statue  de  la  Justice^  de  Lironi, 
ressemble  à  la  justice  comme  la  colombe  ressemble  à  l'aigle;  mais 
qu'elle  est  donc  gentillette,  mignonnette,  et  quel  amusant  petit  ma- 
drigal en  marbre!  Dans  la  chapelle  des  Borghèse,  l'œil,  ne  sachant 
où  se  reposer,  tant  les  objets  sont  pressés  et  abondans,  se  lasse 
très  vite;  ici  il  ne  connaît  aucune  fatigue,  si  bien  disposés  et  si  ju- 
dicieusement espacés  sont  les  ornemens  !  Pour  compléter  cette  im- 
pression de  magnificence  seigneuriale,  il  ne  faut  pas  oublier  de 
rendre  visite  au  caveau  si  propre  et  si  bien  aéré  où  sont  rangés  en 
cercle  les  tombeaux  des  Corsini.  Somptueusement  mondains  dans 
la  vie  comme  dans  la  mort,  leurs  tombeaux  sont  disposés  comme 
le  furent  les  sièges  de  leurs  salons  pour  les  causeries  des  jours  de 
réception.  Gela  est  d'une  solennité  noble  et  cérémonieuse  très  frap- 
pante. Au  centre  du  caveau,  on  peut  regarder  une  Pietà  en  marbre 
exécutée  sur  un  dessin  du  Bernin,  jolie  chose  sans  portée,  délicate 
œuvre  d'habile  ouvrier  qui  a  su  rendre  le  marbre  lucide.  La  lumière 
perce  à  travers  les  draperies,  les  mains  et  les  membres  même  des 
personnages.  «  On  voit  toutes  les  veines,  »  me  disait  avec  admira- 
tion le  sacristain,  qui  par  deux  fois  m'a  fait  visiter  cette  chapelle. 

Sur  le  flanc  opposé  de  la  basilique  se  présente,  toute  blanche 
sous  ses  marbres  de  date  récente,  la  chapelle  des  Torlonia,  ces  heu- 
reux possesseurs  de  tant  de  belles  choses  (1);  mais  comme  le  prin- 
cipal ornement  de  cette  chapelle  est  une  Descente  de  croix  sculptée 
par  Tenerani,  nous  la  retrouverons  en  parlant  de  cet  artiste.  Men- 
tionnons le  tombeau  du  cardinal  Casanate,  qui  serait  digne  de 
figurer  dans  quelqu'une  de  ces  chapelles  mondaines.  Ce  n'est  pas  le 
chef-d'œuvre  de  la  sculpture,  mais  c'est  singuhèrement  agréable  à 
regarder,  et  surtout  aussi  peu  funèbre  que  possible.  Sous  sa  robe 
sacerdotale  aux  nobles  plis  et  ses  dentelles  finement  reproduites  par 
le  ciseau ,  le  beau  cardinal  est  élégamment  étendu ,  appuyé  sur  le 
coude,  dans  la  mieux  séante  des  postures.  Il  s'en  faut  cependant 
que  tous  les  tombeaux  de  Saint-Jean  de  Latran  portent  ce  cachet  de 
mondanité,  et  évitent  aussi  soigneusement  d'offenser  l'imagination 
en  parlant  trop  fortement  de  la  mort.  Les  contrastes  ne  sont  jamais 
bien  loin  dans  Rome,  et  si  vous  voulez  savourer  l'horreur  de  la  mort 
après  avoir  joui  de  ces  somptuosités  seigneuriales,  promenez-vous 
à  pas  lents  dans  l'allée  circulaire  des  vieux  tombeaux  qui  est  des- 
sinée par  le  renflement  de  la  tribune.  Rien  ne  jette  dans  des  rêveries 
plus  tristes.  Quelques-uns  de  ces  tombeaux  sont  de  fort  mauvais 
goût,  mais  ils  n'en  produisent  qu'une  plus  profonde  impression. 
Êtes-vous  partisan  du  mauvais  goût  dans  les  monumens  funèbres? 

(1)  Le  palais  de  la  place  de  Venise,  la  villa  Albani,  le  palais  Giraud,  etc. 


398  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Pour  moi,  j'avoue  que  je  le  pardonne  très  aisément.  Le  mauvais  goût 
peut  seul  bien  rendre  l'horreur  de  la  mort,  qui  est  elle-même  une 
chose  d'un  caractère  détestable,  et  qui  n'éveille  que  des  images 
offensantes  aux  sens,  menaçantes  à  l'âme.  Par  exemple,  un  certain 
cardinal  Rasponi  s'est  fait  ensevelir  sous  une  niche  profonde  creu- 
sée dans  une  des  murailles  de  la  basilique;  dans  cette  niche,  on  voit 
la  Mort  ou  le  Temps  (je  ne  sais  trop  lequel  des  deux)  avec  sa  faux, 
des  chaînes  et  d'autres  emblèmes  aussi  peu  récréatifs.  Cela  est  fran- 
chement exécrable;  eh  bien!  je  connais  peu  de  choses  qni  donnent 
mieux  le  sentiment  de  cette  geôle  humide  dans  laquelle  la  mort 
nous  enf<irme  pour  l'éternité,  rien  qui  dise  plus  éloquemment  : 
<(  Qu'est-ce  que  l'homme?  —  Simplement  le  prisonnier  du  trépas.  » 
Les  très  belles  mosaïques  de  la  voûte  de  la  tribune  sont  l'œuvre 
de  fra  Jacopo  de  Turrita,  et  datent  de  la  fm  du  xiii^  siècle.  Elles  re- 
présentent la  Yierge  entourée  des  principaux  apôtres.  La  disposi- 
tion naïve  des  personnages  de  cette  mosaïque  est  digne  de  remarque; 
aux  deux  côtés  de  la  Vierge,  l'artiste  a  placé  saint  François  et  saint 
Dominique,  plus  le  pape  Nicolas  IV  en  prière.  Or  les  apôtres  et  la 
Vierge  sont  de  taille  colossale,  tandis  que  les  saints  ont  à  peine  la 
moitié  de  leur  stature,  et  que  le  pape  est  encore  plus  petit  que  les 
saints.  C'est  afin  de  conserver  la  hiérarchie  divine  que  le  pieux  ar- 
tiste a  commis  cette  respectueuse  gaucherie  ;  mais  on  voit  combien 
on  est  loin  ici  de  cette  croyance  qui  chez  certains  peuples  catho- 
liques a  fait  de  saint  François  l'émule  et  l'égal  du  Christ  lui-même. 
La  présence  du  pape  Nicolas  IV  dans  cette  mosaïque  nous  a  parti- 
culièrement intéressé.  C'est  un  pontife  dont  le  nom  est  peu  connu 
hors  d'Italie,  mais  qui  pour  les  Piomains  a  eu  une  importance  fort 
singulière.  Si  pendant  de  si  longs  siècles,  si  aujourd'hui  encore  on 
n'a  pas  pu,  on  ne  peut  pas  voyager  en  pleine  sécurité  dans  la  cam- 
pagne romaine,  c'est  à  lui  que  nous  le  devons  par  suite  d'un  en- 
chaînement fort  bizarre  de  circonstances.  Ce  pontîfe  ne  régna  que 
quatre  années,  pendant  lesquelles  son  seul  soin  fut  d'enrichir  la  mai- 
son des  Colonna;  il  fut  l'origine  véritable  de  la  puissance  de  cette 
famille,  qui  fut  de  son  côté  l'origine  véritable  du  brigandage  romain. 
En  effet,  comme  par  leurs  possessions  ils  tenaient  toute  la  campagne 
depuis  Rome  jusqu'au-dessus  de  Palestrina,  ils  transformèrent  leurs 
paysans  en  défenseurs  armés  de  leurs  intérêts,  de  leurs  passions  et 
de  leurs  rancunes.  Laboureurs  le  jour,  les  paysans  devenaient  sol- 
dats d'aventure  le  soir  et  la  nuit.  Cette  double  existence  dura  plu- 
sieurs siècles,  au  bout  desquels  les  habitudes,  étant  invétérées, 
survécurent  aux  circonstances  qui  leur  avaient  donné  naissance. 
Dans  cette  existence  à  demi  militaire,  les  paysans  avaient  contracté 
les  vices  et  ks  vertus  qu'engendre  la  vie  du  soldat,  l'amour  du  gain 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   D'aRT.  399 

facilement  acquis,  le  recours  incessant  à  la  force,  les  bizarreries  du 
point  d'honneur,  la  susceptibilité  hautaine  qui  pour  une  injure  veut 
du  sang  :  de  là  les  coups  de  couteau  et  les  embuscades  à  main 
armée,  et  voilà  comment  ici-bas  tout  s'enchaîne. 

La  cour  du  cloître  conduit  au  baptistère  de  Constantin,  édifice, 
comme  l'église,  d'origine  antique  et  de  construction  moderne.  Sur 
les  côtés  de  la  rotonde,  où  chaque  année,  pendant  la  sainte  semaine, 
sont  baptisés  les  mécréans  convertis  à  la  foi,  descendans  de  Sarah 
ou  descendans  d'Agar,  deux  petites  statues  en  bronze  réclament  un 
instant  votre  attention.  L'une  est  un  saint  Jean  l'évangéliste  de  Jean- 
Baptiste  Délia  Porta,  œuvre  forte  et  mâle,  où  les  types  traditionnels 
du  disciple  bien-aimé  ont  été  transformés.  Ce  n'est  plus  le  beau 
jeune  homme  donné  pour  fils  adoptif  cà  la  Vierge  par  le  Christ  mou- 
rant, ce  n'est  pas  davantage  le  vieillard  visionnaire  de  Patmos, 
c'est  un  homme  fait,  de  corps  robuste,  de  physionomie  grave,  plein 
de  pensée,  et  animé  par  une  inspiration  intime  d'une  extrême  inten- 
sité. L'autre  est  une  statue  de  saint  Jean-Baptiste,  exécutée  d'après 
l'original  de  Donatello.  Est-ce  parce  que  le  Baptiste  est  le  patron 
traditionnel  de  Florence  que  le  grand  sculpteur  florentin  l'a  si  bien 
compris?  Tous  ceux  qui  ont  vu  à  la  galerie  des  Offices  son  petit 
Saint  Jean  à  côté  du  Bacchus  de  Jîichel-Ange  ont  certainement 
emporté  dans  leur  mémoire  l'image  de  ce  jeune  homme  maigre,  à 
l'élégante  austérité.  Il  m'a  semblé  que  le  saint  Jean  du  baptistère 
de  Saint-Jean  de  Latran  se  rapprochait  beaucoup  de  celui  que  le 
propre  frère  de  Donatello,  Simone,  a  exécuté  pour  une  des  chapelles 
de  la  vieille  église  de  San-Glemente,  où  les  curieux  pourront  l'a'ler 
chercher.  Dans  les  œuvres  des  deux  frères,  le  saint  a  été  représenté 
avec  une  grande  austérité,  si  grande  qu'elle  touche  à  la  sécheresse. 
La  poésie  de  la  vertu  n'est  sous  aucune  de  ses  formes  dans  ces  deux 
figures,  qui  sont  celles,  non  d'un  prophète  sauvage  et  inspiré,  mais 
d'une  sorte  de  puritain  juif,  de  radical  de  la  morale  et  de  la  vie  sé- 
vère. Les  prédicans  de  la  réformation  purent  ressembler  souvent  à 
ce  type  de  saint  Jean-Baptiste.  La  façon  dont  les  deux  frères  de 
Florence  ont  conçu  le  saint  est-elle  la  plus  vraie?  Je  ne  sais  trop, 
et  c'est  là  une  question  à  renvoyer  à  M.  Renan;  en  tout  cas,  c'est 
bien  une  des  façons  dont  on  peut  le  comprendre,  une  des  plus  ingé- 
nieuses et  des  plus  heureuses. 

Le  paysage  qui  s'étend  devant  Saint -Jean  de  Latran  est  d'une 
originalité  unique.  La  superbe  place  avec  son  immense  obélisque 
pour  centre,  l'édifice  de  la  Scala  santa,  la  rangée  d'arbres  qui  va 
vers  Santa-Croce-in-Gerusalemme,  les  maisons  à  mine  délabrée 
éparses  sur  la  route,  les  inégalités  du  terrain,  çà  et  là  effondré  par 
les  pluies  et  laissé  sans  réparation,  les  ruines,  la  longue  file  des 


AOO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

arches  de  l'aqueduc  de  Claude  par  derrière  Santa-Croce,  tout  cela 
compose  une  des  scènes  les  plus  singulières  qui  se  puissent  voir, 
pleine  de  contrastes  puissans,  misérable  et  somptueuse,  magni- 
fique et  dévastée,  et  sur  cette  scène  rôde  le  génie  de  la  solitude, 
qui  parle  là  avec  plus  d'éloquence  que  je  ne  lui  en  ai  trouvé  nulle 
part  ailleurs.  La  dernière  fois  que  je  suis  allé  à  Saint-Jean  de  La- 
tran,  il  avait  plu  dans  la  matinée;  le  sol  était  détrempé,  et  sous  la 
lumière  pâle  d'un  ciel  recouvert  de  grands  nuages  blancs  ce  paysage 
ne  laissait  apercevoir  que  l'aspect  de  la  tristesse  et  de  l'abandon;  à 
trois  heures,  au  moment  où  je  sortais  de  la  basilique,  un  rayon  de 
soleil,  perçant  tout  à  coup  les  nuages,  se  liquéfia  pour  ainsi  dire 
dans  l'air  entier  comme  un  or  subtilement  dissous,  et  aussitôt  tout 
se  mit  à  resplendir  avec  une  gaîté  et  une  jeunesse  incomparables. 
Je  m'arrêtai  frappé  d'admiration,  croyant  assister  à  un  de  ces  mira- 
cles de  résurrection  dont  nous  entretiennent  les  légendes  des  saints. 
Lors  de  mes  précédentes  excursions,  je  n'avais  vu  là  qu'une  vieille 
reine,  superbe  encore  sous  ses  rides  et  attestant  par  ses  ruines 
mêmes  sa  beauté  d'autrefois,  et  je  me  trouvais  tout  à  coup  en  face 
d'une  jeune  magicienne  qui  me  disait  triomphante  :  a  Comprends-tu 
cette  fois  la  puissance  des  sortilèges  par  lesquels  j'enchaîne  les  âmes? 
Circé,  Armide  et  Alcine  furent  de  grandes  enchanteresses;  mais,  pour 
retenir  leurs  captifs,  elles  eurent  besoin  de  somptueux  palais  et  de 
délicieux  jardins  :  à  moi,  il  ne  me  faut  rien  que  quelques  pans  de 
vieux  murs,  une  plaine  que  hante  la  fièvre,  et  des  fondrières  où  tré- 
buchent les  chevaux.  Voilà  où  est  mon  génie  :  cette  plaine  où  tu  gre- 
lottes te  retient  immobile  comme  la  statue  de  la  femme  de  Loth;  ces 
fondrières  où  je  te  cahote  avec  une  malice  sans  pitié  te  paraissent 
allées  sablées,  et  dis-moi  si  les  jardins  d'Amathonte  auraient  jamais 
pu  parler  à  ton  âme  avec  autant  de  puissance  que  mon  paysage  à 
l'aspect  de  cimetière  !  » 

II.   —   SANTA-MARIA-IN-COSMEDIN. 

Nombreuses  sont  à  Rome  les  églises  qui  marquent  la  transition 
du  paganisme  au  christianisme;  mais  parmi  celles-là  aucune  n'est 
aussi  curieuse  que  Santa-Maria-in-Cosmedin,  toute  parée,  à  l'an- 
tique manière  romaine,  des  dépouilles  opimes  enlevées  aux  temples 
païens  (1). 

Santa-Maria-in-Cosmedin  est  un  musée  vivant.  C'est  là  une  épi- 

(1)  J'indique  encore  aux  curieux  la  vieille  (.église  de  Saint-Georges  au  Vélabre,  église 
toute  composée  de  pièces  et  de  morceaux.  Sur  les  seize  colonnes  qui  la  soutiennent,  il 
B'y  en  a  peut-être  pas  quatre  qui  appartieniK.  nt  au  môme  ordre  d'architecture. 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  401 

thète  qu'on  a  rarement  l'occasion  d'appliquer  aux  musées,  car, 
quelque  riches  qu'ils  soient,  ils  ont  toujours  quelque  chose  de 
funèbre.  Rien  n'est  triste  d'ordinaire  comme  la  vue  de  tous  ces  ob- 
jets de  provenance  et  d'origine  diverses;  séparés  de  leur  destina- 
tion, ne  remplissant  plus  aucun  office  d'utilité  ou  d'agrément,  ils 
ont  été  par  cela  même  touchés  par  le  doigt  de  la  mort.  De  là  le 
léger  grain  d'ennui  que  ne  manque  jamais  de  faire  naître  la  plus 
courte  des  promenades  dans  un  musée.  En  perdant  l'espèce  de  ser- 
vitude que  leur  impose  la  vie,  les  beaux  objets  perdent  en  même 
temps  une  partie  de  leur  âme;  que  dis-je?  en  changeant  seulement 
de  place,  ils  perdent  une  partie  de  leur  signification.  Par  exemple, 
on  a  transporté  au  Vatican  les  deux  magnifiques  sarcophages  de 
porphyre  qui  se  trouvaient  au  baptistère  de  Santa-Constanza,  et  en 
effet,  à  considérer  la  grandeur,  la  richesse  et  l'importance  de  ces 
sarcophages,  il  semble  qu'ils  soient  mieux  à  leur  place  dans  les 
salles  du  palais  pontifical  que  dans  la  pauvre  petite  église  nue  de  la 
Porta-Pia;  je  ne  puis  cependant  m'empêcher  de  remarquer  que,  lors- 
qu'on les  rencontre  pour  la  première  fois  au  Vatican,  ils  ont  l'air  de 
deux  énigmes  avec  leurs  sculptures  singulières  où  le  symbole  chré- 
tien de  la  vigne  joue  un  si  grand  rôle,  tandis  que,  placés  au  baptis- 
tère de  Santa-Constanza,  ils  étaient  en  parfaite  harmonie  avec  le 
caractère  des  peintures  allégoriques  de  la  voûte,  où  ce  même  sym- 
bole de  la  vigne  et  de  la  vendange  est  présenté  dans  une  série  de 
scènes  d'une  littéralité  toute  prosaïque;  mais  à  Santa-Maria-in- 
Cosmedin  aucun  maladroit  déplacement  n'a  troublé  l'unité  de  ce 
caractère  de  transition  qui  donne  à  cette  église  une  physionomie  si 
intéressante.  De  nombreuses  parties  de  son  mobilier  religieux  ont 
appartenu  au  culte  condamné,  et  le  christianisme  s'est  emparé  de 
ces  objets  et  les  a  sauvés  de  la  mort  en  leur  donnant  une  destina- 
tion nouvelle.  Ainsi  préservés,  ils  sont  deux  fois  attachans  pour 
nous,  et  parce  qu'ayant  servi  à  un  culte  détruit,  ils  sont  les  témoins 
encore  debout  de  la  vie  morale  du  vieux  monde,  et  parce  que,  ser- 
vant à  un  culte  nouveau ,  ils  relient  les  anciennes  générations  aux 
nouvelles.  Les  antiquités  chrétiennes  de  cette  église  ne  perdent  rien 
au  voisinage  de  ces  témoins  d'un  culte  plus  ancien,  car  ces  témoins 
sont  des  captifs  qui  racontent  le  triomphe  du  christianisme  avec  une 
éloquence  que  n'atteindront  jamais  les  plus  habiles  des  orateurs  et 
des  panégyristes,  l'éloquence  du  fait,  qui  est  là  visible,  tangible, 
incontestable. 

Santa-Maria-in-Cosmedin  a  été  bâtie  originairement  sur  l'empla- 
cement d'un  temple  de  Cérès,  et  de  nombreuses  parties  de  ce  temple 
sont  entrées  dans  la  construction  de  l'église.  Le  vase  de  porphyre 
en  forme  de  baignoire  qui  sert  de  base  au  maître-autel  fut  un  des 

TOMB  LXXXVI.  —  1870.  26 


/l()2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ustensiles  du  culte  de  Cérès.  Le  vase  de  marbre  ciselé  qui  tient  lieu 
d'urno  baptismale  est  venu  d'un  temple  de  Bacchus.  Les  sceptiques 
qui  en  sont  encore  aux  théories  religieuses  du  dernier  siècle,  les 
âmes  naïves  qui  appartiennent  aux  civilisations  de  fraîche  date,  peu- 
vent trouver  un  sujet  de  risée  ou  de  scandale  dans  la  destination 
nouvelle  (ju'ont  reçue  ces  objets,  provenant  d'un  cult;3  tenu  pour 
impie;  mais  sceptiques  et  âmes  naïves  doivent  apprendre  qu'il  n'y  a 
là  matière  ni  à  risée  ni  à  scandale.  L'usage  nouveau  auquel  ces  ob- 
jets ont  été  consacrés  se  trouve,  fait  bien  curieux,  en  exact  rapport 
avec  leur  usage  ancien.  Ce  vase  de  porphyre  appartenait  au  temple 
de  Cérès,  la  mère  nourricière  des  hommes  ;  c'est  logiquement  qu'il 
sert  de  base  aujourd'hui  à  l'autel  où  s'accomplit  le  mystère  de  cette 
eucharistie  qui,  dans  la  foi  chrétienne,  est  présentée  conmie  le 
véritable  pain  de  vie.  Ce  vase  de  marbre  ciselé  vient  d'un  temple 
de  Bacchus,  dieu  de  la  vigne,  symbole  de  résurrection,  de  vie 
transformée;  il  sert  aujourd'hui  à  contenir  l'eau  du  baptême,  qui 
efface  la  tache  originelle  et  racheta  l'homme  nouveau  de  l'escla- 
vage de  l'homme  ancien.  La  destination  nouvelle  de  ces  objets  a 
donc  été  déterminée  avec  un  tact  aussi  fin  ([ue  plein  de  scrupules. 
S'étonner  que  ces  instrumens  du  culte  ancien  aient  reçu  un  usage 
nouveau  est  au  fond  aussi  naïf  qu'il  le  serait  de  s'étonner  que  les 
Italiens,  de  païens  qu'ils  étaient,  aient  pu  devenir  chrétiens,  car  en 
tout  temps  et  en  tous  lieux  les  choses  suivent  nécessairement  leur 
maître  et  doivent  s'accommoder  à  la  nouvelle  vie  qu'il  adopte. 
Aujourd'hui  les  dogmes  païens  sont  lettre  close  pour  le  vulgaire, 
qui  n'y  voit  qu'une  mythologie  poétique  et  texte  à  controverses 
pour  nos  savans  en  syniboli([ue;  mais  pour  les  chrétiens  des  pre- 
miers siècles  la  tradition  païenne  n'était  pas  matière  à  érudition  ; 
même  longtemps  a,;rès  le  triomphe  politique  du  christianisme,  elle 
était  là,  vivante,  opiniâtre,  forte  de  sa  longue  durée  et  de  son  exé- 
gèse, devenue  d'âge  en  âge  plus  compliquée,  plus  subtile,  plus  mo- 
rale. Beaucoup  d'entre  les  chrétiens  avaient  vécu  d'une  vie  double; 
ils  connaissaient  les  nuances  les  plus  subtiles  des  symboles  qu'ils 
condamnaient,  et  quand  ils  adoptaient  pour  le  service  du  nouveau 
culte  un  objet  ayant  appartenu  à  un  culte  ancien,  ils  savaient  l'em- 
ploi précis  qu'ils  pouvaient  lui  donner  sans  profanation  ni  impiété. 
Ce  vase  de  porphyre  et  cette  urne  de  marbre  disent  bien  des  choses 
instructives,  entre  autres  celle-ci  sur  laquelle  nos  modernes  radi- 
caux pourraient  rélléchir  plus  souvent  qu'ils  ne  le  font  :  c'est  que 
jamais  à  aucune  époque,  même  au  milieu  des  crises  les  plus  vio- 
lentes, la  tradition  n'a  pu  être  interrompue  ni  seulement  suspendue. 
Le  christianisme  a  été  la  révolution  la  plus  radicale,  la  plus  complè- 
tement victorieuse,  la  plus  universelle  surtout  qu'il  y  ait  ou  dans  le 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  A03 

monde,  et  cependant  il  n'a  détruit  le  passé  qu'en  se  l'assimilant, 
et  c'est  par  l'intelligence  des  symboles  du  paganisme  que  les  plus 
éclairés,  sinon  les  meilleurs  d'entre  eux,  arrivèrent  à  l'intelligence 
des  symboles  du  culte  nouveau. 

Un  autre  débris  bien  curieux  de  l'antiquité  romaine  est  appuyé 
contre  un  des  flancs  du  portique,  c'est  un  énorme  mascaron  en 
marbre  qui  a  perdu  depuis  longtemps  une  partie  de  son  nez  ;  mais 
en  dépit  de  cette  mutilation  cette  figure  conserve  encore  un  su- 
perbe caractère.  Les  cheveux  sont  hérissés,  les  yeux  grands  ouverts, 
la  bouche  béante;  il  y  a  dans  sa  physionomie  quelque  chose  d'effaré 
qui  la  fait  ressembler  au  visage  d'un  géant  saisi  d'un  étonnement 
burlesque.  Quelques  érudits  veulent  voir  dans  cette  figure  une  re- 
présentation du  dieu  Pan;  mais  comme  ce  mascaron  servait  à  fer- 
mer la  bouche  d'un  cloaque,  ne  se  pourrait-il  pas  que  cette  figure 
hérissée  comme  Apollon,  d'ailleurs  de  belle  et  assez  juvénile  appa- 
rence, fût  celle  du  soleil,  qui  dessèche  toutss  les  fanges  et  purifie 
tous  les  cloaques  par  son  action  bienfaisante?  A  cette  figure  se  rat- 
tache une  tradition  populaire  :  au  moyen  âge,  jeunes  Romains  et 
jeunes  Romaines  amenaient  là  les  préférés  de  leurs  cœurs  et  leur 
faisaient  mettre  la  main  dans  la  bouche  béante.  S'ils  ne  pouvaient 
la  retirer  qu'avec  difficulté,  c'est  qu'ils  avaient  été  infidèles  à  leurs 
sermens.  De  là  le  nom  de  Bocca  de  la  Veriià  donné  à  ce  bâilleur  de 
pierre.  Ce  mascaron  remplissait  donc  autrefois  le  même  office  que 
remplit  dans  Arioste  la  coupe  enchantée  où  Renaud  refuse  de  boire; 
mais,  hélas  !  tout  dégénère  :  de  cet  office  si  poétique  il  est  tombé  à 
l'emploi  de  Croquemitaine,  et  il  n'y  a  plus  que  les  mères  et  les 
nourrices  qui  conduisent  leurs  marmots  à  cet  oracle.  La  décadence 
de  ce  mascaron  serait  touchante,  s'il  n'y  avait  pas  à  Rome  bien 
d'autres  victimes  du  temps,  entre  autres  ce  pauvre  Pasquino  que 
l'on  voit  à  l'angle  du  palais  Rraschi,  et  que  je  ne  pouvais  jamais  re- 
garder sans  commisération.  Qui  croirait,  à  le  voir  ainsi  mutilé,  sali 
par  la  pluie,  noirci  par  le  temps,  que  ce  torse  sans  bras,  sans 
jambes,  à  peu  près  sans  visage,  a  été  partie  d'une  statue  de  Méné- 
las?Et  où  sont  les  gaîtés  satiriques  d'autrefois,  quand  il  donnait  si 
bien  la  réplique  à  son  confrère  Marforio?  Alors  il  pouvait  ressembler 
à  un' effronté  mendiant  aux  joyeux  propos  et  au  franc-parler,  tandis 
qu'aujourd'hui  il  a  l'air  d'un  cul-de-jatte,  survivant  de  la  cour  des 
miracles  et  des  maladreries  du  moyen  âge.  Rientôt  même  le  lieu 
qu'il  occupe  ne  lui  conviendra  plus  :  sa  présence  ne  sera-t-elle  pas 
une  offense  aux  yeux  dans  le  voisinage  de  cette  superbe  place  Na- 
vone,;  si  pittoresque,  si  romaine,  qu'on  est  en  train  d'habiller  à  la 
moderne?  Revenons  à  Santa-Maria-in-Cosmedin. 

Les  autres  curiosités  de  l'église  sont  d'origine  chrétienne.  Sur  un 


/l04  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  murs  du  chœur,  le  sacristain  vous  montrera  un  reste  de  pein- 
ture de  l'église  primitive,  ce  débris  date  du  iii^  siècle  de  notre  ère. 
Les  amhones,  ou,  autrement  dit,  les  deux  chaires  en  marbre  des 
premiers  siècles,  élevées  au-dessus  du  sol  de  quelques  marches 
seulement,  placées  aux  deux  côtés  de  la  nef,  marquent  le  milieu 
de  l'église.  Tout  au  fond,  par  derrière  le  maître-autel,  une  chaise 
de  marbre  est  adossée  au  mur;  la  tradition  veut  que  ce  soit  celle 
de  saint  Augustin.  Enfin,  au-dessus  de  cette  chaise,  se  présente 
comme  cachée  aux  regards  du  vulgaire,  masquée  qu'elle  est  par 
l'autel,  la  merveille  de  l'église,  une  Vierge  byzantine  qui  pour  nous 
est  au  nombre  des  choses  les  plus  importantes  qu'il  y  ait  à  Rome, 
où  il  s'en  voit  tant  de  belles. 

Selon  la  coutume,  on  n'a  pas  manqué  d'attribuer  cette  Vierge  à 
saint  Luc,  mais  une  tradition  beaucoup  plus  croyable  veut  qu'elle 
ait  été  apportée  d'Orient  en  Italie  au  viii«  siècle,  alors  que  régnait 
à  Gonstantinople  Léon  l'Isaurien,  et  que  triomphait  avec  lui  la  secte 
des  iconoclastes,  triomphe  qui  eut  des  résultats  nombreux  et  im- 
portans  dont  deux  au  moins  méritent  d'être  signalés.  Le  premier  et 
le  plus  grand,  c'est  qu'il  fit  faire  un  pas  énorme  à  la  puissance  po- 
litique de  la  papauté,  en  l'affranchissant  définitivement  et  pour  ja- 
mais de  ces  liens  de  déférence  qui  depuis  la  chute  de  l'empire  en  Oc- 
cident avaient  attaché  l'église  de  Rome  à  la  cour  de  Ryzance.  Après 
la  chute  de  l'empire,  la  papauté  était  devenue  l'autorité  la  plus  con- 
sidérable et  la  plus  certaine  de  Rome;  mais  cette  autorité  était  toute 
morale,  et  les  Romains  d'alors,  la  papauté  elle-même,  s'étaient  ha- 
bitués à  regarder  la  lointaine  cour  de  Gonstantinople  comme  le 
centre  de  leurs  intérêts  politiques,  le  lieu  de  dépôt  de  leurs  tradi- 
tions, rompues  en  Italie,  le  siège  de  leur  véritable  gouvernement; 
après  la  chute  du  royaume  de  Théodoric,  l'établissement  de  l'exar- 
chat avait  donné  à  ces  sentimens  une  demi-réalité.  Un  jour  une  secte 
longtemps  obscure,  sorte  d'islamisme  chrétien  ou  de  puritanisme 
oriental,  protégée  par  un  empereur  originaire  de  la  farouche  Isau- 
rie,  étendit  sur  l'empire  sa  propagande  dévastatrice,  et  alla  partout 
brisant  les  images  chères  au  peuple.  Ce  fut  une  rage  sans  merci, 
car  cette  querelle,  qui  peut  faire  hausser  les  épaules  à  un  sceptique 
de  nos  jours,  avait  les  racines  les  plus  profondes  qui  se  puissent 
concevoir;  les  iconoclastes  étaient  parvenus  à  établir  la  guerre  civile 
dans  l'âme  grecque  elle-même  en  mettant  aux  prises  les  deux  par- 
ties dont  elle  se  compose.  En  effet,  née  de  cette  subtilité  grecque 
traditionnelle  qui  autrefois  avait  produit  les  sophistes  et  enfanté  la 
métaphysique  la  plus  déliée,  elle  s'attaquait  à  cet  amour  non  moins 
traditionnel  de  la  Grèce  pour  la  beauté  et  la  reproduction  par  les 
formes  extérieures  des  rêves  de  l'âme.  Non  moins  sensibles  que  les 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  A05 

Grecs  à  la  beauté,  les  Italiens  purent  se  soustraire,  grâce  à  l'éloi- 
gnement  et  à  la  nature  de  leurs  rapports  avec  Gonstantinople,  à  ce 
torrent  de  destructions;  mais  dans  cette  querelle,  il  y  eut  au  moins 
une  idole  qui  fut  brisée  à  jamais  pour  eux,  ce  fut  l'idole  jusqu'alors 
respectée  de  l'empereur  d'Orient.  Si  l'autorité  de  la  papauté  resta 
encore  toute  morale,  au  moins  à  partir  de  ce  moment  elle  n'eut  plus 
à  incliner  la  tête  lorsqu'on  prononçait  certain  nom  devant  elle; 
l'empereur  était  devenu  pour  elle  comme  pour  l'Italie  un  souverain 
étranger.  Le  second  résultat  de  cette  guerre  des  iconoclastes,  c'est 
qu'elle  fit  pour  les  arts  quelque  chose  de  comparable  à  ce  que  fit 
pour  les  lettres  grecques  la  prise  de  Gonstantinople  par  les  Turcs. 
De  toutes  parts,  on  se  mit  à  sauver,  à  cacher  les  images  saintes.  De 
tous  les  moyens  de  salut,  l'émigration  était  le  plus  certain,  et  c'est 
ainsi  qu'un  certain  nombre  d'images  byzantines  passèrent  alors  en 
Italie,  et  entre  autres,  selon  la  tradition,  cette  madone  de  Santa- 
Maria-in-Cosmedin  (1). 

Ce  qui  fait  pour  nous  de  cette  œuvre  une  œuvre  à  part  parmi 
toutes  les  peintures  byzantines  que  nous  avons  pu  voir  jusqu'à  ce 
jour,  c'est  un  étonnant  contraste  entre  le  sentiment  et  l'exécution. 
Visiblement,  celui  qui  fit  cette  peinture  avait  la  main  libre  et  l'es- 
prit captif;  il  était  maître  de  son  pinceau,  et  serviteur  intelligent, 
mais  soumis,  d'une  doctrine  rigoureusement  théologique.  Le  carac- 
tère de  cette  Vierge  est  un  caractère  surhumain.  Nous  sommes  bien 
loin  ici  de  la  Vierge  attendrissante,  dite  de  saint  Luc,  à  la  chapelle 
Borghèse.  La  Vierge  de  Santa -Maria- in -Cosmedin  n'a  rien  des 
sentimens  de  l'humanité,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  extraordinaire, 
c'est  qu'elle  est  cependant  belle  comme  la  plus  parfaite  des  filles  de 
la  terre.  Le  calme  des  dieux  a  quelque  chose  de  terrible  pour  nous, 
enfans  du  temps  mobile,  et  ce  n'est  pas  sans  une  espèce  d'admira- 
tion effrayée  que  nous  nous  représentons  les  puissances  immuables 
du  monde  métaphysique.  G'est  cette  terreur  que  fait  passer  en  nous 
la  Vierge  de  Santa-Maria-in-Gosmedin.  Le  sérieux  redoutable  de 
son  visage  est,  pour  ainsi  dire,  le  sceau  que  l'éternité  lui  a  imprimé; 
jamais  cette  Vierge  n'a  ri,  pleuré,  souffert,  aimé,  haï.  Bonheur  et 
malheur  sont  des  expressions  sans  valeur  pour  cette  figure  qui  semble 
une  représentation  plastique  du  verset  solennel  des  psaumes  :  siciit 
erat  in  prîncipio,  et  nunc,  et  semper,  et  in  secula  seculorum.  C'est 
un  être  qui  appartient  aux  régions  de  la  nécessité,  au  monde  des 
destinées;  devant  elle,  l'âme,  toujours  en  mouvement,  s'arrête,  se 
replie  et  se  tait.  Elle  est  faite  pour  la  plus  austère  contemplation, 

(1)  C'est-à-dire  sainte  Marie  la  bien  parée ,  aux  beaux  atours  {cosmos,  ordre, 
monde,  ornement),  disent  les  racines  grecques.  Ce  nom  fut  donné  par  le  pape  Adrien  I"" 
à  cette  église  qui  le  mérite  vraiment,  ne  fût-ce  que  pour  cette  Vierge. 


A06  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

non  pour  la  vénération  et  la  prière.  Mais  est-ce  une  illusion  de  mes 
yeux  ou  un  miracle  dû  au  génie  de  l'artiste?  Cette  Vierge  a  cent 
pieds  de  haut,  et  cependant  le  cadre  est  de  taille  fort  ordinaire. 
Tel  est  le  sentiment  moral  de  grandeur  concentré  par  l'artiste  dans 
cette  figure,  qu'il  réussit  à  faire  naître  chez  le  spectateur  le  senti- 
ment de  la  grandeur  matérielle;  on  voit  cette  vierge  géante  parce 
qu'on  la  sent  surhumaine.  La  dernière  fois  que  je  visitai  Santa- 
Maria-in-Gosmediii,  je  pensai,  devant  cette  image,  à  l'œuvre  d'un 
artiste  des  jours  de  décadence,  ce  pauvre  Carlo  Maratta,  qui  a  peint 
la  gigantesque  Vierge  de  l'horloge  du  palais  du  Quirinal.  Comme 
l'artiste  byzantin,  Carlo  Maratta  semble  avoir  eu  la  volonté  d'ex- 
primer la  grandeur  morale  du  personnage  de  la  Vierge;  mais,  tout 
génie  faisant  défaut,  il  n'a  trouvé  d'autre  moyen  de  faire  apparaître 
cette  grandeur  qu'en  exagérant  la  stature  matérielle,  et  il  a  peint 
une  Vierge  géante  qui  semble  originaire  du  pays  de  Brobdiugnac, 
et  fait  penser  aux  allégories  de  Rabelais  et  à  la  mère  du  bon  Pan- 
tagruel. 

Oh  !  que  devant  cette  image  nous  sommes  loin  de  la  douce  mère 
de  nos  pays  d'Occident,  même  de  la  Vierge  théologique  du  mystère 
de  l'immaculée  conception  et  du  miraculeux  privilège  de  l'assomp- 
tion  !  Avec  quelle  rigueur  métaphysique  ces  Grecs  subtils  ont  com- 
pris le  christianisme,  et  séparé  de  toute  humanité  ses  personnages 
humains  !  Décidément  nos  peuples  d'Occident  n'ont  été  en  cette  ma- 
tière que  des  barbares  charnels  qui  dans  les  personnages  divins  ont 
vu  de  simples  compagnons  de  leurs  joies  et  de  leurs  souffrances.  La 
Vierge  de  Santa-Maria-in-Cosmedin  est,  comme  son  fils,  préordon- 
née par  Dieu  de  toute  éternité;  elle  est  une  pièce  nécessaire  de  l'or- 
dre invisible  de  l'univers.  Malgré  cette  rigueur  théologique,  nulle 
raideur  et  nulle  sécheresse  dans  l'exécution,  nulles  étroites  formes 
traditionnellement  systématiques.  Un  génie  individuel  d'artiste  s'est 
ici  librement  exprimé;  cette  Vierge  surhumaine  est  peinte  à  larges 
traits,  d'un  pinceau  hardi  et  sûr.  Bref,  dans  cette  image  se  combi- 
nent de  la  manière  la  plus  singulière  et  tout  ce  qu'on  cherche  dans 
l'art  byzantin  et  tout  ce  qu'on  cherche  dans  l'art  italien.  Un  passage 
de  VOrlando  me  revint  au  souvenir  pendant  mes  visites  à  Santa- 
Maria-in-Cosmedin,  celui  où  l'enchanteresse  Mélisse  montre  à  Bra- 
damante  dans  un  miroir  magique  la  longue  série  des  princes  de  la 
maison  d'Esté  qui  doivent  sortir  de  son  sein  :  cette  Vierge  aussi  est 
un  miroir  magique  dans  lequel  on  voit  défiler  la  longue  procession 
des  artistes  italiens  depuis  Giotto  jusqu'au  Dominiquin,  iillima 
Thulc  du  grand  art.  C'est  plus  que  le  principe  de  l'art  italien,  c'est 
déjà  l'art  italien  dans  tout  son  épanouissement. 

En  dépit  de  sa  beauté,  l'impression  que  laisse  cette  image  est 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'arT.  407 

d'un  sérieux  terrible,  et,  pour  la  secouer,  je  m'arrête  à  regarder 
longuement  le  petit  temple  de  Vesta,  qui  fait  face  à  l'église  sur  la 
place  de  la  Bocca  de  la  Vcritù.  La  vue  de  ce  joli  temple  rond,  avec 
son  toit  au  caractère  agreste,  chasse  Idîn  de  moi  ces  austères  pen- 
sées byzantines,  et  me  ramène  aux  souvenirs  de  jours  plus  naïfs. 
r4'est  une  de  ces  innombrables  chapelles  que  les  Romains  avaient 
multipliées  en  l'honneur  de  la  Vesta  malcr,  la  plus  célèbre  des 
divinités  indigènes  de  Rome.  Cela  me  reporte  à  une  société  toute 
rustique,  et  je  pense  à  l'antique  roi  sabin  et  à  l'invocation  qui 
termine  le  premier  chant  des  Géorgiques.  Pour  achever  de  me  ras- 
surer tout  à  fait,  je  tourne  autour  de  la  fontaine  que  le  pape  Al- 
bani  a  fait  élever  au  centre  de  cette  place,  et  je  redeviens  aussi 
calme  que  si  ces  sirènes  et  ces  tritons  avec  leur  majesté  de  sculp- 
tures du  XVII*  siècle  avaient  fait  pleuvoir  sur  ma  tête  toute  l'eau 
qu'ils  peuvent  verser  en  cinq  minutes.  Près  de  cette  fontaine,  un 
charron  et  ses  apprentis  sont  occupés  à  appliquer  à  une  roue  de 
carriole  sa  ferrure  de  fer,  car  ce  n'est  pas  à  Rome  que  le  petit  peuple 
se  gêne  pour  obstruer  la  voie  publique  de  ses  industries.  Nous  voilà 
rentrés  dans  la  réalité  la  plus  prosaïque;  mais,  si  vous  n'êtes  pas  fa- 
tigués de  grandes  émotions,  vous  n'avez  qu'à  faire  quelques  pas,  et 
vous  vous  trouverez  en  face  d'un  admirable  spectacle,  la  vue  du 
Mont-Aventin  et  du  cours  du  Tibre  au  Ponte  rotto.  Tels  sont  les 
contrastes  de  Rome. 

TII.    SAINT-ADGUSTIN.     —     LA     MADONE     l>  l!     SANSOVINO.    —    MICHEL-A\C.K 

DE    CARAVAGE     A     ROME. 

De  Santa-Maria-in-Cosmedin  à  Saint- Augustin,  le  saut  est  consi- 
dérable en  apparence ,  car  tout  diffère  entre  ces  deux  églises,  art, 
esprit,  souvenir,  origine.  Santa-Maria-in-Cosmedin  est  une  des 
plus  vieilles  églises  de  Rome,  tandis  que  Saint-Augustin  vint  au 
monde  à  la  fin  du  xv*'  siècle  et  eut  pour  père  un  Français,  le  cardinal 
d'Estouteville.  Nous  les  rapprochons  cependant,  parce  que  ce  sent- 
ies deux  églises  qui  nous  disent  le  mieux  ce  qu'il  faut  penser  de  ce 
paganisme  qui  a  été  tant  et  si  souvent  reproché  aux  Romains.  Santa- 
Maria-in-Cosmedin  nous  a  montré  comment,  durant  les  siècles  de 
transition,  les  chrétiens  firent  entrer  dans  leurs  temples,  le  plus 
naturellement,  le  plus  logiquement  et  le  plus  innocemment  du 
monde,  certains  débris  du  paganisme,  et  l'église  de  Saint-Augustin 
nous  présente  l'exemple  le  plus  remarquable  de  ce  qu'on  a  nommé 
l'idolâtrie  romaine. 

A  l'entrée  de  l'église  se  trouve  un  groupe  du  Sansovino  représen- 
tant la  madone  et  l'enfant.  Les  Romains  ont  pris  cette  madone  en 


/l08  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

grande  vénération,  ou,  pour  mieux  parler,  en  grand  amour.  C'est 
l'enfant  gâté  de  toute  la  population.  Ils  ont  passé  des  colliers  de 
perles  autour  de  son  cou,  ils  ont  accroché  des  boucles  de  diamans 
à  ses  oreilles,  ils  ont  passé  dPus  bracelets  autour  de  ses  poignets,  ils 
ont  chargé  de  bagues  précieuses  ses  beaux  doigts  ;  rarement  ca- 
deaux eurent  une  destination  plus  heureuse,  car  la  toilette  va  fort 
bien  à  cette  madone,  et  les  bijoux  ne  font  que  mieux  ressortir  le 
grand  air  qui  lui  est  naturel.  En  effet,  cette  madone  est  vraiment 
aristocratique;  son  visage  est  maigre  et  noblement  allongé,  ses  traits 
sont  à  la  fois  grands  et  fins;  mais  ce  qu'elle  a  surtout  d'incompa- 
rable, c'est  la  main,  une  main  délicate  de  belle  dame  aux  doigts 
minces  et  effilés.  Le  peuple  en  raffole,  et  je  dois  avouer  que  j'ai 
pensé  à  son  égard  comme  le  peuple.  J'ignorais  son  existence  lorsque 
je  suis  entré  à  Saint-Augustin,  et  dès  la  première  minute,  avant 
même  d'avoir  remarqué  les  bijoux  qui  témoignent  de  l'amour  des 
Romains,  je  me  suis  senti  pris  pour  elle  d'un  syntiment  d'involon- 
taire sympathie.  Les  sentimens  humains  se  distinguent  entre  eux 
par  des  nuances  extrêmement  fines  qui  peuvent  aisément  les  faire 
confondre;  on  fera  donc  entrer,  si  l'on  veut,  dans  l'ordre  des  senti- 
mens païens  le  mouvement  de  sympathie  que  j'éprouvai,  mais  je 
suis  sûr  qu'il  n'en  était  pas  ainsi,  car  dans  cette  sympathie  il  n'en- 
trait rien  de  l'admiration  sensuelle  qu'arrache  la  beauté  :  c'est  une 
de  ces  figures  que  l'âme  a  plaisir  à  regarder  encore  plus  que  l'œil, 
et  dont  l'aspect  crée  en  nous  une  sorte  de  lumineux  sourire  dont 
nous  sentons  notre  être  intérieur  réjoui.  Gomme  j'ai  pour  principe 
de  respecter  scrupuleusement  les  usages  des  pays  que  je  visite  (rien 
n'étant  plus  ni  même  aussi  respectable  qu'un  usage),  j'aurais  volon- 
tiers baisé  le  pied  de  celte  madone,  si  ce  pied  eût  été  de  marbre; 
mais,  pour  le  protéger  contre  l'action  incessante  des  baisers,  il  a 
fallu  le  remplacer  par  une  sorte  de  fer  à  repasser  en  cuivre,  et  j'ai 
cru  devoir  m'abstenir  de  cette  dévotion,  au  risque  de  scandaliser 
les  fidèles  alors  en  prière,  lesquels  ont  semblé  voir  mon  abstention 
avec  des  yeux  d'où  le  mépris  n'était  pas  absent.  Je  me  suis  contenté 
de  déposer  dix  sous  dans  son  tronc,  sans  songer  que  je  donnais  à 
plus  riche  que  moi,  car,  outre  son  air  noble,  cette  madone  possède 
un  autre  privilège  des  aristocraties,  c'est-à-dire  la  richesse,  et  tout 
récemment,  comme  on  a  eu  besoin  de  son  secours  pour  je  ne  sais 
quelle  entreprise,  ses  coffres  ont  libéralement  fourni  trois  cent  mille 
écus  romains. 

Il  y  a  dans  le  fait  de  cette  adoration  quelque  chose  de  fort  singu- 
lier. Les  images  qu'adore  le  peuple  sont  d'ordinaire  plus  vénérables 
et  surtout  plus  anciennes  que  belles.  La  dévotion  populaire  repose 
sur  une  sorte  d'archéologie  morale  instinctive.  Ce  qu'il  lui  faut,  ce 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  409 

sont  des  images  auxquelles  se  rattache  quelque  souvenir  miraculeux 
passé  en  légende,  ou  quelque  opinion  passée  à  l'état  de  croyance. 
Cette  madone  préserve  de  la  fièvre,  cette  autre  protège  les  femmes 
en  couche;  quand  on  est  dévot  envers  cette  troisième,  on  gagne  tou- 
jours à  la  loterie.  La  question  de  laideur  et  de  beauté  est  d'un  inté- 
rêt fort  secondaire  pour  des  images  qui  possèdent  de  tels  pouvoirs. 
En  outre  l'obscurité  et  le  vague  ont  toujours  été  chers  au  peuple; 
il  n'aime  pas  à  connaître  l'origine  des  choses  qu'il  doit  respecter, 
en  quoi  il  montre  son  grand  bon  sens.  Pour  qu'il  adore  une  image, 
il  est  bon  que  l'auteur  en  soit  inconnu,  qu'elle  ne  porte  aucun  nom 
certain.  Si  cette  image  a  été  longtemps  ignorée  et  que  le  hasard  la 
fasse  découvrir  sous  des  décombres  ou  des  toiles  d'araignées,  cela 
n'en  vaut  que  mieux,  parce  qu'alors  l'imagination  n'est  plus  gênée 
par  aucune  origine.  Les  églises  de  Santa-Maria-del-Orto  et  de  Santa- 
Maria-della-Scala  ont  même  été  bâties  pour  conserver  deux  de  ces 
vénérables  images,  trouvées  l'une  dans  un  jardin  et  l'autre  sous  un 
escalier.  Mais  jamais  on  n'a  vu  le  peuple  adorer  une  image  créée 
par  un  artiste  célèbre,  portant  une  date  certaine,  et,  à  bien  consi- 
dérer la  chose,  là  serait  le  véritable  sentiment  d'idolâtrie.  En  effet, 
dans  le  culte  d'une  antique  image  sans  auteur  connu,  le  sentiment 
du  respect  est  le  seul  qui  soit  ému,  tandis  que  le  culte  d'une  image 
créée  par  un  grand  artiste  mériterait  vraiment  le  nom  de  paga- 
nisme, cette  adoration  ne  pouvant  s'adresser  qu'à  la  beauté  exté- 
rieure de  l'idole.  La  madone  du  Sansovino  fait  donc  à  cet  égard 
une  exception  éclatante.  D'où  vient  cette  exception?  Gela  ne  peut 
tenir  à  sa  beauté,  bien  que  les  Italiens  soient  plus  sensibles  à  cet 
attrait  que  les  autres  peuples,  car  il  y  avait  à  Rome  vingt  images 
peintes  et  sculptées  plus  belles  après  tout  que  la  madone  du  Sanso- 
vino. Piqué  de  curiosité,  je  me  suis  efforcé  de  découvrir  d'où  avait 
pu  venir  un  tel  sentiment.  Ayant  éprouvé  le  même  attrait  que  le 
peuple,  j'ai  tâché  de  raisonner  comme  lui,  et  je  suis  arrivé  à  ce  ré- 
sultat, que,  s'il  a  pris  cette  madone  en  vénération  particulière,  ce 
n'est  pas  pour  sa  beauté,  c'est  pour  son  grand  air.  J'ai  dit  que  le 
caractère  de  cette  Vierge  était  tout  aristocratique  ;  les  Romains  ont 
pris  plaisir  à  la  prier  parce  qu'ils  lui  ont  trouvé  un  aspect  nol.-le,  et, 
comme  nous  dirions  en  France,  une  physionomie  comme  il  faut.  Ils 
se  sont  tenu  instinctivement  le  raisonnement  que  voici  :  «  celle-là 
n'est  pas  une  belle  paysanne,  ou  une  jolie  bourgeoise,  c'est  une 
vraie  madame,  una  vera  madonna-  on  le  voit  bien  à  ses  grands  traits 
et  à  ses  longs  doigts.  C'est  celle-là  que  nous  devons  prier,  car  elle 
doit  être  bien  plus  puissante  que  les  autres  auprès  de  Dieu  pour 
nous  faire  obtenir  ce  que  nous  demandons.  Une  telle  dame  ne  peut 
avoir  qu'une  très  haute  influence  dans  la  cour  céleste.  »  Ils  l'ont 


AlO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

donc  adorée  comme  une  princesse  Borghèse  ou  Barberini  du  ciel, 
qu'ils  ont  supposée  logiquement  être  une  protectrice  plus  efficace 
que  la  plus  belle  des  filles  du  Transtevère  ou  de  la  campagne  ro- 
maine. 

J'ai  voulu  savoir  jusqu'à  quel  point  ma  supposition  était  fondée, 
et  je  l'ai  exposée  un  jour  devant  un  Romain  que  je  rencontrai  à 
notre  académie  du  Monte-Pincio.  «  Ce  que  vous  dites  est  tellement 
vrai,  me  répondit-il ,  que  je  puis  corroborer  votre  supposition  par 
un  fait  dont  j'ai  été  le  témoin  pas  plus  tard  qu'hier.  Je  me  suis  ar- 
rêté au  coin  du  Corso,  devant  une  boutique  de  gravures  où  se  trou- 
vait une  ntadone  de  Murillo,  jolie  brune  piquante,  à  la  physio- 
nomie à  la  fois  vive  et  aimable,  légèrement  ébouriffée,  et  avec  un 
petit  air  de  gitana,  comme  toutes  les  vierges  du  maître  espagnol. 
Deux  petites  blanchisseuses  étaient  en  contemplation  devant  cette 
image  et  se  communiquaient  leurs  impressions:  —  C'est  une  ma- 
done, dit  l'une.  —  Oh  que  non  pas  !  répondit  la  seconde,  ce  n'est 
pas  une  madone,  c'est  une  paysanne.  Je  t'assure  bien  que  je  ne  fe- 
rais pas  mes  prières  devant  elle.  »  Ce  mot  de  la  blanchisseuse  ro- 
maine devant  la  madone  de  Murillo  nous  aide  à  comprendre  le  sen- 
timent d'adoration  que  le  peuple  de  Rome  a  porté  sur  la  madone 
du  Sansovino.  Si  le  peuple  n'aime  guère  en  tout  pays  que  ce  qui 
lui  ressemble,  en  revanche  il  ne  respecte  que  ce  qui  est  entièrement 
différent  de  lui,  et  cette  madone  du  Sansovino  a  reçu  un  culte  pré- 
cisément parce  qu'elle  porte  une  empreinte  aristocratique. 

Si  l'on  cherchait  les  raisons  qui  ont  déterminé  la  dévotion  du 
peuple  italien  pour  telle  ou  telle  image,  je  suis  convaincu  qu'on 
s'apercevrait  que  ces  préférences  reposent  la  plupart  du  temps  sur 
des  nuances  de  sentiment  singuhèrement  délicates,  profondes  et 
subtiles,  en  sorte  que  cette  idolâtrie  dont  on  l'accuse,  loin  d'être  chez 
le  peuple  italien  un  signe  d'infériorité,  est  au  contraire  la  preuve 
d'une  vie  morale  infiniment  plus  poétique  et  surtout  plus  souple 
que  celle  d'aucun  autre  peuple  de  l'Europe.  J'en  veux  citer  un  se- 
cond exemple.  L'image  la  plus  vénérée  de  Rome  est  à  coup  sûr  la 
statue  de  saint  Pierre  qui  se  trouve  à  la  basilique  vaticane.  J'avais 
toujours  entendu  citer  ce  fait  comme  la  preuve  la  plus  convain- 
cante du  paganisme  romain.  Cette  image  est  une  ancienne  statue  de 
Jupiter  dont  le  christianisme  a  fait  un  saint  Pierre,  et  il  est  certain 
que,  lorsqu'on  vous  raconte  une  telle  chose  à  deux  ou  trois  cents 
lieues  de  Rome,  vous  vous  sentez  involontairement  choqué,  quelque 
peu  hostile  que  vous  soyez;  mais  comme  on  a  peu  envie  de  se  scan- 
daliser lorsqu'on  est  sur  les  lieux  mêmes,  et  qu'on  peut  se  rendre 
compte  du  caractère  de  l'image  adorée  !  Cette  statue  était  une  figure 
de  Jupiter,  me  dites-vous?  Je  considère  son  attitude,  sa  physionomie, 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  Mi 

et  je  vous  réponds  en  toute  assurance  :  non,  l'étiquette  s'est  trompée 
de  sac,  et  je  ne  vois  devant  moi  que  la  figure  d'un  vénérable  sage 
c|uelconque.  Où  est  dans  cette  figure  cette  imposante  majesté  qui  est 
inséparable  du  père  des  hommes  et  des  dieux?  où  est  son  caractère 
d'impassible  justice  et  de  sévère  paternité?  Peut-être  en  effet  l'artiste 
païen  a-t-il  eu  l'intention  de  faire  un  Jupiter;  mais  la  tradition  s'était 
altérée,  un  esprit  nouveau  remplissait  le  monde,  et  de  même  que, 
dans  le  roman  d'Apulée  et  dans  la  fable  de  Psyché,  nous  surprenons 
flottans  dans  l'air  païen  les  sentimens   de  tendresse  et  d'onction 
propres  au  christianisme,  de  même  ici  l'artiste  païen  a  imprimé  à 
son  image  de  bronze  le  cachet  des  vertus  que  l'esprit  nouveau  com- 
mençait à  souffler  sur  l'humanité;  il  a  créé  un  personnage  vénérable 
et  non  imposant.  Loin  d'être  divin,  ce  Jupiter  a  quelqiîe  chose  de 
très  particulièrement  populaire  :  combien  de  confesseurs,  de  mar- 
tyrs, d'évêques  de  la  primitive  église  ont  dû  ressembler  à  ce  res- 
pectable sage,  aux  traits  calmes  avec  une  nuance  de  tristesse,  que 
l'on  sent  fait  pour  l'autorité  exercée  par  la  persuasion,  le  conseil 
fraternel,  la  réprimande  amicale!  De  la  vue  de  cette  statue,  nous 
avons  tiré  cette  conclusion  très  singulière  :  c'était  à  l'époque  où  l'on 
appelait  cette  statue  un  Jupiter  que  l'on  se  trompait,  et  c'est  depuis 
qu'on  l'a  nommée  un  sahit  Pierre  que  l'on  ne  se  trompe  plus.  C'est 
bien  en  réalité  à  un  saint  Pierre  que  les  Romains  adressent  leurs 
prières;  ils  peuvent  l'adorer  en  toute  sécurité  de  conscience;  l'es- 
thétique le  leur  permet  aussi  bien  que  la  tradition. 

C'est  dans  cette  église  de  Saint-Augustin  que  l'on  admire,  peint 
à  fresque  sur  un  des  piliers  de  la  nef,  Y  haie  de  Raphaël  ;  passons 
sans  nous  arrêter  devant  cette  belle  œuvre  que  nous  retrouverons 
en  parlant  du  peintre  d'Urbin,  et  allons  dans  la  première  chapelle  à 
droite  admirer  quelque  chose  de  beaucoup  moins  rare,  une  superbe 
toile  de  Michel-Ange  de  Caravage.  Ce  tableau  représente,  paraît-il, 
Notre-Dame  de  Lorette  adorée  par  deux  pèlerins;  j'ai  cru  long- 
temps qu'il  s'agissait  d'une  adoration  des  bergers,  ou  de  quelque 
chose  de  semblable.  Notre  erreur  était  excusable,  car  la  Yierge  est 
comme  noyée  sous  ces  vigoureuses  ombres  noires  familières  à  Cara- 
vage, et  les  deux  figures  des  pèlerins  qui  sont  éclairées  par  ce  non 
moins  vigoureux  reflet  de  lumière  rougeâtre  qu'affectionne  le  ro- 
buste ouvi'ier  sont  deux  figures  où  l'énergie  des  bandits  de  la  cam- 
pagne romaine  ou  napolitaine  se  combine  agréablement  avec  une 
expression  de  triviale  bonhomie.  Ces  deux  figures  ont  quelque  chose 
à  la  fois  de  farouche  et  de  câlin  qui  les  fait  ressembler  à  des  bêtes 
fauves  qui  veulent  bien  replier  les  griffes  et  faire  gros  dos  sous  les 
caresses.  Ainsi  doivent  se  courber,  adorer,  sourire  les  thugs  d'es- 
pèce inférieure  lorsqu'ils  font  leurs  dévotions  devant  l'image  de  la 
déesse  Kali.  Ce  superbe  et  violent  ouvrage  est  une  des  pages  où  on 


A12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peut  lire  le  plus  aisément  les  qualités  et  les  défauts  propres  au  ta- 
lent de  ce  bandit  qui  eut  nom  Michel- Ange  de  Garavage,  dont  la 
main  d'effronté  spadassin  sut  tenir  un  pinceau  avec  autant  de  fermeté 
qu'un  poignard.  Là  surtout  on  peut  surprendre  les  faciles  secrets 
dont  cet  artiste  trivial  a  su  faire  un  si  remarquable  usage .  Ces  se- 
crets sont  au  nombre  de  deux  :  l'énergie  obtenue  par  la  reproduction 
telle  quelle  de  la  réalité,  le  contraste  vigoureusement  marqué  d'une 
ombre  épaisse  et  noire  et  d'une  lumière  intense  à  rouges  reflets. 

C'est  par  haine  du  convenu,  a-t-on  coutume  de  dire,  que  le  Cara- 
vage  s'adressa,  sans  en  vouloir  jamais  sortir,  à  la  réalité  acceptée 
sans  choix.  Dites  plutôt  que  ce  fut  par  impuissance  de  génie  et  sur- 
tout par  bassesse  native  d'âme.  Est-ce  que  jamais  âme  pareille  fut 
capable  de  s'élever  à  la  conception  de  quelque  chose  de  noble  et 
de  grand?  La  nature  lui  avait  octroyé  d'admirables  dons  d'ouvrier, 
elle  lui  avait  refusé  tout  génie  :  là  dut  être  pour  le  Caravage  une 
source  de  souffrances  poignantes.  Posséder  un  incomparable  instru- 
ment et  n'avoir  quoi  que  ce  soit  à  lui  faire  dire,  quelmartyre!  Ah  ! 
si  la  croyance  de  certains  sauvages  était  vraie,  si  en  tuant  son  en- 
nemi on  pouvait  faire  passer  en  soi  son  âme,  s'il  suflisait  de  poi- 
gnarder, d'empoisonner,  d'écumer  de  rage  et  de  déborder  de  vio- 
lence pour  acquérir  la  tendresse  d'un  Dominiquin,  la  science  de 
composition  d'un  Annibal  Carrache!  Malheureusement  ces  miracles 
sont  impossibles;  mais  il  reste  une  ressource  :  si  on  ne  peut  compter 
sur  la  magie,  on  peut  au  moins  faire  appel  au  charlatanisme.  Le 
rôle  de  négateur  est  toujours  facile;  pourquoi  ne  pas  déclarer  que 
tout  ce  que  les  hommes  ont  admiré  est  pure  convention,  science 
académique,  violence  à  la  nature?  Ainsi  fit  Michel-Ange  de  Cara- 
vage. S'élant  gratté  la  tète  avec  frénésie  sans  y  trouver  ombre  dô 
conception  quelconque,  il  appela  à  son  secours  un  beau  désespoir 
et  descendit  bravement  dans  la  rue.  Là  il  se  campa  en  embuscade 
au  coin  d'une  borne  pour  exécuter  le  coup  qui  devait  le  sauver  de 
l'obscurité,  et  il  arrêta  le  maçon  revenant  du  chantier  tout  étoile 
des  éclaboussures  de  sa  truelle,  le  facchino  aux  fortes  épaules,  le 
chantre  à  trogne  couperosée  mis  en  goguette  par  l'aigre  vin  d'Or- 
vieto,  le  mendiant  hâve  se  rendant  à  son  poste  à  la  prochaine  église; 
puis,  les  ayant  amenés  dans  son  atelier,  il  fit  leurs  portraits  en  pied 
avec  cette  vigueur  de  main  qui  lui  était  propre,  et  il  intitula  le 
tout  apôtres,  disciples,  saints,  etc.  Il  est  certain  que  ces  gredins 
du  Carav.îge  ont  malgré  tout  du  caractère;  ces  apôtres  sont  des  apô- 
tres k  poigne,  ces  saints  sont  solides  des  rognons,  et  si  ces  disciples 
n'ont  pas  d'âme,  il  est  incontestable  qu'ils  ont  de  la  tripe  :  par- 
don de  ces  expressions;  mais  pour  faire  comprendre  le  Caravage, 
il  est  absolument  nécessaire  d'avoir  recours  à  la  triviale  énergie  du 
langage  populaire.  Cependant  il  ne  faudrait  pas  faire  honneur  de  ce 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  413 

caractère  à  son  génie,  car  toute  la  gloire  en  revient  à  la  réalité,  qu'il 
copia  scrupuleusement.  S'il  se  fût  adressé  à  la  réalité  d'un  autre 
pays,  en  suivant  son  système,  il  n'eût  été  que  le  plus  plat  des  pein- 
tres; mais  il  eut  l'insigne  bonheur  de  s'adresser  à  une  nature  dont 
les  vulgarités  elles-mêmes  sont  marquées  d'un  cachet  d'énergie;  il 
faut  louer  de  ce  mérite  l'Italie  et  la  beauté  de  la  race  qui  l'habite. 

Le  réalisme  du  Caravage  est  certainement  le  plus  absolu,  le  plus 
radical  qu'il  y  ait  eu  dans  les  arts,  car  il  ne  s'y  mêle  aucune  nuance 
de  fantaisie  et  d'imagination.  Les  Hollandais,  qu'il  faut  toujours  ci- 
ter en  première  ligne  quand  il  s'agit  de  l'imitation  de  la  nature,  ne 
sont  point  réalistes  à  ce  degré-là,  heureusement  pour  leur  gloire. 
Van  Ostade,  Gérard  Dow,  Jean  Steen,  inventent  en  imitant;  ils  font 
leurs  paysans  plus  laids  que  nature,  ils  chargent  leurs  modèles,  al- 
longent le  nez  de  celui-ci,  exagèrent  la  verrue  de  celui-là,  donnent 
au  strabisme  de  ce  troisième  une  malice  bêtement  diabolique,  et  ils 
créent  ainsi  des  scènes  pleines  de  verve,  d'humour,  d'agrément  co- 
mique ou  sentimental  qui  n'étaient  pas  dans  la  réalité.  Caravage  au 
contraire  copie  ses  modèles  tels  qu'ils  furent,  sans  prendre  même  la 
peine  de  les  modifier  selon  l'esprit  de  la  scène  qu'il  veut  rendre;  il 
en  résulte  qu'en  dépit  de  leurs  traits  si  caractérisés,  ses  personnages 
sont  surtout  remarquables  par  une  absence  d'expression  qu'on  ne 
trouverait  nulle  part  aussi  complète.  Ces  figures  aux  traits  si  farou- 
ches et  qui  ont  l'air  de  tant  promettre  sont  cependant  d'une  plati- 
tude désespérante;  jamais  le  Caravage  n'a  su  mettre  sur  une  figure 
un  atome  d'esprit  moral;  tout  ce  qu'il  sait  faire,  c'est  tirer  de  ro- 
bustes copies  de  ses  modèles  et  les  grouper  avec  talent. 

Si,  comme  les  Hollandais ,  le  Caravage  n'eût  appliqué  ce  réalisme 
qu'aux  scènes  tirées  de  la  vie  vulgaire,  aux  tableaux  dits  de  genre, 
sa  prétention  eût  été  excusable,  et  cependant  on  pourrait  encore 
lui  reprocher  la  dimension  exagérée  de  ses  cadres.  Ici  nous  place- 
rons une  observation  qui  n'a  pas  été  faite  encore ,  et  qui  a  une 
importance  pour  ainsi  dire  d'actualité,  puisque  nous  avons  vu  de 
nos  jours,  puisque  nous  voyons  encore  des  artistes  ressusciter  le 
système  du  Caravage,  et  donner  à  des  scènes  de  la  vie  vulgaire 
les  proportions  des  scènes  historiques  ou  sacrées.  Quand  ils  firent 
leurs  personnages  de  dimensions  microscopiques,  les  Hollandais 
découvrirent  d'instinct  une  des  lois  les  plus  importantes  de  la  pein- 
ture. Le  but  de  la  peinture  est  d'intéresser  l'esprit  par  le  moyen 
des  yeux;  elle  se  compose  donc  à  doses  à  peu  près  égales  de  réahté 
€t  de  poésie.  Or  les  scènes  et  les  personnages  c[u'elle  nous  pré- 
sente ne  contiennent  pas  à  égales  doses  ces  deux  élémens  :  les 
scènes  et  les  personnages  de  la  vie  réelle  parlent  aux  yeux  plus 
qu'à  l'imagination;  les  scènes  et  les  personnages  de  l'histoire  par- 
lent à  l'imagination  plus  qu'aux  yeux.  Pour  donner  de  la  poésie  aux 


llill  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

premiers,  de  la  réalité  aux  seconds,  il  n'y  a  qu'un  moyen,  un  seul, 
c'est  de  renverser  leurs  proportions  naturelles,  de  transposer  les 
dimensions  sous  lesquelles  nous  les  voyons  soit  par  les  yeux  de  la 
chair,  soit  par  les  yeux  de  l'esprit.  Pour  cela,  il  suffira  de  supposer 
le  spectateur  armé  d'une  lorgnette  et  regardant  les  scènes  histo- 
riques par  le  gros  bout,  les  scènes  de  genre  par  le  petit  bout.  Que 
faisons-nous  au  spectacle,  dans  un  jardin,  dans  une  nombreuse 
assemblée,  lorsque  nous  nous  servons  d;i  petit  bout  de  la  lorgnette 
pour  observer  des  personnes  et  des  choses  qui  sont  tout  près,  trop 
près  de  nous?  Nous  cherchons  à  nous  créer  une  illusion  charmante 
au  sein  même  de  la  réalité  la  plus  immédiate.  Le  petit  bout  de'Ja 
lorgnette  ne  fait  pe-rdre  à  la  vérité  aucun  de  ses  traits,  au  contraire 
il  accuse  ses  moindres  nuances  avec  plus  de  finesse ,  et  il  y  ajoute 
la  magie  de  l'éloignement  et  le  charme  du  rêve  :  telle  est  la  loi  du 
tableau  de  genre.  Que  faisons-nous  au  contraire  lorsque,  solitaires 
au  coin  de  notre  feu ,  nous  essayons  de  nous  représenter  les  scènes 
et  les  personnages  de  l'histoire  et  de  la  religion?  Nous  faisons  sur 
nous-mêmes  une  opération  de  sorcellerie;  nous  tâchons  d'évoquer 
des  fantômes,  et  les  fantômes,  on  le  sait,  apparaissent  toujours 
sous  des  forme^  colossales.  Telle  est  la  loi  du  tableau  d'histoire. 
En  un  mot,  pour  conserver  l'équilibre  entre  les  deux  élémens  qui 
constituent  la  peinture,  il  est  logique  d'éloigner  les  personnages 
familiers  aux  yeux  de  la  chair,  de  rapprocher  au  contraire  les  per- 
sonnages qui  ne  sont  aperçus  que  par  l'imaginaJon  (1). 

Le  Garavage,  dis-je,  ne  se  contenta  pas  d'appliquer  son  facile  sys- 
tème aux  scènes  de  la  réalité,  il  eut  l'outrecuidance  inconnue  avant 
lui  de  l'appliquer  à  la  représentation  des  grandes  scènes  illustrées 
par  le  pinceau  de  tant  de  maîtres  célèbres.  Les  conséquences  iné- 
vitables de  cette  erreur  monstrueuse  furent  d'enlever  à  ces  scènes 
toute  universaliLé  pour  les  rapetisser  aux  proportions  d'épisodes 
biographiques  quelconques,  d'effacer  de  leurs  personnages  tout 
caractère  traditionnel  et  consacré.  Aucune  de  ses  œuvres  ne  montre 
plus  clairement  ces  affreux  défauts  que  son  grand  tableau  de  VEn- 
sevelissemenl  du  Christ,  qui  se  voit  à  la  galerie  du  Vatican,  page 
admirable  par  la  force  d'exécution  et  les  qualités  de  métier  qui  s'y 
révèlent.  Il  n'y  a  rien  dans  cette  scène  qui  avertisse  de  l'importance 
qu'elle  apour  le  genre  humain,  rien  qui  dise  :  C'est  le  deuil  de  l'hu- 
manité entière,  bien  mieux  encore,  c'est  le  deuil  du  ciel  et  de  la 
terre.  —  Et  comment  en  serions-nous  avertis?  Aucun  de  ces  person- 
nages n'est  reconnaissable  à  première  vue  par  le  type  qu'a  fixé  pour 
chacun  d'eux  la  tradition,  type  par  lequel  ils  ont  acquis  un  caractère 

(1)  Cette  loi,  absolue  pour  le  tableau  de  genre,  ne  l'est  cependant  pas  tout  à  fait 
pour  les  tableaux  historiques  ou  religieux. 


IMPRESSIONS    DE    AOYAOE    ET   d'aRT.  ^15 

d'universalité,  les  générations  successives  des  hommes  les  ayant 
connus  sous  les  mêmes  traits.  Il  est  bien  entendu  que  ce  type  con- 
siste surtout  dans  le  caractère  moral  qui,  respecté,  suffit  pour  con- 
server l'identité  du  personnage  que  le  peintre  veut  présenter,  et 
pour  le  faire  reconnaître  à  l'instant  du  spectateur.  Ainsi  un  peintre 
ne  pourrait,  sans  pécher  contre  le  bon  sens,  présenter  un  sahit  Jean 
vieux  et  laid,  un  saint  Pierre  jeune  et  sans  gravité,  un.  saint  Paul 
qui  n'exprimât  pas  l'autorité,  une  sainte  Madeleine  qui  fût  autre 
chose  que  tendresse  et  abnégation,  etc.  Les  Flamands  ont  certes 
beaucoup  osé  avec  ces  types,  car  ils  leur  ont  donné  tous  les  carac- 
tères de  leur  nationalité,  et  cependant  qui  se  trompe  sur  ces  per- 
sonnages? qui  ne  nomme  chacun  d'eux  à  première  vue?  Au  con- 
traire, je  défie  bien  qu'on  nomme  sans  se  tromper  chacun  de  ces 
personnages  de  V Ensevelissement  du  Caravage.  La  Vierge  seule  est 
reconnaissable,  grâce  à  la  douleur  qui  se  lit  sur  son  visage.  Encore 
c:tte  Vierge  n'a-t-elle  aucune  expression  qui  la  tire  d'une  condi- 
tion privée,  "et  en  fasse  un  personnage  intéressant  d'une  manière 
universelle;  ce  n'est  point  là  Marie,  la  mère  du  Christ,  dont  la 
douleur  est  celle  de  tous;  c'est  une  pauvre  veuve  italienne  de  la 
petite  bourgeoisie,  quinquagénaire,  avec  des  restes  de  beauté  un 
peu  molle,  et  dont  la  douleur  n'intéresse  qu'elle-même  et  quelques 
amis.  Et  qu'est-ce  que  cette  fillette  maigre,  pâle,  chétive,  au  profil 
sec  et  régulier,  avec  une  expression  de  faiblesse  énergique?  Est-ce 
que  ce  serait  quelqu'une  des  saintes  femmes  par  hasard?  Eh!  non, 
c'est  une  fillette  des  quartiers  populaires  de  Rome  ou  de  Naples  qui 
assiste  à  l'enterrement  d'un  cousin  ou  d'un  oncle.  Et  les  person- 
nages qui  sur  le  devant  de  la  scène  approchent  du  sépulcre  le  ca- 
davre du  Christ,  est-ce  que  ce  sont  le  noble  Joseph  d'Arimathie  et 
le  bon  Nicodème?  Non,  ce  sont  de  serviables  voisins  qui  sont  venus 
assister  la  famille  en  ces  circonstances  douloureuses.  Avec  la  meil- 
leure volonté  du  monde,  il  est  impossible  de  voir  dans  ce  tableau 
autre  chose  qu'un  groupe  de  Transtaverins  ou  de  paysans  de  la 
campagne  italienne  qui  ensevelissent  un  des  leurs.  Cela  dit,  il  faut 
reconnaître  que  l'énergie  d'exécution  de  cette  toile  arrache  l'admi- 
ration. Quelle  solidité  de  touche!  quelle  pâte  vigoureuse!  comme 
ces  personnages  font  saiHie,  et  que  ce  coloris  sombre  a  de  force! 

Pendant  que  le  Caravage  stationnait  sur  la  voie  publique  pour 
racoler  ces  premiers  passants  venus  de  bonne  volonté  dont  il  a  fait 
les  personnages  de  ses  tableaux,  il  eut  le  temps  d'observer  un  phé- 
nomène très-intéressant,  c^lui  de  la  nature  de  la  nuit  italienne.  Les 
ténèbres  d'Italie  ont  une  vigueur  que  nous  ne  leur  connaissons  pas 
dans  nos  brumeux  pays  tempérés  ou  dans  nos  froids  pays  du  nord; 
elles  ont  aussi  une  tout  autre  manière  de  faire  leur  entrée  dans  le 
monde.  Le  char  de  la  nuit,  le  char  du  soleil,  ces  expiessions,  pure- 


A16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  métaphoriques  en  tout  autre  pays,  sont  en  Italie  d'une  stricte 
réalité.  Là  notre  gris  crépuscule,  avec  son  clair-obscur  enveloppant 
les  objets  et  les  faisant  transparaître  au  sein  d'une  ombre  diaphane, 
est  à  peu  près  inconnu.  Pour  faire  comprendre  au  lecteur  com- 
bien la  transition  de  la  lumière  aux  ténèbres  est  différente  en  Italie 
de  ce  qu'elle  est  chez  nous,  nous  sommes  obligé  de  nous  inspirer 
du  génie  de  M.  de  La  Palisse,  et  de  dire  :  En  Italie,  tant  qu'il  fait 
jour,  il  fait  jour,  et  dès  qu'il  ne  fait  plus  jour,  il  fait  nuit.  Quand 
viennent  les  heures  du  soir,  on  voit  le  jour  non  pas  baisser  comme 
chez  nous,  mais  pâlir  :  on  dirait  en  toute  vérité  un  char  de  flamme 
qui  laisse  derrière  lui  un  sillage  lumineux,  et  que  l'on  voit  s'éloi- 
gner peu  à  peu;  mais  en  s'éloignant  il  ne  crée  pas  l'obscurité;  l'air 
reste  pur,  clair,  brillant.  La  nuit  n'arrive  pas  à  la  sourdine,  en 
s'insinuant;  elle  fait  son  entrée  brusquement  et  prend  triompha- 
lement possession  du  monde.  Cette  nuit  est  bien  la  fille  de  l'Érèbe; 
vous  pouvez  aisément  la  personnifier  sous  la  forme  d'une  belle 
femme  brune,  au  teint  bistré,  à  la  taille  robuste.  C'est  une  nuit 
noire  comme  de  l'encre,  épaisse  à  couper  au  couteau,  comme  dit  le 
peuple,  intense,  profonde,  une  véritable  méditerranée  de  ténèbres. 
Le  divin  éclairage  de  la  lune  et  des  étoiles  n'altère  pas  le  caractère 
de  cette  nuit,  qui  ne  sert  qu'à  mieux  encadrer  leur  beauté;  il  faut 
voir  comme  lune  et  étoiles  ressortent  sur  ce  fond  de  fortes  ténè- 
bres :  on  dirait  des  incrustations  d'or  sur  une  vaste  surface  d'ébène. 
Nous  voilà  bien  loin  de  ces  tons  d'acier  brillant  et  froid  que  leurs 
clartés  prêtent  aux  nuits  du  nord.  Cependant  l'effet  le  plus  magique 
est  celui  que  produisent  les  flambeaux  simplement  allumés  par 
les  chétifs  mortels,  effet  qui  est  dû  en  partie  à  cette  intensité  des 
ténèbres  sur  lesquelles  la  moindre  lumière  se  détache  avec  une  vi- 
gueur incomparable,  en  partie  à  la  nature  de  l'éclairago  qu'em- 
ploient les  habitans  de  cet  heureux  pays.  Les  gens  du  peuple  et  les 
marchands  en  plein  vent  s'éclairent  de  préférence  avec  des  lumières 
non  protégées,  espèces  de  torches  ou  d'énormes  lumignons  qui  brû- 
lent librement  à  l'air  en  lançant  un  jet  de  flamme  aussi  robuste 
que  les  ombres  qu'il  est  chargé  de  dissiper.  Tous  les  objets  qui 
sont  touchés  par  ce  jet  de  flamme  ou  qui  se  trouvent  dans  son  voi- 
sinage sont  aussitôt  arraches  de  l'ombre  par  cette  lumière  crue, 
presque  brutale,  tant  elle  a  d'énergique  éclat,  et  illuminés  comme  à 
giorno  d'un  reflet  rouge  de  cuivre  qui  les  oblige  à  ne  rien  dissimu- 
ler de  leurs  formes,  tandis  qu'à  côté  et  aux  alentours  tout  reste 
sombre.  Que  de  fois  en  traversant  les  rues  de  Rome  le  soir,  j'ai  eu 
occasion,  devant  une  boutique  en  plein  air  ou  devant  un  cabaret 
populaire,  de  m'écrier  :  «  Allons,  encore  un  Caravage!  »  C'est  là  le 
phénomène  qu'a  surpris  le  grand  ouvrier,  dont  il  a  fait  la  facile  sor- 
cellerie de  ses  tableaux,  et  que  vous  reconnaîtrez  particulièrement 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  417 

sur  la  toile  de  l'église  de  Saint-Augustin  représentant  les  deux  pè- 
lerins en  adoration  devant  la  Vierge.  Son  procédé  consiste  à  plon- 
ger une  partie  de  la  scène  dans  une  ombr^  noire,  et  à  faire  éclairer 
par  contraste  un  ou  plusieurs  de  ses  personnages  d'un  reflet  éner- 
gique. La  première  fois  qu'on  voit  cette  diablerie,  on  est  vivement 
intéressé;  mais  elle  perd  beaucoup  de  son  atLrait  lorsqu'on  s'est  fa- 
miliarisé avec  le  sp  ;ctacle  des  nuits  romaines.  11  n'y  a  là  aucun  se- 
cret véritable  de  la  lumière,  il  n'y  a  que  la  reproduction  exacte  d'un 
phénomène  d'ordre  secondaire.  Il  y  a  loin  de  cette  magie  de  lan- 
terne magique  au  clair-obscur  hollandais  et  au  rayon  lumineux  de 
Rembrandt. 

C'est  ce  même  phénomène  qu'a  saisi  et  exploité  jusqu'à  satiété 
le  Hollandais  Honthorst,  que  les  Italiens  ont  si  justement  appelé 
Gherardo  délia  Notte,  —  le  contraste  de  l'ombre  nocturne  et  d'une 
lumière  artificiellement  disposée;  seulement  il  fait  ses  ombres  moins 
intenses,  plus  blondes,  et  ses  lumières  moins  vigoureuses.  Comme 
l'occasion  ne  se  présentera  plus  pour  nous  de  citer  Honthorst,  que 
nous  avons  rencontré  par   hasard  sur  notre  chemin,  disons  que 
Rome  possède  de  lui  divers  ouvrages  qui  valent  la  peine  d'être  re- 
gardés, lorsqu'ils  se  présentent  à  vous  sans  que  vous  vous  soyez 
donné  la  fatigue  de  les  chercher,  fatigue  que  je  ne  conseille  à  per- 
sonne, étant  donnée  la  brièveté  de  la  vie.  Donc  si  le  hasard  vous 
conduit  vers  lui  et  que  le  jour  soit  propice,  consacrez  dix  minutes  à 
la  Décollation  de  saint  Jean-Baptiste  de  Santa-Maria-della-Scala. 
Il  est  un  second  tableau  que  vous  ne  pouvez  manquer  de  rencontrer, 
car  il  est  dans  la  même  chapelle  que  le  délicieux  Saint  Michel  du 
Guide,  à  l'église  des  Capucins.  Cette  toile  représente  le  moment  où 
le  Christ,  après  la  flagellation,  est  salué  ironiquement  roi  des  Juifs 
par  la  canaille,  qui  vient  de  lui  remettre  aux  mains  le  sceptre  déri- 
soire de  roseau.  La  passive  résignation  du  Christ  a  été  bien  ren- 
due; c'est  plutôt,  il  est  vrai,  la  résignation  d'un  disciple  de  saint 
François  que  celle  du  Messie,  fils  de  Dieu;  aussi,  en  considérant  ce 
Christ,  je  pensai  à  ce  passage  des  Fioretti  où  il  est  raconté  comment 
le  bon  Rernardo  cli  Quintavalle,  étant  à  Rologne,  se  laissait  tran- 
quillement insulter  et  tirer  la  barbe  par  tous  les  polissons  de  la  ville 
sans  répondre  un  seul  mot,  lorsqu'un  citoyen  qui  contemplait  ce 
spectacle  avec  admiration  vint  arracher  le  fidèle  disciple  du  réfor- 
mateur évangélique  à  cet  indigne  traitement  en  disant  :  u  Vraiment, 
voilà  bien  le  plus  haut  état  de  religion  dont  j'aie  jamais  entendu 
parler!  »  Les  trémoiîsseme.ns  facétieux  de  la  canaille  ont  aussi  été 
fort  bien  rendus,  et  avec  beaucoup  de  diversité  drolatique.  Si  les 
capucins  de  la  piazza  Rarberini  regardent  quelquefois  ce  tableau,  et 
si  le  voisinage  du  beau  Saint  MicJud,  qu'ils  sont  justement  fiers  de 

TOME  ixxxvi.  —  1870.  27 


418  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

montrer,  ne  lui  nuit  pas  dans  leur  estime,  ils  peuvent  y  retrouver 
quelque  chose  de  l'esprit  de  patience  et  de  passive  résignation  qui 
inspira  les  ordres  monastiques  pareils  à  celui  dont  ils  font  pai'tie. 

Deux  peintres  marchèrent  dans  la  voie  ouverte  par  le  Caravage, 
l'Espagnol  Ribeira  et  Le  Français  \alentin.  Ainsi  qu'il  arrive  sou- 
vent, les  disciples  dépassèrent  le  maître.  Les  deux  hommes  que 
nous  avons  nommés  n'eurent  pas  cependant  à  un  aussi  haut  degré 
les  qualités  matérielles  de  l'ouvrier;  mais  Ribeira  a  une  tout  autre 
portée  de  sentiment,  et  Valentin  possède  une  sagesse,  un  attrait, 
un  pathéthique  original ,  qui  furent  étrangers  à  son  maître.  A  la 
galerie  du  palais  Sciarra,  on  voit  un  charmant  ouvrage,  les  Petits 
Joueurs  de  cartes,  qui  porte  le  nom  de  Caravage;  mais  d'aucuns 
veulent  que  cet  ouvrage  soit  de  Valentin,  et  nous  serions  charmé, 
pour  notre  part,  que  ce  fût  à  notre  compatriote  que  revînt  la  gloire 
de  cette  page  spirituelle.  Il  nous  est  souverainement  désagréable  de 
penser  que  ce  brutal  puisse  être  l'auteur  de  ce  gentil  tableau;  c'est 
bien  assez  d'être  obligé  de  convenir  qu'il  a  fait  dans  V Ensevelisse- 
ment du  Christ  une  peinture  d'une  exécution  magistrale.  A  vrai 
dire,  dans  ce  tableau,  nous  ne  reconnaissons  pas  plus  la  couleur 
ordinaire  à  Valentin  que  la  couleur  propre  au  Caravage  ;  mais  les 
qualités  de  l'œuvre  sont  bien  françaises,  et  elle  porte  bien  le  cachet 
historique  de  la  France  de  Louis  XIIL  Deux  gentils  drôles,  dans  la 
première  fleur  de  la  jeunesse,  sortes  d'enfans  perdus  de  troupes 
irrégulières,  à  demi  aventuriers,  à  demi  escrocs  ou  peut-être  pis, 
sont  accoudés  aux  deux  coins  d'une  table,  jouant  aux  cartes;  ils 
paraissent  discuter  sur  une  des  cartes  jouées..  Devant  eux,  tout  droit 
debout,  fièrement  campé,  le  feutre  à  plumes  sur  l'oreille,  un  grand 
escogriffe,  dont  le  visage  est  empreint  d'une  expression  méphisto- 
phéUque,  prononce  sur  le  coup  en  mettant  son  gant  troué  qui  laisse 
passer  significativement  la  pointe  de  son  index.  Rien  dans  ce  tableau 
ne  parle  de  l'Italie  de  cette  époque,  rien  n'y  rappelle  les  sujets  et 
les  types  du  tableau  de  genre  italien;  tout  y  parle  au  contraire  de 
la  France  de  Louis  XIII  et  y  rappelle  les  types  alors  en  vogue  du 
théâtre  et  du  roman.  Ce  matamore,  nous  le  connaissons  par  Cyrano 
de  Bergerac,  par  Scarron,  par  Corneille,  par  Callot;  ces  deux  petits 
tire-laines  et  coureurs  de  grandes  routes,  nous  les  connaissons  par 
les  deux  polissons  de  l'odyssée  du  burlesque  d'Assoucy,.  et  par  les 
aigrefins  du  Francion  de  Sorrel.  Oui,  l'âme  de  ce  tableau  est  bien 
française,  et  non  italienne,  et  c'est  bien  dans  notre  pays  qu'il  en 
faut  chercher  l'auteur. 

Emile  Montégut. 


LA 


VILLE    DE    PARIS 


DEVANT  LE  CORPS  LEGLSLITIF 


La  révolution  pacifique  qui  fera  de  l'année  1870  une  date  mé- 
morable a  mis  à  l'ordre  du  jour  deux  questions  dont  se  préoccupe 
vivement  l'opinion  publique,  le  règlement  du  budget  et  l'organisa- 
tion municipale  de  la  ville  de  Paris.  Le  corps  législatif  sera  bientôt 
appelé  à  les  résoudre.  Déjà  la  loi  du  11  avril  18(59  l'a  chargé  de 
voter  le  budget  extraordinaire  de  la  ville.  L'empereur,  en  ouvrant 
la  session  des  chambres  le  28  novembre  suivant,  a  proposé  en  outre 
de  lui  confier  la  nomination  des  membres  du  conseil  municipal.  Le 
conseil  d'état  avait  même  été  saisi,  dans  les  derniers  jours  de  1869, 
d'un  projet  de  loi  relatif  à  cette  nomination.  Cependant  il  ne  semble 
pas  que  le  cabinet  du  "2  janvier  1870  ait  à  cet  égard  de  résolution 
arrêtée,  puisqu'à  la  date  du  5  février  le  ministre  de  l'intérieur  a  in- 
stitué une  commission  chargée  «  d'étudier  dans  leur  ensemble  l'or- 
ganisation administrative  de  la  ville  de  Paris  et  celle  du  départe- 
ment de  la  Seine,  et  de  proposer  les  solutions  que  réclament  des 
intérêts  si  multiples  et  si  considérables.  »  Cette  commission  a  été 
composée  d'une  manière  très  large,  toutes  les  opinions  y  comptent 
des  représentans.  En  même  temps  que  ces  changemens  étaient  ou 
apportés  ou  annoncés  dans  l'administration  de  la  ville  de  Paris,  le 
préfet  qui  la  dirigeait  depuis  dix-sept  ans  était  relevé  de  ses  fonc- 
tions ;  le  premier  acte  du  ministère  du  2  janvier  a  été  de  donner  un 
successeur  à,  M.  Haussmann. 

Les  causes  de  ces  mesures  sont  trop  notoires  pour  qu'il  y  ait  lieu 
de  s'y  arrêter.  Si  le  régime  de  1852  a  dû  se  transformer,  c'est 


420  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'abord  sous  l'action  du  sentiment  public  soulevé  contre  les  expédi- 
tions ruineuses  du  dehors  et  les  abus  de  pouvoir  au  dedans,  c'est 
aussi  par  suite  des  entreprises  exagérées  et  des  embarras  financiers 
qu'a  produits  le  régime  administratif  de  la  ville  de  Paris.  Ce  système, 
on  l'avouera,  n'était  point  fait  pour  donner  aux  contribuables  toutes 
les  garanties  nécessaires.  Le  préfet  de  la  Seine,  nommé  par  le  chef 
de  l'état,  présentait  lui-même  au  choix  du  souverain  les  membres 
du  conseil  chargé  de  surveiller  les  actes  de  son  administration. 
Le  conseil  d'état,  la  cour  des  comptes,  les  ministres  eux-mêmes, 
n'ont  pu  modifier  ou  arrêter  la  gestion  d'un  fonctionnaire  relevant 
de  l'empereur  seul,  dont  il  passait  auprès  des  uns  pour  exécuter 
fidèlement  les  ordres,  tandis  qu'il  n'était  pour  les  autres  que  l'exé- 
cuteur de  ses  volontés  personnelles.  Pendant  dix -sept  ans,  il  a 
marché  ainsi,  tantôt  applaudi  avec  passion,  plus  souvent  critiqué 
avec  amertume,  toujours  impassible  devant  l'éloge  ou  le  blâme.  Il 
avait  su  prendre  une  telle  situation  que,  lorsque  le  corps  législatif 
fut  appelé  en  1869  à  voter  le  dernier  emprunt  de  la  ville  de  Paris, 
et  que  la  discussion  eut  fait  ressortir  à  tous  les  yeux  les  vices  et  les 
dangers  du  système,  c'est  seulement  sur  une  partie  des  attributions 
du  préfet,  sur  le  règlenient  du  budget  extraordinaire,  qu'on  osa 
porter  la  main.  Toutefois  cette  première  mesure  a  paru  bientôt  in- 
suffisante, et  l'une  des  premières  préoccupations  du  ministère  libé- 
ral de  1870  a  été  de  donner  immédiatement  au  conseil  municipal 
les  garanties  durables  de  contrôle  et  d'indépendance  qui  lui  sont 
absolument  nécessaires.  Le  moment  est  donc  opportun  pour  exami- 
ner la  situation  financière  de  la  ville  de  Paris,  pour  rechercher  de 
quelles  ressources  on  peut  disposer  encore,  si  l'on  veut  continuer 
l'œuvre  de  la  transformation  de  la  capitale,  enfin,  —  puisqu'une 
modification  profonde  de  l'organisation  du  conseil  municipal  est  cà 
l'ordre  du  jour,  —  pour  passer  en  revue  les  diverses  combinaisons 
proposées. 

L 

Les  recettes  ordinaires  de  la  ville  de  Paris,  —  celles  qui  sont  four- 
nies par  les  centimes  communaux,  l'octroi,  le  produit  des  propriétés 
communales.,  des  halles,  marchés,  abattoirs,  etc.,  —  se  sont  élevées, 
ainsi  que  l'assure  le  dernier  rapport  de  M.  Haussmann,  de  1852  à 
1869,  à  1  milliard  795  millions.  En  1852,  ces  recettes  montaient  à 
52  millions  1/2;  pour  1870,  elles  sont  évaluées  cà  171,530,000  fr. 
Entre  les  deux  dates,  il  est  vrai,  se  place  l'extension  des  limites  de 
Paris  qui  a  donné  tout  d'un  coup  à  la  ville  500,000  habitans  de  plus 
et  a  été  suivie  d'une  augmentation  constante  qu'on  peut  évaluer  en 


LES    TRAVAUX    DE    PARIS.  421 

moyenne  à  30,000  âmes  par  année.  L'octroi  seul,  qui  était  porté  dans 
le  budget  de  1852  pour  34  millions  1/2,  dépasse  105  millions  dans 
celui  de  1869.  La  progression  moyenne  des  recettes  ordinaires  a  été, 
de  1852  à  1859,  de  3,800,000  francs  par  an;  depuis  l'agrandisse- 
ment de  la  ville  jusqu'en  1870,  elle  atteint  presque  invariablement 
le  chiffre  de  6,700,000  francs,  et  le  préfet  de  la  Seine  s'est  plu 
souvent  à  déclarer  que  cet  accroissement  n'était  dû  à  aucune  taxe 
nouvelle.  On  ne  peut,  il  est  vrai,  donner  ce  nom  aux  taxes  qu'on 
a  dû  étendre  aux  habitans  des  communes  annexées  :  elles  ont  été 
compensées  et  au-delà  par  des  avantages  de  toute  nature;  mais  lors- 
que, sous  prétexte  de  classemens  de  tarifsi,  on  a  fait  passer  d'une 
classe  moins  imposée  à  une  classe  supérieure  des  objets  de  consom- 
mation, lorsqu'on  a  frappé  à  l'entrée  les  matériaux  de  construction, 
on  ne  peut  soutenir  qu'on  n'a  pas  établi  de  nouveaux  impôts. 

Tandis  que  les  recettes  s'augmentaient  ainsi,  les  dépenses  cor- 
respondantes ne  suivaient  pas  la  même  marche.  L'ensemble  des 
dépenses  ordinaires  pour  cette  période  de  dix-sept  ans  n'est  que 
de  973  millions.  La  progression  moyenne  a  été  de  1,500,000  francs 
de  1852  à  1859,  et  depuis  lors  elle  a  dépassé  à  peine  3  millions. 
Le  budget  des  dépenses  ordinaires,  qui  en  1852  s'élevait  à  àO  mil- 
lions 1/2,  figure  en  1870  dans  les  comptes  de  la  ville  pour  134,030,000 
francs.  Toutefois  il  ini[)orte  d'aller  au  fond  des  choses  et  de  ne  pas 
se  payer  de  mots.  Si  les  dépenses  ordinaires,  c'est-à-dire  celles 
qu'il  faut  acquitter  nécessairement  chaque  année,  celles  qu'on  ne 
peut  remettre  à  un  exercice  suivant,  étaient  toutes  comprises  dans 
cette  première  partie  du  budget  de  la  ville,  il  n'y  aurait  qu'à  féli- 
citer l'administration  d'avoir  su  ménager  un  excédant  de  ressour- 
ces qui,  pour  l'ensemble  des  dix-sept  dernières  années,  a  dépassé 
822  millions,  et  qui,  pour  la  seule  année  1870,  promet  de  s'élever 
à  37  millions  1/2;  mais  on  a  distrait  des  dépenses  ordinaires  un 
certain  nombre  de  charges  qui  auraient  dû  y  prendre  place,  el 
qu'on  est  surpris  de  voir  figurer  au  budget  extraordinaire.  La  clas- 
sification aurait  dû  être  plus  rigoureuse. 

Le  budget  ordinaire  des  dépenses  de  1870  se  résume  en  trois  ar- 
ticles :  la  dette  municipale  (amortissement  non  compris),  qui  s'élève 
à  près  d.Q.h'o  millions  1/2,  les  services  administratifs  de  la  préfec- 
ture de  la  Seine,  qui  dépassent  70  millions,  et  les  dépenses  de  la 
préfecture  de  police,  qui  en  atteignent  16.  Si  l'on  pénétrait  dans  le 
détail  de  ces  services,  on  serait  frappé  de  l'importance  qu'ils  ont 
prise,  au  grand  avantage  de  la  population  parisienne;  on  verrait 
ce  que  chaque  année  la  ville  et  le  département  de  la  Seine  font  d'ef- 
forts pour  améliorer  l'état  sanitaire,  répandre  l'instruction,  satis- 
faire aux  besoins  de  l'assistance.  Il  nous  suffira  de  dire  que  pour 


ZI22  REVUE    DES    DEUX    MOJNDES. 

1869,  en  une  seule  année,  la  longueur  des  conduites  d'eau  s'est  ac- 
crue de  37  kilomètres,  celle  des  galeries  souterraines  de  7  kilomè- 
tres 1/2,  et  l'étendue  de  la  voie  publique  de  79  (1),  —  qu'en  1870 
la  subvention  payée  à  l'assistance  publiqu?,  dont  la  dépense  totale 
s'élève  à  Paris  à  23  millions  1/2,  se  monte,  avec  tous  les  frais  des 
établissemens  de  bienfaisance,  à  12,/i35,000  francs.  Chaque  jour,  on 
réalise  des  améliorations  nouvelles,  et  l'on  tente  des  expériences 
heureuses.  Le  système  de  secours  à  domicile  pour  les  makdes,  pour 
les  femmes  en  couches,  pour  les  mères  pauvres,  se  substitue  de 
plus  en  plus  au  système  du  secours  en  commun,  lequel  désagrège 
la  famille  et  favorise  ces  épidémies  sur  les  femmes  en  couches  et  les 
nouveau-nés  qui  exercent  dans  les  hôpitaux  de  si  cruels  ravages. 
L'histoire  de  l'administration  de  l'assistance  publique  à  Paris  serait 
un  plaidoyer  éloquent  en  faveur  de  la  charité  laïque,  tant  attaquée 
par  une  orthodoxie  intolérante.  —  On  ne  contestera  pas  du  moins  à 
M.  Haussmann  et  à  ses  collaborateurs  les  services  rendus  à  l'instruc- 
tion populaire.  Déjà  le  gouvernement  de  1830  avait  beaucoup  fait 
pour  l'enseignement  primaire,  dont  les  dépenses  pour  la  capitale 
seule  s'étaient  élevées  de  140,000  francs  en  1830  à  1,100,000  francs 
en  1847.  Dans  le  premier  budget  réglé  par  M.  Haussmann  en  1852, 
nous  les  voyons  figurer  pour  1,300,000  francs,  et  dans  le  budget 
de  1869  l'instruction  primaire  est  comprise  pour  6,192,000  francs. 
Le  rapport  présenté  au  1"  janvier  de  cette  même  année  par  l'in- 
specteur de  l'académie  chargé  de  ce  service  a  constaté  la  présence 
de  200,000  enfans  dans  les  écoles  du  département  de  la  Seine  et 
l'ouverture  de  140  établissemens  nouveaux  en  une  seule  année,  ce 
qui  porte  à  1,952  le  total  des  écoles  publiques  et  libres  (2).  Ce  n'est 
pas  tout  :  pour  mesurer  l'ensemble  des  sacrifices  faits  en  faveur  de 
l'assistance  et  de  l'instruction,  il  convient  d'ajouter  à  ces  ch'fTres 
les  allocations  correspondantes  du  budget  extraordinaire  :  pour  1870, 
le  préfet  a  proposé  d'ajouter  6,600,000  fiancs  (dont  5  millions  pour 


(1)  L'étendue  entière  des  conduites  d'eau  est  de  1,200  kilomètre?,  sans  compter  l'a- 
queduc de  la  Dhuys  qui  en  a  131  et  celui  de  la  Vanne  172.  La  distribution  des  eaux 
est  de  250,000  mètres  cubes  par  vingt-quatre  heures,  et  pourra  doubler.  Le  réseau 
des  égouts  est  de  400  kilomètres. 

(2)  Une  contestation  singulière  s'est  élevée  à  ce  sujet  entre  le  préfet  de  la  Seine  et 
le  conseil  d'état.  Le  préfet,  pour  faire  face  à  cette  dépense,  recourait  à  l'impôt  spécial 
de  3  centimes  autorisé  par  la  loi  du  15  mars  1850.  Depuis  treize  ans,  la  cour  des 
comptes  n'a  fait  aucune  objection  contre  la  perception  de  cet  impôt.  En  l^CO,  la  sec- 
tion du  contentieux  au  conseil  d'état,  sous  prétexte  que  la  loi  précitée  accorde  seule- 
ment cette  faveur  aux  communes  dont  les  ressources  sont  insuffisantes,  a  déclaré  illégale 
l'imposition  des  3  centimes  pour  la  ville  de  Paris,  qui  étale  avec  orgueil  les  excédants 
de  son  budget  ordinaire.  Le  corps  législatif  devra  intervenir  et  régulariser  cette  im- 
position dans  le  vote  du  budget  extraordinaire. 


LES    TRAVAUX    DE    PARIS.  023 

la  construction  de  l'Hôtel-Dieu)  aux  12  millions  1/2  portés  au  cha- 
pitre (les  dépenses  ordinaires  des  établissemens  de  bienfaisance. 
Avec  d'autres  secours  de  même  nature,  c'est  un  total  de  près  de 
19  millions  qui  vient  grossir  le  budget  particulier  de  la  charité  pu- 
blifiiie.  A  aucune  époque,  efforts  pareils  n'ont  été  faits.  D'autre 
part,  les  lycées,  les  bâtimens  scolaires,  sont  compris  pour  un  chiffre 
im,)oitnnt  dans  les  sommes  consacrées  soit  aux  réparations,  soit 
aux  constructions  nouvelles. 

Après  les  dépenses  de  l'assistance  et  de  l'instruction,  viennent 
celles  qui  sont  désignées  sous  la  dénomination  de  service  miini- 
cipul  des  travaux  publics,  et  dont  l'ensemble  pour  1869  s'élève  à 
près  de  25  millions.  A  ce  service  se  rattachent  toutes  les  améliora- 
tions obtenues  dans  la  viabilité,  la  distribution  de  l'air,  de  l'eau  et 
de  la  lumière  aux  habitans  de  Paris  (1). 

En  résumé,  le  budget  ordinaire  de  la  ville  révèle  un  souci  très 
louable  de  tous  les  intérêts,  un  fonctionnement  minutieux,  exact,  de 
tous  les  rouages  administratifs,  descendant  jusqu'aux  agens  les  plus 
inférieurs  et  réglant  leurs  moindres  attributions,  et  c'est  sans  doute 
pour  cette  cause  que  dans  la  dernière  session  du  corps  législatif,  qui 
vit  retirer  au  préfet  de  la  Seine  le  règ^lement  du  budget  extraordi- 
naire, on  ne  crut  pas  devoir  changer  le  mode  d'établissement  du 
budget  des  dépenses  ordinaires.  Malheureusement,  le  principal  ar- 
ticle des  recettes  du  premier  étant  formé  par  l'excédant  des  re- 
cettes du  second,  la  manière  d'établir  celles-ci  pèsera  fatalement  sur 
le  règlement  de  celles-là.  Le  classement  des  dépenses  est  en  outre 
bien  souvent  arbitraire;  est-il  rationnel  de  dédoubler,  comme  on 
le  fait,  le  service  de  la  dette  annuelle,  —  de  mettre  au  passif  du 
budget  ordinaire  le  paiement  des  intérêts  et  au  passif  de  l'autre 
budget  l'amortissement?  N'y  a-t-il  pas  aussi  un  défaut  de  logi- 
que cà  retrancher  du  budget  ordinaire  certaines  dépenses  obliga- 
toires et  à  les  porter  au  budget  extraordinaire,  c'est-à-dire  à  les 
faire  figurer  dans  des  dépenses  qu'on  doit  pouvoir  ajourner,  si  les 
ressources  manquent?  Beaucoup  de  charges  qualifiées  d'extraordi- 
na'res  sont  vraimentobligatoires;  il  faut  donc  les  acquitter  coûte  que 
coûte.  On  voit  que,  s'il  importe  peu  qu'il  y  ait  deux  budgets  quand 
ils  sont  préparés  et  réglés  par  la  même  main,  on  n'en  saurait  dire 
autant  lorsqu'ils  sont  dressés  par  deux  pouvoirs  différens. 

(I)  En  1852,  les  voies  publiques  de  Paris  avaient  une  longueur  de  3<S4  kilomètres 
et  une  surface  de  453  hectares.  Les  voies  classées  des  anciennes  communes  étaient  de 
355  k'iomètres  sur  une  surface  de  504  hectares.  Aujourd'hui  le  réseau  total  est  de 
850  kilomètres  et  embrasse  1,229  hectares.  Les  trottoirs  parcourent  1,088  kilomètres; 
100  kilomètres  de  promenade  sont  mis'  à  la  disposition  du  public,  avec  25  squares  et 

grands  parcs. 


424  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


II. 

Le  budget  extraordinaire,  on  le  sait,  comprend  d'une  part  las  re- 
cettes variables,  accidentelles,  obtenues  par  des  sacrifices  volon- 
taires, souvent  onéreux,  toujours  passagers,  —  d'autre  part  les 
dépenses  dont  l'utilité,  quoique  grande,  ne  crée  pas  une  obligation 
stricte,  et  dont  l'ensemble  s'équilibre  nécessairement  avec  les  res- 
sources présumées,  car  le  budget  extraordinaire  ne  comporte  pas 
d'excédant.  Les  dépenses  extraordinaires  ont  eu  deux  causes  prin- 
cipales :  le  percement  et  la  reconstruction  de  Paris,  l'extension  des 
limites  de  la  ville.  L'annexion  de  1859,  dont  les  charges  étaient  a 
liriori  estimées  150  millions,  a  coûté,  suivant  le  dernier  rapport 
du  préfet  de  la  Seine,  en  travaux  extraordinaires  de  toute  nature, 
352,650,000  francs.  En  admettant  que  les  communes  suburbaines 
aient  apporté  à  la  ville  un  contingent  de  32  millions  dâ  recettes 
annuelles  contre  19  millions  de  dépenses  ordinaires,  on  voit  quelle 
part  a  dû  être  demandée  aux  ressources  extraordinaires.  Nous 
avons  toujours  regretté,  au  point  de  vue  politique  et  administratif, 
la  mesure  de  1859.  C'était  aggraver  encore  la  prépondérance  exces- 
sive de  la  capitale  que  d'introduire  dans  ses  murs  tant  de  popula- 
tions nouvelles  où  l'élément  conservateur  ne  dominait  assurément 
pas,  c'était  aussi  multiplier  les  difficultés  de  l'administration.  Ou 
s'en  aperçoit  aujourd'hui  qu'on  veut  modifier  le  régime  municipal 
de  Paris.  Toutefois,  la  mesure  étant  admise,  — et  elle  reçut  même 
alors  l'approbation  d'une  notable  fraction  du  parti  libéral,  — il  n'est 
pas  juste  de  reprocher  à  l'ancien  préfet  de  la  Seine  l'importance  des 
dettes  qu'elle  a  nécessitées.  Si  l'on  songe  qu'il  a  consacré  dans  les 
communes  annexées  89  millions  pour  L'S  édifices  religieux,  civils 
et  hospitaliers,  133  pour  les  grands  travaux  de  voirie,  49  pour  les 
voies  publiques  et  les  promenades,  78  1/2  pour  les  eaux  et  égouts, 
ne  doit-on  pas  lui  reconnaître  \i,  droit  de  renvoyer  ceux  qui  accu- 
sent son  administration  financière  de  prodigalité  à  ceux  qui  le  blâ- 
ment'de  n'avoir  pas  encore  satisfait  aux  besoins  de  la  zone  annexée? 

Eu  même  temps  que  ces  dépenses  étaient  effectuées  dans  le  nou- 
veau Paris,  l'ancien  Paris  en  nécessitait  de  semblables.  Les  travaux 
d'architecture,  de  la  voie  publique,  des  eaux  et  égouts,  des  ponts, 
ont  p.bsorbé  un  total  de  467  millions.  Dans  les  bâtimens  nouveaux 
figurent  10  églises,  2  temples,  2  synagogues,  8  mairies,  75  établis- 
semens  scolaires  et  4  théâtres.  Les  halles,  marchés  et  abattoirs 
couvrent  80  hectares.  Les  anciens  hôpitaux  ont  été  agrandis,  et 
6  hospices  nouveaux  créés,  ainsi  que  28  maisons  de  secours.  Les 
hôpitaux  renferment  7,820  lits  et  les  hospices  11,260,  sans  parler 
des  secours  distribués  à  domicile;  en  1869,  on  a  soigné  63,395  ma- 


LES    TRAVAUX    DE    PARIS.  425 

lades.  Tous  les  quais  ont  été  nivelés,  11  ponts  reconstruits,  et  k  nou- 
vellement édifiés.  L'éclairage  entier  de  la  ville  est  fait  par  33,852  ap- 
pareils, dont  32,320  au  gaz.  Toutes  ces  dépenses,  y  compris  surtout 
celle  des  eaux,  ne  sont  pas  stériles.  M.  Devinck,  dans  sou  rapport 
sur  le  budget  de  1870,  déclare  que  la  ville  a  a  eu  soin  de  conserver 
ou  d'acquérir  des  intérêts  ou  des  droits  de  retour  qui  rapporteront 
dans  l'avenir  des  ressources,  soit  en  capitaux,  soit  en  revenus,  dont 
la  valeur  représentative  dépasse  1  milliard.  » 

Ce  n'est  pas  qu'on  ne  puisse  critiquer  l'exécution  d'un  certain 
nombre  de  travaux.  Les  travaux  d'art  en  particulier  n'ont  pas  tou- 
jours satisfait  des  juges  qui  ont  bien  le  droit  de  se  dire  compétens. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  aurait  injustice  à  méconnaître  dans  son  en- 
semble le  caractère  de  ces  entreprises.  Les  travaux  des  égouts,  l'a- 
ménagement des  eaux,  la  construction  des  ponts  et  des  quais,  la 
réfection  des  trottoirs  et  des  chaussées,  l'éclairage  et  l'arrosage  de 
la  vil'e,  constituent  une  œuvre  importante,  dont  l'utilité  n'est  pas 
contestable  et  dont  l'exécution  ne  mérite  que  des  éloges. 

Nous  avons  vu  que  les  dépenses  nécessitées  par  l'extension  des 
limites  de  Paris  se  sont  élevées  à  352  millions  1/2,  que  celles  des 
travaux  extraordinaires  de  l'ancien  Paris  ont  dépassé  liQ7  mil- 
lions 1/2.  Pour  avoir  l'ensemble  des  dépenses  extraordinaires  faites 
pendant  les  dix-sept  premières  années  de  l'empire,  il  faut  joindre 
aux  chiffres  précédens  1  milliard  297  millions  qu'ont  coûtés  les 
grandes  opérations  de  voirie.  Encore  ce  total  de  2  milliards  117  mil- 
lions doit-il  être  augmenté  du  prix  de  l'amortissement  graduel  des 
dettes  diverses  de  la  ville  accompli  pendant  la  même  période  (1). 

L'origine  des  grandes  opérations  de  voirie  est  bien  connue;  il 
fallait  aérer  des  quartiers  malsains,  ouvrir  de  larges  voies  pour  ré- 
pondre aux  besoins  d'une  circulation  sans  cesse  accrue  par  le  trafic 
des  chemins  de  fer,  satisfaire  aux  nécessités  stratégiques  qu'impose 
le  maintien  de  l'ordre  dans  une  capitale  où  les  masses  industrielles 
et  la  population  nomade  créent  des  dangers  permanens,  enfin  réa- 
liser, ne  fût-ce  que  par  amour-propre  national,  des  améliorations 
matérielles  dont  l'exemple  était  donné  ailleurs.  Depuis  qu'en  1851 
M.  Léon  Faucher,  ministre  de  l'intérieur,  avait  présenté  le  projet  de 
la  reconstruction  des  halles  centrales  et  du  prolongement  de  la  rue 
de  Rivoli,  plusieurs  décrets,  successivement  rendus,  en  18^,  1853 
et  185/i,  complétaient  cette  œuvre  de  l'assemblée  nationale,  et 

(1)  On  a  amorti  les  deux  emprunts  de  25  et  de  50  millions  contractés  avant  1852, 
remboursé  des  sommes  dues  au  trésor  avant  1848  sur  les  produits  do  l'octroi,  racheté 
le  péage  des  ponts  et  payé  une  ancienne  dette  de  12  millions  à  l'assistance  publique. 
Le  dernier  mémoire  du  préfet  porte  que  le  service  des  engagemcns  anciens  (capital  et 
intérêts)  a  absorbé  143  millions,  et  que  le  même  service  pour  les  engagemcns  nouveaux 
a  coûté  240  millions,  mais  il  ne  fait  pas  la  part  des  intérêts  et  celle  de  l'amortissement. 


426  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

témoignaient  de  l'activité  du  nouveau  préfet  de  la  Seine.  L'ouver- 
ture des  boulevards  de  Strasbourg  et  de  Sébastopol  di'gageait  les 
quartiers  les  plus  obstrués.  Avec  la  loi  du  10  juin  1857,  le  boule- 
vard de  Sébastopol  passa  la  Seine,  et  les  améliorations  de  la  rive 
droite  se  poursuivirent  dans  les  quartiers  de  la  rive  gauche;  mais 
ce  fut  en  1858  que  se  révéla  dans  toute  son  ampleur  le  plan  de 
la  rénovation  de  Paris.  Moyennant  le  concours  de  l'état,  la  ville  se 
chargea  d'exécuter  en  dix  ans  des  travaux  qui  comprenaient  la  créa- 
tion de  neuf  boulevards,  l'ouverture  de  dix  rues  ayant  20,  22  et 
UO  mètres  de  largeur,  le  raccordement  d'un  grand  nombre  d'autres 
rues  aux  précédentes  et  le  percement  de  six  nouvelles  avenues. 

Jusqu'alors,  le  préfet  de  la  Seine  avait  sollicité  le  concours  de 
l'état  pour  les  grandes  opérations  de  voirie;  il  s'ensuivait  que  ces 
opérations  elles-mêmes  étaient  appréciées  et  à  quelques  égards  con- 
trôlées par  le  corps  législatif;  mais,  sous  prétexte  que  la  y'iV.e  allait 
poursuivre  avec  ses  seules  ressources  une  nouvelle  série  de  travaux, 
le  préfet,  à  partir  de  186/i,  cinq  ans  même  avant  le  délai  fixé  pour 
l'achèvement  de  l'œuvre  inaugurée  en  ^800,  donna  tout  à  coup  à 
une  entreprise  déjà  si  grande  des  proportions  plus  grandes  en- 
core, s'affranchit  désormais  de  toute  surveillance  hiérarchique  et  ne 
connut  plus  de  frein.  La  caisse  des  travaux  de  Paris,  créée  en  no- 
vembre 1858,  pour  centraliser  le  mouvement  de  recettes  et  de  dé- 
penses propres  à  ces  percemens,  fournissait  à  la  préfecture,  p;ir 
l'émission  de  bons  spéciaux,  une  ressource  importante,  qui  a  varié 
de  100  à  150  millions;  mais  cette  émission  était  encore  l'objet  d'un 
vote  annuel  du  corps  législatif.  Ce  moyen  de  trésorerie  ne  suffisant 
plus  à  défrayer  les  dépenses  des  percemens  nouveaux ,  le  préf jt 
inaugura  le  système  des  concessions  amiables  à  des  compagnies 
d'entrepreneurs  qu'on  solda  par  la  remise  de  bons  de  délégation 
sur  les  revenus  futurs  de  la  ville.  Prétendant  que  ce  n'était  là  n-i'im 
emploi  des  ressources  ordinaires,  un  aménagement  de  TaveîTir  et 
nullement  un  emprunt,  il  put,  cinq  années  de  suite,  échapper  à  tout 
contrôle  et  s'engager  librement  dans  d'énoraies  dépenses. 

D'après  une  locution  prise  du  système  d'exécution  des  chemins 
de  fer,  on  a  appelé  premier,  deuxième,  troisième  réseau,  chacune 
des  séries  successives  de  ces  grandes  opérations  de  voirie.  Le 
premier  réseau  comprenait  les  travaux  qui  avaient  fait  l'objtît  des 
lois  antérieures  à  1859,  c'est-à-dire  les  halles,  les  boulevards  Sé- 
bastopol, rive  droite  et  rive  gauche,  la  rue  de  Rivoli,  le  dégage- 
ment de  la  Cité.  Le  deuxième  réseau  fit  l'objet  de  la  loi  de  1859 
et  du  traité  dit  des  180  millions;  la  ville  s'obligeait  à  l'achever  en 
dix  ans.  L'article  1®""  de  celte  loi  mentionne  la  création  des  bou'c- 
vards  du  Prince-Eugène,  du  Nord,  du  Château-d'Eau,  de  Males- 
herbes,  de  Beaujon,  des  trois  avenues  partant  du  pont  de  l'Aima, 


UiS    TKÀYÀUX    DE    PARIS.  427 

enfin  du  boulevard  Saint-Marcel.  Il  décrète  en  outre  l'ouverture  des 
grandes  rues  du  Ghàteau-d'Eau,  de  Rouen,  de  Rome,  de  Lafayette 
et  (le  Médicis.  Après  avoir  ainsi  élargi  les  communications  au  centre, 
après  avoir  assaini  les  quartiers  extrêmes,  à  la  barrière  du  Trône,  à 
la  rue  Mouffetard  et  à  Chaillot,  on  décide  de  transformer  le  parc  de 
Monceaux,  les  bois  de  Boulogne  et  de  Vincennes,  Il  ne  s'agissait 
pas  encore  de  créer  les  parcs  des  buttes  Chaumont  et  de  Mont- 
souris,  de  niveler  le  Trocadero  et  de  percer  le  Luxembourg.  La  dé- 
pensa tota'e  de  ces  deux  réseaux,  dont  l'exécution  aurait  satisfait 
une  moins  haute  ambition  que  celle  de  M.  Haussmann,  donne  un 
total  de  682  millions,  dont  272  pour  le  premier  et  hïO  pour  le  se- 
cond. La  part  de  l'état  dans  ce  chiffre  ramène  la  dépense  de  la  ville 
à  588  millions. 

Le  troisième  réseau,  c'est-à-dire  l'ensemble  des  travaux  faits 
sans  subvention,  et  que  nous  qualifierions  volontiers  de  réseau  du 
nouvel  Opéra,  parce  que  c'est  la  construction  inutile  de  ce  monu- 
ment qui  en  est  l'œuvre  principale,  le  troisième  réseau  comprend, 
sur  la  rive  droite,  les  rues  Halévy,  Auber,  du  cardinal  Fesch,  du 
Dix-Décembre,  le  boulevard  Haussmann,  l'avenue  Napoléon,  etc., 
et,  sur  la  rive  gauche,  le  boulevard  Saint-Germain,  les  rues  de 
Rennes,  Gay-Lussac,  Bonaparte,  Soiférino,  Monge,  des  Feuillan- 
tines, etc.  Il  absorbe  à  lui  seul  la  différence  qui  existe  entre  682  mil- 
lions, prix  des  deux  premiers  réseaux,  et  1,297  millions,  chiffre  au- 
quel s'élève  la  dépense  totale  des  trois  réseaux.  Il  est  vrai  que  cette 
somme  de  1,297  millions  est  ramenée,  par  la  déduction  des  subven- 
tions de  l'état,  du  prix  des  terrains  revendus  et  des  matériaux,  au 
total  définitif  de  933,474,720  francs  32  centimes,  d'où  il  serait  peut- 
être  juste  de  retrancher  encore  62  millions  représentant  la  valeur 
des  terrains  qui  restent  à  la  ville. 

Dans  cette  énorme  dépense,  que  peut-on  critiquer?  En  principe, 
tout  ce  qui  n'a  pas  reçu  l'approbation  législative  avant  d'être  payé 
par  un  emprunt  plus  ou  moins  déguisé,  c'est-à-dire  tout  le  troisième 
réseau,  et  ce  qui,  même  dans  l'achèvement  du  deuxième  réseau, 
objet  du  traité  des  180  millions,  a  dépassé  si  notablement  ce  chif- 
fre ;  —  en  fait,  tout  ce  qui  n'a  qu'un  caractère  somptuaire  et  n'é- 
mane que  de  la  pensée  de  faire  grand.  Lorsque  tant  de  boule- 
vards ont  été  ouverts  dans  des  localités  où  la  circulation  était  déjà 
suffisamment  aisée,  lorsqu'on  s'est  avisé  de  niveler  des  montagnes 
et  d'approprier  des  quartiers  vides  d'habitans  à  des  constructions 
qui  tardent  à  s'élever,  n'a-t-on  pas  été  entraîné  à  des  dépenses 
inopportunes,  improductives,  qui  devaient  être  laissées  aux  géné- 
rations futures?  Vainement  on  prétend  qu'à  reculer  ces  travaux  ils 
coûteraient  un  jour  plus  cher  par  l'effet  de  la  plus-value  de  toutes 
choses.  Ce  raisonnement  est  dangereux.  Peut-on  prévoir  les  besoins 


A28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  les  fantaisies  de  nos  descendans?  Alors  que  l'ouverture  de  la  rue 
de  Rambuteau  semblait  réaliser  un  progrès  dans  les  dimensions  de 
la  voie  publique,  si,  sous  le  prétexte  spécieux  de  devancer  la  plus- 
value  que  les  terrains  ont  acquise  depuis,  on  avait  exproprié  une 
partie  de  Paris  pour  ouvrir  des  rues  sur  ce  modèle,  ne  trouverait-on 
pas  le  plan  mesquin  et  insuffisant  aujourd'hui?  A  chaque  époque 
ses  goûts  et  ses  besoins!  Le  grand,  le  beau,  en  pareille  matière,  ne 
peuvent  être  déterminés  à  1  avance,  et  c'est  à  chaque  génération 
qu'il  appartient  de  payer  elle-même  ce  qui  lui  plaît  le  mieux.  Lors- 
que, pour  rétablir  la  symétrie  des  lignes,  pour  créer,  avant  que  les 
besoins  s'en  fassent  sentir,  des  quartiers  qui  peuvent  rester  inoccu- 
pés pendant  un  quart  de  siècle ,  l'on  épuise  toutes  les  ressources 
disponibles  et  qu'on  engage  même  l'avenir,  peut-on  s'attendre  k 
l'indulgence  de  successeurs  auxquels  incombera  la  tâche  ingrate 
des  économies? 

C'est  l'emprunt  sous  ses  formes  les  plus  variées  qui  a  été  la 
principale  ressource  avec  laquelle  on  a  payé  tous  ces  travaux. 
Avant  1852,  les  sommes  demandées  au  crédit  n'atteignaient  pas  des 
chiffres  considérables.  Le  gouvernement  de  juillet  ne  contracta  que 
deux  emprunts  :  un  de  hO  millions  en  1832,  dont  les  deux  tiers 
étaient  destinés  au  remboursement  de  dettes  antérieures,  et  un  de 
25  millions  en  \Sli7,  qui  n'était  pas  recouvré  lorsque  éclata  la  ré- 
volution de  février,  et  qui  fut  émis  avec  les  modifications  néces- 
saires en  18/19.  L'emprunt  destiné  à  la  construction  des  halles  et 
au  prolongement  de  la  rue  de  Rivoli,  en  1852,  ne  s'éleva  qu'à 
50  millions.  Sous  l'administration  de  M.  Haussmann,  les  chiffres 
grossissent,  et  les  dettes  s'accumulent  dans  de  bien  autres  propor- 
tions. En  1855,  la  villa  emprunte  60  millions  pour  solder  toutes 
les  dépenses  du  premier  réseau.  La  loi  de  1859,  dite  des  180  mil- 
lions, par  laquelle  au  moyen  d'une  subvention  fixe  de  l'état  la  ville 
s'engageait  à  achever  en  dix  ans  le  deuxième  réseau,  autorise  un 
nouvel  emprunt  de  133  millions.  En  1865,  pour  parer  à  l'accrois- 
sement des  dépenses  qu'entraîne  l'extension  des  limites  de  Paris, 
on  emprunte  tout  d'un  coup  270  millions;  enfin,  après  que  le  pré- 
fet de  la  Seine  eut  conclu  avec  le  Crédit  foncier  le  traité  de  1867, 
par  lequel  il  voulait  rembourser  au  moyen  d'annuités  tous  les  bons 
de  délégation  remis  aux  entrepreneurs  des  grands  percemens,  c'est 
à  l'énorme  chiffre  de  /i65  millions  1/2  que  le  corps  législatif  porte 
le  dernier  emprunt  de  1869.  Du  chef  des  trois  emprunts  de  1855, 
1860  et  1865,  la  ville  a  reçu  /i63  millions  1/2,  et  en  remboursera 
519,  sur  lesquels  /|82  sont  encore  dus.  L'emprunt  de  1869  n'a  été 
émis  que  jusqu'à  concurrence  de  250  millions  (plus  10  millions 
pour  les  frais  de  l'opération),  la  créance  du  Crédit  foncier  a  été  at- 
ténuée d'autant;  mais  il  n'en  faut  pas  moins  compter  comme  dette 


LES   TRAVAUX    DE    PARIS.  ^29 

existante  les  215  millions  1/2  qui  restent  à  émettre,  puisqu'ils  ne 
serviront  qu'à  convertir  en  obligations  vendues  au  public  des  bons 
de  délégation  déjà  négociés  au  Crédit  foncier. 

Aux  9h7  millions  environ  fournis  par  ces  quatre  emprunts  suc- 
cessifs, il  convient  d'ajouter  le  remboursement  des  bons  de  la  caisse 
des  travaux,  dont  le  chiffre  a  varié  plusieurs  fois,  et  qu'une  dernière 
décision  du  corps  législatif  avait  limité  à  100  millions;  mais  ce  n'est 
pas  100  millions  seulement  qu'il  faut  rembourser,  puisque,  dans 
son  dernier  rapport,  M.  Haussmann  avoue  une  avance  de  27  mil- 
lions eu  plus.  La  ville  possédant  encore  environ  pour  (52  millions  de 
terrains  acquis,  on  devrait  peut-être  défalquer  cette  somme  du  mon- 
tant de  la  dette  flottante  de  la  caisse  des  travaux.  Malheureusement 
une  telle  masse  de  terrains  ne  peut  être  vendue  à  la  fois,  et  puisque 
la  liquidation  de  la  caisse  des  travaux  a  dû  commencer  au  l^""  jan- 
vier 1870,  il  faut  considérer  le  montant  des  bons  comme  une  dette 
à  consolider;  c'est  donc  127  millions  à  ajouter  aux  9lï7  millions  de 
la  dette  fondée,  en  laissant  la  vente  des  terrains  de  la  ville  entrer 
peu  à  peu  dans  les  ressources  extraordinaires  de  l'avenir. 

Est-ce  tout?  Non  sans  doute;  il  y  a  encore  à  faire  la  part  des  mé- 
comptes et  de  l'imprévu.  La  manière  de  procéder  de  M.  Haussmann 
est  connue  :  quand  il  demandait  l'émission  d'un  emprunt,  un  autre 
était  déjà  nécessité  par  des  dépenses  engagées.  Lors  de  l'emprunt  de 
300  millions  en  1865,  les  bons  de  délégation  avaient  déjà  cours.  En 
1867,  le  traité  avec  le  Crédit  foncier  est  conclu  pour  398  millions, 
et  au  commencement  de  1869  le  corps  législatif  reconnaît  que, 
outre  les  398  millions  avancés  par  le  Crédit  foncier  pour  les  bons 
de  délégation,  il  faut  encore  payer  5A  millions  1/2  à  divers  conces- 
sionnaires et  près  de  13  millions  pour  des  acquisitions  d'immeubles. 
Toutefois,  en  autorisant  cette  grosse  émission  de  h(5b  millions,  la 
chambre  croit  avoir  donné  le  moyen  de  liquider  tout  le  passé;  mais 
voilà  que  huit  mois  après  le  préfet  confesse  de  nouveaux  mécomptes 
dans  les  évaluations  :  33  millions  d'engagemens  restent  à  solder  sur 
les  trois  réseaux;  aussi  demande-t-il  que  le  solde  de  l'emprunt  de 
1869  soit  élevé  de  215  millions  à  250.  Le  budget  extraordinaire  est 
présenté  au  conseil  d'état  avec  cette  rectification,  et  c'est  en  fait  un 
nouvel  emprunt  de  plus  de  35  millions,  de  AO  même  avec  les  frais 
d'émission,  qu'il  faut  ajouter  aux  précédens. 

Une  autre  dépense  encore,  urgente  par  sa  nature,  déjà  entamée, 
quoique  non  approuvée,  ajoute  de  nouvelles  charges  au  fardeau  de 
la  ville.  —  Lorsque  le  corps  législatif,  votant  la  loi  du  18  avril  1869, 
s'efforçait  d'arrêter  Ijs  empiétemens  d'une  administration  qui  avait 
pu,  sans  l'intervention  des  représentans  du  pays,  escompter  si  gra- 
vement l'avenir,  on  est  venu  déclarer  à  la  tribune  que  le  préfet,  à 
ce  moment  même,  ne  craignait  pas  de  traiter  avec  une  compagnie 


h2hù  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

particulière  pour  une  entreprise  de  /iO  millions  et  de  lui  concéder 
une  subvention  payable  en  soixante  annuités.  Il  s'agissait  d'un  en- 
trepôt réel  à  créer  à  Bercy  pour  emmagasiner  les  liquides  destinés 
à  l'approvisionnement  de  la  capitale.  La  loi  d'annexion  de  1859 
avait  en  effet  accordé  une  double  concession  :  aux  usiniers  de  l'an- 
cienne banlieue,  elle  donnait  le  droit  d'entrée  sans  taxes  pour  les 
matières  premières  destinées  à  la  fabrication,  la  houille  notamment, 
et  aux  marchands  de  vins  des  communes  annexées  la  faculté  d'en- 
trepôt à  domicile.  Ces  deux  privilèges  étaient  concédés  pour  dix 
•  ans.  Comment  finirait  le  premier?  Par  l'établissement  de  taxes  uni- 
formes dans  l'ancienne  et  la  nouvelle  ville,  soit  qu'on  exigeât  des 
usiniers  de  la  banlieue  les  mêmes  droits  d'entrée  que  ceux  précé- 
demment perçus  dans  Paris,  soit  qu'on  réduisît  la  quotité  des  droits 
pour  tous.  Cette  question  méritait  assurément  d'être  mûrie  et  dis- 
cutée à  l'avance;  mais  elle  était  de  celles  qui  peuvent  compromettre 
la  popularité  de  l'administration,  ou  déranger  l'équilibre  financier  : 
on  en  retarda  donc  la  solution  le  plus  possible,  et  c'est  seulement 
aux  derniers  jours  de  1869  qu'un  premier  projet  a  été  présenté  au 
conseil  d'état.  Repoussé  d'abord  comme  trop  peu  libéral,  il  a  été 
suivi  d'un  second  qui  réduit  les  droits  sur  les  charbons  et  facilite 
l'entrée  des  matières  premières.  La  question,  encore  en  suspens 
comme  on  le  voit,  présente  une  certaine  gravité  en  ce  qu'elle  ouvre 
la  discussion  sur  le  système  général  de  l'octroi,  base  à  Paris  de 
tout  l'édifice  financier. 

Quant  à  la  faculté  d'entrepôt  à  domicile  pour  les  vins,  concédée 
pour  dix  ans,  la  solution  est  tout  imposée  d'avance;  la  ville  s'est 
obligée  à  bâtir  un  entrepôt  réel  ou  à  faire  profiter  toute  la  capitale 
de  la  faculté  d'entrepôt  à  domicile  ;  mais  comment  exécuter  cette 
dernière  mesure,  lorsque  Paris  renferme  A, 000  marchands  de  vins 
en  gros  et  22,000  détaillans,  alors  surtout  que  tout  propriétaire  a  le 
droit  d'introduire  chez  lui  une  certaine  quantité  de  liquide,  pourvu 
qu'il  se  soumette  à  l'exercice,  c'est-à-dire  à  la  vérification  des  quan- 
tités par  les  agens  du  fisc?  L'entrepôt  à  domicile  ne  pouvant  être 
accordé  sans  l'exercice,  qui  est  vraiment  impraticable,  il  n'y  avait 
qu'à  établir  un  entrepôt  réel,  lieu  de  dépôt  pour  les  liquides  avant  la 
vente  et  le  paiement  des  droits  d'entrée.  Malheureusement  on  s'est 
avisé  bien  tard  de  satisfaire  aux  prescriptions  de  la  loi.  C'est  au  com- 
mencement de  1869  seulement  que  le  prélét  de  la  Seine  a  signé  avec 
la  société  des  magasins-généraux  un  traité  pour  construire  à  Bercy, 
moyennant  une  subvention  payable  en  soixante  annuités,  un  entre- 
pôt véritable,  dont  la  dépense  était  évaluée  à  iO  millions.  Le  traité, 
soumis  d'abord  au  conseil  d'état,  devait  être  présenté  au  corps  lé- 
gislatif. Il  imposait  au  concessionnaire  l'avance  de  toutes  les  sommes 
à  débourser,  sauf  à  en  récupérer  l'intérêt  et  l'amortissement  par  la 


LES   TRAVAUX   DE    PARIS.  /iSl 

perception  des  droits  d'entrepôt.  La  ville  était  intéressée  dans  les 
bénéfices  de  cette  régie  pour  les  deux  cinquièmes,  et  corame  les 
produits  de  la  régie  devaient  compenser  et  au-delà  le  montant  des 
annuités  dues  à  la  compagnie,  le  préfet  ne  trouvait  pas  qu'il  y  eût 
à  faire  mention  de  cet  article  au  budget,  soit  comme  recettes,  soit 
comme  dépenses;  il  se  bornait  à  le  mentionner  dans  une  simple 
note  au  bas  d'une  page  de  son  dernier  rapport.  Ainsi  la  ville,  n'étant 
pas  prête  à  substituer  au  1"  janvier  1870  l'entrepôt  réel  à  l'en- 
trepôt fictif,  a  loué  des  locaux  provisoires  où  les  propriétaires  et  les 
commerçans  seront  tenus  de  déposer  leurs  vins,  s'ils  veulent  éviter 
de  payer  les  droits  d'octroi  avant  la  vente  réelle  des  liquides,  et  de 
faire  ainsi  une  avance  que  M.  Jules  Simon,  devant  le  corps  légis- 
latif, a  évaluée  à  18  millions  de  francs.  Ces  locations  forcées  consti- 
tuent une  première  dépense;  de  plus,  pour  préparer  la  construction 
de  l'entrepôt  réel,  la  ville  a  acheté  beaucoup  de  propriétés  privées. 
M.  Simon  en  évaluait  le  total  déjà  réalisé  au  22  décembre  dernier  à 
13  millions.  Il  faudra  en  acheter  encore,  et  enfin  bâtir  l'entrepôt 
lui-même,   ce  qui  coûtera  cher,  surtout  si  l'on  veut  se  donner  le 
luxe  d'un  monument  de  plus.  Certes  on  doit  blâmer  l'administration 
de  la  ville  d'avoir  tant  retardé  l'exécution  d'une  loi  formelle,  au 
risque  de  troubler  dans  ses  intérêts  la  plus  grande  industrie  de  la 
France,  contrainte  à  déménager  brusquement  2  millions  d'hecto- 
litres de  vin;  mais  il  faut  de  plus  reconnaître  que  dans  cette  circon- 
stance, comme  dans  les  précédentes,  une  dépense  considérable  a 
été  engagée  et  un  emprunt  contracté  sans  autorisation.  On  a  remédié 
comme  on  a  pu  au  manque  provisoire  d'entrepôt  réel  et  pourvu  aux 
besoins  du  commerce;  on  propose  aujourd'hui  de  régulariser  la  dé- 
pense et  l'emprunt  par  l'adjudication  de  l'entreprise.  Une  loi  a  été 
présentée  qui  annule  le  traité  de  1869,  et,  «  attendu  que  la  ville  ne 
peut  prélever  sur  ses  budgets,  dans  l'espace  de  deux  ou  trois  ans, 
la  somme  considérable  qu'exige  la  création  des  entrepôts,  autorise 
le  préfet  à  concéder,  par  voie  d'enchères  et  de  concurrence,  la  con- 
struction d'un  entrepôt  dont  le  prix  pourra  s'élever  à  hO  millions.  » 
Le  concessionnaire  sera  remboursé  en  soixante  annuités,  couvertes 
avant  tout  par  le  produit  des  droits  de  magasinage,  dont  il  parta- 
gera ensuite  les  bénéfices  avec  la  ville.  Il  n'est  pas  douteux  que  ces 
droits  suffiraient  à  couvrir  les  dépenses;  la  charge  de  la  ville  ne  se- 
rait de  ce  chef  que  nominale.  11  importait  toutefois  de  ne  pas  omettre 
cette  dépense  extraordinaire  dans  le  bilan  de  l'exercice  1869. 

Ces  comptes,  hâtons-nous  de  le  dire,  ne  sont  que  ceux  de  M.  Ilauss- 
mann,  tels  que  les  relate  le  mémoire  du  28  novembre  dernier.  Ils 
ont  étonné  d'abord,  et  bientôt  ils  ont  inspiré  de  nouvelles  craintes. 
Tout  avait-il  été  confessé?  Si  explicites  que  fussent  les  aveux,  ils 
n'ont  pas  suffi  pour  calmer  les  appréhensions,  et  la  suite  a  bien  fait 


/|.V.> 


lll.VIU;    DIS    l)l,li\     MOMU.S. 


voir  <|iM'  l;t  (Idi.'i.iici'  ('l.iil.  IoikIi'c.  Il  ii';i  p.is  Cillu  moins  (h;  diiiix  mois 
,1,11  iioiivc.ui  (irt'li'l,  (le  la.  Seine  |»oiii'  re\()ir  Ions  les  rliilIVes,  apnicr 
Ids  c.oiiipl.es,  avaiil.  (le  Iransmellre  un  liavail  ({('linilil' an  conseil  (!'('•-  I 
I.a.l.,  (^1.  les  r('siil(,a.|s  dilIV-renl,  noiahlemeiil,  tic  ceux  (|iii  a,vaicnl.  cl.(^. 
|)i(»(lnils  par  son  |né(l('"C('ss(Mir  avec  l'apiiroliation  accoiiInnKMi  du 
<-,(mseil  numicipal.  (l'esl,  ainsi  (|iic  les  avances  (l(!  la  caisse  (l(!s  ti'a- 
vaiix  s'(''lèvi'iil.,  non  pins  à  '.'.7  millions,  mais  à  h\).  Dans  le  nuMnoirc 
pci'senli'  ail  con^.eil  an  commeiicemenl  de  mars,  M.  (llievt'i^ui  (!('- 
clarc  (pi'il  l'aiil.  verser  à.  la.  caisse  des  lrava,ux  inmn(liat.emeiil,,  sons 
peine  de  voir  proleslcr  la  sijj;iia.tiirc  i\r.  la  vill(\  M>  millions  poni" 
la.  mcl.lre  à  nuMne  de  lifpiider  ses  comples,  pins  IW)  millions  (pu; 
le  caissier  miinii  ipal  a  prélevivs,  |)oiir  les  lui  prtMcr,  sur  les  fonds 
/uns  />n</t/tt.  l'in  on  Ire  la  ville  a.  conl.iaclc  une  s(''rie  d'enî^af^emcns 
ipi'il  l'anl.  reca.pil.nler,  si  l'on  venl.  connailre  à  fond  sa  posil.ioii.  (le 
sont  l.oiil.es  les  sommes  à  remhoniser,  en  nK^iiie  leni|)s  (pie  les  an- 
imil.es  de  la.  del.l.e,  ponr  le  radial,  des  ponis,  du  canal  Sainl.Marlin, 
(In  privil'î^c  des   \(iitiires,  des  a.l)al  l.oirs,   el.c.,  poni'  les  acipii- 

sil.ions  des  iminenhles  à.  lon^  l.erine,  les  conslriiclioiis  des  écoles, 
les  snhvenlions  app!ica.l)les  a.n\  l.ravanx  de  voirie;  il  y  a  aussi  le 
remlionrsemeiil  des  bons  de  la  caisse  des  lra.van\  ecli  ■loniK's  jns- 
(pi'en  IS7(i.  A  ces  obli^alions  lormelli-s,  on  doit,  enliii  ajonler  les 
(h'penses  des  entreprises  commencées,  (pii  conslilnenl.  une  veiilahli! 
(Irllc  moiiilf.  \n  '.W  decemlire  iStil),  on  devailcn  solder  pour  ."U)  mil- 
lions environ,  l/ensemhie  de  tons  ces  travaux,  parmi  lesipiels  on 
doit,  citer  an  premier  raiifj;  la  dt-rivation  fort  avancée  des  (viiix  de  la 
Vunii(\  est  évalue  p.ir  \\.  Cli.'vi  e.in  à.  I"*.S  iiiillioiis,  lùi  laissant  de 
C(M(^  llercy  pour  leipiel  la  ville  a  dépense  \\!\  millions,  y  compris  les 
sommes  employt'es  en  achats  de  terrains,  c'est  doiu",  avec  le  delicit 
de  [)0  millions  r,le\c  pins  liant,  17S  millions  à  repailir  sur  les 
l)ndj.;-,'ts  l'ninrs.  (loniMient  l'era  t  on  lace  à  toutes  ces  (lt'pens(>s?  (lom- 
iiKMit  iv}j;lera  t  on  eiilin  le  htid^cl  extraordinaire  de  lS7t>,  cpio  le 
corps  lef;islatir  n'a  pas  encore  Hk"  mis  à  nu-ine  de  voter? 

Tel  (pie  l'avait  presenti^  M.  Ilaiissmaim,  ce  hmlj^t^t  se  soldait  en 
rec.i^ttes  et  en  (lt''|)enses  par  *.'.!()  millions;  mais  ces  cliin'r(\s  n'étaient 
(|ira.ppa.reiis,  il  y  avait  à  en  retranclier  avant  tout  l'i!'  mlllioiis  de 
rempnmt  de  IStiî),  destiiu-s  à.  remboni-ser  ponr  pareille  somme  les 
bons  de  (l(M(^;^ition  remis  an  C.rtSiit  loncier,  ce  ipii  coMsiitni"  niie 
simple  conversion  de  dettes.  Il  fallait  an.ssi  déduire  des  recettes  l'ex- 
r(^(lant  (In  biidj^et  ordinaire,  soit  iw  millions  !/".'.;  les  recettes  extra- 
ordinaires de  IS7()  se  bornai(Mit  ;\  .">()  millions  environ,  dont  '11^  de- 
vraient (Mre  l'onmis  par  U  vente  des  terrains  appartenant  à.  la  ville. 
Quant  aux  dépenses,  si  l'on  en  retranchait  "U)  millions  pour  le 
remboursement  foret''  i\\\  capital  de  la.  dette  de  la  ville,  et  7  millions 
(les  subventions  dnes  ;\  l'assistance  pnbliipie,  il  ne  restait  pins  (pie 


LES    TRAVAUX    1)3    PARIS.  /|33 

hi  millions  à  consacrer  à  des  dépenses  dont  la  plus  grande  partie 
était  faite  déjà  ou  engagée.  —  C'est  en  portant  à  250  millions  seu- 
lement le  solde  de  '215  millions  à  fournir  par  l'emprunt  de  1869, 
en  convertissant  les  bons  de  la  caisse  des  travaux  en  bons  de  la 
caisse  municipale,  que  M.  Haussmann  comptait  faire  face  aux  be- 
soins de  ce  modeste  budget  extraordinaire. 

La  situation  relevée  par  M.  Chevreau  lui  a  commandé  des  me- 
sures plus  larges.  Les  recettes  et  les  dépenses  s'élèvent  à  la  somme 
de  '^'2h  millions,  et,  au  lieu  d'un  supplément  d'emprunt  de  30  à 
40  millions  seulement,   c'est  un  nouvel   et  véritable  emprunt  de 
"250  millions  qu'il  demande  au  corps  législatif.  Dans  ce  système,  la 
ville  ne  rembourserait  plus  au  Crédit  foncier  le  solde  des  bons  de 
délégation;  le  nouvel  emprunt  servirait  à  payer  en  1(S70  le  d!''COu- 
vert  de  1869,  ainsi  que  les  travaux  déjà  engagés,  et  à  fournir  pour 
les  exercices  sulvans  le  moyen  de  continuer  des  entreprises  com- 
mencées, dont  les  unes,  comme  les  grands  percemens,  intéressent 
tout  le  monde,  dont  les  autres  constituent  les  améliorations  indis- 
pensables dues  aux  communes  annexées.  —  De  cet  emprunt,  le 
budget  de  1870   absorberait  à  lui  seul  113  millions.  Le  nouveau 
préfet  ne  comprend  plus  dans  les  recettes  l'excédant  du  budget  or- 
dinaire que  pour  35  millions,  et  le  produit  des  ventes  de  terrains 
que  pour  8  millions  au  lieu  de  25.  Il  porte  aussi  à  l'actif  et  au  passif 
ce  qui  a  tiait  à  l'entrepôt  de  Bercy,  ajoutant  que  les  dépenses  de 
cette  entreprise,  qui  peut  s'élever  à  hO  millions,  seront  fournies  ou 
par  un  concessionnaire  ou  par  un  emprunt  spécial.  Or  il  paraît  assez 
douteux  jusqu'à  présent  que  le  dernier  traité  pour  la  construction 
d'un  entrepôt  soit  approuvé  par  le  corps  législatif,  et  le  budget  de 
la  ville  pourrait  encore  de  ce  chef  éprouver  un  mécompte. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  chambre  ne  peut  manquer  de  voter  les 
moyens  nécessaires  pour  que  Paris  tienne  tous  ses  engagemens; 
mais  dans  le  rapport  de  M.  Chevreau  nous  tenons  à  relever  une  con- 
fusion de  termes  qui  peut  contribuer  à  nourrir,  et  ce  serait  un  grand 
mal,  les  illusions  du  puasse.  En  récapitulant  toutes  les  charges  aux- 
quelles, dans  un  délai  de  sept  années,  la  ville  devra  pourvoir,  et  qui, 
en  sus  de  ses  dépenses  ordinaires  s'élèvent  à  842  millions,  le  nou- 
veau préfet  établit  que  l'excédant  des  ressources  annuelles,  dans  la 
même  période  de  temps,  doit  monter  à  602  millions.  Avec  62  millions 
de  ventes  de  terrains,  10  millions  de  taxes  de  pavage  et  250  millions 
du  nouvel  emprunt,  on  aura  ainsi  un  total  de  92/1  millions,  sur  les- 
quels on  trouvera  un  boni  de  82  millions,  soit  une  moyenne  de  11  mil- 
lions 1/2,  que  des  combinaisons  financières  en  ce  moment  à  l'étude 
permettront  d'appliquer  «  aux  grandes  entreprises  déjà  commencées 
et  à  un  ensemble  de  travaux  complémentaires  dont  la  non-exécu- 

TOME  LX\XVI.  —  1870,  28 


hZll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tion  laisse  en  souffrance  des  intérêts  qu'il  importe  de  satisfaire.  ■» 
Ce  dont  M.  Haussman  a  le  plus  abusé  est,  sans  contredit,  l'excé- 
dant prétendu  des  recettes.  11  en  a  fait  le  fon-'ement  de  tous  ses 
calculs;  il  n'a  pas  craint,  même  dans  son  dernier  rapport,  qui  est 
comme  son  testament  administratif,  d'écrire  que  l'excédant  des  re- 
venus ordinaires  pourrait  servir  soit  à  continuer  les  grands  perce- 
mens,  soit  à  diminuer  les  droits  d'octroi.  M.  Chevr  -au  reconnaît  la 
vanité  de  cette  dernière  promesse,  il  déclare  qu'il  est  impossible  de 
diminuer  les  charges  des  contribuables,  qu'il  faut  proroger  la  sur- 
taxe et  le  second  décime  de  l'octroi,  maintenir  les  centimes  spé- 
ciaux de  l'instruction  primaire  et  les  taxes  de  pavage.  Certes  nous 
applaudissons  à  cette  courageuse  déclaration,  de  même  que  nous 
relevons  avec  plaisir  dans  le  cours  du  mémoire  la  nomenclature 
«  de  certaines  dépenses  portées  jusqu'ici  au  budget  extraordinaire, 
et  qui  par  leur  périodicité  et  leur  caractère  o!)Iigatoire  devront  figu- 
rer dans  le  budget  ordinaire.  »  C'est  revenir  aux  vrais  principes. 
Pourquoi  faut-il  qu'à  propos  de  Ye.rchUnit  le  nouveau  préfet  de  la 
Seine  retombe  dans  les  errcmens  de  son  prédécesseur,  bien  plus, 
qu'il  les  dépasse?  M.  Haussmann  ne  composait  l'excédant  du  budget 
ordinaire  qu'après  l'avoir  chargé  des  intérêts  de  la  dette;  il  ne  lais- 
sait en  dehors,  et  nous  l'en  blâmions,  que  l'amortissement.  M.  Che- 
vreau augmente  l'excédant  du  revenu  ordinaire  de  tout  le  chiffre 
des  annuités  de  la  dette,  intérêts  et  nmortissement.  C'est  ainsi  que 
pour  1870,  là  où  M.  Haussmann  avait  trouvé  37  millions  seulem  nt 
d'excédant,  il  en  inscrit  80,  et  il  arrive  à  constituer  pour  sept  an- 
nées, de  1870  à  1876,  ce  gros  totil  de  602  millions.  Il  y  a  ici  un 
abus  de  langage  et  une  source  d'illusions  dangereuses.  En  vain  dans 
les  dépenses  correspondantes  on  aura  fait  figurer  55A  millions  pour 
les  intérêts  et  l'amortissement  de  la  dette  actuelle  et  79  millions 
pour  le  service  du  futur  emprunt  de  1870;  ce  n'est  pas  là  un^  dé- 
pense extraordinaire,  pas  plus  que  l'excédant  de  M.  Chevreau  n'est 
un  excédant  régulier.  En  admettant  les  2  millions  annue's  d'accrois- 
sement dereceLtes  ordinaires  que  le  préfet  de  la  Seine  prévoit  dans 
l'avenir  comme  on  a  fait  dans  le  passé,  on  doit  avouer  qu'il  n'y 
aura  aucun  crrêdiint  de  rercftrs  une  fois  le  nouvel  empiiint  émis, 
—  si  l'amortissement  figure  avec  les  i:]téréts  des  dettes  dans  le  bud- 
get ordinaiie,  —  et  c'est  avec  le  solde  du  nouvel  emprunt  seulement 
qu'on  pourra  continuer  les  grands  travaux.  Que  fera-t-on  avec  ce 
simple  boni  de  80  millions  en  sept  ans?  Il  y  a  quatre  grandes  eiitre- 
prises  commencées,  l'avenue  Napoléon,  la  rue  de  Rennes,  le  boule- 
vard Saint-Germain,  la  rue  Réaumur.  Sans  doute  il  importe  de  ne 
pas  laisser  inachevées  des  églises,  des  mairies,  des  écoles,  l'aque- 
duc de  la  Vanne  surtout,  et  M.  Chevreau  a  bien  fait  de  dresser  ce 
bilan  des  128  millions  applicables  au  paiement  des  dettes  morales-, 


LES    TRAVAUX    DE    PARIS.  /i35 

mais  tous  ces  grands  percemens  à  moitié  engagés  ne  sont-ils  pas 
aussi  des  ruines  neuves?  n'y  a-t-il  pas  là  de  grands  intérêts  en  souf- 
france? 

Le  corps  législatif  ne  tardera  pas  à  être  juge  de  toutes  ces  ques- 
tions, puisqu'enfin  le  budget  extraordinaire  de  1870  va  lui  être 
soumis;  mais  déjà  l'on  se  demande  si  l'objet  de  la  loi  du  18  avril 
1869,  c'est-à-dire  la  division  des  deux  budgets,  n'est  pas  condamné 
d'avance.  Les  travaux  de  la  commission  chargée  de  réformer  l'or- 
ganisation de  la  ville  de  Paris  et  celle  du  département  de  la  Seine 
conclueront  peut-être  au  rapport  de  cette  loi.  Selon  que  le  mode 
de  nomination  du  conseil  nmnicipal  inspirera  plus  ou  moins  de 
confiance  dans  l'indépendance  de  ses  membres,  la  division  des 
deux  budgets  et  surtout  le  vo'.e  du  budget  extraordinaire  par  le 
corps  législatif  paraîtront  moins  indispensables.  Avec  l'élection  di- 
recte par  le  suffrage  universel^  cette  mesure  offrirait  une  contradic- 
tion manifeste.  Il  nous  reste  donc  à  examiner  ûd  quelle  solution 
semble  susceptible  la  seconde  question  dont  le  corps  législatif  sera 
prochainement  saisi,  et  à  indiquer  quelques-uns  des  systèmes  déjà 
formulés  sur  ce  point  si  important  de  notre  régime  intérieur. 

in. 

L'organisation  municipale  de  Paris,  telle  qu'elle  subsiste  encore,  ne 
date  ni  du  second  empire  ni  de  la  dictature  qui  l'a  précédé.  C'est  un 
décret  du  gouvernement  provisoire  de  18/i8  qui  a  dissous  le  conseil 
municipal  élu  du  régime  constitutionnel  de  1830  et  rétabli  le  maire  de 
Paris  avec  le  nom  et  les  pouvoirs  qui  rappelaient  l'ère  républicaine. 
Les  lois  du  5  mai  1855  et  du  16  juin  1859  ne  firent  qu'homologuer 
le  décret  du  gouvernement  provisoire  et  rendre  à  la  commission 
municip:ile  le  nom  de  conseil  ainsi  qu'au  maire  de  Paris  la  qualifi- 
cation de  préfet  de  la  Seine,  sans  rien  changer  au  système  autori- 
taire de  l'administration;  les  décrets  du  23  mars  1852  et  du  9  jan- 
vier 1861,  en  étendant  considérablement  les  attributions  du  préfet 
de  la  Seine,  ont  voulu  rendre  définitif  le  régime  provisoirement  éta- 
bli. «  Il  appartient  à  l'empereur,  disait  M.  Haussmann  dans  un  dis- 
cours de  1864  à  l'Hôtel  de  ville,  de  nommer  le  conseil  municipal  de 
Paris;  ce  n'est  pas  un  état  de  choses  provisoire,  c'est  l'exécution 
d'une  loi  organique  rendue  dans  des  circonstances  qui  en  accrois- 
sent la  force  et  en  assurent  la  durée.  »  Et,  pour  achever  de  détruire 
tout  espoir  de  modification  future,  il  rappelait  que  dans  la  discus- 
sion de  la  loi  organique  de  1855,  lorsqu'on  avait  demandé  de  ré- 
server la  question  du  régime  munici!)al  de  Paris,  le  rapporteur, 
M.  Langlois,  avait,  aux  applaudissemens  de  la  chambre,  déclaré 
énergiquement  qu'il  fallait  en  finir  avec  le  régime  provisoire  de  la 


Zi36  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

capitale,  dont  le  moindre  inconvénient  était  d'irriter  les  aspirations 
sans  les  satisfaire.  Enfin,  ajoutait  M.  Haussmann,  «  pour  que  nul 
parti  politique  ne  fût  tenté  de  chercher  un  moyen  de  protestation  et 
de  polémique  dans  l'organisation  des  communes  limitrophes,  la 
commission  du  corps  législatif  avait  proposé  elle-même  par  amen- 
dement que  tous  les  conseils  municipaux  du  département  de  la  Seine 
fussent  nommés  également  par  l'empereur.  11  était  impossible  que 
le  législateur  affirmât  sa  pensée  avec  plus  de  solennité  et  de  persis- 
tance. C'est  qu'en  aucune  matière  il  ne  se  prononçait  avec  plus  de 
sagesse  et  de  certitude.  » 

On  se  souvient  du  bruit  que  fit  ce  discours.  La  polémique,  depuis 
longtemps  déjà  engagée  sur  l'organisation  municipale  de  Paris, 
s'en  empara  avec  une  nouvelle  ardeur;  la  théorie  des  nomades  et 
l'affirmation  que  Paris  n'appartient  pas  aux  Parisiens  soulevèrent 
des  orages  qui  ont  fini  par  balayer  la  théorie  et  emporter  l'affirma- 
tion. Que  sont  devenues  la  sagesse  et  la  certitude  de  1865?  Les 
hommes  ont  disparu,  et  les  institutions  prétendues  définitives  sont 
de  nouveau  mises  à  l'étude  pour  subir  une  réforme  complète. 

La  première  question  à  résoudre  est  celle  de  l'organisation  du 
département  de  la  Seine.  Si  l'on  considère  les  charges  qui  résultent 
pour  ce  département  du  voisinage  de  Paris,  si  l'on  établit  la  pro- 
portion entre  les  ressources  départementales  proprement  dites  et  les 
dépenses  de  même  nature  (telles  que  le  service  des  aliénés  et  ce- 
lui des  enfans  assistés,  par  exemple,  qui,  dans  le  département  de  la 
Seine,  coûte  près  du  tiers  de  ce  que  paie  la  France  pour  le  même 
objet),  on  trouvera  que  la  ville  la  plus  riche  de  l'empire  est  située 
dans  le  département  le  plus  pauvre.  —  Il  y  a  donc  équité  stricte  à 
ce  que  Paris  intervienne  dans  les  affiiires  du  département,  non- 
seulement  pour  le  paiement  des  dépenses,  mais  encore  pour  l'ad- 
ministration; aussi  d'une  part  le  préfet  de  la  Seine  est  le  véritable 
maire  de  Paris,  et  de  l'autre  les  soixante  membres  du  conseil  mu- 
nicipal de  la  ville  font  partie  en  même  temps  de  la  commission 
départementale,  qui  se  compose  en  plus  de  douze  représentans  de 
Sceaux  et  de  Saint-Denis.  Les  soixante-douze  membres  sont  en  ce 
moment  nommés  par  l'empereur,  ainsi  que  les  conseillers  munici- 
paux des  communes  suburbaines.  On  sait  que  celles-ci  vont  rentrer 
dans  le  droit  commun,  quel  parti  prendra  pour  la  représentation  du 
département  lui-même?  Comment  se  fera  la  nomination  du  conseil- 
général  ou  de  la  commission  départementale?  La  confiera-t-on  au 
corps  législatif  en  même  temps  que  celle  des  conseillers  munici- 
paux de  Paris?  Avant  tout,  veut-on  conserver  le  département  de  la 
Seine  tel  qu'il  est?  On  a  souvent  proposé  de  laisser  la  ville  de  Paris 
seule  et  de  rattacher  les  arrondissemens  de  Sceaux  et  de  Saint- 
Denis  au  département  de  Seine-et-Oise.  Il  paraît  difficile,  depuis 


LES    TRAVAUX    DE    PARIS.  437 

l'établissement  des  chemins  de  fer,  après  les  changemens  que  le 
système  nouveau  des  voies  de  communication  a  introduits  dans  les 
habitudes  du  public,  que  la  division  territoriale  de  1790,  accomplie 
à  la  hâte,  subsiste  sans  subir  de  graves  remaniemens.  Qnoi  qu'il  en 
soit,  on  concevra  avec  peine  que  sous  une  forme  ou  sous  une  autre 
Paris  ne  soit  pas  entouré  d'un  territoire  annexe  soumis,  pour  la  po- 
lice et  le  régime  financier  et  administratif,  à  une  même  autorité,  lié 
en  un  mot  avec  la  capitale  par  des  rapports  étroits.  Ce  premier 
côté  de  la  question  a  son  importance,  et  le  ministre  de  l'intérieur 
l'a  particulièrement  recommandé  à  l'étude  de  la  commission  qu'il 
a  instituée  le  5  février  dernier. 

Quant  à  la  partie  la  plus  épineuse  du  problème,  la  représenta- 
tion municipale  de  Paris,  il  y  a  déjà  un  point  hors  de  doute,  c'est 
que  le  mode  encore  en  vigueur  ne  sera  pas  conservé.  L'hésita- 
tion ne  commence  que  sur  le  régime  à  y  substituer.  Peut-on  sou- 
mettre Paris  au  droit  commun  et  lui  accorder  la  lil)erté,  dont  jouis- 
sent les  autres  communes,  d'éUre  son  conseil?  Avant  tout,  il  faut 
bien  se  rendre  compte  de  la  signification  complète  de  ces  mots  : 
la  liberté  communale.  Le  régime  municipal  peut  avoir  non-seule- 
ment la  liberté  pour  origine  et  pour  base,  mais  encore,  selon  une 
formule  consacrée,  pour  couronnement.  Il  a  la  liberté  pour  ori- 
gine quand  les  citoyens  nomment  eux-mêmes  leurs  représentans, 
élisent  le  conseil  municipal  ;  il  a  la  liberté  pour  couronnement 
quand  les  maires  et  adjoints,  c'est-à-dire  le  pouvoir  exécutif  de 
la  commune,  sont  nommés  aussi  par  les  citoyens  et  sont  plus  ou 
moins  indépendans  d'autorités  supérieures  dans  l'exercice  de  leurs 
fonct'ons.  Veut-on  cette  double  liberté  dans  le  régime  municipal  de 
Paris?  On  ne  saurait  nier  que  les  élémens  de  la  population  pari- 
sienne ne  diffèrent  singulièrement  de  ceux  qui  forment  toutes  les 
autres  agglomérations  de  citoyens.  C'est  une  masse  mobile,  pas- 
sionnée, composée  en  partie  d' élémens  nomades,  dans  les  hautes 
sphères  de  la  société  aussi  bien  que  dans  les  moindres.  L'ambition 
et  les  plaisirs,  non  moins  que  l'appât  des  gros  salaires  et  les  né- 
cessités de  l'industrie,  renouvellent  sans  cesse  cette  multitude 
d'hommes,  dont  un  petit  nombre  seulement  naît,  vit  et  meurt  dans 
les  mêmes  murs.  Cette  foule  capricieuse  et  mobile  doit-elle  exercer 
sur  le  pays  une  influence  prépondérante?  Si  Paris  comme  capitale 
diffère  de  toutes  les  autres  communes,  il  nous  semble  que  la  lo- 
gique ne  défend  pas  d'appliquer  à  des  situations  dissemblables  un 
régime  différent  ;  néanmoins  la  raison  et  l'expérience  commandent 
de  ne  pas  frustrer  entièrement  la  ville  de  Paris  des  garanties  du  sys- 
tème électif,  sans  lesquelles  on  dérogerait  à  ce  principe  des  sociétés 
modernes,  que  l'impôt  doit  être  voté  par  celui  qui  le  p^^e. 

Toutefois,  nous  n'hésitons  pas  à  le  dire,  avec  les  dispositions 


438  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'esprit  où  se  trouve  le  corps  électoral  de  Paris,  la  solution  la  moins 
heureuse  serait  celle  qui  remettrait  au  suffrage  universel  et  direct, 
s'exerçant  dans  les  conditions  actuelles  de  domicile  requises  pour  le 
droit  à  l'élection  des  députés,  la  nomination  des  membres  du  con- 
seil municipal.  Si  le  respect  des  minorités  est  chose  désirable,  si 
la  tyrannie  du  nombre  doit  être  évitée,  on  ne  pourrait  voir  l'oubli 
du  droit  des  minorités  plus  complet,  et  la  prépotence  du  nombre 
plus  brutale  que  dans  l'application,  à  Paris,  d'un  pareil  système. 
Personne  ne  niera  que  le  suffrage  universel ,  tel  que  la  loi  élec- 
torale le  constitue,  introduirait  un  seul  élément  de  la  population 
au  conseil  municipal  et  dans  des  vues  bien  éloignées  des  intérêts 
communaux.  On  s'est  plu,  depuis  que  nous  faisons  l'expérience 
du  vote  universel,  à  remarquer  l'intelligence  avec  laquelle  les  suf- 
frages différaient  de  nature  et  de  caractère,  selon  qu'ils  s'appli- 
quaient à  des  élections  de  députés,  de  conseillers-généraux  ou  de 
conseillers  municipaux.  Tel  candidat  qui  se  présentait  avec  suc- 
cès pour  obtenir  l'un  de  ces  mandats  n'était  pas  choisi  par  les 
mêmes  électeurs  pour  en  obtenir  un  autre.  On  a  donc  argué  de 
cette  aptitude  du  suffrage  universel  pour  appliquer  les  mêmes  con- 
ditions d'électorat  dans  toutes  les  élections  générales  ou  locales. 
Cependant  il  n'y  a  pas  d'illusion  à  se  faire.  Paris  n'est  ni  Londres, 
ni  Washington,  ni  New-York;  le  conseil  municipal  serait  élu  sur- 
tout au  point  de  vue  politique,  et  un  conseil  de  quarante,  soixante 
ou  quatre-vingts  membres  prétendrait  bien  certainement,  comme 
représentant  direct  de  la  capitale,  exercer  une  hifluence  d:xisive 
sur  les  destinées  du  pays.  Pour  éviter  un  mal,  on  serait  tombé  dans 
un  pire,  et  la  commune  révolutionnaire  ferait  à  coup  sûr  regretter 
la  commission  impériale. 

Les  inconvéniens  de  l'investiture  gouvernementale  et  de  l'élection 
directe  étant  notoires,  vaut-il  mieux  confier  la  nomination  du  con- 
seil municipal  de  Paris  au  corps  législatif,  déjà  investi  du  vote  du 
budget  extraordinaire  de  la  ville?  Les  objections  à  ce  système  sont 
nombreuses  et  paraissent  concluantes.  Le  principe  sur  lequel  il  se 
fonde  est  encore  l'axiome  prétendu  que  Paris  n'appartient  pas  aux 
Parisiens;  par  contre,  il  viole  la  loi  universellement  reconnue  que 
c'est  aux  vrais  représentans  des  contribuables  à  voter  l'impôt.  Que 
la  capitale  de  la  France  renferme  beaucoup  d'étrangers,  un  grand 
nombre  de  provinciaux,  une  foule  d'ouvriers  de  passage,  soit.  En- 
core est-il  impossible  de  soutenir  que  les  propriétaires  qui  paient 
l'impôt  foncier,  les  marchands  qui  paient  l'impôt  des  patentes,  les 
locataires  qui  acquittent  l'impôt  personnel  et  mobilier,  seraient 
vraiment  représentés  par  les  députés  des  départemens.  L'état  a  pu 
logiquement  être  investi,  sous  un  régime  autoritaire,  du  dioit  de 
nommer  des  conseillers  locaux  devenus  en  quelque  sorte  des  fonc- 


LES    TRAVAUX   DE    PARIS.  ^39 

tionnaires  administratifs,  il  a  bien  eu  à  certaines  époques  le  pou- 
voir exclusif  de  faire  des  lois,  comme  il  n'a  cessé  d'avoir  celui  de  les 
exécuter;  mais  le  bon  sens  ne  proteste-t-il  pas  contre  la  désigna- 
tion d'un  conseil  municipal  faite  par  les  représentans  de  localités 
étrangères,  au  moment  même  où  l'on  témoigne  l'intention  de  rentrer 
dans  les  vraies  conditions  de  la  liberté?  —  En  dehors  du  droit  de 
faire  cette  désignation,  quelle  aptitude  y  apporteraient  les  députés 
des  départemens?  S'ils  ne  sont  point  les  représentans  des  Pari- 
siens, connaissent-ils  du  moins  les  besoins,  les  usages  de  cette 
grande  ville?  Puisqu'on  essaie  d'enlever  à  la  représentation  muni- 
cipale de  Paris  une  origine  purement  politique ,  il  ne  faut  pas  la 
lui  rendre  par  une  voie  détournée,  moins  franche  et  tout  aussi  dan- 
gereuse. La  majorité  du  corps  législatif  ferait  tout  naturellement 
de  cette  élection  une  affaire  de  coterie  ou  de  parti.  Les  intrigues  de 
couloirs  et  de  bureaux  remplaceraient  ou  les  abus  des  désignations 
gouvernementales  ou  les  violences  des  journaux  et  des  réunions  pu- 
bliques. Il  y  a  plus  :  on  peut  prévoir  le  cas  où  cette  désignation  de- 
viendrait très  dangereuse  pour  la  considération  de  la  chambre  elle- 
même  et  conduirait  à  des  attaques  contre  son  autorité.  Que  le  conseil 
municipal  ainsi  nommé  suspende  ou  poursuive,  par  exemple,  les 
travaux  qui  occupent  tant  d'ouvriers,  et  le  corps  législatif  sera  po- 
pulaire ou  impopulaire;  que  les  taxes  municipales  soient  élevées  ou 
amoindries,  et  la  responsabilité  en  remontera  bien  vite  à  l'assem- 
blée d'où  le  conseil  tirera  son  origine,  et  qui  lui  aura  véritablement 
donné  son  mandat.  Illogique,  impuissant  ou  dangereux,  ce  système 
ne  paraît  guère  admissible. 

Les  inconvéniens  que  nous  venons  de  signaler  ne  pourraient-ils 
être  atténués  en  partie?  Ne  peut-on  enfermer  le  choix  de  la  chambre 
des  députés  dans  certaines  catégories  de  personnes  dont  la  compé- 
tence et  l'honorabilité  ne  donneraient  lieu  à  aucune  objection?  L'ag- 
glomération parisienne  se  compose  de  catégories  très  distinctes,  di- 
visées par  des  intérêts  sérieux  et  permanens,  les  industriels,  les 
commerçans,  les  professions  libérales,  la  magistrature,  l'université, 
l'administration,  les  oisifs  eux-mêmes.  Chacun  des  élémens  princi- 
paux de  la  population  veut  et  doit  être  représenté  dans  le  conseil 
municipal.  Pourquoi  ne  pas  imposer  au  corps  législatif  l'obligation  de 
faire  légalement  ce  que  le  gouvernement  de  la  restauration  et  celui 
de  l'empire  ont  toujours  exécuté  en  fait,  à  savoir,  de  prendre  dans 
l'Institut,  les  cours  et  les  tribunaux,  le  conseil  des  ponts  et  chaus- 
sées, la  chambre  et  le  tribunal  de  commerce,  parmi  les  notaires  et 
les  avoués  aussi  bien  que  dans  les  rangs  des  habitans  notables,  des 
membres  appelés  par  leurs  aptitudes  spéciales  à  décider  de  tout  ce 
qui  intéresse  la  ville?  Cette  limitation  de  choix  répondrait  peut-être 
à  une  des  objections  précédentes  ;  toutefois  elle  ne  reinédierait  en 


llhO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rien  aux  inconvéniens  que  l'immixtion  du  corps  législatif  dans  les 
affaires  de  la  ville  de  Paris  entraînerait  pour  lui-même.  Si  d'ailleurs 
le  principe  des  catégories  pour  la  représentation  de  Paris  est  bon 
et  applicable,  pourquoi  l'introduire  par  un  moyen  détourné?  Pour- 
quoi ne  point  l'admettre  directement,  comme  nous  l'avons  proposé 
ici  même  (1),  et  comme  on  pourrait  y  arriver  à  l'aide  d'institutions 
déjà  existantes?  Les  membres  du  tribunal  de  commerce,  les  conseils 
des  prud'hommes  sont  nommés  à  l'élection;  que  les  électeurs  de  ces 
magistrats  consulaires  choisissent  un  certain  nombre  de  conseillers 
municipaux  représentant  l'élément  industriel  et  commercial.  Les 
avocats,  les  agréés,  les  avoués,  les  notaires  élisent  leurs  chambres 
de  discipline;  que  les  bâtonniers,  les  présidens  siègent  aussi  à  l'Hô- 
tel de  ville,  que  l'Institut  y  envoie  des  savans  et  des  artistes,  les 
cours  et  tribunaux  des  magistrats,  les  facultés,  les  conseils  de  l'u- 
niversité et  des  ponts  et  chaussées  des  représentans  des  lettres  et 
des  sciences;  l'on  obtiendrait  ainsi  des  mandataires  compétens  de 
toutes  les  fractions  de  la  population  de  Paris.  Quoique  l'élection  se 
fît  en  quelque  sorte  à  deux  degrés,  ce  serait  encore  l'élection  réelle 
et  sérieuse,  et  l'on  pourrait  dire  que  l'administration  municipale  au- 
rait la  liberté  pour  origine.  Enfin  nous  remarquions,  en  présentant 
ce  système,  que,  dans  toutes  les  communes,  quand  il  s'agit  de  voter 
des  emprunts  et  des  impôts,  la  loi  adjoint  aux  conseillers  munici- 
paux un  nombre  égal  des  citoyens  les  plus  imposés.  A  Paris,  cette 
disposition  n'a  jamais  pu  être  appliquée;  risn  ne  paraît  plus  logique 
que  de  revenir  sur  ce  point  à  la  loi  commune,  et  peut-être  même 
de  faire  de  ces  notables  les  plus  imposés  des  conseillers  ordinaires. 
On  ne  peut  objecter  qu'une  chose,  à  ce  qu'il  semble,  au  système 
que  nous  rappelons  sommairement  :  il  blesse  nos  habitudes,  il  n'est 
pas  en  apparence  conforme  aux  traditions,  quoiqu'en  réalité  il  se 
borne  à  ériger  en  loi  un  usage  constant;  il  offense  notre  culte  pour 
l'égalité.  On  ne  se  représente  pas  volontiers,  réunis  pour  une  œuvre 
commune,  mais  à  des  titres  divers,  ces  magistrats,  ces  ingénieurs, 
ces  savans,  ces  artistes,  ces  propriétaires,  à  côté  de  commerçans, 
de  patrons  et  sans  doute  de  contre-maîtres  d'industries,  si  ce  n'est 
même  d'ouvriers.  Les  souvenirs  des  trois  ordres  aux  états-géné- 
raux nous  importunent,  et  notre  amour  de  l'uniformité  se  révolte 
contre  une  assemblée  ainsi  composée.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  d'in- 
sister sur  un  mode  dont  la  simplicité  n'est  pas,  à  vrai  dire,  le  pre- 
mier mérite;  mais  alors  que  notre  système  électoral  tout  entier  peut 
être  l'objet  de  modifications  utiles,  qu'il  nous  soit  permis  de  prendre 
la  nomination  des  conseillers  de  la  ville  de  Paris  comme  un  exemple 
des  réformes  qu'il  serait  le  plus  désirable  d'opérer. 

(1)  Voyez  la  ftevue  du  15  octobre  1863,  —  Pans,  ses  finances,  ses  travaux  publics, 
(leptiis  le  commencement  du  siècle. 


LES   TRAVAUX    DE    PARIS.  hhi 

Pour  l'élection  des  députés  au  corps  législatif,  on  conçoit  que, 
les  aptitudes  générales  à  i'électorat  une  fois  fixées,  les  aptitudes  lo- 
cales et  la  condition  de  domicile  soient  d'une  importance  secon- 
daire. Avec  la  division  du  territoire  en  circonscriptions  et  l'attribu- 
tion d'un  seul  député  à  chacune  d'elles,  on  peut  dire  que  l'élu  la 
représente  d'abord;  mais  comme  l'œuvre  du  législateur  s'applique 
au  pays  entier,  il  est  non  moins  vrai  de  dire  qu'il  est  le  mandataire 
du  pays  lui-même.  Le  mandat  local  n'est  que  le  moyen,  le  mandat 
général  est  le  but.  Chaque  citoyen  vote  au  lieu  qu'il  habite  parce 
qu'il  faut  voter  quelque  part  et  qu'on  ne  peut  voter  qu'une  fois; 
mais  il  n'importe  pas  essentiellement  qu'il  réside  depuis  plus  ou 
moins  longtemps  dans  ce  domicile  électoral,  il  suffit  qu'un  temps 
quelconque  se  soit  écoulé  depuis  son  arrivée  dans  la  loctllté. 

En  est-il  de  même  des  élections  d'intérêt  local?  Les  affaires  com- 
munales ne  se  font  pas  toutes  au  jour  le  jour,  tant  s'en  faut;  elles 
embrassent  des  périodes  souvent  longues,  comme  les  impositions  et 
les  emprunts,  les  constructions  d'édifices  publics,  voire  l'achève- 
ment des  chemins.  L'intérêt  municipal  sollicite  bien  autrement  les 
habitans  sédentaires  que  les  hôtes  passagers  venus  de  la  veille  et 
qui  s'éloigneront  le  lendemain.  Un  mot,  pris  souvent  en  mauvaise 
part  et  qui  cependant  éveille  une  foule  d'idées  et  de  sentimens  res- 
pectables, caractérise  ces  intérêts  :  on  les  appelle  des  intérêts  de 
clocher.  Si  cette  distinction  est  vraie,  il  y  a  lieu  de  s'étonner  qu'on 
n'ait  pas  senti  la  nécessité  d'exiger  des  conditions  plus  rigoureuses 
de  domicile  pour  les  élections  communales  que  pour  la  nomination 
des  députés.  Le  seul  moyen  en  elïat  de  protéger  les  minorités  contre 
la  tyrannie  du  nombre,  si  dure  dans  les  petites  localités  surtout, 
consiste  à  n'accorder  le  droit  électoral,  base  de  tout  pouvoir,  qu'aux 
personnes  vraiment  intéressées.  Cette  vérité  est  bonne  à  rappeler  au 
moment  où  l'on  veut  faire  de  nouveaux  et  sérieux  efforts  pour  dimi- 
nuer les  abus  de  la  centralisation.  En  tout  cas,  si  l'on  ne  modifie 
point  les  conditions  de  I'électorat  municipal  pour  toute  la  France,  et 
si  la  situation  exceptionnelle  de  la  capitale  justifie  un  régime  excep- 
tionnel, il  faudrait  exiger  de  l'habitant  de  Paris  une  plus  longue 
résidence  que  celle  de  six  mois.  Un  délai  de  deux  ou  trois  ans  ne 
semblerait  pas  trop  prolongé  pour  l'investir  de  ce  droit  redoutable 
de  peser  indirectement,  à  propos  d'intérêts  municipaux,  sur  les  in- 
térêts généraux  du  pays. 

Chez  un  peuple  où  dominerait  l'esprit  conservateur,  la  préoccu- 
pation de  l'intérêt  social,  au  lieu  de  ce  sentiment  contradictoire  et 
irréfléchi  qui  porte  à  diminuer  les  devoirs  en  multipliant  les  droits, 
la  première  et  l'indispensable  condition  de  I'électorat  municipal  de- 
vrait être  le  paiement  de  la  cote  personnelle  et  mobilière,  c'est- 


M2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à-dire  la  constatation  que  Is  citoyen  est  chez  lui  et  qu'il  participe 
aux  dépenses  municipales.  Dans  ce  cas  seulement,  on  peut  dire  que 
la  ville  lui  appartient  et  qu'il  appartient  à  la  ville;  dans  ce  cas  seu- 
lement, il  apprend  à  surveiller  les  dépenses  communales,  à  les  res- 
treindre ou  à  les  développer.  L'augmentation  ou  la  diminution  des 
centimes  additionnels  lui  donne  le  plus  profitable  de  tous  les  ensei- 
gnemens;  mais  que  dire  de  tous  ces  liabitans  des  villes  rédimées  où, 
ainsi  qu'à  Paris,  une  dépense  générale  du  budget  rachète  les  petits 
locataires  du  paiement  de  la  contribution  mobilière  et  personnelle? 
Qui  peut  les  avertir  des  besoins  municipaux,  les  tenir  en  garde 
contre  une  administration  dépensière?  Ils  n'ont  pas  cette  règle  de 
proportion  évidente  que  l'impôt  direct  fournit  au  contribuable  sur 
la  marche  de  l'administration;  ils  se  désintéressent  des  affaires  lo- 
cales, ou  n'y  portent  qu'une  attention  capricieuse  et  intermittente, 
déterminée  souvent  par  les  passions  les  plus  aveugles.  Le  rachat 
des  contributions  pour  les  petits  logemens  nous  paraît  aller  contre 
le  but  le  plus  sérieux  et  le  plus  politique  auquel  un  législateur 
puisse  prétendre,  celui  d'attacher  les  citoyens  au  bien  à  réaliser 
par  le  prix  dont  ils  le  paient.  D'ailleurs  l'exonération  est  nominale 
plutôt  que  réelle,  car  le  locataire  contribue  d'abord  pour  une  large 
part  aux  impôts  indirects,  puis  son  loyer  en  est  augmenté  d'autant. 
Tant  qu'on  n'aura  pas  modifié  en  ce  sens  notre  système  financier, 
il  est  logique  de  ne  comprendre  parmi  les  électeurs  municipaux 
que  ceux  qui  acquittent  la  taxe  personnelle  et  mobilière. 

Quelques-uns  de  ces  systèmes,  d'autres  encore,  ont  été  discutés 
par  la  commission  ministérielle.  Une  proposition  a  été  faite  pour 
donner  à  chaque  arrondissement  un  conseil  électif  qui  enverrait  lui- 
même  ses  délégués  au  conseil  municipal.  On  l'a  repoussée  vu  la 
difficulté  d'organiser  les  attributions  de  ces  vingt  conseils  d'arron- 
dissement et  le  danger  de  créer  des  occasions  de  conilit  ou  des  cen- 
tres d'opposition  violente.  Une  autre  s'inspirait  du  mode  de  votation 
qu'on  appelle  en  Angleterre  le  vote  cumulatif.  Pour  trois  conseillers 
à  élire  par  arrondissement,  on  demandait  que  chaque  électeur  eût 
trois  voix,  ce  qui  permettait  à  la  minorité,  en  réunissant  ses  voix  sur 
un  seul  candidat,  d'avoir  son  représentant.  Ce  mode  compliqué,  qui 
pouvait  faire  faire  un  pas  décisif  au  principe  de  la  représentation 
proportionnelle,  auquel  appartient  sans  doute  l'avenir,  n'a  point  été 
adopté.  Il  en  a  été  de  même  de  la  combinaison  qui  divisait  le  conseil 
municipal  en  tiers,  dont  le  premier  serait  nommé  par  les  grands 
corps  de  fétat,  le  second  par  différentes  associations,  la  chambre 
des  notaires,  la  chambre  de  commerce,  le  conseil  de  l'ordre  des  avo- 
cats, etc.,  le  dernier  enfin  par  le  suffrage  universel.  On  a  cru  un 
moment  que  la  commission  se  résoudrait  purement  et  simplement 


LES    TRAVAUX    DE    PARIS.  /l/JS 

à  former  pour  les  élections  municipales  une  liste  différente  de  celle 
qui  doit  servir  aux  élections  politiques.  Il  en  était  ainsi  avant  1848, 
et  la  nature  des  choses  l'exige.  Sur  la  liste  communale  figureraient 
les  Parisiens  de  naissance  et  les  liabitans  domiciliés  depuis  un  temps 
plus  long  que  les  six  mois  requis  pour  l'inscription  sur  les  listes  or- 
dinaires. A  cette  première  condition  suffisante  pour  l'électorat,  on  a 
voulu  ajouter  des  conditions  plus  rigoureuses  d'éligibilité;  il  a  été 
aussi  question  d'adjoindre  aux  élus  du  suffrage  universel  des  con- 
seillers nommés  par  le  corps  législatif.  Au  dernier  moment,  la  ma- 
jorité s'est  prononcée  pour  la  nomination  simultanée  de  quarante  con- 
seillers élus  par  le  suffrage  universel  et  de  vingt  par  le  gouvernement. 
Une  fois  admis  le  principe  d'un  long  domicile,  et  le  scrutin  de  liste 
étant  de  rigueur  dans  toute  élection  communale,  nous  préférerions 
à  toute  autre  la  proposition  déjà  faite  au  corps  législatif  par  M.  Ferry, 
député  de  Paris,  qui  consiste  à  faire  élire  par  le  suffrage  universel 
trois  conseillers  par  arrondissement,  mais  avec  cette  modification 
que  chaque  bulletin  ne  portât  que  deux  noms,  de  façon  que  la  mi- 
norité pût  toujours  faire  passer  un  représentant. 

Dans  tous  les  cas,  si  l'organisation  municipale  recouvre  à  Paris  la 
liberté  pour  base,  on  ne  saurait  s'aventurer  plus  loin.  On  peut  dis- 
cuter sur  le  mode  de  nomination  des  maires  en  général,  vouloir 
qu'ils  soient  choisis  par  le  gouvernement  dans  le  sein  du  conseil 
municipal  avec  ou  sans  liste  de  présentation,  aller  même  jusqu'à  les 
faire  élire  par  le  conseil  lui-même  :  au  fond,  si  les  maires  n'avaient 
point  à  s'occuper  d'élection,  on  ne  tiendrait  guère,  et  on  aurait 
raison,  à  ce  dernior  mode;  mais  à  Paris,  où  le  mélange  de  l'intérêt 
local  et  de  l'intérêt  général  ne  permet  pas  de  fractionner  la  ville 
en  vingt  municipalités  distinctes  et  indépendantes  les  unes  des  au- 
tres, personne  ne  saurait  admettre  que  le  chef  de  toute  l'adminis- 
tration pût  être  autre  chose  qu'un  délégué  du  gouvernement,  un 
fonctionnaire  nommé  par  le  pouvoir  exécutif;  sans  cela,  le  maire  de 
Paris  jouerait  bientôit  le  rôle  des  maires  du  palais. 

ÏV. 

La  substitution  d'un  régime  nouveau  au  système  actuel,  la  no- 
mination d'un  conseil  librement  élu  à  la  place  de  celui  qui  mérite 
plutôt  le  nom  de  commission,  ne  suffiront  pas  à  garantir  désor- 
mais le  respect  des  droits  de  tous,  et  ce  qui  constitue,  à  proprement 
parler,  la  liberté.  Il  faut  que  la  législation  générale  vienne  en  aide 
à  la  réforme  administrative,  et  tempère  le  zèle  exagéré  dont  un 
conseil  municipal  élu  sous  l'empire  de  préoccupations  irréfléchies 
ne  serait  pas  moins  exempt  qu'un  fonctionnaire  choisi  par  un  sou- 


llllll  REYUE    DES    DEUX    MONDES. 

verain  désireux  de  laisser  de  son  règne  un  monument  magnifique. 
M.  Haussniann  s'est  servi  pour  accomplir  son  œuvre  de  deux  instru- 
mens  d'une  égale  puissance  qu'il  faut  briser  aujourd'hui,  la  prépon- 
dérance que  l'organisation  municipale  lui  assurait,  les  facilités  que 
lui  a  laissées  la  loi  d'expropriation  pour  cause  d'utilité  publique. 

On  ne  saurait  se  lasser  de  montrer  les  imperfections  et  de  si- 
gnaler les  dangers  de  cette  législation.  L'un  des  promoteurs  de  la 
loi  de  1841,  la  dernière  et  la  plus  complète  des  lois  promulguées 
sur  cette  matière,  M.  Legrand,  directeur  général  des  ponts  et  chaus- 
sées et  des  mines  sous  la  monarchie  de  juillet,  s'excusait  souvent 
d'avoir  participé  à  la  rédaction  d'une  loi  dont  sa  prévoyance  redou- 
tait la  portée  politique  et  sociale,  mais  que  l'état  des  esprits  hos- 
tiles aux  grandes  entreprises  publiques  rendait  si  nécessaire,  alors 
qu'il  s'agissait  de  faire  regagner  à  la  France  l'avance  que  ses  voi- 
sins avaient  sur  ella  dans  la  création  des  chemins  de  fer.  Cependant 
s'il  était  impossible  en  I8/1I,  connue  il  le  sera  toujours,  de  défmir 
exactement  l'utilité  publique  et  d'éviter  les  interprétations  arbi- 
traires, du  moins  à  cette  époque  une  loi  seule  pouvait  prononcer 
l'utilité.  Les  choses  ont  bien  changé  depuis;  d'une  arme  dangereuse, 
l'on  a  fait  une  arme  terrible,  irrésistible.  Une  loi  de  1851  est  d'a- 
bord venue  étendre  la  zone  des  surfaces  soumises  dans  les  villes  à 
l'expropriation,  puis  le  décret  du  20  mars  1852,  en  donnant  au  chef 
de  l'état  le  droit  de  prononcer  souverainement  l'utilité  publique,  a 
réduit  les  conditions  restrictives  de  l'expropriation  aux  proportions . 
d'une  simple  formalité  administrative  :  c'était  ouvrir  la  porte  à  tous 
les  abus. 

Il  est  juste  de  reconnaître  que  l'administration  de  la  ville  s'est 
attachée  à  rendre  l'expropriation  peu  cruelle  pour  ceux  qui  en  ont 
été  frappés.  Elle  a  su  calmer  tous  les  regrets  et  vaincre  toutes  les 
résistances  en  distribuant  des  indemnités  dont  on  n'aurait  jamais 
supposé  les  chjilres  il  y  a  vingt  ans;  elle  a,  tant  pour  les  pro- 
priétaires dépossédés  que  pour  les  locataires  congédias,  créé  un 
mouvement  de  capitaux  qui  doit  être  considéré  comme  la  principale 
cause  des  progrès  de  la  richesse  publique  à  Paris,  et  sans  lequel 
toutes  Ids  constructions  qui  ont  modifié  la  physionomie  de  la  ville 
n'auraient  pu  être  achevées.  Le  trouble  à  cet  égard  a  pénétré  plus 
encore  dans  les  esprits  que  dans  les  fortunes;  chacun  s'est  habitué 
à  perdre  le  respect  de  la  propriété  et  le  sentiment  de  la  tradition  si 
nécessaires  dans  notre  société  mobile,  emportée  vers  la  jouissance 
rapide  de  toutes  choses.  Aucune  des  garanties  qui  avaient  paru  suf- 
fisantes aux  auteurs  de  la  loi  de  I8/1I  n'existe  aujourd'hui,  ou  du 
moins  ne  présente  un  caractère  d'efficacité  sérieuse  contre  le  dan- 
ger d'usurper  sur  la  propriété  privée.  Les  projets  de  la  préfecture 


LES    TUAVAUX    DE    PAIUS. 


445 


de  la  Seine,  préparés  de  longue  main,  en  partie  exécutés  à  l'avance 
par  l'achat  des  propriétés  à  exproprier,  afin  d'éviter  les  renchéris- 
semens  de  prix  qui  deviendraient  inévitables,  sont  adoptés  par  un 
conseil  qui  délibère  à  huis  clos.  Le  décret  de  déclaration  d'utilité 
paraît  sans  que  l'opinion  ait  été  avertie.  L'enquête  qui  la  constate 
passe  le  plus  souvent  inaperçue,  à  moins  de  soulever,  comme  lors- 
qu'il s'est  agi  du  jardin  du  Luxembourg,  l'irritation  non-seulement 
d'un  quartier,  mais  de  la  ville  entière.  Aussi  la  lormalité  des  en- 
quêtes, qui  dans  les  départemens,  pour  les  routes,  pour  les  chemins 
de  fer,  remue  les  populations  et  les  amène  en  quelque  sorte  sur  le 
lieu  du.  combat,  n'excite  guère  à  Paris  que  la  curiosité  des  rares 
visiteurs  de  plans  aux  mairies  et  la  cupidité  des  hommes  d'affaires 
spéciaux.  Après  l'enquête,  une  des  prescriptions  les  plus  salutaires 
était  celle  qui  exigeait  le  paiement  préalable  d'une  juste  indemnité 
avant  la  mainmise  sur  les  propriétés.  C'était  là  un  empêchement 
qui  pouvait  bien  arrêter  l'état,  les  départemens,  les  communes, 
tous  peu  pourvus  d'argent  ou  qui  n'en  disposent  qu'à  bon  escient; 
mais  à  Paris,  avec  les  entreprises  de  gré  à  gré,  avec  les  marchés 
à  forfait,  enfin  avec  les  établissemens  de  crédit,  la  nécessité  de 
l'avance  n'a  été  qu'un  élément  de  plus  pour  ces  spéculations  gigan- 
tesques où  tant  de  profits  de  tout  genre  se  sont  réalisés,  où  ban- 
quiers, hommes  de  loi,  architectes,  sans  compter  l'armée  des  tra- 
vailleurs du  bâtiment,  ont  trouvé  une  mine  d'or  aussi  riche  que 
celles  du  Sacramento  et  de  l'Australie. 

Le  moment  est  venu  de  remédier  aux  lacunes  de  la  législation  en 
matière  d'expropriation  publique.  Il  faut  retourner  le  plus  promp- 
tement  possible  aux  prescriptions  du  législateur  de  I8/1I  et  rendre 
à  la  loi  ce  que  le  décret  du  26  mars  1852  lui  a  ôté,  il  faut  enlever  à 
l'état  la  faculté  de  prendre  une  propriété  tout  entière  quand  il  n'a 
besoin  que  d'une  partie  de  la  propriété.  Il  faut  réduiry  de  même 
la  zone  de  terrain  dont  on  peut  s'emparer  de  chaque  côté  d'une  rue 
ouverte;  en  un  mot,  il  importe  de  défendre  non-seulement  la  pro- 
priété privée  contre  l'administration  jalouse  d'embellir  les  villes, 
mais  de  protéger  les  communes  contre  l'attrait  d'une  spéculation 
de  terrains  qui  ne  leur  est  permise  à  aucun  point  de  vue.  L'inter- 
vention du  corps  législatif  dans  toute  demande  d'emprunt  peut  ob- 
vier sans  aucun  doute  à  la  plupart  de  ces  inconvéniens,  car  presque 
toutes  les  grandes  entreprises  entraînent  des  emprunts;  mais,  outre 
que  le  contraire  peut  arriver,  le  vice  légal  n'en  subsisterait  pas 
moins,  et,  sous  ce  rapport  comme  sous  tant  d'autres,  la  législation 
dictatoriale  de  1852  a  révélé  des  inconvéniens  et  des  abus. 

Si  nous  signalons  les  lacunes  ou  les  imperfections  de  la  loi,  c'est 
que  nous  ne  voulons  pas,  comme  on  a  été  trop  tenté  de  le  faire, 


hhQ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rejeter  tout  le  mal  sur  un  seul  homme,  quelque  important  qu'ait  été 
le  rôle  joué  par  lui.  Assurément  le  nom  de  M.  Haussmann  recueil- 
lera une  grande  part  de  l'éloge  ou  du  blâme  prononcé  sur  les  ré- 
sultats de  ces  dix-sept  années;  mais  sera-t-il  seul  à  subir  le  re- 
proche d'avoir  compromis,  à  la  recherche  d'améliorations  précieuses, 
les  finances  de  la  ville?  INe  comprendra-t-on  pas  dans  la  même 
accusation  tous  ceux,  ministres  ou  députés,  qui  ont  approuvé  les 
actes  du  préfet  de  la  Seine,  pallié  ses  torts,  amnistié  tous  les  moyens 
de  trésorerie,  sans  lesquels  M.  Haussmann  déclare  qu'il  sera  impos- 
sible de  faire  rien  de  grand  après  lui  V 

Un  spirituel  critique,  sortant  du  Théâtre-Français  où  venait  de 
se  jouer  l'unique  représentation  des  /Jalons  flotlans.  disait  de  l'au- 
teur :  «  Il  lui  était  si  facile  de  ne  pas  faire  cette  comédie!  »  Ce  qui 
est  plus  facile  encore  que  de  ne  pas  faire  une  œuvre  mauvaise,  c'est 
de  ne  pas  l'applaudir.  Oui,  quelque  chose  nous  choque  plus  que  les 
'abus  de  pouvoir  commis  par  M.  Haussmann,  ce  sont  les  approba- 
tions que  ses  actes  ont  obtenues,  et  qui  se  sont  si  vite,  chez  les 
mêmes  hommes,  changées  en  reproches  sévères;  mais  il  faut  laisser 
de  côté  ces  questions  personnelles  et  porter  le  débat  plus  haut.  La 
véritable  responsabilité  des  fautes  doit  être  imputée  aux  vices  de  la 
législation  et  du  régime  politique  qui  a  pesé  sur  la  France  de  1852 
à  1868.  En  outre,  une  partie  du  public  a  concouru  par  sa  conni- 
vence et  par  des  spéculations  de  tout  genre  à  cette  métamorphose 
à  vue  d'œil  que  nous  nous  plaisions  à  montrer  aux  étrangers.  A  tout 
prendre,  si  le  but  ne  justifie  pas  tous  les  moyens,  le  résultat,  con- 
sidéré en  lui-même,  obtiendra  peut-être  fadhésion  reconnaissante 
de  nos  descendans.  La  transformation  ds  Paris  n'a  pas  été  seule- 
ment une  entreprise  qui  a  coûté  cher,  une  œuvre  d'art  gigantesque 
faite  pour  éblouir  les  yeux.  En  excitant  dans  toutes  les  classes  le 
goût  du  bien-être,  plus  encore,  l'amour  du  luxe,  cette  longue  et  ac- 
tive administration  de  M.  Haussmann  a  contribué,  pour  une  large 
part,  au  développement  général  du  commerce  et  de  l'industrie;  elle 
a  servi  la  grande  cause  du  travail.  En  satisfaisant  aux  besoins  des 
classes  les  plus  pauvres,  en  se  préoccupant  de  l'instruction  comme 
de  la  santé  publique,  elle  a  bien  mérité  des  amis  de  la  civilisation 
et  du  progrès. 

Bx\ILLEUX    DE    MaRISY. 


LA 


SOCIÉTÉ    DE    BERLIN 

DE  1789  A  1815 

d'après   des    CORnESPONDA^CES    ET    DES    MÉMOIRES    DU    TEMPS    PUBLIÉS    DE    1859    A    18G9- 


I. 


LE     MONDE     ISRAÉLITE     ET     LES     IDEES     NOUVELLES. 


I. 

Il  y  a  d'étranges  contradictions  dans  la  vie  des  peuples.  La  pé- 
riode que  la  France  considère  volontiers  comme  la  page  la  plus 
humiliante  de  son  histoire,  l'époque  où  elle  perdit  pour  toujours 
ses  colonies,  où  sa  gloire  militaire  elle-même  sembla  s'éclipser, 
fut  incontestablement  celle  de  sa  plus  grande  influence  en  Europe. 
Tout  ce  que  l'état  p  rdait  en  force  matérielle,  la  nation  le  regagnait 
en  puissa  ;ce  intellectuelle,  grâce  à  l'essor  incomparable  de  sa  litté- 
rature et  ue  sa  philosophie.  C'est  ainsi  que,  cinquante  ans  plus  tard, 
les  idéas  allemandes  allaient  trouver  le  chemin  de  la  France  au  mo- 
ment môme  où  le  vainqueur  d'Iéna  tenait  l'Allemagne  écrasée  sous 
son  talon;  le  livre  de  M'"*  de  Staël  est  de  1810.  Tout  le  xviii^  siècle 
fut  à  genoux  devant  l'esprit  de  la  France.  A  toutes  les  cours  de 
l'Europe  elle  envoie  ses  idées  et  jusqu'aux  hommes  qui  doivent 
réaliser  ses  idées.  Le  mouvenierit  littéraire  de  l'Allemagne  doit  en 
grande  partie  sa  naissance  et  surtout  la  direction  qu'il  a  prise  à 


llllS  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cette  impulsion  française;  il  est  difficile  de  dire  ce  que  Wieland 
eût  été  sans  Voltaire,  Lessing  sans  Diderot,  Herder  sans  Rousseau. 

L'esprit  français,  qui  était  l'esprit  du  siècle,  n'éveilla  pas  seule- 
ment l'esprit  original  dâ  l'Allemagne,  qui  dormait;  il  pénétra  aussi 
la  société  d'outre-Rliin ,  la  haute  société  du  moins;  il  lui  imprima 
un  carac  ère  particulier,  différent  du  caractère  allemand  propre- 
ment dit.  jNulle  part  cette  influence  ne  se  fit  sentir  plus  puissam- 
ment qu'à  Berlin,  où  la  trace  des  goûts  français  de  Frédéric  II  n'a 
pas  disparu  encore  même  de  nos  jours,  et  continue  après  un  siècle 
à  donner  au  Prussien  de  la  Marche  la  physionomie  sui  generis  qui 
le  caractérise,  et  où  la  raideur  germanique  et  \i  clinquant  slave 
s'associent  d'une  façon  assez  étrange  à  l'acuité  de  l'esprit  français. 
Longtemps  avant  que  Voltaire  vînt  à  Potsdam,  la  politique  religieuse 
de  Louis  XIV  avait  conduit  à  Berlin  une  colonie  française  qui  ne  fut 
point  oublieuse  de  sa  patrie,  et  qui  prépara  le  terrain  aux  idées  et 
aux  hommes  que  la  France  devait  envoyer  en  Prusse  cinquante  ans 
plus  tard.  La  cour  devint  toute  française  k  la  mort  du  brave  capo- 
ral qui  avait  su  faire  l'armée  dont  Frédéric  II,  son  fils,  devait  si 
bien  se  servir.  Dès  lors  l'éducation  de  la  noblesse  prussienne  fut 
presque  exclusivement  française;  ce  sont  les  «  philosophes  »  de  Pa- 
ris qui  fournissaient  les  précepteurs;  un  collège  français  fiorissait 
depuis  longtemps  dans  la  capitale  du  nouveau  royaume;  l'académie 
de  Berlin  était  présidée  par  un  Français,  MaupL^'tuis;  tout  un  quartier 
de  la  grande  cité  s'appelait  et  s'appelle  encore  a  la  ville  française.  » 

L'exemple  et  la  politique  du  grand  Frédéric  avaient  permis  en 
même  temps  à  un  autre  élément  social  de  se  développer  et  de  se 
produii'e.  Sous  un  gouvernement  tolérant  et  tutélaire,  les  Juifs 
avaient  enfin  osé  sortir  du  ghetto  moral  où  ils  avaient  été  confinés 
jusqueTlà.  Ils  avaient  acquis  de  grandes  fortunes  pendant  la  guerre, 
et  commençaient  à  faire  maison  quand  la  paix  fut  venue.  Ils  se  ren- 
dirent vite  maîtres  de  la  civilisation  française,  qui  était  à  la  mode  et 
vers  laquelle  les  attirait  une  secrète  affinité.  Si  certaines  vertus  qui 
n'appartiennent  qu'aux  ra  es  libres,  si  les  qualités  françaises  par 
excellence,  la  bravoure,  la  fierté,  l'esprit  chevaleresque,  faisaient 
forcément  défaut  au  descendant  d'une  race  opprimée,  il  avait  dans 
son  esprit  d'autres  qualités  qui  lui  permettaient  de  s'assimiler  plus 
vite  que  l'Allemand  la  culture  française.  D'abord  il  possédait  et  il 
possède  l'esprit  proprement  dit,  la  saillie,  le  goût  des  choses  fines 
finement  dites,  le  ton  moqueur  et  la  promptitude  à  saisir  le  ridi- 
cule, puis  le  bon  sens,  un  certain  rationalisme  pratique,  porté  dans 
l'arrangement  même  de  la  vie,  et  qui  fait  le  désespoir  de^i  natures 
rêveuses,  incapables  de  le  coniprendi-e,  partant  promptes  à  le  con- 
damner. La  sagacité  pénétranie,  l'intelligence  ennemie  des  nuances 
qui  échappent  à  l'analyse,  comme  des  sentimens  qui  n'ont  point  de 


LA    SOCIÉTÉ    DE    BERLIN.  hh9 

caractère  tranché,  se  trahissent  d'ailleurs  dans  la  vie  des  Israélites 
autant  pour  le  moins  que  dans  leurs  œuvres  d'esprit.  La  raison,  qui 
dicte  généralement  les  mariages  juifs,  l'esprit  de  famille,  qui  vient 
consacrer  ces  choix  de  la  raison,  —  la  tendresse  des  parens  pour  les 
enfans,  le  respect  et  l'amour  des  enfans  pour  leurs  parens,  —  sont 
communs  aux  Juifs  et  aux  Français.  La  noble  habitude  de  s'entr'ai- 
der,  si  étrangère  aux  races  germaniques,  qui  laissent  à  l'individu  le 
soin  de  se  tirer  d'affaire  et  de  se  conquérir  une  place  au  soleil,  la 
prudence  et  le  goût  de  l'épargne,  le  désir  de  paraître,  la  parole 
facile,  mille  autres  qualités  qu'on  trouverait  à  la  réflexion,  ne  se 
rencontrent  nulle  part  au  même  degré  que  chez  le  Français  et  l'Is- 
raélite. Ce  n'est  poiiit  l'effet  du  hasard  si  Henri  Heine  et  Meyerbeer 
se  sont  si  vite  acclimatés  de  ce  côté-ci  du  Rhin,  et  ont  été  en  Alle- 
magne comme  des  représentans  intellectuels  de  la  France. 

Riches  et  en  possession  de  la  culture  intellectuelle  du  temps,  les 
Juifs  de  Berlin  essayèrent  de  se  rapprocher  de  la  société,  et  comme 
ils  rencontraient  encore  dans  la  bourgeoisie  des  préjugés  que  ne 
partageait  plus  l'aristocratie,  élevée  dans  les  idées  des  encyclopé- 
distes français  et  philosophant  comme  eux,  c'est  vers  la  haute  no- 
blesse qu'ils  tournèrent  leurs  regards.  Elle  ne  se  fit  pas  prier.  Les 
jeunes  gens,  qui  ne  trouvaient  dans  la  maison  paternelle  que  le  cé- 
rémonial et  l'ennui  qu'engendre  infailliblement  la  vie  des  femmes 
aisées  quand  elles  n'ont  point  cultivé  leur  esprit  et  qu'elles  se  refu- 
sent à  combler  ce  vide  par  un  peu  de  coquetterie,  —  les  jeunes  gens 
se  réfugiaient  volontiers  auprès  des  belles  et  aimables  Juives  dont 
les  riches  parens  avaient  singulièrement  soigné  l'éducation  intellec- 
tuelle. Ils  y  trouvaient  tout  ce  qui  pouvait  les  retenir  :  un  grand  luxe 
inconnu  à  la  maison  protestante,  de  l'élégance,  beaucoup  d'esprit 
naturel,  et  surtout  une  grande  liberté,  car  les  hôtes  ne  marchan- 
daient pas  ti'op  leur  indulgence  à  qui  consentait  à  oublier  leur  ori- 
gine. La  noblesse  de  ce  temps,  —  celle  de  Prusse  aussi  bien  que 
celle  de  France,  —  était  d'ailleurs  toute  pénétrée  et  comme  enivrée 
des  idées  libérales  qui  étaient  alors  dans  l'air,  et  les  hommes  de 
naissance  n'eussent  eu  garde  de  déserter  ces  salons  juifs  où  ils  ren- 
contraient non-seulement  des  femmes  jeunes,  jolies  et  d'un  esprit 
moderne,  mais  encore  une  absence  totale  de  préjugés,  chose  bien 
naturelle  chez  des  émancipés  d'hier,  sans  passé  ni  tradition  dans 
une  société  dont  ils  ignoraient  les  lois  et  les  principes.  La  noblesse 
d'ailleurs,  si  elle  conservait  encore  quelque  prévention,  se  sentait 
trop  distante  de  c^,  monde  parvenu  pour  en  craindre  le  contact 
comme  eût  pu  faire  la  bourgeoisie,  et  peu  à  peu  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  distingué  à  Berlin  y  fut  entraîné  :  après  les  diplomates,  qui 
rompirent  la  glace,  les  gentilshommes  de  la  Marche,  enfin  la  fa- 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  29 


àbO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mille  royale  elle-même  par  deux  de  ses  membres  les  plus  brillans. 

Si  la  bourgeoisie  se  tenait  à  distance  de  cette  société  imbue  des 
principes  modernes,  il  n'en  était  pas  ainsi  des  hommes  de  lettres  et 
des  savans.  La  capitale  prussienne  n'avait  pas  encore  son  univer- 
sité, mais  elle  était  déjà  le  siège  d'une  académie  célèbre.  Depuis  que 
Lessing  y  avait  publié,  avec  Moïse  Mendelssohn,  les  fameuses  Let- 
ires  sur  la  liltcrature  (1757),  les  écrivains  de  l'Allemagne  entière 
y  affluaient,  apportant  avec  eux  cette  manière  de  voir,  — dirai-je 
idéale  ou  libre? —  qui  est  propre  à  la  période  classique  de  la  littéra- 
ture allemande,  et  qui  ne  tient  nul  compte  de  la  morale  de  conven- 
tion, parce  qu'elle  place  hardiment  l'instinct  et  le  génie  au-dessus 
des  formes  et  des  lois  sociales.  Les  hommes 'de  lettres,  pauvres 
pour  la  plupart,  appréciaient  au  moins  autant  que  les  hommes  de 
noblesse,  et  pour  les  mêmes  motifs,  ce  terrain  neutre  où  ils  pou- 
vaient oublier  la  rcs  angusta  domi  sans  l'échanger  contre  le  triste 
plaisir  de  la  tabagie  ou  de  la  taverne.  Le  haut  commerce  chrétien 
en  effet,  peu  nombreux  d'ailleurs,  se  plaisait  encore,  à  la  façon  alle- 
mande, dans  la  simplicité  du  ménage  bourgeois;  la  classe  moyenne 
instruite  n'existait  guère  ou  se  formait  à  peine;  le  fonctionnaire 
mourait  de  faim  ou  était  devenu  une  pure  machine  de  travail,  à 
moins  qu'il  n'appartînt  à  la  haute  noblesse,  auquel  cas  il  vivait 
strictement  séparé  de  ses  collf'gues  roturiers.  Nicolaï  seul,  l'ami  de 
Moïse  Mendelssohn  et  de  Lessing,  qui  de  libraire  était  devenu  au- 
teur et  jouissait  d'une  fortune  considérable,  recevait  parfois  les  sa- 
vans; mais  il  n'aurait  point  réussi,  quand  même  il  l'aurait  voulu,  à 
fixer  chez  lui  la  noblesse  instruite  et  dilettante.  La  cour,  avant  1786, 
était  triste;  Frédéric  II  ne  se  montrait  guère  en  dehors  de  son  cher 
Sans-Souci,  et  la  reine  vivait  séparée  k  Schônhausen.  Les  choses 
changèrent  peu,  du  moins  aux  yeux  du  public,  à  l'avènement  de 
Frédéric-Guillaume  II.  Le  neveu  du  roi  philosophe  s'enfermait  dans 
son  «  sérail  de  Potsdam,  »  entouré  de  ses  maîtresses,  de  ses  rose- 
croix,  de  ses  piétistes  et  de  ses  favoris  sans  esprit,  sans  conviction 
et  sans  savoir,  il  ne  s'occupait  point  de  la  société  de  sa  bonne  ville. 
Le  relâchement  moral  de  la  nouvelle  cour  ne  fut  pourtant  pas  tout 
à  fait  sans  action  sur  la  noblesse  prussienne ,  déjà  préparée  par 
l'exemple  d'indifférence  religieuse  de  l'oncle.  Il  s'était  formé  ainsi, 
dans  les  dernières  années  du  siècle,  un  esprit  berlinois  tout  parti- 
culier, mêlé  de  judaïsme,  de  lumières,  comme  disaient  nos  aïeux,  et 
de  quelque  chose  comme  l'atticisme  français.  «  L'esprit  du  xv!!!*"  siè- 
cle, disait  Varnhagen,  le  règne  de  Frédéric  II,  le  sol  de  Berlin,  l'ac- 
tion de  Moïse  Mendelssohn  et  de  Lessing,  il  avait  fallu  tout  cela  pour 
produire  pareille  floraison.  » 

Le  premier  trait  d'union  de  ces  élémens  divers  avait  été  en  effet 
Moïse  Mendelssohn,  dont  le  caractère  a  fourni  plus  d'un  trait  au 


LA    SOCIÉTÉ    DE    EERLIN.  451 

type  de  la  tolérance  religieuse  du  xa'^tii^  siècle,  à  Nathan  le  SagCy 
de  Lessing.  Ce  philosophe  populaire,  qui  devait  émanciper  ses  co- 
religionnaires, et  qui  émancipa  du  même  coup  les  Allemands,  avait 
eu  des  commencemens  bien  difficiles.  Maladif,  contrefait,  pauvre, 
il  était  venu  à  l'âge  de  quatorze  ans  à  Berlin  (1743)  pour  y  suivre 
un  maître  adoré,  le  rabbin  Frânkel.  C'est  à  peine  s'il  put  vivre 
en  copiant  les  commentaires  du  Talmud,  et  plus  d'une  fois  il  fut 
obligé  de  marquer  son  pain  d'avance  à  l'endroit  où  il  fallait  s'arrê- 
ter, afin  de  s'assurer  quelque  chose  pour  le  lendemain.  Ajoutez  l'ex- 
clusivisme des  Juifs,  plus  grand  encore  que  celui  des  chrétiens.  On 
comprend  tout  le  courage  qu'il  fallut  à  Mendelssohn  pour  lire  et 
pour  écrire  des  livres  allemands,  quand  on  se  rappelle  qu'en  1756, 
peu  après  son  arrivée  à  Berlin,  la  communauté  juive  avait  expulsé 
de  la  ville  un  enfant  qui  avait  accepté  d'un  chrétien  la  commission  de 
porter  un  livre  allemand  d'une  rue  à  l'autre.  Je  ne  dirai  rien  ici 
de  l'œuvre  littéraire  de  Mendelssohn,  qui  répandit  en  Allemagne  le 
déisme  anglais;  je  ne  parlerai  pas  davantage  de  ce  qu'il  fit  pour  ses 
coreligionnaires;  Mirabeau  le  raconta  en  son  temps  à  la  France  dans 
son  écrit  sur  Moïse  Mendelssohn  et  la  réforme  des  Juifs.  Kant 
salua  la  Jérusalem  du  philosophe  populaire,  ce  premier  programme 
de  la  séparation  absolue  de  l'église  et  de  l'état,  comme  «  l'annonce 
d'une  grande  réforme  qui  ne  se  ferait  que  lentement,  mais  qui  em- 
brasserait toutes  les  religions.  »  C'est  ici  l'action  personnelle  de 
l'homme  plutôt  que  son  influence  littéraire  qui  nous  intéresse.  Il 
était  parvenu  à  l'aisance,  grâce  au  chef  d'une  famille  juive  qui, 
après  avoir  appris  à  l'estimer  comme  précepteur  de  ses  enfans, 
l'avait  associé  à  ses  affaires.  Il  s'était  marié  et  était  entouré  d'une 
famille  qui  l'adorait;  mais  sa  situation  était  loin  encore,  vers  1760, 
de  ce  qu'elle  devait  être  vingt  ou  vingt-cinq  ans  plus  tard.  Après 
avoir  mûrement  pesé  le  pour  et  le  contre  de  toutes  les  religions,  il 
était  resté  attaché  au  judaïsme,  qui  lui  sembla  la  moins  imparfaite, 
et  il  avait  fait  élever  ses  enfans  dans  cette  foi.  Ils  en  eurent  beau- 
coup à  souffrir  d'abord.  Les  préjugés  populaires  étaient  plus  forts 
encore  que  la  volonté  du  roi ,  qui  désirait  que  «  dans  ses  états 
chacun  pût  faire  son  salut  à  sa  façon.  » 

«  Ici,  dans  ce  soi-disant  pays  de  tolérance,  écrivait  alors  Mendelssohn, 
je  vis  tellement  resserré  par  l'intolérance  que,  pour  l'amour  de  mes  en- 
fans, je  suis  obligé  de  me  renfermer  toute  la  journée  dans  une  fabrique 
de  soie.  De  temps  en  temps  seulement  je  me  promène  le  soir  avec  ma 
famille.  —  Papa,  s'écrie  la  chère  innocence,  qu'est-ce  donc  que  nous 
crient  ces  gamins-là?  Pourquoi  nous  jettent-ils  des  pierres?  que  leur 
avons-nous  fait?  —  Oui,  cher  papa,  dit  l'autre,  ils  nous  poursuivent  tou- 
jours dans  les  rues  et  nous  insultent:  Juifs,  Juifs!  Est-ce  donc  une  si 


A 52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grande  honte  que  d'être  Juif?  —  Hélas!  je  baisse  les  yeux  et  je  soupire 
en  moi-même  :  Hommes,  hommes!  où  en  avez- vous  laissé  venir  les 
choses!  » 

Dans  sa  maison  modeste,  mais  hospitalière,  le  philosophe  pratique 
unissait  encore  d'une  façon  assez  étrange  les  traditions  patriarcales 
et  sévères  du  mosaïsme  à  l'esprit  d'émancipation  du  siècle.  Le  sab- 
bat y  était  observé  rigoureusement;  sa  femme  portait  le  bandeau 
de  velours  qui  doit  cacher  les  cheveux  de  l'épouse  israélite.  Il  ma- 
ria sa  fille  Dorothée  à  la  juive,  à  seize  ans,  et  sans  même  la  con- 
sulter. Il  ne  se  doutait  pas,  l'excellent  homme,  que  Dorothée,  aussi 
bien  que  sa  sœur  Henriette,  de  belles  intelligences  toutes  deux, 
mais  exaltées  et  rêveuses,  allaient  donner  un  jour  un  démenti  cruel 
à  ses  principes  d'éducation  en  devenant  de  pieuses  et  ferventes  ca- 
tholiques. La  maison  de  Mendelssohn,  malgré  sa  simplicité  et  sa 
sévérité,  n'était  pourtant  pas  fermée  aux  amis  des  lumières,  et  l'au- 
teur de  Sebaldus  ISothanker,  celui  que  Goethe  a  immortalisé  dans 
la  Nuit  de  Widpurgis  sous  le  nom  du  loroctophantasmiste ,  Nicolaï 
en  un  mot,  l'ami  intime  de  Moïse,  n'était  pas  le  seul  chrétien  qui 
y  fût  admis.  L'homme  qui  en  littérature  donna  au  déisme  français 
et  anglais  son  expression  allemande  forma  de  même  dans  la  société 
le  centre  du  mouvement  qui  se  faisait  en  faveur  de  la  philosophie 
du  sens  commun.  Aussi  était-il  mal  vu  des  anciens  orthodoxes, 
qui  gouvernaient  despotiquement  leur  maison  et  leur  paroisse  de 
derrière  la  grille  où  ils  trônaient  en  souverains,  et  qui  réprouvaient 
les  idées  modernes  aussi  énergiquement  que  la  parure,  le  théâtre 
et  les  autres  joies  mondaines.  Si  on  les  eût  écoutés,  il  aurait  fallu 
interdire  aux  filles  d'Israël  tout  contact  avec  les  chrétiens,  qui  ne 
pouvaient  que  les  détourner  de  l'esprit  de  famille,  traditionnel  dans 
la  nation  proscrite. 

Ce  n'était  pas  là  le  compte  de  ces  jeunes  femmes  qui,  nées  aux 
environs  de  1770,  avaient  déjà  profité  des  conquêtes  de  Mendelssohn 
en  recevant  une  éducation  plus  libre  et  plus  conforme  aux  tendances 
du  siècle.  Elles  aimaient  la  lecture,  et  les  romans  anglais  faisaient 
leurs  délices.  Elles  avaient  appris  le  français  sans  doute  parce  que 
leurs  pères  le  trouvaient  utile  pour  les  mieux  marier;  mais  elles  te- 
naient à  s'en  servir,  et  avec  qui  parler  français,  sinon  avec  les  jeunes 
gentilshommes  qui  revenaient  de  Paris?  Rien  de  plus  gênant  d'ailleurs 
que  d'être  écouté  lorsqu'on  cause  entre  jeunes  gens,  et  les  parens 
du  moins  n'entendaient  pas  le  français.  Aussi  «  tous  les  élégans  et 
les  jeunes  savans,  écrit  Schleiermacher  à  sa  sœur  (août  1798),  qui 
veulent  voir  la  bonne  compagnie  sans  s'imposer  trop  de  gêne  se  font 
introduire  dans  ces  grandes  maisons  juives,  où  l'on  accueille  avec 
empressement  tous  les  hommes  de  talent.  » 


LA    SOCIÉTÉ    BE    BERLIN.  453 

Parmi  ces  salons  juifs,  celui  du  banquier  Cohen  se  distinguait  par 
son  luxe  et  son  élégance.  On  y  jouait  la  comédie  française,  et 
M'"^  de  Genlis  surtout  s'y  était  fait  une  véritable  réputation  d'ac- 
trice. H  Que  voulez-vous  !  disait-elle  aux  personnes  étonnées  de  lui 
voir  un  art  aussi  consommé,  j'ai  joué  la  comédie  toute  ma  vie.  » 
C'était  pourtant  la  maison  du  conseiller  intime  Éphraïm,  où  les  offi- 
ciers nobles  et  les  gens  de  lettres  aimaient  le  plus  à  se  rencontrer. 
Un  de  ces  derniers,  doublé  d'un  mystique,  d'un  charlatan  et  d'un 
aventurier,  Leuchsenring,  —  le  Pater  Dr ey  de  Goethe  (1),  le  Frank 
d'Achim  d'Arnim,  —  s'y  plut  même  si  bien  qu'il  voulut  y  faire  son 
nid,  et  il  s'en  fallut  de  peu  qu'il  n'épousât  la  jolie  fille  du  vieil 
Israélite.  Le  mariage  manqua,  et  Leuchsenring  quitta  Berlin  pour 
aller  saluer  à  Paris  l'aurore  de  la  révolution.  Il  y  fut  suivi  et  gardé 
de  près  par  M"*"  de  Bielefeld,  autre  victime  de  ce  Cagliostro  germa- 
nique. On  dit  qu'elle  lui  prépara  dans  la  grande  ville  et  se  prépara 
à  elle-même  un  long  enfer  avec  d'étranges  alternatives  d'amour 
et  de  haine.  Quant  à  la  jolie  et  opulente  Adèle  Cohen ,  qui  avait 
échappé  à  Leuchsenring,  elle  se  maria  bientôt  après  avec  un  grand 
seigneur  prussien.  Elle  ne  fut  pas  la  seule  de  ses  coreligionnaires 
à  faire  un  brillant  mariage.  Le  banquier  Meyer,  dont  la  maison  riva- 
lisait en  richesse  et  en  gaîté  avec  celles  d'Ephraïm  et  de  Cohen, 
avait  deux  filles  dont  le  sort  devait  éclipser  de  beaucoup  celui  de 
leur  petite  amie,  car  elles  étaient  appelées  à  tenir  le  sceptre  de  la 
société  élégante  dans  deux  grandes  capitales,  à  Berlin  d'abord, 
à  Vienne  ensuite.  Belles,  aimables,  distinguées  toutes  les  deux, 
elles  avaient  été  courtisées  beaucoup  dès  leur  première  jeunesse. 
Lessing,  dit-on,  et  Herder  avaient  essayé  de  plaire  à  Sarah  (née  en 
1760);  Goethe  la  trouvait  charmante,  et,  bien  qu'elle  manquât  un 
peu  d'esprit,  s'il  faut  en  croire  les  méchantes  langues,  il  correspon- 
dait avec  elle  assez  activement.  M""'  de  Genlis,  qui  donnait  des  le- 
çons de  français  à  Berlin,  —  car  la  marquise  de  Sillery,  ne  pouvant 
utiliser  ses  talens  de  comédienne,  se  résigna  noblement  à  ce  dur 
gagne-pain,  —  M'"*  de  Genlis  l'adorait,  et  le  vieux  prince  de  Ligne, 
ce  type  accompli  du  gentilhomme  philosophe  au  xviii*  siècle,  en 
était  vivement  épris.  Après  avoir  goûté,  —  pendant  bien  peu  de 
temps,  il  faut  le  dire,  —  d'un  triste  mariage  de  convention,  la  belle 
Sarah  se  convertit  au  christianisme,  revint  à  l'Ancien-Testament, 
et  finit  par  épouser  un  gentilhomme  livonien.  La  maison  de  la 
baronne  de  Grotthuiss  devint  une  des  plus  brillantes  de  Berlin. 
Bonne,  excellente  même,  malgré  une  vanité  qui  paraît  avoir  touché 

(1)  Outre  cette  pochade  satirique,  Goetlie  a  laissé  un  portrait  moins  fantaisiste  de 
riiomme  à  la  cassette  mystérieuse  dans  ses  Mémoires,  livre  XIII.  Nous  y  apprenons 
qu'il  colportait  entre  autres  choses  dans  cette  célèbre  cassette  des  lettres  intimes  de  Julie 
Bondelli,  l'amie  de  Jean-Jacques  Rousseau. 


454  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  folie,  et  en  dépit  d'une  coquetterie  assez  innocente,  mais  très 
marquée,  elle  était  néanmoins  plus  admirée  qu'aimée.  Elle  eut  des 
amis  cependant,  car  que  ne  pardonne-t-on  pas  à  une  femme  belle, 
gracieuse,  riche,  lorsqu'elle  a  un  grand  fonds  de  bonté  et  qu'elle  dé- 
sire plaire?  Rahel,  qui  ne  savait  supporter  les  personnes  qu'elle  ne 
pouvait  estimer,  lui  resta  toujours  dévouée  tout  en  la  jugeant  par- 
faitement, car  elle  la  place  en  tête  de  la  fameuse  liste  des  «  quatre 
personnes  les  plus  vaines  »  qu'elle  ait  connues.  Les  autres  étaient  le 
docteur  Bôhm,  le  major  Gualtieri,  le  plus  aimable  des  sceptiques, 
et  un  émigré  français,  le  comte  Tilly,  qui  jouait  un  rôle  mar- 
quant dans  les  salons  de  Berlin  et  qui  devait  finir  comme  Gualtieri 
d'une  façon  tragique.  La  vanité  de  M'"*  de  Grotthuiss  avait  quelque 
chose  de  naïf;  «  elle  s'en  faisait  accroire  à  elle-même,  nous  dit 
Rahel,  et  se  rendait  à  elle-même  des  visites  de  congratulation... 
Elle  s'attribuait  simplement  tous  les  avantages  et  en  était  heureuse 
sans  autre  façon.  Elle  n'avait  un  peu  de  chagrin  que  si  elle  s'aper- 
cevait par  hasard  que  quelqu'un  pourrait  bien  la  juger  autrement 
qu'elle  ne  se  jugeait  elle-même.  Pourtant,  comme  cela  ne  la  trouble 
guère  dans  la  bonne  opinion  qu'elle  a  d'elle-même,  dans  le  grand 
et  comfortable  mensonge  où  elle  s'est  casée,  elle  y  voit  seulement 
une  impertinence  qu'il  faut  relever,  comme  tout  autre  désordre 
s'introduisant  dans  la  société,  mais  une  impertinence  qui  ne  la 
touche  guère  personnellement.  » 

Plus  belle  et  plus  attrayante  encore  que  M""^  de  Grotthuiss,  sa  sœur 
cadette,  Marianne,  semble  avoir  racheté  par  une  intelligence  plus 
vive  ce  qu'elle  avait  de  moins  que  sa  sœur  en  bonhomie  et  en  co- 
quetterie instinctive.  D'une  beauté  moins  junonienne,  elle  avait  plus 
d'aisance  et  de  désinvolture  que  Sarah.  Au  fond  tout  aussi  préten- 
tieuse que  M'"^  de  Grotthuiss,  elle  laissait  moins  voir  ses  préten- 
tions, précisément  parce  qu'elle  était  plus  intelligente.  Froide  et 
calculée,  elle  savait  jouir  du  présent,  non  en  étourdie,  mais  avec  un 
dessein  prémédité,  comptant  comme  bonne  prise  tout  ce  qu'elle 
pouvait  atteindre  de  jouissance,  et  sans  se  soucier  de  l'avenir. 
«  Après  moi  le  déluge  !  »  avait-elle  coutume  de  dire,  et  «  sa  belle 
bouche,  son  esprit  enjoué,  dit  Varnhagen  donnaient  à  ce  mot  si  dur 
une  grâce  qui  vous  aurait  fait  y  souscrire  momentanément.  »  Les 
personnes  sans  jugement,  comme  Henriette  Herz,  ne  virent  en  tout 
cela  que  de  l'étourderie;  Varnhagen  et  Rahel  la  pénétraient  mieux 
et  ne  se  laissèrent  tromper  ni  par  sa  grâce  ni  par  sa  vivacité.  Elle 
avait  en  effet  une  volonté  très  décidée  et  très  précoce  lorsqu'il  s'a- 
gissait de  ses  intérêts.  A  l'âge  de  quinze  ans,  et  à  l'insu  de  ses  pa- 
rons, elle  se  convertit  au  christianisme  pour  se  rendre  plus  facile 
l'entrée  dans  les  grandes  familles  aristocratiques  où  elle  bridait  de 
pénétrer.  Il  fallait  cependant  que  cette  naïveté  de  franc  égoïsme, 


LA    SOCIÉTÉ    DE    BERLIN.  /l55 

comme  il  arrive  souvent  lorsqu'il  se  rencontre  chez  une  femme 
jeune  et  très  belle,  fût  étrangement  séduisante  pour  les  hommes. 
Goethe,  qui  approchait  de  la  cinquantaine  lorsqu'il  la  connut  (1797), 
la  trouva  singulièrement  aimable,  et  ne  cacha  pas  le  goût  très  vif 
qu'elle  lui  inspirait.  Treize  ans  plus  tard,  aux  eaux  de  Tôplitz,  Fr. 
de  Gentz  se  plaint  encore  que  le  poète  n'a  d'yeux  absolument  que 
pour  la  belle  Marianne,  «  la  seule  avec  laquelle  il  aime  réellement  à 
se  trouver.  »  Il  faut  dire  que  Goethe  avait  toujours  eu  un  goût  par- 
ticulier pour  ces  charmantes  natures  à  la  française,  dont  le  bon 
sens  choquait  ses  compatriotes  bourgeois  comme  un  défaut  de  poé- 
sie, dont  la  gracieuse  coquetterie  prenait  à  leurs  yeux  les  propor- 
tions d'un  manque  de  pudeur.  Les  étrangers  et  les  hommes  du 
grand  monde  ne  la  jugeaient  point  si  sévèrement.  Le  corps  diplo- 
matique de  Berlin  semblait  se  la  disputer  :  l'ambassadeur  de  l'élec- 
teur de  Saxe,  le  comte  Gessler,  s'éprit  fortement  d'elle,  et,  sans  sa 
prévention  indestructible  contre  la  juiverie^  l'eût  certainement 
épousée.  Le  comte  Christian  de  BernstorfF,  alors  attaché  à  la  légation 
danoise  de  Berlin,  plus  tard  ministre  de  Prusse,  en  était  amoureux 
fou.  Il  fallut  l'opposition  formelle  de  son  père  pour  qu'il  renonçât  à 
son  projet  de  mariage,  et  à  peine  le  vieux  comte  eut-il  fermé  les 
yeux  que  l'amoureux  accourut  offrir  sa  main  à  la  belle  Marianne  : 
trop  tard,  hélas  !  car  il  arriva  le  jour  même  de  ses  noces  avec  un 
autre  diplomate,  plus  mûr  celui-là,  et  qui  n'était  autre  que  le  prince 
de  Beuss,  de  la  maison  souveraine  de  Beuss,  alors  ambassadeur 
d'Autriche  à  la  cour  de  Berlin.  Le  fait  est  qu'elle  lui  était  déjà  pro- 
mise, d'autres  disent  mariée  secrètement,  depuis  plusieurs  années. 
Le  prince  ne  vécut  guère,  et  en  1799  sa  veuve  morganatique, 
M'"*  d'Eybenberg,  —  c'est  le  nom  que  la  famille  de  Beuss  avait  im- 
posé à  l'épouse,  —  quitta  Berlin  pour  s'installer  à  Vienne,  non 
pourtant  sans  revenir  souvent  dans  sa  ville  natale.  Elle  s'était  liée 
avec  les  plus  grandes  dames  des  deux  cours,  et  la  jolie  Juive  trai- 
tait avec  les  princesses  de  Courlande  et  les  familles  de  Ligne  et 
Clary  sur  un  pied  parfait  d'égalité.  Sa  conversation  vive  et  enjouée 
était  fort  prisée,  et  on  goûtait  particulièrement  ses  portraits  à  la 
Célimène  qu'elle  ne  craignait  même  pas  de  confier  au  papier,  à  la 
grande  terreur  de  ses  amis.  On  dit  que  la  moins  charmante  de  ces 
ébauches  à  la  plume  ne  fut  point  la  silhouette  qu'à  la  demande  et 
sur  une  sorte  de  défi  de  M'"^  de  Staël  elle  traça  d'elle-même.  Bes- 
semblait-t-elle  à  l'original?  Ce  n'est  guère  probable,  si  Varnhagen, 
qui  la  connut  après  léna,  alors  qu'elle  approchait  déjà  de  la  qua- 
rantaine, juge  bien  l'aimable  épicurienne  dont  «  l'ennui  était  amu- 
sant, dont  l'égoïsme  plaisait.  » 

Elle  ne  consentit  jamais  à  devenir  auteur  malgré  toutes  les  in- 
stances de  ses  amis  littéraires  et  malgré  l'exemple  de  sa  sœur  aînée, 


i56  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qui  avait  écrit  des  nouvelles,  des  drames,  des  articles  de  morale  et 
même  de  politique,  la  plupart  du  temps  en  français,  et  qui  avait 
rencontré  beaucoup  d'approbation ,  comme  il  arrive  quand  une 
grande  dame  daigne  mettre  sur  le  papier  quelques  essais  qu'on  ne 
pardonnerait  pas  à  mi  débutant  à  la  veille  de  forcer  l'entrée  de  la 
carrière  littéraire.  Les  sœurs  ne  restèrent  pas  toujours  dans  la  si- 
tuation brillante  où  nous  les  avons  vues  d'abord.  M'"*  de  Grotthuiss 
sut  encore  se  caser  dans  une  honnête  médiocrité  quand  la  guerre 
eut  ruiné  son  mari.  La  veuve  du  prince  de  Reuss,  vivant  toujours 
dans  le  présent,  fut  prise  à  l'improviste  par  la  perte  totale  de  sa 
fortune  après  Austerlitz.  La  belle  parvenue,  élevée  dans  le  luxe  et 
habituée  au  plus  grand  monde,  allait  connaître,  avant  de  mou- 
rir assez  jeune  encore  (en  181^),  la  pauvreté  et  l'abandon  qu'elle 
entraîne.  L'aimable  égoïste  regretta-t-elle  de  n'avoir  pas  fait  son 
nid  d'avance?  Il  est  certain  que  ses  dernières  années  furent  assom- 
bries par  un  pessimisme  un  peu  chagrin,  triste  consolation  des  in- 
telligences vives  et  pénétrantes  qui  ne  se  laissent  point  imposer  par 
les  apparences  de  la  comédie  humaine,  mais  qui  ne  savent  pas  da- 
vantage deviner  ou  se  créer  par  l'imagination  un  monde  idéal  où 
elles  puissent  oublier  la  réalité  et  ses  misères. 

Presque  en  même  temps  que  M'"^  de  Grotthuiss  et  M'""  d'Eyben- 
berg,  deux  autres  jeunes  Juives,  les  fdles  du  riche  banquier  Itzig, 
de  Berlin,  avaient  quitté  les  bords  de  la  Sprée  pour  ceux  du  Da- 
nube, après  avoir  fait,  elles  aussi,  de  brillans  mariages  dans  la  no- 
blesse. On  le  voit,  l'esprit  de  tolérance  de  Frédéric  II  portait  ses 
fruits,  et  le  mariage  mixte,  naguère  encore  inoui  à  Berlin,  devint 
un  fait  assez  commun  dans  les  dernières  années  du  siècle,  au  moins 
dans  la  noblesse  prussienne,  alors  plus  libre  de  préjugés  que  la 
bourgeoisie.  Les  choses  ont  bien  changé  depuis;  c'est  aujourd'hui 
la  classe  moyenne,  toute  pénétrée  de  l'esprit  d'indifférence  reli- 
gieuse prêché  et  pratiqué  par  les  écrivains  classiques,  qui  a  re- 
noncé cà  ses  préventions,  tandis  que  l'aristocratie,  tristement  dé- 
voyée du  noble  chemin  où  elle  s'était  engagée  de  1808  à  1815,  est 
revenue  à  toutes  ses  préventions  de  caste  et  de  race.  C'est  à  dessehi 
que  j'emploie  ces  mots,  car  les  préventions,  il  faut  le  dire,  reposent 
uniquement  sur  l'antipathie  de  race  et  de  caste;  l'intolérance  reli- 
gieuse y  entre  pour  bien  peu.  Le  Juif  est  un  parvenu  aux  yeux  du 
hobereau  allemand;  il  est  l'étranger  pour  le  bourgeois.  Rien  n'est 
tenace  comme  ces  antipathies  nationales.  Si  la  France  a  pu  les  dé- 
raciner comparativement  vite,  c'est  que  l'Israélite  ne  se  trouvait  et 
ne  se  trouve  chez  elle  qu'à  l'état  d'infime  minorité.  En  Allemagne 
au  contraire,  comme  en  Hollande  et  en  Pologne,  il  a  été  longtemps 
dans  la  situation  et  presque  dans  la  proportion  numérique  du  métis 
d'Amérique,  et  le  préjugé  qui  le  frappait  était  de  la  même  nature 


LA   SOCIÉTÉ   DE    BERLIN.  '  /l57 

que  celui  qui  frappe,  au-delà  des  mers,  l'homme  de  sang  mêlé. 
Aussi  la  conversion  ne  changeait-elle  absolument  rien  à  ces  rap- 
ports. Le  préjugé  n'a  pas  disparu  encore  sans  doute,  mais  il  tend 
à  disparaître,  et  le  mariage  mixte,  rare  en  France,  devient  un  fait 
quotidien  en  Allemagne.  Or  il  ne  faut  pas  l'oublier,  ce  n'est  point 
l'admission  dans  les  salons,  ce  n'est  pas  l'accès  ouvert  aux  dignités 
de  l'état  qui  effacent  les  barrières  invisibles  entre  les  races  comme 
entre  les  castes  :  c'est  le  mariage.  Le  plébéien  romain  eut  raison  de 
ne  se  croire  vraiment  l'égal  du  patricien  que  le  jour  où  il  eut  en- 
levé la  dernière  de  ses  conquêtes,  le  connuhimn. 

Quoi  qu'il  en  soit  aujourd'hui  de  ces  relations  entre  Juifs  et  chré- 
tiens, à  l'époque  dont  je  parle,  les  filles  d'Israël  ne  semblent  pas 
avoir  eu  trop  de  difficulté  à  pénétrer  dans  la  noblesse  brandebour- 
geoise.  Le  père  Itzig  du  moins,  qui  n'était  à  son  arrivée  à  Berlin 
qu'un  petit  prêteur  sur  gages,  n'eut  pas  de  peine  à  bien  établir  dans 
le  monde  ses  douze  enfans,  dont  chacun  pouvait  compter  sur  une 
fortune  considérable,  et  qui  tous  avaient  reçu  une  éducation  aussi 
brillante  que  solide.  Sa  fille  cadette,  Cécile,  devenue  baronne  d'Es- 
keles,  fut  un  peu  efiacée  h  Berlin  par  son  aînée,  la  belle  Fanny  d'Arn- 
stein,  qui  à  son  tour  se  sentit  un  moment  éclipsée  par  M'"*"  d'Eyben- 
berg,  cïont  elle  ne  manqua  pas  d'être  fort  jalouse.  Bientôt,  «  quand 
la  bise  fut  venue,  »  la  grande  et  belle  Fanny  prit  sa  revanche  sur  sa 
gracieuse  et  insouciante  rivale.  Parlant  les  langues  modernes  avec 
facilité  et  élégance,  vive,  intelligente,  apportant  de  Berlin  la  liberté 
d'esprit  que  Frédéric  II  et  Lessing  y  avaient  acclimatée,  elle  fit,  pour 
parler  avec  Varnhagen,  de  son  salon  à  Vienne  «  un  poste  de  mis- 
sion »  de  l'esprit  nouveau  et  de  l'esprit  berlinois.  Le  prince  Charles 
de  Lichteustein  vit  la  belle  Prussienne  et  lui  offrit  sa  main,  son  titre 
et  sa  fortune  colossale,  —  la  baronne  d'Arnstein  était  devenue  veuve 
tout  récemment.  Elle  refusa  cette  offre  accompagnée  du  désir  im- 
périeux de  la  voir  se  convertir.  Les  choses  n'en  restèrent  malheu- 
reusement pas  là,  et  cet  amour  du  prince  souverain  entraîna  une 
terrible  catastrophe.  Un  chanoine  laïque,  le  baron  de  Weichs,  qui 
rivalisait  avec  le  prince,  le  provoqua  et  le  tua  en  duel.  La  capi- 
tale de  l'Autriche  témoigna  en  cette  occasion  toute  sa  sympathie  et 
toute  son  estime  à  celle  qui  avait  été  la  cause  involontaire  du 
malheur.  Quant  à  elle-même,  elle  conserva  longtemps  le  souvenir 
de  cet  amour,  auquel  elle  n'avait  point  voulu  sacrifier  la  religion 
de  ses  pères.  Désormais ,  à  chaque  anniversaire  de  la  mort  du 
prince,  elle  s'enferma  dans  l'obscurité  et  la  solitude  pour  prier. 
Elle  ne  vécut  plus,  à  partir  de  ce  jour,  que  pour  sa  fille  et  pour  la 
charité  :  c'est  ainsi  que  nous  la  retrouverons  en  181 3.  Pour  le  mo- 
ment, —  nous  sommes  encore  au  xviii^  siècle,  —  Berlin  se  consolait  • 
du  départ  de  la  baronne  dans  les  salons  de  sa  sœur  aînée,  M'"*  Sarah 


hbS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lévy  (née  en  1763),  qui,  après  la  mort  de  son  père  Itzig  et  jusqu'a- 
près léna,  continua  de  tenir  maison  ouverte  pour  la  noblesse  et  les 
beaux  esprits  de  la  Marche.  Pourtant  c'était  là  une  maison  plus 
française  encore  qu'allemande;  on  n'y  parlait  que  la  langue  de  Vol- 
taire; l'éducation  y  avait  été  faite  par  un  précepteur  français,  la 
plupart  des  hôtes  étaient  Français.  Mirabeau  y  était  venu  assidû- 
ment autrefois;  aujourd'hui  le  comte  de  Tilly  et  les  autres  émigrés 
y  passaient  leur  vie,  M""'  de  Genlis  et  M'""  de  Staël  y  paraissaient 
souvent.  Revenons  donc  au  monde  allemand,  et  avant  d'arriver  chez 
Rahel  Lévin,  qui  fut  vraiment  le  soleil  de  cette  constellation  et  l'âme 
de  Berlin,  entrons  dans  une  autre  maison  juive,  plus  modeste  que 
les  palais  opulens  des  Itzig,  des  Ephraïm,  des  Cohen  et  des  Meyer, 
mais  où  nous  trouverons,  à  défaut  de  grands  seigneurs,  des  noms 
qui  ont  profondément  marqué  dans  l'histoire  de  l'esprit  allemand, 
et  qui  ne  seront  jamais  oubliés.  Rahel  sut  tout  réunir  et  concilier  : 
chez  elle,  nous  rencontrerons  des  hommes  de  guerre  et  des  diplo- 
mates, des  artistes  et  des  savans;  elle  se  souciait  peu  du  rang,  du 
titre,  de  la  renommée  de  ses  hôtes  et  de  ses  amis  :  elle  ne  prisait 
que  l'originalité  et  le  naturel,  le  reste  lui  importait  peu.  Aussi  sera-ce 
chez  elle  que  nous  pourrons  étudier  le  mieux  toutes  les  curieuses 
figures  d'hommes  qui  composaient  la  haute  société  de  Berlin  de 
1789  à  1815  ;  mais  pour  voir  en  déshabillé  les  penseurs  et  les 
poètes  du  temps,  ce  n'est  pas  chez  elle  qu'il  faut  aller  d'abord, 
c'est  chez  sa  coreligionnaire  et  sa  rivale,  Henriette  Herz.  Nous  y 
trouverons  G.  de  Humboldt  et  Schleiermacher,  Jean-Paul  et  le 
jeune  Louis  Borne,  plus  tard  encore  Chamisso,  rassemblés  autour 
de  la  belle  et  froide  idole  qu'on  a  coutume  d'appeler  la  Récamier 
allemande. 

II. 

Henriette  Ilerz  (née  à  Berlin  en  1764)  avait  été  élevée  d'après  les 
plus  strictes  traditions  mosaïques.  Son  père,  le  docteur  de  Lémos, 
dont  la  famille  était  d'origine  portugaise,  avait  épousé  une  Juive 
française,  et  le  ménage  Lémos  était  un  ménage  modèle,  chose  qui 
n'est  point  rare  parmi  les  Israélites.  Les  deux  époux,  qui  rivalisaient 
d'orthodoxie  et  de  rigorisme  religieux,  y  joignaient  de  grandes  ver- 
tus patriarcales,  et  leur  affection  réciproque,  sincère  et  profonde,  en 
avait  pris  je  ne  sais  quelle  teinte  sévère.  Ce  puritanisme  n'excluait 
cependant  pas  le  soin  des  formes  extérieures ,  ni  le  souci  d'une  cul- 
ture intellectuelle  assez  analogue  à  celle  qui  distinguait  la  famille 
Mendelssohn.  Comme  il  est  d'usage  dans  les  familles  portugaises  qui 
forment  une  aristocratie  de  sang  parmi  les  Israélites,  o]î  y  apprenait 
surtout  les  langues  étrangères,  et  Henriette  devait  tirer  un  jour 


LA    SOCIÉTÉ    DE    EERLIN.  A59 

gloire  et  profit  même  de  cette  instruction  de  linguiste.  Un  petit 
vieillard  français,  du  genre  de  ceux  que  la  gallomanie  de  Frédéric 
avait  en  si  grand  nombre  attirés  à  Berlin ,  lui  enseignait  en  même 
temps  le  menuet,  afin  que  rien  ne  manquât  à  ses  talens  de  société. 
Sans  doute  le  théâtre  d'amateurs  qui  égayait  les  maisons  Cohen  et 
Itzig  lui  était  interdit;  mais,  à  la  façon  du  temps,  on  la  laissa  libre 
de  lire  les  comédies  qu'on  lui  défendait  de  jouer,  et  il  va  sans  dire 
qu'elle  lut  du  même  coup  tous  les  romans  dont  elle  pouvait  s'em- 
parer, surtout  les  romans  à  grands  sentimens  si  fort  à  la  mode  à 
cette  époque.  De  bonne  heure,  elle  attira  l'attention  de  tous  par  sa 
beauté  extraordinaire,  et  elle  se  rappelait  encore  avec  complaisance, 
dans  son  extrême  vieillesse ,  d'avoir  été  tout  enfant  remarquée  et 
caressée  par  mesdames  les  princesses  royales,  sœurs  de  Frédéric  II; 
ce  fut  à  l'occasion  de  la  fête  Israélite  des  tabernacles  que  la  cour 
avait  voulu  voir,  et  où  la  petite  Henriette  apparut  ravissante  dans  un 
gracieux  costume  blanc.  Si  elle  se  rappela  toujours  cet  incident, 
elle  n'oublia  pas  davantage  les  complimens  que  lui  adressaient  déjà 
les  officiers  de  la  garde  royale. 

A  l'âge  de  douze  ans  et  demi,  elle  fut  fiancée  au  docteur  Marcus 
Herz,  soit  que  le  père  connût  personnellement  ce  confrère  très  dis- 
tingué et  crût  assurer  ainsi  le  bonheur  de  son  enfant,  soit  qu'il  se 
servît  d'un  scliatchîn  ou  courtier  conjugal,  comme  les  familles 
Israélites  avaient  coutume  de  le  faire  dans  ces  circonstances.  Les 
années  d'attente  durent  naturellement  être  plus  longues  qu'elles  ne 
le  sont  d'habitude  chez  les  Juifs,  qui  ont  l'usage  français  de  faire 
suivre  d'assez  près  les  fiançailles  par  les  noces.  Toutefois,  dès  que 
Henriette  eut  atteint  l'âge  de  quinze  ans,  le  mariage  eut  lieu.  On 
a  encore  d'elle  un  portrait  de  ce  temps,  dû  au  pinceau  de  Dorothée 
Therbusch  et  qui  la  représente  en  Hébé  :  on  le  dit  ravissant.  Le  cé- 
lèbre Schadovv,  un  des  habitués  de  son  salon  et  même  un  de  ses  in- 
times, a  laissé  d'elle  un  buste  remarquable  qui  la  montre  à  l'âge  de 
vingt  ans,  et  j'ai  sous  les  yeux  une  gravure  excellente  du  portrait 
qu'Antoine  Graff  fit  d'elle  en  1794,  c'est-à-dire  au  moment  de  sa 
plus  grande  beauté,  à  trente  ans.  Il  est  vraiment  difficile  de  se 
figurer  un  visage  plus  complètement  beau.  La  tête,  un  peu  petite, 
comme  celle  des  statues  antiques,  est  légèrement  agrandie  par  une 
chevelure  abondante,  retenue,  selon  la  mode  du  temps,  par  un 
simple  ruban,  un  peu  au-dessus  d'un  front  pur,  rond,  mais  qui 
manque  peut-être  de  largeur.  La  figure  ovale,  la  bouche  extrême- 
ment petite,  pleine  et  fine  à  la  fois,  le  nez  absolument  grec,  sont 
comme  illuminés  par  des  yeux  de  la  forme  la  plus  pure,  plus  lumi- 
neux encore  que  profonds.  Le  fichu  à  la  Marie- Antoinette,  —  les 
femmes  allemandes  n'avaient  pas  encore  échangé  la  belle  mode 
nationale  dont  parle  Tacite  contre  la  cravate  lourde  et  mascuhne 


llQO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'aujourd'hui,  —  le  fichu  laisse  voir  la  naissance  d'une  riche  poi- 
trine, et  l'attache  nette  et  gracieuse  d'un  cou  rond  et  dégagé.  On 
devine  sa  haute  taille,  —  elle  était  aussi  grande  que  la  reine  Louise 
elle-même,  —  et  cette  taille  achevait  certainement  de  donner  h  sa 
personne  le  cachet  de  majesté  qui  imposait  si  fort  aux  admirateurs 
de  la  Muse  tragique,  comme  on  l'appelait  à  Berlin.  Cet  air  de  gran- 
deur ne  fut  toutefois  pas  assez  prononcé  pour  qu'on  ne  s'éprît  pas 
très  humainement  de  la  belle  Circassienne ,  autre  surnom  que  lui 
avait  valu  la  blancheur  de  son  teint.  Depuis  Guillaume  de  Humboldt, 
qui  avait  six  ans  de  moins  qu'elle  et  qui  l'adorait  à  sa  façon,  c'est- 
à-dire  avec  une  sentimentalité  un  peu  voulue,  jusqu'à  l'ami  de 
trente-trois  ans  qui  demanda  sa  main  quand  elle  en  avait  vingt  de 
plus  (en  1817),  les  admirateurs  ne  lui  firent  jamais  défaut.  Le  beau 
Charles  de  La  Roche,  le  fils  de  l'amie  de  Wieland  et  l'oncle  de  Bet- 
tina,  —  Schleiermacher,  le  pasteur  romantique,  —  L.  Borne,  encore 
enfant,  beaucoup  d'autres  moins  connus,  gravitaient  dans  son  or- 
bite; mais  il  semble  qu'elle  ait  su  les  tenir  avec  une  rare  prudence, 
et  tout  en  leur  accordant  une  grande  intimité,  dans  les  limites  de 
l'amitié  la  plus  platonique. 

Le  docteur  Marcus  Herz,  qui  avait  plus  du  double  de  l'âge  de  sa 
femme,  ne  paraît  d'ailleurs  pas  s'être  beaucoup  préoccupé  de  ces 
incendies  qui  couvaient  sans  jamais  éclater.  C'était  un  disciple  dé- 
voué de  Kant,  et  il  avait  écrit  lui-même  des  travaux  philosophiques 
estimés.  Esprit  pénétrant,  clair,  froid  et  positif,  il  était  comme  un 
étranger  dans  ce  cercle  de  voyans  et  de  romantiques  qui  s'assem- 
blait autour  de  sa  jeune  épouse.  En  littérature,  il  en  était  resté  à 
Mendelssohn  et  Lessing.  Il  avait  été,  comme  ce  dernier,  fort  choqué 
de  Werther,  et  plus  encore  de  la  sensiblerie  rêveuse  que  ce  roman 
fit  éclater,  s'il  ne  la  créa  point.  On  comprend  que  les  excès  voulus,  les 
enthousiasmes  à  froid,  le  sensualisme  mystique  de  l'école  de  Frédé- 
ric Schlegel,  ne  trouvèrent  point  grâce  devant  cet  esprit  amoureux 
de  bon  sens.  Il  se  contenta  cependant  de  sourire,  paraît-il,  aux  ex- 
travagances de  la  liffue  de  vertu,  fondée  par  Henriette  et  qui  prélu- 
dait aux  folies  du  l'omantisme.  Le  jeune  Guillaume  de  Humboldt  y 
jouait  le  rôle  principal.  Je  ne  citerai  pas  tous  les  hommes,  les  uns 
âgés,  les  autres  haut  placés  déjà,  les  troisièmes  destinés  à  la  cé- 
lébrité, qui  appartenaient  à  cet  ordre,  où  l'on  se  tutoyait  tendre- 
ment, où  l'on  s'écrivait  de  longues  lettres  en  caractères  hébreux, 
où  l'on  échangeait  bagues  et  silhouettes,  où  l'on  se  proposait  «  le 
développement  moral  »  et  «  le  bonheur  par  l'alïection ,  »  —  mais 
sans  devoirs,  ((  car  l'alïection  ne  connaît  point  de  devoirs,  »  —  et  où 
l'on  supprimait  «  toutes  les  barrières  d'une  bienséance  purement 
conventionnelle.  »  Rahel,  on  la  reconnaît  bien  là,  refusa  de  faire  partie 
de  cette  franc-maconnerie  puérile.  Toute  jeune  qu'elle  était  alors, 


LA    SOCIÉTÉ   DE    BERLIN.  461 

elle  aperçut  déjà  le  vide  absolu  que  cachait  toute  cette  phraséologie 
doucereuse.  Les  ligueurs  se  souvinrent  longtemps  d'avoir  été  péné- 
trés de  la  sorte  par  la  jeune  fille  de  seize  ans.  Il  faut  lire  les  lettres 
insipides  de  G.  de  Humboldt  à  Henriette  pour  se  rendre  compte  de 
la  pauvreté  de  toutes  ces  aspirations  idéales.  C'est,  à  la  méthode  et 
à  l'expérience  près,  le  même  cours  de  morale  qu'il  fit  quarante  ans 
plus  tard  à  Charlotte  Diede,  et  qui,  dit-on,  était  moins  nécessaire  à 
■  celle-ci  que  ne  l'eût  été  «  le  moindre  grain  de  mil.  »  La  future 
femme  de  Guillaume  de  Humboldt  s'était  aussi  égarée  dans  ce  cercle, 
et  s'y  rencontrait  avec  une  autre  idole,  —  aucuns  disent  la  fian- 
cée secrète,  —  de  son  futur  époux,  Thérèse  Heyne.  Celle-ci  quitta 
bientôt  la  ligue  et  le  jeune  baron  pour  épouser  George  Forster,  le 
célèbre  voyageur,  qui  devint  député  de  Mayence  à  la  convention 
nationale  et  tomba  victime  de  la  terreur.  Sarah  et  Marianne  Meyer, 
encore  jeunes  filles,  Brenna  de  Lémos,  la  sœur  de  M'"''  Herz,  Hen- 
riette et  Dorothée  Mendeissohn,  les  intelligentes  et  nobles  filles  du 
philosophe,  Sophie  Schubarth,  la  hardie  amazone  d'Iéna,  qui  se  fit 
enlever  à  son  premier  mari  par  Clément  Brentano,  le  frère  de  Bet- 
tina,  —  toutes  les  célébrités  féminines  de  Berlin,  en  un  mot,  sem- 
blent avoir  appartenu  à  cet  étrange  cénacle,  dont  Marcus  Herz, 
le  rationahste,  devait  rire  de  bien  bon  cœur  dans  le  cercle  de  ses 
amis,  tous  plus  ou  moins  de  la  vieille  école  un  peu  voltairienne  de 
Lessing  et  de  Wieland. 

Le  contraste  entre  ces  deux  camps  ne  faisait  cependant  qu'aug- 
menter l'attrait  exercé  par  la  maison  d'Henriette  Herz,  dont  la  beauté 
était  comme  une  des  curiosités  de  Berlin.  Mirabeau,  lors  de  son  sé- 
jour dans  la  capitale  prussienne,  n'eut  garde  de  la  négliger,  et, 
comme  Henriette  pai'lait  le  français  à  merveille,  elle  put  apprécier 
toute  sa  supériorité.  ((  On  oubliait  tout  quand  il  parlait,  dit-elle 
dans  ses  mémoires  après  avoir  donné  un  portrait  repoussant  de  sa 
laideur;  jamais  je  n'ai  rencontré  pareille  élégance  de  langage  au 
milieu  de  la  passion,  et  il  se  passionnait  facilement.  »  On  com- 
prend de  reste  qu'il  se  soit  aisément  passionné  en  présence  de  la 
belle  Juive.  S'il  faut  en  croire  ses  contemporains,  elle  augmentait 
encore  volontiers  le  pouvoir  de  son  invincible  beauté  par  une  lé- 
gère nuance  de  coquetterie  qui  ne  devait  point  échapper  à  Mira- 
beau, nullement  novice,  on  le  sait,  dans  cette  science  délicate.  Elle 
en  convient  d'ailleurs  elle-même  dans  ses  confessions.  H  est  vrai 
qu'on  faisait  dans  ce  cercle  d'anatomistes  moraux  d'étranges  dis- 
tinctions et  classifications  entre  «  la  coquetterie  libérale  et  la  co- 
quetterie illibérale,  celle  qui  se  propose  de  captiver  l'homme  tout 
entier  et  celle  qui  se  contente  d'éveiller  ses  sens.  »  C'est  Schleier- 
macher  qui  parlait  ainsi,  et  il  considérait  la  première  de  ces  co- 
quetteries non  pas  comme  un  défaut,  mais  comme  «  une  qualité  es- 


llQ2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sentielle  de  la  nature  féminine.  »  Aussi  ensei  gnait-il  à  Henriette 
que  cette  coquetterie  protégeait  les  femmes  de  «  l'humiliation  d'être 
inactives  dans  l'amour  depuis  ses  premiers  commencemens.  »  Elle- 
même  ajoute  à  son  aveu  l'observation  un  peu  banale  que  toute 
femme  peut  toujours  tenir  un  homme  à  distance,  même  après  l'a- 
voir attiré.  Gela  ferait  croire,  comme  on  est  d'ailleurs  tenté  de  le 
soupçonner,  qu'elle  appartint  à  la  classe  si  redoutable  des  co- 
quettes vertueuses,  lesquelles  ont  la  naïveté  de  se  croire  plus  mo- 
rales que  leurs  sœurs  moins  prudentes. 

Le  salon  d'Henriette  changea  un  peu  d'aspect  dans  les  dernières 
années  du  siècle.  La  ligue  de  vertu  avait  cédé  la  place  au  cercle  de 
lectures  dont  Rahel  fit  partie,  et  qui  dura  jusqu'après  la  mort  de 
Marcus  Herz  (janvier  1803).  C'était  le  beau  temps  où  chaquG  foire 
de  Leipzig  apportait  un  nouveau  drame  de  Schiller  ou  un  volume 
de  Goethe,  sans  compter  les  étoiles  de  seconde  grandeur  qui  gravi- 
taient autour  de  ces  astres.  On  se  réunissait  alors  pour  lire  ces 
nouveautés  à  haute  voix,  et  à  rôles  distribués  lorsque  c'étaient 
des  drames.  Henriette  lisait  remarquablement,  et  il  se  comprend 
qu'on  aimât  à  l'écouter.  L'élément  aristocratique  se  mêla  de  plus 
en  plus  à  son  cercle.  Le  comte  Bernstorff,  que  nous  connaissons 
déjà  comme  l'amant  malheureux  de  Marianne  Meyer,  Fr.  de  Gentz, 
le  spirituel  conseiller  de  guerre,  à  la  veille  de  son  évolution  po- 
litique, encore  enthousiaste  de  la  révolution  ,  mais  déjà  sur  le 
point  de  se  convertir,  le  comte  de  Dohna-Schlobitten ,  élève  et  ami 
de  Schleiermacher,  plus  tard  ministre  d'état,  et  qui  offrit  à  la  belle 
Henriette,  peu  après  la  mort  de  Marcus  Herz,  une  main  qu'elle  re- 
fusa ;  Gustave  de  Brinckmann ,  gentilhomme  suédois  fort  distingué 
et  grand  ami  de  Fritz  Jacobi  et  de  Rahel,  Ancillon,  le  futur  mi- 
nistre des  affaires  étrangères,  Adalbert  de  Chamisso,  le  Français 
germanisé  qui  l'appelait  a  sa  souveraine,  »  mille  autres  célébrités 
se  pressaient  dans  son  modeste  salon,  attirées  par  ce  je  ne  sais  quoi 
d'une  maîtresse  de  maison  accomplie  qui,  sans  grande  supériorité 
intellectuelle,  possède  cet  art  singulier  qui  ne  s'enseigne  ni  ne 
s'apprend,  et  qu'on  appelle  l'art  de  recevoir.  Sans  doute  Henriette 
avait  l'esprit  orné;  elle  avait  lu  plus  que  ne  lisent  généralement  les 
femmes,  même  les  plus  instruites;  elle  parlait  toutes  les  langues 
modernes  avec  une  rare  élégance,  —  elle  se  mit  même  plus  tard  à 
étudier  le  sanscrit,  le  turc  et.  Dieu  me  pardonne,  le  malais  !  —  Elle 
a  écrit  des  nouvelles,  et  pourtant,  à  en  juger  d'après  ses  lettres  et 
ses  mémoires,  ce  ne  fut  ni  une  intelligence  supérieure  ni  surtout 
une  individualité.  Varnhagen  l'appelle,  du  mot  inventé  par  Goethe 
dans  le  Wilhclm  Meister,  une  Anempfinderin,  c'est-à-dire  une  per- 
sonne sans  spontanéité  dans  ses  impressions  et  dans  ses  vues,  qui 
saisit  facilement  les  pensées  et  les  sentimens  d'autrui,  se  les  assimile 


LA    SOCIÉTÉ    DE    lîERLIN.  ^63 

et  en  porte  les  dehors  au  point  de  faire  illusion  à  la  plupart  des 
hommes.  «  Sa  vie  a  effleuré  toutes  les  grandes  individualités,  disait 
le  même  observateur,  mais  elle  n'a  jamais  pu  s'en  approprier  que 
ce  qu'il  y  a  de  moins  important  :  la  connaissance  extérieure.  Celle- 
là,  il  est  vrai,  elle  a  su  la  retenir  dans  toutes  ses  amitiés  avec  une 
grande  persévérance  et  une  rare  constance.  »  Autrement  dit,  et  pour 
me  servir  d'une  expression  familière,  mais  énergique,  Henriette 
Herz  ne  fut  jamais  quelqu'un.  Comment  une  personne  belle,  il  est 
vrai,  charitable  et  intelligente,  mais  aussi  absolument  dépourvue 
d'originalité  et  de  personnalité,  a-t-elle  pu  si  longtemps  imposer 
aux  esprits  supérieurs  qui  se  rassemblaient  autour  d'elle?  On  le 
devine  quand  on  songe  qu'elle  n'exerçait  guère  son  empire  que  sur 
la  jeunesse.  Le  ton  avec  lequel  ses  amis,  même  Schleiermacher  et 
Dorothée  Schlegel,  parlèrent  d'elle  qua,nd  ils  furent  arrivés  à  l'âge 
où  l'on  ne  prise  plus  guère  que  le  naturel,  la  vérité  et  l'individua- 
lité, prouve  que  les  illusions  ne  durèrent  pas  toujours.  Au  moment 
dont  nous  parlons,  elles  étaient  encore  entières. 

On  comprend  que  les  étrangers  qui  passaient  par  Berlin  cherchè- 
rent à  voir  «  la  belle  Henriette,  »  qui  recevait  tout  le  monde  et  que 
les  originaux  si  nombreux  de  ce  temps  n'effrayaient  pas  plus  que 
les  apôtres  non  moins  nombreux.  L'ami  de  M'"^  de  Staël,  le  bizarre 
poète  de  Luther,  Zacharias  Werner,  rêveur  et  viveur  à  la  fois,  ce 
qui  n'est  point  aussi  incompatible  qu'on  pourrait  le  penser,  se 
montra  souvent  chez  elle  pendant  son  séjour  à  Berlin.  «  Ses  sour- 
cils longs  et  touffus,  ses  yeux  brillans,  ses  traits  grossiers,  ses  che- 
veux en  désordre  et  sa  peau  brune,  qui  semblait  crier  après  le 
rasoir,  »  le  signalaient  aux  curieux.  Il  venait  en  ce  moment  de  di- 
vorcer pour  la  troisième,  mais  non  pour  la  dernière  fois,  et  il  était 
encore  tout  plongé  dans  le  péché,  d'où  il  devait  sortir  avec  tant 
de  pieux  éclat  bientôt  après.  A  côté  du  futur  mystique,  le  capucin 
défroqué  Fessier,  l'auteur  de  Marc-Aiircle ,  tour  à  tour  moine  et 
spinoziste,  précepteur  et  franc-maçon,  professeur  polonais  et  dra- 
maturge allemand,  auteur  de  divers  romans  en  action  qui  étaient 
connus  de  tout  le  monde,  converti  au  protestantisme,  marié  sans 
l'être,  puis  divorcé  et  remarié,  fondateur  de  l'ordre  des  évergèics, 
et  finalement  favori  du  favori  Bischofswerder.  Jean-Paul  et  Schiller 
eux-mêmes,  lors  de  leur  séjour  dans  la  capitale  prussienne,  ai- 
maient à  fréquenter  la  maison  Herz,  où  ils  étaient  sûrs  de  trouver 
tout  Berlin.  Jean-Paul,  naïvement  logé  chez  Sophie  Bernhard,  pro- 
tectrice en  titre  des  poètes,  femme  intelligente  et  sensible,  sinon 
jolie,  Jean-Paul,  qui  fut  la  coqueluche  de  toutes  les  dames  de  Berlin, 
établissait  le  soir  son  quartier-général  chez  M'"'^  Herz. 

Il  est  difficile  de  se  faire  une  idée  de  l'enthousiasme  qu'éprou- 


IlQh  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

valent  les  femmes  pour  ce  romancier  sentimental  qu'on  lit  si  peu 
aujourd'hui.  Il  avait  déjà  été  fort  gâté  à  Weimar,  d'où  il  revenait 
en  ce  moment.  A  l'exception  de  Goethe  et  de  Schiller,  dont  le  goût 
classique  ne  pouvait  guère  s'accommoder  de  la  forme  débraillée  de 
Tikm  et  d'Hesperus,  tous,  même  Herder  et  Wieland,  y  avaient  fait 
du  romancier  l'objet  d'un  véritable  culte.  Trois  des  plus  belles  et 
des  plus  intelligentes  dames  du  monde  thuringien  s'étaient  littérale- 
ment jetées  dans  ses  bras  et  avaient  brigué  l'honneur  d'être  ses  ti- 
lanides.  C'étaient  Charlotte  de  Kalb,  à  peine  guérie  de  sa  violente 
passion  pour  Schiller  et  de  la  douleur  de  l'avoir  vu  épouser  M"^  de 
Lengefeld;  M'"'=  de  Krûdener,  bien  éloignée  encore  de  l'état  de  sain- 
teté et  de  contrition  où  on  la  vit  plus  tard,  à  Paris,  expier  ses  er- 
reurs d'autrefois;  enfin  Emilie  de  Berlepsch,  jeune  veuve  aussi  belle 
qu'intelligente,  et  dont  le  commerce  poétique  et  sentimental  captiva 
le  rêveur  au  point  de  lui  faire  oublier,  à  ce  fils  exemplaire,  une  mère 
qui  se  mourait  en  ce  moment  même.  L'excellent  Jean-Paul,  au  sor- 
tir de  sa  mansarde  et  qui  se  trouvait  pour  la  première  fois  à  pareille 
fête,  en  eut  le  vertige.  «  Ici  tout  est  révolutionnaire,  écrivait-il,  et 
le  titre  d'épouse  n'a  point  de  valeur...  Il  y  a  dans  cette  société  des 
mœurs  que  je  ne  puis  peindre  que  de  vive  voix.  Il  est  certain  qu'une 
révolution,  plus  grande  et  plus  intellectuelle,  mais  tout  aussi  meur- 
trière que  celle  de  Paris,  iDat  dans  le  cœur  du  monde.  »  Malgré  ce 
dédain  pour  «  le  titre  d'époux,  »  il  avait  failli  se  marier  dans  les 
forêts  de  laThuringe.  Ce  fut  même  une  jeune  demoiselle  de  la  cour 
de  Hildburghausen  qui  avait  manqué  de  donner  sa  noble  main  au 
romancier  roturier.  A  Berlin,  les  ovations  féminines  continuèrent 
de  plus  belle.  Les  carrosses  des  grandes  dames  ne  cessaient  de  s'ar- 
rêter à  sa  porte  et  d'y  faire  queue.  Heureuses  celles  qui  réussis- 
saient à  pénétrer  auprès  du  grand  homme,  qui  recevait  ses  com- 
tesses et  ses  baronnes  en  pantoufles  et  en  robe  de  chambre; 
heureuses  celles  surtout  qui  obtenaient  un  souvenir  du  poète,  ne 
fût-ce  que  quelques  poils  de  son  caniche  favori,  pour  les  porter  sur 
le  cœur  dans  un  médaillon  précieux!  L'intelligente  comtesse  de 
Schlabrendorf  elle-même,  l'amie  de  Rahel,  en  eut  la  tête  tournée. 
La  princesse  Louis,  sœur  de  la  reine,  la  reine  elle-même,  qui  invita 
le  poète  à  Potsdam  et  se  fit  son  ciccrone  à  Sans-Souci,  participè- 
rent à  l'ivresse  générale.  Le  jeune  roi,  impatienté,  finit  par  éclater 
en  son  style  elliptique  :  «  Trop  de  bruit  autour  de  ce  Jean- Paul! 
Comment  donc  parler  d'un  grand  homme  d'état  ou  d'un  héros?  Les 
femmes  ne  savent  jamais  garder  la  mesure  !  »  Aussi  refusa-t-il  la 
sinécure  qu'on  sollicitait  pour  l'auteur  de  Titan.  Jean-Paul  n'en 
fut  pas  moins  enchanté  de  son  séjour  à  Berlin,  où  il  admirait  le 
mélange  des  classes,  si  inconnu  encore  dans  le  reste  de  l'Aile- 


LA  SOCIÉTÉ  DE  BERLIN.  A65 

magne,  et  où  il  faillit  se  convertir  à  la  religion  nouvelle  du  roman- 
tisme. Les  faveurs  des  grandes  dames  expliquent  aussi  sans  doute 
le  bon  souvenir  qu'il  garda  de  la  capitale  prussienne  : 

((  Elles  lui  savaient  gré,  dit  finement  Henriette  Herz,  de  s'être  dans 
ses  œuvres  si  exclusivement  occupé  d'elles  et  d'avoir  cherché  à  pénétrer 
jusque  dans  les  replis  les  plus  secrets  de  leur  âme.  Surtout  les  dames... 
du  grand  monde  lui  étaient  reconnaissantes  de  ce  qu'il  les  représentait 
bien  plus  idéales  et  de  plus  haute  portée  qu'elles  n'étaient  en  réalité. 
Cela  avait  sa  raison  en  ce  qu'il  les  peignit  avant  de  les  connaître,  et 
que  partant  il  put  à  leur  égard  laisser  libre  cours  à  sa  riche  et  bien- 
veillante imagination.  Celles  qu'il  connut  plus  tard  firent  naturellement 
tout  ce  qu'elles  pouvaient  pour  le  maintenir  dans  ses  illusions,  et  pour 
lui  paraître  aussi  idéales  que  possible.  C'est  ainsi  qu'à  vrai  dire  il  n'a 
jamais  réellement  connu  les  femmes  du  grand  monde,  bien  qu'il  en  ait 
tant  vu  plus  tard,  et  celles  dont  il  a  fait  une  connaissance  plus  intime, 
il  les  a  toujours  mal  jugées...  Elles  ne  se  montraient  pas  à  lui  telles 
qu'elles  étaient,  elles  s'appliquaient  à  ne  faire  paraître  que  leurs  côtés 
les  plus  brillans.  Par  là,  son  jugement  se  troublait  à  l'égard  des  femmes 
qui  ne  voulaient  passer  que  pour  ce  qu'elles  étaient  en  réalité,  et  je  me 
compte  parmi  celles-là.  » 

Il  perce  dans  ce  jugement,  on  le  voit,  un  peu  de  dépit  féminin , 
et  le  dépit  est  clairvoyant.  Jean-Paul  parlait  peu  en  effet  de  la 
belle,  moins  encore  de  la  sensible  Henriette,  mais  bien  du  a  célèbre 
Herz  et  de  sa  grande  savante  femme.  »  Or  si  l'on  voulait  bien  passer 
pour  instruite,  on  n'en  espérait  pas  moins  être  remarquée  comme 
aimable. 

Si  Jean- Paul  ne  brûlait  pas  assez  d'encens  aux  pieds  d'Hen- 
riette Herz,  une  autre  célébrité  du  temps,  le  grand  doctrinaire  du 
premier  romantisme,  Schleiermacher,  ne  lui  ménageait  ni  son  ad- 
miration ni  ses  sympathies.  C'était  le  comte  Alexandre  de  Dohna- 
Schlobitten,  son  élève,  qui,  en  179/1,  avait  présenté  son  ex-précep- 
teur, alors  âgé  de  vingt-six  ans,  à  M.  Marcus  et  à  M'"'  Henriette 
Herz.  Deux  ans  plus  tard,  Schleiermacher  revint  à  Berlin  pour  s'y 
fixer  cette  fois  comme  prédicateur  à  la  Charité,  et  c'est  alors  que 
commença  cette  longue  intimité  qui  ne  cessa  guère  qu'avec  le  dé- 
part de  Berlin  du  trop  sensible  pasteur.  Tout  le  monde  ne  crut  pas 
au  platonisme  parfait  de  cette  liaison  entre  le  traducteur  de  Pla- 
ton et  la  belle  Juive;  mais  tous,  les  deux  se  défendirent  toujours 
chaleureusement  contre  ces  soupçons,  qui  ne  semblent  en  réalité  pas 
fondés  pour  qui  a  étudié  avec  soin  la  correspondance  de  Schleierma- 
cher avec  Henriette  et  avec  sa  propre  sœur.  Celle-ci  était  restée  plus 
fidèle  que  le  frère  et  à  la  tradition  orthodoxe  de  la  famille  et  à  l'édu- 

TOME   LXXXVI.    —    1870.  30 


àm 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


cation  piétiste  qu'ils  avaient  reçue  parmi  les  frères  moraves.  Elle 
s'inquiétait,  comme  de  juste,  du  salut  de  son  frère  dans  la  nouvelle 
Babylone,  et  surtout  de  son  intimité  avec  une  Israélite.  Il  lui  avait 
écrit  lui-même  : 

<(  Je  vis  surtout  chez  M™«  Herz.  Elle  habite  pendant  l'été  une  chai- 
mante  maisonnette  dans  le  Thiergarten.  où  elle  voit  peu  de  monde,  et  où 
par  conséquent  je  puis  bien  jouir  de  sa  société.  Je  passe  au  moins  une 
journée  entière  par  semaine  chez  elle.  Je  ne  pourrais  faire  cela  qu'avec 
bien  peu  de  gens;  mais  cette  journée-là  s'écoule  pour  moi  bien  agréable- 
ment, en  alternant  sans  cesse  les  occupations  et  les  distractions.  Elle 
m'a  enseigné  l'italien  ou  plutôt  elle  me  l'enseigne  encore;  nous  lisons 
Shakspeare  ensemble,  nous  nous  occupons  de  physique,  je  lui  commu- 
nique un  peu  de  ma  science  naturelle;  nous  lisons  à  bâtons  rompus 
quelques  pages  d'un  bon  livre  allemand;  entre  temps,  nous  nous  pro- 
menons dans  les  belles  heures  du  jour,  causant  bien  du  fond  du  cœur 
et  sur  les  choses  les  plus  importantes.  C'est  ainsi  que  nous  avons  fait 
depuis  les  premiers  jours  du  printemps,  et  personne  ne  nous  a  déran- 
gés. Herz  m'aime  et  m'estime ,  si  différens  que  nous  soyons  l'un  de 
l'autre.  » 

La  sœur  de  Schleiermacher,  je  l'ai  dit,  conçut  de  vives  inquié- 
tudes de  cette  liaison,  et  il  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  la  ras- 
surer. 

«  Tu  me  croiras  certainement  sur  ma  simple  affirmation  que,  dans 
mes  rapports  avec  les  femmes,  il  n'y  a  pas  la  moindre  chose  qu'on  puisse 
mal  interpréter  avec  une  apparence  de  raison  seulement.  Dans  tout  ce 
que  j'en  ai  dit,  tu  n'auras  pas  remarqué  trace  de  passion,  et  je  t'assure 
que  je  suis  bien  éloigné  de  tout  accès  de  ce  genre.  Le  temps  que  je 
passe  avec  elles  n'est  nullement  consacré  au  seul  plaisir;  il  contribue 
directement  à  augmenter  mes  connaissances,  à  inciter  mon  esprit,  et  je 
leur  suis  à  mon  tour  utile  en  ce  sens.  Le  fait  que  M™«  Herz  est  Juive  n'a 
pas  paru  tout  d'abord  produire  une  impression  si  défavorable  sur  toi,  et 
je  te  croyais  convaincue  comme  moi  que  lorsqu'il  s'agit  d'amitié,  lors- 
qu'on a  trouvé  une  âme  organisée  à  l'instar  de  la  nôtre,  on  peut  et  on 
doit  faire  abstraction  de  ces  circonstances  extérieures.  » 

Rien  ne  peint  mieux  l'époque,  la  nature  allemande  et  l'individua- 
lité de  Schleiermacher  que  ces  apologies  sans  cesse  répétées  et  ce 
mélange  de  naïveté  et  de  pédantisme,  de  sentiment  et  de  raisonne- 
ment, de  liberté  et  de  réserve.  Toutes  ces  protestations  cependant 
ne  suffisent  pas  pour  rassurer  la  sœur,  et  le  jeune  pasteur  est  obligé 
d'insister  à  tout  moment  pour  la  convaincre. 

«  Il  est  singulier  que  tu  ne  puisses  pas,  sans  nous  avoir  vus  ensemble, 


LA    SOCIÉTÉ   DE    BERLIiV.  Ù67 

te  faire  une  idée  exacte  de  mes  relations  avec  M'"^  Herz.  C'est  une  amitié 
très  intime  et  très  cordiale,  où  il  n'est  absolument  pas  question  d'homme 
et  de  femme.  N'est-ce  pas  une  chose  bien  facile  à  imaginer?  Pourquoi 
rien  de  plus  ne  s'en  est  mêlé  et  ne  s'y  mêlera  jamais,  c'est  là  une  tout 
autre  question  ;  mais  il  n'est  pas  non  plus  si  difficile  d'y  répondre.  Elle 
n'a  jamais  produit  sur  moi  un  effet  qui  eût  pu  me  troubler  dans  le  calme 
de  mon  âme.  Quiconque  s'entend  un  peu  à  l'expression  d'une  figure 
reconnaît  aussitôt  en  elle  un  être  sans  passions,  et,  quand  même  je  vou- 
drais céder  à  l'impression  de  son  physique,  elle  n'a  rien  de  séduisant 
pour  moi,  quoique  son  visage  soit  incontestablement  très  beau.  Sa  taille 
royale  et  colossale  est  tellement  le  contraire  de  la  mienne  que,  même  en 
me  figurant  que  nous  soyons  libres  tous  deux,  que  nous  nous  aimions  et 
que  nous  vou  lions  nous  marier,  je  trouverai  toujours  de  ce  côté-là  quel- 
que chose  de  grotesque  et  d'absurde  dont  je  ne  pourrais  faire  abstrac- 
tion que  pour  des  raisons  tout  à  fait  majeures.  )) 

Il  eût  été  difficile  en  effet  d'imaginer  im  contraste  plus  complet 
que  celui  entre  la  a  muse  tragique  »  et  le  petit  Schleiermacher,  qui 
portait  sa  belle  et  fine  tête  sur  un  corps  frêle  et  légèrement  contre- 
fait. Le  public  de  Berlin,  très  porté  à  rire,  se  moquait  déjà  passa- 
blement du  pasteur  quand  il  sortait  le  soir  de  chez  Henriette,  une 
petite  lanterne  attachée  au  bouton  de  son  habit,  ou  quand  le  bi- 
jou,—  c'est  ainsi  que  Fr.  Schlegel  et  M""^  Herz  appelaient  leur  ami, 

—  était  suspendu  au  bras  de  sa  majestueuse  Melpomène.  Il  circulait 
même  une  charge  où  la  belle  Circassieime  était  représentée  portant 
à  la  main  un  petit  Schleiermacher  sous  forme  d'ombrelle-marquise. 

—  Sœur  Charlotte  n'était  pas  seule  à  s'émouvoir  de  cette  liaison.  Les 
autorités  ecclésiastiques  crurent  devoir  avertir  le  jeune  ministre. 
On  lui  conseilla  de  quitter  Berlin  pendant  quelque  temps,  u  On  n'é- 
tait pas  assez  pédant,  disait-on,  pour  s'opposer  à  la  fréquentation 
des  Juifs:  les  parens  de  son  chef  (l'^vêque  Sack)  avaient  été  eux- 
mêmes  très  intimes  avec  Mendelssohn;  mais  pour  ces  bureaux  d'es- 
prit, ils  ne  plaisaient  pas  à  l'évêque.  S'il  était  par  trop  connu  que  le 
jeune  prédicateur  vivait  si  entièrement  dans  cette  société,  cela  ferait 
mauvais  effet  dans  le  public.  »  Schleiermacher  semble  avoir  facile- 
ment calmé  ces  inquiétudes;  il  eut  plus  de  peine  à  persuader  à  deux 
amis  de  la  maison,  à  Frédéric  Schlegel  et  à  Dorothée  Veit,  la  fille 
de  Mendelssohn,  qu'il  n'y  avait  que  de  l'amitié  au  fond  de  ses  re- 
lations avec  Henriette.  Frédéric  et  Dorothée  étaient  en  effet  trop 
intimes  l'un  avec  l'autre  pour  ne  pas  supposer  pareille  intimité 
chez  le  couple  ami.  Schleiermacher  se  plaint  à  plusieurs  reprises  à 
Henriette  «  de  la  complète  inintelligence  de  Schlegel  »  dans  cette 
affaire. 

«  Un  jour,  raconte-t-il ,  je  m'étais  aperçu  que  Schlegel  et  M"^^  Veit 


!l6S  REVUE    DES    DEUX    MO^^DES. 

avaient  quelque  crainte  que  je  ne  me  trompasse  sur  moi-même, 
qu'il  n'y  eût  de  la  passion  au  fond  de  mon  amitié  pour  M'""  Herz,  que 
je  ne  le  découvrisse  tôt  ou  tard,  et  que  je  n'en  fusse  très  malheu- 
reux... Voilà  qui  me  parut  trop  fort  après  tout,  et  j'en  ai  ri  comme  un 
enfant  pendant  des  heures  entières.  Que  des  personnes  vulgaires  croient 
à  propos  d'autres  personnes  vulgaires  qu'un  homme  et  une  femme  ne 
peuvent  être  intimes  sans  devenir  passionnés  et  amoureux,  cela  est  tout 
à  fait  en  règle;  mais  ces  deux-là  à  propos  de  nous  deux!  Gela  me  parut 
si  étrange  que  je  ne  voulus  pas  même  entrer  en  explications,  et  que  j'as- 
surai simplement  sur  ma  parole  à  Schlegel  que  les  choses  n'en  étaient 
pas  là  et  n'en  viendraient  jamais  là;  mais  la  pauvre  M""^  Herz  fut  pen- 
dant quelques  jours  toute  troublée  de  ce  malentendu.  Dieu  merci,  voilà 
tout  aplani  de  nouveau,  et  nous  suivons  notre  chemin  sans  nous  laisser 
troubler.  » 

Il  ne  suffît  pas  aux  deux  amis  de  repousser  les  insinuations  des 
autres,  ils  s'expliquent  à  eux-mêmes,  tout  en  se  tutoyant  tendre- 
ment, pourquoi  ils  ne  peuvent  s'aimer  d'amour.  «  Nous  sommes 
liés  par  l'amitié  la  plus  pure,  la  plus  fidèle,  la  plus  dévouée,  s'écrie 
Henriette;  mais  jamais,  jamais  je  ne  pourrai,  je  ne  devrai  t'appar- 
tenir  comme  épouse  !  —  Tu  as  prononcé  une  grande  parole,  répond 
Schleiermacher,  car,  si  le  vrai  époux  venait  pour  toi,  si  la  vraie 
épouse  apparaissait  pour  moi,  que  ferions-nous  alors?  »  On  n'a  pas 
idée  aujourd'hui  de  la  virtuosité  de  cette  génération  dans  la  dissec- 
tion du  sentiment.  Les  lettres  où  les  deux  amis  s'assurent  qu'ils  se 
développent  et  se  perfectionnent  mutuellement  sont  interminables. 
Tout  le  monde  alors  s'occupait  plus  ou  moins  de  cette  étude,  qui 
enlevait  toute  fraîcheur  aux  sensations  et  aux  impressions.  On  s'exa- 
minait comme  des  objets  scientifiques,  et  les  réflexions  psycholo- 
giques forment  pendant  plus  de  trente  ans  le  fond  de  toutes  les 
innombrables  correspondances  du  temps.  «  Ne  pensons  ni  à  l'espace 
ni  au  temps,  ne  songeons  qu'à  nous  et  à  ce  qui  nous  est  le  plus 
cher,  le  monde  intérieur,  le  seul  vrai,  »  écrit  Schleiermacher  à  Hen- 
riette en  trahissant  le  secret  de  toute  sa  génération,  qui  allait  cruel- 
lement expier  cette  étrange  erreur  de  compter  pour  rien  le  monde 
réel,  les  devoirs  positifs,  l'activité  publique,  et  qui  regarclait  avec 
orgueil  (le  mot  y  est)  les  hommes  d'action  qui  ne  savaient  pas 
s'élever  à  ces  hauteurs  éthérées  du  pur  sentiment,  qui  ne  savaient 
affiner  leurs  âmes  jusqu'à  comprendre  tant  de  délicatesse.  «  Encore 
un  mot  de  ta  sentimentalité,  »  écrit  Schleiermacher  une  autre  fois 
en  envoyant  à  Henriette  dix  pages  sur  le  délicat,  le  grand,  le  vrai, 
le  noble,  etc.  Les  larmes,  les  assurances  d'amitié  et  les  sensibleries 
de  toute  sorte  alternent  avec  je  ne  sais  quelle  pathologie  de  l'âme; 
on  analyse,  divise,  fendille  à  l'infini  les  idées  morales,  la  plupart  du 


LA    SOCIÉTÉ    DE    BERLIN.  !lQ9 

temps  dans  un  langage  emphatique  et  fatigant  qui  rappelle  Klop- 
slock  et  son  cénacle.  Ce  langage-là,  disait  Henriette  Herz  plus  tard, 
n'était  que  la  forme  des  sentimens.  Chaque  temps  a  «  sa  monnaie 
de  langage,  celle  d'alors  était  plus  ornée,  plus  brillante  que  celle 
d'aujourd'hui,  et  elle  ne  passe  plus;  mais  l'or  dont  elle  était  frap- 
pée était  pur  et  vrai.  »  —  Cela  se  peut,  mais  il  faut  avouer  que 
c'était  là  une  monnaie  qu'on  a  bien  fait  de  fondre. 

D'ailleurs  cette  amitié  chaste  et  ces  subtiles  discussions  ne  pa- 
raissent pas  avoir  suffi  à  Schleiermacher.  Il  avait  fait  la  connaissance 
d'une  jeune  femme,  Éléonore  de  Grunow,  qui,  depuis  quelques  an- 
nées déjà,  vivait  dans  un  mariage  malheureux  et  sans  enfans.  Elle 
n'aimait  pas  son  mari,  et  cette  raison  eût  suffi  à  Schleiermacher 
pour  lui  conseiller  un  divorce,  quand  même  il  n'aurait  pas  espéré 
l'épouser  après  la  séparation.  Son  mariage  n'en  était  pas  un  à  ses 
yeux,  puisqu'il  lui  manquait  la  «  condition  intérieure  et  essentielle 
du  vrai  mariage.  »  C'était  un  devoir  moral,  disait-il,  de  dénouer  pa- 
reille liaison,  fausse  dans  son  principe,  si  toutefois  les  institutions 
civiles  le  permettaient.  Quant  à  lui-même,  il  essaya  de  fuir  l'objet 
de  sa  passion,  et  pendant  près  de  deux  ans  se  retira  à  Stolpe,  dans 
les  environs  de  Berlin,  d'où  il  ne  cessait  cependant  de  correspondre 
activement  avec  Eléonore.  Celle-ci  se  décida  enfin,  ce  qui  parut 
une  bien  grande  faiblesse  de  caractère  à  Schleiermacher,  à  demeurer 
avec  son  mari,  et  à  partir  de  1805  cette  liaison,  qui  avait  beaucoup 
fait  jaser  à  Berlin,  fut  définitivement  rompue.  Schleiermacher  en  fut 
accablé.  La  lettre  qu'il  écrivit  à  Henriette  semble  inspirée  par  une 
douleur  vraie.  A  Éléonore  elle-même  il  écrit  sur  un  ton  moins  simple  : 
«  Mon  esprit  a  la  phthisie.  Je  me  consume  visiblement  de  jour  en 
jour.  Pourquoi  est-ce  que  je  ne  meurs  pas  avec  ce  sentiment  si  net 
de  ma  fin  prochaine?  Ce  n'est  pas  lâcheté,  mais  ce  n'est  rien  non 
plus  qui  vaille  beaucoup  mieux  :  une  faible  lueur  d'espoir,  qui  par- 
fois m'apparaît  de  loin,  et,  pour  pouvoir  vivre  un  jour  avec  Léo- 
nor,  fût-ce  mille  fois  plus  tard  encore,  je  supporterais  encore  long- 
temps cette  misérable  vie.  »  Il  se  consola  cependant,  et  quatorze  ans 
plus  tard,  en  1819,  venant  à  rencontrer  par  hasard  M'"""  de  Grunow 
dans  un  salon,  il  lui  tendit  la  main:  «  chère  Éléonore,  lui  dit-il. 
Dieu  a  pourtant  bien  fait  les  choses  avec  nous.  » 

Avec  lui  certainement,  car  il  avait  épousé,  peu  d'années  après  sa 
rupture  avec  Éléonore,  la  charmante  Henriette  de  Willich,  une 
jeune  veuve  de  dix-huit  ans,  et  dont  le  premier  mari  avait  été  très 
lié  avec  lui.  Ce  mariage  fut  très  heureux,  et,  s'il  faut  en  juger  d'a- 
près les  lettres  des  deux  Henriette,  la  seconde,  qui  ne  se  donnait 
point  pour  une  muse,  avait  infiniment  plus  de  charme  réel,  de 
grâce  féminine  et  de  valeur  morale,  plus  de  sens  surtout  et  d'origi- 
nalité d'esprit  que  la  première.  Schleiermacher  le  sentit  bien  plus 


470  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

tard,  et  il  raillait  même  volontiers,  nous  dit  Yarnhagen,  celle  dont  il 
avait  dit  quelques  années  auparavant  :  «  Si  jamais  j'avais  pu  épouser 
M'"*"  Herz,  cela  aurait  fait  un  mariage  capital,  à  moins  qu'il  ne  fût 
devenu  trop  uni.  Je  me  procure  parfois  le  triste  plaisir,  ajoutait-il,  de 
penser  quelles  personnes  se  seraient  convenues,  car  souvent,  quand 
on  réunit  trois  ou  quatre  couples,  on  ferait  d'excellens  mariages,  si 
l'on  pouvait  faire  des  échanges.  »  Ces  paroles,  si  surprenantes  dans 
la  bouche  d'un  pasteur  protestant,  lui  étaient  évidemment  inspirées 
par  les  nombreux  ménages  malheureux  qu'il  voyait  autour  de  lui, 
grâce  précisément  à  l'exaltation  sentimentale  qu'on  apportait  au 
mariage.  «  Rien  n'est  plus  commun  aujourd'hui  que  de  tristes 
unions,  et  si  du  temps  du  Christ  cela  prouvait  la  dureté  des  cœurs, 
cela  parait  venir  à  présent  de  la  pauvreté  et  de  la  faiblesse  des 
âmes.  On  ne  sait  pas  dès  le  début  arranger  sa  vie  et  son  amour,  et 
on  n'y  attache  aucun  but  élevé,  aucune  idée.  »  C'est  peut-être  le 
contraire  qu'il  eût  fallu  dire. 

m. 

Le  plus  célèbre  exemple  de  ces  infortunes  conjugales,  H.  Herz 
et  Schleiermacher  l'avaient  tous  les  jours  sous  les  yeux  dans  la  per- 
sonne de  Dorothée  Yeit,  la  fille  aînée  de  Moïse  Mendelssohn,  qui 
s'était  étroitement  liée  avec  Frédéric  Schlegel  avant  de  pouvoir  l'é- 
pouser. C'est  encore  chez  M""^  Herz  que  Schleiermacher  lui-même 
avait  vu  pour  la  première  fois  le  chef  de  l'école  romantique,  et  une 
amitié  intime  n'avait  pas  tardé  à  s'établir  entre  les  jeunes  gens. 
Frédéric  Schlegel  y  dominait  absolument,  bien  que  Schleiermacher 
fût  son  aîné  de  quatre  ans.  Celui-ci  s'était  développé  tard.  Douteur 
et  mystique  à  la  fois ,  il  avait  été  étouffé  un  peu  dans  sa  première 
jeunesse  par  la  sévérité  orthodoxe  de  son  père  et  des  frères  moraves 
qu'il  avait  eus  pour  maîtres.  C'était  un  esprit  d'une  rare  souplesse, 
grand  orateur,  grand  travailleur,  intelligence  vive,  prompte  et  pé- 
nétrante. Peut-être  manquait-il  d'originalité;  il  paraît  en  tout  cas 
n'avoir  pas  eu  assez  de  confiance  en  lui-même  :  sans  Henriette  Herz 
et  Frédéric  Schlegel,  il  se  peut  qu'il  n'eût  jamais  écrit.  Il  est  certain 
qu'il  ne  composa  qu'à  l'instigation  de  ses  amis  son  premier  et  son 
plus  célèbre  ouvrage,  les  Discours  sur  la  religion  {ITd^).  On  sait 
les  principes  nouveaux  que  Frédéric  Schlegel  voulut  introduire  dans 
la  littérature.  Cette  prétention  d'ériger  en  devoir  le  caprice  indi- 
viduel, il  la  faisait  valoir  dans  la  vie  comme  dans  la  poésie,  sous 
prétexte  «  de  vivre  la  poésie,  »  comme  il  entendait  «  poétiser  la  vie.  » 
\\  fit  vite  la  conversion  de  Schleiermacher,  dont  l'esprit  mobile 
n'avait  pas  encore  trouvé  sa  voie,  et  qui,  dans  cette  période  de  tran- 
sition (1796  à  180/i),  subissait  volontiers  des  influences.  Schleier- 


LA    SOCIÉTÉ    DE    BERLIN.  h7i 

mâcher  devint  le  théoricien  de  l'école;  il  réduisit  la  religion  à  n'être 
plus  que  le  «  goût  de  l'infini»  et  «  l'intuition  de  l'éternel;  »  il  prêcha 
«  la  sanctification  de  l'individu,  »  le  culte  de  l'originalité,  la  trans- 
formation de  la  vie  en  art  et  poésie.  Il  allait  bientôt  illustrer  de  ses 
commentaires  jusqu'au  pauvre  roman  où  Frédéric  Schlegel  chan- 
tait la  volupté  divine.  Dès  la  première  rencontre  des  deux  apôtres, 
qui,  dans  la  suite,  devaient  si  fort  s'éloigner  l'un  de  l'autre,  Schleier- 
macher  crut  reconnaître  une  nature  supérieure  en  Schlegel  ;  il  fut 
littéralement  ébloui. 

«  C'est  un  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans,  écrivit-il  à  sa  sœur  (1799), 
d'un  savoir  si  étendu  qu'on  ne  comprend  pas  comment  il  est  possible 
de  tant  savoir  à  un  âge  aussi  peu  avancé.  11  a  un  esprit  original  qui 
dépasse  de  beaucoup  tout  ce  qu'il  y  a  ici  d'esprit  et  de  talent  (et  il  y 
en  a  beaucoup).  Dans  ses  manières,  il  a  un  naturel,  une  franchise,  une 
jeunesse  dont  f  union  avec  cette  supériorité  intellectuelle  est  peut-être 
ce  qu'il  y  a  de  plus  merveilleux  en  lui.  Il  est  partout  bien  accueilli,  autant 
à  cause  de  ce  naturel  que  pour  son  esprit.  Pour  moi,  il  est  plus  qu'un 
compagnon  agréable;  il  m'est  d'une  grande,  d'une  essentielle  utilité. 
Je  n'ai  jamais  été  ici  sans  amis  savans,  cela  est  vrai,  et  pour  toute 
science  en  particulier  qui  m'intéresse,  j'avais  à  qui  parler;  mais  ce  qui 
me  manquait  totalement,  c'est  un  homme  à  qui  je  pusse  confier  mes 
idées  philosophiques  et  qui  entrât  avec  moi  dans  les  abstractions  les 
plus  profondes.  Cette  grande  lacune,  Frédéric  la  remplit  de  la  façon  la 
plus  splendide.  Non-seulement  je  puis  épancher  en  son  cœur  ce  que  je 
possède  déjà,  mais  encore,  grâce  au  courant  intarissable  de  vues  et 
d'idées  nouvelles  qui  vient  sans  cesse  affluer  à  son  esprit,  bien  des 
choses  qui  sommeillaient  en  moi  sont  mises  en  mouvement.  Bref,  pour 
mon  existence  dans  le  monde  philosophique  et  littéraire,  c'est  une 
nouvelle  période  qui  commence  avec  cette  connaissance  plus  intime.  Je 
dis  plus  intime,  car  bien  que  j'admirasse  depuis  quelque  temps  déjà  sa 
philosophie  et  ses  talens,  c'est  pourtant  une  de  mes  particularités  de 
ne  pouvoir  introduire  une  personne  dans  l'intérieur  même  de  mon  in- 
telligence, si  je  ne  suis  en  même  temps  convaincu  de  l'honnêteté  et  de 
la  pureté  de  son  âme.  Je  ne  puis  philosopher  avec  une  personne  dont  les 
convictions  morales  me  déplaisent...  )> 

Bientôt  les  deux  amis  se  logèrent  ensemble,  et  Schleiermacher 
raconte  avec  beaucoup  d'entrain  la  vie  qu'ils  menèrent,  travaillant, 
causant,  se  promenant  et  rêvassant.  Il  était  toujours  sous  le  charme. 

«  Pourtant,  dit-il,  le  sens  du  «  délicat  »  lui  manque  un  peu.  De  même 
qu'il  préfère  les  livres  à  gros  caractères,  il  aime  à  trouver  chez  les 
hommes  des  traits  grands  et  forts.  Ce  qui  n'est  que  doux  et  beau  ne 
le  captive  pas  beaucoup,  parce  qu'il  croit  trop,  d'après  l'analogie  de  sou 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

propre  esprit,  que  ce  qui  ne  paraît  ni  ardent  ni  fort  est  faible.  Quoique 
cette  lacune  singulière  ne  diminue  en  rien  mon  amour  pour  lui,  elle  lui 
rend  cependant  impossible  de  découvrir  complètement  et  de  compren- 
dre certains  côtés  de  mon  âme.  Il  sera  toujours  plus  que  moi,  mais  je 
le  saisirai  mieux  et  je  le  comprendrai  plus  complètement  qu'il  ne  me 
comprendra.  » 

«  Il  me  manque  la  douceur,  la  grâce  qui  gagnent  l'afTection,  » 
écrivait  Frédéric  lui-même  à  son  frère,  et  il  semble  que  son  extérieur 
ait  été  à  l'avenant;  il  appelait  plutôt  l'attention  que|la  sympathie. 

(t  Une  taille,  dit  Sclileiermacher,  qui,  sans  être  élégante  ni  robuste, 
fait  l'impression  de  la  force  et  de  la  santé,  une  tête  très  caractéristique, 
visage  pâle,  cheveux  très  noirs  coupés  courts  tout  autour  de  la  tête  et 
sans  poudre  ni  frisure,  un  costume  qui  manque  d'élégance  et  qui  est 
cependant  fort  distingué  et  gentkmanllke,  —  voilà  ce  qui  peut  te  donner 
une  idée  de  Textérieur  de  ma  moitié  momentanée.  » 

11  va  sans  dire  que  la  moitié  dut  faire  partie  du  cercle  intime  qui 
se  réunissait  chez  Henriette  Herz.  Si  Frédéric  ne  fut  pas  tout  cà  fait 
du  goût  delà  maîtresse  de  maison,  dont  la  nature,  «  toute  de  calme 
et  d'ordre,  »  répugnait  un  peu  à  la  a  sensualité  violente  et  débor- 
dante »  du  jeune  apôtre  de  l'évangile  nouveau,  il  eut  le  bonheur 
de  faire  grande  impression  sur  l'amie  intime  d'Henriette,  l'exaltée 
et  malheureuse  Dorothée  Veit.  Dorothée  avait  reçu  de  son  père. 
Moïse  Mendelssohn,  l'éducation  la  plus  soignée.  D'une  intelligence 
peu  commune,  elle  était  vite  arrivée  à  se  faire  une  opinion  à  elle 
sur  les  hommes,  les  choses  et  les  livres  (1).  Son  père  l'avait  laissée 
libre,  comme  c'est  la  coutume  allemande,  de  choisir  elle-même  sa 
lecture,  et  elle  s'était  jetée  de  préférence  sur  les  romans  sensibles, 
si  fort  à  la  mode  à  ce  moment  du  siècle.  Son  imagination,  naturelle- 
ment vive,  s'y  était  encore  enflammée,  et  elle  se  voyait  déjà  l'hé- 
roïne d'un  roman  sentimental,  une  Julie  ou  une  Clarisse,  lorsque  le 
père  Mendelssohn  la  maria,  à  peine  âgée  de  seize  ans,  et  sans  la 
consulter,  à  un  banquier  juif  qui  avait  toute  sorte  de  qualités,  sauf 
celles  d'un  héros  de  roman.  Veit  en  eflet  n'était  ni  très  jeune,  ni 
très  beau,|;ni  d'un  esprit  brillant;  son  grand  fonds  de  bonté  et  d'in- 
telligence "solide  était  de  nature  à  ne  se  révéler  qu'à  la  longue,  et  ne 
frappa  point  la  jeune  fille  romanesque.  Dorothée  le  considéra  dès 
le  premier  jour  comme  un  ami  paternel  plutôt  que  comme  un  époux 
bien-aimé.  Elle  se  crut  «  incomprise;  »  elle  sentit  un  vide  qu'elle 
ne  pouvait  combler  et  qui  la  rendait  malheureuse.  Pourtant  l'u- 
nion des] deux  époux  resta  paisible  et  calme,  en  apparence  du 

(1)  Le  roman  inachevé  de  Dorothée,  Florentin,  est  bien  supérieur  à  tous  les  drames 
et  romans  de  Schlege!. 


LA  SOCIÉTÉ  DE  BERLIN.  A73 

moins,  jusqu'au  jour  où  elle  vit  Frédéric  Schlegel,  à  peine  âgé  de 
vingt-cinq  ans,  déjà  célèbre,  et  qui  venait  de  jeter  le  gant  aux 
rois  de  la  littérature  allemande,  cà  Schiller  et  Goethe  (1).  Cet  acte 
d'éclat,  qui  était  considéré  comme  un  véritable  exploit,  entourait 
le  jeune  romantique  d'une  sorte  d'auréole,  et  ses  théories  hardies 
et  paradoxales  achevaient  de  lui  donner  les  apparences  d'un  être 
supérieur.  Dorothée,  qui  avait  sept  ans  de  plus  que  lui,  en  fut  sub- 
juguée. La  sympathie  du  premier  moment  devint  bientôt  de  l'a- 
mitié, et  l'amitié  dégénéra  vite  en  intimité.  «  C'est,  écrivit-il  dès 
1798  à  son  frère,  une  brave  femme,  d'une  valeur  solide.  Elle  est 
très  simple,  et  n'a  de  goût  pour  rien  au  monde  en  dehors  de  l'a- 
mour, de  la  musique,  de  l'esprit  et  de  la  philosophie.  En  ses  bras, 
j'ai  retrouvé  ma  jeunesse,  et  je  ne  puis  plus  imaginer  ma  vie  sans 
elle.  »  Dorothée  quitta  la  maison  conjugale  pour  vivre  avec  Fré- 
déric Schlegel,  et  on  accusa  Henriette  Herz  de  n'avoir  pas  été  étran- 
gère à  cette  résolution.  Son  mari  fit  mine  de  lui  défendre  la  maison 
criminelle  des  deux  amans.  Henriette  eut  le  courage  de  braver  l'opi- 
nion et  de  passer  outre  sur  les  ordres  de  Marcus  Herz  en  soutenant 
que  les  coupables  «  habitaient  des  appartemens  séparés.  »  Ce  n'était 
pas  encore  une  affaire  commune  alors  qu'un  éclat  de  ce  genre.  L'o- 
pinion admettait  le  divorce  aussi  facilement  que  la  loi,  elle  n'ad- 
mettait point  l'adultère,  et  à  cet  égard  les  idées  allemandes  n'ont 
pas  changé  :  aujourd'hui  encore  on  pardonne  et  on  approuve  aisé- 
ment la  séparation,  on  est  d'une  sévérité  extrême  pour  des  liaisons 
secrètes.  Aussi  le  monde  jeta-t-il  les  hauts  cris.  Les  amis  furent 
plus  indulgens.  Schleiermacher  ne  fut  point  choqué  malgré  le  carac- 
tère sacré  dont  il  était  revêtu.  Un  mariage  comme  celui  de  Veit  et 
de  Dorothée  était  pour  lui  «  une  profanation  du  mariage.  »  l\  trouve 
même  exorbitante  la  prétention  du  père  de  garder  un  des  enfans  qui 
(i  a  absolument  besoin  des  soins  maternels  et  de  l'éducation  intel- 
ligente de  Dorothée.  » 

Les  deux  amans  avaient  fini  par  fuir  Berlin  et  par  s'établir  à  léna 
auprès  d'Auguste-Guillaume  Schlegel,  qui  avait  épousé  la  char- 
mante et  très  admirée  fille  de  Michaelis.  Schleiermacher  savait  que 
la  mésintelligence  régnait  dans  le  ménage,  et  il  craignait  que  ses 
amis  ne  trouvassent  pas  chez  le  frère  aîné  un  asile  bien  assuré. 
Il  ne  s'était  pas  trompé;  à  peine  le  couple  fugitif  était-il  arrivé  à 
léna,  qu'Auguste-Guillaume  se  sépara  de  sa  jeune  femme  pour  la 

(1)  Ce  fut  en  deux  articles  parus  l'année  précédente,  1796,  dans  le  Deutschland  de 
Rcichardt,  l'un  intitulé  le  Nouvel  Orphée  et  dirigé  contre  Sclilosser,  le  beau-frère  de 
Goethe ,  le  second  sur  VAlmanach  des  Muses  de  Schiller.  Les  Xénies  des  deu\  poètes 
punirent  sévèrement  ces  attaques  du  jeune  audacieux.  Pourtant  Schlegel  était  encore 
alors  dans  la  période  d'admiration  en  ce  qui  concerne  Goethe  personnellement;  il  ne 
se  tourna  contre  lui  que  dix  ou  douze  ans  plus  tard  dans  les  Annales  d'Heidelberg. 


k7k  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

laisser  libre  de  donner  sa  main  à  l'illustre  Schelling.  Frédéric  et  Do- 
rothée furent  obligés  d'aller  chercher  un  refuge  ailleurs. 

H  Ce  sont  là,  disait  Schleiermacher,  de  malheureuses  complications 
qui  ont  leur  source  dans  la  contradiction  de  nos  lois  avec  nos  mœurs  et 
auxquelles  les  hommes  les  plus  vertueux  ne  peuvent  souvent  échapper... 
C'est  une  histoire  bien  malheureuse,  et  je  plains  de  toute  mon  âme  ces 
deux  amis,  qui  n'ont  à  supporter  tant  d'ennuis  et  de  chagrins  que  parce 
qu'ils  ont  agi  plus  simplement  et  plus  honnêtement  que  le  monde  n'a 
coutume  de  le  faire.  » 

Fichte  lui-même,  le  sévère  Fichte,  cette  personnification  de  l'im- 
pératif catégorique  du  maître  et  qui  se  trouvait  alors  à  Berlin  parce 
qu'il  avait  sacrifié  sa  position  d'Iéna  à  ses  opinions  et  à  sa  liberté, 
Fichte  écrivit  à  sa  femme,  qui  était  restée  à  léna,  pour  lui  recom- 
mander Dorothée  : 

u  Je  te  dois  et  je  dois  à  M"""  Veit  de  te  la  recommander  instamment. 
L'éloge  d'une  Juive  peut  paraître  étrange  dans  ma  bouche;  mais  cette 
femme  a  détruit  la  conviction  où  j'étais  que  rien  de  bon  ne  pouvait  venir 
de  cette  nation.  Elle  a  énormément  d'esprit  et  de  savoir,  avec  peu  ou 
point  d'éclat  extérieur.  11  y  a  en  même  temps  chez  elle  une  complète  ab- 
sence de  prétention  et  une  grande  bonté  de  cœur.  On  n'apprend  que  peu 
à  peu  à  l'aimer,  mais  alors  aussi  on  l'aime  de  tout  cœur.  J'espère  que 
vous  serez  amies.  Elle  n'est  point  mariée  avec  Frédéric  Schlegel  et  ne 
le  sera  probablement  jamais,  car  de  grands  obstacles  s'y  opposent;  mais 
elle  s'occupe  de  lui  avec  une  tendresse  touchante,  et  je  considère  ce 
choix  comme  le  plus  grand  bonheur  pour  Schlegel,  puisqu'il  est  le  Schle- 
gel qu'il  est.  Sans  doute  il  vous  sera  toujours  difficile  de  comprendre  les 
relations  où  elle  est  avec  lui;  mais  réfléchissez  qu'il  ne  dépend  point 
d'elle  d'y  rien  changer.  Schlegel  ne  peut  être  marié  à  elle  nulle  part,  à 
moins  qu'elle  ne  se  fasse  baptiser.  Abstraction  faite  de  l'odieux  de  cet 
acte  pour  une  personne  honnête  qui  possède  d'ailleurs  au  fond  du  cœur 
la  foi  de  tous  les  honnêtes  gens,  elle  a  encore  une  mère  et  des  parens 
à  qui,  par  cette  démarche,  elle  plongerait  le  poignard  dans  le  cœur.  » 

Ces  difficultés  cependant  furent  levées  :  Veit  se  conduisit  envers 
Dorothée  avec  la  plus  grande  noblesse.  Non-seulement  il  consentit 
au  divorce,  mais  encore  il  lui  laissa  ses  enfans,  lui  fit  une  pension, 
la  secourut  dans  la  misère  où  elle  allait  tomber  bientôt  après  son 
mariage  avec  Frédéric  Schlegel,  et  jusqu'en  1811,  lors  de  leur  sé- 
jour à  Vienne,  veilla  sur  la  mère  de  ses  enfans,  qui  devinrent  des 
hommes  fort  distingués  et  qui  restèrent  très  attachés  à  Dorothée.  La 
veuve  de  Moïse  Mendelssohn  avait  d'ailleurs  suivi  dans  la  tombe  le 
digne  philosophe,  et  rien  ne  s'opposait  plus  à  l'union  légale  des 
deux  amans.  Nous  ne  les  suivrons  pas  dans  leur  odyssée  à  léna, 


LA    SOCIÉTÉ    DE    BERLIN.  !l7b 

Weimar,  Dresde,  Paris,  Cologne,  Bonn  et  Vienne;  nous  ne  ferons 
point  l'histoire  de  leur  misère,  de  leur  constance,  de  leur  éclatante 
conversion.  Nous  les  retrouverons  plus  d'une  fois  encore  sur  notre 
chemin  :  Frédéric  portant  dans  la  foi  nouvelle  ses  habitudes  de  bo- 
hème et  d'épicurisme,  Dorothée  son  ardeur,  sa  sincérité,  son  exal- 
tation. Au  moment  où  nous  sommes  arrivés  (1799),  ils  mènent 
encore  à  Berlin  «  leur  existence  ennuyée  et  paresseuse,  »  —  le  mot 
est  de  Fichte,  —  et  ils  viennent  de  scandaliser  le  monde  des  lettres, 
comme  ils  ont  déjà  scandalisé  le  monde  bourgeois.  Bien  que  nous 
écartions  à  dessein  l'examen  des  systèmes  et  des  ouvrages  de  ce 
temps,  bien  que  nous  nous  bornions  autant  que  possible  à  l'étude 
de  la  société,  qui  n'a  pas  été  faite  encore,  il  faut  nous  arrêter  un 
instant  au  singulier  épisode  littéraire  qui  émut  l'Allemagne  en  1798, 
et  à  l'œuvre  bizarre  qui  fut  comme  le  programme  de  la  nouvelle 
école  poétique,  décidée  à  révolutionner  la  vie  et  les  lettres,  ou, 
comme  disait  Schlegel,  à  organiser  «  l'opposition  contre  la  légalité 
positive  et  l'honnêteté  conventionnelle.  » 

La  Liicùide,  —  tel  est  le  titre  de  l'étrange  roman  où  Fréd.  Schle- 
gel annonçait  le  message  nouveau,  —  n'est  autre  chose  qu'un  long 
dithyrambe  fort  ennuyeux  et  fort  pédantesque  en  l'honneur  des 
sens,  du  caprice  et  des  u  droits  de  l'individu.  )>  L'auteur  l'ap- 
pelle une  «  apologie  de  la  nature  et  de  l'innocence  sous  la  forme 
d'un  poème  cynico-sapphique.  »  Les  Allemands  ont  un  singulier 
besoin  de  justifier  devant  la  raison  chacun  de  leurs  actes,  et  de 
le  justifier  au  moyen  d'un  système.  De  là  cette  contradiction  sur- 
prenante d'une  nation  d'originaux ,  —  disons  d'individualités  pour 
ne  pas  prêter  à  l'équivoque,  —  qui  manque  totalement  de  spon- 
tanéité. M'""  de  Staël  s'étonnait  avec  raison  de  l'abondance  d'idées 
et  de  vues  qu'elle  rencontrait  en  Allemagne.  Grâce  à  une  dispo- 
sition naturelle  très  prononcée,  développée  encore  par  de  longues 
habitudes  de  dialectique,  l'Allemand  était  arrivé  à  une  sorte  de 
maestria  dans  l'usage  des  idées  abstraites.  Aussi  cette  souplesse  de 
gymnaste  imposait-elle  fort  aux  étrangers,  moins  habitués  à  se  ren- 
dre compte  de  chacun  de  leurs  mouvemens,  à  en  rechercher  les 
principes  et  à  les  mettre  en  système.  Cette  coutume  de  généraliser 
et  d'abstraire  a  fait  un  tort  singulier  à  l'imagination  créatrice  des 
Allemands,  qui  en  a  été  comme  paralysée.  Aujourd'hui  même  on 
citerait  à  peine  en  Allemagne  un  romancier  qui  consentit  ou  qui 
réussît  à  amuser  son  lecteur,  comme  le  font  des  centaines  d'au- 
teurs anglais  et  français;  il  est  rare  qu'on  y  trouve  un  peintre  qui 
ne  cherche  à  symboliser.  Pourtant  la  manie  d'édifier  des  théories 
ne  fut  jamais  poussée  plus  loin  qu'il  y  a  soixante  ans.  Il  n'y  avait 
donc  rien  d'étonnant  que  Frédéric  Schlegel  essayât  lourdement  de 
mettre  en  système  non-seulement  la  passion,  mais  encore  le  ca- 


h7Q  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

price  amoureux.  Il  est  moins  surprenant  encore  qu'à  force  de  se 
guinder  et  d'élever  sa  prétendue  passion  à  la  liauteur  d'un  prin- 
cipe, il  lui  ait  ôté  la  seule  chose  qui  pût  l'excuser  :  la  naïveté. 
Sans  doute  il  y  a  là  aussi,  tout  au  fond,  quelque  chose  de  meil- 
leur que  dans  la  passion  naïvement  grossière,  quelque  chose  qui 
tient  à  l'essence  même  de  la  nature  allemande  et  à  l'idéalisme  qui 
lui  est  propre.  Dès  que  la  sensualité  a  un  côté  esthétique,  pour 
parler  le  langage  transrhénan,  il  y  a  des  chances  pour  que  ce  côté 
l'ennoblisse  jusqu'à  un  certain  point,  qu'il  l'empêche  du  moins  de 
se  souiller.  Chaque  nation  apporte  ainsi  dans  l'amour,  comme  dans 
la  poésie  et  la  vie,  la  qualité  dominante  de  sa  nature  :  le  Français 
y  met  de  l'esprit  et  de  la  gaîté,  l'Anglais  le  sentiment  du  devoir  et 
la  gravité,  l'Italien  la  passion  et  la  jalousie  violente.  Le  sensualisme 
allemand,  —  même  celui  de  Fr.  Schlegel,  —  n'est  jamais  sans  un 
mélange  de  sentimantalité.  L'amour  de  l'Allemand  est  sérieux,  ré- 
fléchi, et  il  ne  va  pas  sans  une  bonne  dose  d'enthousiasme.  Or, 
dès  que  l'homme  s'imagine  être  dans  l'idéal,  fût-ce  à  tort,  la  réa- 
lité dans  laquelle  il  vit  prend  quelque  chose  d'idéal,  et  ce  quelque 
chose  fera  forcément  défaut  à  ceux  qui  ne  poursuivent  que  la  pas- 
sion ou  le  plaisir  «  sans  phrase.  »  De  là  aussi  je  ne  sais  quoi  d'im- 
pudique dans  l'amour  allemand  dont  l'étranger  se  choque  aisé- 
ment. Le  plaisir  et  la  passion  se  cachent,  car  ils  ont  conscience  de 
leur  illégitimité;  la  sentimentalité  aime  à  faire  montre  d'elle-même, 
à  s'étaler  en  public,  à  s'enorgueillir  de  sa  noblesse  idéalisLe. 

Ici  pourtant  le  manque  de  pudeur  passait  les  bornes.  Dorothée 
elle-même  se  plaignit.  Déjà  l'année  précédente  son  indiscret  amant 
avait  inutilement  blessé  sa  délicatesse  parmi  écrit  sur  l'idéal  fémi- 
nin et  sur  sa  Diolùna,  car  il  voulut  avoir  sa  Diotima  aussi  bien 
qu'Hemsterhuys  et  Hôlderlin,  11  y  avait  semblé  proposer  l'hétaïre 
grecque  comme  cette  femme  idéale!  Il  alla  bien  plus  loin  cette 
fois  que  dans  cette  première  attaque  contre  ((  la  fausse  pudeur,... 
fille  de  la  crainte  hypocrite,  compagne  d'une  intelligence  perver- 
tie et  de  mœurs  corrompues.  »  Dorothée  ne  put  retenir  un  cri  de 
douleur.  ((  Souvent  j'ai  Iroid  et  chaud  au  cœur,  dit-elle  à  Schleier- 
macher,  en  pensant  que  l'on  retourne  ainsi  le  dedans  {das  Ilercius- 
ivendcR  des  Inncrn).  Je  rougis  en  songeant  que  ce  qui  a  été  si  in- 
time, si  secret,  si  sacré,  est  livré  désormais  à  tous  les  curieux,  à 
tous  les  ennemis  !  »  La  Liicinde  dépassait  en  effet  tout  ce  que  le  sen- 
sualisme raisonneur  de  rAllemagne  avait  produit  jusqu'ici.  Ileinse 
lui-même  et  E.  Wagner  semblaient  réservés  à  côté  de  cet  évangile 
de  l'amour,  qui  simplement  divinisait  les  sens  sous  prétexte  de  com- 
battre les  préjugés.  Si  encore  le  romancier  savait  intéresser;  mais 
on  sent  qu'il  s'échauffe  à  froid,  et  que  l'auteur  n'a  pas  plus  de  pas- 
sion que  le  héros.  «  Même  l'effort  visible  d'être  immoral  ne  lui  réus- 


LA    SOCIÉTÉ    DE    BERLIN.  -477 

sit  pas,  dit  excellemment  un  historien  moderne;  c'est  la  frivolité 
affectée  d'un  pédant-né.  »  Rien  de  ])lus  froid,  de  plus  voulu  que  ces 
effusions  lyriques  en  l'honneur  de  la  nature,  de  l'amour,  de  l'oisi- 
veté, de  l'inconstance,  qui  se  prétendent  inspirées  par  ((  la  reli- 
giosité. »  Ces  paradoxes  ne  sont  pas  même  inventés  pour  excuser 
les  passions,  ils  sont  le  résultat  de  la  réflexion  qui  a  voulu  se  guin- 
der  pour  être  créatrice,  et  qui  n'arrive  qu'à  prouver  jusqu'à  l'évi- 
dence sa  complète  stérilité. 

((  Oh  !  enviable  liberté  de  préjugés  !  toi  aussi,  s'écrie  le  héros  en  s'adres- 
sant  à  l'héroïne,  rejette-les  tous  les  restes  d'ime  fausse  pudeur,  comme 
souvent  j'ai  semé  autour  de  nous  dans  une  belle  anarchie  tes  ennuyeux 
vêtemens!...  Tous  les  mystères  de  la  folie  féminine  et  de  la  joie  de 
l'homme  semblaient  planer  et  folâtrer  autour  de  nous...  Nous  nous  em- 
brassions avec  autant  de  volupté  que  de  religion.  Je  te  priais  de  te  lais- 
ser aller  à  la  fureur,  et  je  te  suppliais  d'être  insatiable.  Et  pourtant 
j'écoutais  avec  une  froide  réflexion!...  Il  suffit  d'une  seule  combinai- 
son audacieuse  pour  nous  élever  au-dessus  de  tous  les  préjugés  de  la 
civilisation  et  des  conventions  sociales,  et  pour  nous  retrouver  d'un  coup 
à  l'état  d'innocence  et  dans  le  sein  de  la  nature...  Oh!  oisiveté,  tu  es 
l'air  vital  de  l'innocence  et  de  l'enthousiasme!  C'est  toi  que  respirent 
les  bienheureux,  et  bienheureux  est  qui  te  possède  et  te  choie,  ô  sacré 
joyau!  fragment  unique  de  la  similitude  divine  qui  nous  es  resté  du 
paradis!.,.  Sous  tous  les  climats,  c'est  le  droit  de  l'oisiveté  qui  distingue 
les  grands  du  vulgaire,  et  qui  est  le  vrai  principe  de  la  noblesse...  Les 
temps  sont  venus,  l'essence  intime  de  la  divinité  peut  être  révélée  et 
montrée;  tous  les  mystères  peuvent  se  dévoiler,  et  la  crainte  cessera. 
Initie-toi,  et  annonce  que  la  nature  seule  est  digne  de  respect,  et  la 
santé  seule  aimable!  » 

On  hésite  avant  d'oser  citer  pareilles  extravagances,  qui  pourtant 
sont  moins  choquantes  encore  que  certaine  «  fantaisie  dithyram- 
bique sur  la  plus  belle  des  situations,  »  que  d'autres  «  aveux  d'un 
maladroit,  »  que  les  «  années  d'apprentissage  de  la  virilité.  »  Et  ces 
belles  théories  furent  continuées  dans  des  vers  aussi  lourds  de  forme 
que  de  pensée,  car  la  muse  n'avait  point  souri  à  Frédéric. 

!(  Jurons-nous  gaîment,  en  nous  embrassant,  infidélité  éternelle!  — 
Partout  où  des  charmes  nous  attirent,  goûtons-les!  —  Et  pour  exaucer 
avec  sollicitude  tous  les  désirs  de  notre  petite  âme,  —  cherchons  des 
joies  légères  dans  le  beau  changement!  —  Et  si  le  méchant  sérieux 
vient  troubler  nos  jeux,  —  maudissons  la  longue  et  pâle  monotonie.  — 
De  la  sorte,  nous  vivrons  de  plus  en  plus  libres,  —  jusqu'à  ce  que,  di- 
vinement légers,  nous  flottions  dans  les  airs!  » 

Il  n'y  a  pas  de  spectacle  plus  pénible  qu'un  pédant  qui  fait  le 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lovelace,  si  ce  n'est  celui  de  l'impuissance  poétique  se  complaisant 
dans  la  peinture  de  la  passion,  et  ce  fut  le  cas  de  Frédéric  Schlegel 
plus  que  de  tout  autre.  Varnhagen  a  trouvé  admirablement,  comme 
toujours,  la  source  de  cette  impression  pénible  que  nous  laisse  le 
chef  de  l'école  nouvelle  :  c'est  «  la  disproportion  entre  une  trop 
grande  sensualité  et  une  force  créatrice  insuffisante.  »  Et  pourtant 
le  même  juge  a  su  être  plus  juste  qu'on  ne  l'est  généralement  au- 
jourd'hui pour  le  critique  égaré  sur  un  terrain  qui  n'était  pas  le 
sien.  «  C'était  une  nature  toute  composée  de  contradictions,  dit-il 
de  lui,  de  complications,  d'étrangetés,  de  cachettes  et  d'irrégula- 
rités de  tout  geni-e,  où  les  revenans,  les  démons  et  les  génies  se 
mêlaient  en  un  bourdonnement  confus.  »  On  ne  saurait  mieux  dire; 
mais,  quoi  qu'on  puisse  penser  de  cet  éternel  bohème,  il  est  cer- 
tain qu'on  préférera  toujours  îcs  Liaisons  dangereuses  aux  élucu- 
brations  prétendues  poétiques  de  son  impuissance  surexcitée.  Il 
semble  qu'on  n'avoue  pas  volontiers  les  avoir  lues,  moins  encore  les 
avoir  lues  avec  bonheui-.  Que  dire  de  Schleiermacher  et  de  ses  amies, 
qui  se  mirent  à  écrire  des  commentaires  sur  ces  aberrations,  car  il 
est  certain  que  VEléonore  des  Lettres  intimes  sur  Lueindc  ne  fut 
autre  qu'Éléonore  de  Grunow,  et  il  est  probable  que  Caroline  fut  le 
nom  de  guerre  d'Henriette  Herz,  qui  osa  revendiquer  en  quelque 
sorte  la  maternité  de  ces  lettres  en  se  vantant  encore  neuf  ans  plus 
tard  à  Varnhagen  de  les  avoir  inspirées?  Rien  de  plus  curieux  que 
cette  correspondance  entre  trois  femmes  du  monde  et  un  ministre 
de  l'Évangile,  lequel  propose  «  de  déporter  en  Angleterre  toutes  les 
prudes,  »  tandis  que  l'une  des  amies  lui  répond  que  cette  menace 
est  inutile  à  son  égard,  puisqu'elle  partage  absolument  sa  façon  de 
penser  sur  la  pruderie.  Elle  le  montre  en  effet  quelques  lignes  plus 
bas,  où  elle  trouve  «  fort  sot  que  dans  la  plupart  des  romans  on  at- 
tache un  si  grand  prix  à  la  conservation  de  la  chasteté  avanl;  le  ma- 
riage !  ))  C'est  sur  ce  ton  que  les  quatre  correspondans  commentent 
«  cet  ouvrage  grave,  digne  et  vertueux  »  qui  s'appelle  Lucinde! 

Ces  doctrines-là  n'eussent  point  été  dangereuses,  si  elles  avaient 
été  isolées,  si  elles  n'avaient  exercé  aucune  action  sur  la  vie  réelle; 
mais  on  a  pu  voir  que  la  paix  des  familles  souffrit  de  ces  théories, 
qui  très  souvent  furent  des  motifs  de  séparation  bien  plus  puissans 
que  la  passion  et  l'affection  réelles.  Schleiermacher  avait  proposé 
u  de  faire  des  échanges  »  pour  mieux  assortir  les  ménages;  Fr. 
Schlegel  alla  plus  loin.  «  Presque  tous  les  mariages  ne  sont  que" des 
concubinats,  disait-il  crûment,  mariages  de  la  main  gauche  ou  plu- 
tôt essais  provisoires  du  vrai  mariage,  »  et  il  proposait  u  le  carré  du 
cercle  »  en  demandant  brutalement  ce  que  l'on  pourrait  bien  objec- 
ter à  «  un  mariage  à  quatre.  »  La  société  allemande  ne  le  suivit  pas 
tout  à  fait  jusque-là;  mais  on  ne  saurait  nier  que  les  liens  de  la 


LA    SOCIÉTÉ  DE    BERLIN.  479 

famille  ne  fussent  fortement  ébranlés  par  les  divorces  nombreux  qui 
venaient  souvent  sans  doute  dénouer  des  unions  mal  assorties,  mais 
qui  plus  souvent  encore  tranchaient,  sons  le  coup  d'un  simple  ca- 
price ou  d'une  humeur  du  moment,  des  Hœuds  qui  auraient  pu 
braver  le  temps,  que  parfois  même  on  aurait  voulu  renouer.  On 
aurait  grand  tort  assurément  de  juger  des  Allemands  et  des  pro- 
testans  d'après  la  mesure  qu'on  a  coutume  d'appliquer  à  des  Fran- 
çais et  à  des  catholiques.  L'époque  dont  nous  parlons  fut  d'ailleurs 
le  moment  d'une  profonde  crise  morale  aussi  bien  que  politique 
pour  l'Allemagne  entière.  Enfin  l'amour  de  la  vérité  qui  possède  les 
Allemands  était  pour  beaucoup  dans  cette  impatience  avec  laquelle 
on  supportait  des  unions  légales  que  l'affection  véritable  ne  sancti- 
fiait plus.  Il  n'en  est  pas  moins  incontestable  C[u'aucune  société  ne 
saurait  vivre  longtemps  avec  de  telles  théories  et  une  pareille  pra- 
tique en  matière  conjugale;  il  est  certain  aussi  que  l'Allemagne  les 
répudia  bientôt,  et  que  plus  tard  elle  accusa  ces  orgies  de  l'ima- 
gination malade  et  de  «  l'idéalisme  appliqué,  »  autant  au  moins 
que  les  désordres  de  la  chose  publique,  de  la  terrible  catastrophe 
de  1806. 

IV. 

L'absence  de  Frédéric  Schlegel  fit  un  grand  vide  sinon  dans  la 
société  de  Berlin ,  du  moins  dans  le  cercle  qui  se  réunissait  autour 
d'Henriette  Herz  et  de  Schleiermacher.  Pour  celui-ci,  qui  s'était  tou- 
jours laissé  dominer  par  Frédéric,  ce  fut  un  grand  bien.  Il  ne  devint 
vraiment  lui-même  qu'à  partir  de  ce  moment.  Les  impressions  de 
sa  première  éducation  religieuse  se  ravivèrent;  le  fond  protestant 
de  sa  nature  se  réveilla,  et  le  dialecticien  rationaliste  c[ui  dominait 
en  lui  l'emporta  définitivement  sur  le  mysticjue  sensuel  qui  pour  lui 
n'avait  jamais  pu  être  qu'un  rôle.  Son  ami  ne  lui  pardonna  pas  ce 
revirement,  cette  «  félonie.  »  Il  vit  en  lui  un  apostat i  il  prétendit 
avoir  toujours  pressenti  cette  intolérance  protestante  que  Schleier- 
macher manifestait  maintenant  à  l'égard  du  catholicisme  d'amateur 
et  d'artiste  cjui  avait  remplacé  chez  l'auteur  de  Lminde  la  religion 
de  la  chair.  11  alla  jusqu'à  l'accuser  de  cruauté  huguenote,  et  le 
déclarait  capable  de  faire  envers  les  romantiques  christianisans 
ce  que  Calvin  avait  fait  de  Servet.  «  Sans  doute,  ajoutait-il,  je  ne 
prends  pas  ces  mots  au  pied  de  la  lettre.  Dresser  un  bûcher,  brûler 
les  gens,  voilà  des  choses  que  Schleiermacher  n'approuverait  ja- 
mais; mais  chauffer  légèrement  un  homme  f{ui  ne  pense  pas  comme 
lui,  afin  qu'il  se  convertisse,  le  roussir  un  tant  soit  peu,  voilà  à  quoi 
mon''petit  ami,  — je  le  connais  très  bien,  —  ne  saurait  refuser  sa 
voix.  »  Il  est  évident  que  c'est  Schlegel  qui  est  ici  l'intolérant.  Il 


hSO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'admettait  pas  la  contradiction,  et  certaines  habitudes  de  polé- 
miste contractées  par  Schleiermacher,  ce  que  Varnhagen  appelait 
son  ((  poivre  dialectique,  »  lui  donnèrent  le  change  sur  cette  âme 
inolTensive  qu'il  n'avait  jamais  comprise.  Schleiermacher  pouvait 
en  effet  blesser  sans  le  vouloir,  mais  il  s'empressait  de  panser  ces 
blessures  dès  qu'il  s'en  apercevait.  Son  esprit,  a-t-on  dit,  était 
une  machine  à  mille  tranchans  qui  répandait  le  sang  rien  qu'en 
fonctionnant  et  sans  en  avoir  conscience,  et  c'est  encore  Varnhagen 
qui  l'a  comparé  à  un  joueur  d'échecs  acharné  à  sa  partie,  oublieux 
de  l'enjeu  comme  du  partenaire.  Il  eût  fallu  ajouter  que,  dès  que  ce 
joueur  passionné  quittait  l'échiquier,  il  redevenait  pour  son  adver- 
saire de  tout  à  l'heure  l'ami  le  plus  dévoué  et  le  plus  fidèle.  Cette 
fois-ci  encore,  vis-à-vis  des  accusations  de  Frédéric  Schlegel,  il  se 
tut,  un  peu  par  amour  de  la  paix,  beaucoup  par  piété  et  par  res- 
pect pour  une  amitié  qui,  à  ses  yeux,  avait  eu  un  caractère  sacré. 
On  sait  qu'il  devint  dans  la  suite  non-seulement  le  premier  orateur 
évangélique  de  l'Allemagne,  —  on  l'appelait  le  Massillon  allemand, 
—  mais  encore  une  des  colonnes  du  protestantisme  libéral  en  Prusse. 
Le  départ  de  Schlegel  avec  Dorothée,  qui  allait  être  pour  le  cri- 
tique insouciant  une  mère  et  une  sœur  en  même  temps  qu'une 
épouse  dévouée,  prête  à  l'admirer  toujours,  à  l'inspirer  souvent,  — 
le  départ  de  Schlegel,  dis-je,  fut  bientôt  suivi  d'un  autre  événement 
qui  troubla  plus  profondément  encore  le  petit  cénacle  dont  Hen- 
riette Herz  était  le  centre.  En  janvier  1803,  le  docteur  Marcus  Herz 
mourut.  Ce  mariage  n'avait  point  été  une  de  ces  unions  idéales 
comme  on  les  rêvait  alors,  et  il  n'eut  tenu  qu'à  Henriette  de  se 
sentir  aussi  malheureuse  que  Dorothée  Veit.  — Son  bon  sens,  le 
calme  aussi  de  sa  nature,  son  respect  des  conventions  surtout, 
l'empêchèrent  toujours  de  se  poser  en  victime  :  ce  fut  un  mariage 
presque  français,  si  j'ose  ainsi  dire,  conclu,  non  point  par  spécula- 
tion, mais  par  raison  et  sans  grande  passion,  subsistant  par  l'amitié 
et  par  une  estime  réciproque,  se  consolidant  par  l'association  des 
intérêts  et  la  communauté  des  habitudes  plutôt  que  par  l'union 
complète  des  âmes.  xVussi  ce  mariage  parut-il  toujours  quelque 
chose  d'énigmatique  à  Schleiermacher,  qui  ne  comprenait  pas  une 
chose  aussi  simple.  «  Les  rapports  de  Herz  avec  toi  et  avec  ta  vie, 
écrivit-il  à  Henriette  au  lendemain  de  la  mort  de  Marcus,  étaient 
bien  complexes  et  miraculeusement  enchevêtrés.  »  Elle-même  se 
prononça  sur  ce  mariage  longtemps  après,  alors  qu'elle  était  déjà 
devenue  chrétienne,  et  elle  le  fit  avec  beaucoup  de  justesse,  sinon 
sans  un  grain  de  prétention  idéaliste  qui  déplaît  chez  elle,  parce 
qu'il  n'est  point  naïf  comme  chez  Dorothée  Veit  ou  chez  Rahel  : 

«  J3  puis  appeler  mon  mariage  une  union  heureuse,  sinon  un  mariage 


LA    SOCIÉTÉ    DE    BERLIX.  A81 

heureux.  Le  mariage  ne  constituait  pas  pour  Marcus  le  centre  de  son 
existence.  De  plus  le  nôtre  ne  fut  point  béni  par  des  enfans.  Si  ce  bon- 
heur m'avait  été  accordé,  je  sais  que  je  serais  devenue  une  bonne  mère, 
comme  j'ai  été  une  bonne  épouse,  car  je  puis  me  donner  ce  témoignage 
que  j'ai  rendu  mon  mari  aussi  heureux  qu'une  femme  pouvait  le  faire.» 

Borne,  alors  âgé  (^e  dix-huit  ans  et  qui  se  trouvait  en  pension 
chez  Marcus  Herz,  son  coreligionnaire,  —  les  Israélites  allemands 
formaient  plus  encore  en  ce  temps  qu'aujourd'hui  une  grande  franc- 
maçonnerie,  —  Borne  atteste  dans  ses  lettres  l'exactitude  de  ces 
mots  d'Henriette.  Ces  lettres  (1802  à  1807),  pour  le  dire  en  pas- 
sant, ne  nous  donnent  guère  une  idée  avantageuse  de  celui  qui  dut 
être  un  jour  le  porti-drapeau  du  radicalisme  allemand.  Déjà  on  y 
découvre  l'amertume  de  cet  esprit,  aigri  à  dix-huit  ans,  et  qui  s'ai- 
grit de  plus  en  plis;  déjà  on  y  entend  le  rire  strident,  le  goût  de  la 
critique,  le  mot  blessant,  l'esprit  de  négation,  qui  lui  valurent  sa 
grande  réputation  de  polémiste.  Comme  l'ennemi  puritain  d'Henri 
Heine,  le  vertueux  républicain,  l'incorruptible  jacobin  paraît  dès  lors 
inférieur  à  son  heureux  rival,  qui  avait  reçu  d'une  bonne  fée  le  don 
de  la  poésie  pour  adoucir  et  arrondir  toutes  les  duretés  de  sa  verve, 
tous  les  angles  de  son  esprit  satirique!  Je  sais  bien  qu'il  est  injuste 
de  juger  des  hommes,  même  moralement,  d'après  les  opinions 
de  leur  première  j'unesse,  et  je  pardonne  certainement  à  Borne 
l'étalage  des  grands  principes  dont  il  se  pare  déjà  dans  ces  lettres 
d'adolescent;  mais  quand  je  vois  à  chaque  page  percer  cette  vanité 
sourde  d'un  enfant  qui,  au  lieu  d'admirer  et  d'aimer  toutes  les  gran- 
deurs intellectuelles  dont  il  est  entouré,  les  fuit,  de  crainte  d'en  être 
écrasé  ou  obscurci,  quand  j'aperçois  chez  un  jeune  homme  de  dix- 
huit  ans  l'esprit  de  dénigrement  aussi  développé  et  une  absence 
aussi  complète  d'enthousiasme,  je  ne  puis  me  défendre  de  la  pensée 
que  la  vanité  bhss^e  et  l'envie  entrèrent  pour  beaucoup  et  dans 
l'opposition  de  l'homme  et  dans  son  enthousiasme  radical,  et  jusque 
dans  cette  antipath'e  pour  l'Allemagne  qu'il  affichait  en  oubliant 
qu'après  tout  l'Allemagne  était  sa  patrie,  à  moins  qu'on  ne  conteste 
toute  patrie  à  l'Israélite  allemand. 

Les  premières  lettres  du  jeune  Borne  sont  écrites  à  Berlin,  dans 
la  maison  même  d'Henriette,  et  nous  révèlent  la  passion  insensée 
du  collégien  pour  la  belle  Ilofrdlhin  (conseillère  aulique)  qui  avait 
bien  vingt  ans  de  plus  que  lui.  Cette  passion  fut  très  réelle  et  plus 
qu'une  émotion  à  la  Chérubin.  Deux  fois  il  essaya  de  s'empoisonner 
de  désespoir,  et  Henriette  fut  obligée  à  la  fin,  après  l'avoir  vaine- 
ment grondé,  de  le  renvoyer  pour  le  guérir.  Peut-être  eût-elle 
mieux  fait  de  ne  pas  encourager,  comme  elle  fit  tout  d'abord ,  les 

TOME  LXXXVI.  —   1870.  31 


iî82  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

premiers  commencemens  de  cette  folle  passion.  A  Halle,  où  il  alla 
étudier  la  médecine,  et  d'où  la  plus  grande  partie  de  sa  correspon- 
dance et  de  son  journal  est  datée,  il  retrouva  bientôt  Schleierma- 
cher,  qui  y  avait  été  appelé  comme  professeur  de  théologie.  Le 
nouveau  professeur  fut  peu  édifié,  il  faut  le  dire,  du  jeune  pares- 
seux que  sa  chère  Henriette  lui  avait  si  chaudement  recommandé, 
et  l'étudiant  ne  semble  guère  s'être  soucié  de  ce  mentor  incommode. 

On  voit  que  la  maison  d'Henriette  se  dépeuple  de  plus  en  plus. 
Malheureusement  la  pauvreté  y  entra  au  moment  où  l'amitié,  qui 
aurait  pu  la  rendre  moins  pénible,  en  sortait.  Marcus  Herz,  qui  avait 
eu  des  revenus  considérables,  ne  laissait  presque  rien,  et  Henriette 
fut  obligée  de  tirer  argent  de  son  savoir.  Le  comte  de  Dohna-Sehlo- 
bitten,  l'ancien  élève  de  SchJeiermacher,  offrit  bien  à  la  veuve  sa 
main  et  sa  grande  fortune,  mais  elle  refusa,  probablement  pour  ne 
point  chagriner  sa  vieille  mère  par  une  conversion  qui  aurait  été 
nécessaire  et  elle  se  mit  à  donner  des  leçons  de  français,  d'anglais, 
d'italien.  C'est  à  cette  occasion  qu'elle  connut  la  mère  de  M'"^  de  Dino, 
la  belle  et  noble  duchesse  de  Gourlande,  qui  devint  pour  elle  tme 
véritable  amie.  C'est  le  spirituel  et  galant  prince  Louis-Ferdinand, 
le  cousin  du  roi,  qui  présenta  Henriette,  qu'il  avait  souvent  vue  chez 
Rah3l,  à  M'"*  de  Courlande.  «  Regardez  bien  cette  femme,  avait-il  dit 
à  la  duchess3,  elle  n'a  jamais  été  aimée  comme  elle  l'eût  mérité.  » 
Ce  fut  encore  le  prince  Louis  qui  recommanda  Henriette  à  la  reine, 
alors  qu'il  s'agit  de  donner  une  gouvernante  à  la  princesse  Char- 
lotte (depuis  impératrice  de  Russie,  femme  de  Nicolas).  La  veuve 
de  Marcus  Herz,  aussi  digne  vis-à-vis  de  la  cour  que  vis-à-vis  de 
son  jeune  amant,  refusa  cette  brillante  position,  toujours  afin  de 
n'être  pas  obligée  de  changer  de  religion  et  d'affliger  ainsi  une  mère 
profondément  attachée  au  culte  mosaïque.  Nous  verrons  cependant 
qu'Henriette  se  convertit  plus  tard,  tout  spontanément  et  dans  des 
conditions  très  particulières.  En  1803,  le  moment  des  conversions 
éclatantes  qui  marquèrent  les  dernières  années  de  l'empire  n'était 
pas  venu  encore. 

La  duchesse  de  Courlande,  chez  laquelle  Henriette  continua  de 
voir  le  monde  élégant  et  lettré  qu'elle  ne  pouvait  plus  recevoir  chez 
elle,  était  une  des  premières  grandes  dames  chrétiennes  de  Berlin 
qui  réagit  contre  la  séparation  des  classes,  déjà  un  peu  effacée 
parmi  les  hommes,  et  qui  osa  disputer  aux  riches  Juives  le  droit 
d'accueillir  et  de  patronner  le  talent.  Son  exemple  fut  bientôt  suivi, 
et  l'aristocratie  prussienne  mit  autant  d'amour-propre  à  se  distin- 
guer par  l'esprit  et  par  la  culture  de  l'esprit  que  naguère  elle  en 
avait  mis  à  étudier  la  science  héraldique.  Le  salon  de  M'""  de  Cour- 
lande réunissait  toutes  les  classes  de  la  société,  et  les  distinctions 
religieuses  y  étaient  entièrement  inconnues.  Juifs  et  chrétiens,  sa- 


LA    SOCIÉTÉ    DE    BERLIiX.  -483 

vans  et  grands  seigneurs,  grandes  dames  et  comédiennes,  tout  cela 
s'y  rencontrait,  s'y  confondait,  car  la  duchasse  s'attachait  à  placer 
ses  hôtes  à  une  douzaine  de  petites  tables  séparées  où  il  fallait  bien 
que  les  grandes  dames  fissent  bonne  mine  aux  convives  roturières 
avec  lesquelles  l'habile  maîtresse  de  maison  savait  les  mêler.  Cet 
exemple  fut  contagieux  et  eut  d'excellens  résultats  pour  le  rappro- 
chement des  classes.  Et  cette  fusion  était  bien  réelle;  les  nombreux 
mariages  qxii  £-9  nouèrent  là,  et  qui,  autrefois  ou  plus  tard,  eussent 
passé  pour  des  mésalliances  choquantes  ou  des  scandales,  en  sont 
la  meilleure  preuve.  C'est  dans  cette  maison  que  se  rencontrèrent 
Rahel  et  le  prince  Louis-Ferdinand,  M'""  de  Staël  et  Auguste-Guil- 
laume de  Schlegel,  qui  avait  remplacé  son  frère  à  Berlin,  la  princesse 
de  Radziwill,  sœur  du  prince  Louis-Ferdinand,  et  Jean  de  Millier,  le 
célèbre  historien,  —  M'"*^  de  Genlis  et  le  comte  de  Tilly,  ami  de  Mi- 
rabeau, —  Genelli,  le  peintre,  et  Gualtieri,  l'humoriste,  —  Frédé- 
ric de  Gentz,  la  plus  puissante  plume  de  publiciste  que  l'Allemagne 
ait  jamais  eue,  et  Guillaume  de  Humboldt,  le  diplomate  philosophe; 
en  un  mot,  tout  ce  que  B  jrlin  comptait  de  distingué  par  l'esprit. 

L'apparition  la  plus  brillante  cependant  dans  ce  brillant  salon 
resta  toujours  la  charmante,  l'aimable  duchesse  elle-même.  Toute 
jeune  encore,  —  elle  était  née  dans  la  même  année  qu'Henriette,  en 
1760,  onze  ans  avant  Rahel,  —  la  belle  Dorothée  avait  frappé  tout 
le  monde  par  son  enjouement,  son  bon  sens,  sa  grâce  irrésis- 
tible, et  ces  trois  qualités  se  déployèrent  dans  tout  leur  jour  ur.e 
fois  qu'elle  occupa  la  haute  position  à  laquelle  elle  ne  semblait 
guère  destinée.  Le  duc  de  Courlande,  déjà  deux  fois  divorcé,  épousa 
en  troisièmes  noces  la  jeune  comtesse  de  Medem,  et  s'en  trouva  fort 
bien  à  tous  égards.  Ce  fut  elle,  «  née  pour  régner,  »  dit  un  con- 
temporain, qui  rétablit  l'ordre  dans  la  fortune  mal  administrée  de 
son  mari,  qui  réorganisa  d'une  main  ferme  et  délicate  à  la  fois  les 
affaires  du  duché,  alors  encore  indépendant,  absorbé  plus  tard  par 
la  Russie,  comme  l'on  sait.  Dorothée  vécut  depuis  alternativement 
à  Berlin  et  cà  Vienne,  où  elle  fut  la  providence  des  pauvres  et  l'idole 
de  la  société  élégante.  On  trouvait  souvent  auprès  d'elle  sa  sœur 
aînée,  Elisa  de  Recke,  qui  formait  avec  sa  cadette  le  contraste  le 
plus  singulier.  D'une  beauté  imposante,  d'une  imagination  chaleu- 
reuse, sentimentale  et  crédule,  autant  que  sa  sœur  était  gracieuse, 
sensée  et  enjouée,  Elisa  avait  été  mariée  à  quinze  ans,  avait  obtenu 
son  divorce  à  vingt-deux  ans,  et  continuait  à  vivre  dans  les  meil- 
leurs termes  d'amitié  avec  son  mari.  Elle  perdit  sa  fortune,  et  se 
voyait  réduite  à  l'hospitalité  de  sa  sœur,  lorsque  son  ouvrage  sur 
Cagliostro  attira  l'attention  de  Catherine  II,  qui  lui  fit  une  pension 
pour  la  récompenser  de  cet  acte  de  courage  et  de  ce  service  rendu 
(1  à  la  raison.  » 


484  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Élisa,  qui  fournit  aussi  à  Schiller  beaucoup  de  détails  pour  son 
Visionnaire,  avait  ('té  en  effet  très  liée  avec  Cagliostro,  lequel  avait 
fondé  en  Courlande  une  «  loge  des  dames.  »  Elle  avait  été  complète- 
ment dupe,  elle  était  même  devenue  un  des  principaux  membres  de 
sa  loge,  et  tandis  que  la  jeune  Dorothée  fuynit  les  ennuyeux  dis- 
cours du  thaumaturge,  l'exaltée  Elisa  en  savourait  chaque  parole. 
Elli  ne  tarda  pourtant  pas  à  découvrir  la  friponnerie  du  maître  et  en 
fut  révoltée.  A  Berlin,  Nicolaï  entreprit  de  la  guérir  complètement  de 
son  mysticisme,  et  y  réussit  à  merveille.  Le  livre  des  révélations  sur 
Cagliostro  fut  le  résultat  de  ce  traitement  rationaliste.  Il  la  brouilla 
à  jamais  avec  ses  deux  nobles  et  mystiques  compatriotes,  la  prin- 
cesse de  Galitzin,  la  Diotima  d'Hemsterhuys,  qui  faisait  alors  en 
Westphalie  son  métier  d'apôtre  en  jupon,  et  la  jeune  M"""  de  Krûde- 
ner,  l'auteur  de  Valérie^  la  titanide  de  Jean-Paul,  séparée  de  son 
mari  comme  Elisa  elle-même.  Celle-ci  s'attacha  depuis  lors  Tiedge, 
le  séraphique  poète  d' Urania,  lequel  la  suivit  dans  ses  longs  voyages 
d'Italie,  s'enivrant  avec  elle  de  poésie  nuageuse  et  de  clair  de  lune, 
tout  en  faisant,  pour  varier  les  distractions,  une  cour  moins  éthérée 
à  la  femme  de  chambre  de  sa  muse. 

La  fantaisie,  on  le  voit,  fut  la  seule  souveraine  reconnue  de  cette 
société  étrange,  qui  prétendait  inaugurer  le  règne  de  la  tolérance 
sociale.  Le  monde  de  la  cour,  celui  de  la  bourgeoisie  surtout,  pou- 
vaient avoir  des  allures  un  peu  différentes;  les  principes  qui  les 
dominaient  furent  les  mêmes,  si  toutefois  il  est  permis  de  parler  de 
principes  à  une  époque  de  transition  et  dans  un  monc'e  qui  professe 
une  liberté  aussi  grande,  une  aussi  complète  absence  de  préjugés. 
Préjugés  de  naissance,  de  religion,  de  convenance  sociale,  tout  cela 
semblait  en  effet  avoir  disparu,  et  tout  cJa  pourtant  devait  re- 
paraître, car  aucune  société  ne  peut  vivre  sans  préjugés.  J'ai  dit  que 
le.s  années  de  1789  à  1815  furent  une  crise  pour  l'Allemagne  aussi 
bien  que  pour  la  France,  —  une  crise  politique  et  nationale,  tout  le 
monde  le  sait,  une  crise  littéraire  et  philosophique,  personne  ne 
l'ignore;  mais  ce  fut  aussi  une  crise  morale,  et  c'est  à  le  prouver  que 
s'appliquent  surtout  ces  pages.  Oui,  l'Allemagne  était  hors  de  ses 
gonds.  L'ancienne  société  était  dissoute;  un  roi  libertin  et  dévot  à  la 
fois  venait  de  fouler  aux  pieds  toutes  les  traditions  de  cette  maison 
de  Brandebourg,  qui  seule  avait  su  résister  aux  dangereux  exem- 
ples de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV,  si  follement,  si  servilement  copiés 
par  tous  les  princes  d'Allemagne.  La  religion  positive  elle-même 
n'existait  plus,  ni  pour  les  classes  élevées,  qui  étaient  allées  ave;: 
Frédéric  II  à  l'école  des  encyclopédistes,  ni  pour  les  classes  lettrées, 
chez  lesquelles  le  piétisme  et  la  religion  de  sentiment  d'abord,  le 
rationalisme  ensuite,  avaient  détruit  l'ancieme  orthodoxie.  Une  re- 
ligion nouvelle  allait  se  fonder,  mais  elle  n'existait  pas  encore  au 


LA    SOCIÉTÉ    DE    BERLIN.  /l85 

moment  dont  je  parle.  Des  systèmes  ingénieux,  des  principes  à  l'es- 
sai, des  dogmes  improvisés,  tenaient  lieu  de  la  boussole  qui  man- 
quait, et  ils  égaraient  plus  souvent  qu'ils  ne  guidaient  une  généra- 
tion afTolée  qui  marchait  à  tâtons  au  milieu  des  ruines.  Il  fallut  du 
temps  avant  que  l'ensemble  de  doctrines,  le  nouveau  code  social  et 
religieux  de  l'Allemagne,  ce  nouvel  édifice  dont  Kant  a  jeté  les  fon- 
demens,  que  Goethe  et  Schiller  ont  élevé,  fût  debout.  Une  fois  de- 
bout, il  se  montra  solide  et  à  l'épreuve  du  feu;  on  le  vit  bien  en 
1813.  Les  hommes  qui  régénérèrent  l'Allemagne  et  qui  la  délivrèrent 
s'étaient  tous  assis,  à  peu  d'exceptions  près,  aux  pieds  du  sage  de 
Kœnigsberg;  ils  avaient  répété  tout  jeunes  les  vers  enthousiastes  de 
Schiller,  et  le  credo  humain  et  tolérant  qui  a  mis  la  religion  du 
cœur  à  la  place  de  la  religion  du  dogme,  la  morale  de  conscience  à 
la  place  de  la  morale  de  convention,  est  resté  jusqu'cà  nos  jours  la 
profession  de  foi  de  l'immense  majorité  des  Allemands. 

Quant  au  mariage  en  pv^rticulier,  la  société  allemande  semble 
également  rentrée  dans  la  vérité  et  la  justice.  Elle  est  devenue  plus 
rigoureuse  pour  la  rupture  de  l'union  conjugale;  elle  n'a  point  re- 
noncé au  divorce.  Elle  ne  l'aurait  pu.  La  race  germanique  voit  en 
effet  dans  le  mariage  moins  une  association  qui  a  pour  résultat  l'af- 
fection qu'une  affection  dont  la  conséquence  est  une  association. 
D'ailleurs,  même  au  début  de  ce  siècle,  le  divorce  ne  fut  une  chose 
admise  que  dans  la  noblesse  et  dans  les  ménages  Israélites.  Là,  le 
contraste  entre  les  principes  nouveaux  et  les  mœurs  traditionnelles 
devait  l'amener  forcément.  Les  parens  mariaient  leurs  enfans  «  à  la 
française,  »  comme  on  dit  en  Allemagne,  c'est-à-dire  en  consultant 
la  raison  et  les  convenances  sociales  plus  que  les  sympathies  per- 
sonnelles, e:  ils  oubliaient  de  les  prémunir  contre  les  idées  alle- 
mandes, qui  n'admettent  que  le  mariage  d'inclination.  Henriette 
Herz  protesta  vivement  dans  sa  vieillesse  contre  le  reproche  d'im- 
moralité que  l'on  faisait  si  souvent  à  l'époque  où  elle  avait  été  jeune. 
Selon  elle,  les  nombreuses  séparations  dont  on  parlait  en  ce  temps 
ne  prouvent  nullement  qu'on  méconnût  la  sainteté  du  mariage  : 

«  On  n'admettait,  dit-elle,  comme  vrai  mariage,  que  celui  où  l'es- 
prit et  le  cœur  des  deux  époux  trouvaient  une  satisfaction  complète. 
Dès  que  ce  lien  moral  n'existait  plus,  les  rapports  conjugaux  étaient 
considérés  comme  profanant  la  sainteté  du  mariage,  comme  un  concu- 
binat.  Conséquence  nécessaire  de  cette  manière  de  voir,  la  séparation 
d'un  pareil  lien  purement  extérieur  était  regardée  comme  un  bienfait, 
bien  plus,  comme  une  nécessité  pour  les  deux  époux.  Ce  n'est  que  par 
la  séparation  d'une  union  désormais  immorale  qu'on  pouvait  donner 
satisfaction  à  l'idée  conjugale  qui  avait  été  violée.  » 

Il  n'y  a  qu'une  observation  à  faire  sur  cette  définition  de  Vidée 


486 


REVUE    DES    DEUX    3I0NDi;S. 


conjugale  allemande,  laquelle  doit  paraître  bien  extravagante  en 
France  :  c'est  qu'elle  n'appartient  point  exclusivement,  comme  vou- 
drait le  faire  croire  Henriette  Herz,  à  l'époque  de  sa  jeunesse;  elle 
est  restée  en  réalité  la  loi  de  la  grande  majorité  des  classes  culti- 
vées en  Allemagne.  Si  l'abus  d'autrefois  a  tenu  en  grande  partie  à 
l'idéalisme  du  temps,  qui  méconnaissait  tous  les  droits  de  la  réalité, 
de  la  convention  et  de  la  société,  s'il  a  tenu  à  une  certaine  dissolu- 
tion morale  s'étalant  avec  une  sincérité  et  une  naïveté  tout  alle- 
mandes, le  principe  en  lui-même  tenait  et  tient  encore  au  fond  de 
la  nature  germanique,  à  sa  façon  de  voir  et  de  sentir  en  morale. 
«  Les  Allemands  se  croient  plus  engagés  par  les  affections  que  par 
les  devoirs,  »  a  dit  M'"''  de  Staël,  et  dans  ce  mot  elle  a  résumé  toute 
leur  morale.  Toute?  Je  me  trompe.  Il  y  a  pour  l'Allemand  une  autre 
loi  qu'il  a  toujours  respectée  à  l'égal  de  l'affection,  c'est  la  vérité. 
Le  mensonge,  l'imposture,  sont  absolument  inconnus  dans  les  rela- 
tions libres  dont  nous  avons  vu  tant  d'exemples.  Tromper  un  époux 
était  considéré  comme  le  plus  grand  des  crimes;  rarement  la  maison 
conjugale  était  le  théâtre  de  l'adultère.  On  se  séparait  à  ciel  ouvert 
et  après  une  explication,  la  plupart  du  temps  sans  haine  ni  amer- 
tume; très  souvent,  comme  cela  fut  le  cas  chez  Auguste-Guillaume 
Schlegel,  qui  céda  sa  femme  à  Schelling,  le  premier  mari  restait  in- 
timement lié  avec  le  second.  Quand  Éléonore  de  Grunow,  —  une 
femme,  même  une  Allemande,  a  toujours  le  droit  de  nourrir  moins 
de  scrupules  de  véracité  qu'un  homme,  —  quand  M'"^  de  Grunow 
demande  à  Schleiermacher  de  ne  plus  lui  écrire  à  l'adresse  de  son 
mari,  il  lui  répond  qu'il  ne  peut  s'y  résoudre.  «  Vous  savez  coiubien 
j'aimais  à  vous  voir  seule  alors  que  nous  nous  voyions  également 
en  public,  et  combien  cela  me  semblait  faire  partie  essentielle  de 
notre  amitié;  mais  vous  vous  souvenez  certainement  aussi  qu'il  avait 
été  formellement  convenu  entre  nous  que,  si  jamais  notre  commerce 
public  devait  être  interrompu,  nous  ne  nous  verrions  jamais  en  ca- 
chette. Il  me  semble  qu'il  doit  en  être  exactement  de  même  pour  la 
correspondance,  et  je  crains  que  ces  lignes  ne  soient  les  dernières 
que  vous  voyiez  de  moi  d'ici  k  longtemps.  »  Il  est  toujours  délicat  de 
juger  les  mœurs  d'un  peuple  ou  d'un  temps  d'après  des  principes 
fixes  et  immuables.  —  Plutôt  que  de  prononcer,  sur  des  faits  et  des 
idées  qui  nous  paraissent  étranges,  une  de  ces  condamnations  sans 
appel  que  les  esprits  absolus  aiment  à  lancer,  il  faudrait  essayer  de 
comprendre.  On  trouverait  certainement  dans  les  conditions  de  temps 
plus  d'une  circonstance  atténuante.  En  remontant  jusqu'aux  prin- 
cipes des  mœurs,  on  rencontrerait  peut-être  même,  au  lieu  de  l'in- 
stinct vulgaire  qu'on  serait  tenté  d'y  voir,  une  vertu  élevée  comme 
l'est  dans  la  nature  allemande  le  respect  de  l'affection  et  de  la  vérité. 

'K.    HiLLEBRAND. 


CHRONIOUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  mars  ISIO. 

Il  y  a  aujourd'hui  deux  choses  également  vraies,  quoique  au  premier 
coup  d'œil  elles  aient  l'air  de  se  contredire.  La  situation  de  la  France, 
telle  qu'elle  apparaît,  est  certainement  libre,  aisée,  rassurante,  plus  ras- 
surante qu'elle  n'a  été  depuis  bien  des  années,  et  en  même  temps  elle 
reste  critique  et  indécise.  D'un  côié,  tout  est  presque  beau  et  souriant; 
de  l'autre,  tout  est  laborieux  et  difficile. 

L'amélioration  qui  s'est  faite,  et  qLU  est  un  des  signes  caractéristiques 
de  l'heure  actuelle,  est  surtout  sensikle  par  cet  apaisement  qui  a  pé- 
nétré dans  les  esprits,  dans  le  corps  législatif,  jusque  dans  les  discus- 
sions de  la  presse.  On  dirait  que  nous  sommes  passés  subitement  d'une 
atmosphère  enflammée  et  violente  dans  une  atmosphère  pacifiée.  La 
physionomie  de  notre  France  renouvelée  n'a  plus  de  ces  contractions  qui 
révèlent  les  luttes  intérieures.  Qu'on  rapproche  un  instant  par  la  pensée 
ce  qu  on  voyait  il  y  a  bien  peu  de  temps  encore  et  ce  qu'on  voit  en  ce 
moment  :  la  différence  est  faite  pour  frapper  tous  les  regards.  Il  y  a 
deux  mois  à  peine,  la  politique  ressemblait  à  la  mêlée  la  plus  orageuse. 
On  s'exaltait  ou  l'on  doutait;  les  passions  ne  désarmaient  pas,  et  elles 
étaient  d'autant  plus  bruyantes,  d'autant  plus  agressives,  que  toute  in- 
certitude n'était  point  dissipée.  Les  partis  semblaient  s'aborder  avec  un 
arriéré  d'animosités  et  de  défiances.  Au  premier  choc  d'une  discussion 
parlementaire,  l'étincelle  électrique  éclatait,  et  alors,  à  propos  de  tout  et 
de  rien,  c'était  l'invariable  défilé  des  souvenirs  irritans,  des  allusions 
blessantes  et  des  soupçons  injurieux.  On  se  raidissait  et  on  défendait 
son  terrain  de  peur  des  surprises.  Aujourd'hui  on  n'en  est  plus  là  visi- 
blement. La  passion  elle-même  s'émousse,  les  déclamations  furieuses 
sont  sans  écho,  et  entre  combattans  sérieux  on  se  salue  avant  d'engager 
l'a  lutte.  Les  concessions  au  besoin  ne  semblent  plus  impossibles  dès 
qu'une  méfiance  invincible  n'est  plus  le  mobile  avoué  ou  inavoué  de 
toutes  les  résolutions.  Bref,  un  souffle  de  bonne  volonté  se  répand  un 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peu  partout,  et  il  y  a  des  momens,  en  vérité,  où  l'on  serait  presque 
trop  d'accord,  M.  le  baron  Jérôme  David,  un  des  chefs  de  l'iincienne 
droite,  saisit  l'occasion  d'un  débat  sur  l'Algérie  pour  proclamer  qu'à  ses 
yeux,  en  politique  comme  en  toute  autre  chose,  la  liberté  et  le  droit 
commun  sont  les  meilleurs  auxiliaires;  M.  Jules  Favre  se  déclare  presque 
ministériel,  et  M.  Gambetta  lui-même  vote  pour  le  cabinet!  Nous  reve- 
nons aux  scrutins  unanimes  comme  sous  le  gouvernement  autoritaire, 
mais  par  d'autres  motifs.  A  quoi  tient  ce  rassérénement  sensible  qui 
s'est  produit  en  quelques  semaines?  Il  n'y  a  évidemment  qu'une  raison, 
c'est  que  les  garanties  d'une  liberté  sérieuse  ne  sont  plus  disputées  ou 
mesurées  avec  parcimonie;  elles  sont  offertes  avec  une  sincérité  mani- 
feste et  presque  prodiguées.  On  se  trouve  en  présence  d'un  pouvoir 
souverain  qui  jusqu'ici  ne  refuse  rien  et  d'un  ministère  qui  ne  se  fait 
faute  de  déclarations  libérales,  qui  ne  dit  non  à  aucune  proposition  à 
demi  raisonnable  ;  que  faut-il  de  plus  ?  L'opinion  subit  instinctivement 
l'influence  de  cette  révolution  pacifique  à  laquelle  on  ne  croyait  pas,  qui 
e,st. cependant  une  réalité  devant  laquelle  les  défiances  sont  obligées  de 
se  taire.  On  sent  bien  quel  changement  profond  s'est  accompli,  et  on  le 
sent  avec  d'autant  plus  de  vivacité  qu'il  suffît  de  se  replacer  un  peu  en 
arrière  pour  mesurer  le  chemin  qu'on  a  parcouru.  Qui  eût  dit  en  effet, 
il  y  a  un  an,  il  y  a  huit  mois,  au  moment  où  était  voté  le  sénatus-con- 
sulte  du  8  septembre  1869,  qu'on  touchait  de  si  près  à  une  résurrection 
complète  des  libertés  publiques,  et  qui  n'eût  point  accepté  comme  un 
bienfait  cette  possibilité  d'une  réforme  décisive  sans  violence?  Les  plus 
difficiles  eussent  même  accepté  moins  —  avec  cette  persuasion  qu'en 
fait  de  liberté  les  petits  progrès  sont  le  commencement  de  la  justice;  à 
plus  forte  raison  acceptent-ils  une  victoire  qui  sera  maintenant  ce  que 
le  pays  lui-même  voudra  la  faire.  C'est  là  justement  le  côté  heureux, 
favorable  de  cette  situation  nouvelle,  où  tout  est  devenu  possible  par 
l'action  naturelle  de  l'opinion,  et  où  il  est  tout  simple  qu'une  pacifica- 
tion relative  des  esprits  réponde  à  une  politique  dont  la  sincérité  ne  re- 
cule devant  aucun  aveu  ou  devant  aucun  désaveu  du  passé. 

Oui,  sans  doute,  la  situation  actuelle  a  cela  de  bon  que  les  préventions, 
les  incrédulités,  les  ressentimens,  les  ombrages,  sont  plus  qu'à  demi 
vaincus,  qu'on  finit  par  se  rendre  à  l'évidence,  par  croire  sans  trop  mar- 
chander à  la  force  de  ce  progrès  régulier,  de  cette  transformation  paci- 
fique. C'est  déjà  beaucoup,  puisque  cela  simplifie  singulièrement  les 
conditions  de  la  vie  publique.  Qu'on  se  garde  bien  pourtant  de  s'y  mé- 
prendre :  il  ne  suffît  pas  d'un  échange  de  complimens  dans  une  assem- 
blée, de  déclarations  multipliées,  ou  de  ces  baisers  Lamouretle  des  votes 
unanimes,  et  c'est  ici  que  notre  situation,  dépouillée  de  ses  couleurs 
séduisantes,  reparaît  dans  ce  qu'elle  a  de  laborieux  et  de  difficile.  C'est 
précisément  parce  que  tout  est  possible  maintenant,  qu'on  est  tenu  à 
plus  de  sévérité  dans  ce  travail  de  réformes  qui  s'impose  souveraine- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  ^89 

ment,  — dans  l'examen  de  toutes  les  questions  qui  se  produisent  à  la 
fois,  et  ces  questions  sont  sans  nombre.  11  y  a  une  chose  aussi  redoutable 
que  de  tout  refuser,  c'est  de  tout  accorder,  de  se  laisser  aller  au  vague 
des  desseins,  d'ouvrir  une  carriîra  indéfinie.  Nous  sommes  dans  un  de 
ces  momens  d'activité  renaissante  où  l'on  éprouve  un  peu  le  besoin  de 
reprendre  tout  par  le  commencement,  —  où  la  politique  est  d'autant 
plus  obligée  de  préciser  et  de  mesurer  son  action,  de  discerner  les  vrais 
points  des  réformes  salutaires,  sans  se  croire  tenue  d'admettre  tout  ce  qui 
peut  se  présenter  sous  ce  pavillon  populaire  du  libéralisme.  On  a  pu  le 
voir  l'autre  jour  dans  cette  discussion  parlementaire  qui  s'est  élevée  au 
sujet  des  affaires  de  l'Algérie,  Cette  question  d'Afrique,  il  y  a  longtemps 
qu'elle  pèse  sur  la  France;  elle  a  été  l'objet  de  toute  sorte  de  recherches, 
de  publications,  et  récemment  encore  un  ancien  officier,  qui  est  aujour- 
d'h  i  colon,  M,  le  comte  Charles  de  Montebello,  mettait  au  jour  une 
étude  intéressante,  à  laquelle  il  a  donné  le  simple  titre  de  Quelques 
mois  sur  l'Algérie.  Le  gouvernement  a  multiplié  les  sénatus-consultes, 
il  en  prépare  un  nouveau.  Dans  le  corps  législatif,  les  harangues  se  sont 
succédé.  M.  le  comte  Lehon  a  parlé  en  homme  qui  a  dirigé  l'an  dernier 
une  enquête  des  plus  sérieuses.  Un  jeune  député  de  l'Alsace,  M.  Lefé- 
bure,  a  fait  à  cette  occasion  son  début  d'orateur  avec  autant  de  savoir 
que  d'esprit.  M.  Jules  Favre  a  plaidé  avec  éloquence  la  cause  de  l'Algé- 
rie. M.  Emile  Ollivier  a  représenté  le  gouvernement  dans  ce  débat.  En 
définitive,  le  régime  militaire  est  justement  considéré  comme  insuffisant, 
tout  le  monde  admet  la  nécessité  d'un  régime  civil,  et  l'idée  de  rendre 
à  l'Algérie  le  droit  qu'elle  a  eu  en  18^8  d'envoyer  des  députés  au  corps 
législatif,  celte  idée  a  trouvé  une  grande  faveur. 

Rien  de  mieux  comme  témoignage  de  sympathie  pour  notre  France 
africaine.  Seulement  en  est-on  beaucoup  plus  avancé,  et  M.  Jules  Favre 
lui  même  s'est-il  demandé  si  une  mesure  qui  se  présente  sous  un  air 
libéral,  l'envoi  de  députés  algériens  au  parlement,  va  bien  droit  au  but, 
et  si  même  cette  mesure  est  la  vraie  forme  de  libéralisme  appropriée 
aux  besoins  et  aux  intérêts  de  l'Algérie?  Les  colonies  anglaises,  le  Ca- 
nada, l'Australie,  n'ont  point  de  représentation  directe  au  parlement 
britannique,  elles  n'envoient  point  de  députés  à  Londres;  mais  elles  ont 
un  gouvernement  à  elles,  des  assemblées  à  elles.  Ces  colonies  jouissent 
de  toutes  les  libertés  civiles  et  même  politiques  sous  la  haute  suzeraineté 
de  FAngletorre,  et  elles  prospèrent.  Il  ne  serait  point  impossible  qu'il 
n'y  eût  là  les  élémens  d'une  solution  qui  ne  serait  pas  moins  féconde 
pour  l'Algérie  que  pour  les  colonies  anglaises.  Il  s'agit  avant  tout,  n'est-ce 
pas?  de  créer  un  vivant  et  florissant  appendice  de  la  France  sur  l'autre 
rive  de  la  Méditerranée,  de  stimuler  la  colonisation  par  le  développement 
de  la  propriété  individuelle,  par  toutes  les  garanties  offertes  à  la  liberté 
du  travail,  par  l'inviolabilité  des  droits.  Est-ce  que  des  assemblées  libre- 
ment élues,  se  réunissant  à  Alger,  n'agiraient  pas  avec  une  efficacité 


h90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  décisive  que  quelques  députés  envoyés  de  Constantine  ou  d'Oran  à 
un  parlement  de  Paris?  Cela  est  d'autant  plus  vrai  que  cette  question 
de  représentation  directe  n'est  pas  aussi  facile  à  résoudre  qu'on  le  di- 
rait, qu'elle  reste  très  complexe  par  suite  de  la  diversité  des  populations, 
de  la  disproportion  des  races,  qui  rendent  assurément  diHicile  une  assi- 
milation complète  des  provinces  africaines  à  des  départemens  français. 
De  quelque  façon  qu'on  s'y  prenne,  il  en  résultera  toujours  nécessaire- 
ment un  mélange  de  régime  exceptionnel  et  de  régime  de  droit  commun 
qui  pourrait  fort  bien  compliquer  les  choses,  ou  peut-être  n'aboutir  à 
rien.  Nous  ne  voyons  certes  aucune  difficulté  à  ce  que  des  députés  afri- 
cains viennent  au  corps  législatif,  si  on  le  veut  :  le  tout  est  de  savoir 
si  cette  mesure,  qui  ressemble  plutôt  à  une  satisfaction  d'apparat  qu'à 
une  garantie  de  progrès  réel,  produira  le  bien  qu'on  en  attend,  et  si  le 
vrai  libéralisme  approprié  à  l'Algérie  réside  dans  ce  qu'on  propose.  Sup- 
posez que  M.  Jules  Favre  soit  nommé  député  d'Alger,  ce  qui  est  bien 
possible,  et  qu'il  accepte,  qu'y  a-t-il  de  changé?  Il  n'y  a  pas  même  un 
orateur  de  plus  dans  le  corps  législatif.  Supposez  que  des  colons  d'Oran 
et  de  Constantine  élus  par  leurs  concitoyens  se  réunissent  à  Alger  pour 
traiter  les  affaires  de  la  colonie  avec  le  concours  d'un  pouvoir  représen- 
tant de  la  France,  il  y  a  là  peut-être  un  libéralisme  plus  pratique,  parce 
qu'il  va  plus  droit  au  but.  Voilà  toute  la  question. 

Le  meilleur  moyen  de  fonder  la  liberté  est  bien  moins  d'en  mettre 
les  apparences  ou  les  illusions  un  peu  partout  que  de  la  faire  pénétrer 
dans  la  réalité  des  choses,  et  c'est  là  l'œuvre  d'un  progrès  patient,  mé- 
thodique, allant  à  pas  comptés  pour  ne  plus  reculer  cotte  fois,  pour  ne 
plus  disparaître  dans  une  de  ces  tempêtes  qui  s'appellent  tour  à  tour 
des  révolutions  et  des  réactions.  De  là  justement  ce  qu'il  y  a  de  critique 
d;,ns  cette  transition  oi!i  nous  sommes  engagés.  On  se  trouve  placé  entre 
le  danger  de  laisser  dissiper  ce  souffle  de  confiance  et  de  bonne  volonté, 
qui  est  une  des  forces  de  la  situation  actuelle,  et  le  danger  de  tout 
mettre  en  branle  à  la  fois  pour  tenir  l'opinion  en  haleine.  Que  résultera-t-il 
de  ce  travail,  qui,  par  des  commissions  extra-parlementaires,  par  les  lois 
présentées  au  corps  législatif  ou  par  des  décrets,  s'étend  à  l'organisme 
entier  de  la  France  depuis  la  constitution  jusqu'au  mode  de  nomination 
du  bâtonnier  des  avocats?  Il  y  a  évidemment  une  part  d"inconnu,  et 
nous  voudrions  bien  croire  que  cet  inconnu  ne  sera  jamais  une  décep- 
tion. Pour  le  moment,  on  est  à  l'œuvre  sans  avancer  à  pas  de  géant.  La 
commission  pour  la  liberté  de  l'enseignement  supérieur  poursuit  son 
enquête  sur  l'organisation  des  universités  de  Belgique  et  d'Allemagne. 
La  commission  de  la  décentralisation,  avant  d'aller  plus  loin,  va  buter 
sur  la  question  de  la  nomination  des  maires,  qui  la  fait  hésiter,  et  qui 
n'était  peut-être  pas  la  première  qu'on  dût  aborder.  La  commission 
pour  l'organisation  municipale  de  la  ville  de  Paris  marche  en  lête,  et 
paraît  seule  être  arrivée  à  un  résultat.  Il  est  vrai  que  ce  résultat  n'en 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  Il9i 

est  pas  un.  Ayant  à  faire  un  choix  entre  un  conseil  municipal  nommé 
comme  autrefois,  par  le  gouvernement  et  un  conseil  formé  entièrement 
par  rélectlon,  la  commission  aurait  proposé  le  biais  singulier  de  réunir 
ensemble  quarante  conseillers  élus  et  vingt  conseillers  nommés  par  l'ad- 
ministration. Ce  serait  le  moyen  d'avoir  deux  conseils  et  de  ne  rien  faire. 
Comme  le  disait  spirituellement  un  des  membres  de  la  commission  à 
ses  collègues,  on  aurait  de  l'eau  chaude,  on  y  mettrait  de  l'eau  froide, 
et  on  aurait  de  l'eau  tiède;  mais  ce  serait  pire  encore.  Il  est  infiniment 
vraisemblable  que  les  conseillers  élus  seraient  d'une  couleur  d'opposi- 
tion d'autant  plus  prononcée  qu'ils  devraient  se  trouver  en  présence  de 
conseillers  nommés  par  le  gouvernement.  Cela  n'est  point  sans  doute  très 
facile  à  arranger  quand  on  veut  tenir  compte  de  tout.  Mieux  vaudrait 
probablement,  en  écartant  la  nomination  par  le  gouvernement,  qui  ne 
serait  plus  acceptable  désormais,  chercher  des  garanties  dans  des  con- 
ditions sérieuses  de  domicile  et  dans  le  fractionnement  des  élections 
par  quartiers.  De  cette  façon,  on  arriverait,  autant  que  possible,  à  lais- 
ser les  intérêts  de  Paris  entre  les  mains  des  Parisiens,  et  à  imprimer  un 
caractère  local  aux  élections.  La  commission,  du  reste,  n'a  fait  qu'une 
proposilion,  qui  aura  encore  à  passer  par  toute  la  filière  du  gouverne- 
ment, du  conseil  d'état,  du  corps  législatif,  et,  chemin  faisant,  l'œuvre 
arrivera  sans  doute  à  réunir  les  conditions  désirables  pour  cette  orga- 
nisation, vainement  cherchée  jusqu'ici,  de  la  grande  municipalité  pari- 
sienne. 

La  politique  nouvelle  ne  s'est  attestée  ou  essayée  jusqu'ici  que  par 
ce  travail  délicat  et  complexe  de  réorganisation  où  vont  toutes  les  préoc- 
cupations depuis  deux  mois.  Quelles  sont  les  vues  du  ministère  dans 
nos  affaires  extérieures,  c'est-à-dire  en  tout  ce  qui  intéresse  l'action 
morale  ou  diplomatique  de  la  France?  Un  régime  qui  prend  la  liberté 
pour  mot  d'ordre,  qui  se  propose  de  réveiller  dans  le  pays  le  sentiment 
de  la  responsabilité  et  de  la  grandeur  morale,  ce  régime  ne  peut  pas 
être  libéral  à  l'intorieur  pour  cesser  de  l'être  au  dehors,  pour  rester  in- 
différent aux  grands  intérêts  nationaux.  Tout  se  tient,  et  dès  les  premiers 
pas  notre  ministère  a  une  occasion  naturelle  de  montrer  son  libéralisme 
dans  le  gouvernement  de  nos  affaires  morales  et  extérieures.  Cette  oc- 
casion, il  ne  l'a  pas  cherchée,  il  la  trouve  devant  lui  sous  la  forme  de 
ce  concile  qui  prépare  des  embarras  à  tout  le  monde,  à  l'église  elle- 
même  aussi  bien  qu'aux  pouvoirs  civils  de  tous  les  pays.  C'est  en  un  mot 
cette  vieille  affaire  de  Rome  qui  reparaît  avec  son  cortège  d'éternels, 
d'insolubles  problèmes,  et,  comme  si  la  petite  pièce  devait  toujours 
passer  avant  la  grande,  elle  a  recommencé  par  le  plus  humble  et  le 
moins  solennel  des  incidens,  par  un  conflit  sur  les  monnaies.  Rien  n'est 
plus  secondaire  en  apparence.  Le  pape  émet  des  monnaies  divisionnaires 
qu'on  laisse  s'introduire  directement  ou  refluer  de  Suisse  et  de  Belgique 
en  France,  sur  la  foi  d'une  prochaine  accession  du  gouvernement  ro- 


Zi92  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

main  aux  conventions  monétaires  qui  règlent  les  conditions  d'émission, 
de  titre  et  de  circulation.  Un  jour  on  s'aperçoit,  quoiqu'un  peu  tard, 
que  cette  introduction  des  monnaies  du  pape  est  devenue  une  inonda- 
tion, que  le  saint-siége  n'a  rien  fait  pour  se  mettre  en  règle,  que  les 
émissions  pontificales  ont  dépassé  toute  mesure,  qu'il  y  a  même  une 
légère  différence  de  titre,  et  qu'il  va  en  résulter  une  perte  inévitable 
constituant  un  prélèvement  indirect  sur  tout  le  monde  au  profit  du  gou- 
vernement romain.  Alors  notre  ministre  des  finances,  en  vrai  cerbère  du 
trésor,  ferme  ses  caisses  au  plus  vite,  et  tout  ce  qu'il  peut  faire,  c'est  de 
permettre  à  ses  agens  de  recevoir  la  monnaie  du  pape  à  sa  valeur  réelle, 
c'est-à-dire  avec  une  perte  de  9  pour  100,  dont  le  public  de  France  paie 
naturellement  les  frais.  Pure  affaire  de  monnaies!  dira-t-on;  nullement, 
c'est  toujours  la  question  du  pouvoir  temporel  qui  est  là-dessous.  Pour- 
quoi le  pape  a-t-il  lancé  dans  le  monde  cette  quantité  exagérée  de  mon- 
naie? pourquoi  a-t-il  refusé  d'accéder  aux  conventions  monétaires?  Parce 
qu'il  n'a  pas  voulu  se  lier,  parce  qu'il  a  proportionné  le  chiffre  de  ses 
émissions,  non  pas,  comme  il  l'aurait  dû,  à  sa  population  actuelle,  mais 
à  la  population  des  états  qu'il  a  eus  et  qu'il  n'a  plus.  C'est  la  protesta- 
tion du  pouvoir  temporel  circulant  en  pièces  de  50  centimes.  C'est  ainsi 
que  tout  est  dans  tout,  et  que  la  politique  se  retrouve  jusque  dans  ce 
léger  disque  d'argent  que  la  placide  et  spirituelle  effigie  de  Pie  IX 
ne  sauve  pas  du  discrédit,  qui  s'en  va  désormais,  ironiquement  chassé, 
de  main  en  main,  comme  s'il  venait  de  la  vieille  fabrique  de  Monaco.  On 
s'est  plaint  à  Rome  et  à  Paris  de  cet  éclat  imprévu,  des  rigueurs  de  l'ad- 
ministration française;  on  a  crié  à  l'attentat,  au  sacrilège,  à  la  barbarie. 
Malheureusement  les  plus  grands  mots  ne  tiennent  pas  la  place  du  plus 
simple  chiffre  dans  un  budget,  les  ministres  les  mieux  intentionnés 
pour  le  pouvoir  temporel  n'y  peuvent  rien,  et  lorsque  M.  Buffet  a  de- 
mandé nettement  au  corps  législatif  s'il  était  décidé  à  voler  un  crédit 
pour  combler  le  déficit  résultant  de  l'acceptation  prolongée  de  la  mon- 
naie pontificale,  le  corps  législatif  est  resté  muet.  Le  pape  est  donc  libre 
de  protester  jusque  dans  l'éternité  pour  ses  droits  sur  la  Romagne,  sur 
rOmbrie,  mais  non  pas  sous  la  forme  d'une  pièce  de  20  sous.  C'est  la 
moralité  de  ce  petit  épisode  financier. 

Après  cela,  nous  en  convenons,  ce  n'est  que  le  très  humble  et  assez 
bizarre  côté  d'une  immense  question  qui  ne  regarde  pas  seulement  le 
ministre  des  finances.  Tout  ce  qui  se  passe  à  Rome  depuis  quelques 
mois  a  une  bien  autre  portée.  Il  s'agit  d'échapper  à  toutes  les  conditions 
terrestres  de  la  civilisation,  d'ériger  en  plein  xix"  siècle  une  autorité 
souveraine,  absolue,  omnipotente,  infaillible,  en  apparence  restreinte 
au  domaine  spirituel  et  en  réalité  dominant  do  la  hauteur  d'un  dogme 
tous  les  rapports  de  l'église  et  des  sociétés  civiles.  A  vrai  dire,  il  n'est 
pas  certain  que  le  concile  ait  été  réuni  pour  autre  chose  que  pour  consa- 
crer cette  infaillibilité  personnelle  du  pape,  sur  laquelle  s'amoncellent 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  493 

aujourd'hui  tant  do  polémiques.  Pondant  quelque  temps,  on  a  eu  l'air 
d'hésiter,  de  s'envelopper  de  diplomatie,  puis  tout  d'un  coup  les  bat- 
teries des  partisans  du  dogme  nouveau  se  sont  découvertes,  et  les  me- 
neurs romains  semblent  vouloir  conduire  l'affaire  au  pas  de  charge, 
avec  d'autant  plus  de  vigueur  qu'ils  se  sentent  harcelés  par  les  résis- 
tances, par  une  oj^-posilion  grandissante.  La  cour  de  Rome,  c'est  sa 
force  comme  aussi  c'est  quelquefois  sa  faiblesse,  ne  s'inquiète  guère 
des  oppositions,  elle  est  tour  à  tour  patiente  ou  impérieuse,  elle  ne 
cesse  pas  de  marcher  à  son  but;  elle  veut  aujourd'hui  l'infaillibilité 
de  même  qu'elle  veut  donner  la  sanction  du  dogme  aux  doctrines  du 
Sytlabus,  c'est-à-dire  à  la  condamnation  des  principes  des  sociétés  mo- 
dernes. Ceux  qui  ne  voudront  pas  la  suivre  resteront  en  chemin,  ce  sera 
ce  qu'on  appelle  d'un  ion  dégagé  une  épuration  salutaire.  Que  sortira-t-il 
en  définitive  de  cette  tempête  déchaînée  entre  la  terre  et  le  ciel?  On  le 
saura  plus  tard.  Pour  le  moment,  un  premier  résultat  est  bien  certain  : 
en  soulevant  une  question  qu'il  était  si  facile  de  laisser  dormir,  on  a 
jeté  le  trouble  dans  le  monde  religieux,  dans  i'épiscopat  français  comme 
dans  l'église  universelle.  Guerre  entre  le  père  Gratry  et  l'archevêque  de 
Malines,  M.  D  champs;  guerre  entre  M.  Dupanloup  et  l'archevêque  de 
Westminster;  guerre  entre  les  théologiens  de  Borne  et  le  premier  des 
théologiens  allemands,  M.  Dœllinger  :  la  lutte  est  partout.  Des  évêques 
français  couvrent  de  malédictions  M.  l'abbé  Gratry  pour  ses  brillantes 
et  prévoyantes  polémiques  contre  l'infaillibilité,  d'autreS  le  soutiennent. 
Il  y  a  peu  de  jours  encore,  un  homme  qu'une  mort  prématurée  vient 
d'enlever,  qui  a  marqué  par  l'intrépidité  de  sa  foi  religieuse  et  l'éclat 
de  son  talent,  M.  de  Montalembert,  d'une  main  défaillante  sous  le  poids 
du  mal,  mais  d'un  esprit  toujours  viril,  protestait  contre  la  doctrine  qui 
veut  faire  une  idole  à  Rome,  Or  dès  aujourd'hui  on  peut  se  demander 
quelle  autorité  aura  un  dogme  ainsi  contesté  d'avance,  désavoué  par  les 
esprits  les  plus  éminens  et  mis  en  suspicion  aux  yeux  du  monde  catho- 
lique lui-même. 

Voilà  le  premier  résultat.  Si  la  question  restait  dans  une  sphère  pure- 
ment religieuse,  ce  ne  serait  rien  encore;  mais  à  l'heure  qu'il  est  !a 
politique  s'en  mêle  et  la  confusion  n'est  pas  près  de  diminuer.  Jusqu'ici 
le  gouvernement  français  s'était  renfermé  dans  une  stricte  réserve;  il 
laissait  faire,  espérant  probablement  qu'on  ne  ferait  rien.  C'était  le  sens 
des  explications  données,  il  y  a  deux  mois,  par  le  ministre  des  affaires 
étrangères  devant  le  sénat.  Aujourd'hui,  d'après  toutes  les  apparences, 
on  commence  à  sortir  de  cette  expectante  neutralité.  M.  le  comte  Daru 
a  écrit  à  un  prélat  français  de  ses  amis  actuellement  à  Rome  des 
lettres  assez  vertes  qui  nous  sont  revenues  par  l'Angleterre.  Ce  que 
M.  Daru  disait  dans  ses  lettres,  il  l'a  résumé,  à  ce  qu'il  paraît,  dans 
une  communication  diplomatique  qui  a  dû  être  transmise  au  cardinal 
Antonelli,  Enlin  le  gouvernement  français  revendiquerait  le  droit  d'en- 


494  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyer  un  ambassadeur  spécial  au  concile.  Bref,  on  passe  de  l'absten- 
tion à  l'intervention  morale.  On  croit  avoir  de  bonnes  raisons,  nous 
n'en  doutons  pas.  Les  lettres  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères 
sont  as:surément  conçues  dans  l'esprit  le  plus  sage,  elles  sont  écrites 
avec  une  honnête  et  familière  vivacité  qui  n'exclut  pas  la  modération, 
qui  n'a  d'autre  objet  que  d'arrêter  la  cour  de  Rome  au  seuil  d'une 
périlleuse  aventure.  Il  reste  à  savoir  si  M.  le  comte  Daru  ne  s'engage 
pas  lui-même  dans  une  terrible  bagarre,  si  notre  gouvernement  prend 
le  bon  chemin,  si  la  France  ne  se  trouve  pas  placée  dans  la  situation  la 
plus  fausse  par  le  seul  fait  de  la  présence  de  ses  troupes  à  Rome  ou  à 
Civita-Vecchia.  Que  veut-on  que  nous  fassions  avec  nos  remontrances, 
nos  ambassadeurs  spéciaux.,  et  nos  fantassins  campés  à  deux  pas  du  con- 
cile? Si  la  cour  de  Rome  se  laisse  intimider  et  s'arrête  devant  nos  obser- 
vations, ce  que  nous  ne  croyons  guère,  on  dira  que  ce  sont  nos  soldats 
plus  que  nos  raisons  qui  ont  entravé  la  liberté  de  l'église,  et  ce  sera  la 
justification  étrange  de  cette  prétention  plus  étrange  encore,  que  nous 
avons  toujours  eue,  de  n'être  dans  les  états  pontificaux  que  pour  garan- 
tir la  sûreté  et  l'indépendance  du  saint-siége.  Si  la  cour  de  Rome  va 
jusqu'au  bout,  nous  aurons  été  des  protecteurs  bafoués,  des  témoins 
presque  ridicules  de  ce  que  nous  n'aurons  pu  empêcher;  nous  aurons 
fait  assister  notre  drapeau  à  la  condamnation  prononcée  du  haut  de 
Saint-Pierre  contre  tous  les  principes  sur  lesquels  repose  la  société  fran- 
çais3.  De  toute  façon,  il  eût  bien  mieux  valu  et  il  vaudrait  bien  mieux 
encore  nous  dégager  de  toutes  ces  complications  parfaitement  inextrica- 
bles par  le  rappel  de  nos  troupes,  que  M.  le  comte  Daru  laisse  entrevoir 
comme  une  menace  si  l'on  va  au-delà  d'une  certaine  limite,  et  que  nous 
voudrions,  quant  à  nous,  voir  s'effectuer  dès  aujourd'hui  sans  aucune 
espèce  de  menace,  franchement  et  résolument.  Ce  serait  pour  nous  la 
liberté,  et  le  saint-siége  se  trouverait  au  moins  une  bonne  fois  dans  la 
vérité  de  sa  situation.  Qu'on  ne  s'y  méprenne  pas  en  effet  :  le  pape  peut 
bien  de  temps  à  autre  nous  remercier  diplomatiquement  quand  il  voit 
que  cela  nous  est  agréable-,  au  fond  il  est  intimement  persuadé  qu'il 
ne  nous  doit  rien,  qu'il  fait  plus  pour  nous  en  se  laissant  protéger  que 
nous  ne  faisons  pour  ses  intérêts  en  le  protégeant,  qu'en  aucun  cas  nous 
ne  nous  retirerons,  ce  qui  le  dispense  tout  à  la  fois  de  reconnaissance  et 
de  prévoyance.  Si  la  cour  de  Rome  voyait  partir  nos  troupes,  avec  la  cer- 
titude de  ne  pas  les  voir  revenir  de  si  tôt,  ce  serait  probablement  le  meil- 
leur moyen  de  réveiller  en  elle  le  sentiment  de  la  responsabilité.  C'est 
une  situation  sur  laquelle  le  ministère  doit  d'autant  plus  réfléchir  qu'elle 
est  une  véritable  épreuve  pour  lui,  qu'elle  peut  donner  la  mesure  de  ses 
sentimens  libéraux.  Effectué  après  le  concile,  après  une  proclamation 
de  l'infaillibilité  papale  qu'on  n'aurait  pu  empêcher,  par  une  raison  qui 
nous  serait  exclusivement  propre,  le  rappel  de  nos  troupes  pourrait  res- 
sembler à  un  acte  de  dépit  ou  de  ressentiment  vis-à-vis  du  saint-siége; 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  A95 

d'un  autre  côté,  il  laisserait  toute  liberté  à  l'Italie,  qui  serait  assez 
fondée  à  ne  nous  savoir  aucun  gré  d'une  telle  résolution,  qui  pourrait 
se  considérer  comme  n'étant  obligée  à  rien  parce  que  nous  aurions  quitté 
un  poste  que  nous  aurions  déclaré  nous-mêmes  ne  plus  pouvoir  occuper. 
Accompli  aujourd'hui,  ce  rappel  serait  \in  retour  pur  et  simple  à  la  con- 
vention du  15  septembre  186/j,  qui  n'est  point  abrogée,  que  nous  sa- 
chions, et  qui  est  la  seule  garantie  dont  on  puisse  se  prévaloir. 

A  dire  vrai,  du  reste,  que  peut-on  craindre  sérieusement  pour  la  sé- 
curité immédiate  du  saint-siége?  Est-ce  qu'il  y  a  maintenant  à  redouter 
quelque  retour  offensif  de  Garibaldi,  quelque  invasion  nouvelle  des 
états  pontificaux?  On  n'en  est  plus  là.  Les  Italiens  ne  sont  pas  près  de 
recommencer  ou  même  de  permettre  des  tentatives  comme  celle  de 
1867.  Cette  folle  expédition,  qu'un  ministère  aussi  dépourvu  de  pré- 
voyance que  d'initiative  ne  savait  pas  retenir  sur  le  chemin  de  Mentana, 
a  laissé  au-delà  des  Alpes  de  trop  cuisans  souvenirs,  de  trop  salutaires 
enseignemens  pour  qu'on  ne  soit  pas  guéri  de  toute  fantaisie  de  vio- 
lence dans  une  question  où  la  violence  ne  peut  rien.  Les  Italiens  savent 
bien  que  sans  cette  malheureuse  entreprise  de  1857  ils  seraient  peut- 
être  déjà  pratiquement  arrivés  à  une  solution  qu'on  entrevoyait  pres- 
que, qui  eût  assuré  une  satisfaction  au  sentiment  national  en  laissant 
de  suffisantes  garanties  à  l'indépendance  spirituelle  du  pontife  de  Rome. 
L'Italie  a  bien  assez  à  faire  aujourd'hui.  Elle  a  ses  finances  à  régénérer, 
son  administration  à  reconstituer,  sa  vie  publique  tout  entière  à  vivifier 
et  à  coordonner.  Elle  est  arrivée  à  ce  moment  où  l'enthousiasme  des 
aventures  est  complètement  refroidi,  et  où  l'on  se  retrouve  en  face  de 
toutes  les  difficultés  pratiques  de  la  réorganisation  d'un  grand  pays 
né  d'hier.  Désormais  et  pour  longtemps,  les  réformes  administratives, 
financières,  dominent  tout.  C'est  là  le  double  problème  qui  se  pose  de 
nouveau  pour  l'Italie  au  moment  où  le  ministère,  présidé  par  M.  Lanza, 
et  le  parlement  se  retrouvent  en  présence  après  des  vacances  de  deux 
mois.  On  attendait  avec  une  impatiente  curiosité  le  plan  que  le  mi- 
nistre des  finances,  M.  Sella,  préparait  pendant  cette  trêve  parlemen- 
taire, et  qu'il  vient  de  présenter.  Au  premier  coup  d'oeil,  on  ne  saurait 
véritablement  assurer  que  M.  Sella,  si  habile  qu'il  soit,  ait  trouvé  dans 
son  imagination  des  combinaisons  surprenantes,  merveilleuses,  faites 
pour  remettre  d'un  seul  coup  l'Italie  au-dessus  de  ses  affaires.  Son  plan 
n'a  rien  de  particulièrement  héroïque,  il  se  compose  plutôt  d'une  série 
de  projets  de  détail  par  lesquels  le  ministre  florentin  d'aujourd'hui  es- 
père atteindre  un  but  poursuivi  par  tous  ceux  qui  l'ont  précédé,  et  que 
tous  ceux  qui  lui  succéderont  s'efforceront  sans  doute  de  poursuivre  à 
leur  tour,  l'extinction  du  déficit.  M.  Sella  propose  au  parlement  la  sanc- 
tion d'un  traité  par  lequel  il  obtiendrait  avec  avantage  122  millions  de 
la  banque,  une  émission  de  80  millions  de  consolidés,  l'augmentation 
de  quelques  impôts,  la  réorganisation  de  quelques  autres,  l'appropria- 


496  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

t.ion  à  l'état  de  toute  la  contribution  sur  la  lichesse  mobilière,  dont 
une  partie  revient  jusqu'ici  aux  provinces  et  aux  communes.  Moyennant 
tout  cela,  et  sans  parler  des  économies  réalisées  sur  certaines  dépenses, 
de  r  accroisse  ment  prévu  de  certaines  recettes,  on  espère  arriver  à  un 
équilibre  suffisant  dans  le  budget  de  1871. 

L'équilibre,  c'est  le  mirage  de  tous  les  ministres  des  finances,  et 
M.  Sella,  tout  comme  un  autre,  le  fait  briller  aux  yeux  des  députés  ita- 
liens. Il  s'agit  maintenant  de  savoir  si  le  minisière,  dont  ce  plan  Hnan- 
cier  est  le  premier  acte  décisif,  trouvera  dans  le  pailemont  une  majorité 
décidée  à  sanctionner  ses  projets  et  à  le  suivre  dans  sa  politique  générale 
qui  ne  diffrre  point,  »près  tout,  sensiblement  de  celle  de  ses  prédéces- 
seurs. Malheureusement  cette  chambre  italienne  e.'-t  tellement  morce- 
lée en  partis,  en  fragraens  départis,  qu'il  est  vraiment  assez  difficile 
d'y  trouver  les  élémens  d'une  majorité  sérieuse.  Le  cabinet  Ménabréa, 
celui  qui  a  eu  la  plus  longue  vie  depuis  M.  de  Cavour,  a  succombé  faute 
de  trouver  un  appui  solide.  Le  ministère  de  M.  Lanza  ne  se  rattache 
à  aucun  groupe  d'opinion  bien  marqué;  il  est  vu  avec  méfiance  par 
la  droite,  par  la  gauche.  Lui  aussi,  il  pourrait  se  dire  le  ministère  des 
deux  centres;  mais  ici  ces  centres  eux-mêmes  sont  un  vrai  sable  mou- 
vant. Cette  pulvérisation  de  toutes  les  forces  [loliiiques  est  pour  le 
moment  la  maladie  de  l'Italie,  et  c'est  ce  qui  piéoccupe  les  esprits  sen- 
sés. Il  y  a  peu  de  temps,  un  des  Italiens  les  jJus  distingués  qui  a  été 
au  pouvoir,  M.  Scialoja,  étudiait  ce  mal  et  cheicliait  le  moyen  d'arriver 
à  une  reconslilulion  des  partis.  Un  autre  ancien  mim'stre,  M.  Ste- 
fano  Jacini ,  qui  donnait  récemment  sa  démission  de  député  de  Terni, 
vient  de  sonder  la  même  plaie  dans  un  travail  sur  les  conciliions  des 
affaires  publiques  en  Ilalie  depuis  1866,  et  quant  à  lui,  c'est  l'orga- 
nisation même  de  l'Italie  qu'il  veut  réformer.  L'élude  de  M.  Jacini  est 
pleine  d'observations  justes,  de  traits  saisissais.  L'auteur  voudrait 
deux  choses  presque  radicales  dans  l'état  actuel  :  il  demande  la  création 
d'un  haut  parlement  national ,  élu  par  le  sullrage  universel  à  deux 
degrés,  s' occupant  exclusivement  des  affaires  gniéiales,  et  la  recon- 
stitution de  régions  administratives  avec  des  asseml)lées  particulières, 
étendant  leur  compétence  aussi  loin  que  possible  dans  le  domaine  des 
intérêts  locaux.  La  décentralisation,  comme  ou  voit,  est  aussi  en  faveur 
au-delà  des  Alpes,  et  il  est  certain  qu'elle  est  tout  au  moins  dans  le  ca- 
ractère, dans  les  traditions  du  pays,  ^ous  ne  savons  trop  seulement  si 
ces  )é(/io;K';  que  propose  M.  Jacini,  et  qui  aur;iirnt  bien  de  la  peine  à  ne 
pas  se  confondre  avec  les 'anciennes  démarcations  n'auraient  point  pour 
résultat  d'affaiblir  l'unité  si  récente  encore  par  la  résurrection  confuse 
de  tous  les  instincts  municipaux  et  autonomistes. 

La  formation  d'un  peuple  longtemps  divisé  reste  ince.ssamment  livrée 
à  ces  mouvemens  intimes  d'action  et  de  réaction.  Elle  se  précipite  ou 
s'interrompt  selon  les  circonstances,  et  elle  est  bien  obligée  de  se  com- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  497 

biner  avec  la  marche  générale  des  choses.  Ce  qui  se  passe  aujourd'hui 
en  AUeuiagne  en  est  la  preuve.  En  Allemagne,  toute  la  question  est  de 
chercher  un  chemin  vers  une  fusion  complète  du  nord  et  du  sud  qui 
jusqu'ici  rencontre  autant  de  résistances  intérieures  que  de  difficultés 
diplomatiques.  Il  n'est  point  douteux,  quoi  qu'on  en  dise,  que  l'esprit 
particulariste  garde  une  certaine  force  en  Bavière,  dans  le  Wurtemberg, 
dans  le  grand-duché  de  Bade  lui-même;  il  a  du  moins  assez  de  puis- 
sance à  Munich  pour  amener  la  démission  définitive  du  prince  de  Ho- 
henlohe,  qui  vient  d'être  remplacé  comme  président  du  conseil  par  le 
comte  de  Bray.  A  Bade,  si  le  gouvernement  est  tout  prussien,  le  peuple 
l'est  beaucoup  moins.  A  Berlin,  le  parti  national-libéral  s'inquiète  fort 
peu  de  ce  que  pensent  les  populations  badoises  et  les  palriotes  bavarois, 
il  veut  aller  à  l'unité  par  le  plus  court  chemin.  Au  centre  de  ces  agita- 
tions, se  tient  M.  de  Bismarck,  observant  tout  d'un  air  narquois  préten- 
dant bien  régler  la  marche,  saluant  ironiquement  de  son  casque  de  cui- 
rassier le  traité  de  Prague,  mais  regimbant  quand  on  veut  le  pousser  à 
contre-temps.  Au  fond,  c'est  là  tout  le  secret  des  discussions  qui  vien- 
nent de  se  produire  au  parlement  de  la  confédération  du  nord. 

De  quoi  s'ag'ssait-il  donc?  Un  des  chefs  du  parti  national-libéral, 
M.  Lasker,  a  saisi  l'occasion  d'un  traité  de  réciprocité  en  matière  de  re- 
cours judiciaires  signé  avec  Bade  pour  demander  l'entrée  immédiate  du 
grand-duché  dans  la  confédération  du  nord.  M.  de  Bismarck  a  jugé  qu'on 
allait  un  peu  vite,  il  s'est  donné  un  air  tout  fâcIié.  Est-ce  donc  qu'il  dé- 
savoue l'ambition  des  nationaux-libéraux  et  qu'il  songe  à  invoquer  le 
respect  des  traités?  Pas  le  moins  du  monde.  «  Nous  sommes  toas  d'ac- 
cord, a-t-il  dit  à  peu  près  dans  son  langage  sarcastique  et  hautain,  nous 
sommes  complètement  d'accord  sur  le  but  où  nous  tendons.  Vous  voulez 
l'unité  entière  de  l'Allemagne,  je  la  veux  autant  que  vous,  le  roi  la  veut 
aussi,  il  l'a  affirmée  dans  le  discours  par  lequel  il  a  ouvert  ce  parlement. 
Le  tout  est  de  choisir  l'heure  et  les  moyens.  Le  gouvernement  badois 
est  un  bon  gouvernement  qui  fait  nos  affaires  à  merveille.  11  faut  qu'il 
continue.  Englobé  dès  ce  moment  dans  notre  confédération,  il  ne  nous 
servirait  de  rien;  tel  qu'il  est,  il  nous  sert  beaucoup  mieux;  il  contient 
ces  Bavarois  et  ces  Souabes  qui  sont  de  mauvais  esprits,  il  est  un  dis- 
solvant dans  l'Allemagne  du  sud,  et  il  nous  aidera  à  tout  prendre  d'un 
seul  coup  de  filet.  Laissez-moi  donc  faire.  Vous  êtes  la  politique  natio- 
nale, dites-vous;  oui,  je  la  connais  la  politique  nationale.  C'est  elle  qui 
voulait  m'empêcher  de  faire  la  guerre  en  1866,  c'est  elle  qui  me  refu- 
sait mes  budgets  et  mes  moyens  d'action.  Aujourd'hui  vous  trouvez  que 
je  ne  Vais  pas  assez  vite.  Croyez-vous  donc  que  ce  ne  soit  rien  d'avoir 
amené  un  état  oi^i  le  roi,  mon  gracieux  maître  et  le  vôtre,  est  le  chef 
militaire  de  l'Allemagne  tout  entière,  et  exerce  un  pouvoir  tel  que  nul 
empereur  n'en  a  exercé  depuis  Barberousse?  »  En  Allemagne,  on  trouve 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  32 


i498  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  de  Bismarck  un  patriote  un  peu  méticuleux;  de  ce  côté  du  Rhin,  on 
peut  trouver  que  ses  réticences  calculées  sont  suffisamment  audacieuses, 
qu'elles  disent  tout  ce  qu'on  peut  dire.  Après  cela,  la  paix  n'est  point 
sans  doute  immédiatement  menacée,  mais  nous  sommes  avertis,  nous 
savons  ce  que  valent  aux  yeux  du  ministre  prussien  le  traité  de  Prague 
et  la  ligne  du  Mein ,  et  si  le  chancelier  fédéral  ne  va  pas  plus  loin  pour 
le  moment,  s'il  temporise,  c'est  qu'il  a  peut-être  des  raisons  de  croire 
que  la  France  et  l'Autriche  ne  seraient  pas  aussi  impuissantes  ou  aussi 
indifférentes  que  M.  Lasker  venait  de  l'assurer  dans  son  discours.  C'est 
du  reste  un  terrible  homme  que  M.  de  Bismarck,  il  porte  son  activité  et 
son  originalité  en  tout,  et  le  lendemain  de  la  discussion  sur  Bade,  à  pro- 
pos du  code  pénal  de  la  confédération,  il  a  traité  la  question  de  l'abo- 
lition de  la  peine  de  mort  en  humoriste  qui  trouve  qu'on  attache  trop 
d'importance  à  la  mort  et  à  la  vie.  Malgré  tout,  le  parlement  a  voté  la 
suppression  du  dernier  supplice;  mais  il  y  a  encore  le  conseil  fédéral, 
et  il  reste  à  savoir  ce  qui  l'emportera  de  la  législation  prussienne  ou  de 
la  législation  des  autres  états,  tels  que  la  Saxe,  chez  qui  la  peine  de 
mort  est  déjà  abolie.  L'essentiel  est  la  création  de  l'unité  de  législation 
pénale  après  l'unité  diplomatique,  après  l'unité  militaire,  après  l'unité 
commerciale.  M.  de  Bismarck  a  bien  quelque  droit  de  demander  qu'on 
le  laisse  faire,  et  au  surplus,  si  on  ne  lui  donne  pas  le  droit,  il  le  prend, 
il  fait  l'Allemasue  à  sa  manière.  ch.  de   mazade. 


REVUE   MUSICALE. 

Robert  le  Diable,  après  avoir  dormi  deux  ans  du  sommeil  de  l'empe- 
reur Ëarberousse  dans  les  cryptes  de  l'Opéra,  vient  de  se  réveiller 
comme  sous  la  baguette  d'une  fée,  et  le  voilà  parti  p mr  d'autres  desti- 
nées. C'est  un  spectacle  entièrement  nouveau;  la  distribution  des  rôles, 
les  costumes,  les  décors,  la  mise  en  scène,  on  a  tout  remanié,  tout  ré- 
formé, tout  rajeuni;  il  n'y  a  de  vieux  désormais  que  la  musique.  Je  dis 
vieux  et  non  pas  vieilli,  bien  que  la  restriction  ne  regarde  que  l'en- 
semble, et  que,  pour  certaines  parties  de  l'œuvre,  l'un  et  l'autre  se 
puissent  dire.  Meyerbeer  n'eut  jamais  pour  unique  objectif  la  simple 
vérité  dramatique,  son  affaire  était  bien  plutôt  d'agir  directement  sur 
les  masses,  d'entraîner  le  public.  Gluck,  Mozart,  Beethoven,  ne  cher- 
chent que  le  beau,  que  le  vrai;  l'effet  ensuite  vient  quand  il  peut, 
quelquefois  même  il  ne  vient  pas  du  tout,  et  leurs  opéras  produisent 
trop  souvent  sur  la  foule  ce  calme  et  solennel  sentiment  d'admiration 
que  les  oratorios  ont  le  don  particulier  d'émouvoir.  A  Weber  le  pre- 
mier, il  faut  attribuer  cette  tendance  directe  vers  l'effet;  mais  la  révé- 
lation, chez  lui  encore  inconsciente,  ne  devait  trouver  que  dans  Meyer- 
beer son  metteur  en  œuvre  souverain.  A  ce  point  da  vue,  il  n'est  pas 


REVUE.    CHRONIQUE.  ^99 

absolument  vrai  que  Meyerbeer  ait  autant  spéculé  qu'on  l'a  écrit  sur  la 
fusion  des  divers  styles.  Mozart,  avec  sa  mélodie  suave  et  nombreuse, 
ses  qualités  toutes  françaises  de  précision  rhylhnn'que  et  de  clarté,  la 
variété,  le  choix,  la  science  et  la  profondeur  de  ses  harmonies,  Mozart 
avait  marié  musicalement  la  France,  l'Italie  et  l'Alleuiagne  bien  avant 
que  le  fils  du  banquier  de  Berlin  eût  projeté  ces  noces  d'or.  S'il  les  a 
rêvées  à  son  tour,  c'est  plutôt  en  aventurier  et  beaucoup  moins  de  parti- 
pris  que  par  occasion.  Meyerbeer,  s'il  n'eût  possédé  en  propre  d'autre 
art  que  celui-là,  aurait  peut-être  réussi  à  composer  des  opéras  dans  un 
certain  style  Gluck- Mozart  de  nature  à  lui  concilier  l'estime  des  hon- 
nêtes gens;  mais  eût-il,  comme  il  l'a  fait,  remué,  passionné  son  époque? 
Il  nous  est  permis  d'en  douter. 

Meyerbeer,  c'est  une  chose  aujourd'hui  connue  de  chacun,  avait  au 
plus  haut  degré  la  perception  des  instincts  du  public  moderne,  qui  veut 
être  surtout  distrait,  amusé,  et  dont  l'enthousiasme  a  le  seul  plaisir  pour 
raison  d'être.  De  1820  à  1830,  du  Crociato  à  Robert  le  Diable,  s'écoule  une 
période  de  dix  ans,  pendant  laquelle  le  grand  artiste  se  cherche  sous 
l'agréable  dilettante  voyageur,  et,  revenu  de  son  école  buissonnière  en 
Italie,  flaire  de  quel  côté  le  vent  se  lève  pour  frapper  un  coup  de  maître. 
L'immense  succès  du  Freischïuz  en  Allemagne  avait  commencé  par  ap- 
peler son  attention  sur  les  effets  nouveaux  que  la  musique  allait  avoir 
à  demander  à  l'élément  pittoresque,  jusque-là  trop  négligé  pour  l'idéa- 
lisme et  la  psychologie.  En  France,  il  trouvait  la  Muette  au  plein  de  son 
action  révolutionnaire;  c'en  était  assez,  je  suppose,  pour  mettre  sur  sa 
voie  un  génie  décidé  à  ne  prendre  conseil  que  des  besoins  de  son  temps, 
à  flatter  ses  goûts  et  ses  caprices.  Le  romantisme  inconscient  de  Weber 
avait  trouvé  son  organisateur.  Ces  masses  dont  le  souffle  d'Auber  n'a- 
vait agité  que  la  surface,  une  main  habile  et  puissante  les  allait  remuer 
dans  leurs  profondeurs.  Du  finale  de  la  sédition  dans  la  Muette  à  la  scène 
de  la  bénédiction  des  poignards  dans  les  Huguenots,  il  semble  qu'il  y  ait 
des  abîmes  franchis,  et  cependant  ces  deux  morceaux,  dont  l'un  reste 
une  magnifique  inspiration,  mais  dont  l'autre  est  une  œuvre  colossale, 
relèvent  du  même  système,  et  l'inventeur  de  ce  système,  le  vrai  ré- 
formateur, n'est  ici  ni  Auber  ni  Meyerbeer;  il  s'appelle  Scribe.  A  lui  seul, 
Meyerbeer  n'eût  jamais  atteint  le  but  que  dès  ce  moment  il  se  proposa. 
Ce  rêve  d'une  musique  à  grand  spectacle,  dramatique,  passionnée  et 
décorative ,  son  génie  de  compositeur  n'eût  pas  suffi  à  le  réaliser,  force 
était  que  le  machiniste  intervînt.  Je  parle  ici  non-seulement  du  costu- 
mier, du  maître  de  ballet,  du  metteur  en  scène,  mais  du  fabricateur 
adroit,  intelligent,  inépuisable,  dont  les  mille  ressources  allaient  être 
coup  sur  coup  activées,  exploitées.  Varier  les  effets,  multiplier  les  ta- 
bleaux, être  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays,  un  tel  programme, 
s'il  n'était  point  d'un  musicien  ordinaire,  exigeait  aussi  du  librettiste 
une  originalité  de  talent  et  des  facultés  inventives  que  ne  montrent 


500  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

guère  les  faiseurs  d'aujourd'hui,  occupés  spécialement  k  ravauder  Sliak- 
speare  et  Goethe.  Quoi  qu'il  en  soit,  Scribe  fut  l'homme  de  cette  réaction, 
qu'il  gouverna  en  quelque  sorte  de  sa  propre  initiative  et  sans  avoir  eu 
besoin  d'être  poussé  par  le  musicien.  Meyerbeer  n'eut  pas  grand'peine  à 
deviner  les  avantages  qu'on  pouvait  tirer  d'un  pareil  collaborateur,  et 
l'association  de  ce  génie  et  de  ce  talent,  pour  premier  résultat,  donna 
Robert  le  Diable. 

Doué  comme  Weber  du  sens  de  la  sonorité,  mûri  par  d'énergiques 
études,  Meyerbeer  mettait  la  main  sur  un  poème  où  tout  ce  qu'il  avait 
acquis  dans  ses  longs  voyages,  —  en  Italie  de  grâces  mélodiques,  en 
Allemagne  d'autorité  magistrale,  en  France  de  goût  et  de  juste  mesure 
dans  les  proportions,  —  allait  enfin  pouvoir  s'exercer.  Cette  légende  du 
diable  fait  homme,  dont  il  n'est  pas  un  peuple  qui  ne  possède  sa  ver- 
sion. Scribe,  disons-le,  l'a  traitée  en  poète  dessinant  à  larges  traits  les 
situations,  se  contentant  partout  de  faire  œuvre  simple  de  programme, 
à  ce  point  que  sa  pièce  a  bcFoin,  pour  être  comprise,  et  du  commentaire 
de  la  musique  et  de  tout  l'appareil  des  décorations  et  de  la  mise  en 
scène,  ce  qui  est  à  mon  sens  l'idéal  d'un  poème  d'opéra.  Lui,  d'ordinaire 
si  bourgeois,  il  s'élève  très  souvent  dans  son  théâtre  lyrique  à  la  plus 
haute  conception  du  sujet,  comme  dans  le  quatrième  acte  des  Hugue- 
nots, et  surtout  dans  cette  admirable  donnée  du  trio  final  de  Robert, 
figuration  vivante  et  pathétique  jusqu'au  sublime  de  l'idée  si  familière 
à  l'art  du  moyen  âge,  et  dont  tous  les  portails,  tous  les  vitraux,  tous  les 
triptyques  des  cathédrales  portent  l'empreinte  fouillée  dans  la  pierre  ou 
le  bois,  enluminée  dans  le  cristal;  n'en  disons  pas  trop  cependant,  car,  s'il 
y  a  fort  à  louer  dans  ce  beau  poème,  la  critique  y  trouve  aussi  bien  des 
endroits  où  se  prendre.  Ce  personnage  d'Alice  par  exemple,  quel  est-il? 
Vit-on  jamais  caractère  plus  en  désaccord  avec  lui-même?  Voilà  une 
jeune  fille  qui,  naïve  et  toute  charmante  d'innocence  et  de  simplicité  au 
premier  acte,  inspirée  et  tragique  au  cinquième,  passe  la  première  pailie 
du  troisième  acte  à  se  maniérer  en  paysanne  d'opéra-comique;  évidem- 
ment la  petite  mijaurée  qui  vient  ainsi,  leste,  fûtée  et  provocante,  vo- 
caliser en  l'honneur  de  la  patronne  des  demoiselles,  n'a  rien  de  com- 
mun avec  l'aimable  enfant  que  nous  avons  connue  dans  la  première 
scène,  et  qui  tout  à  l'heure,  dans  le  trio  final,  rayonnera  des  plus  nobles 
flammes  de  l'enthousiasme.  Entre  l'exposition  et  le  dénoûment,  il  y  a 
pour  ce  personnage  une  vraie  solution  de  continuité,  il  se  désavoue  et 
se  dément.  Ces  couplets  badins,  presque  effrontés,  sont  le  plus  étrange 
contre-sens  dans  la  bouche  de  celle  qui  tantôt  a  soupiré  la  romance 
d'entrée.  Lorsque  j'entends  au  début  cette  phrase  pleine  d'émotion  et 
de  recueillement,  la  présence  de  Raimbaut  voyageant  seul  avec  cette 
jeune  fille  n'a  rien  qui  me  choque;  mais  la  petite  personne  qui  chante 
si  galamment  «  qu md  je  quittai  la  Normandie  »  me  paraît  en  savoir 
déjà  long,  et  je  commence  à  me  montrer  beaucoup  moins  rassuré  sur  le 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  501 

compte  d'un  pareil  ange  qu'un  beau  garçon  accompagne  nuit  et  jour  en 
ses  pèlerinages.  Du  reste,  cette  inconsistance  du  personnage  dramatique 
ne  pouvait  manquer  de  réagir  sur  le  caractère  musical,  et  comme  dans 
une  œuvre  d'art  tout  se  tient,  on  comprend  quelle  difficulté  doit  offrir 
à  l'interprète  un  rôle  ainsi  partagé  entre  l'héioïne  et  la  bergère  d'o- 
péra comique,  réclamant  en  même  temps  que  la  puissance  et  l'inspi- 
ration d'une  grande  tragédienne  la  gentillesse  et  la  virtuosité  d'une 
chanteuse  légère. 

C'est  par  ces  côtés  de  grâce  coquette  et  d'afféïerie  que  M"^  Nilsson 
prend  le  rôle  :  voilà  bien  ses  cheveux  blonds,  son  regard  de  nix,  froid 
et  bleu  comme  l'acier,  plein  de  captation  et  de  sortilège,  jamais  tendre, 
ces  petits  airs  sauvages  et  tous  ces  eiïaremens  naturels  ou  voulus  si  cu- 
rieusement en  harmonie  avec  les  étranges  résonnances  de  sa  voix.  Il  n'y 
a  qu'une  Nilsson  au  monde  pour  réussir  ainsi  dans  un  rôle  par  les  dé- 
fauts mêmes  de  ce  rôle;  on  n'imagine  pas  une  Alice  plus  invraisem- 
blable à  la  fois  et  plus  charmante.  Elle  entre,  la  jolie  messagère,  svelte 
et  dégagée ,  sa  tunique  blanche  serrée  aux  flancs  par  la  ceinture  de 
cuir;  les  chevaliers  la  traînent  éperdue  devant  Robert.  L'instant  est  so- 
lennel, tous  ses  amis  tremblent  dans  la  salle,  et  certes  elle  en  a  beau- 
coup, elle  en  a  tant  qu'on  peut  dire  que  depuis  M"*  Rachel  nulle  per- 
sonne de  théâtre  ne  fut  si  unanimement  recherchée,  fêtée,  adulée,  de 
la  société  parisienne.  Elle  seule  reste  imperturbable,  car  c'est  une  des 
particularités  et  des  forces  de  cette  nature  tiès  exceptionnelle  d'ignorer 
les  angoisses  de  la  peur,  ou  du  moins,  si  elle  les  ressent,  de  n'en  rien 
laisser  voir.  «  Va,  »  dit-elle,  et  sur  sa  bouche  à  peine  entr'ouverte  vous 
voyez  déjà  courir  la  fantaisie.  Au  lieu  de  chanter  le  texte,  de  filer  le 
mi,  qui  est  une  ronde,  en  le  portant  sur  le  sol,  qui  est  une  croche,  elle 
donne  à  l'une  et  à  l'autre  note  la  même  valeur,  étend,  prolonge  la  se- 
conde comme  la  première.  L'effet  assurément  est.  neuf,  amusant,  comme 
disent  les  peintres;  Meyerbeer  Tapprouverait-il?  On  l'ignore;  toujours 
est-il  qu'il  ne  Ta  pas  indiqué.  Même  étrangeté  dans  toute  l'interprétation 
du  morceau,  le  nuancé,  l'exquis,  partout  substitués  au  pathétique,  l'ara- 
besque remplaçant  la  ligne  simple  du  dessin;  oubliez  l'admirable  page 
de  Meyerbeer,  cette  haute  et  classique  inspiration  à  la  Mozart,  mettez 
que  vous  entendez  un  lied  norvégien,  c'est  adorable!  Brava,  Nilsso7i! 
very  lovely  indeecl! 

Le  second  acte  appartient  à  la  princesse,  et  M""'  Carvalho  n'était  point 
femme  à  laisser  perdre  un  pareil  avantage.  Costumée  à  ravir,  ses  che- 
veux cerclés  d'un  bandeau  d'or  ocellé  de  pierreries,  sa  taille  merveilleu- 
sement dégagée  sous  les  plis  de  la  dalmatique  d'azur  à  semis  d'étoiles, 
elle  a  dit  sa  cavatine  avec  une  élégance,  un  éclat,  une  bravoure,  qui 
sont  la  perfection  du  chant.  Personne  aujourd'hui  n'a  cet  art  de  poser 
la  voix.  Dans  le  finale,  ses  forces  la  trahissent  un  peu;  mais  patience, 
attendons-la  tout  à  l'heure  à  l'air  de  grâce.  Gomment  cette  grande  scène 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  quatrième  acte,  où  tant  de  force  est  nécessaire,  a  pu  devenir  pour  la 
cantatrice  une  occasion  de  triomphe,  c'est  encore  là  un  de  ces  secrets 
dont  il  faut  chercher  Texplicaiion  dans  les  inépuisables  ressources  du 
style.  On  supplée  à  tout  avec  du  style,  et,  sans  parvenir  à  changer  la 
nature  physique  de  l'organe,  on  arrive  par  des  progressions  savamment 
mesurées  à  faire  qu'une  petite  voix  s'élève  aux  plus  grands  effets;  ainsi 
de  celte  invocation  suppliante  d'Isabelle  à  Robert,  que  M'"«  Carvalho  gou- 
verne en  artiste  imperturbable.  Elle  commence  pianissimo,  ce  n'est  d'a- 
bord qu'un  soupir,  un  souffle  qu'on  entendrait  à  peine,  si  l'art  tout  ma- 
gistral qui  préside  à  cette  émission  ne  faisait  de  ce  soupir,  de  ce  soufQe, 
quelque  chose  d'électrique  déjà  et  de  lumineux.  Insensiblement  la  note 
s'accentue,  l'éiincelle  étend  son  foyer;  la  voix,  entrahiée,  échauffée, 
pousse  au  dehors  ses  forces  décuplées  par  l'expression,  et  quand  l'or- 
chestre arrive  vers  la  fin  à  déchaîner  ses  tempêtes,  on  la  perçoit  en- 
core blanche  et  plaintive  planant  au-dessus  des  cuivres  comme  l'alcyon 
au-dessus  des  vagues.  Je  parle  de  l'effet  tel  que  M'"^  Carvalho  le  réalise 
aujourd'hui  qu'elle  s'est  retrouvée  elle-même.  Malade  encore  le  premier 
soir,  une  défaillance  la  saisit  sur  les  dernières  mesuras  de  son  air,  on 
la  vit  s'arrêter  tout  à  coup,  serrer  sa  tête  entre  ses  mains,  suffoquer; 
l'orchestre  aussi  s'arrêta,  et  la  représentation  fut  un  moment  suspendue; 
puis,  se  redressant  par  un  suprême  effort,  la  courageuse  artiste  termina 
sa  phrase  ou  plutôt  l'expira  dans  un  flot  de  larmes.  Le  public  en  de  telles 
circonstances  n'a  point  l'habitude  de  marchander  sa  sympathie  à  qui  la 
mérite  si  bien,  les  applaudissemens  éclatèrent  avec  frénésie;  mais  en 
rentrant  dans  la  coulisse  M'"«=  Carvalho  s'évanouit.  Fort  heureusement 
M.  le  ministre  des  beaux-arts,  causant  avec  M""'  Nilsson,  se  trouva  là 
tout  exprès  pour  recevoir  dans  ses  bras  la  pauvre  Isabelle.  Tous  les 
journaux  ont  raconté  cette  anecdote  qui,  espérons-le,  accroîtra  encore 
la  popularité  de  la  jeune  excellence.  M.  Maurice  Richard  n'est  point  sans 
avoir  un  certain  air  de  ressemblance  avec  le  calife  de  Bagdad,  lequel  pré- 
férait au  travail  de  cabinet  les  longues  promenades  dans  les  lieux  publics 
de  sa  bonne  capitale;  il  ne  perd  pas  une  occasion  de  visiter  en  détail  les 
moindres  recoins  de  son  empire.  Nourri  loin  du  sérail,  il  en  veut  con- 
naître les  détours;  il  veut  surtout  voir  par  lui-même,  ce  qui  lui  permet 
d'offrir  ses  complimens  aux  cantatrices  qui  se  portent  bien  et  du  vinai- 
gre à  celles  qui  se  trouvent  mal.  —  Revenons  à  la  cavatine  d'Isabelle. 
Combien  de  fois  les  Allemands  n'ont-ils  pas  reproché  à  Meyerbeer  ses 
contre-sens  dramatiques!  En  voici  un,  cet  air  de  grâce,  qui,  tout  chef- 
d'œuvre  qu'il  soit  d'ailleurs,  n'en  mérite  pas  moins  cette  critique.  Une 
femme  brutalement  assaillie  dans  son  oratoire  par  l'homme  qu'elle  aime 
implore  pitié  contre  cette  agression  démoniaque.  Elle  n'a  de  force  que 
dans  sa  faiblesse,  et,  pour  accompagner  son  cri  de  colombe  effarée, 
toutos  les  puissances  de  l'orchestre  font  explosion.  Si,  pour  une  femme 
qui  demande  grâce,  on  remue  de  la  sorte  les  trombones  et  les  clairons, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  503 

il  faudra  donc,  pour  chanter  la  guerre,  se  servir  des  flirtes  et  des  haut- 
bois; n'importe,  la  période  est  belle,  et,  malgré  tous  les  raisonnemens, 
vous  entraîne;  mais  ce  goût  équivoque,  qui  procède  chez  Meyerbeer 
d'un  insatiable  appétit  du  succès,  je  le  retrouve  à  chaque  instant  dans 
Robert  le  Diable  sans  que  l'erreur  du  maître  soit  excusée  par  rien  de 
semblable  à  l'inspiration  que  je  viens  de  citer.  Le  second  acte  tout  en- 
tier porte  l'empreinte  d'un  italianisme  démodé,  et,  dans  le  duo  entre 
Alice  et  Bertram,  que  dire  de  ces  cadences  interminables,  de  ces  raffi- 
nemens  de  langage  entre  deux  personnages  en  lutte  ouverte  l'un  avec 
l'autre,  et  qui,  se  détestant,  se  maudissant  au  fond  de  l'âme,  se  con- 
certent de  l'œil  et  de  la  voix  pour  mieux  enjôler  leur  public?  Et  ce  trio 
sans  accompagnement,  vit-on  jamais  un  morceau  moins  en  situation? 
Alice,  Robert  et  Bertram  sont  en  présence,  le  drame  touche  à  son  heure 
décisive,,  et  soudain  voilà  le  maestro  qui  tranquillement  arrête  l'horloge, 
et  tire  de  son  portefeuille  une  manière  de  terzctto  a  capella  dont  il  sem- 
ble tout  aise  d'avoir  trouvé  le  placement. 

Ceci  nous  ramène  au  troisième  acte,  à  ces  lieux  témoins  de  tant  de 
«  terribles  mystères,  »  dont  un  ciel  à  la  Salvator  tout  rayé  de  nuages 
sanglans  éclaire  le  sauvage  tableau.  Je  passe  sur  les  couplets  d'Alice  dé- 
cidément trop  fleuris  de  points  d'orgue,  trop  entachés  de  mignardise. 
Ophélie  à  chaque  instant  y  reparaît  sous  le  camail  de  la  paysanne  nor- 
mande. Je  citerai  à  la  reprise  du  morceau  une  gamme  descendante  qui 
vous  revient  comme  un  écho  des  jardins  d'Elseneur.  Dans  le  duo  qui 
suit,  quelques  bons  effets  sont  à  noter  :  l'effarement  d'Alice,  par  exemple, 
au  moment  où  Bertram  se  démasque,  sa  manière  très  pittoresque  de 
s'élancer  vers  la  croix,  de  chanter  à  genoux.  Je  voudrais  seulement  que 
M^'^  Nilsson,  au  lieu  de  monter  l'escalier  par  degrés,  se  portât  d'un  bond 
sur  la  plus  haute  marche  de  façon  à  ne  rien  perdre  de  son  souflle,  et  à 
n'avoir  plus  qu'à  se  redresser  vaillante  et  forte  pour  jeter  à  l'enfer  son 
défi  :  «  le  ciel  est  avec  moi,  je  brave  ta  colère  !  »  Je  n'ai  aussi  qu'à  louer 
la  brillante  cantatrice  pour  les  belles  qualités  concertantes  qu'elle  dé- 
ploie dans  le  trio  sans  accompagnement. 

Abordons  le  cinquième  acte.  On  sait  quelle  large  place  y  tient  Alice. 
A  partir  du  moment  où  la  sœur  de  lait  de  Robert  franchit  le  seuil  du 
sanctuaire,  le  personnage  se  transfigure,  l'humble  et  timide  villageoise 
de  tout  à  l'heure  parle  au  nom  du  ciel  en  héroïne,  en  inspirée.  C'est 
l'ange  descendu  pour  sauver  une  âme,  l'ange  livrant  bataille  au  démon 
et  l'écrasant.  M"^  Nilsson  avait-elle  d'avance  bien  réfléchi  à  tout  cela? 
Je  crains  que  non.  Nous  ne  sommes  point  ici  à  Londres,  où  les  opéras 
de  Meyerbeer  se  jouent  comme  des  opéras  italiens  qu'on  livre  à  la 
merci  de  virtuoses,  la  plupart  illustrissimes,  trop  préoccupés  des  af- 
faires de  leur  amour-propre  et  de  leur  fortune  pour  s'inquiéter  des  pe- 
tites nécessités  du  grand  art.  Nous  sommes  à  Paris,  sur  la  scène  de  l'Aca- 
démie impériale;  il  s'agit  de  RobejH  le  Diable,  d'un  chef-d'œuvre  ayant 


504  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  traditions,  son  style  et  sa  grammaire.  Jouer  Froufrou  au  Gymnase 
ou  représenter  Monime  à  la  Comédie-Française  n'est  poinl.  absolument 
la  même  chose;  autant  on  en  peut  dire  pour  ces  deux  rôles  d'Ophélie  et 
d'Alice.  Au  lieu  de  passer  ainsi  tout  directement  et  comme  sans  y  pen- 
ser de  son  intermède  rococo  û'Hamlet  à  ce  grand  cinquième  acte  de 
Robert,  M"®  Niisson  aurait  dû  s'arrêter  quelques  mois  au  Conservatoire, 
prendre  là  cette  autorité  du  discours  et  du  geste  sans  laquelle  rien  de 
sérieux  n'est  possible  sur  notre  première  scène  lyrique.  Quand  Duprez, 
dans  Guillaume  Trll,  récitait  des  vers  de  M.  de  Jojy,  ou  croyait  entendre 
du  Corneille;  M"«  Falcon,  arrivant  au  sommet  de  ce  rôle  d'Alice,  vous 
surprenait  par  la  beauté  tragique  de  sa  déclamation.  Chrisfiue  Nilsson 
n'acceniue  point  assez,  les  vers  gravés  par  la  tradition  dans  toutes  les 
mémoires  passent  inaperçus;  elle  coquette  toujours  avec  cette  musique 
qui  cependant  ne  plaisante  guère.  Elle  cliarme,  ne  s'impose  jamais,  et, 
quand  il  s'agit  de  hausser  le  ton,  se  dérobe.  C'est  dire  que  le  trio  final 
n'avait  point  à  compt'  r  sur  elle.  Sa  voix  dans  le  forlk  a  pnuiMant  donné 
splendidement;  mais  dans  les  passages  écrits  pour  le  médium  le  relief  et 
la  couleur  manquent  un  peu;  c'est  blanc,  comme  on  dit  en  jargon  de 
théâtre.  Meyerbeer  répétait  volontiers  à  ses  amis,  en  leur  parlant  de 
ÎS'ourrit,  de  Levasseur  et  de  M"''  Falcon  :  «  Ce  trio  de  Roherl,  nous  ne  le 
reverrons  plus.  »  11  est  permis  de  se  demander  ce  qu'eût  pensé  le  maître 
de  l'exécution  infligée  l'autre  soir  à  son  chef-d'œuvre,  ou  plutôt  non, 
ne  cherchons  pas  à  le  savoir,  car  cette  exécution,  il  ne  l'aurait,  de  son 
vivant,  point  tolérée.  Mettons  tout  de  suite  hors  de  cause  iM"^  Nilsson. 
Une  personne  de  sa  valeur,  de  sa  distinction,  ne  compromet  jamais  la 
fortune  d'une  représentation.  Elle  peut  souffrir  de  la  dé  âcle,  s'y  voir 
entraînée,  elle  ne  la  provoque  pas;  mais  M.  Colin,  M.  Bel  val,  voilà  les 
vrais  coupables!  Allons  plus  haut  et  reprochons  à  l'administration  d'a- 
voir laissé  arriver  devant  le  public  de  l'Opéra  quelque  chose  d'aussi  in- 
complet, pour  ne  pas  dire  plus,  que  cette  première  représentation  de 
la  reprise  de  Robert  le  Diable.  Il  faut  ou  qu'on  n'ait  pas  répété  géné- 
ralement, ou  que  les  répétitions  aient  été  négligemment  abandonnées  à 
la  discrétion  des  chanteurs,  lesquels,  sous  prétexte  de  se  ménager,  s'en- 
têtent à  cacher  leur  jeu  jusqu'à  la  fin.  De  pareils  abus  ne  sauraient  se 
reproduire;  un  directeur  a  le  droit  d'exiger  de  ses  ariistes  qu'ils  pren- 
nent au  séi'ieux  le  travail  des  répétitions.  Supposons  que  les  études  de 
Robert  eussent  été  menées  comme  elles  devaient  l'être,  est-ce  que  le 
grotesque  accident  survenu  à  M.  Colin  au  troisième  acte,  pendant  son 
duo  avec  Bertram,  serait  jamais  arrivé?  Y  a-t-il  un  chef  d'orchestre  ou  du 
chant  qui,  entendant  M.  Colin  s'égosiller  à  vouloir  donner  Vai  dihze  de 
poitrine  de  Tamberlick,  n"eût  pas  aussitôt  prémuni  ce  jeune  Icare  contre 
les  dangers  d'une  chute  eiïroyable?  Et  cette  voix  de  tête  g.inçante  et 
discordante,  pense-t-on  que  M.  Gevvaërt,  s'il  en  avait  reçu  la  confidence, 
l'aurait  laissée  ainsi  tout  à  coup  sortir,  comme  un  diable  de  tabatière, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  505 

pour  mettre  le  public  en  gaîté  au  moment  le  plus  solennel  de  l'ouvrage, 
et  couper  court  au  sérieux  de  la  soirée?  C'est  la  manie  aujourd'hui  des 
chanteurs  de  n'employer  que  la  voix  de  poitrine.  La  voix  de  tête  semble 
un  vieux  meuble  démodé  qu'on  tire  du  grenier  seulement  dans  quelques 
rares  occasions.  Encore  faudrait-il  veiller  à  ce  que  ce  vieux  meuble  fût 
épousseté,  à  ce  qu'il  eût  l'air  de  faire  partie  de  la  maison.  La  voix  de  tête 
de  M.  Colin  est  une  voix  d'emprunt;  on  sent  qu'il  ne  l'a  ni  travaillée 
ni  polie,  peut-être  même  ne  se  doutait-il  pas  qu'elle  existât.  C'est  du 
moins  ce  que  laisse  voir  son  parfait  désaccord  avec  le  registre  ordi- 
naire. Ainsi,  dans  ce  duo  h  des  chevaliers  de  ma  patrie,  »  après  avoir, 
sur  ces  mots  :  «  marchons,  je  ne  crains  rien ,  »  émis  en  voix  de  tête  le 
ré,  Vul,  dièze  et  Vut  naturel,  il  tombe  tout  à  coup  sur  le  si  en  voix  de 
poitrine,  et  cet  éclat  désordonné,  succédant  à  ces  notes  fluettes  et  na- 
sales, produit  le  plus  risible  effet  :  on  croit  entendre  une  trompette  à 
côté  d'un  miiliton. 

Nous  ne  suivrons  pas  M.  Colin  à  travers  tous  les  méandres  de  ce  la- 
byrinthe où  il  s'est  égaré  si  déplorablement.  Avant  de  se  venir  heurter 
contre  les  aspérités  de  ce  fatal  duo,  il  avait  au  premier  acte  fort  agréa- 
blement enlevé  la  sicilienne,  et  plus  tard,  après  sa  mésaventure,  sa 
voix,  dans  la  scène  de  l'église,  retrouva  des  accens  pleins  de  charme 
pour  l'adorable  canli!ène  :  «  lorsque  pour  moi,  le  soir,  ma  mère  priait 
Dieu.  ))  Tout  cela  ne  peut  qu'accroître  encore  nos  regrets.  On  a  com- 
promis de  gaîté  de  cœur,  fourvoyé  une  organisation  dont  l'étude  et  le 
temps  eussent  fait  sans  doute  quelque  chose.  M.  Co!in  ne  sait  rien  de 
son  art,  il  n'en  connaît  ni  les  ménagemens  ni  les  ressources;  pousser 
la  voix  lui  paraît  le  comble  du  métier,  et  c'est  à  ce  jeune  homme  tout 
frêle  et  délicat,  à  ce  timbre  qui  n'avait  que  sa  fraîcheur  et  que  les  fa- 
tigues de  Gaillaume  Tell  ont  déjà  éraillé,  c'est  à  ce  ténorino  relevant 
à  peine  de  maladie  qu'on  ose  imposer  une  lâche  où  les  plus  robustes 
succomb  liaient!  Ce  rôle  de  Robert  est  comme  les  armures  du  xV  siècle; 
en  les  mesurant,  on  se  demande  quels  pouvaient  être  les  hommes  ca- 
pables d'endosser  et  de  porter  librement  un  tel  harnais.  Les  chanteurs 
d'aujourd'hui  n'ont  plus  le  souffle  ni  les  épauU-s  qu'il  faut  avoir  pour  ne 
pas  être  écrasés  sous  le  fardeau.  Après  Nourrit,  paladin  de  la  légende, 
celui  qui  fit  la  meilleure  figure  à  cette  Table-lîonde  fut  Mario  de  Can- 
dia,  Duprez,  dans  Robert,  ne  brilla  guère  et  laissa  le  rôle,  à  M.  Guey- 
mard,  qui  pendant  dix  ans  le  tint  avec  honneur.  Depuis,  on  s'était  ha- 
bitué, faute  de  mieux,  à  M.  Villaret,  chanteur  de  décadence,  mais  qui 
du  moins  mène  la  pièce  jusqu'au  bout,  ce  que  les  jeunes  ne  font  pas. 
Un  mot  à  présent  du  ballet,  seul  épisode  complètement  réussi  de  cette 
néfaste  première  soirée.  Point  de  restriction  cette  fuis  dans  nos  éloges, 
il  faut  applaudir  et  le  décor,  reproduction  exacte,  bien  qu'un  peu  illus- 
trée, de  l'ancien  tableau  dont  le  style  était  à  conserver,  et  les  danses 
réglées  à  nouveau  de  main  d'artiste.  C'est  Laure  Fonta  qui  figure  au- 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

joLird'hui  le  personnage  de  Tabbesse,  créé  jadis  par  Taglioni.  Svelte  et 
distinguée  de  sa  personne,  juste  et  correcte  dans  son  geste,  harmonieuse 
dans  ses  poses,  elle  s'enlève  avec  l'aisance  aérienne  d'une  Emma  Livry 
et  mesure  en  deux  bonds  l'étendue  de  la  scène  sans  que  son  pied,  re- 
tombant sur  le  sol,  y  mène  plus  de  bruit  qu'un  flocon  d'ouate  ou  de 
neige.  Du  reste,  jamais  encore  le  romantisme  de  ce  bel  intermède  ne 
fut  si  pittoresquement  rendu.  A  voir  toutes  ces  vierges  folles  sortir  en 
silence  du  tombeau,  défder  processionnellement  devant  leur  ancienne 
supérieure,  puis,  sur  un  signe  d'elle,  jeter  bas  voiles  et  linceuls,  et  les 
cheveux  épars,  demi-nues,  tourbillonner  en  essaim  au  clair  de  lune,  on 
rêve  aux  Fantômes  de  Victor  Hugo.  C'est  la  poésie  des  Odes  et  Ballades 
mise  en  action,  et  avec  quelle  musique! 

Ainsi  restauré  au  théâtre,  Robert  le  Diable  a  repris  son  immense  attrac- 
tion sur  le  public.  En  dépit  de  ses  défaillances,  l'œuvre  reste  vivante  et 
continue  à  se  tenir  puissamment  debout.  Venue  au  monde  incomplète, 
elle  est  ce  qu'elle  fut;  on  ne  peut  donc  dire  qu'elle  ait  vieilli,  et  les  gens 
qui  lui  reprochent  ses  ritournelles  à  l'italienne  et  son  style  composite 
s'amusent  à  nous  donner  là  des  découvertes  que  nos  pères  ont  faites  il  y 
a  quarante  ans.  Le  cinquième  acte  suffirait  seul  à  la  gloire  d'un  maître. 
Quelles  proportions,  quelle  atmosphèrel  C'est  Là  que  le  talent  doit  venir 
écouter  la  leçon  du  génie,  et  que  les  joueurs  de  serinette  apprendront 
comment  on  manie  l'orgue  du  sanctuaire.  L'exécution  peu  à  peu  rega- 
gnera son  niveau;  il  est  difficile  qu'à  l'Opéra  l'ensemble  soit  longtemps 
à  se  rétablir.  Lorsqu'on  reprit  naguère  les  Huguenots,  la  première  soirée 
fut  désastreuse;  huit  jours  après,  les  choses  marchaient  bien  :  il  en  sera 
de  même  pour  Robert.  D'ailleurs  on  a  pourvu  d'avance  à  toute  éventua- 
lité :  s'il  arrive  que  M.  Colin  soit  forcé  de  quitter  la  place,  un  autre  lui 
succédera;  M.  David  travaille  et  sait  le  rôle  de  Bertram,  et  M"«  Mauduit 
se  tient  prête  à  reparaître  dans  Alice,  qui  fut  l'honneur  de  ses  débuts. 
Les  œuvres  de  répertoire  ont  cela  de  particulier,  qu'elles  offrent  à  l'es- 
prit de  continuels  sujets  de  comparaison.  Chacun  à  son  tour  y  passe,  y 
montre  sa  figure  et  son  talent,  et  il  ne  sera  point  sans  intérêt,  même 
pour  ceux  qui  ont  applaudi  au  gracieux  type  de  fantaisie  essayé  par 
M"*^  Nilsson,  de  voir  revivre  la  conception  du  maître  dans  son  idéal  tra- 
ditionnel et  sous  les  traits  d'une  jeune  artiste  en  qui  se  perpétue  l'école 
des  Falcon  et  des  Dorus. 

On  se  perd  en  conjectures  sur  les  causes  qui  ont  pu  déterminer 
l'administration  du  Théâtre -Italien  à  fouiller  le  campo  sanlo  de  l'an- 
cienne Académie  royale  de  musique  pour  en  exhumer  les  momies  de 
Guido  et  de  Ginevra.  L'intérêt  musical  n'était  point  ici  à  mettre  en 
avant  comme  lorsqu'il  s'est  agi  de  Fidelio,  encore  moins  la  question 
de  recette,  et  jamais  nous  ne  consentirons  à  prendre  au  sérieux  cette 
histoire  d'un  décor  d'occasion  d('posé  là  par  la  débâcle  du  Théâtre- 
Lyrique,  et  dont  on  voulait  absolument  tirer  prolit.  Quoi  qu'il  en  soit, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  507 

la  mise  en  scène  de  Guido  et  Ginevra  n'a  produit  qu'un  effet  médiocre, 
et  cet  échec  contre  lequel  n'ont  prévalu  ni  la  musique  d'Halévy  ni  la 
vaillance  de  M"®  Krauss,  ce  fiasco  n'aura  servi  qu'à  prouver  une  fois  de 
plus  que  le  Théâlre-ltalien  n'a  rien  à  prétendre  en  dehors  de  son  genre 
tout  concertant,  et  que  sa  destinée  est  maintenant  de  vivre  et  de  mourir 
sous  l'invocation  d'Adelina  Patti;  mais,  comme  toute  chose  en  ce  monde 
a  son  résultat  direct  ou  indirect,  il  s'est  trouvé  que  cette  reprise  de  Guido 
et  Ginevra,  nulle  pour  les  intérêts  du  Théâtre-Italien,  n'aura  pas  été  sans 
honneur  pour  la  mémoire  d'Halévy.  En  présence  de  ces  fragmens  pleins 
de  vigueur  et  de  beauté,  chapiteaux  et  fûts  de  colonnes  d'un  monument 
démantelé,  les  amis  de  l'école  française  se  sont  demandé  si  l'homme  qui 
produisit  jadis  de  telles  œuvres  avait  bien  aujourd'hui  sur  la  scène  de 
l'Opéra  la  place  qu'il  mérite  d'y  occuper.  Tout  n'était  certes  point  à  con- 
server dans  le  répertoire  d'Halévy;  cependant,  même  en  faisant  à  l'oubli 
la  plus  large  part,  même  en  laissant  dormir  du  sommeil  éternel  le  Juif 
eîTanl,  Guido  et  Ginevra,  la  31agicienne,  il  y  aurait  encore  dans  ce  passé 
de  quoi  intéresser  notre  présent  si  éblouissant  en  merveilles,  si  gonflé  de 
germes  féconds!  Pourquoi  laisse-t-on,  par  exemple,  Charles  F/émigrer  au 
Théâtre-Lyrique?  pourquoi  la  Reine  de  Chypre  a-t-elle  cessé  de  figurer 
sur  l'afTiche?  —  Pure  question  de  matériel,  réplique  l'administration;  les 
décors  en  ont  péri  dans  l'incendie  des  Menus-Plaisirs.  Raison  de  plus 
alors  pour  les  refaire.  Un  théâtre  comme  l'Opéra  ne  compte  pas  avec  de 
pareils  détails.  C'est  parce  que  nous  avons  à  cœur  la  gloire  de  Meyer- 
beer,  parce  que  nous  aimons  et  admirons  ses  chefs-d'œuvre,  que  nous 
insistons  pour  qu'il  ne  soit  pas  seul  à  profiter  du  bénéfice  de  ces  re- 
prises. Assez  longtemps  de  son  vivant  le  maître  fut  l'objet  d'indignes 
calomnies,  il  ne  faut  pas  qu'après  sa  mort  les  méchans  viennent  repro- 
cher à  sa  grande  ombre  d'agir  comme  l'ombre  du  mancenillier,  et  qu'a- 
près avoir  lu  dans  son  testament  tant  de  choses  qu'il  n'y  a  point  mises, 
la  bêtise  humaine  s'imagine  qu'il  existe  on  ne  sait  quel  mystérieux  et 
désl:onnêtc  codicille  faisant  peser  un  interdit  posthume  sur  les  ouvrages 
d'Halévy. 

L'inexorable  loi  du  théâtre  d'aujourd'hui,  nous  le  savons,  c'est  la  re- 
cette. Devant  une  telle  puissance,  il  n'y  a  qu'à  s'incliner;  mais  si  nous 
admettons  qu'en  un  temps  comme  Is  nôtre  la  question  d'argent  doive 
aussi  être  prise  en  considération,  les  intérêts  de  l'art  et  sa  vraie  dignité 
ne  cesseront  jamais  de  nous  préoccuper.  Seulement  nous  voulons  ce  qui 
est  possible,  transigeant  avec  les  difficultés  qu'il  ne  nous  est  pas  donné 
de  pouvoir  abattre,  tâchant  de  nous  garder  également  et  de  l'indiffé- 
rence et  des  théories  creuses.  Or  rien  n'empêche  un  grand  théâtre  qui 
se  respecte  de  ne  pas  laisser  tomber  en  déshérence  le  nom  d'un  maître. 
Ce  que  nous  disons  pour  l'Opéra  au  sujet  d'Halévy,  nous  pourrions 
tout  aussi  bien  le  dire  pour  la  Comédie-Française  à  propos  de  Casimir 
Delavigne.  Remarquez  que  nous  n'exprimons  point  en  ce  moment  le 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  ou  moins  d'admiration  que  nous  professons  envers  l'auteur  de 
Louis  XI  et  de  Don  Jaan  d'Autriche,  Ce  que  nous  discutons  est  affaire 
non  de  goût,  mais  de  simple  convenance,  et,  à  ce  point  de  vue,  le  nom 
du  poète  a  droit  rue  Itichc  lieu  aux  mêmes  égards  que  le  nom  du  musi- 
cien rue  Le  Peletier.  Je  me  souviens  d'avoir  lu  dans  les  journaux,  il  y  a 
quelques  mois,  que  le  directeur  de  la  Porte-SainL-Martin,  décidé  à  re- 
mettre en  honneur  le  drame  en  vers,  se  proposait  xle  traiter  avec  la  fa- 
mille de  Casimir  Delavigne  pour  l'exploitation  de  son  répertoire.  La 
chose  ne  s'est  point  faite,  elle  aurait  pu  se  faire ,  et  c'eût  été  là  une  de 
ces  mauvaises  notes  d'ingratitude  dont  une  grande  scène  nationale  ne 
doit  point  laisser  s'entacher  ses  archives,  et  que  l'Opéra  finira  par  s'atti- 
rer s'il  n'y  prend  garde.  C'est  déjà  un  tort,  quand  on  a  M.  Faiire  sous  la 
main,  que  de  ne  pas  jouer  Charles  VI;  mais  pourquoi  l'envoyer  échouer 
et  peut-être  se  faire  siffler  au  Théâtre-Lyrique?  S'imagine-t-on  par 
hasard  qu'en  s'y  prenant  de  la  sorte,  le  fameux  citant  de  guerre  exécuté 
à  huis  clos  par  quelques  rares  choristes  ne  sera  pas  entendu  de  l'An- 
gleterre? Si  c'est  l'unique  souci  de  l'administration,  elle  n'a  qu'à  se 
rassurer  :  l'appel  belliqueux  de  Charles  VI  serait  ce  soir  entonné  par 
tous  les  orphéonistes  de  l'Opéra,  que  lord  Lyons  dans  sa  loge  n'en  au- 
rait ni  une  émotion  de  plus  ni  un  mot  d'esprit  de  moins.  Nous  ne  sommes 
plus  au  temps  où  les  nations  prenaient  la  mouche  pour  une  chanson,  et 
les  diplomates  d'aujourd'hui  sont  trop  artistes  et  souvent  même  trop 
poètes  eux-mêmes  pour  ne  pas  laisser  le  champ  libre  à  tous  les  enthou- 
siasmes. J'ai  sous  les  yeux  un  poëme  intitulé  Sylvie,  et  ces  vers  que 
traverse  un  souffle  de  Joce'yn  sont  d'un  ambassadeur,  le  comte  Stackel- 
berg.  Les  Russes,  je  le  sais,  ont  aimé  de  tout  temps  ce  jeu  de  la  rime 
et  de  la  fantaisie,  plusieurs  même  l'ont  pratiqué  avec  talent.  L'auteur 
de  Sylvie  continue  en  ce  sens  l'œuvre  des  Schouvalof,  des  Mestzerski 
et  de  tant  d'esprits  distingués  qui  depuis  les  beaux  jours  de  Voltaire  ont 
fait  l'ornement  de  la  société  française,  causeurs  ingénieux,  épistoliers 
aimables  et  corrects,  et  parfois,  comme  c'est  ici  le  cas,  rimeurs  ha- 
biles et  très  au  fait.  J'avoue  que  de  pareilles  qualités  me  charment  chez 
mi  homme  du  monde,  surtout  lorsqu'elles  se  marient  au  dilettantisme 
musical  le  mieux  entendu,  et,  si  les  concerts  du  comte  Stackelberg  ont 
eu  le  pas  sur  tous  les  autres,  il  se  peut  qu'ils  le  doivent  à  cette  atmo- 
sphère doublement  favorable  de  la  maison.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
que  nulle  part  cet  hiver,  dans  le  monde,  Christine  Nilsson  n'a  mieux 
chanté,  tant  il  est  vrai  que  pour  ces  gosiers  nerveux  et  susceptibles 
à  l'excès,  le  vrai  pays  «  où  les  citronniers  fleurissent  »  est  celui  dans 
lequel  ils  se  sentent  de  partout  enveloppés  des  plus  intelligentes  sym- 
pathies. F,  DE  LAGENEVAIS. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  509 


FERNANDE ,  par  M.  Vxtorien  Sakoou. 

M""=  de  La  Pommeraye,  assure  Diderot,  «  était  une  veuve  qui  avait 
des  mœurs,  de  la  naissance,  de  la  fortune,  de  la  hauteur,  »  et  se  con- 
solait de  son  veuvage  par  l'amour  du  marquis  des  Ârcis,  homme  d'hon- 
neur, à  coup  sûr,  mais  entaché  «  d'un  goût  efféminé  pour  la  galante- 
rie. »  Ces  deux  amans,  qui  avaient  eu  la  négligence  de  se  jurer  un 
amour  éternel,  vivaient  en  paix  depuis  plusieurs  années  loin  du  bruit 
et  du  monde,  jouissant  de  leur  bonheur  dans  le  plus  délicieux  iso- 
lement. Cependant  le  galant  marquis  commence  «  à  trouver  la  vie  de 
M'""-  de  La  l'oaimeraye  trop  unie...  Peu  à  peu  il  passe  un  jour,  deux 
jours  sans  la  voir,  il  abrège  ses  visites,  il  a  des  affaires  qui  l'appellent. 
Lorsqu'il  arrive,  il  ne  dit  mot,  s'étale  dans  un  fauteuil,  prend  une  bro- 
chure, la  jette,  parle  à  son  chien  ou  s'endort.  »  A  ces  signes  alarmans, 
M"'«  de  La  Pommeraye,  qui  aime  toujours,  pressent  qu'elle  n'est  plus 
aimée  et  veut  s'en  assurer.  Ln  jour,  après  dîner,  elle  dit  au  marquis  : 
«  Mon  ami,  vous  rêvez.  —  Vous  rêvez  aussi,  marquise.  —  U  est  vrai,  et 
même  assez  tristement.  —  Qu'avez-vous?  —  Rien.  —  Cela  nest  pas 
vrai...  »  Rien  n'est  charmant  et  délicat  comme  cette  conversation  que 
Diderot  met  dans  la  bouché  des  deux  amans.  Bref,  M'"^  de  La  Pomme- 
raye, le  sourire  aux  lèvres  et  la  mort  dans  l'âme,  feint  l'indifférence  la 
plus  complète,  et  sur  un  mot  de  M.  des  Ârcis  qui  l'invite  à  s'expliquer  : 
«  Marquis,  il  s'agit...  Je  suis  désolée,  je  vais  vous  désoler,  et,  tout  bien 
considéré,  il  vaut  mieux  que  je  me  taise.  —  Non,  parlez.  La  première 
de  nos  conventions  ne  fut-elle  pas  que  nos  âmes  s'ouvriraient  l'une  a 
l'autre  sans  réserve?  — 11  est  vrai,  et  voilà  ce  qui  me  pèse...  Est-ce  que 
vous  ne  vous  êtes  pas  aperçu  que  je  n'ai  plus  la  même  gaîié?  J'ai  perdu 
l'appétit;  je  ne  bois  plus  et  je  ne  mange  que  par  raison,  je  ne  saurais 
dormir...  La  nuit,  je  m'interroge  et  je  me  dis  :  Est-ce  qu'il  est  moins  ai- 
mable? »  Elle  lui  fait  un  gros  mensonge  et  avoue  qu'elle  ne  l'aime  plus. 
Le  marquis  se  jette  à  ses  pieds  :  «  Mon  amie,  votre  sincérité  m'entraîne, 
je  serais  un  monstre,  si  elle  ne  m'entraînait  pas.  Tout  ce  que  vous  vous 
êtes  dit,  je  me  le  suis  dit  moi-même,  et  l'histoire  de  votre  cœur  est  mot 
à  mot  l'histoire  du  mien.  .11  ne  nous  reste  qu'à  nous  féliciter  récipro- 
quement d'avoir  perdu  en  même  temps  le  sentiment  fragile  et  trom- 
peur qui  nous  unissait.  »  Cependant  M'"''  de  La  Pommeraye,  renfermant 
en  elle-même  le  dépit  mortel  dont  elle  est  déchirée,  jure  de  se  venger, 
et  voici  ce  que  la  passion  lui  suggère  : 

Durant  un  voyage  du  marquis,  qui,  faute  de  mieux,  est  resté  son  ami, 
«lie  se  rappelle  avoir  connu  auirefuis  en  province  deux  femmes,  la  mère 
et  la  fdle,  qui,  ruinées  depuis  dans  un  procès,  en  sont  réduites  à  tenir 
un  tripot.  Elle  met  ses  gens  en  campagne,  se  fait  amener  la  d'Aisnon 
et  sa  fille,  leur  persuade  de  quitter  leur  métier  infâme,  périlleux,  peu 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lucratif,  les  installe  dans  un  petit  appartement  modeste,  leur  fait  re- 
prendre le  nom  honorable  qui  leur  appartient  et  les  transforme  en  dé- 
votes. Les  choses  étant  pn'parées  de  la  sorte  et  le  marquis  des  Arcis 
étant  de  retour,  M""^  de  La  Pommeraye  met  en  présence  son  ancien 
amant  et  ces  deux  femmes,  sur  le  compte  desquelles  elle  ne  tarit  pas 
en  éloges  de  toute  sorte.  La  fille  est  des  plus  jolies  sous  son  costume 
de  dévote;  le  marquis,  toujours  entaché  de  galanterie,  s'y  intéresse, 
s'enflamme  à  mesure  que  les  obstacles  l'irritent  davantage  et  paraissent 
plus  insurmonlables.  M'"«  de  La  Pommeraye  aidant,  le  marquis  perd  ab- 
solument la  tête  et  finalement  épouse  la  jeune  fille. 

Après  le  mai'iage,  la  grande  dame,  sûre  enfin  de  sa  vengeance,  ré- 
vèle à  son  ancien  amant  toute  la  vérité  et  lui  montre  dans  quel  piège 
il  est  tombé.  La  situalion  est  dramatique;  mais  par  le  plus  pur  des 
hasards,  —  et  c'est  ici  qu'il  faut  reconnaître  le  doigt  de  la  Provi- 
dence, —  cette  jeune  aventurière  élevée  dans  un  tripot  est  tout  sim- 
plement un  ange  de  candeur.  Tandis  que  son  mari  désillusionné  l'ac- 
cable de  paroles  amères,  elle  pleure,  se  roule  à  ses  pieds.  Devant  cette 
femme  qui  s'humilie,  se  prosterne,  le  marquis  se  sent  ému,  troublé; 
bientôt  il  est  convaincu,  sa  passion,  qui  n'est  point  éteinte,  fait  le  reste, 
et  se  retournant  vers  l'infortunée  :  «  Levez-vous,  ma  femme,  levez-vous 
et  embrassez-moi,  m;idame  la  marquise.  » 

Cette  charmante  histoire,  que  Diderot  nous  raconte  avec  ce  style  plein 
de  finesse  et  de  franchise  que  vous  savez,  est  vivante,  passionnée,  déli- 
cate, toute  parfumée  des  senteurs  du  xvni®  siècle,  possible,  vraie,  si  l'on 
songe  aux  mœurs  du  temps,  et  M.  Sardou,  en  se  l'appropriant,  a  montré 
qu'il  avait  bon  goût,  qu'il  n'était  pas  insensible  aux  délicatesses  artis- 
tiques; mais  alors  comme  il  a  dû  souffrir  en  songeant  à  quelle  singu- 
lière cuisine  il  allait  soumettre  ce  morceau  de  choix  pour  le  transfor- 
mer en  ce  gros  plat  du  jour  que  ses  antécédens  lui  imposent!  Les  efforts 
de  ce  travail,  de  cette  lutte  entre  l'homme  de  goût  qui  aime  les  finesses, 
et  le  dramaturge  qui  les  redoute,  sautent  aux  yeux,  à  ce  qu'il  me  semble, 
et  l'on  pourrait  dire  que  dans  cette  surexcitation  nerveuse  avec  laquelle 
l'auteur  prodigue  ses  pimens  et  assaisonne  ses  mets,  on  devine  le  déses- 
poir de  ne  pouvoir  servir  ceux-ci  au  naturel.  On  ne  m'ôtera  pas  de  l'es- 
prit que  M.  Sardou  est  un  raffiné  de  l'épée  contraint  de  se  battre  à  coups 
de  trique,  et  j'ajouterai  que  cette  nécessité  pénible  est  pour  beaucoup 
dans  son  merveilleux  talent;  il  veut  se  consoler  de  la  grossièreté  de  son 
arme  par  la  surprenante  agilité  de  son  jeu.  Le  premier  acte  de  la  pièce 
nouvelle  est  curieux  en  ce  qu'il  nous  révèle  Jes  façons  d'agir  de  l'au- 
teur. C'est  dans  une  maison  de  jeu,  nous  venons  de  le  voir,  que  M'"^  de 
la  Pommeraye  se  procure  les  deux  créatures  nécessaires  à  sa  vengeance, 
et  Diderot  a  prononcé  le  mot  tripot;  M.  Sardou  s'en  empare.  Le  premier 
acte  tout  entier  se  passera  donc  dans  un  de  ces  repaires  contemporains 
dont  les  journaux  nous  entretiennent  parfois.  Est-ce  à  dire  que  l'auteur 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  511 

a  tenté  une  peinture  de  ces  mœurs  lionteuses,  qu'il  a  voulu  en  moraliste 
soulever  un  des  coins  du  voile,  et  nous  faire  frissonner  en  faisant  passer 
devant  laous  des  types  vrais,  pris  dans  la  nature?  Hassurez-vous,  iM.  Sar- 
dou  ne  connaît  ces  vilaines  maisons  qiue  pour  en  avoir  lu  la  description 
superficielle.  Cependant,  comme  il  lui  fallait  du  monde  pour  emplir  la 
scène,  il  a  cherché  dans  ses  noies  quels  étaient  les  personnages  capables 
de  raviver  dans  l'esprit  du  public  le  souvenir  des  choses  qui  l'intéressent. 
Delà,  l'apparition  de  ce  sculpteur  incompris,  à  cheveux  courts,  à  panta- 
lon trop  large,  dont  M.  Sardou  déplore  comme  vous  la  banalité,  les  al- 
lures vieillottes  et  fanées,  mais  dont  il  s'est  servi  néanmoins;  savez-vous 
pourquoi?' Parce  que,  grâce  à  ce  sculpteur,  il  pouvait  faire  allusion  au 
groupe  du  nouvel  Opéra  et  à  la  tache  d'encre  qui  ont  fait  tant  de  bruit. 
Ce  procédé  est  caractéristique.  De  là  aussi  ce  Brésilien  ébouriffé,  dont  le 
teinli  bistré,  le  diamant  prodigieux  et  les  mensonges  bouffons  ont  eu  au 
théâtre  du  Palais-Royal  et  ailleurs  encore  un  grand  retentissement. 
Quelqu'un  a-t-il  vu  ce  grotesque  autre  part  que  sur  la  scène?  Assuré- 
ment non;  mais  son  succès  passé  lui  prête  une  ombre  de  réalité,  et  il  a 
tant  fait  rire,  ce  Brésilien,  qu'il  fera  rire  encore.  L'auteur  do  Fernande 
Fa-t-il  du  moins  vivifié  de  son  souffle,  a-t-il  trouvé  dans  ce  type  quelques 
côtés  humains?  Non  pas,  il  n'a  fait  qu'en  accentuer  les  vulgarités.  «  Vous 
excuserez  le  peu  de  fraîcheur  de  mon  teint,  »  dit  le  Brésilien  en  entrant 
en  scène,  et  il  ajoute  presque  immédiatement  après  :  «  les  feux  de  ce 
diamant  sont  tels  qu'en  pleine  nuit  ils  me  font  retrouver  mon  chemin.  » 
Puis  faisant  un  geste  par  lequel  on  peut  croire  qu'il  va  offrir  cette  pierre 
précieuse  à  l'une  des  femmes  présentes  :  «  Je  ne  peux  m'en  déposséder, 
car  il  me  vient  de  ma  mère.  »  J'avoue  que  voyant  parmi  ces  gens  un 
avocat,  je  m'attendais  à  quelque  allusion  au  crime  de  Pantin;  mais  soit 
que  la  censure  ait  coupé  ce  passage,  soit  que  M.  Sardou  n'ait  point  osé 
utiliser  cette  actualité,  piquante  pourtant,  l'avocat  se  contente  de  pro- 
noncer le  nom  de  M''  Lachaud. 

J'insiste  sur  ces  riens  parce  que,  je  le  répète,  ils  nous  font  comprendre 
admirablement  les  procédés  de  l'auteur.  Il  n'est  pas  dans  la  pièce  un 
personnage,  comique  ou  sérieux,  qui  soit  plus  réel  et  plus  étudié  que 
ne  le  sont  ceux  dont  je  viens  de  parler.  N'allez  pas  conclure  de  là  que 
ce  premier  acte,  par  exemple,  soit  ennuyeux  :  on  s'y  remue  beaucoup 
et  l'on  y  fait  tapage;  les  chiens  de  garde  qui  sont  dans  la  cour  aboient; 
on  croit  à  une  descente  de  la  police,  tout  le  monde  s'agite,  les  cartes 
disparaissent,  et  le  sculpteur  se  jette  par  terre;  puis  ces  gens  se  mettent 
à  danser,  et  le  sculpteur  a  des  gestes  fort  drôles.  Autre  chose  encore  : 
un  petit  vieillard  dont  l'individualité  consiste  à  porter  sur  sa  tête  un 
bonnet  de  soie  noire  entre  en  compagnie  de  sa  femme;  immédiatement 
on  se  range  sur  deux  lignes,  et  tout  le  monde  fait  «  rran  plan,  plan.  » 
M.  Sardou  a  les  mains  pleines  de  ces  fleurs  pour  émailler  les  landes,  et 
le  public  a  si  grande  confiance  en  son  talent,  qu'il  accepte  tout  les  yeux 


512  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fermés  et  ne  considère  le  dialogue  que  comme  un  intermède  indispen- 
sable pour  préparer  les  trucs.  Peu  lui  importe  qu'une  grande  dame 
tombe  du  ciel  dans  ce  tripot,  et,  sachant  où  elle  est,  veuille  y  rester 
quand  mêuie;  peu  lui  importent  les  invraisemblances,  le  goût  douteux 
de  ces  tirades  pleines  de  réminiscences  mal  soudées;  il  attend  sa  sur- 
prise la  bouche  ouverte,  le  cou  tendu,  et  lorsqu'il  la  tient,  cette  sur- 
prise désirée,  lorsque  deux  hommes,  dans  la  vie  et  les  sentimens  des- 
quels nous  ne  sommes  point  entrés,  se  précipitent  tout  à  coup  l'un  sur 
l'autre,  furibonds,  les  poings  fermés,  l'injure  à  la  bouche,  la  salle  éclate 
en  bravos  enthousiastes,  et  ce  coup  de  force,  qui  ne  sert  point  à  l'action, 
est  salué  comme  est  toujours  salué  le  bâton  de  Polichinelle  lorsqu'il 
s'abat  sur  la  tête  du  commissaire. 

Trop  convaincu,  suivant  nous,  que  les  escamotages  sont  toujours  pos- 
sibles au  théâtre,  et  qu'on  peut  faire  ce  qu'on  veut  du  public  lorsqu'on 
le  chatouille  au  bon  endroit,  M.  Sardou  enfourche  la  bête,  joue  de  la 
bride  et  de  l'éperon  en  écuyer  savant.  L'art  dramatique  n'est  pour  lui 
qu'une  science  de  haute  école,  et  il  ne  songe  pas  plus  à  faire  vibrer  les 
sentimens  nobles  et  délicats  de  ceux  qui  l'écoutent  qu'on  ne  songe  à 
employer  le  raisonnement  et  la  persuasion  lorsqu'on  veut  mettre  un 
jeune  cheval  en  main.  Bien  certainement  il  condauine  en  théorie  ses 
principes,  mais  en  pratique  il  les  trouve  excellens;  sa  méthode  ne  lui  lit 
jamais  défaut,  et  en  présence  des  intérêts  considérables  qui  lui  sont 
confiés,  ne  serait-ce  pas  folie  de  sa  part  que  de  modifier  son  travail? 
S'il  fait  taire  les  émotions  artistiques  qui  sûrement  sont  en  lui,  ce  n'est 
point  par  goût,  mais  par  sagesse;  il  sait  que  le  public  préfère  M.  Offen- 
bach  à  Mozart,  et  ne  se  baigne  volontiers  que  dans  les  eaux  connues  et 
peu  profondes  où  l'on  ne  risque  jamais  de  perdre  pied.  On  a  parlé  de  là 
hardiesse  du  jeune  auteur;  mais  n'est-ce  point  là  une  accusation  gra- 
tuite? De  même  que  le  chef  d'une  exploitation  importante  serait  cou- 
pable s'il  s'abandonnait  aux  hasards  de  l'inconnu,  de  même  M.  Sardou 
commettr.iit  une  faute  en  se  livrant  à  des  hardiesses  dangereuses.  Per- 
sonne n'est  plus  prudent  que  lui,  personne  n'a  calculé  plus  soigneuse- 
ment les  chances.  11  n'obligera  jamais  un  acteur  à  dire  un  mot,  à  faire 
un  geste  qui  ne  soient  le  mot  et  le  geste  dont  cet  acteur  a  de  longue  date 
la  spécialité.  Il  n'emploie  que  des  moyens  éprouvés,  des  phrases  dont 
le  résultat  est  sûr,  et  s'il  dispose  ses  engins  avec  une  grande  assurance, 
il  n'est  pas  pour  cela  homme  à  se  compromettie  en  mettant  en  batterie 
des  appareils  nouveaux  dont  le  temps  et  l'usage  n'ont  point  encore  sanc- 
tionné les  effets.  Moyennant  ces  procédés,  il  manque  rarement  son  effet, 
et  compte  à  peu  près  autant  de  sucoès  que  de  pièces  nouvelles.  Celui 
de  Fernande  a  été  grand;  mais  on  se  demande  en  sortant  si  c'est  sur- 
tout le  talent  de  l'auteur  qui  l'a  fait  naître,  ou  l'état  moral  du  public 

qui  l'a  rendu  possible. 

G.  BuLoz. 


LE 


COMTE   DUCHÂTEL 


La  tâche  que  j'entreprends  m'inquiète  et  me  trouble  en  même 
temps  qu'un  attrait  puissant  me  force  à  m'y  hasarder.  Il  s'agit  de 
raconter  la  vie  de  mon  ami  le  plus  cher,  du  compagnon  de  mes 
meilleures  années,  du  frère  que  je  m'étais  choisi,  à  qui  jamais  je 
n'avais  cru  survivre,  et  dont  personne  ne  peut  me  rendre  les  trésors 
d'affection.  Comment  parler  publiquement  de  lui?  J'aurais  à  parler 
de  moi-même,  mon  embarras  ne  serait  pas  plus  grand.  Et  cet  effort 
que  je  m'impose,  qui  déjà  me  paraît  tardif,  peut-être  aux  autres  va 
sembler  superflu.  Dès  le  jour  de  la  séparation  et  la  tombe  encore 
entr'ouverte,  cet  ami  n'a-t-il  pas  reçu  de  solennels  adieux  qui,  pour 
le  soin  de  sa  mémoire,  semblent  avoir  tout  dit?  Qu'ajouter  aux  pa- 
roles que  devant  le  cercueil  de  M.  Duchatel  a  fait  entendre  M.  Gui- 
zot?  Et  ces  deux  interprètes  de  la  science  et  de  l'art,  parlant  au  nom 
de  l'Institut,  MM.  de  Parieu  et  Beulé,  témoins  d'autant  plus  sûrs 
qu'aucun  lien  personnel  ne  les  avait  unis  au  confrère  qu'ils  per- 
daient, et  qu'un  des  deux,  grâce  à  la  politique,  lui  semblait  encore 
plus  étranger,  en  quels  termes  n'ont-ils  pas  rappelé  tout  ce  que  le 
monde  avait  connu  de  lui,  son  noble  caractère,  sa  grande  situation, 
ses  talens,  ses  services?  Et  plus  tard,  au  sein  de  ce  même  Institut, 
à  deux  reprises  différentes,  n'a-t-on  pas  entendu  d'autres  hommages 
non  moins  sincères  et  plus  complets  encore?  Qui  pourra  mieux  que 
M.  Cuvillier-Fleury,  en  meilleurs  termes,  sous  de  plus  vraies  cou- 
leurs, tracer  la  vie  publique  de  M.  Duchatel?  Et  pour  mettre  en  lu- 
mière ce  que  les  arts  doivent  de  reconnaissance  et  cà  l'ancien  mi- 
nistre et  à  l'homme  privé,  qui  sera  jamais  plus  compétent,  mieux 
inspiré  que  M.  Henri  Delaborde?  On  le  voit  donc,  je  pourrais  m'abs- 

TOME  LXXXVI.  —  1"  AVRIL  1870.  33 


514  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tenir.  Disons  mieux,  s'il  s'agissait  d'un  de  ces  hommes  qui  ont  ac- 
compli toute  leur  destinée  et  donné  la  complète  mesure  de  leur 
force,  s'il  avait  eu  le  temps  de  montrer  tout  ce  qu'il  était,  de  deve- 
nir tout  ce  qu'il  pouvait  être,  mon  amitié  ferait  plus  sagement  de 
rester  à  l'écart,  et  de  laisser  à  d'autres,  en  apparence  plus  désinté- 
ressés, le  soin  facile  d'achever  un  portrait  dont  le  modèle  serait  si 
bien  connu;  mais  nous  sommes  ici  devant  une  carrière  interrompue 
dans  la  force  de  l'âge,  au  milieu  de  succès  croissans,  et  plus  d'un 
tiers  de  cette  vie  a  dû  s'écouler  loin  des  yeux  du  public,  dans  une 
nol)le  retraite  où  des  regards  intimes  ont  pu  seuls  pénétrer. 

Ce  n'est  pas  tout  :  M.  Duchâtel,  même  au  temps  de  sa  vi€  pu- 
blique, —  et  l'eût-il  poursuivie  jusqu'au  bout,  —  n'eût  jamais  laissé 
voir  que  la  moitié  de  lui-même;  non  qu'il  gardât  le  reste  pour  lui 
seul,  qu'il  fût  silencieux,  concentré  :  loin  de  là,  jamais  personne 
n'eut  plus  que  lui  le  goût  et  le  besoin  de  répandre  hors  de  soi  sa 
sève  et  son  esprit;  mais  il  y  avait  en  lui  deux  ordres  et  deux  cou- 
rans  d'idées  qui  demandaient  pour  se  produire  deux  conditions  con- 
traires. Parlait-il  au  public,  plus  l'auditoire  était  nombreux,  plus  il 
était  à  l'aise  et  se  livrait  librement  aux  développemens  de  sa  pen- 
sée, mais  en  restant  toujours  sur  le  terrain  où  ses  études  spéciales 
et  approfondies  lui  donnaient  à  ses  propres  yeux  une  évidente  au- 
torité. Qu'il  fût  question  de  politique  ou  simplement  d'affaires,  d'in- 
dustrie, de  commerce,  de  travaux  publics,  de  finances,  toujom's,  en 
face  du  public,  il  s'imposait  la  même  règle  et  les  mêmes  limites,  ne 
sortant  pas  de  la  région  des  faits  et  des  idées  pratiques,  écartant 
tout  hors-d'œuvre,  toute  généralité  ambitieuse,  tout  ce  qui  pouvait 
gêner  ou  obscurcir  son  argumentation.  A  le  voir  persévérer  dans  ce 
système,  s'y  complaire  avec  tant  de  verve  et  d'entrain,  comment 
n'eût-on  pas  supposé  qu'il  était  là  tout  entier,  que  cette  façon  d'en- 
visager les  choses  était  non-seulement  son  penchant,  sa  tendance, 
mais  sa  vocation  exclusive,  son  unique  atmosphère  et  son  seul  ho- 
rizon? tandis  qu'il  lui  restait  une  réserve  intarissable  de  vues  et 
d'idées  générales  en  tout  genre  et  sur  tous  les  sujets.  Histoire,  phi- 
losophie, critique  littéraire,  métaphysique  religieuse,  tout  lui  de- 
venait matière  aux  aperçus  les  plus  inattendus  et  de  l'originalité  la 
plus  franche;  mais  dans  ces  récréations  de  son  esprit,  au  lieu  de 
chercher  le  public  et  de  lui  emprunter  une  influence  stimulante, 
c'était  en  raison  inverse  du  nombre  de  ses  auditeurs  que  lui  venait 
l'inspiration,  jamais  plus  abondant,  plus  fécond,  plus  lucide,  que 
lorsqu'en  tête-à-tête  il  sentait  son  interlocuteur  le  suivre  dans  sa 
course  et  le  comprendre  à  demi-mot.  Dès  lors  ne  voit-on  pas  que, 
pour  vraiment  faire  connaître  cette  riche  nature,  il  faut  avant  tout 
mettre  au  jour  ce  qui  est  chez  lui  resté  dans  l'ombre?  Et  d'où  peut 
venir  la  lumière  sinon  des  souvenirs  de  quelque  intime  et  assidu 


LE    COMTE    DUCUATEL.  515 

témoin?  Me  voilà  donc  presque  mis  en  demeure  de  ne  pas  garder 
pour  moi  seul  les  secrets  de  cette  intimité.  C'est  Kà  mon  titre,  mon 
soutien  dans  l'essai  que  je  tente.  Je  reprends  confiance  k  me  sentir 
nécessaire.  Ne  serait-ce  pas,  en  quelque  sorte,  perdre  deux  fois  ce- 
lui qui  m'est  ravi  que  de  laisser  en  oubli  par  ma  faute  la  meilleure 
partie  de  lui-même? 

Je  tâcherai  de  le  peindre  tel  que  je  l'ai  connu,  tel  qu'il  était 
vraiment  :  je  dirai  tout  ce  qu'il  valait  et  à  quel  point,  même  au  temps 
de  sa  meilleure  fortune,  il  lui  était  supérieur.  J'ose  espérer  qu'on 
me  croira,  non  que  j'aie  droit  d'attendre  qu'on  sache  exactement 
combien  la  vérité  m'est  encore  plus  sacrée  que  la  gloire  de  ceux 
même  que  je  chéris  le  plus;  mais,  qu'on  me  permette  de  le  dire,  la 
meilleure  garantie  de  ma  véracité,  ce  n'est  pas  moi,  c'est  celui  dont 
je  veux  faire  l'éloge.  Je  manquerais  à  cette  chère  mémoire,  je  lui 
déplairais  à  coup  sûr,  si  je  me  permettais  de  grossir  ses  mérites. 
L'art  maintenant  si  répandu  de  se  mettre  soi-même  en  valeur  et 
d'organiser  sa  louange,  non-seulement  il  ne  le  pratiquait  pas,  il  l'a- 
vait, j'ose  dire,  en  dégoût.  La  vraie  manière  de  le  louer,  le  seul 
digne  hommage  à  lui  rendre  est  donc,  en  parlant  de  lui,  de  rester 
rigoureusement  fidèle  à  la  plus  stricte  vérité. 

L 

C'est  seulem.ent  vers  la  fin  de  1822  que  commença  notre  amitié. 
Nous  étions  presque  de  même  âge  :  mes  \dngt  ans  venaient  de  s'ac- 
complir, il  allait  atteindre  les  siens.  Etudians  tous  les  deux,  déjà 
depuis  quelque  temps  nous  assistions,  sans  nous  connaître,  aux 
mêmes  cours  de  la  faculté  des  lettres,  et  plus  d'une  fois  j'avais  été 
frappé  de  l'air  singulièrement  intelligent  et  attentif  d'un  de  mes 
voisins,  svelte  jeune  homme,  élancé,  presque  maigre,  d'une  allure 
prompte  et  vive,  d'une  physionomie  tout  à  la  fois  pensive  et  animée, 
ouverte  et  réfléchie.  Je  n'appris  son  nom  et  ne  le  vis  de  plus  près 
qu'en  me  trouvant  avec  lui  dans  une  modeste  chambre  de  la  petite  rue 
du  Four,  où  douze  ou  quinze  jeunes  gens  comme  nous  se  pressaient 
autour  d'un  des  esprits  les  plus  fins  et  les  plus  pénétrans,  d'une  des 
âmes  les  plus  douces  et  les  plus  droites  que  j'aie  jamais  rencontrées. 
On  sait  de  qui  je  veux  parler.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  le 
public  de  nos  jours  est  appelé  à  connaître  et  la  simplicité  toute  phi- 
losophique de  ce  logement,  et  le  charme  de  cet  enseignementpresque 
mystérieux,  de  ces  conférences  à  huis  clos  où  le  plus  pur  spiritua- 
lisme trouvait  un  interprète  aussi  lucide  qu'éloquent.  Jouffroy  ve- 
nait tout  récemment  de  subir  la  disgrâce  qui  lui  enlevait  cette 
chaire  de  collège  où  déjà  son  talent  commençait  à  se  révéler,  et  près 
de  laquelle,  dans  l'année  précédente,  j'avais,  en  disciple  assidu, 


516  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

appris  à  le  connaître  et  à  l'aimer.  Pour  ne  pas  interrompre  l'exer- 
cice de  son  professorat  et  la  propagation  de  ses  idées,  il  avait  réussi 
à  se  créer  chez  lui  ce  nouvel  auditoire,  composé  en  partie  d'anciens 
élèves,  en  partie  de  nouveau-venus.  C'est  parmi  ces  derniers  qu'ar- 
rivait ce  jeune  homme  vers  lequel  m'attirait  une  secrète  sympathie. 
A  peine  dans  nos  rangs,  il  y  prit  une  éminente  place,  et  donna  la 
mesure  de  ses  puissantes  facultés.  Jouffioy  ne  préparait  ses  leçons 
que  de  tête,  n'écrivait  rien,  et,  la  sténographie  alors  n'étant  guère 
en  usage,  il  s'était  résigné  d'avance  à  ne  conserver  de  ses  improvi- 
sations qu'une  trace  incomplète,  soit  dans  son  propre  souvenir,  soit 
même  dans  les  notes  de  ses  plus  zélés  auditeurs.  Aussi  quelles  furent 
sa  surprise  et  sa  joie  lorsque  celui  dont  nous  parlons,  peu  de  jours 
après  ses  premières  leçons,  lui  en  remit  un  fac-similé  exact,  com- 
plet e';  vivant!  Ce  n'était  pas  seulement  un  effort  de  mémoire,  une 
reproduction  de  mots;  c'était  la  leçon  même,  en  quelque  sorte  sur- 
moulée, comprise,  interprétée,  rendue  dans  ses  détails,  sans  la 
moindre  lacune  ni  la  moindre  addition.  Je  me  souviens  de  l'étonne- 
ment  où  nous  jeta  ce  tour  de  force,  car  le  nouvel  adepte  était  jusque- 
là,  nous  le  savions,  étranger  à  la  philosophie,  et  en  parlait  pour 
la  première  fois  la  langue  abstraite  et  convenue.  Tant  que  durèrent 
ces  conférences,  pendant  plus  de  trois  ans,  mais  surtout  dans  la 
première  année  et  même  encore  dans  la  seconde,  il  s'acquitta  de 
cette  tâche  avec  une  persévérance  non  moins  admirée  par  nous  que 
son  ejiactitude  et  sa  pénétration.  D'autres  études  cependant  avaient 
dans  l'intervalle  pris  possession  de  son  esprit,  et  toutes  ses  préfé- 
rences s'étaient  tournées  vers  elles  :  nous  l'y  suivrons  bientôt;  mais 
que  d'abord  on  nous  permette  deux  mots  encore  sur  les  premiers 
momens  de  son  zèle  philosophique.  C'est  dans  l'histoire  de  cette  vie 
un  épisode  qu'on  ne  peut  négliger. 

Quel  était  en  effet  le  grand  attrait  des  leçons  de  Jouffroy?  Sa 
personne  sans  doute  et  l'agrément  d'une  parole  nette,  élégante  et 
ferme,  parfois  émue,  toujours  transparente  et  limpide,  mais  aussi 
et  par-dessus  tout  le  fond  de  ses  idées,  la  cause  qu'il  soutenait. 
Pour  comprendre  aujourd'hui  ce  qu'avaient  de  neuf  en  1822  ces 
recherches  psychologiques,  ce  qu'un  jeune  et  généreux  esprit  pou- 
vait y  puiser  de  force  et  d'espérance,  il  faut  se  rappeler  l'état  d'a- 
baissement et  d'abandon  où  le  spiritualisme  était  réduit  chez  nous 
depuis  trois  quarts  de  siècle.  Nous  venions  de  passer  par  une  pé- 
riode étrange  :  l'esprit  français  dans  son  plus  gran  !  éclat,  au  faîte 
de  ses  triomphes,  était  tombé  en  servitude  tout  en  croyant  s'éman- 
ciper. Les  théories  matérialistes  l'avaient  conquis,  le  possédaient, 
le  gouvernaient  absolument,  sans  soulever  la  moindre  résistance. 
Pour  trouver  quelque  exemple  d'un  tel  état  de  soumission  mentale, 
il  faudi-ait  presque  remonter  jusqu'aux  siècles  les  plus  crédules  et 


LE    COMTE    DUCHATEL.  517 

chez  les  peuples  les  plus  courbés  sous  la  verge  du  sacerdoce.  L'in- 
faillibilité de  ces  tristes  doctrines  ne  faisait  plus  question;  nul  ne 
se  lut  permis  de  les  battre  en  ruine,  de  revendiquer  les  droits  de 
l'âme  en  faisant  le  plus  simple  appel  h,  la  conscience  de  chacun. 
L'église  seule  protestait,  mais  pour  la  forme,  par  tradition,  s'enfer- 
mant  dans  ses  dogmes,  sans  rien  tenter  pour  les  défendre  ni  pour 
les  expliquer,  sans  rien  trouver  qui  fît  justice  de  cette  humiliante 
tyrannie.  Si  du  moins  l'oppression  n'avait  été  que  théorique  et  n'eût 
pesé  que  sur  les  esprits  !  mais,  par  deux  fois,  la  France  venait  d'en 
faire  la  triste  expérience,  il  en  était  sorti  pour  elle  un  joug  de  fer  et 
des  flots  de  sang,  le  joug  démocratique  de  la  convention  nationale, 
le  joug  militaire  de  l'empereur  Napoléon.  Aussi  lorsque  M.  Royer- 
Collard,  avant  même  la  chute  de  l'empire,  et  M.  Cousin  quelques 
années  après,  eurent  prononcé  dans  leurs  chaires  certains  mots  alors 
oubliés,  ces  mots  d'âme  et  de  libre  arbitre,  de  mérite  et  de  démé- 
rite, de  conscience  et  de  devoir,  lorsqu'à  leurs  auditeurs,  à  peu  près 
résignés,  comme  tout  le  monde  alors,  à  n'exister  qu'à  titre  de  ma- 
chines plus  ou  moins  bien  organisées,  ils  eurent  rappelé  qu'ils 
étaient  des  personnes,  des  êtres  responsables,  des  âmes  libres  faites 
pour  n'obéir  qu'à  la  souveraineté  de  la  raison  et  du  droit,  un  fré- 
missement de  juste  orgueil  se  produisit  parmi  ces  jeunes  cœurs, 
une  ère  nouvelle  commençait.  Nos  titres  de  noblesse  venaient  d'être 
retrouvés,  chacun  redressa  la  tête,  et  ce  grand  nom  de  liberté,  dés- 
honoré par  l'anarchie,  proscrit  par  le  despotisme,  ne  tarda  pas  à 
prendre,  grâce  aux  deux  philosophes,  grâce  au  spiritualisme,  un 
sens  nouveau,  légitime  et  sacré,  conciliable  avec  l'amour  de  l'ordr*; 
et  le  respect  de  tous  les  droits. 

Or  en  182:2,  lorsque  JoufTroy  commençait  ses  leçons,  nous  sor- 
tions à  peine  d^i  collège,  et  pas  un  d'entre  nous  n'avait  eu  le  bon- 
heur d'entendre  M.  Royer-Collard,  ni  même  M.  Cousin,  déjà  hors  de 
sa  chaire  depuis  près  de  deux  ans;  ce  n  en  était  pas  moins  leur  es- 
prit et  leur  œuvre  qui  se  continuaient  pour  nous,  avec  moins  d'é- 
clat, moins  de  feu,  de  moins  imposantes  paroles,  une  moins  haute 
autorité,  mais  dans  des  conditions  de  clarté,  d'enchaînement  et  de 
méthode,  de  démonstrations  rigoureuses,  intimes  et  répétées,  qui 
pouvaient  à  certains  égards  compenser  ce  que  nous  avions  perdu. 
Je  ne  saurais  dire  l'heureuse  et  profonde  influence  qu'exerça  cet 
enseignement  sur  la  plupart  d'entre  nous.  Yoilà  bientôt  un  demi- 
siècle  que  j'en  ai  recueilli  les  semences,  et  chaque  jour  je  bénis 
Dieu  de  les  avoir  reçues,  d'être  né  encore  assez  tôt  pour  ne  pas 
manquer  l'heure  où  ces  nobles  doctrines  sortaient  de  leur  sommeil, 
conservant  je  ne  sais  quelle  fraîcheur  que  le  sophisme  n'avait  point 
flétrie  et  qui  prêtait  aux  vérités  qu'elles  proclament  comme  un  at- 
trait de  nouveauté.  C'était  presque  un  plaisir  d'exploration,  de  dé- 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

couverte,  que  d'en  pénétrer  les  secrets  et  de  retrouver  les  notions 
lumineuses  qu'elles  répandent  sur  toutes  choses.  Plus  tard,  leur 
fortune  a  grandi,  le  spiritualisme  a  eu  son  règne  oiïiciel;  mais  le 
public  s'est  refroidi,  et  l'a  tenu  pour  suspect  dès  qu'il  l'a  vu  trop 
puissant,  et,  quand  est  venu  le  jour  de  la  disgrâce,  ses  rangs  se 
sont  éclaircis,  les  faux  amis  l'ont  laissé  là,  et  de  sa  suprématie  pas- 
sagère il  ne  lui  est  resté  qu'une  humble  place,  presque  à  niveau, 
parmi  tous  les  systèmes  conjurés  à  sa  perte.  Quand  je  vois  aujour- 
d'hui notre  jeunesse,  nos  aspirans  bacheliers,  étudier  avec  le  même 
ennui,  la  même  indifférence,  et  ces  systèmes  plus  ou  moins  chimé- 
riques et  celui  qui  nous  passionnait  tant,  quand  je  les  vois  tenir  la  ba- 
lance égale  entre  des  subtilités  scolastiqneset  d'éternelles  vérités  qui 
auront  toujours  pour  elles,  même  en  dépit  d'éclipsés  temporaires, 
la  saine  conscience  du  genre  humain,  je  ne  puis  m'empêcher  d'esti- 
mer à  un  certain  prix  la  faveur  d'être  entré  dans  la  vie  à  d'autres 
conditions,  et  de  me  rappeler  avec  délices  la  flamme  presque  amou- 
reuse que  ces  nouveautés  philosophiques  avaient  allumée  en  nous. 
Personne  à  coup  sûr  n'en  était  plus  épris  et  ne  s'adonnait  avec 
plus  d'ardeur  à  ce  réveil  spiritualiste  que  la  jeune  intelligence  qui, 
dès  la  première  heure  et  à  peine  au  milieu  de  nous,  avait  si  bien 
saisi  et  reproduit  comme  au  vol  la  parole  du  maître.  Ce  n'est  pas 
qu'à  proprement  parler  il  eût  la  vocation  de  ces  sortes  d'études; 
l'examen  minutieux  des  phénomènes  invisibles  dont  la  conscience 
est  le  théâtre,  les  recherches  purement  intimes,  purement  psycho- 
logiques dont  Jouffroy  faisait  la  base  et  la  substance  de  son  ensei- 
gnement, ne  l'intéressaient  qu'à  demi.  Cette  nécessité  de  se  re- 
garder en  dedans  comme  à  la  loupe,  ce  tête-à-tête  prolongé  avec 
soi-même  le  fatiguait,  le  troublait;  il  aimait  mieux  porter  son  regard 
plus  au  loin,  dans  le  champ  moins  resserré  de  la  métaphysique,  sur 
le  monde  invisible  extérieur.  A  ces  hauteurs,  rien  ne  le  rebutait,  tant 
il  avait  le  don  et  la  puissance  d'abstraire  et  de  généraliser.  Les  idées 
même  les  plus  rebelles  se  classaient,  se  groupaient  chez  lui  avec  une 
docilité  merveilleuse.  Aussi,  tout  en  suivant  assidûment  la  marche 
expérimentale  que  nous  traçait  notre  guide,  il  se  lançait  parfois,  et 
pour  son  propre  compte,  à  la  poursuite  de  tous  ces  grands  systèmes 
qui,  sous  des  noms  et  en  des  temps  divers,  chez  les  anciens  comme 
chez  les  modernes,  depuis  Athènes  et  Alexandrie  jusqu'à  Gœttingue 
et  Kœnigsberg,  ont  tenté  de  percer  le  mystère  de  notre  destinée  et 
d'expliquer  l'énigme  de  ce  monde.  Dans  cette  exploration,  il  pro- 
cédait avec  une  sûreté  et  une  rapidité  de  coup  d'œil  tout  à  fait  sin- 
gulières. C'était  l'allure  de  son  esprit  que  de  marcher  presque  trop 
vite.  Quand  il  lisait,  au  lieu  de  lire,  il  semblait  deviner;  sa  pensée 
devançait  ses  yeux.  Il  eut  donc  bientôt  parcouru  le  cercle  entier  de 
ces  systèmes,  et,  l'examen  fini,  sa  curiosité  satisfaite,  il  n'en  devint 


LE   COMTE    DUCHATEL.  519 

que  plus  fidèle  et  plus  fervent  au  spiritualisme,  s'étant  bien  assuré 
que  seule  cette  doctrine  tient  suffisamment  compte  de  tous  les  élé- 
mens  complexes  et  contradictoires  qui  constituent  notre  nature ,  et 
seule  promet  à  l'homme,  en  dehors  des  lois  encore  plus  sûres  que 
promulgue  la  foi,  une  règle  efficace,  un  point  d'appui  moral. 

Je  n'insiste  sur  ces  premiers  pas,  sur  ces  préludes  de  jeunesse 
que  parce  qu'ils  ont,  à  mon  avis,  exercé  sur  la  vie  entière  de  M.  Du- 
châtel  une  influence  décisive.  C'est  dans  ce  noviciat  philosophique 
si  sérieusement  accompli  que  se  sont  comme  élaborés  les  convic- 
tions et  les  principes  qui  devaient  plus  tard  régler  ses  opinions  et 
présider  à  tous  ses  actes.  Profond  sentiment  du  droit,  libéralisme 
large  et  sincère,  élévation,  franchise,  netteté,  modération,  tout 
dans  sa  vie  procède  de  ce  point  de  départ,  et  néanmoins,  je  le  ré- 
pète ,  sa  vocation  n'était  pas  là,  il  lui  fallait  toute  autre  chose  que 
les  abstractions  de  la  philosophie;  encore  moins  se  fùt-il  accom- 
modé au  régime  autrement  abstrait  des  sciences  exactes,  bien  qu'à 
certains  égards  il  y  semblât  prédestiné.  Dès  l'enfance  en  effet,  il 
calculait  de  tête  avec  une  prestesse  et  une  sûreté  si  étranges  que 
d'illustres  savans  avaient  tiré  son  horoscope  et  le  tenaient  d'avance 
pour  grand  mathématicien.  Cette  faculté,  qui  d'ordinaire  n'appa- 
raît chez  certains  enfans  que  pour  s'évanouir  dès  qu'ils  commen- 
cent leurs  études  et  s'exercent  à  d'autres  sujets,  chez  lui  s'était 
perpétuée  et  jamais  ne  lui  fit  défaut;  mais  il  avait  pour  s'en  défen- 
dre d'abord  un  certain  goût  des  lettres  auquel  il  fut  toujours  fidèle, 
et  qui,  à  l'époque  dont  nous  parlons,  était  dans  toute  sa  fraîcheur, 
grâce  à  des  succès  de  collège  d'un  éclat  encore  tout  récent.  Déserter 
pour  la  géométrie  et  pour  l'algèbre  ces  chefs-d'œuvre  qu'il  avait 
tant  aimés  et  qu'il  savait  par  cœur,  jamais  il  n'y  eût  consenti;  puis 
vint  la  psychologie,  qui  lui  ouvrit  des  perspectives  de  tout  autre 
nature,  et  enfin  la  meilleure  sauvegarde  contre  tout  penchant  po- 
lytechnique était  la  qualité  même  de  son  esprit,  le  goût  des  faits 
réels,  des  vérités  concrètes,  l'instinct  et  le  bon  sens  pratique,  sa 
vraie  supériorité.  Déjà  chez  lui  l'homme  d'état  se  trahissait  à  son 
insu.  Il  se  sentait  comme  attiré  à  se  préoccuper  du  sort  de  ses  sem- 
blables :  le  spectacle  des  sociétés  humaines,  les  intérêts  et  les  be- 
soins des  peuples,  leurs  décadences  et  leurs  prospérités,  les  condi- 
tions de  leurs  progrès,  de  leurs  conquêtes  matérielles  et  morales, 
sollicitaient  son  attention.  Ce  fut  seulement  d'abord  à  l'étude  du 
droit ,  du  droit  civil  et  du  droit  naturel ,  du  droit  moderne  et  du 
droit  romain,  à  la  légistation  comparée  qu'il  demanda  des  lumières; 
mais  bientôt  ses  efforts  et  ses  prédilections  se  concentrèrent  sur  une 
science  plus  spéciale,  encore  nouvelle  en  France,  et  déjà  pleine  de 
promesses,  celle  dont  Adam  Smith  en  Ecosse,  avant  la  fin  du  der- 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nier  siècle,  avait  jeté  les  bases,  et  que  M.  J.-B.  Say  commençait  à 
importer  chez  nous. 

Entre  l'économie  politique  et  l'esprit  de  M.  Duchâtel,  j'oserais 
presque  dire  que  l'harmonie  était  préétablie.  Personne  ne  pouvait 
mettre  au  service  de  ce  genre  de  science  des  aptitudes  plus  variées, 
plus  nécessaires  et  plus  rarement  unies.  Les  théories  économistes  ne 
sont  pas  tous  les  jours  d'une  lecture  courante;  il  y  faut  une  intelli- 
gence rompue  aux  abstractions,  presque  aux  obscurités  de  la  méta- 
physique, et  d'un  autre  côté,  pour  qu'elles  ne  soient  ni  vaines  ni 
dangereuses,  il  est  bon  que  des  notions  précises,  une  observation 
rigoureuse  des  faits  et  de  la  réalité,  en  surveillent  l'application  et  en 
contrôlent  la  justesse.  Or  ces  deux  conditions  se  rencontraient  à  point 
dans  cet  esprit  tout  à  la  fois  pratique  et  généralisateur.  Ce  fut  un 
jeu  pour  lai  que  de  pénétrer  à  fond  et  de  s'approprier  les  trois  théo- 
ries principales  qu'avait  accueillies  l'Angleterre  depuis  un  demi- 
siècle,  et  qui  régnaient  alors  sous  l'autorité  de  ces  trois  noms  : 
Smith,  Malthus  et  Ricardo.  Il  les  analysa  et  les  décomposa  pour 
s'en  assimiler  la  substance,  les  soumit  aux  vérifications  les  plus 
exactes  et  les  plus  répétées,  n'en  acceptant  qu'avec  réserve  les  con- 
clusions systématiques,  et  ne  prenant  en  sérieuse  attention  que  les 
principes  incontestables,  ceux  qui  pouvaient  un  jour  se  prêter  à  des 
applications  pratiques,  si  jamais  parmi  nous,  en  semblable  matière, 
venaient  à  prévaloir  quelques  idées  de  liberté  progressive  et  sage- 
ment calculée.  Cette  façon  d'entrer  dans  ces  questions  était  alors 
originale  et  personnelle  à  lui.  En  général  on  ne  s'en  occupait  guère, 
et  ceux  qui  les  traitaient  étaient  ou  d'absolus  théoriciens  professant  la 
nécessité  d'un  libéralisme  radical,  ou  des  protectionistes  intraitables 
et  obstinés.  Pour  notre  jeune  économiste,  le  problème  était  tout  dif- 
férent :  il  l'abordait  non  pas  en  professeur,  mais  en  homme  d'ac- 
tion, sans  transiger  sur  les  points  nécessaires,  sans  oublier  les  droits 
acquis,  cherchant  la  paix  entre  ces  deux  extrêmes  :  grande  netteté 
de  principes,  grands  ménagemens  des  situations. 

Et  tout  cela  sortait  de  ses  lectures  et  passait  dans  ses  entretiens 
avec  une  facilité,  une  vivacité  dont  j'aime  à  me  rappeler  les  moin- 
dres circonstances.  Dès  ce  temps-là,  nous  commencions  à  bien  peu 
nous  quitter.  L'attrait  que  j'avais  senti  pour  lui  avant  de  le  con- 
naître s'était  accru,  on  le  comprend,  à  mesure  que  je  l'avais  connu. 
Dès  la  première  rencontre,  chez  Jouffroy,  par  un  mouvement  pres- 
que simultané,  il  était  venu  à  moi  lorsque  j'allais  à  lui;  puis  nous 
nous  recherchâmes  de  préférence  à  tous,  et  en  bien  peu  de  jours 
nos  vies  étaient  unies  :  entre  nos  esprits  et  nos  cœurs  s'établissait 
cette  confiance  absolue  que  rien  n'a  jamais  troublée.  Nous  avions 
pris  un  tel  besoin  l'un  de  l'autre,  que  bientôt  les  journées  ne  se  pas- 


LE    COMTE    DUCHATEL.  521 

saient  plus. guère  sans  que  nous  eussions  échangé  nos  pensées,  et 
cependant  il  s'en  fallait  qu'en  toutes  choses  nous  eussions  mêmes 
goûts,  mêmes  besoins  d'esprit.  Notre  terrain  commun  était  la  phi- 
losophie; tous  deux,  presque  au  même  degré  nous  l'avions  prise  «à, 
cœur,  et  dans  le  champ  des  idées  générales,  sur  les  principes  et  sur 
les  bases  de  la  morale,  de  la  politique,  de  la  critique  soit  histo- 
rique, soit  littéraire,  nous  étions  en  si  parfait  accord  que  nous  tou- 
chions presque  à  l'identité,  tandis  que  nos  vocations  personnelles 
semblaient  se  tourner  le  dos,  l'une  se  dirigeant  à  grands  pas  vers 
l'utile,  l'autre  essayant  d'étudier  le  beau.  Le  côté  pittoresque  de 
l'histoire,  les  arts  dans  leur  essence  et  leurs  applications,  telle  était 
ma  chimère;  la  sienne,  ou,  pour  mieux  dire,  le  but  certain  de  ses 
efforts  était  l'esprit  de  gouvernement,  la  science  sociale,  et  avant 
tout,  disons  le  mot,  la  politique;  mais  c'est  le  grand  secret  des  af- 
fections profondes  et  partagées  que,  même  en  de  telles  dissidences, 
on  ne  se  tolère  pas  seulement,  on  s'entr'aide  et  on  se  complète.  Tel 
ordre  de  faits  ou  d'idées  dont  peut-être  à  vous  seul  jamais  vous 
n'auriez  eu  souci,  il  faut  bien  que  vous  y  regardiez,  si  votre  ami  en 
fait  son  étude  habituelle,  s'il  s'en  occupe  soir  et  matin.  Vous  n'en 
prendrez  qu'une  teinture,  mais  au  moins  vous  pourrez  en  causer 
avec  lui.  C'est  ce  qui  nous  arrivait.  Le  peu  que  j'ai  jamais  su  d'éco- 
nomie politique,  je  l'avais  appris  à  son  intention,  et  si  plus  tard, 
dans  la  vie  des  affaires,  aux  prises  avec  les  questions  de  finance  et 
d'administration,  j'eus  l'avantage  de  ne  pas  me  sentir  absolument 
novice,  c'est  que,  moitié  plaisir  et  moitié  complaisance,  je  m'étais 
prêté  sans  cesse  à  le  laisser  m'en  exposer  le  mécanisme  et  m'en 
montrer  pratiquement  les  plus  secrets  ressorts.  De  son  côté,  il  m'en 
offrait  autant.  Je  lui  sais  encore  gré  de  l'intérêt  qu'il  s'efforçait  de 
prendre  aux  questions  esthétiques  qui  me  préoccupaient;  mais  non, 
j'ai  tort,  ce  n'était  pas  un  effort,  rien  ne  lui  était  plus  naturel  et 
plus  facile  que  de  quitter  par  momens  Malthus  et  Ricardo,  les  sta- 
tistiques officielles  ou  les  débats  des  chambres,  pour  s'élever  à  des 
régions  plus  éthérées,  à  cette  sphère  tout  idéale  où  l'esprit  cherche 
sa  nourriture  dans  la  contemplation  du  beau.  Il  était  plus  sensible 
qu'on  ne  le  croyait  communément,  plus  qu'il  ne  s'en  doutait  lui- 
même,  au  spectacle  des  belles  choses,  et  je  ne  parle  pas  des  beau- 
tés littéraires,  dont  il  avait,  je  le  répète,  le  sentiment  le  plus  fin  et 
le  plus  exercé,  je  vais  jusqu'aux  beautés  plastiques,  non  sans  re- 
connaître pourtant  que  les  beautés  de  la  nature  le  touchaient  infini- 
ment plus.  Ces  sortes  d'impressions  étaient  chez  lui  d'autant  plus 
vives  qu'elles  ne  duraient  jamais  longtemps;  la  rapidité,  l'abondance 
de  son  esprit  le  ramenaient  presque  aussitôt  à  son  courant  habituel; 
mais  ces  jets  de  lumière  inattendue  n'en  ajoutaient  pas  moins  un 
grand  charme  à  sa  conversation,  déjà  si  attrayante,  même  quand  il 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'enfermait  clans  son  propre  domaine.  On  peut  dire  qu'avec  lui, 
quand  on  croyait  le  connaître  le  mieux,  on  conservait  encore  la 
chance  d'heureuses  découvertes.  Ainsi  je  n'ai  bien  su  tout  ce  qu'il 
valait  vraiment  que  lorsque,  après  deux  ans  d'étroite  intimité,  nous 
entreprîmes  en  commun  une  assez  longue  promenade  à  travers  la 
Suisse  et  la  Haute -Italie.  Ce  qui  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une 
excursion  banale  à  force  de  facilités  était  alors  presque  un  voyage. 
Nous  y  passâmes  plus  de  trois  mois,  toujours  à  pied,  infatigables 
comme  notre  curiosité.  Quel  entrain,  quelle  ardeur  cette  vie  nou- 
velle me  révéla  chez  lui!  Quelle  soif  de  tout  connaître,  de  tout  com- 
prendre, de  critiquer  parfois,  mais  encore  bien  plus  d'admirer! 

Nous  avions  débuté  par  une  halte  chez  Joufïroy;  pendant  l'été» 
le  professeur  s'en  retournait  à  ses  montagnes,  à  son  village  des  Pon- 
tets, petit  amas  de  chalets  et  de  maisons  de  bois  groupés  sur  un 
pli  du  Jura,  presque  au  sommet  de  cette  longue  chaîne  aux  formes 
arrondies  et  un  peu  monotones.  C'étaient  de  modestes  montagnes 
qui  nous  attendaient  là,  mais  des  tableaux  de  mœurs  si  curieux,  si 
rares,  d'une  vétusté  si  charmante!  J'ignore  en  quel  état  sont  au- 
jourd'hui ces  populations  pastorales;  alors  elles  semblaient  sortir 
de  l'âge  d'or.  Sous  le  toit  de  notre  hôte,  ce  n'étaient  qu'habitudes 
presque  patriarcales,  et  lui-même,  dans  cet  intérieur,  au  cœur  de 
sa  famille,  nous  parut  comme  transfiguré.  Son  regard  était  plus 
profond,  son  expression  morale  plus  élevée,  plus  pure  :  sans  faire 
le  professeur  et  sans  parler  philosophie,  il  nous  donna  pendant  ce 
peu  de  jours  des  impressions,  des  souvenirs  encore  plus  éloquens 
que  ses  meilleures  leçons.  Même  fortune  nous  était  réservée  au 
terme  du  voyage.  Près  de  Milan,  dans  la  plaine  lombarde,  un  er- 
mitage presque  aussi  simple,  une  hospitalité  non  moins  douce, 
nous  pénétraient  aussi  de  respect  et  d'admiration.  L'auteur  des  Pro- 
messi  sposi  et  cVAdelcIu.  le  noble  poète,  le  grand  homme  de  bien, 
Alexandre  Manzoni,  sa  mère,  sa  femme,  ses  nombreux  enfans  nous 
offraient  le  spectacle  alors  presque  inconnu  d'une  vie  toute  chré- 
tienne et  pourtant  libérale,  pleine  d'angoisses  patriotiques  et  néan- 
moins sereine  en  dépit  des  rigueurs  de  la  police  autrichienne,  alors 
au  paroxysme  de  ses  persécutions.  Puis,  dans  un  plus  beau  lieu,  de 
l'autre  coté  des  Alpes,  nous  trouvions  d'autres  illustrations  et  d'au- 
tres souvenirs.  Coppet,  encore  tout  plein  de  M'"*"  de  Staël,  de  sa 
pensée,  presque  de  sa  présence,  Coppet,  pour  de  jeunes  esprits  ini- 
tiés aux  idées  que  cette  femme  illustre  avait  si  vaillamment  servies, 
était  attrayant  par  lui-même,  il  le  devint  encore  tout  autrement 
pour  nous.  Un  indulgent  accueil,  d'aimables  prévenances,  l'occa- 
sion de  trouver  là  réunis  chaque  soir,  en  face  de  ce  beau  lac,  de  ces 
majestueuses  montagnes,  des  hommes  tels  que  Sismondi,  encore 
dans  sa  verdeur,  Piossi,  laissant  déjà  percer  sous  sa  taciturne  enve- 


LE    COMTE    DUCHATEL.  523 

loppe  les  éclairs  de  son  rare  esprit,  Fellenberg,  Ghâteauvieux,  bien 
d'autres  que  j'oublie,  et  avant  tous  les  autres  les  maîtres  de  la 
maison,  que  fallait-il  de  plus  pour  que  Coppet  nous  séduisît?  On 
n'était  pas  meilleur,  plus  instruit,  d'une  bienveillance  plus  délicate 
que  le  baron  Auguste  de  Staël  et  le  duc  de  Broglie,  dont  l'attitude 
à  la  chambre  des  pairs,  le  tour  d'esprit  philosophique  et  le  talent 
de  parole  excitaient  toutes  nos  sympathies,  le  voir  de  près,  autre- 
ment qu'à  Paris,  le  faire  causer  tout  à  notre  aise  était  pour  nous 
un  plaisir  que  nous  faisait  seul  oublier  le  charme  à  la  fois  gracieux 
et  sévère  de  son  incomparable  compagne,  en  qui  la  passion  du  bien 
n'éteignait  pas  l'esprit,  pas  même  l'enjouement,  et  dont  la  beauté 
en  quelque  sorte  séraphique  était  la  moindre  distinction. 

On  le  voit  donc,  à  ne  parler  que  des  personnes,  nous  avions  fait 
riche  moisson,  et  si  je  passais  aux  choses,  que  n'aurais-je  pas  à 
raconter!  Mais  je  m'en  garde  bien  :  ce  ne  sont  pas  les  lacs,  les  gla- 
ciers, les  cascades,  nos  ascensions  et  nos  exploits  pédestres  qu'il 
s'agit  de  célébrer  ici  ;  je  n'insiste  sur  ce  voyage  que  parce  qu'il  fut, 
je  le  répète,  une  occasion  par  excellence  de  voir  sous  des  aspects 
nouveaux,  de  connaître  encore  plus  à  fond  celui  que  j'essaie  de 
peindre.  Pour  la  première  fois  il  prenait  sa  volée  et  sortait  de  la  vie 
purement  spéculative.  C'était  un  commencement  d'activité  pratique 
oii  ses  aptitudes  naturelles  ne  pouvaient  rester  en  défaut.  Le  gou- 
vernement du  voyage,  la  prévoyante  direction  des  plans  et  des  iti- 
néraires, la  comptabilité  rigoureuse  des  deniers  communs,  toutes 
choses  rentrant  dans  son  ressort,  il  s'en  acquitta  sur-le-champ  avec 
l'aplomb  d'une  expérience  consommée,  en  même  temps  que,  sans 
en  avoir  l'air,  il  amassait,  chemin  faisant,  je  ne  sais  combien  de 
faits,  de  renseignemens ,  d'observations  sur  l'état  du  pays,  des 
mœurs,  de  l'instruction,  de  l'industrie,  de  la  richesse  dans  la  répu- 
blique helvétique  et  dans  chaque  canton  pris  à  part.  Sagace,  alerte, 
diligent,  trouvant  le  temps  de  tout  faire  et  de  faire  tout  à  point,  le 
temps  même  de  rêver,  de  disserter,  de  remuer  des  idées  comme  à 
Paris  au  coin  du  feu,  puis  tout  à  coup,  en  face  de  la  nature,  de  ren- 
contrer les  mots  les  plus  heureux  et  les  plus  pittoresques  dans  l'ex- 
pression de  ses  mécomptes  ou  bien  de  ses  surprises  et  de  ses  ad- 
mirations, il  était  à  la  fois,  pour  tout  dire,  l'explorateur  le  plus 
insatiable,  le  causeur  le  plus  fécond  et  le  plus  varié,  le  compagnon 
le  plus  commode  à  vivre  et  le  plus  attachant. 

On  sait  que,  même  entre  amis,  c'est  une  épreuve  qu'un  long 
voyage.  Ce  genre  de  tête-à-tête  continu  et  forcé  n'est  jamais  chose 
indifférente;  au  bout  d'un  certain  temps,  il  n'y  a  pas  de  milieu,  ou 
l'amitié  redouble,  ou  l'antipathie  se  déclare.  Quant  à  nous,  on  le 
prévoit  déjà,  nous  rentrâmes  à  Paris  plus  unis  que  jamais  et  plus 
nécessaires  l'un  à  l'autre.  Paris  en  ce  moment,  je  devrais  dire  la 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

France,  offrait  un  spectacle  curieux.  Pour  la  première  fois  depuis  la 
restauration,  le  public  tout  entier  semblait  se  prendre  de  confiance 
et  d'espoir  en  son  gouvernement.  Si  ce  n'était  pas  la  paix,  c'était  au 
moins  un  armistice.  L'opposition  avait  mis  bas  les  armes.  Que  s'é- 
tait-ii  donc  passé?  Un  règne  avait  pris  fin  pendant  que  nous  courions 
les  montagnes;  un  autre  règne  commençait,  et,  comme  don  de  joyeux 
avènement,  le  nouveau  roi,  Charles  X,  venait  d'abolir  la  censure. 
Nous  trouvâmes  nos  amis  en  grand  émoi  de  cette  nouveauté.  L'af- 
franchissement de  la  presse  leur  ouvrait  brusquement  une  carrière 
imprévue;  ils  étaient  mis  comme  en  demeure  de  rompre  le  silence 
et  d'essayer  leurs  forces,  de  se  créer  sinon  une  tribune  quotidienne 
et  politique,  du  moins  un  moyen  périodique  d'émettre  leurs  idées 
et  de  parler  au  pays. 

L'occasion  s'en  offrit  bientôt.  —  Une  petite  feuille  d'informations 
scientifiques,  particulièrement  destinée,  comme  l'indiquait  son  titre, 
le  Globe,  à  des  renseignemens  de  voyages  et  de  géographie,  venait 
d'être  fondée  sans  bruit  par  M.  Pierre  Leroux,  le  même  qui  vingt 
ans  plus  tard  devait  jouer  un  rôle  et  acquérir  un  genre  de  célébrité 
que  ses  façons  modestes  et  conciliantes  n'auraient  alors  guère  permis 
de  prévoir.  11  était  lié  depuis  l'eufance  avec  un  intime  ami  de  Jouf- 
froy,  M.  Dubois,  professeur,  lui  aussi,  et  comme  notre  ami  exclu  ré- 
cemment de  sa  chaire,  esprit  ardent  et  sensé  tout  ensemble,  dont 
la  verve  bretonne  se  prêtait  mal  à  l'inactivité.  L'idée  lui  vint  de 
transformer,  d'accord  avec  M.  Leroux,  ce  bulletin  scientifique  à 
peine  éclos  en  un,  recueil  philosophique  et  littéraire  fondé  sur  les 
nouveaux  principes  de  critique,  sur  les  idées  d'éclectisme  spiiitua- 
liste  dont  Jouffroy,  parmi  nous,  dans  notre  petit  groupe,  était  l'in- 
spirateur et  le  représentant.  Celui-ci,  comme  on  pense,  prit  à  cœur 
l'entreprise,  et,  non  content  d'y  travailler  lui-même,  demanda  le 
concours  de  ses  disciples  les  plus  zélés.  Us  accoururent  à  qui  mieux 
mieux,  et  Duchâtel  un  des  premiers,  apportant  pour  son  contingent 
une  ample  provision  d'études  sur  l'économie  politique.  Chacun  s'en- 
rôla de  la  sorte  selon  ses  aptitudes  ou  ses  prédilections,  et  c'est 
ainsi  que  fut  formée  cette  association  intellectuelle  qui  pendant  près 
de  six  années,  non-seulement  en  matière  de  goût  dans  les  régions 
de  l'art,  mais  dans  le  champ  de  la  législation,  de  la  morale  et  de  la 
science  politique,  combattit  corps  à  corps  les  préjugés  que  la  ré- 
volution, l'émigration,  l'empire,  avaient  successivement  enracinés 
chez  nous.  C'était  un  journalisme  d'un  genre  à  part,  jusque-là  sans 
exemple  et  depuis  sans  imitateurs,  union  désintéressée  de  jeunes 
gens  à  qui  Goethe  avait  fait  l'honneur,  après  les  avoir  lus,  de  les 
prendre  pour  des  barl^es  grises,  tandis  qu'en  France  l'arrière-ban 
du  xviii'  siècle  et  le  vieux  public  de  l'empire  les  tenaient  pour  des 
étourdis.  Trop  théoriciens  et  théoriciens  trop  mesurés,  trop  raison- 


LE    COMTE    DUCHATEL.  525 

nables,  trop  peu  systématiques,  trop  peu  passionnés  pour  devenir 
populaires  dans  le  vrai  sens  du  mot,  les  écrivains  du  Globe  n'en 
avaient  pas  moins  pris,  pendant  ces  six  années,  en  province  aussi 
bien  qu'à  Paris,  clans  les  plus  humbles  rangs  des  lettres  comme 
dans  les  plus  aristocratiques  salons,  une  place  considérable,  et  ob- 
tenu le  succès  le  plus  franc,  le  plus  incontesté  qu'une  œuvre  collec- 
tive de  ce  genre  eût  jamais  rencontré  chez  nous.  En  plein  chaos  ro- 
mantique, dans  cet  amas  d'idées  confuses,  de  vagues  aspirations, 
d'incomplètes  doctrines,  dont  le  public,  faute  d'y  rien  comprendre, 
commençait  à  se  fatiguer,  ils  avaient  apporté  des  principes  d'ordre 
et  de  méthode,  des  jalons  et  des  points  lumineux,  disciplinant  en 
quelque  sorte  ou  tout  au  moins  coordonnant  et  régularisant  les  in- 
stincts novateurs  qui  entraînaient  les  esprits.  De  là  leur  influence.  A 
force  de  lutter  contre  l'absolutisme  de  toute  provenance  et  de  toute 
couleur,  de  mettre  incessamment  en  lumière  les  conditions  essen- 
tielles de  la  vraie  liberté,  de  la  liberté  pour  tous,  sans  restrictions 
ni  réticences,  ils  avaient  fait  de  notables  progrès  dans  l'œuvre  mal- 
aisée d'acclimater  chez  nous  cette  virilité,  cette  indépendance  d'es- 
prit qui  ne  connaît  que  le  droit  et  n'a  pour  la  révolte  pas  plus  de 
goût  que  pour  la  complaisance.  Bientôt  la  digue  allait  se  rompre 
sous  le  Ilot  révolutionnaire  imprudemment  provoqué  d'en  haut;  mais 
si  cette  tempête  fut  de  courte  durée,  si  l'ordre  put  renaître  et  la 
loi  reprendre  son  empire  sans  recours  à  la  violence,  sans  dommage 
pour  la  liberté,  à  qui  le  devait-on?  L'histoire  n'oubliera  pas  d'in- 
scrire parmi  les  causes  assurément  diverses  de  cet  apaisement  l'in- 
fluence exercée  par  le  Globe,  les  semences  de  vrai  libérahsme  et  de 
modération  que  les  nouveautés  de  sa  polémique  faisaient  germer 
depuis  six  ans. 

Ce  n'est  pas  m'être  écarté  de  mon  sujet  que  d'avoir  parlé  ainsi, 
presque  en  détail,  de  ce  recueil  et  des  services  qu'il  a  pu  rendre. 
Je  ne  sais  rien  en  effet  de  plus  étroitement  lié  dans  mon  souvenir, 
pendant  la  période  dont  il  s'agit  ici ,  que  le  Globe  et  M.  Duchâtel  : 
non  que  le  jeune  économiste  fît  de  cette  œuvre  commune  son  affaire 
propre  en  quelque  sorte,  que  de  sa  personne  et  de  sa  plume  il  y 
prît  une  part  plus  active  que  le  plus  grand  nombre  d'entre  nous, 
ni  même  qu'il  se  mêlât  d'en  contrôler  la  marche  et  l'administra- 
tion, d'empiéter  sur  les  droits  de  la  direction  et  de  la  gérance,  il 
n'avait  garde  d'en  prendre  le  souci;  mais  le  succès  moral  de  l'en- 
treprise, l'opinion  qu'on  en  pouvait  avoir  dans  le  public  et  dans 
les  salons,  les  soins  à  se  donner  pour  prévenir  les  objections  et  les 
critiques,  la  conduite  à  tenir  pour  concilier  l'observation  ferme  et 
fidèle  de  nos  principes  avec  les  convenances  d'une  polémique  mo- 
dérée, tout  cela  lui  tenait  au  cœur  plus  vivement  qu'à  personne. 
D'abord  par  caractère  il  prenait  ardemment,  presque  avec  véhé- 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mence,  tout  ce  qui  lui  inspirait  un  certain  intérêt,  ne  réservant  le 
cabne  et  la  tiédeur  que  pour  les  choses  absolument  indifférentes. 
Or  rien  ne  l'intéressait  plus  que  cette  association,  cette  œuvre  mili- 
tante, où  toutes  ses  convictions  étaient  en  jeu.  Il  y  trouvait  une  sorte 
de  satisfaction  provisoire  au  besoin  d'activité  pratique  et  de  vie  po- 
litique, à  l'aptitude  et  au  goût  d'organisation  qui  était  le  fond  de 
sa  nature.  Cette  seule  raison  eût  donc  suffi  pour  qu'il  portât  à  notre 
tentative  un  véritable  attachement  ;  un  autre  motif  encore  recom- 
mandait le  Globe  à  sa  sollicitude.  C'était  chose  alors  extraordinaire 
et  contraire  à  tous  les  usages  qu'un  jeune  homme  vivant  dans  le 
monde,  dans  un  monde  d'élite,  dans  la  haute  société,  prit  une  part 
assidue  à  la  rédaction  d'un  journal.  Il  n'y  avait  qu'un  moyen  de 
justifier  l'innovation  et  .de  réduire  au  silence  la  routine  et  le  pré- 
jugé :  ce  moyen  était  le  succès,  le  succès  sans  conteste  et  surtout 
de  bonne  qualité.  Aussi  chaque  fois  que  dans  nos  colonnes  paraissait 
un  travail  remarqué  et  bien  accueilli,  comme  il  s'en  réjouissait  pour 
l'honneur  du  drapeau!  C'était  vraiment  pour  lui  un  succès  person- 
nel ,  tandis  qu'il  ressentait  une  sorte  de  souffrance,  et  ne  cherchait 
pas  à  le  dissimuler,  quand  par  hasard,  au  milieu  des  querelles  que 
soulevaient  dans  la  presse  les  questions  littéraires,  il  arrivait  que 
notre  polémique,  s'échauffant  mi  peu  trop,  semblât  pour  un  instant 
perdre  ce  ton  de  parfaite  urbanité  dont  le  public,  non  moins  que  les 
salons,  sentait"; alors  encore  le  prix,  et  ne  pardonnait  guère  qu'on 
abrogeât  l'usage.  Aussi  ce  n'était  pas  un  de  nos  moindres  gages  de 
succès  que  les  sages  exigences  de  notre  ami  et  sa  persévérance  à 
nous  faire  éviter  cette  sorte  d'écueil. 

Mais  de  tous  les  services  qu'il  avait  à  nous  rendre,  le  plus  pré- 
cieux, le  plus  réel,  était  sa  collaboration.  Grâce  à  lui,  le  Globe j 
dès  ses  débuts,  avait  donné  à  ses  lecteurs  sur  l'histoire  et  sur  la 
théorie  de  l'économie  politique  des  notions  aussi  neuves  que  com- 
plètes et  solides.  On  n'imagine  pas  de  quelle  sorte  d'apprentissage 
notre  public  français  avait  alors  besoin  pour  s'initier  à  cette  science 
qui  ne  court  pas  les  rues,  même  encore  aujourd'hui,  mais  dont 
chacun  connaît  au  moins  l'objet,  et  sait  ou  croit  savoir  les  premiers 
élémens.  Il  s'en  fallait  qu'on  en  fût  là  en  1825.  L'antipathie  de  l'em- 
pereur Napoléon  T'  pour  toute  espèce  de  théories  s'était  naturelle- 
ment étendue  aux  théories  économiques,  et  c'est  un  fait  certain,  si 
prodigieux  qu'il  soit,  la  seconde  édition  du  traité  de  M.  J.-B.  Say,  de 
ce  livre  purement  didactique  et  parfaitement  inoffensif,  qui  n'avait 
d'autre  crime  que  d'importer  en  France  les  découvertes  d'un  homme 
de  génie  dont  s'honorait  l'Angleterre,  la  police  impériale  en  avait  in- 
terdit la  vente.  Ce  n'était  donc  pas  seulement  l'indifférence  des  su- 
jets, c'étaient  les  rigueurs  du  maître  qui  avaient  presque  étouffé 
cette  science  dès  son  berceau.  Môme  sous  la  restauration,  lorsque 


LE    COMTE    DUCHATEL.  527 

rien  ne  gênait  plus  son  essor,  elle  semblait  encore  engourdie,  et  elle 
avait  grand  besoin  de  réparer  le  temps  perdu.  C'est  le  service  qu'al- 
laient lui  rendre  les  articles  publiés  par  le  Globe,  Un  exposé  som- 
maire, philosophique  et  néanmoins  d'une  clarté  parfaite  servit  de 
préambule  à  ces  études.  Le  but,  les  divisions,  les  lois  essentielles 
de  l'économie  politique  coHsidérée  sous  ses  diverses  faces,  se  trou- 
vaient là  nettement  expliqués,  et  un  tableau  rapide  déroulait  toutes 
les  conséquences  que  les  sociétés  modernes  ont  droit  d'attendre  de 
ces  doctrines  bien  comprises  et  bien  appliquées.  Tout  cela  était  dit 
simplement,  avec  une  élévation  et  une  fermeté  de  vues  singulières; 
puis  l'auteur,  sortant  des  généralités,  abordait  les  questions  elles- 
mêmes,  et  avant  tout  l'histoire  de  ces  questions.  Il  rendait  ample- 
ment justice  à  la  précoce  initiative  de  nos  économistes  français  du 
xviii^  siècle,  mais  renonçait  à  toute  prétention  de  faire  ni  de  Ques- 
nay  ni  de  ses  disciples  les  fondateurs  de  la  véritable  économie  po- 
litique, ne  les  considérant  que  comme  d'intelligens  et  utiles  pré- 
curseurs, et,  d'accord  avec  nos  voisins,  n'attribuant  l'honneur  de  la 
féconde  découverte  qu'à  leur  philosophe  écossais,  à  l'auteur  de 
l'Essai  sur  la  richesse  des  nations.  Le  nom  et  les  travaux  d'Adam 
Smith  n'étant  pas  inconnus  en  France  grâce  à  M.  J.-B.  Say,  il  n'y 
avait  pas  lieu  de  s'appesantir  longtemps  sur  ces  notions  premières» 
déjà  classiques  en  Angleterre  et  chez  nous  à  peu  près  acceptées; 
c'était  particulièrement  aux  travaux  plus  récens  et  complètement 
ignorés  de  notre  public,  notamment  aux  traités  de  Malthus  et  de 
Ricardo,  que  les  efforts  du  jeune  écrivain  devaient  s'attacher  de  pré- 
férence. Cette  partie  de  sa  tâche,  de  beaucoup  la  plus  difficile,  fut 
celle  aussi  où  les  dons  de  son  esprit  se  révélèrent  le  mieux,  et  qui 
attira  le  plus  l'attention.  Rien  de  plus  compliqué,  de  plus  aride  et 
d'une  démonstration  plus  laborieuse  que  la  théorie  de  Malthus  sur 
X^l^^incipe  de  la  population,  si  ce  n'est  peut-être  celle  de  Ricardo 
sur  le  revenu  de  la  terre.  Ces  deux  maîtres  ont  par  ces  deux  sys- 
tèmes acquis  une  illustration  scientifique  égale  à  celle  d'Adam  Smith; 
mais  les  problèmes  qu'ils  se  sont  proposés  étaient  d'une  nature  infi- 
niment moins  accessible  au  commun  des  lecteurs  que  ceux  qu'avait 
traités  leur  illustre  devancier.  L'analyse  et  les  commentaires  qui  en- 
furent  donnés  par  le  Globe  portaient  dans  ce  dédale  de  statistique 
tant  d'ordre  et  de  clarté  que  le  public  ne  s'en  effraya  pas,  et  même 
y  comprit  quelque  chose,  pendant  que  les  savans  et  les  gens  du  mé- 
tier reconnaissaient  tout  d'une  voix  chez  le  commentateur  une  sorte 
de  supériorité  fondée  sur  la  qualité  rare  et  du  savoir  et  de  l'esprit» 
Je  me  souviens  qu'un  homme  de  grande  expérience ,  né  avec  lé 
génie  des  questions  financières,  et,  par  une  contradiction  piquante, 
à  la  fois  peu  versé  dans  la  métaphysique  des  théoriciens  écono- 
mistes et  néanmoins  grand  amateur  de  toute  nouveauté  favorable 


528  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

aux  besoins  de  la  société  moderne,  M.  le  baron  Louis,  fut  si  charmé 
de  rencontrer  un  guide  qui  lui  faisait  commodément  franchir  les  dé- 
filés abrupts  du  système  de  Ricardo,  qu'il  n'en  tarissait  pas  d'éloges. 
11  voulut  voir  et  complimenter  l'auteur  de  ces  articles,  ou  plutôt  il 
voulut  le  revoir,  car  il  l'avait  connu  enfant,  et  de  ce  jour  on  peut 
dire  qu'il  ne  cessa  d'avoir  les  yeux  sur  lui,  de  faire  à  son  sujet  les 
plus  brillantes  prophéties,  et  de  lui  témoigner  un  attachement  et 
une  estime  dont  les  preuves  publiques  ne  devaient  pas  tarder  à  se 
produire. 

Ce  fut  après  avoir  terminé  la  série  de  ses  études  insérées  dans  le 
Globe  que  M.  Duchâtel  rencontra  l'occasion  de  reprendre  à  nouveau 
une  des  questions  traitées  par  lui  d'une  façon  sommaire  à  propos 
des  travaux  de  Malthus,  et  d'en  faire  le  sujet  d'un  mémoire  ou  plu- 
tôt d'un  volume  plus  étudié  et  de  plus  longue  haleine  que  tout  ce 
qu'il  avait  écrit  jusque-là.  Il  s'agissait  de  la  question  de  la  charité 
considérée  dans  ses  rapports  avec  l'état  moral  et  le  bien-être  des 
classes  inférieures.  L'Académie  française,  sortant  de  ses  habitudes 
ou  plutôt  usant  par  intérim  des  anciennes  attributions  de  la  classe 
des  sciences  morales  et  politiques,  supprimée  depuis  1816  et  non 
encore  ressuscitée,  avait  mis  au  concours  cette  question  de  la  cha- 
rité, sans  interdire  aux  concurrens  de  la  traiter  sérieusement,  scien- 
tifiquement, pour  elle-même,  et  non  pour  en  faire  un  texte  de  litté- 
rature et  d'éloquence.  Il  est  vrai  qu'au  moment  suprême,  craignant 
d>3  se  commettre  vis-à-vis  des  économistes  de  profession  et  sentant 
sa  propre  incompétence,  l'Académie  ne  se  hasarda  pas  à  décerner 
le  prix.  Ce  fut  donc  le  public  qui  devint  juge  du  concours.  Le  tra- 
vail de  M.  Duchâtel  une  fois  publié  reçut,  malgré  la  nouveauté  des 
idées  qui  s'y  produisaient,  l'accueil  le  plus  empressé,  et  fut  placé  au 
rang  qui  lui  appartenait.  Pour  certains  philanthropes,  cette  doc- 
trine, qui  daus  l'intérêt  bien  entendu  des  pauvres  trace  des  bornes 
à  la  charité,  surtout  à  la  charité  publique,  qui,  par  amour  pour 
ceux  c:ont  le  travail  est  l'unique  moyen  de  vivre,  oppose  à  leurs 
penchans  de  sévères  et  prévoyans  conseils,  ne  pouvait  guère  man- 
quer de  passer  pour  cruelle,  et  c'est  bien  à  cette  considération  qu'en 
s' abstenant  l'Académie  avait  surtout  cédé;  mais  tel  est  le  sentiment 
sérieux  et  vraiment  charitable  qui,  sous  l'écorce  scientifique,  se  tra- 
hit dans  tout  cet  écrit,  c'est  si  bien  à  l'amélioration,  à  l'affranchis- 
sement, à  la  dignité  morale  des  plus  humbles  et  des  plus  mal- 
heureux que  l'auteur  entend  travailler,  tout  cela  est  de  si  bonne 
foi,  les  démonstrations  sont  si  claires  et  si  pertinentes,  que  l'im- 
pression qui  en  reste  au  lecteur,  bien  loin  d'être  pénible,  est  douce 
et  consolante.  Vingt  ans  plus  tard,  de  prétendus  réformateurs  pro- 
posaient un  moyen  plus  sommaire  d'en  finir  avec  la  pauvreté;  ils  ne 
voulaient  pas  moins  que  reconstruire  à  neuf  l'ordre  social,  et  persua- 


LE    COMTE    DUCHATEL.  529 

daient  au  peuple  que  personne  avant  eux  n'avait  seulement  songé  à 
soulager  ou  à  guérir  ses  plaies.  Leur  impuissante  panacée  ne  fait- 
elle  plus  de  dupes?  Je  n'en  voudrais  pas  répondre;  mais  ce  qui  est 
bien  certain,  c'est  qu'en  dépit  de  tous  les  rêves,  de  toutes  les  chi- 
mères que  peut  forger  l'esprit  humain,  quels  que  soient  les  futurs 
triomphes  de  la  démocratie,  il  y  aura  toujours  en  ce  monde  des 
masses  innombrables  obligées  de  travailler  pour  vivre,  et  que  les 
seuls  moyens  d'améliorer  leur  condition  seront  toujours,  sauf  quel- 
ques différences  d'application  et  de  détail,  ceux  dont  le  jeune  au- 
teur du  mémoire  sur  la  charité  recommandait  modestement  l'emploi, 
c'est-à-dird  la  juste  élévation  des  salaires  et  la  prudence  indivi- 
duelle, la  prévoyance  des  travailleurs. 

C'était  en  1829  qu'avait  paru  la  première  édition  de  V Essai  sur  la 
charité.  J'insiste  sur  la  date.  Pour  l'auteur  et  pour  ses  amis,  pour 
toute  notre  cohorte  du  Globe,  les  circonstances  venaient  de  prendre 
un  caractère  étrangement  nouveau,  et  nos  idées  un  tout  autre  cou- 
rant. De  182/i  à  1$27,  jusqu'au  moment  des  élections  qui  renver- 
sèrent M.  de  Yillèle,  la  politique  ne  nous  avait  préoccupés  qu'en 
perspective,  pour  ainsi  dire,  et  même  à  distanc^î  assez  longue.  Nos 
opinions  n'étaient  représentées  à  la  chambre,  dans  le  petit  groupe 
de  l'opposition,  que  par  deux  ou  trois  personnes  tout  au  plus,  et  le 
pays  sem]}lait  plongé  dans  un  tel  sommeil  que  toute  sollicitude  po- 
litique était  pour  nous  plutôt  une  abstraction  qu'une  réalité.  Pen- 
dant ces  trois  années,  nous  n'étions  pas  sortis  de  notre  camp  phi- 
losophique et  littéraire,  du  pur  domaine  des  idées,  ne  poursuivant 
que  notre  guerre  aux  préjugés  et  aux  routines.  La  grosse  affaire  en 
ce  temps-là  était  le  succès  ou  la  chute  de  ceux  qui,  voulant  passer 
du  précepte  à  l'exemple,  se  hasardaient  sur  nos  théâtres  k  heurter 
les  traditions  reçues.  Ces  tentatives,  pour  la  plupart,  laissaient 
beaucoup  à  désirer;  mais,  par  esprit  de  corps,  il  n'en  fallait  pas 
moins  leur  prêter  assistance,  et  personne,  à  coup  sûr,  n'apportait 
à  l'accomplissement  de  ce  devoir  de  solidarité  plus  de  bonne  grâce 
et  d'entrain  que  notre  économiste.  Autant,  la  plume  en  main,  il  se 
tenait  de  parti-pris  dans  les  limites  de  son  propre  domaine,  autant 
sa  conversation  était  d'humeur  plus  vagabonde  et  ne  se  refusait 
aucune  incursion  sur  le  terrain  d'autrui.  Théâtre,  poésie,  roman, 
histoire,  philosophie,  tout  lui  servait  de  texte  à  de  piquantes  reven- 
dications en  faveur  des  franchises  du  goût  et  de  la  pensée.  Sans 
dire  un  mot  de  politique,  il  ne  cessait  de  réclamer  le  juste  et  loyal 
exercice  du  principe  de  liberté. 

Dès  1827,  il  ne  s'en  tint  plus  là  :  tout  était  bien  changé;  les  évé- 
nemens  l'avaient  lancé,  comme  toute  notre  phalange,  en  pleine  vie 
publique.  On  sait  quel  retour  d'opinion,  quel  prompt  réveil  venait 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  34 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  se  produire  en  France.  Malgré  notre  âge,  bien  que  les  moins 
jeunes  d'entre  nous  dussent,  d'après  la  charte  alors  régnante,  at- 
tendre encore  près  de  quinze  ans  avant  de  songer  pour  eux-mêmes 
à  la  vie  politique,  nous  ne  pouvions  assister  en  spectateurs  oisifs  à 
ce  généreux  mouvement.  Nous  l'avions  même  en  quelque  sorte  aidé 
et  presque  provoqué.  Le  projet  de  dissoudre  la  chambre  avant  l'ex- 
piration du  mandat  septennal  n'était  alors  connu  qu'à  Paris  et  de 
bien  peu  de  gens.  La  France  n'en  avait  pas  soupçon.  Que  faire  pour 
la  mettre  en  éveil?  Les  journaux  ne  pouvaient  rien  dire  :  on  avait 
tout  exprès,  pour  s'assurer  de  leur  silence,  rétabli  récemment  la 
censure.  Quelques-uns  d'entre  nous  conçurent  l'idée  d'une  associa- 
tion qui,  à  défaut  de  journaux,  au  moyen  de  brochures,  tiendrait 
en  garde  les  électeurs.  En  quelques  jours,  tout  fut  organisé  :  des 
nuées  de  petits  écrits  pleins  de  conseils  et  d'avertissemens,  portant 
tous  cette  même  devise  :  aide-toi,  le  ciel  Vaidera,  se  répandirent 
d'un  bout  à  l'autre  du  royaume  avec  un  ensemble  et  une  rapidité 
dont  on  ne  peut  s'étonner  assez  quand  on  pense  aux  imparfaits 
moyens  que  nous  avions  à  notre  usage.  Chacun  s'y  mettait  de  cœur. 
Le  dévoûment  suppléait  aux  ressources.  L'œuvre  était  entraînante 
et  rassurante  tout  à  la  fois.  Marcher  à  la  conquête  de  droits  si  clairs 
et  si  incontestables  sous  la  conduite  de  chefs  expérimentés,  d'un 
royaliste  aussi  fidèle,  d'un  esprit  aussi  droit  et  aussi  profond  que 
M.  Royer-Collard,  c'était  faire  de  l'opposition  en  sûreté  de  con- 
science. La  marge  semblait  si  grande  avant  d'en  venir  aux  impru- 
dences et  aux  sérieux  dangers!  Néanmoins  quand  le  but  fut  atteint 
au-delà  de  tout  espoir,  quand,  après  les  élections  générales  et  les 
réélections  partielles,  il  devint  évident  que  la  chambre  nouvelle 
donnait  les  garanties  les  plus  réelles  aux  amis  les  plus  exigeans  d'une 
liberté  sagement  progressive,  la  mission  de  notre  société,  jusque-là 
légale  ou  tout  au  moins  irréprochable,  avait  perdu  sa  raison  d'être. 
D'après  nos  propres  prévisions,  nous  n'avions  plus  qu'à  nous  dis- 
soudre. C'était  l'avis  que  Duchâtel  avait  émis  tout  des  premiers,  et 
qu'il  fit  prévaloir  parmi  nous.  Seulement  nous  n'étions  plus  les  maî- 
tres de  notre  œuvre.  L'association  d'abord  conçue,  organisée  et  di- 
rigée par  nous,  avait,  chemin  faisant,  ouvert  ses  rangs  à  bien  des 
membres  d'origine  diverse  et  de  couleurs  plus  ou  moins  disparates. 
Il  y  en  eut  qui,  trouvant  là  des  cadres  tout  formés,  des  relations 
établies,  tout  ce  qui  constituait  une  société  agissante  et  prospère, 
ne  voulurent  pas  s'en  dessaisir,  espérant  en  tirer  parti  à  d'autre  fin 
que  d'éclairer  des  électeurs.  De  là  entre  eux  et  nous  de  profonds 
désaccords  suivis  bientôt  d'une  rupture.  Nous  nous  quittâmes,  non 
sans  prévoir  qu'à  l'avenir  plus  d'une  fois  encore  nous  prendrions 
ainsi  des  routes  opposées. 
Et  je  ne  parle  là  que  de  cette  fraction  de  la  jeunesse  libérale  qui  n'a- 


LE    COMTE    DUCHATEL.  531 

vait  pour  la  liberté  et  pour  les  institutions  constitutionnelles  qu'un 
amour  apparent  et  tout  de  circonstance,  qui  au  fond  ne  compre- 
nait et  n'aimait  que  la  force,  ne  voulait  que  le  triomphe  de  ses 
propres  idées,  sans  respect  de  ceux  qui  en  professaient  d'autres; 
parti  violent,  impatient,  où  se  confondaient  pêle-mêle  et  des  bona- 
partistes déguisés  et  des  républicains  obstinés  naïvement  fidèles  au 
comité  de  salut  public,  les  uns  comme  les  autres  ennemis-nés  de 
tout  gouvernement  soucieux  des  droits  de  tous,  les  uns  comme  les 
autres  s'arrogeant  sans  raison  le  titre  de  libéraux.  Qu'entre  eux  et 
nous  la  dissidence  fût  profonde,  qu'elle  dût  éclater,  c'était  dans 
l'ordre;  mais  par  malheur  là  ne  se  bornaient  point  les  germes  de 
division  qui  commençaient  à  poindre  et  menaçaient  l'avenir.  Dans 
les  rangs  même  des  plus  sincères  amis  des  institutions  libres,  un 
pénible  problème  divisait  les  esprits.  Les  uns,  même  en  dehors  de 
toute  question  de  sentiment  et  de  fidélité  chevaleresque,  sans  affec- 
tion pour  les  personnes,  sans  lien  d'aucune  sorte  avec  la  maison  de 
Bourbon,  par  pur  amour  de  la  vraie  liberté,  pensaient  que  la  meil- 
leure chance,  le  moyen  le  plus  sûr  d'en  fonder  parmi  nous  le  règne 
était  de  ne  pas  rompre  avec  le  droit  séculaire  de  l'ancienne  monar- 
chie, qu'il  y  avait  dans  ce  droit  consacré  par  le  temps  une  base 
d'autorité  que  rien  ne  pouvait  suppléer,  et  sans  laquelle  tout  éta- 
blissement libéral  serait  précaire  et  contesté,  qu'il  fallait  tout  au 
moins  user  d'égards  et  de  patience,  résister  sans  détruire,  atténuer 
plutôt  qu'envenimer  la  guerre,  et  surtout  ne  pas  la  provoquer;  d'au- 
tres, non  moins  sincères  dans  leur  attachement  aux  institutions 
libres,  mais  convaincus  que  jamais  on  n'obtiendrait  non-seulement 
du  roi  Charles  X,  mais  de  tout  prince  régnant  par  droit  héréditaire, 
la  franche  reconnaissance  et  la  fidèle  observation  d'un  pacte  consti- 
tutionnel, soutenaient  que  c'était  perdre  son  temps  que  d'en  pour- 
suivre la  chimère,  qu'il  fallait  prendre  son  parti,  et  saisir  la  pre- 
mière occasion  de  fabriquer  du  même  coup  le  pacte  tel  qu'on 
l'entendait,  et  le  monarque  tel  qu'on  le  souhaitait  pour  que  la  foi  ju- 
rée fût  à  coup  sûr  obéie.  En  un  mot,  marchant  au  même  but,  la  mo- 
narchie constitutionnelle,  on  se  traçait  pour  l'atteindre  deux  routes 
opposées,  l'une  franchement  légale,  l'autre  révolutionnaire.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  dire  duquel  de  ces  deux  systèmes  le  Globe  était  l'or- 
gane; quant  à  l'autre,  après  s'être  habilement  produit  pendant  deux 
ou  trois  ans  dans  des  feuilles  diverses  qui  lui  ouvraient  passagère- 
ment leurs  colonnes ,  il  eut  à  son  tour  un  organe  entièrement  à  lui, 
et  vers  les  derniers  jours  de  1829  inaugura  le  National. 

L'esprit  du  Globe,  l'esprit  du  National^  ce  n'était  pas  là  seule- 
ment un  désaccord  de  circonstance,  un  accident  de  polémique  éphé- 
mère, c'étaient  deux  façons  de  voir  et  de  sentir  en  politique  dont 
les  contradictions  devaient  survivre  même  à  la  chute  de  l'ancienne 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

royauté,  et  perpétuer,  pendant  les  laborieux  efforts  de  la  royauté 
nouvelle,  dans  les  rangs  de  ses  meilleurs  amis,  uns  sorte  d'antago- 
nisme plein  de  regrettables  conséquences.  Si  le  bonheur  avait  voulu 
que  le  droit  héréditaire,  mieux  avisé,  plus  écliiré,  au  lieu  de  jus- 
tifier comme  à  plaisir  les  prévisions  du  National,  eût  pris  con- 
fiance en  ce  libéralisme  qui  souhaitait  son  maintien,  si  les  transac- 
tions nécessaires  que  réclamait  la  partie  saine  et  modérée  de  la 
nation  n'avaient  pas  révolté  et  exalté  ce  prince  infortuné  qu'un  élan 
de  conscience  irréfléchi  poussait  tête  baissée  vers  l'abîme  sans  qu'il 
en  soupçonnât  la  profondeur  ni  même  la  réalité,  peut-être  aurions- 
nous  vu  s'affermir  peu  à  peu  et  posséderions-nous  en  toute  pléni- 
tude ces  nobles  institutions  sans  lesquelles  les  sociétés  modernes 
sont  déchues  désormais  de  toute  dignité,  de  tout  repos,  de  toute 
prospérité,  inestimable  bien  que  nous  nous  sommes  laissé  ravir  dans 
un  accès  d'appréhensions  puériles,  et  dont  la  revendication  devient 
pour  nous  un  devoir  nécessaire  en  même  temps  qu'un  obscur  et  la- 
borieux problème. 

Mais  à  quoi  bon  les  utopies  et  les  regrets?  Ne  sait-on  pas  que  vers 
les  premiers  jours  d'août  1829  le  sort  en  fut  jeté?  Le  Moniteur  en- 
registra ce  changement  de  cabinet,  cette  résolution  dont  tout  le 
monde  parlait  depuis  six  mois  et  à  laquelle  personne  ne  voulait 
croire,  véritable  défi,  désolant  pronostic  d'une  lutte  inévitable.  La 
session  était  close;  ces  ministres  nouveaux,  dont  les  noms  seuls 
semblaient  une  menace,  eurent  beau  ne  rien  dire  et  presque  ne  rien 
faire,  l'émotion  ne  se  calma  point.  Jusqu'à  l'issue  fatale,  pendant 
toute  une  année,  la  France  fut  dans  cet  état  de  stupeur  et  de  fièvre, 
dans  ce  malaise  et  cette  angoisse  qui  précèdent  un  violent  orage. 
L'impression  m'en  est  encore  présente  et  ne  saurait  s'effacer,  pas 
plus  que  je  n'oublie  la  tristesse  et  les  pressentimens,  j'ose  dire  pro- 
phétiques, qui,  à  la  nouvelle  de  cette  incalculable  faute,  avaient 
comme  envahi,  sans  qu'il  parvînt  à  s'en  défendre,  l'ami  dont  nous 
parlons  ici. 

Personne  assurément  n'était  moins  engagé  nue  lui,  soit  d'affec- 
tion, soit  de  reconnaissance,  soit  même  seulement  par  les  liens  de 
famille  et  de  monde,  à  la  fortune  de  cette  noble  race  qui  se  trou- 
vait lancée  en  de  telles  aventures,  et  ce  n'étaient  ni  sa  jeunesse, 
ni  ses  opinions,  plutôt  vives  que  timides,  bien  qu'au  fond  modé- 
rées, qui  se  seraient  troublées  à  l'idée  d'une  lutte  du  moment  que 
la  violation  d'un  droit  lui  en  eût  démontré  la  triste  nécessité;  mais 
la  justesse  et  la  lucidité  de  son  intelligence  lui  révélaient  cà  point 
nommé  ce  que  ce  fatal  coup  de  tête  allait  coûter  et  à  la  liberté  et 
à  ce  pays  qu'il  aimait  tant.  Quelle  que  fût  l'issue  de  la  lutte,  soit  le 
divorce  si  la  résistance  triomphait,  soit  l'union  contrainte  si  force 
restait  au  pouvoir,  il  voyait  dans  cette  rupture  en  perspective  plus 


LE    COMTE    DUCHATEL.  533 

qu'un  sujet  de  juste  appréhension,  la  perte  d'une  ancienne  espé- 
rance. C'est  en  effet  un  autre  souvenir  dont  la  trace  m'est  restée 
vivante  que  sa  joie  instinctive  et  comme  involontaire  lorsqu'à  Lau- 
sanne, cinq  ans  auparavant,  on  nous  annonçait  de  France  les  pre- 
miers pas  du  nouveau  roi  montant  au  trône,  cette  censure  abolie, 
ces  avances  habiles,  ce  début  libéral.  «  Voici  donc  un  moment  où  la 
réconciliation  va  devenir  possible,  écrivait-il  alors  (le  5  octobre 
182Zi).  Je  ne  saurais  dire  combien  en  théorie  je  serais  heureux  que 
la  question  de  la  dynastie  fût  définitivement  résolue,  et  que  la  lutte 
n'eût  plus  à  s'établir  que  sur  la  marche  de  l'administration,  comme 
en  Angleterre,  sans  hostilité  de  la  nation  contre  la  famille  régnante, 
ni  de  la  famille  régnante  contre  la  nation.  La  fortune  met  l'occasion 
entre  les  mains  du  nouveau  roi,  c'est  à  lui  de  la  saisir...  La  ques- 
tion de  la  dynastie  vidée,  un  point  de  départ  commun  devient  pos- 
sible, condition  nécessaire  de  toute  fondation  stable...  »  On  voit  avec 
quelle  sagacité  cet  esprit  de  vingt  et  un  ans  appréciait  le  bienfait 
d'une  dynastie  hors  de  cause,  quel  espoir  il  en  avait  conçu,  et  de 
quel  œil  il  devait  accueillir  ce  ministère  du  9  août  1829,  cette  décla- 
ration de  guerre  qu'aucune  conciliation,  aucun  accommodement  ne 
pouvait  plus  prévenir.  De  part  et  d'autre,  la  confiance  était  morte, 
et  la  force  était  le  seul  arbitre  qui  désormais  devait  tout  décider. 
Aussi  bientôt  la  crise  alla  se  précipitant.  De  rudes,  mais  sincères  re- 
montrances provoquèrent  un  appel  au  pays;  puis,  lorsque  le  pays 
eut  confirmé  les  remontrances,  le  malheureux  monarque,  accom- 
plissant sa  destinée,  lança  son  fatal  défi,  et  la  monarchie  disparut. 
Au  lendemain  de  la  catastrophe,  que  devait  faire  un  jeune  homme 
respectueux  envers  le  malheur,  mais  fidèle  avant  tout  aux  institu- 
tions libres  qu'il  convoitait  pour  son  pays?  Ce  n'était  plus  le  temps 
des  paisibles  études,  des  controverses  spéculatives,  des  théories 
philosophiques;  l'esprit  de  révolution,  ivre  de  sa  victoire,  ne  se  con- 
tentait pas  d'avoir  vengé  la  charte,  il  voulait  la  détruire;  les  idées 
constitutionnelles,  les  libertés  publiques  greffées  sur  la  monarchie 
lui  étaient  odieuses  non  moins  que  la  royauté  même,  et  il  entendait 
bien  s'en  délivrer  du  même  coup.  Le  devoir  était  donc,  pour  la  jeu- 
nesse libérale,  de  rompre  avec  cet  esprit  et  de  grossir  les  rangs  de 
ceux  que  la  société  appelait  à  sa  défense,  et  qui  pour  s'abriter  ve- 
naient d'improviser  une  royauté  nouvelle,  seul  simulacre  de  monar- 
chie qui  pût  se  soutenir  encore.  Sans  doute  il  eût  mieux  valu  qu'un 
compromis  fût  possible,  qu'on  pût  laisser  intact  le  droit  héréditaire, 
le  fondement  traditionnel,  et  n'imposer  au  dévoûment  du  prince 
appelé  à  gouverner  qu'une  charge  temporaire,  une  simple  régence; 
mais  cet  expédient,  facile  en  apparence  quand  on  y  pense  après 
coup,  n'était  au  moment  même  qu'une  pure  utopie.  Il  faut  n'avoir 
pas  vu  ces  terribles  journées,  il  faut  ne  pas  savoir  combien  la  France 


534  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

est  incapable,  dès  que  son  sort  est  en  jeu,  de  se  donner  le  temps  de 
réfléchir  et  de  laisser  en  suspens,  seulement  pendant  douze  heures, 
sa  confiance  et  son  espoir,  pour  supposer  que  l'établissement  d'une 
régence,  c'est-à-dire,  en  réalité,  le  rétablissement  du  principe  qui 
venait  d'être  vaincu,  pût  être  seulement  tenté  au  lendemain  des 
trois  journées.  En  s'obstinant  à  ce  parti  moyen,  on  risquait  de  tout 
perdre,  on  laissait  à  la  démagogie  le  temps  de  faire  un  coup  peut- 
être  irréparable.  Il  n'y  avait  de  possible  qu'une  résolution  soudaine, 
une  situation  tranchée,  une  responsabilité  complète,  irrévocable,  et 
ce  n'était  pas  l'ambition  d'un  homme,  c'était  le  sentiment  de  la  con- 
servation surexcité  chez  tout  un  peuple  qui  se  refusait  aux  demi- 
mesures  et  aux  atermoiemens.  Aussi,  tant  que  la  sécurité,  à  peu 
près  rétablie,  n'eut  pas  comme  effacé  le  souvenir  du  péril  social,  ce 
fut  à  qui  remercierait  le  prince  de  s'être  résigné  au  rôle  ingrat  qu'il 
avait  dû  subir.  Le  Moniteur  est  là  pour  témoigner  de  ces  adhésions 
qui  aujourd'hui  nous  étonnent,  et  certaines  paroles  prononcées  de- 
vant la  chambre  des  pairs  par  les  plus  honorables  et  les  plus  dévoués 
royalistes  démontrent  à  quel  point  la  royauté  nouvelle  était  l'œuvre 
de  tous  et  l'œuvre  nécessaire.  Le  même  mouvement  irrésistible  qui 
devait  vingt  ans  plus  tard  appeler  au  pouvoir  le  prince  aujourd'hui 
régnant  s'était  produit,  au  lendemain  de  1830,  en  faveur  du  roi 
Louis-Philippe,  et  si  le  procédé  dont  l'empereur  Napoléon  I"'  s'était 
seiTi  deux  ou  trois  fois  en  pareille  circonstance,  si  le  suffrage  uni- 
versel n'eût  pas  alors,  près  des  vrais  libéraux,  paru  comme  entaché 
d'une  sorte  de  charlatanisme,  s'il  n'eût  pas  eu  l'apparence  d'un  ex- 
pédient peu  sérieux,  peu  sincère  et  peu  digne,  et  que  dans  chaque 
commune  chaque  citoyen  eût  été  appelé  à  déclarer  si,  oui  ou  non, 
il  entendait  que  la  royauté  nouvelle  continuât  son  œuvre  et  proté- 
geât contre  les  démagogues  l'ordre  public  menacé,  soyez  certain 
que  les  voix  dissidentes  n'eussent  pas  été  moins  rares  qu'en  1851. 
Pourquoi  ne  pas  le  dire?  cette  formalité,  bien  qu'illusoire  et  peu 
démonstrative  aux  yeux  des  gens  sensés,  n'en  a  pas  moins  manqué 
à  ce  gouvernement.  Elle  lui  aurait  rendu  de  notables  services.  En 
rappelant  par  chiffres  incontestables  ce  qui  devait  s'oublier  si  vite, 
l'assentiment  universel  des  premiers  jours,  elle  lui  aurait  prêté, 
surtout  vis-à-vis  des  masses,  un  grand  moyen  de  force,  un  argu- 
ment qui  aurait  fermé  la  bouche  à  bien  des  agresseurs,  et  à  défaut 
du  temps,  qui  seul  consacre  les  pouvoirs  nouveau-nés,  elle  eût 
donné  à  celui-ci  la  plausible  apparence  d'une  consécration  popu- 
laire. Il  ne  faut  pas  croire  qu'on  puisse  impunément  être  toujours 
sincère  et  n'aimer  que  la  vérité.  La  royauté  nouvelle  avait  des  con- 
seillers qui  songeaient  trop  au  fond  des  choses.  Pour  réussir  dans 
les  affaires  humaines,  il  faut,  si  honnête  qu'on  soit,  penser  à  l'ap- 
parence et  songer  aux  effets  d'optique.  Parmi  ces  conseillers,  ceux 


LE    COMTE    DUCHATEL.  535 

même  qui  professaient  les  principes  de  la  gauche  et  qui  croyaient 
de  cœur  et  littéralement  à  la  souveraineté  du  peuple,  n'insistèrent 
que  très  faiblement  pour  cette  convocation  des  comices,  et  ceux 
qui  n'admettaient,  philosophiquement  parlant,  d'autre  souveraineté 
que  celle  de  la  raison,  les  doctrinaires,  comme  on  les  appelait  alors, 
n'eurent  pas  même  la  pensée  qu'on  pût  sérieusement  chercher  la 
moindre  force  dans  cette  comédie.  Il  n'en  fut  donc  question  au  con- 
seil que  pour  passer  outre  aussitôt;  mais  je  tiens  à  consigner  ici  qu'à 
ce  moment  même,  vers  le  milieu  d'août,  l'instinct  de  Duchâtel  ne 
lui  fit  pas  défaut  et  qu'il  entrevit  clairement  l'occasion  qu'on  laissait 
échapper.  Combien  de  fois,  vingt  ans  plus  tard,  en  face  de  ces  mil- 
lions de  votes  dont  un  autre  pouvoir  tirait  si  grand  parti,  ne  m'a- 
t-il  pas  rappelé  nos  causeries  de  1830,  les  regrets  dont  il  m'avait 
fait  part,  et  combien  il  eût  été  facile  et  probablement  profitable  à  la 
naissante  royauté  de  ne  pas  s'en  fier  seulement  aux  théories  même 
les  plus  vraies  et  les  plus  scrupuleuses,  et,  sauf  à  se  permettre  une 
réminiscence  impériale,  ou,  si  l'on  veut,  un  plagiat,  d'acquérir  le 
bénéfice  de  cette  sorte  de  baptême  ! 

Après  tout,  si  dans  le  trouble  des  premiers  momens  le  savoir- 
faire  fut  en  défaut,  si  ces  esprits  profonds  et  supérieurs  que  con- 
sultait la  nouvelle  monarchie  n'avaient  pas  une  parfaite  entente  de 
la  fibre  populaire,  il  y  avait  chez  eux  quelque  chose  d'infiniment 
plus  rare,  et  que  Duchâtel,  s'il  eût  fallu  choisir,  aurait  prisé  fort 
au-dessus,  je  veux  dire  un  sincère  et  courageux  désir  de  maintenir 
envers  et  contre  tous,  quoi  qu'il  pût  arriver,  les  droits  de  la  fiberté 
légale.  C'était  là,  au  lendemain  d'une  catastrophe,  en  face  de  pas- 
sions déchaînées,  aussi  sourdes  qu'aveugles,  et  que  la  force  seule 
semblait  pouvoir  dompter,  c'était  une  conception  hardie,  originale, 
sans  exemple  dans  nos  fastes  révolutionnaires,  et  qui  suffit  à  l'éter- 
nel honneur  de  ce  gouvernement.  Ce  qu'il  a  dépensé  de  dévoûment, 
d'intelligence,  de  généreux  efforts  pour  ne  pas  tomber  dans  l'or- 
nière de  91,  pour  retrouver,  avec  l'expérience  de  plus,  les  premières 
traces  de  89,  pour  soutenir  en  un  mot  cette  gageure  périlleuse,  si  près 
d'être  gagnée,  d'une  révolution  jalouse  des  droits  de  tous,  aimant  la 
liberté  même  après  la  victoire,  et  la  sauvant  à  ses  dépens,  personne 
aujourd'hui  ne  s'en  doute,  ou  n'y  prête  une  sérieuse  attention. 

C'est  à  cette  œuvre  que  Duchâtel  allait  lier  sa  vie  :  nous  l'y  sui- 
vrons pendant  dix-huit  années ,  sans  nous  étendre  outre  mesure , 
mais  sans  rien  négliger  pour  reproduire  au  vrai  la  part  qu'il  y  a 
prise  et  la  trace  qu'il  y  a  laissée. 

II. 

Nous  sommes  sur  une  scène  et  dans  une  atmosphère  absolument 
nouvelles.  Ce  rôle,  si  commode,  si  dégagé,  si  doux,  de  redresseur 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'abus,  de  frondeur,  de  critique,  ce  rôle  d'opposition,  le  voilà  ter- 
miné; il  faut  endosser  le  harnais  de  misère,  la  pratique,  la  respon- 
sabilité. En  général  dans  ce  pays  de  France,  et  aujourd'hui  plus 
que  jamais,  après  un  sommeil  de  vingt  ans,  la  jeunesse  qui  se  mêle 
de  politique  oublie  complètement  que  du  soir  au  matin,  par  une 
bourrasque  imprévue,  elle  a  toujours  la  chance  de  voir,  en  un  clin 
d'œil,  s'écrouler  ce  qui  existe,  ce  qu'elle  blâme,  ce  qu'elle  attaque, 
et  s'élever  ce  qu'elle  rêve,  par  conséquent  d'être  prise  au  dépourvu, 
d'être  appelée  à  la  manœuvre  sans  en  savoir  le  premier  mot,  et  de 
ne  pouvoir  fournir,  pour  diriger  le  gouvernail,  que  des  mains  inex- 
périmentées. Où  sont-ils  ceux  qui  sérieusement  s'exercent  par  avance 
aux  fonctions  qu'ils  pourraient  remplir,  qui  s'enquièrent  des  moyens 
de  corriger  ce  qu'ils  censurent,  avides  de  détails  et  de  notions  pra- 
tiques non  moins  que  de  théories  et  de  généralités?  Ces  aptitudes 
de  précaution  étaient  rares  il  y  a  quarante  ans  au  moins  autant 
qu'elles  le  seraient  demain  :  aussi  les  plus  habiles  et  les  plus  avisés 
furent  eux-mêmes,  au  premier  abord,  étrangement  novices,  et  la 
transition  entre  les  deux  régimes  ne  s'opéra  qu'au  prix  de  longs 
apprentissages  et  d'assez  nombreux  pas  de  clercs.  C'était  donc 
quelque  chose  de  rare  au  dernier  point  et  dont  on  aurait  cité  à 
peine  un  autre  exemple,  parmi  les  nouveau-venus  dont  l'inexpé- 
rience sautait  à  tous  les  yenx,  qu'un  praticien  consommé  sachant 
ex  profa^so  ce  qu'il  y  avait  à  faire,  comme  s'il  n'eût  de  sa  vie 
donné  son  temps  à  autre  chose.  Tel  était  Duchâtel  au  lendemain 
de  1830.  Un  administrateur  en  fonctions  depuis  longues  années 
n'aurait  pas  mieux  connu  les  rouages  de  l'administration  que  ce  cri- 
tique et  ce  théoricien.  Son  entrée  au  conseil  d'état  comme  conseil- 
ler en  service  ordinaire  n'étonna  donc  personne  parmi  ceux  qui  le 
connaissaient,  et  fut  à  l'instant  même,  dès  qu'on  le  vit  à  l'œuvre, 
tenue  pour  légitime  par  ceux  qui  l'ignoraient  encore.  Et  ce  n'était  pas 
tout  que  de  siéger  comme  conseiller  d'état  à  l'âge  où  d'habitude  on 
devient  auditeur,  l'innovation  principale  était  que  ce  conseiller  de 
vingt-sept  ans  eût  pris  rang,  dès  ses  premières  paroles,  pres([ue  de 
pair  avec  les  chefs  et  les  oracles  du  conseil,  les  Allent,  les  Beren- 
ger,  les  Fréville.  Une  juste  déférence,  une  respectueuse  curiosité, 
entouraient,  comme  on  sait,  dès  qu'ils  ouvraient  la  bouche,  ces 
nobles  vétérans,  ces  répertoires  vivans  des  traditions  administra- 
tives. Ceux  surtout  qui  ne  siégeaient  là  que  de  la  veille,  et  qui,  de 
quelque  grade  qu'on  les  eût  décorés,  avaient  encore  tant  à  ap- 
prendre, ne  se  lassaient  pas  d'écouter  cette  imperturbable  abon- 
dance d'exemples,  de  précédens,  de  décisions,  d'arrêts,  de  notions 
précises  et  sûres  qui  faisait  le  fond  de  ces  improvisations.  Eh  bien  ! 
ce  même  caractère  d'autorité  et  d'expérience,  mêlé  à  un  tour  d'es- 
prit et  à  des  aperçus  plus  hardis  et  plus  jeunes,  s'était  produit 


LE    COMTE    DUCHATEL.  537 

dans  les  paroles  du  nouveau  conseiller  d'état  dès  les  premières 
fois  qu'il  avait  opiné;  on  l'avait  pris  pour  un  ancien,  l'illusion  était 
complète.  Il  y  avait  à  l'entendre  même  profit,  même  sécurité.  Lui 
aussi  semblait  porter  dans  sa  mémoire  le  Bullclia  des  Lois  tout  en- 
tier, n'hésitant  et  ne  bronchant  jamais  ni  sur  les  faits  ni  sur  les 
dates,  toujours  armé  de  preuves  jusqu'en  ses  moindres  assertions. 
On  comprend  qu'il  n'avait  fallu  ni  brigues  ni  patrons  pour  l'intro- 
duire, malgré  son  âge,  en  situation  si  haute.  C'était  son  droit  en 
quelque  sorte.  Le  duc  de  Broglie,  alors  ministre  de  l'instruction 
publique  et  en  même  temps  chef  du  conseil  d'état,  n'avait  eu  nul 
besoin  des  souvenirs  de  Coppet  et  de  l'affectueuse  intimité  qui  s'en 
était  suivie  pour  provoquer  cette  nomination  et  en  faire  signer  l'or- 
donnance. Tous  ses  collègues  à  l'envi,  et  le  baron  Louis  plus  encore 
que  tout  autre,  en  mémoire  des  articles  du  Globe,  lui  en  auraient 
disputé  l'idée.  Ce  qui  ressortait  d'ailleurs,  même  aux  yeux  les 
moins  exercés,  de  ces  débuts  d'un  éclat  insolite,  c'est  qu'ils  n'é- 
taient que  le  prélude  de  destinées  plus  hautes.  On  sentait  qu'éloi- 
gné pour  trois  années  encore  de  l'enceinte  législative,  faute  d'avoir 
trente  ans,  il  n'y  serait  pas  plus  tôt  entré  que  l'horizon  s'élargirait 
pour  lui,  et  qu'il  était  de  ceux  qui  deviennent  ministres  en  quelque 
sorte  forcément,  sans  même  avoir  besoin  d'en  montrer  le  désir,  par 
cela  seul  qu'on  les  voit  prêts  et  comme  équipés  d'avance  pour  la 
conduite  et  le  débat  des  plus  grandes  affaires. 

D'où  lui  venait  ce  privilège?  Il  n'y  aurait  vraiment  pas  justice  à 
n'en  faire  honneur  qu'à  lui  seul,  ni  même  aux  heureux  dons  qu'il 
avait  reçus  du  ciel.  Une  équitable  part  doit  être  faite  à  la  tendre 
sollicitude  qui  depuis  sa  naissance  avait  veillé  sur  lui  et  tout  prévu, 
tout  disposé  pour  ajouter  encore  à  ces  dons  de  nature.  Je  parle 
d'une  mère,  deux  fois  sa  mère  en  vérité,  puisqu'elle  l'avait  fait 
vivre  à  force  d'art,  de  soins,  de  dévoûment,  au  milieu  des  dan- 
gers dont  un  développement  trop  hâtif  du  cerveau  avait  menacé 
son  enfance.  Cette  mère  fondait  sur  son  fils  des  espérances  sans 
limites.  Elle  avait  foi,  une  foi  absolue  en  sa  supériorité,  et  en  lui 
cultivant  l'esprit  avec  réserve ,  pour  ménager  ses  forces,  elle  savait 
semer  à  coup  sûr.  C'était  une  rare  personne,  joignant  à  l'esprit  le 
plus  droit,  au  cœur  le  plus  généreux,  une  imagination  pleine  de 
charme  et  d'imprévu.  Sur  son  visage,  au  temps  où  je  commençai  à 
la  connaître,  vers  le  milieu  de  la  restauration,  on  retrouvait  les 
traces  encore  récentes  d'une  grande  beauté,  et  je  ne  sais  quelle  no- 
blesse naturelle  dont  le  premier  aspect,  tant  soit  peu  solennel,  ne 
cachait  qu'affectueuse  bonté.  Peu  de  femmes  ont  reçu  avec  cette 
largesse  l'instinct  délicat  de  la  vie  et  des  manières  du  monde,  cet 
art  qui  se  devine  et  ne  s'enseigne  pas.  Introduite  dès  sa  première 
jeunesse  dans  une  cour  où  se  heurtaient  les  façons  les  plus  dispa- 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rates,  l'élégance  enjouée,  simple,  aisée  et  raffinée  pourtant  du  vé- 
ritable ancien  régime,  les  airs  de  parvenus,  la  morgue  hautaine  et 
parfois  burlesque  du  nouveau,  M'"^  Duchâtel  s'était  approprié  les 
traditions  anciennes,  non  sans  les  rajeunir  d'une  sorte  de  grâce  et 
d'affabilité  qui  lui  était  particulière.  A  l'époque  dont  nous  parlons, 
sans  avoir  oublié  le  temps  où  son  mari  s'était  acquis  une  grande 
situation  pour  avoir,  avec  une  fermeté  sagace,  fait  sortir  du  chaos 
et  fondé  sur  les  bases  qu'elle  conserve  aujourd'hui  l'administration 
des  domaines,  cette  colonne  principale  de  notre  système  financier; 
sans  avoir  oublié  non  plus  qu'elle-même  elle  occupait  à  cette  cour 
une  grande  charge  honorifique,  conservant  au  fond  de  sa  mémoire 
comme  un  poétique  éblouissement  des  grandeurs  de  l'empire  et  un 
certain  respect  des  illusions  qu'elle  en  avait  gardées,  elle  n'en  était 
pas  moins  parfaitement  convaincue  que  c'était  à  d'autres  temps,  à 
d'autres  destinées  qu'elle  devait  préparer  ses  deux  fils,  qu'un  grand 
pays  comme  le  nôtre  ne  jouerait  plus  le  triste  jeu  de  se  donner  ainsi 
tout  entier  à  un  homme,  que  c'était  bon  pour  une  fois,  et  que  les 
conquêtes  de  la  France,  s'il  lui  en  fallait  encore,  seraient  d'un  autre 
ordre  désormais,  coûteraient  moins  de  larmes  et  laisseraient  après 
elles,  au  lieu  de  sanglantes  ruines,  le  durable  bienfait  d'un  gou- 
vernement établi  sur  le  respect  du  droit.  Voilà  ce  qu'elle  espérait  : 
on  comprend  qu'avec  ces  idées  sagement  libérales  elle  n'avait  garde 
de  s'opposer  au  genre  de  vie  et  à  la  direction  d'études  qu'avait 
choisis  son  fils  aîné.  Seulement,  tout  en  favorisant  ses  goûts  d'indé- 
pendance et  son  culte  de  la  liberté,  elle  ne  lui  laissait  jamais  perdre 
de  vue  cet  autre  but  toujours  possible,  l'exercice  du  pouvoir  et  la 
nécessité  de  s'y  préparer.  Elle  admettait  qu'on  fût  whig  à  la  condi- 
tion de  pouvoir  au  besoin  faire  œuvre  de  tory.  De  là  dans  cette 
éducation  des  soins  particuliers  pour  donner  à  l'esprit  une  maturité 
précoce  et  le  nourrir  en  toutes  choses  de  notions  exactes  et  sûres. 
Ce  qu'on  raconte  de  certains  jeunes  lords  qui,  dès  l'enfance,  soat 
en  quelque  sorte  dressés  à  la  profession  d'hommes  d'état,  elle  l'a- 
vait mis  en  pratique  par  instinct  maternel  et  sans  la  moindre  an- 
glomanie. On  peut  donc  dire  en  toute  vérité  qu'au  mois  d'août  1830, 
lorsqu'il  fallut  passer  sans  transition,  en  quelques  heures,  de  l'op- 
position au  pouvoir,  personne,  dans  les  rangs  de  notre  jeunesse, 
n'était  autant  que  Duchâtel  tout  prêt  à  cette  évolution,  et  n'avait  la 
même  avance  que  lui.  Son  âge  seul  ne  lui  permettait  pas  d'aborder 
d'emblée  la  tribune;  mais  là  encore  une  tendre  prévoyance  lui  avait 
abrégé  et  aplani  la  route. 

Son  père  s'était  dévoué  à  lui  garder  en  quelque  sorte  son  siège 
au  parlement.  Dès  1827,  on  avait  vu  ce  courageux  vieillard,  sortant 
de  son  repos  et  du  silence  où  il  vivait  depuis  la  chute  de  l'empire, 
ne  pas  refuser,  bien  que  septuagénaire,  le  mandat  que  lui  offraient 


LE    COMTE    DUCHATEL.  539 

les  électeurs  de  la  Charente-Inférieure.  Ce  n'était  pas  la  première 
fois  qu'il  siégeait  dans  une  assemblée.  Il  avait  fait  partie  du  conseil 
des  cinq-cents,  où  l'avaient  envoyé  les  électeurs  de  Bordeaux,  bien 
que  noble,  d'origine  normande  et  descendant  d'un  des  collatéraux 
du  sauveur  de  Charles  VII,  qui  avait  lui-même  arraché  Vire  aux 
mains  des  Anglais.  Cette  élection  nouvelle,  qui  après  un  si  long  in- 
tervalle était  venue  surprendre  M.  Duchâtel,  ce  n'était  pas  pour  lui 
qu'il  l'avait  acceptée;  il  le  laissait  bien  voir  tout  en  accomplissant 
avec  scrupule  ses  devoirs  législatifs  et  même  en  subissant  la  corvée 
fatigante  de  diriger,  comme  président  d'âge,  les  débats  d'une  longue 
vérification  de  pouvoirs.  Le  secret  de  sa  force  était  la  joie  de  se 
sentir  utile  à  ce  fils,  son  orgueil,  en  lui  assurant  d'avance,  sans  les 
laisser  tomber  aux  mains  d'un  autre,  d'heureuses  chances  électo- 
rales. Et  en  effet  le  fils  avait  à  peine  accompli  âes  trente  ans,  le 
19  février  1833,  que  le  père  déposait  son  fardeau,  heureux  de  voir 
ses  mandataires  le  transmettre  presque  sans  dissidence  au  succes- 
seur de  son  choix. 

Je  n'insiste  sur  ce  détail  que  pour  mieux  indiquer  sous  quelle 
heureuse  étoile  s'ouvrait  cette  carrière  et  à  quel  point  la  Providence 
semblait  s'être  complu  à  combler  ce  jeune  homme  de  ses  meil- 
leures faveurs.  Ce  n'était  pas  même  assez  qu'il  dût  entrer  ainsi, 
presque  par  droit  héréditaire,  à  la  chambre  des  députés;  une  fortune 
encore  plus  rare  lui  était  advenue,  celle  de  siéger  dans  cette  as- 
semblée, d'en  être  membre  en  quelque  sorte,  et  de  s'y  faire  con- 
naître par  les  débuts  les  plus  brillans,  avant  même  que  d'en  faire 
légalement  partie. 

On  se  rappelle  en  quelle  estime  M.  le  baron  Louis  avait  tenu 
ses  premiers  essais,  et  quel  espoir  il  fondait  sur  lui.  Lorsqu'au 
13  mars  1831  Aï.  Casimir  Perier  pria  son  vieil  ami  de  reprendre 
sous  sa  présidence  le  portefeuille  des  finances,  qu'il  avait  déjà  tenu 
avec  tant  d'autorité  et  de  succès  dans  les  trois  premiers  mois  du 
gouvernement  nouveau  et  qui  tombait  des  mains  de  M.  Laffitte,  ce 
fut,  de  la  part  du  baron  Louis,  presque  une  condition  de  sa  rentrée 
aux  affaires  que  Duchâtel,  comme  conseiller  d'état  attaché  à  son 
ministère  et  commissaire  du  gouvernement,  lui  servirait  d'auxi- 
liaire et  lui  épargnerait  ce  qu'il  redoutait  le  plus,  les  fatigues  de 
la  tribune,  les  communications  orales  avec  les  chambres.  C'était 
un  homme  d'infiniment  d'esprit,  plein  d'idées,  d'aperçus  et  d'in- 
stincts en  finances,  parfaitement  capable  au  besoin  de  s'expliquer, 
même  en  public,  avec  clarté  et  conviction,  mais  se  défiant  de  lui,  de 
la  promptitude  un  peu  tumultueuse  de  ses  pensées  et  de  la  diffi- 
culté de  les  mettre  en  bon  ordre  à  volonté,  du  premier  coup.  Grâce 
à  un  interprète  à  la  fois  jeune  et  expérimenté,  toujours  prêt  à  com- 
prendre et  à  traduire  dans  un  langage  net  et  limpide  ses  intentions, 


5/10  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

même  à  peine  ébauchées,  sa  tâche  devenait  plus  facile;  iî  échappait 
à  sa  préoccupation  constante  et  en  même  temps  il  rendait  service 
à  celui  dont  il  usait  ainsi.  Aussi  son  offre  fut  acceptée  et  l'occasion 
saisie  avec  empressement.  L'expérience  s'en  poursuivit  pendant 
toute  une  année,  année  laborieuse  et  féconde,  mémorable  pour  le 
pays  lui-même,  qui  reprenait  haleine  sous  l'abri  d'un  pouvoir  ré- 
solu, d'une  volonté  forte  et  puissante.  Ce  que  cet  apprentissage  du 
ministère  des  finances  dans  une  position  si  favorable  à  tout  voir  et 
à  tout  étudier,  ce  qu'un  commerce  intime  avec  un  homme  d'une 
trempe  aussi  rare  que  le  baron  Louis  devait  faire  acquérir  au  jeune 
conseiller  d'état  d'autorité  pratique  et  de  sûreté  de  jugement,  je 
n'essaierai  pas  de  le  dire;  il  me  faudrait  le  suivre  dans  toutes  les 
branches  du  service,  dans  les  moindres  détails  de  l'administration  : 
ce  qu'il  suffît  de  noter,  c'est  la  situation  que  lui  valut  dans  la 
chambre  cette  continuelle  nécessité  d'y  prendre  la  parole.  Il  y  a  peu 
de  rôles  moins  commodes,  disons  mieux,  plus  ingrats  que  celui  d'a- 
vocat d'office,  et  tel  est  à  peu  près  le  sort  d'un  commissaire  du 
gouvernement,  parlant  de  loin  en  loin,  et  comme  par  hasard,  de- 
vant une  assemblée  à  laquelle  il  n'appartient  pas.  Ces  sortes  de 
plaidoiries  sont  prises  rarement  au  sérieux.  Il  n'en  fut  point  ainsi 
des  explications  toujours  sobres,  mais  concluantes,  données  régu- 
lièrement au  nom  du  ministre  des  finances,  tantôt  quand  il  était 
absent,  tantôt  en  sa  présence  même.  La  continuité  de  cette  mission 
lui  avait-elle  donné  plus  de  poids?  ou  bien  l'orateur  officiel  avait-il 
su  se  rendre  personnellement  agréable?  Toujours  est-il  que  dès 
l'abord  on  l'écouta,  on  l'accueillit  avec  une  faveur  marquée;  bientôt 
le  gros  de  l'assemblée  l'avait  comme  adopté  et  lui  ouvrait  ses  rangs 
en  quelque  sorte,  si  bien  qu'au  bout  de  dix-huit  mois,  lorsqu'il  y 
entra  tout  de  bon  et  pour  son  propre  compte,  la  différence  fut  in- 
sensible; il  n'y  avait,  à  vrai  dire,  rien  de  changé  pour  lui. 

Et  cependant  c'est  à  dater  seulement  de  cette  époque,  du  jour 
de  son  élection,  de  la  fin  de  février  1833 ,  que  sa  présence  dans 
cette  enceinte  prend  tout  son  intérêt  et  doit  vraiment  nous  occuper. 
Il  n'était  jusque-là  monté  à  la  tribune  que  pour  répondre  à  des 
questions  de  détail,  fournir  des  explications,  des  éclaircissemens, 
ou  si  parfois  on  l'avait  vu  se  donner  carrière,  si  en  répondant  un 
jour  à  M.  Laffîtte,  et,  tout  en  rectifiant  ses  chiffres  et  ses  assertions, 
il  avait  exposé  largement  les  vrais  principes  en  matière  de  budget, 
ou  bien  encore  s'il  avait  défendu  pied  à  pied,  sans  s'interdire  les  dé- 
veloppemens  qui  lui  semblaient  nécessaires,  certaines  institutions 
financières  telles  que  l'amortissement,  par  exemple,  ce  n'en  était  pas 
moins  un  rôle  limité  que  le  sien;  il  ne  pouvait  parler  exclusivement 
que  de  finances  et  n'avait  rien  à  voir  au  reste  des  affaires,  tandis 
qu'une  fois  député,  toutes  les  questions  lui  devenaient  ouvertes,  et 


LE    COMTE    DUC H AXEL.  541 

les  travaux  de  tout  genre  allaient  l'assaillir  à  la  fois.  Membre  de 
maintes  commissions,  presque  toujours  choisi  pour  rapporteur,  as- 
sidu néanmoins  aux  séances  publiques  et  se  mêlant  souvent  aux 
débats,  sans  abuser  jamais  de  la  parole,  il  devint  en  très  peu  de 
temps  si  utile  et  si  agréable  à  la  chambre,  cette  sorte  de  bienveil- 
lance qu'il  s'y  était  acquise  eut  fait  bientôt  de  tels  progrès,  qu'ar- 
rivé le  dernier,  et  dà  tous  ses  collègues  le  plus  jeune,  il  en  était  déjà 
un  des  premiers,  des  plus  considérables  et  des  mieux  écoutés. 

S'était-il  donc  donné  cette  situation  commode  qui  dans  toute  as- 
semblée assure  à  ceux  qui  s'en  contentent  le  privilège  d'être  bien 
avec  tout  le  monde?  se  tenait-il  à  l'écart  de  la  politique  militante? 
se  posait-il  en  simple  député  d'affaires?  Loin  de  là  :  esprit  politique 
avant  tout,  par  caractère  non  moins  que  par  principes,  il  ne  savait 
pas  flotter  entre  deux  eaux,  et,  sans  jamais  être  violentes,  ses  opi- 
nions, en  toute  circonstance,  étaient  encore  moins  ambiguës.  La 
preuve  ne  s'en  fit  pas  attendre.  Un  mois  à  peine  après  son  entrée  à 
la  chambre  éclata  ce  célèbre  procès  qui  devait  conduire  à  la  barre 
le  gérant  d'un  journal,  du  plus  fougueux  des  journaux  de  ce  temps, 
la  Tribune.  Notoirement  outragée,  la  chambre  usait  d'un  droit  in- 
contestable, mais  d'un  de  ces  droits  qui,  pour  être  efficaces,  veu- 
lent être  exercés  avec  grand  à-propos.  Or  certains  membres  de  la 
majorité,  des  moins  timides,  et  Duchâtel  était  du  nombre,  pen- 
saient que  l'occasion  était  loin  d'être  bonne,  que  ce  genre  de  ré- 
pression devait  exaspérer  plutôt  qu'intimider  la  presse,  et  que  la 
cause  de  l'ordre  et  de  la  vraie  liberté  ne  gagnerait  pas  dans  cette 
aventure  tout  ce  que  l'assemblée  risquait  d'y  perdre  ;  mais,  le  sort 
une  fois  jeté  et  la  lutte  engagée,  la  chambre  aux  prises  avec  le 
journalisme  radical,  le  suprême  danger  était  qu'elle  faiblit.  C'est 
ce  qui  semblait  près  d'arriver.  Dans  la  confusion  d'un  débat  préa- 
lable où  se  discutaient  les  formes  de  procédure  qu'il  s'agissait 
d'improviser,  les  juristes  de  l'opposition  avaient  la  partie  belle; 
étalant  leur  science,  invoquant  la  logique,  ils  étaient  sur  le  point 
d'entraîner  l'assemblée  à  déclarer  que  le  jugement  serait  rendu  à 
la  même  majorité  que  les  verdicts  du  jury,  ce  qui  donnait  des 
chances  presque  certaines  d'acquittement;  le  désarroi  était  au  cen- 
tre, la  bataille  semblait  perdue,  lorsque,  par  une  de  ces  illumina- 
tions de  bon  sens  qui  lui  étaient  familières,  notre  nouveau-venu, 
sans  se  soucier  des  rancunes  démagogiques  qu'il  allait  déchaîner 
contre  lui,  demanda  la  parole  et  eut  bientôt  fait  voir  à  ses  collè- 
gues qu'on  leur  tendait  un  piège ,  qu'on  troublait  leur  conscience 
par  une  fausse  analogie,  que  les  exceptions  admises  en  matière  ju- 
diciaire n'avaient  pas  de  raison  d'être  en  matière  politique,  que  ce 
n'était  pas  en  vertu  d'un  droit  judiciaire,  mais  seulement  à  titre  de 
pouvoir  politique  que  la  chambre  jugeait  le  gérant  de  la  Tribune , 


542  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

que  dès  lors  les  règles  en  vigueui-  pour  valider  ses  propres  actes, 
ses  décisions  politiques  et  législatives  devaient  seules  être  admises 
dans  le  procès  qui  allait  s'ouvrir.  Il  n'y  avait  rien  à  répliquer,  c'é- 
tait l'évidence  même;  l'effet  de  ces  paroles  fut  subit,  les  adversaires 
n'insistèrent  plus  que  faiblement,  et  la  majorité  raffermie  usa  sans 
scrupule  de  son  droit. 

Elle  dut,  on  le  comprend,  garder  bonne  mémoire  de  ce  service. 
Celui  qui  l'avait  rendu  vit  sa  faveur  s'accroître  par  ce  courageux 
«^•-propos,  et  comme  à  quelque  temps  de  là,  dans  une  tout  autre 
sphère,  l'attention  de  la  chambre  fut  encore  appelée  sur  lui;  comme 
la  commission  du  budget  le  chargea  du  rapport  des  recettes,  et 
qu'il  sut  donner  à  ce  travail  ordinairement  aride  un  intérêt  inat- 
tendu en  y  introduisant  une  sorte  de  tableau  de  toutes  les  innova- 
tions qu'un  amour  sérieux  du  progrès  pouvait,  sans  utopie  et  sans 
gêne  pour  le  service,  demander  à  l'administration;  comme  les  juges 
compétens  en  ces  matières,  même  dans  les  rangs  de  l'opposition, 
s'accordèrent  à  louer  dans  ce  rapport  et  l'excellence  de  la  méthode, 
et  la  largeur  des  vues,  et  la  profonde  connaissance  du  sujet,  on  ne 
s'étonnera  pas  qu'à  l'ouverture  de  la  session  nouvelle,  au  commen- 
cement de  183â,  chez  les  meilleurs  esprits  de  la  chambre,  chez 
ceux-là  même  qui  par  leur  âge  et  leurs  services  semblaient  en  droit 
d'avoir  surtout  souci  de  leurs  propres  prétentions,  chez  les  vieux, 
en  un  mot,  peut-être  encore  plus  franchement  que  chez  les  jeunes, 
il  y  eût  comme  un  désir  secret  qu'une  occasion  se  présentât  de 
mettre  à  plus  sérieuse  épreuve  tant  de  sagacité,  de  lumières,  de 
notions  acquises,  et  que  l'art  le  plus  malaisé  et  le  plus  nécessaire, 
l'exercice  du  pouvoir,  profitât  sans  tarder  des  dons  prématurés  qui 
se  révélaient  chez  ce  jeune  homme. 

Quant  à  lui,  je  dois  le  dire,  il  n'avait  nulle  hâte  que  ce  souhait  fût 
exaucé.  Il  eût  bien  mieux  aimé  ne  toucher  au  but  que  plus  tard  et 
ne  pas  risquer  de  l'atteindre,  au  détriment  de  notre  cause,  par  un 
démembrement  et  un  affaiblissement  presque  certain  de  la  combi- 
naison ministérielle  qui  depuis  dix-huit  mois  conduisait  les  affaires, 
et  qui,  par  un  heureux  accord  d'élémens  dissemblables  se  complé- 
tant l'un  l'autre,  les  avait  si  bien  rétablies.  Malgré  le  pénible  inter- 
règne plein  d'hésitation,  de  trouble  et  de  sanglantes  luttes  qui  avait 
suivi  la  mort  de  Casimir  Perier,  de  toutes  parts,  vers  la  fin  de  1833, 
la  confiance  et  la  prospérité  renaissaient  à  vue  d'œil.  Ceux  qui  ont 
vécu  dans  ce  temps-là  savent  seuls  l'attachement  presque  supersti- 
tieux que  tout  véritable  ami  de  la  monarchie  constitutionnelle  avait 
voué  à  ce  cabinet  du  11  octobre,  laborieusement  enfanté,  et  presque 
né  par  surprise  au  milieu  d'incidens  d'un  haut  comique,  comme  ja- 
mais on  n'en  vit  de  meilleurs,  même  aux  plus  beaux  temps  de  la 
fronde,  mais  qui  une  fois  à  l'œuvre  avait  oflert  à  l'opinion  tant  de 


LE   COMTE   DUCHATEL.  543 

prompts  résultats,  tant  de  satisfactions  inespérées,  qu'il  semblait  dé- 
fier les  obstacles,  marchant  à  pleines  voiles  comme  le  navire  le  mieux 
lesté,  le  mieux  équilibré.  L'union  étroite  du  duc  de  Broglie,  de 
M.  Thiers  et  de  M.  Guizot  avait  fait  ce  prodige,  chacun  le  compre- 
nait, et,  par  un  instinct  prophétique  des  difficultés  de  l'avenii-,  chacun 
ne  demandait,  pour  être  en  sécurité  sur  les  futures  destinées  de  la 
monarchie  nouvelle,  que  le  maintien  durable  de  cette  union.  Par 
malheur,  ce  que  les  amis  voyaient  si  bien  n'était  pas  moins  visible 
aux  adversaires,  et  autant  sur  nos  bancs  on  prenait  de  souci  à  conser- 
ver intacte  cette  sorte  de  palladium,  autant  sur  d'autres  on  se  donnait 
de  soins  à  nous  l'enlever.  Que  d'habiles  efforts,  que  de  savantes  ma- 
nœuvres pour  allumer  la  jalousie,  pour  semer  la  division  dans  l'in- 
térieur de  ce  triumvirat,  qui,  venu  en  son  temps  comme  M.  Perier 
était  venu  au  sien,  réalisait  si  bien  la  théorie  parlementaire,  laissant 
à  la  couronne  une  suffisante  indépendance,  et  la  couvrant  en  même 
temps  de  la  responsabilité  la  plus  réelle  et  la  plus  sérieuse  !  Je  le 
dis  à  l'honneur  des  trois  chefs  de  ce  cabinet,  ils  s'étaient  tous  les 
trois  gardés  de  ces  embûches,  et  auraient  évité  longtemps  encore 
peut-être  le  divorce  où  on  les  poussait,  si,  comme  il  arrive  toujours, 
un  incident,  un  fait  sans  relation  apparente  avec  la  politique  du 
moment,  un  legs  de  l'empereur  Napoléon  I"  et  de  ses  décrets  at- 
tentatoires au  droit  des  neutres,  un  vieux  procès  diplomatique, 
ajourné  depuis  un  quart  de  siècle  et  sorti  des  cartons  des  affaires 
étrangères  sous  forme  de  traité,  ne  fût  venu  dissoudre  en  un  clin 
d'œil,  sans  que  personne  en  eût  soupçon,  une  alliance  qui,  en  se 
prolongeant,  pouvait  affermir  tant  de  choses  et  changer  tant  de 
destinées.  Ni  le  puissant  orateur  qui  porta  le  coup  mortel  à  cette 
transaction  aussi  équitable  au  fond  que  politiquement  opportune, 
ni  ceux  de  ses  adversaires  habituels  que  fascinèrent  ce  jour-là  ses 
chiffres,  sa  parole,  sa  mise  en  scène  incomparable,  ne  soupçon- 
naient que  le  traité  courût  un  sérieux  péril.  Si  l'adoption  en  eût 
semblé  douteuse,  j'ose  dire  que  l'article  premier,  c'est-à-dire  le 
traité  lui-même,  n'eût  jamais  été  rejeté,  faute  seulement  de  huit 
voix.  On  ne  vit  clair  qu'après  le  vote,  lorsque  le  duc  de  Croglie 
ne  voulut  à  aucun  prix  garder  son  portefeuille.  Ministre  des  affaires 
étrangères,  il  se  tenait  pour  engagé  personnellement  au  succès  de 
la  loi,  c'était  sa  signature  qui  venait  d'être  protestée,  tandis  que  ses 
collègues,  surtout  devant  l'émeute  qui  recommençait  à  gronder  à 
Paris  et  qui  allait  éclater  à  Lyon,  avaient  d'autres  devoirs.  Ils  pou- 
vaient dignement  ne  pas  quitter  leur  poste,  et  en  effet  ils  y  restè- 
rent; mais  l'œuvre  du  11  octobre  n'en  fut  pas  moins  à  jamais  ébran- 
lée, et  la  monarchie  de  juillet,  par  contre-coup,  profondément 
atteinte.  Cette  brèche  était  de  celles  qui  vont  s'élargissant.  En  at- 
tendant, il  fallait  la  fermer,  et  de  tous  les  côtés,  dans  toutes  les 


bhh  REVUE    DES   DEUX   JIONDES. 

fractions  de  la  majorité,  les  regards  se  portèrent  sur  le  jeune  rap- 
porteur du  budget  des  recettes.  Lui  seul  semblait  en  situation,  non 
pas  de  remplacer  le  duc  de  Broglie,  mais  d'empêcher,  en  entrant  au 
conseil,  un  défaut  d'équilibre  entre  les  forces  diverses  qui  le  con- 
stituaient. M.  Guizot  surtout  devait  insister  sur  l'à-propos  et  l'ex- 
cellence de  ce  choix,  puisqu'à  défaut  de  l'illustre  et  intime  ami 
dont  le  concours  lui  échappait,  c'était  un  ami  encore,  professant  les 
mêmes  convictions,  qu'il  allait  retrouver  pour  collègue. 

Depuis  sept  ou  huit  ans,  depuis  l'apparition  du  Globe,  bien  qu'il 
n'eût  pris  lui-même  aucune  part  directe  à  ce  recueil,  M.  Guizot 
était  en  relation  fréquente  avec  un  certain  nombre  de  ceux  qui  le 
rédigeaient,  et  Duchâtel  entre  autres,  par  sou  goût  pour  la  poli- 
tique, avait  auprès  de  lui  comme  un  titre  de  plus  à  ce  commerce 
bienveillant.  Ce  n'étaient  pas  encore  les  relations  étroites  que  devait 
plus  tard  établir  entre  eux  l'exercice  en  commun  du  pouvoir;  une 
différence  d'âge  d'environ  seize  années,  bien  plus  sensible  alors  que 
huit  ou  dix  ans  plus  tard,  excluait  l'intimité  proprement  dite  aussi 
bien  que  l'égalité  de  situation  ;  mais  la  confiance  était  dès  lors  en- 
tière de  part  et  d'autre,  et  l'unité  de  vues  comme  de  doctrines 
complète  ou  peu  s'en  faut.  M.  Guizot  avait  alors  l'esprit  aussi  puis- 
sant et  presque  autant  de  charme  qu'après  son  passage  au  pouvoir; 
mais  il  était,  il  le  dit  bien  lui-même,  plus  doctrinaire  et  de  beau- 
coup, tandis  que  son  jeune  ami,  arrivé  sur  le  tard  dans  ce  milieu 
intellectuel,  n'en  avait  pris  les  habitudes  qu'cà  moitié  et  ne  s'était 
donné  qu'avec  quelques  réserves.  Chez  lui,  l'emploi  de  l'abstraction 
et  les  façons  métaphysiques  d'apprécier  les  choses  et  les  hommes, 
de  tout  convertir  en  idées,  étaient  déjà  largement  mitigés  par 
les  besoins  pratiques  de  son  esprit,  par  ses  instincts  administratifs 
et  gouvernementaux.  Quoi  qu'il  en  fût,  c'était  comme  allié  naturel 
et  presque  nécessaire  du  ministre  de  l'instruction  publique,  en 
même  temps  que  par  la  faveur  et  l'élection,  pour  ainsi  dire,  de  la 
plus  grande  partie  de  la  chambre  des  députés,  que  le  h  avril 
183/i  il  prit  place  dans  le  cabinet  du  11  octobre,  reconstruit  à  nou- 
veau ou  du  moins  restauré. 

Il  ne  fallait  pas  moins  que  cette  façon  encourageante  de  parvenir 
au  pouvoir  pour  lui  rendre  moins  rudes  les  obstacles  qui  l'y  atten- 
daient. Je  ne  parle  pas  de  ce  genre  de  difficultés  que  les  circon- 
stances ménageaient  à  ses  collègues  aussi  bien  qu'à  lui,  difficultés 
générales  à  braver  en  commun;  celles-là  ne  laissaient  pas  que  d'être 
assez  sérieuses  :  prêter  serment  le  A  avril,  et  dès  le  5  se  trouver  en 
présence  de  l'insurrection  lyonnaise  à  moitié  maîtresse  de  la  ville, 
lui  disputer  pendant  trois  jours  cette  grande  cité,  étouffer  la  révolte 
éclatant  à  la  fois  sur  dix  autres  points  du  territoire,  et  retomber  de 
là  en  face  d'un  procès  gigantesque,  impraticable  en  apparence  et 


LE    COMTE    DUCHATEL.  5^5 

encore  plus  nécessaire  qu'impossible,  ce  n'était  certes  pas  un  dé- 
but engageant.  Là  pourtant  n'étaient  point  les  plus  gros  embarras  : 
les  difficultés  dont  je  parle  lui  étaient  personnelles.  Ni  son  âge  ni 
le  genre  d'aptitude  qui  l'avait  jusque-là  fait  connaître  n'avaient 
permis  de  lui  donner  directement  la  succession  du  duc  de  Broglie; 
l'amiral  de  Rigny  était  passé  de  la  marine  aux  affaires  étrangères, 
et  c'était  au  département  du  commerce  et  de  l'agriculture,  tel  qu'il 
avait  existé  un  instant  de  1820  à  1830,  tel  qu'il  est  de  nouveau  ré- 
tabli depuis  quelque  temps,  c'est-à-dire  sans  les  travaux  publics, 
que  Duchâtel  venait  d'être  appelé.  M.  Thiers,  dans  la  combinaison 
nouvelle,  échangeant  le  portefeuille  du  commerce  contre  celui  de 
l'intérieur,  que  M.  d'Argout,  sans  trop  de  déplaisir,  quittait  pour 
devenir  gouverneur  de  la  Banque,  avait  souhaité  que  les  travaux 
publics,  détachés  du  commerce,  passassent  à  l'intérieur  avec  lui. 
Cette  division  d'attributions  n'avait  assurément  rien  de  défavorable 
à  la  bonne  conduite  des  affaires,  car  les  questions  commerciales  et 
agricoles  suffisaient  dès  lors  largement  à  occuper  tous  les  momens 
de  la  plus  active  intelligence,  mais  elle  mettait  notre  jeune  écono- 
miste plus  exclusivement  et  plus  directement  aux  prises  avec  de 
délicats  problèmes  sur  lesquels  il  avait  pris  déjà  publiquement  parti, 
que  sa  conscience  et  son  honneur  ne  lui  permettaient  pas  d'éluder, 
et  que  sa  situation  nouvelle  semblait  pourtant  lui  interdire  de  ré- 
soudre comme  il  l'aurait  voulu. 

J'ai  déjà  dit  que  par  conviction,  par  la  nature  de  son  esprit,  ja- 
mais dans  ses  théories  il  ne  s'était  montré  ni  absolu  ni  radical.  Au 
temps  même  où  la  possibilité  de  présider  un  jour  à  l'application  de 
ses  idées  ne  pouvait  être  que  le  plus  vague  et  le  moins  sérieux  des 
rêves,  simple  écrivain,  libre  de  ses  allures,  toujours  on  l'avait  vu, 
même  en  soutenant  l'urgence  et  la  nécessité  de  certaines  réformes, 
demander  pour  les  accomplir  la  plus  grande  prudence,  un  ména- 
gement extrême  des  droits  acquis;  mais  il  n'en  était  pas  moins 
partisan  déclaré  de  la  liberté  commerciale  :  l'abaissement  des  tarifs, 
la  levée  des  prohibitions,  l'établissement  de  droits  graduellement 
réductibles,  étaient  sa  foi,  son  but,  son  idéal.  Pouvait-il  en  changer 
parce  qu'il  était  ministre  du  commerce  ?  Sans  parler  du  monde  éco- 
nomiste, qui  l'attendait  à  l'œuvre  et  lui  demandait  de  brûler  ses  vais- 
seaux en  l'honneur  de  ses  théories,  député  d'un  département  limi- 
trophe de  la  Gironde,  aimé  et  prôné  à  Bordeaux,  où  les  m 'illeurs 
champions  de  la  dynastie  nouvelle  n'ent?ndaient  guère  raison  en 
matière  de  douanes,  et  menaçaient  tout  simplement  la  France  de  se 
séparer  d'elle  et  de  couper  le  royaume  en  deux,  si  nos  vins  restaient 
en  Angleterre  frappés  de  certains  droits,  pouvait-il  se  croiser  les  iM'as, 
ne  rien  tenter,  ne  pas  donner  quelque  éclatante  preuve  de  sa  fidélité 

TOME  LXXXVI.   —  1870.  35 


[)/!()  ni;viir,   dis  di'.hx  a](>m)i;s. 

;ï  SCS  coiividioDs?  VA.  d'iiii  ;iiili(i  voir,  se  lîippcllc-l.-on  l)icn  sous 
{|ii(']l(!  ciladcllo  vi  dcriiôir  (|ii(il  rcinpni'l,  ]v.  irfj;li)io  |)i()t,('cl,CMjr  (^Inil 
alors  conimc  cmbossr  an  aviiv  mvwv.  de,  la  clL-iinhic ?  Il  y  avait  là 
les  hoiiiincs  les  plus  (•onsidc'rablcs,  des  (h^'oiMncns  à,  louiez  ('pi'euve 
(|U('  le  J('!^lin(',  iiouv(\-i,ii  ne  poiivnil,  à,  aiicim  prix  froisser  ni  imC'im(^  in- 
(juiéU'r,  cl  qui,  rcprcsciil.ans  (rimmciiscs  iiidiisirics,  (riiit(''rcls  lloris- 
sans,  ti'cnU'iidaicnl  pas  j'a.illcri(^  en  ni,il,icr(>  de  laril's,  et  ropoiiRsainnt 
d'avance  tonic  t(''Hicritc  cl  toute  innovation.  Celait  n)èmc  un  mi- 
raclu  qu'ils  eussent  ac.cu(>illi  avec  tant  de;  laveur  ravéïicnient,  d(!  ce 
jeujic  homme.  Il  lillail.  (ont  l'atliait  (pi'il  avait  exercé  persornielle- 
uicnt  sur  eux  pour  qu'ils  lui  pai'donnassent  son  lilx'j'alisïUf^  llico- 
lique.  lisse  llaltaicut  sajis  doute  (pie  l'esprit  politirpie  ferait  chez  lui 
boa  Tnarché  des  scrupules  (l(>  l'i-crivain,  ri  (pi'il  s'arrangerait  pour 
T'trc  incons(''(pient.  Ce  n'était  pas  encoi'c  tout  :  au  sein  même,  du 
conseil,  vis-à-vis  de  ses  propres  collègU(>s,  que  de  r)i(''nagenicns  ne 
devait-il  pas  ^'arderl  Son  prédécesseur  inniK'di.it,  si  jusienienl  puis- 
sant diins  ra,ssend)I('c  par  les  merveilles  de  sa  parole,  a,vait  lU)  pen- 
chant d(''cid(''  poiH'  le  système  pi'ol.eclcur  ci  n'en  faisait  pas  mystènî; 
professer  habilement  la,  doctrine  opposi'C,  prendre  le  conl.re-pied  de 
tout  ce  (pi'il  avait  fail,  n'élail-ce  p.is  un  rôle  à  peu  près  impossible? 
lit  de  la  part  de  ses  antres  collègues,  de  ceux  même  (pii  étaient  (\v.  son 
avis,  quel  secours  ])ouvait-ll  attendre?  ('e  (pi'il  lisait  sin-  leur  visage 
à  tous,  c'était  celte  recommandation  :  surtout  rien  de  coïnproinet- 
taut,  [)oint  de  campagne  témi-raire,  ne  nous  crée/  |)as  (rend)arraR. 

On  conviendra  que  la,  position  n'(''tait  ni  sinq)le  ni  commode,  et 
les  |)lus  ex|)(''rimenl.(''s  s'y  s(>raient,  pris  à  deux  fois  |)onr  en  sortir  à 
leur  honneui-.  (Juant  à  lui,  dès  le  premiei"  jom-,  grâce  à  son  prompt 
regard,  à  sa,  neltiUé  de  coup  d'ceil,  il  avait  si  bien  su  eu  (pielle 
juste  mesure  il  voulait  se  conmiettre,  ju.srpi'où  il  pr(''l,(Mula,il.  aller,  et 
ce  qu'à  aucun  ])rix  il  voitlait  ne  pas  faire,  qu'il  était  parfaitement 
exenqvl  de  trouble  et  d'hi'sitation.  Interpelh'  pubrupiement,  peu  de 
temps  apiès  sa,  nomination,  pa,i"  un  (h'piité  de  la,  ga.nche,  et,  d(î  la 
gauche  bonh'laise,  (pii  croyait  fort  riMubarrasser  en  \c  |)riant(le  dire 
ce  (pi'il  comptait  l'aire  désormais  de  ses  opinions  ('•con(tmi(pM>s,  il  ré- 
poudil  avec  um)  raie  aisance  (|ue  ses  actifs  (Micore  mieux  (pie  ses  |)a- 
roles  satisferaient  bien1(M,  à  la,  <in'iosité  de  l'honorable  int(M'[)ellateui'. 

Kt  en  cIVet  son  parti  ('tait  |)ris  :  avant  même  qu'il  pi-êtât  serment 
et  se  mît  en  possession  de  son  portefeuille,  il  m'avait  annoncé  qu'il 
n'entrait  aux  aiïalr(\s  (pi'avcc  la  résolution  d'instituer  dans  un  court 
délai  une  grande  eu(piêt('  iiidnslrielh»  et  conimercialo  sur  le  modèle 
des  en(puM,es  auglai,s(>s.  Il  voulait  (pie  les  intér<>ssés  vinssimt  de  tous 
les  [)oints  du  roya,ume  soutenir  pubrupiement,  et  contradictoireinent 
leurs  droits  et  leurs  idées,  attaquer  ou  défendre  le  système  exis- 
tant. Sans  parler  des  motifs  personnels  (jui  lui  faisaient  comme  une 


I,K    COM'I'I'.    DIICIIATKI,.  5/17 

iK'îCf'ssitr  (le  s'ouvrir  cvAir.  vo'u;,  il  éUiiL  coiiv.'i.incii  (|iif'  r,'('l.;iil,  \<\ 
inoilleur  moyen  de,  .rK'  rien  conipromiittre,  <l(^  s(^  (loiuicr  du  Iciups, 
(\r.  raliru-r  les  irn[);i,tit!Hcos,  de  rodnvsscr  les  id(''i',s  r.uisses,  (il  (Je  cou- 
per court  aux  (;spér:inc(;s  exaf^'<''rées  en  ine(l;uil,  les  l,li(''ori(\s  aux 
prises  avec  les  laits,  en  leur  ini[)osaii(,  nue  sorU;  d(!  f|ii:uanl,;iiii(!  d'où 
les  plus  s;i,in(;s  et  les  plus  applic;d)l(!s  .-ivaicnt  seules  chance  de 
sortir.  I.a  distance  ét;tit  grand(!,  connue  on  voit,  (Mitre  ce  proc('M]('! 
kîgal  de  recherches  et  d'informations,  c(!tte  mise  en  d(îm(îun!  de 
tons  les  int(T<^ts,  c(!t  appel  ;'i  la  V('rit('',  à  la  lumièie,  à  la  justic(!,  et 
la  ia(;on  sommaire,  brutak  et  souterraine  doni  ces  uM'^nies  prohh'iuKîS, 
il  y  a  maintenant  dix  ans,  ont  été  brusquement  tranclM'îs.  Viùvc  des- 
potif[uenient  niAme  d(!  la  li])ei-t('' est  une  triste  uK^hode.  l/>  meilleur, 
le  plus  vrai  des  sysL(>ni(!s  s'air;!,iJ)lit  et  se;  d('!Cousid('re  à  triompher 
ainsi,  sans  profit  pour  personn(!,  de  ce  caW',  du  moins  d(;  la  IVon- 
ti/ire,  et  à  la  luiue  d(;  l)(;;i,ucoup. 

M;i,is  si  sri|i;e  et  ini(;uvavis(''  rpj(!  fut  le  projet  d'(;nfpi(';te,  ce  n'en 
était  p;is  moins,  en  IS.'i/i,  un(;  nouveauté  j)res(|U(!  ellr.'iyante  pour 
])on  nond)re  d(;  ^ens,  et,  quand  l(!  bruit  s'en  lépandit,  l)i(!]i  des 
visaf,fes  s'assotnbrirent.  1-e  promoteur  d(!  la  mesin(!  s'(;n  ét;iit  dés 
l'abord  (!X|)li(pié  IViuichement  ow  conseil.  Ii(!  roi,  rpii  n'('!t;i,it  p;i,s  tou- 
jours (^xfîuiptde  priHentions  siu*  certains  [)roc.'d('s  du  r(';}.çinie  p.'ir- 
l(!ment;i,ir(!,  tout  (Jéci(l('î  (pi'il  lût  à  n(;  jamais  (!urreindr(!  s(;s  dcivoirs 
constitutionnels,  avait  heureusement  le  goût  des  fnits,  :iini;iJt  la  sta- 
tistique, et  par  voie  de  conséquence,  une  (!nquét(!  ne  lui  déplaisait 
j)as.  (Juaut  aux  ministr(;s,  ceux  qu'on  a,iirait  |)U  croire  les  j)lus  ré- 
calcitrans  à  (>ett(i  t(întative  us(''reut  d(î  bonne  grâce,  et  laiss(;re»it 
carte  blanche  à  leur  nouveau  collègue,  n'approuvant  pas,  s'op|)0- 
sant  encore;  moins,  se  fiant  à  son  dis(;(!riienient  (îtà  sa  discrétion. 

Il  se  mit  doue  à  l'(e.t)vre,  cA.  d(is  h;  'l  juin,  comme  entrée  en  ms^ 
tien;,  cotmrKî  préra,c(!  à  ses  proj(!ts,  il  faisait  r(!ndre  une  ordonnance 
(|ui  modifiait  c(!rtains  tarifs  et  levait  quel(fu(!s  j)rohiI)ilJons.  (îe  n'é- 
tait ({u'une  escarmouche  sans  grave  conséquence;  pei'sonno,  ni  aucun 
intérêt  n'en  pouvait  être  froissé.  On  y  sentait  une  tendance  et  un 
esprit  nouveaux,  mais  pas  d'autre  intention  qu(;  d(!  mettre  au  rebut 
dans  le  vieil  arsenal  de  la  douane  quelques  armes  rouillées,  tarifs 
d(;puis  vingt  ans  hors  d'nsag(!,  rigueurs  sans  nécessité,  ne  servant 
qu'à  grossir  les  primes  de  la  contr(!bande.  L'ordonnance,  il  est  vrai, 
faisait  pressentir  des  cha,ng(;mens  d'im  autre  ordre  (;n  les  subordon- 
nant à  une  étude  préalable  de  faits  encore  douteux  et  de  renseigrie- 
mens  contestés.  C'était,  à  mois  couverts,  parler  du  projet  d'eufpjéU;. 
Déjà  même  cette  nécessité  de  documens  certains,  de  f)iéces  de 
conviction,  le  jeune  ministre  l'avait  portée  devant  la,  chanibre, 
qu(;lques  semaines  auparavant,  dans  la  discussion  du  budget  de  son 
département,  et  la  chambre  avait  si  bi(;n  compris  et  j)artagé  son 


548  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sentiment  qu'un  supplément  de  crédit  en  quelque  sorte  improvisé 
fut  alloué  sur  l'heure  pour  établir  dans  les  bureaux  du  ministère 
du  commerce  un  service  spécial  et  complet  de  statistique  industrielle 
et  agricole,  —  fondation  aussitôt  accomplie  et  d'où  devaient  sortir 
tant  d'utiles  travaux.  Enfin  le  10  juillet  suivant  parut  au  Moniteur 
un  rapport  au  roi  sur  les  douanes  où  le  projet  d'enquête  était  offi- 
ciellement annoncé,  rapport  empreint  d'un  tel  esprit  d'impartialité 
que  tout  le  monde  s'en  loua,  et  que  les  partisans  du  statu  quo  ne 
purent  eux-mêmes  s'empêcher  de  l'approuver.  Il  exposait  le  but  de 
la  mesure,  l'urgence  et  la  nécessité  pour  l'administration  non  moins 
que  pour  le  public  d'avoir  enfin  le  cœur  net  de  tant  de  récits  con- 
tradictoires, de  tant  d'assertions  inconciliables  dont  l'industrie  fran- 
çaise était  l'objet,  et  notamment  de  savoir  à  quelles  conditions  la 
lutte  lui  était  possible  avec  les  industries  des  nations  étrangères. 

Quant  à  l'organisation  et  à  la  mise  en  œuvre  de  l'enquête,  elles 
ne  devaient  souffrir  aucune  difficulté.  Le  conseil  supérieur  du  com- 
merce et  des  manufactures  était  l'intermédiaire  naturel  et  tout 
trouvé  entre  les  délégués  des  industries,  les  témoins,  les  acteurs 
de  l'enquête,  et  d'une  part  l'administration,  de  l'autre  le  juge  en 
dernier  ressort  du  débat,  le  public ,  à  qui  par  la  voie  de  la  presse 
toutes  les  dépositions  devaient  aboutir.  Telle  était  en  effet  l'origi- 
nalité de  ce  projet  soumis  à  l'approbation  royale  que  la  publicité 
n'était  pas  réservée,  comme  il  arrive  dans  les  enquêtes  ordinaires 
dirigées  par  l'administration,  seulement  à  l'esprit,  à  la  substance 
des  dépositions  résumées  ou  analysées  par  les  commissaires  enquê- 
teurs, mais  que  tous  les  dires,  toutes  les  assertions,  toutes  les  pa- 
roles prononcées  devant  la  commission  d'enquête,  c'est-à-dire  de- 
vant le  conseil  supérieur  du  commerce,  devaient  être  imprimés  in 
extenso  dans  le  Moniteur. 

Ce  programme  une  fois  connu,  les  villes  manufacturières,  les 
places  de  commerce,  les  centres  de  production  et  d'échange,  se  mi- 
rent en  devoir  de  répondre  à  l'appel  qui  leur  était  fait  de  se  choisir 
d'intelligens  organes,  de  bons  et  habiles  représentans.  Le  rapport 
leur  donnait  trois  mois  pour  se  préparer;  puis  une  circulaire  du 
ministre  adressée  aux  chambres  de  commerce  vint  compléter  les 
instructions,  fixer  l'époque  exacte  de  l'ouverture  de  l'enquête,  et 
annoncer  que  la  question  des  tissus  serait  la  première  à  l'ordre  du 
jour. 

Nous  ne  dirons  pas  que  ce  fut  là  un  de  ces  événemens  qui  pas- 
sionnent les  esprits  comme  certaines  discussions  politiques,  ou 
même  seulement  comme  certains  grands  drames  judiciaires;  mais 
dans^tous  les  rangs  du  public  où  ces  questions  industrielles  avaient 
quelques  racines  l'attente  était  excitée.  Le  8  octobre  183/i,  la  pre- 
mière séance  fut  tenue,  et  aux  questions  concertées  entre  le  ministre 


LE    COMTE    DUCIIATEL.  5Zi9 

et  le  conseil  supérieur  les  délégués  commencèrent  à  répondre.  Les 
chambres  étaient  absentes,  les  colonnes  des  journaux  presque  vides, 
elles  s'ouvrirent  à  l'enquête,  lui  donnèrent  ample  publicité,  et  bien 
qu'il  n'y  eût  pas  le  moindre  mot  pour  rire  dans  ces  sortes  de  discours, 
bien  que  la  matière  fût  souvent  plus  qu'aride,  les  renseignemens 
précis,  les  données  neuves  ou  lumineuses  dont  abondaient  quelques 
dépositions  et  le  talent  réel  d'un  certain  nombre  de  délégués  don- 
nèrent à  ces  séances  un  intérêt  inattendu.  Elles  se  continuaient 
depuis  bientôt  un  mois,  lorsque  l'inspirateur  de  cette  nouveauté, 
l'àme  de  l'enquête,  le  ministre  du  commerce,  cessa  subitement  d'en 
suivre  les  travaux  et  même  d'habiter  l'hôtel  du  ministère.  Par  une 
de  ces  évolutions  du  pouvoir  déjà  si  fréquentes  en  ce  temps-là, 
mais  compensées  du  moins  par  le  rare  avantage  d'un  vrai  régime 
de  liberté,  les  membres  principaux  du  cabinet  restauré  en  avril, 
M.  Thiers  comme  M.  Guizot,  M.  Humann,  M.  de  Rigny,  et  avec 
eux  M.  Duchâtel  avaient  dû  dès  novembre  faire  accepter  leur  dé- 
mission. On  leur  avait  donné  des  successeurs,  mais  qui,  à  peine 
installés,  avaient  abandonné  la  place  sans  attendre  l'assaut,  si  bien 
qu'au  bout  de  trois  journées  force  fut  aux  cinq  démissionnaires  de 
reprendre  leurs  portefeuilles.  Pendant  cet  interrègne,  l'enquête 
avait  suivi  son  cours  :  le  ministre  réintégré  lui  donna,  comme  on 
pense,  une  impulsion  de  plus  en  plus  active.  Les  séances  se  pro- 
longèrent jusqu'à  la  mi-décembre;  elles  avaient  duré  plus  de  deux 
mois.  Près  de  cent  délégués  avaient  pris  la  parole.  Tous  les  faits 
contestés  et  obscurs  avaient  été  contradictoirement  éclaircis.  Les 
convictions  les  plus  rebelles  n'avaient  plus  mot  à  dire  devant  ces 
témoignages  si  compétens  et  si  bien  contrôlés.  Un  véritable  pro- 
grès venait  donc  de  s'accomplir  dans  Ls  esprits  et  dans  les  faits, 
grâce  à  l'intelligente  initiative  et  à  l'action  persévérante  de  ce  mi- 
nistre à  ses  débuts.  Il  n'eut  garde  d'en  rester  là,  d'abandonner  son 
œuvre.  Ce  n'était  rien  d'avoir  mené  à  terme  l'audition  des  témoins, 
il  fallait  que  l'arrêt  fût  rendu,  que  les  résultats  fussent  légalement 
consacrés,  que  le  public  entrât  en  possession  des  avantages  qu'il 
avait  droit  d'attendre,  et  que  l'industrie  en  même  temps  fût  ras- 
surée sur  les  limites  où  la  réforme  devait  se  maintenir.  Une  ordon- 
nance longtemps  élaborée,  puisqu'elle  ne  vit  le  jour  que  le  10  oc- 
tobre 1835,  satisfit  à  toutes  ces  conditions.  Elle  était  le  complément 
de  cette  autre  ordonnance  (du  2  juin  1834)  dont  nous  avons  parlé; 
mais  les  tarifs  qu'elle  abaissait  et  les  prohibitions  qu'elle  levait 
étaient  d'une  tout  autre  importance.  Des  objets  de  grande  consom- 
mation, comme  la  houille,  les  fers,  les  laines,  le  lin,  recevaient 
de  notables  diminutions  de  droits,  et  certains  numéros  de  coton 
filé  anglais  étaient  pour  la  première  fois  admis  à  s'introduire  en 
France  autrement  que  par  la  fraude.  Quelque  impatient  que  fût 


550  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'auteur  de  ces  réformes  de  les  voir  inscrites  au  Bulletin  des  Lois, 
il  avait  eu  la  prudence  de  ne  pas  triompher  trop  tôt,  de  s'inter- 
dire toute  précipitation,  afin  de  ne  pas  faire  des  cadeaux  gratuits 
aux  autres  nations,  notamment  à  l'Angleterre,  qui  profitait  le  plus 
de  tous  ces  changeraens.  Sa  lenteur  calculée  ne  fut  pas  sans  ré- 
compense; nos  plus  importans  produits  obtinrent  des  concessions 
au  moins  équivalentes  à  celles  que  nos  voisins  devaient  rencontrer 
chez  nous.  En  un  mot,  le  succès  fut  complet.  Ces  nouvelles  rela- 
tions commerciales,  ces  remaniemens  de  nos  tarifs,  tant  redoutés  des 
uns,  tant  exigés  des  autres,  s'accomplirent  sans  secousse  et  furent 
acceptés  sans  murmure  par  ceux  même  qui  pouvaient  en  souffrir  le 
plus.  Les  théories  se  tinrent  pour  averties  qu'elles  avaient  encore 
à  compter  avec  des  faits  respectables;  l'industrie  comprit  de  son 
côté  qu'elle  devenait  d'un  âge  à  se  passer  de  protection,  et  qu'il 
fallait  se  préparer  à  voler  de  ses  propres  ailes.  Des  deux  parts,  l'é- 
motion se  calma,  toute  acrimonie  disparut,  grâce  au  discernement, 
au  tact,  à  la  mesure  de  celui  qui  avait  tout  conçu  et  tout  organisé. 
Je  devais  insister  sur  ces  réformes  et  sur  l'enquête  qui  en  fut  la 
base  et  la  préparation,  puisque  c'est  là,  sans  nul  doute,  le  trait  le 
plus  saillant  du  passage  de  M.  Duchâtel  au  ministère  du  commerce; 
mais  il  s'en  faut  que  dans  ces  deux  années  il  n'eût  donné  son  temps 
qu'à  des  questions  de  douanes,  et  qu'il  se  fut  comme  enfermé  dans 
ce  cercle  restreint.  Sans  parler  de  bien  d'autres  problèmes  compris 
aussi  dans  son  département,  et  par  exemple  de  cette  question  des 
céréales  qu'il  sut  à  plusieurs  reprises  si  nettement  élucider,  sans  le 
suivre  non  plus  dans  tous  ces  engagemens  de  tribune  qu'il  soute- 
nait sans  cesse  soit  pour  son  propre  compte,  soit  pour  celui  de  ses 
collègues,  la  politique  générale  et  les  affaires  du  cabinet  trouvaient 
à  toute  heare  en  lui,  soit  au  coiiseil,  soit  à  la  chambre,  une  sollici- 
tude aussi  infatigable  qu'éclairée.  Par  goût  non  moins  que  par  de- 
voir, l'esprit  lendu  sur  la  chose  publique,  il  en  faisait  sa  propre 
affaire.  Dans  ces  crises  trop  répétées  où  la  conduite  de  chacun  était 
si  difficile,  nul  n'avait  l'œil  plus  exercé  non-seulement  à  trouver  sa 
route,  mais  à  ne  pas  laisser  les  autres  s'égarer.  Nul  n'était  d'un 
conseil  plus  ferme  et  plus  conciliant  tout  ensemble.  Bien  des  fois, 
dans  la  première  année,  il  en  avait  donné  la  preuve  et  avait  dû  gé- 
mir de  cette  instabilité;  mais  une  satisfaction  lui  était  enfin  ve- 
nue, et  la  combinaison  qu'il  désirait  le  plus  avait,  en  se  réalisant, 
presque  assm-é  l'heureuse  chance  d'un  pouvoir  plus  durable  et  vrai- 
ment affermi.  Le  duc  de  Broglie,  qu'il  avait  vu  avec  tant  de  regret 
sortir  du  ministère  le  jour  même  où  il  y  entrait,  avait  repris  pos- 
session des  affaires  comme  président  du  conseil.  Le  cabinet  du  11  oc- 
tobre s'était  vraiment  reconstitué  dans  ses  conditions  premières,  et 
déjà  le  malaise,  l'indécision,  les  tiraillemens,  semblaient  avoir  cessé. 


LE    COMTE    DUCHATEL.  551 

Le  pouvoir  et  la  majorité,  se  prêtant  mutuelle  assistance,  avaient 
mené  à  terme  des  lois  pratiques,  fécondes,  libérales,  l'espoir  et  l'at- 
tente du  pays.  Le  procès  des  insurgés  d'avril,  en  dépit  d'impuis- 
santes menaces  et  de  prophéties  furibondes,  avait  été  conduit  et 
terminé  avec  fermeté  et  sagesse.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'à  l'exécrable 
attentat  de  Fieschi  qui  n'eût  servi  la  cause  que  ce  fanatique  croyait 
anéantir.  En  semant  ainsi  la  mort  autour  du  roi  et  de  ses  fils,  sans 
les  atteindre,  il  avait,  à  force  d'horreur,  rallié  plus  d'un  dissident 
et  donné  l'éclatante  occasion  d'admirer  ceux  qu'il  voulait  frapper, 
de  les  voir  tels  qu'ils  étaient,  à  la  hauteur  de  leur  mission,  simple- 
ment et  vraiment  courageux.  On  pouvait  donc,  sans  trop  de  pré- 
somption, compter  sur  de  meilleurs  jours,  sur  l'affermissement  de 
nos  institutions,  sur  l'apaisement  des  esprits,  et  la  machine  gou- 
vernementale semblait  enfin  avoir  repris  ses  mouvemens  réguliers, 
lorsqu'un  nouveau  grain  de  sable  vint  se  jeter  dans  ses  roues,  le 
plus  imprévu  des  obstacles,  une  question  secondaire,  un  petit  moyen 
de  finances,  la  conversion  des  rentes,  autre  traité  américain,  ex- 
ploité comme  lui,  et  comme  lui  s' emparant  par  surprise  des  novices 
de  la  majorité,  si  bien  que  le  cabinet  sombra  dans  le  scrutin,  et  que 
tout  fat  rerais  en  question. 

Ce  n'était  plus,  cette  fois,  comme  deux  ans  plus  tôt,  au  /l  avril; 
personne  ne  pouvait  prendre  la  défaite  à  son  compte  et  tout  sauver 
en  se  retirant.  Il  n'y  avait  plus  de  pièces  de  rechange,  aucun  moyen 
de  sauver  les  apparences  et  de  ressusciter  le  cabinet  en  le  rema- 
niant. Cette  excellente  combinaison  des  deux  élémens  essentiels  de 
la  majorité  réunis  au  pouvoir  et  l'exerrant  en  commun,  il  fallait  y 
renoncer.  Certaines  gens  disaient  à  la  couronne  que  ce  serait  tout 
profit  pour  elle,  qu'au  lieu  d'un  cabinet  unique  avec  lequel  il  lui 
fallait  compter,  elle  pouvait  s'en  ménager  deux,  dont  un  toujours  en 
réserve  et  prêt  à  remplacer  l'autre.  Ces  conseils  ne  furent  que  trop 
suivis,  la  couronne  tenta  l'expérience  qui  lui  était  suggérée,  et  ap- 
pela d'abord  au  pouvoir  la  partie  je  ne  dirai  pas  la  plus  libérale, 
mais  la  moins  résistante  de  l'ancien  11  octobre.  Quant  à  la  cause  de 
sa  chute,  la  question  financière,  la  conversion  des  rentes,  personne 
n'y  pensait  plus:  elle  fut,  comme  de  juste,  ajournée.  C'était  un 
changement  de  politique  que  la  chambre  avait  non  pas  voulu,  mais 
laissé  faire,  changement  presque  insensible  à  ce  premier  moment, 
d'une  portée  difficile  à  prévoir  pour  peu  que  l'expérience  se  prolon- 
geât. Notre  ministre  du  commerce  en  comprit  aussitôt  les  consé- 
quences inévitables.  A  ne  consulter  que  le  souvenir  des  plus  ami- 
cales relations,  il  regrettait  sincèrement  de  ne  pas  s'associer  au 
nouveau  président  du  conseil,  qui  l'en  priait  avec  instance;  mais  ses 
plus  fermes  convictions  lui  commandaient  la  retraite.  Sans  faire  à 
tout  propos  de  la  politique  à  outrance,  il  ne  croyait  pas  le  temps 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

venu  d'essayer  de  la  concession.  I]  était  sans  illusion  sur  les  doc- 
trines de  la  gauche,  ne  s'en  dissimulait  pas  les  périls,  et  trop  incli- 
ner vers  elle  lui  semblait  un  danger  infiniment  plus  redoutable  que 
résister  même  un  peu  trop.  Il  se  retira  donc  le  22  février  1836  avec 
MM.  de  Broglie  et  Guizot. 

Pendant  près  de  deux  ans  qu'il  venait  de  passer  aux  affaires,  sa 
situation  avait  notablement  grandi.  Non -seulement  toutes  les  es- 
pérances conçues  à  son  sujet  s'étaient  réalisées,  mais  on  l'avait 
connu  sous  des  aspects  nouveaux.  Il  avait  révélé  des  qualités  de 
gouvernement,  une  aisance  à  traiter  avec  les  hommes,  une  sûreté 
de  commerce,  une  promptitude  de  coup  d'œil,  qui  lui  assuraient 
désormais  en  toute  circonstance  la  position  la  plus  considérable  et 
la  plus  efficace  influence.  Aussi  cette  majorité  qui,  à  ses  débuts, 
l'avait  comme  adopté  et  porté  au  pouvoir,  qiû  l'en  voyait  descendre 
avec  regret  et  déplaisir,  sembla  redoubler  pour  lui  de  bienveillance 
affectueuse.  A  peine  avait-il  repris  sa  place  sur  son  banc  comme 
simple  député,  qu'il  fut  spontanément  élu  vice-président,  faveur 
qui  s'adressait  sans  doute  principalement  à  sa  personne,  mais  qui 
n'en  était  pas  moins  presque  en  contradiction  avec  le  vote  de  la  veille, 
et  qui  n'annonçait  pas  au  nouveau  ministère  une  carrière  facile  ni  de 
longue  durée.  Le  cabinet  se  soutint  tant  que  la  chambre  fut  réunie, 
grâce  à  l'appui  toujours  un  pau  précaire  d'une  partie  de  l'oppo- 
sition; mais  la  session  finie,  six  mois  h  peine  après  le  22  février,  la 
couronne  et  ses  conseillers  tombèrent  en  désaccord.  Ceux-ci  pré- 
tendaient tous,  à  l'exception  d'un  seul,  que  la  France  devait  in- 
tervenir à  main  armée  dans  les  affaires  d'Espagne;  la  couronne  s'y 
refusait  absolument.  De  là  des  démissions  oftertes,  acceptées,  et  une 
combinaison  nouvelle  formée,  le  6  septembre  1836,  sous  les  aus- 
pices de  M.  le  comt3  Mole.  Dans  ce  cabinet,  qui  par  malheur  ne 
devait  aussi  durer  que  six  mois  environ,  M.  Guizot  avait  simplement 
repris  possession  de  son  ministère  de  l'instruction  publique;  M.  Du- 
châtel  au  contraire  ne  rentra  pas  au  commerce,  où  les  questions 
de  douane,  tout  récemment  réglées,  ne  laissaient,  pour  un  certain 
temps,  rien  d'important  ni  de  neuf  à  résoudre,  tandis  qu'il  y  avait 
aux  finances,  sinon  de  grandes  réformes,  du  moins  de  fécondes  me- 
sures, d'utiles  innovations  à  tenter. 

Ce  fut  donc  comme  ministre  des  finances  qu'il  fit  sa  rentrée  aux 
affaires.  Cette  seconde  phase  de  sa  vie  ministérielle  devait  n'être 
pas  moins  heureuse  que  la  première,  et  lui  faire,  j'ose  dire,  même 
encore  plus  d'honneur.  Pour  ma  part,  j'ai  toujours  regretté  qu'elle 
eût  été  si  courte,  et  que  les  circonstances  n'eussent  pas  permis 
qu'elle  se  renouvelât.  Personne  assiu-ément  n'était  en  mesure  comme 
lui,  par  ses  dons  naturels  et  par  sa  position,  de  remplir,  à  la  satis- 
faction de  son  parti,  ce  poste  si  difficile,  le  ministère  de  l'intérieur. 


LE   COMTE   DUCHATEL.  553 

que  plus  tard  et  à  deux  reprises  il  devait  occuper;  mais  une  moins 
grande  supériorité  d'esprit,  pourvu  qu'il  s'y  mêlât  une  certaine 
dose  de  tact ,  de  mesure  et  de  discernement,  pouvait  suffire  à  faire 
encore  un  excellent  ministi^e  de  l'intérieur,  tandis  qu'une  apti- 
tude financière  comme  la  sienne,  à  la  fois  inventive  et  prudente, 
toujours  active  et  toujours  contenue,  pénétrant  dans  les  moindres 
détails  et  s'élevant  aux  idées  les  plus  hautes  sous  le  contrôle  d'un 
esprit  politique  aussi  ferme  qu'étendu,  c'était  une  rencontre  si  heu- 
reuse et  si  rare  qu'il  est  à  jamais  regrettable  de  n'en  avoir  usé  que 
pour  trop  peu  de  temps.  Si  de  ces  huit  ou  dix  années  qu'il  devait 
encore  passer  au  pouvoir,  il  en  eût  pu  donner  seulement  la  moitié 
spécialement  aux  finances,  les  mesures  qu'il  aurait  fait  prendre,  les 
effets  qui  en  seraient  résultés,  auraient,  je  n'en  doute  pas,  autre- 
ment honoré  son  nom  que  les  services  non  moins  réels  qu'il  a  pu 
rendre  à  sa  cause  en  s' imposant  tant  dfâ  soins  éphémères  et  ce  tra- 
vail incessant  de  surveillance  et  d'administration  qui  absorbe  et 
assiège  un  ministre  de  l'intérieur. 

Je  dis  plus,  pour  la  cause  elle-même  le  profit  eût  été  plus  grand. 
Le  gouvernement  de  juillet  est  loin  d'avoir  mérité  le  reproche  qu'on 
lui  a  souvent  fait  de  ne  s'être  préoccupé  que  des  intérêts  matériels 
du  pays;  je  l'accuserais  plutôt  de  n'en  avoir  pas  fait  l'objet  assez 
constant  de  sa  sollicitude  et  de  sa  vigilance.  Il  était  un  gouverne- 
ment de  paix,  il  devait  avant  tout  fonder  et  féconder  la  paix.  Son 
but,  sa  mission,  son  honneur,  devaient  être  de  doter  la  France  du 
plus  grand  développement  possible  de  la  fortune  publique  et  de  lui 
assurer  du  même  coup  cette  prépondérance  qui  désormais  appar- 
tient en  Europe  à  toute  puissance  qui  a  les  meilleures  finances  et  la 
prospérité  la  plus  vraie.  Ce  but,  il  l'a  bien  poursuivi,  il  l'a  même 
en  partie  atteint  :  il  a  fait,  pour  la  satisfaction  légitime  de  cette 
sorte  d'intérêts,  infiniment  plus  qu'on  ne  veut  avoir  l'air  de  s'en  sou- 
venir aujourd'hui ,  il  a  semé  avec  abondance  ce  que  d'autres  ont 
recueilli;  mais  au  lieu  d'accepter  nettement  et  franchement  son  rôle, 
de  ne  prodiguer  ses  ressources  qu'aux  travaux  productifs,  de  ne 
glorifier  que  les  bienfaits  de  la  paix,  il  s'est  parfois  passé  la  fan- 
taisie de  certaines  attitudes  à  demi  guerroyantes,  détruisant  d'une 
main  ce  qu'il  avait  fait  de  l'autre,  alarmant,  décourageant  les  en- 
treprises qu'il  avait  provoquées,  et  s'aliénant  ainsi  pour  les  jours 
de  péril  des  adhésions ,  des  dévoûmens,  qui  auraient  été  sa  sauve- 
garde et  son  rempart.  Sait-on  ce  qu'il  eût  fallu  pour  échapper  à  ce 
danger?  Ne  pas  donner  peut-être  aux  affaires  étrangères  autant  d'é- 
clat et  de  retentissement,  ne  pas  leur  laisser  prendre  en  quelque 
sorte  le  pas  sur  toutes  les  autres  questions,  les  reléguer  au  con- 
traire à  leur  vraie  place  sous  un  gouvernement  de  paix,  dans  une 
sorte  de  demi-jour  et  presque  d'2'?îco^/zi7(?  purement  bureaucratique. 


554  REVUE    DES    DEUX    MOi\DES. 

Je  ne  veux  certes  pas  dire  que,  si  les  deux  puissans  orateurs  qui, 
pendant  ces  dix-huit  années,  se  sont  livré  tant  d'illustres  assauts, 
n'avaient  pas  tour  à  tour,  l'un  aussi  bien  que  l'autre,  pris  posses^ 
sion  par  préférence  de  notre  foreign  office  et  n'en  avaient  pas  fait 
leur  terrain  de  bataille,  la  monarchie  que  tous  deux  ils  voulaient 
servir  serait  encore  debout;  mais  bien  des  passions  qu'allumait  cet 
éclat  se  seraient  calmées  peut-être,  surtout  si  la  même  éloquence, 
la  même  émulation,  avaient  vivifié  et  mis  dans  tout  leur  lustre  d'au- 
tres questions  moins  attrayantes  et  plus  modestes,  mais  autrement 
vitales  et  à  coup  sûr  plus  opportunes.  Tout  au  moins  aurait-il  fallu, 
au  plus  fort  de  la  lutte,  vers  18/iO,  donner  pour  interprète  à  ces 
questions  quelque  jeune  et  vigoureux  esprit,  vif,  alerte,  éloquent 
à  force  de  clarté,  apte  à  les  faire  comprendre,  à  les  mettre  en  lu- 
mière sous  leurs  plus  grands  aspects  au  lieu  de  les  laisser  languir 
en  second  ordre  et  comme  à  l'arrière-plan.  Ce  qui  devait  être  l'hon- 
neur et  le  salut  du  règne  n'en  fut  que  l'embarras  ou  l'accessoire 
vulgaire.  Les  finances  firent  parler  d'elles,  mais  tantôt  par  les  rai- 
deurs fiscales  qui  furent  presque  un  péril  en  1841,  tantôt  par  les 
habiletés  stériles  de  l'esprit  de  comptabilité  substitué  à  l'esprit  de 
finance,  pendant  que  d'un  autre  côté  l'essor  de  l'industrie  privée 
demeurait  à  la  chaîne  sous  la  domination  d'un  corps  privilégié,  exi- 
geant, ombrageux,  voulant  tout  faire,  faisant  le  moins  possible  et 
nuisant  à  qui  voulait  faire.  Or  c'étaient  à  la  fois  et  nos  travaux  pu- 
blics et  nos  finances  que  j'aurais  voulu  voir  tour  à  tour,  et  mieux 
encore,  de  front  et  simultanément,  sous  l'impulsion  d'un  homme 
vraiment  prédestiné  à  cette  double  tâche.  Si  ces  deux   grandes 
sources  de  vie  et  de  progrès  s'étaient  pour  quelque  temps  concen- 
trées sous  sa  main,  dirigées  et  gouvernées  par  lui,  je  ne  voudrais  pas 
répondre,  tant  il  en  serait  sorti  d'effets  inattendus,  que  bien  des 
chances  désastreuses  n'auraient  pas  pu  en  être  conjurées. 

Ce  n'est  pas  là  de  ma  part  une  simple  conjecture.  En  plus  d'une 
occasion,  bien  que  ministre  de  l'intérieur,  M.  Duchâtel  dut  prendre 
une  part  active  à  des  débats  de  finances  ou  de  travaux  publics,  et 
chaque  fois  avec  une  autorité,  une  largeur  de  vues,  une  abondance 
d'idées,  qui  laissaient  voir  ce  que  ces  grands  intérêts  auraient  pu 
devenir  sous  sa  direction  immédiate  et  constante,  si  au  lieu  de  n'en 
parler  que  par  hasard  et  comme  au  dépourvu,  pour  pallier  une 
faute  ou  soutenir  un  projet  en  détresse,  il  avait  étudié  lui-même 
les  questions,  préparé,  combiné  les  projets  qu'il  aurait  dû  dé- 
fendre. J'ai  d'ailleurs  une  preuve  encore  plus  directe,  qui  justifie 
mes  regrets  et  les  absout  de  tout  soupçon  d'h^q^erbole  :  c'est  son 
passage,  si  court  qu'il  fût,  au  ministère  des  finances,  c'est  l'usage 
qu'il  y  fit  de  son  temps,  l'action  qu'il  y  exerça,  les  souvenirs  qu'il 
y  laissa,  les  traces  qui  en  sont  restées. 


LE   COMTE   DUCHATEL.  555 

Dès  1836,  il  sentait  l'urgente  nécessité  d'occuper  les  esprits  de 
ces  sortes  de  questions,  de  les  intéresser  aux  travaux  de  la  paix, 
de  leur  en  donner  non-seulement  le  spectacle,  mais  le  bienfaisant 
usage.  Déjà  trois  ans  auparavant  M.  Thiers  s'était  fait  grand  hon- 
neur en  obtenant  des  chambres,  dès  le  premier  retour  de  la  con- 
fiance publique,  un  crédit  de  100  millions,  chiffre  considérable  alors, 
pour  l'achèvement  d'un  certain  nombre  de  grands  travaux,  routes, 
canaux,  ports,  monumens,  etc.;  il  s'agissaitdecontinuer  son  œuvre, 
mais  sur  une  plus  grande  échelle,  non  plus  pour  achever,  pour  entre- 
prendre. L'heure  était  solennelle,  les  imaginations  travaillaient  : 
quelques  fragmens  de  chemins  de  fer  déjà  livrés  au  public  éveillaient 
d'immenses  espérances,  de  grands  et  utiles  projets  cherchaient  à  se 
produire;  mais  où  trouver  l'argent?  Soit  que  l'état  se  chargeât  de 
tout  faire,  soit  qu'il  se  contentât  d'aider  l'industrie  privée,  il  n'en 
fallait  pas  moins  des  centaines  de  millions.  Duchâtel  se  posa  ce  pro- 
blème :  ne  pas  augmenter  la  dette,  ne  pas  accroître  les  impôts,  ne 
pas  troubler  l'équilibre  du  budget  ordinaire,  et  néanmoins  créer  un 
fonds  considérable,  sorte  de  réservoir  commun  où  tout  projet  utile 
approuvé  et  voté  par  les  chambres  trouverait  des  voies  et  moyens  as- 
surés. Ce  tour  de  force,  qui  serait  aujourd'hui  parfaitement  chimé- 
rique, n'était  en  ce  temps-là,  pour  qui  savait  s'y  prendre,  nullement 
impossible,  grâce  aux  soins  prévoyans  des  financiers  de  la  restaura- 
tion et  aux  vaillans  efforts  du  baron  Louis  après  1830,  grâce  au 
maintien  du  fonds  annuel  d'amortissement,  qui,  au  milieu  des  plus 
grandes  crises  du  trésor,  avait  toujours  été  intégralement  respecté. 
L' action  quotidienne  ne  s'en  exerçait  plus  que  sur  le  3  pour  100,  le  5 
ayant  dépassé  le  pair;  mais  la  partie  de  la  dotation  afférente  à  cette 
ancienne  nature  de  rente,  provisoirement  non  rachetable,  n'en  était 
pas  moins  exactement  payée  et  mise  en  réserve  chaque  jour  pour 
un  emploi  ultérieur.  Or  c'est  cette  partie  sans  emploi  de  la  dota- 
tion de  l'amortissement  que  le  nouveau  ministre  des  finances  pro- 
posait d'affecter  à  l'exécution  de  travaux  productifs,  lesquels, 
devant  augmenter  notablement  les  revenus  du  trésor,  offraient  sous 
une  autre  forme  un  moyen  de  racheter  la  dette  et  de  dégrever  l'a- 
venir. Cette  combinaison,  aussi  pratique  que  savante,  avait  le  triple 
avantage  de  rendre  à  la  circulation  un  capital  improductif,  de  faire 
exécuter,  sans  que  les  contribuables  en  sentissent  le  fardeau,  un 
grand  ensemble  de  travaux  devenus  nécessaires,  et  au  lieu  de  laisser 
à  chaque  loi  autorisant  quelque  nouveau  travail  le  soin  de  déter- 
miner d'une  façon  plus  ou  moins  disparate  par  quelles  ressources 
ce  travail  serait  exécuté,  d'établir  à  l'avance,  pour  tous  les  cas, 
avec  oidre  et  méthode,  un  système  financier  uniforme  et  harmo- 
nieux. Ce  qui  n'était  pas  facile,  c'était  de  faire  admettre  et  surtout 
de  rendre  intelligible  à  une  assemblée  peu  familière  au  mécanisme 


556  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  finances  la  loi  où  ce  système  était  développé,  loi  dont  les  dis- 
positions nécessairement  abstraites  et  presque  métaphysiques  prê- 
taient à  l'opposition  bien  des  prétextes  de  querelles  et  de  malen- 
tendus; mais  l'auteur  du  projet  écarta  ces  obstacles  avec  tant  de 
souplesse  et  de  lucidité  que  la  victoire  fat  complète.  Il  fit  voter  sa 
loi,  qui  aurait  sombré  peut-être  en  d'autres  mains,  et  lui-même  il 
n'en  fut  qu'en  plus  grande  faveur  auprès  des  juges  compétens  sur 
tous  les  bancs  de  l'assemblée. 

Il  est  vrai  que  peu  de  jours  auparavant  un  succès  plus  inat- 
tendu avait  dCi  lui  donner  confiance  et  en  son  crédit  sur  la  chambre 
et  en  ses  propres  forces.  Il  avait  emporté  presque  de  haute  lutte 
une  loi  proposée  par  lui,  simple  mesure  de  bonne  administration 
commandée  par  l'accumulation  croissante  et  onéreuse  des  fonds 
que  les  caisses  d'épargne,  de  plus  en  plus  prospères,  versaient 
au  trésor  public.  Il  s'agissait  de  transporter  ces  fonds  à  la  caisse 
des  dépôts  et  consignations,  qui  seule  avait  qualité  pour  les  uti- 
liser et  les  mettre  en  valeur.  Cette  innocente  innovation,  favo- 
rable au  commerce,  puisqu'elle  rendait  la  vie  à  des  fonds  im- 
mobilisés, était  en  outre  hautement  approuvée  par  les  patrons  les 
plus  sincères  et  les  plus  éclairés  de  l'institution  des  caisses  d'é- 
pargne. Ce  ne  fut  donc  pas  sans  surprise  qu'au  milieu  de  la  dis- 
cussion on  vit  se  démasquer  une  attaque  dirigée,  non  par  les  co- 
ryphées habituels  des  diff'érentes  oppositions,  mais,  ce  qui  était 
plus  grave,  par  des  collègues  de  la  veille,  des  membres  du  cabinet 
du  11  octobre,  et  notamment  par  un  ancien  ministre  des  finances, 
affectant  vis-à-vis  de  son  jeune  successeur  des  airs  graves  et  sen- 
tencieux, et  n3  lui  épargnant  pas  le  reproche  de  vouloir  toucher  à 
trop  de  choses  et  de  mettre  en  péril  aussi  bien  le  trésor  lui-même 
que  les  caisses  d'épargne.  Ce  ne  fut  pas  tout  :  uns  voix  autrement 
éloquente,  le  chef,  le  président  de  l'administration  précédente,  se 
mit  aussi  de  la  partie,  et,  par  trois  fois  montant  à  la  tribune,  s'ef- 
força de  dresser  comme  une  enceinte  infranchissable  où  il  pensait 
avoir  réduit  et  enfermé  son  contradicteur.  Celui-ci  en  sortit  pour- 
tant et  avec  les  honneurs  de  la  guerre,  déjouant  sans  se  décon- 
certer les  argumens  et  les  dilemmes,  toujours  maître  de  lui,  sti- 
mulé par  la  solennité  imprévue  du  débat,  et  rencontrant  dans  ses 
répliques  une  propriété,  une  finesse,  un  bonheur  d'expression  qu'il 
eût  négligés  peut-être,  s'il  se  fût  cru  plus  à  son  aise.  Je  sens  encore 
comme  un  secret  plaisir  au  fond  de  mon  cœur  d'ami  en  me  rappe- 
lant cette  journée.  Il  a  depuis  retrouvé  maintes  fois,  et  dans  des 
occasions  assurément  plus  graves,  d'aussi  heureuses  inspirations  et 
des  succès  non  moins  francs,  mais  jamais,  je  dois  le  dire,  à  ma  sa- 
tisfaction aussi  pleine  et  aussi  complète.  Il  était  là  sur  un  terrain 
où  rien  ne  lui  manquait  pour  atteindre  à  la  perfection  du  genre. 


LE    COMTE    DUCHATEL.  557 

J'avais  donc  bien  quelque  raison  de  regretter  tout  à  l'heure  que  ce 
ministère  des  finances,  soit  alors,  soit  en  d'autres  occasions,  ne  fût 
pas  resté  plus  longtemps  en  ses  mains. 

Peu  de  jours  après  ces  deux  succès,  un  accident  parlementaire 
mit  subitement  à  nu  le  défaut  d'homogénéité  de  la  constitution,  dès 
l'origine  mal  établie,  du  cabinet  du  6  septembre.  Ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  d'entrer  à  ce  sujet  dans  d'intimes  détails.  Les  deux  hommes 
qui  s'étaient  réunis  pour  fonder  cette  combinaison,  M.  Guizot  et 
M.  le  comte  Mole,  ne  se  connaissaient  alors  que  trop  imparfaitement 
pour  marcher  facilement  ensemble.  Quinz3  ans  plus  tard,  en  d'autres 
circonstances,  cherchant  à  réparer  les  torts  et  les  malheurs  passés, 
se  voyant  de  plus  près,  poursuivant  une  même  espérance,  ils  s'é- 
taient mieux  compris,  mieux  appréciés,  et  les  maintenir  unis  n'au- 
rait plus  été  un  problème;  mais  en  1837,  de  part  et  d'autre,  ils 
n'avaient  nulle  envie  de  se  faire  d'utiles  concessions  et  de  cimenter 
leur  alliance.  Le  hasard  les  avait  mal  servis  :  pas  un  ami  commun 
habile  à  prévenir  les  froissemens,  à  éveiller  les  sympathies,  et  au 
contraire  bon  nombre  d'intermédiaires  officieux  attisant  la  discorde 
et  provoquant  les  dissidences.  La  rupture  était  inévitable.  Après 
l'échec  de  mesures  répressives  proposées  à  la  chambre,  le  courant 
portait  à  l'indulgence,  aux  idées  de  conciliation,  que  M.  Mole  passait 
pour  favoriser.  Ce  fut  donc  à  lui  que  s'adressa  la  couronne;  il  fut 
chargé  de  composer  un  ministère,  et  le  15  avril  1837  le  cabinet 
nouveau  entreprit  l'œuvre  difficile  de  se  maintenir  dans  les  voies  et 
dans  les  principes  du  parti  de  l'ordre,  tout  en  rompant  avec  ses 
chefs,  et  de  s'appuyer  sur  l'oppositian  sans  en  adopter  les  maximes. 

De  là  une  situation  compliquée  et  nécessairement  fausse,  pleine 
d'embarras  et  de  périls  pour  peu  qu'elle  durât  quelque  temps.  Dans 
les  premiers  momens,  ces  sortes  d'entreprises  ont  le  vent  favorable, 
tout  semble  s'aplanir.  Les  alliés  qu'on  vient  d'abandonner  se  doivent 
à  eux-mêmes,  à  leur  dignité  personnelle,  de  ne  laisser  éclater  ni 
dépit  ni  rancunes,  d'observer  sinon  tout  k  fait  le  silence,  du  moins 
la  plus  grande  mesure,  de  s'effacer,  de  s'abstenir  de  tout  blâme 
direct  et  ostensible;  les  opposans,  de  leur  côté,  trop  heureux  de 
n'avoir  plus  affaire  qu'à  un  pouvoir  affaibli,  se  gardent  bien  de 
l'ébranler  et  s'interdisent  toute  exigence  qui  le  ferait  échouer  dès 
le  port;  mais  ces  beaux  jours  s'envolent  et  ne  reviennent  plus. 
Au  bout  d'une  session  ainsi  passée  en  ménagemens  et  en  calculs, 
chacun  reprend  sa  pente  ;  le  naturel  revient ,  les  conservateurs 
évincés  trouvent  l'oisiveté  aussi  pesante  qu'injuste;  les  opposans, 
alléchés,  commencent  à  perdre  patience,  et  le  ministère,  qui  croit 
avoir  pris  racine,  cherchant  à  s'affranchir,  devient  moins  accommo- 
dant. Alors  il  tombe  entre  deux  feux  qui  ne  le  tuent  pas  encore, 
mais  qui  le  blessant  et  le  mutilent.  Ces  deux  sortes  d'attaques, 


558  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'abord  distinctes  et  séparées,  ont  la  ferme  intention  de  ne  pas  se 
confondre.  Les  uns  reprochent  au  cabinet  de  n'être  pas  assez  fort, 
de  trop  peu  gouverner,  les  autres  de  gouverner  trop.  Il  semble  que 
jamais,  partant  de  ces  points  extrêmes,  on  ne  pourra  s'entendre 
dans  un  effort  commun  :  il  n'en  est  rien.  L'union  s'établit  sans 
qu'on  sache  comment.  A  force  de  viser  ensemble  au  même  but,  les 
assaillans  perdent  de  vue  les  différences  qui  les  séparent  :  ils  évitent 
de  s''y  heurter  ;  ils  ont  entre  eux  des  ménagemens,  des  égards  in- 
stinctifs qui  achèvent  de  tout  confondre,  et  peu  à  peu  se  forme  un 
pêle-mêle  où  les  plus  claii^oyans,  les  plus  fermes,  les  plus  hon- 
nêtes, sont  comme  emportés  malgré  eux. 

Quand  on  a  traversé  cette  crise,  et  qu'après  trente  années  on 
sent  encore  les  combats  intérieurs  qu'on  s'est  livrés,  les  scrupules 
qu'on  a  dû  vaincre  pour  s'exposer  jusqu'au  bout  aux  hasards  de 
cette  association,  par  point  d'honneur,  par  attachement  à  ce  dra- 
l>eau  du  11  octobre  qu'on  s'obstinait  à  vouloir  redresser,  et  par 
fidélité  à  des  chefs  déjà  comme  engagés  au  fort  de  la  mêlée,  on  se 
demande  si,  quoique  soldat  obscur  dans  ce  groupe  de  trente  amis 
et<:.ollègues  vraiment  conservateurs  et  vraiment  libéraux,  aguerris 
aux  nécessités  du  gouvernement  libre  et  jouant  résolument  ce  jeu 
d'une  coalition,  on  n'aurait  pas  mieux  fait  et  mieux  servi  sa  cause, 
la  noble  cause  de  la  vraie  liberté,  en  bravant  le  respect  humain  et 
déclarant  franchement  et  tout  haut  ce  qu'on  sentait  au  fond  du 
cœur.  La  moindre  dissidence,  de  quelque  part  qu'elle  vînt,  ne  pou- 
vait-elle, surtout  au  début  de  la  lutte,  changer  bien  des  résolu- 
tions et  faire  prendre  au  conflit  un  tour  inattendu  ?•  Je  me  suis  fait 
souvent  cette  question  tardive,  et  chaque  fois,  tout  bien  pesé,  j'ai 
vu  qu'un  tel  éclat,  sans  profit  pour  la  cause,  n'aurait  servi  qu'à 
nuire  à  celui  qui  l'aurait  tenté.  On  se  serait  mépris  sur  cette  résis- 
tance, on  l'eût  flétrie  du  nom  de  défection.  Personne  ne  se  fût  déta- 
ché, tout  au  plus  deux  ou  trois  indécis.  Le  gros  du  bataillon  aurait 
continué  l'attaque  :  les  esprits  étaient  trop  montés,  et  si  parmi  les 
causes  de  cette  animation  il  y  en  avait  d'exagérées,  même  d'ima- 
ginaires, comme  les  prétendus  actes  de  gouvernement  personnel 
qu'on  reprochait  à  la  couronne,  vraies  peccadilles,  simples  malen- 
tendus, imprudences  de  langage  travesties  en  réalités,  d'autres 
griefs,  il  faut  le  dire,  ne  laissaient  pas  que  d'être  graves:  nous 
avions  sur  le  cœur  certains  actes  d'hostilité,  tout  au  moins  malha- 
biles, qui,  aux  dernières  élections,  avaient  atteint  quelques-uns  de 
nos  meilleurs  amis.  Une  transaction  sérieuse  et  digne  n'était  vrai- 
ment plus  possible,  et  le  parti  le  plus  sage  pour  ceux  dont  la  retraite 
n'aurait  rien  empêché  était  encore  de  ne  pas  affaiblir,  dans  les  rangs 
des  coalisés,  les  représentans  des  idées  modérées  et  conservatrices. 

Il  n'y  avait  guère  que  Duchâtel  qui,  en  s'abstenant  dés  l'origine, 


LE    COMTE    DUCIIATEL.  559 

en  prenant  une  position  à  part,  aurait  jeté  dans  notre  groupe,  et 
partant  dans  la  coalition  même,  un  véritable  désarroi.  Son  exemple 
aurait  au  moins  coupé  en  deux  les  dissidens  du  centre  et  rendu  la 
situation  de  ceux  qui  auraient  persisté  singulièrement  plus  difficile. 
L'idée  ne  lui  en  vint  pas,  parce  qu'avant  tout  il  redoutait  de  rompre 
avec  des  amis,  parce  que  la  moindre  apparence  d'un  jeu  double, 
d'un  défaut  de  franchise,  d'une  préoccupation  personnelle  et  inté- 
ressée, lui  causait  une  invincible  répugnance.  Au  fond  de  l'âme,  il 
n'était,  lui  aussi,  que  très  médiocrement  tenté  de  faire  campagne, 
non  pas  avec  le  centre  gauche,  genre  de  coalition  qu'il  appelait  de 
tous  ses  vœux,  —  le  11  octobre  tant  regretté  n'était  pas  autre 
chose,  —  mais  avec  la  gauche  elle-même  et,  qui  plus  est,  avec  ces 
fractions  extrêmes  notoirement  hostiles  au  principe  et  à  l'existence 
du  gouvernement  qu'il  avait  servi  et  qu'il  voulait  défendre.  Bien 
que  chacun  dans  cette  agrégation  conservât  ses  idées ,  ses  convic- 
tions et  sa  couleur,  l'union,  l'intimité  publique  avec  tant  d'adver- 
saires, étaient  une  attitude  contradictoire  et  compliquée  pour  la- 
quell3  il  n'avait  aucun  goût.  Les  premiers  pourparlers  entre  le  centre 
gauche  et  quelques-uns  de  nos  amis  s'étaient  passés  en  son  absence. 
M.  Guizot  lui-même  ne  les  avait  connus  que  lorsqu'un  lien  étroit 
s'était  déjà  formé  presque  en  dehors  de  son  influence.  Il  eut  un  mo- 
ment de  doute,  puis,  une  fois  sa  résolution  prise  et  Tidée  de  ses 
amis  adoptée,  il  la  fit  sienne,  la  conduisit  lui-même,  et  ne  laissa 
plus  voir  la  moindre  hésitation.  Pendant  ce  temps,  Duchâtel,  quoique 
rentré  à  Paris ,  ne  prenait  à  ces  préliminaires  qu'une  part  assez  peu 
active.  De  tristes  préoccupations  absorbaient  ses  moraens.  Marié 
depuis  un  an  et  père  depuis  quelques  jours,  il  avait  vu  sa  jeune 
femme  atteinte  après  ses  couches  d'une  maladie  grave,  et  à  plu- 
sieurs reprises  entre  la  vie  et  la  mort.  Lorsque  enfin  "il  sortit  d'in- 
quiétu;îe,  la  session  commençait,  la  commission  de  l'adresse  venait 
d'être  nommée,  le  Rubicon  était  franchi.  —  Passer  sur  l'autre  rive 
avec  armes  et  bagage,  ce  n'était  pas  possible  ;  ce  rôle  de  transfuge 
lui  convenait  encore  moins  que  celui  de  mécontent  un  peu  trop  té- 
m.éraire.  —  Il  lui  arriva  d'ailleurs  ce  qui  jamais  ne  manque  à  qui 
s'enrôle  sans  entrain;  la  lutte  l'anima.  Il  prit  part  à  la  discussion, 
ne  s' attaquant  de  préférence  qu'à  certains  actes  de  politique  étran- 
gère où  le  blâme  pouvait  se  circonscrire,  et  se  gardant  de  rompre 
sur  les  questions  intérieures  avec  les  traditions  et  les  instincts  de 
la  masse  conservatrice  qui  défendait  le  cabinet.  Malgré  ces  précau- 
tions et  ces  réseiTes,  il  n'en  soutint  pas  moins  le  combat  jusqu'au 
bout,  s'associant  à  la  commission  dans  tous  les  votes,  quelquefois 
même  avec  ardeur,  si  bien  qu'après  un  certain  temps,  toute  émo- 
tion calmée,  et  jugeant  de  sang-froid  les  résultats  de  l'entreprise, 
maintes  fois,  seul  à  seul,  je  le  vis  s'étonner  et  ne  pouvoir  com- 


560  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

prendre,  non  pas  qu'il  eût  agi,  parlé,  voté  comme  il  l'avait  fait,  la 
lutte  une  fois  engagée,  mais  qu'il  n'eût  rien  tenté  pour  la  prévenir 
ou  l'arrêter  quand  l'occasion  le  permettait  encore.  La  seule  chose 
qu'il  se^  pardonnât  était  de  n'avoir  pas  cru  au  genre  de  résistance 
opiniâtre  et  passionnée  que  devaient  rencontrer  les  assaillans.  Quel- 
que idée  qu'il  se  fût  toujours  faite  des  talens,  de  l'esprit,  de  l'ha- 
bileté de  M.  Mole,  il  était  loin  d'attendre  et  c€  sang-froid,  et  cet 
aplomb,  et  cette  fermeté  persévérante  que  pendant  douze  jours, 
constamment  sur  la  brèche,  le  président  du  15  avril  parvint  à  com- 
muniquer à  ses  soldats  et  à  ses  alliés;  mais  tout  le  reste,  ajoutait-il, 
un  enfant  l'aurait  prophétisé.  Comment  ne  pas  prévoir  que,  même 
en  supposant  le  plus  entier  succès,  la  gauche,  après  la  victoire,  se- 
rait^ intraitable  [et  oublieuse,  que  les  engagemens  pris  en  son  nom 
ne  seraient  jamais  tenus,  qu'elle  ne  voudrait  donner  à  ces  conser- 
vateurs ,  véritables  auteurs  du  triomphe  commun ,  qu'une  mes- 
quine part  d'influence  et  d'autorité?  Et  d'un  autre  côté  Comment 
d'avance  n'avoir  pas  aperçu  que  ce  parti  de  gouvernement  qu'on 
prétendait  reconstituer  en  le  lançant  dans  cette  échauffourée  en  sor- 
tirait comme  en  lambeaux,  qu'on  semait  à  pleines  mains  les  co- 
lères, les  rancunes,  et  qu'il  faudrait  des  peines  infinies  et  de  lon- 
gues années  pour  rétablir  quelque  harmonie  dans  ce  chaos,  sans 
jamais  en  pouvoir  reconstruire  une  majorité  telle  qu'on  l'avait  rêvée? 
Tout  cela  lui 'semblait  si  clair  et  si  visible  qu'il  s'en  voulait  sérieu- 
sement de  ne  l'avoir  pas  vu,  d'avoir  failli  aux  premiers  dons  de  sa 
nature,  la  prévoyance,  la  perspicacité.  C'était  presque  un  devoir  pour 
cette  intelligence  que  de  n'être  jamais  en  défaut,  et  les  reproches 
qu'il  s'adressait  m'auraient  semblé  fondés  sans  le  souvenir  toujours, 
présent  de  ces  anxiétés  incessantes  qui,  au  moment  suprême,  l'a- 
vaient comme  privé  de  toute  liberté  d'esprit. 

On  sait  dans  quelles  péripéties,  dans  quelle  inextricable  confu- 
sion furent  jetés  tous  les  pouvoirs  publics  à  l'issue  de  cette  discus- 
sion de  l'adresse  de  1839.  Personne  n'était  ni  vainqueur  ni  vaincu, 
tout  le  monde  était  blessé.  La  chambre  des  députés  se  divisant 
en  deux  parts  presque  égales,  la  couronne  avait  dû  charger  les 
électeurs  de  dire  à  quelles  mains  les  affaires  du  pays  devaient  ap- 
partenir. La  réponse  fut  claire  en  ce  seul  point,  que  le  cabinet  du 
15  avril  devait  céder  la  place;  sur  tout  le  reste,  l'obscurité  restait 
la  même,  et  la  nouvelle  chambre  disait  si  peu ,  à  première  vue,  ce 
qu'on  devait  attendre  d'elle,  que  personne  ne  s'aventurait  à  prendre 
le  pouvoir.  Yingt  sortes  de  combinaisons  furent  vainement  tentées, 
et  pour  que  le  mécanisme  purement  administratif  ne  cessât  pas  de 
fonctionner,  pour  que  l'expédition  des  plus  simples  affaires  n'en  fût 
pas  suspendue,  il  fallut  installer  dans  les  huit  ministères  huit  hommes 
de  bonne  volonté,  huit  modestes  intérimaires,  et  près  de  deux  mois 


LE    COMTE    DUCIIATEL.  561 

se  passèrent  ainsi;  mais  l'occasion  sembla  trop  belle  aux  sociétés 
secrètes  pour  que  l'envie  ne  leur  vînt  pas  de  la  mettre  à  profit.  Un 
coup  de  main  fut  comploté.  Les  plus  ardens,  les  plus  aveugles  s'en 
mêlèrent  seuls;  par  une  belle  matinée  de  mai,  ils  descendirent  en 
bandes  dans  la  rue,  brusquement,  sans  prétexte,  de  la  façon  la  plus 
inexplicable.  Les  passans  les  prenaient  pour  des  fous,  mais  des  fous 
le  pistolet  au  poing,  tuant  sans  pitié  quiconque  leur  barrait  le  pas- 
sage. Heureusement  l'exemple  ne  fut  point  contagieux.  La  résis- 
tance s'improvisa,  et  au  bout  de  quelques  heures  tous  ces  promeneurs 
incommodes  étaient  sous  les  verrous.  Ils  n'avaient  obtenu  de  leur 
équipée  que  ces  deux  résultats  :  une  immense  frayeur  dans  certains 
quartiers  de  Paris,  et  l'éclosion  d'un  ministère.  La  capitale,  qui  com- 
mençait à  croire  ce  phénomène  impossible  et  qui  assistait  non  sans 
tristesse  à  l'impuissance  de  son  gouvernement,  fut  surprise  agréable- 
ment, le  13  mai  au  matin,  en  apprenant  par  les  journaux  qu'un  ca- 
binet parlementaire  et  vraiment  sérieux,  représentant  les  nuances 
principales  de  la  niajorité,  s'était  enfin  formé  pendant  la  nuit. 

Les  deux  illustres  chefs  des  deux  fractions  du  centre  n'y  figu- 
raient ni  l'un  ni  l'autre,  mais  ils  s'engageaient  à  l'appuyer.  Cette 
combinaison  que  la  couronne,  de  guerre  lasse  et  non  sans  quelque 
ironie,  avait  imaginée  peu  de  jours  auparavant  et  qui  n'avait  alors 
aucune  chance  d'être  accueillie,  devint  sous  le  coup  de  l'émeute  su- 
bitement facile.  Seulement,  pour  que  les  conservateurs  libéraux, 
qui  dans  la  coalition  avaient  fidèlement  suivi  M,  Guizot,  acceptas- 
sent avec  sécurité  une  combinaison  d'où  il  était  exclu,  il  fallait 
qu'un  autre  lui-même,  que  Duchâtel  ne  refusât  pas  d'y  entrer  sans 
lui,  et  que  de  plus  il  se  chargeât  du  poste  politique,  de  la  clé  de  la 
place,  du  ministère  de  l'intérieur.  Ce  n'était  pas  déchoir,  il  s'en 
fallait;  néanmoins  c'était  un  sacrifice,  l'abandon  de  ses  plans,  de 
sa  vraie  vocation.  Il  ne  céda  que  par  devoir  devant  l'impossibilité 
d'imaginer  une  autre  issue  à  une  situation  devenue  périlleuse. 
Quand  il  revint  des  Tuileries  et  m'apprit  que  tout  était  fait,  que  sa 
parole  était  donnée,  je  me  gardai  de  laisser  paraître  l'involontaire 
regret  qui  me  traversa  l'esprit  à  le  voir  ainsi  lancé  dans  une  voie 
nouvelle,  moins  facile,  moins  sûre,  peut-être  moins  féconde;  puis, 
comme  il  était  enclin  sinon  à  l'optimisme,  du  moins  à  une  prompte 
et  saine  appréciation  du  bon  côté  des  choses  qu'il  ne  pouvait  chan- 
ger, il  se  prit  aussitôt  de  confiance  et  d'ardeur  pour  ses  devoirs  nou- 
veaux, modifiant  tous  ses  plans,  se  faisant  ministre  de  l'intérieur 
comme  s'il  n'avait^ jamais  poursuivi  d'autre  but,  et  dès  le  premier 
jour  commençant  l'œuvre  réparatrice  que  les  circonstances  lui  com- 
mandaient et  qui  allait  devenir  sa  constante  pensée,  unir,  refondre, 
reconstituer  l'ancienne  majorité,  ce  fondement  nécessaire  de  l'édi- 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  30 


562  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fice  qu'il  s'agissait  de  soutenir,  et  depuis  trois  années,  dans  ces 
tristes  tempêtes,  presque  dissoute  et  dispersée. 

11  avait  pour  cette  entreprise  des  aptitudes,  j'ose  dire,  naturelles, 
une  façon  attrayante  de  traiter  avec  les  personnes,  de  leur  parler 
pertinemment,  sachant  toujours  aussi  bien  qu'elles-mêmes,  quel- 
quefois mieux,  les  affaires  qui  les  amenaient  à  lui  ;  mais,  indépen- 
damment de  ces  dons  qui  lui  étaient  propres,  il  avait  récemment 
reçu  d'autres  faveurs  qui  venaient,  par  surcroît,  faciliter  sa  tâche  et 
le  prédestiner  en  quelque  sorte  à  ce  poste  difficile  et  brillant.  Tout 
à  l'heure,  en  passant,  j'ai  dit  un  mot  de  ce  changement  survenu 
dans  sa  vie,  vers  la  fin  de  1837,  quelques  mois  après  qu'il  eut 
quitté  le  ministère  des  finances.  Si  ce  mariage  ne  lui  avait  apporté 
qu'une  des  plus  belles  fortunes  de  France,  il  en  aurait  déjà,  dans 
sa  carrière  et  dans  sa  situation,  recueilli  les  heureux  effets.  Autre 
chose  est  l'indépendance  même  la  plus  complète,  celle  que  par  lui- 
même  il  possédait  déjà  et  qu'exige  toute  vie  politique  qui  prétend 
rester  toujours  digne  et  maîtresse  de  ses  mouvemens,  autre  chose 
cette  largeur  d'existence,  ces  garanties  puissantes  que  la  démocratie 
même  la  plus  jalouse  aime  à  trouver  chez  un  homme  d'état;  mais 
la  richesse,  on  peut  le  dire,  n'élait  que  la  moindre  part  des  biens 
que  son  étoile  venait  de  lui  départir.  La  personne  qui  s'unissait  à 
lui  était  une  âme  peu  commune,  d'un  sens  droit,  simple  et  ferme, 
nature  loyale  et  franche,  capable  de  résolution,  d'énergie  et  au  be- 
soin de  dévoûment.  Avec  c^s  qualités,  elle  aurait  pu,  presque  en 
bonne  justice,  se  passer  d'un  charme  extérieur  qui  suffisait  à  la  faire 
remarquer,  l'héritage  eût-il  été  modeste.  Je  dois  dire  cependant 
que  pour  Buchâtel  c'était  la  condition  première  qui  seule  lui  avait 
permis  de  souhaiter  cette  grande  fortune.  Sans  être  romanesque,  il 
avait  l'âme  si  fière  et  si  délicate  que  toute  femme  qui  aurait  semblé 
ne  pouvoir  pas  lui  plaire,  fût-elle  encore  dix  fois  plus  riche,  ne 
l'aurait  jamais  fait  sortir  du  célibat.  Et  même  il  lui  fallait  cette 
condition  de  plus,  que  sa  compagne  s'accommodât  aux  exigences 
de  la  vie  politique.  Sur  ce  point,  comme  sur  tous  les  autres,  le  ciel 
s'était  montré  jaloux  de  le  pouiToir.  Cette  personne  de  vingt  ans  se 
plia  sans  efforts  et  presque  avec  plaisir  aux  fatigantes  contraintes, 
aux  fastidieux  devoirs  de  la  vie  officielle.  Bientôt  elle  y  excella,  se 
formant  à  l'exemple  et  pratiquant  les  traditions  d'un  parfait  modèle 
en  ce  genre,  sa  bienveillante  belle-mère,  qui  naguère  dans  les  salons 
soit  du  commerce,  soit  des  finances,  avait,  à  force  de  bonne  grâce, 
donné  presque  un  attrait  à  ces  froides  réceptions,  et  entretenu  sans 
cesse  autour  de  ce  fils  qu'elle  voulait  servir  une  atmosphère  amie 
et  favorable,  heureux  secret  qui  allait  se  continuer  au  ministère  de 
l'intérieur  en  se  rajeunissant. 

Ainsi  rien  ne  manquait  pour  que  le  fardeau  de  ce  ministère  de- 


LE    COMTE    DUCIIATEL.  563 

vînt  presque  l(^ger  à  celui  qui  l'avait  accepté,  et  pour  que  cette 
troisième  phase  de  sa  vie  de  ministre  ne  fût  pas  moins  heureuse, 
moins  en  progrès  que  les  deux  autres.  A  la  tribune,  au  conseil, 
aussi  bien  que  dans  ses  salons,  son  influence  allait  croissant,  et  le 
rapprochement  des  fractions  divisées  de  l'ancienne  majorité  semblait 
sous  ses  auspices  s'opérer  de  lui-même;  mais  l'existence  du  cabinet 
n'en  était  pas  moins  chancelante.  C'était  un  composé  d'excellens 
élémens  qui,  pris  à  part,  inspiraient  presque  tous  confiance  au  pu- 
blic, et  dont  l'ensemble  avait  une  apparence  fragile  et  provisoire.  La 
direction  manquait,  chacun  dans  son  domaine  était  actif  et  vigilant; 
sur  le  terrain  commun,  on  se  laissait  surprendre,  témoin  ce  vote 
étrange,  inexplicable,  silencieux,  qui,  le  20  février  1840,  fit  som- 
brer du  même  coup  la  dotation  demandée  pour  un  prince  et  le  ca- 
binet qui  l'avait  proposée.  La  moindre  discussion  préalable  eût  évité 
l'échec  en  démasquant  l'embûche  et  ramené,  sinon  toutes  les  voix 
prêtes  à  se  déplacer,  du  moins  plus  que  le  nécessaire  pour  n'être 
pas  battu.  Personne  ne  parlant,  le  cabinet  craignit  de  paraître  agres- 
seur en  rompant  le  silence.  Le  piège  était  bien  dressé.  Aussi  la  con- 
fusion fut  grande  après  le  dépouillement  du  vote.  Ceux  qui  avaient 
fait  le  coup  sciemment  et  par  malice  souriaient  et  se  frottaient  les 
mains;  les  dupes  et  les  crédules,  dans  la  consternation,  se  frap- 
paient la  poitrine  et  prétendaient  offrir  au  ministère  telle  revanche 
éclatante,  tel  vote  qu'il  aurait  voulu.  Duchâtel  coupa  court  à  ces  pro- 
messes équivoques;  il  déclara  que,  fût-il  seul  à  se  retirer,  il  se  reti- 
rerait. Ses  collègues  n'étaient  pas  moinsdécidés  que  lui;  ils  repous- 
sèrent toute  transaction,  et  la  couronne  dut  chercher  des  ministres. 
C'était  encore  un  assemblage  d'élémens  plus  on  moins  divers 
qu'il  s'agissait  de  combiner,  puisque  aucune  section  de  la  chambre 
n'était  par  elle-même  assez  forte  pour  composer  un  ministère  et 
surtout  pour  le  soutenir;  mais  les  opinions  voisines  de  la  gauche  al- 
laient fournir  cette  fois  le  plus  gros  contingent.  Le  mouvement  s'ac- 
célérait. Dans  Je  cabinet  du  12  mai,  les  parts  étaient  encore  égales, 
l'opinion  conservatrice  avait  moitié  des  portefeuilles;  elle  n'en  eut 
pas  le  quart  dans  la  combinaison  du  1"  mars  :  —  deux  ministres 
sur  neuf,  pas  davantage,  —  et  encore  un  de  ces  deux  ministres  ne 
cherchait  guère  à  se  donner  pour  un  représentant  fidèle  et  obstiné 
des  traditions  du  centre  droit.  C'était  pourtant  de  ce  côté  que  les 
voix,  atout  prendre,  étaient  encore  les  plus  nombreuses,  et,  pour 
ne  pas  tomber  absolument  à  la  merci  de  la  gauche,  le  cabinet  avait 
besoin,  surtout  k  son  début,  de  ne  pas  les  perdre  toutes.  Il  en  garda 
un  certain  nombre,  grâce  au  duc  de  Broglie,  qui  dès  l'abord  avait 
encouragé  et  patronné  la  piésidence  de  M.  Thiers,  grâce  aussi  à 
M,  Guizot,  qui,  à  peine  arrivé  à  Londres  comme  ambassadeur  de 
la  précédente  administration  et  entré  en  fonctions  seulement  de  la 


564  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

veille,  crut  devoir  ne  pas  se  retirer  à  la  simple  lecture  d'une  liste 
de  noms  propres,  pour  des  raisons  purement  personnelles,  et  sans 
attendre,  à  supposer  que  sa  retraite  devînt  nécessaire,  qu'elle  fût 
justifiée  par  des  actes  publics  et  compris  de  tous.  On  lui  faisait  un 
tel  grief  de  ses  prétendues  exigences  et  de  son  esprit  d'exclusion, 
qu'il  lui  était  bien  difficile  d'entrer  si  brusquement  en  guerre  lorsque 
le  cabinet  ne  lui  demandait,  après  tout,  que  de  ne  pas  l'abandonner 
au  seul  patronage  de  la  gauche.  Duchâtel,  au  premier  moment, 
avec  ce  goût  des  situations  nettes  qui  était  le  fond  de  sa  nature, 
eût  préféré  un  retour  immédiat.  Le  changement  de  politique  lui  pa- 
raissait assez  flagrant  pour  motiver  une  rupture,  et,  selon  lui,  atta- 
quer le  mal  à  sa  naissance,  c'était  l'empêcher  de  grandir.  II  se  rendit 
pourtant  aux  raisons  toutes  de  circonstance  que  lui  donna  M.  Gui- 
zot,  et  l'approuva  de  rester  à  Londres,  mais  convaincu  que  c'était 
pour  peu  de  temps.  Dans  sa  pensée,  dès  le  début  de  la  session  sui- 
vante, les  événemens  auraient  fait  de  tels  pas  et  les  situations  se- 
raient devenues  si  claires  que  la  place  de  M.  Guizot  ne  serait  plus 
qu'à  Paris,  dans  la  chambre,  à  la  tête  des  conservateurs. 

Les  événemens  marchèrent  en  effet  et  encore  plus  promptement 
qu'on  ne  l'avait  pensé.  Le  ministère  du  1"  mars  n'ouvrit  pas  la  ses- 
sion nouvelle.  Je  n'ai  pas  à  raconter  ici  les  causes  de  sa  chute,  ni 
les  étranges  phases  de  cette  question  égyptienne,  qui  lui  devint  fa- 
tale; ce  n'était  d'ailleurs  pas  lui  qui  l'avait  inventés.  Il  n'avait  fait 
que  suivre,  comme  ses  prédécesseurs,  les  ministres  du  12  mai,  un 
de  ces  mouvemens  d'opinion  où  les  esprits  en  France  se  laissent 
emporter  sans  trop  savoir  pourquoi,  sauf  à  n'en  reconnaître  la  va- 
nité et  l'imprudence  qu'après  s'être  engagés  trop  avant.  Je  ne  sais 
rien  aujourd'hui  de  plus  inexplicable  que  l'espèce  d'engouement 
pour  le  pacha  d'Egypte  et  pour  son  fils  qui,  à  cette  époque  (vers 
1839  et  1840),  s'empara  comme  une  contagion,  non-seulement  de 
tous  nos  journaux,  quelle  qu'en  fût  la  couleur,  mais  de  nos  politi- 
ques les  plus  sages  et  les  plus  avisés.  Il  me  souvient  cependant 
qu'à  plus  d'une  reprise  je  trouvai  Duchâtel  en  très  grand  doute  sur 
Méhémet-Ali,  sur  sa  puissance  et  même  aussi  sur  sa  personne,  sur 
cette  fermeté,  cette  opiniâtreté  de  courage  et  d'ambition  dont  tout 
le  monde  alors  le  gratifiait  si  largement.  Sans  trop  s'en  rendre 
compte,  il  soupçonnait  quelque  méprise ,  trouvant  parfois  bien  té- 
méraire de  nous  lier  ainsi,  seuls  contre  tous,  à  la  fortune  de  ce 
vieillard,  et  d'exiger  obstinément  pour  lui  la  possession  de  la  Syrie. 
Que  nous  importait  qu'il  l'obtînt,  et  qu'avion s-nous  à  y  gagner? 
Fallait-il,  comme  à  un  enfant  gâté,  tout  lui  céder  pour  éviter  l'é- 
clat de  sa  colère?  Était-il  donc  de  taille  à  mettre  l'Europe  en  feu,  à 
détrôner  son  suzerain  et  à  précipiter  ce  partage  de  l'Orient,  dont 
tout  le  monde  avait  si  grand'peur?  N'étaient-ce  pas  au  contraire  nos 


LE    COx\ITE    DUCHATEL.  565 

complaisances  et  nos  admirations  qui  encourageaient  sa  résistance, 
et  n'aurions-nous  pas  pu  le  rendre  raisonnable  en  l'appuyant  plus 
froidement?  Ces  vues  si  justes,  ces  lueurs  de  bon  sens  passaient 
alors  pour  jeux  d'esprit,  pour  paradoxes,  et  Duchâtel  lui-même 
n'insistait  pas,  surtout  en  face  du  parti-pris,  du  ton  railleur  et  du 
mauvais  vouloir  qui  poussaient  l'Angleterre  à  contredire  nos  sym- 
pathies. De  part  et  d'autre,  on  en  était  venu  à  n'écouter  que  la  pas- 
sion, et,  une  fois  l'orgueil  national  en  jeu,  tout  changement  de  front 
devenait  impossible.  Il  n'y  avait  plus  que  l'expérience,  l'inexorable 
voix  du  fait  accompli  qui,  en  nous  révélant  la  faiblesse  de  notre  pro- 
tégé, devait  dissiper  nos  chimères  et  peu  à  peu  nous  faire  rentrer 
dans  des  voies  plus  saines  et  plus  vraies. 

Tout  compte  fait,  cette  méprise  de  notre  politique,  si  regrettable 
et  si  coûteuse  à  tant  d'égards,  ne  fut  pas  sans  compensation,  puis- 
qu'il en  dut  sortir  une  grande  mesure  de  défense  nationale,  un  gage 
de  paix  et  de  force,  une  garantie  de  notre  honneur,  les  fortifications 
de  Paris.  Pour  faire  triompher  dans  les  chambres  cette  patrioti- 
que entreprise,  les  ministres  du  l""  mars  et  ceux  qui,  le  29  octobre, 
avaient  bravement  pris  le  fardeau  de  leur  succession ,  mirent  en 
commun  leurs  efforts.  On  entendit  cette  fois  encore,  après  les  dé- 
clamations et  les  lieux-communs  de  la  gauche,  ne  rêvant  que  bas- 
tilles et  complots  contre  la  liberté,  un  concert  de  solides  réponses 
partant  comme  à  F  envi  des  deux  centres  de  la  chambre;  on  entendit 
deux  voix  illustres  marier  encore  leur  éloquence  et  ne  lutter  que  par 
émulation;  pour  un  instant,  on  eût  pu  croire  le  11  octobre  ressuscité, 
mais  l'illusion  ne  dura  guère.  Si  les  hostilités  pendant  un  certain 
temps  restèrent  encore  courtoises,  c'est  que  l'état  de  l'Europe  de- 
meurait incertain.  Me  fallait-il  pas  laisser  un  peu  de  force  au  cabi- 
net pour  qu'il  fît  disparaître  ce  traité  qui  avait  ému  la  France  et 
cet  isolement  qui  l'inquiétait  et  l'irritait?  On  voulait  bien  le  laisser 
vivre  tant  que  son  héritage  eût  semblé  lourd  à  recueillir.  Une  fois 
le  concert  européen  rétabli  et  l'ordre  rentré  dans  la  diplomatie,  la 
guerre  ne  tarda  pas  à  devenir  ardente,  et  l'alliance  avec  la  gauche 
de  plus  en  plus  étroite  et  passionnée. 

Duchâtel,  depuis  le  1"  mars  et  surtout  depuis  la  fin  de  la  session, 
s'était  tenu  constamment  à  l'écart.  Longtemps  éloigné  de  Paris,  il 
n'y  était  rentré  que  vers  le  20  octobre,  et  s'était  d'abord  abstenu  de 
paraître  aux  Tuileries  pour  ne  donner  au  cabinet  aucun  sujet  d'om- 
brage; mais  du  jour  où  l'exécution  facile  du  traité  du  15  juillet  en 
Orient  et  la  soumission  présumée  du  pacha  eurent  brusquement 
changé  la  scène  politique,  et  où  l'immensité  de  nos  préparatifs  mi- 
litaires, perdant  toute  raison  d'être  immédiate,  ne  fit  plus  que  sur- 
exciter, au  lieu  du  sentiment  de  la  défense  nationale,  les  idées,  les 
passions,  les  violences  révolutionnaires,  à  tel  point  que  18â0  pre- 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nait  de  plus  en  plus  l'aspect  et  la  mauvaise  allure  de  1831;  du  jour 
où  les  ministres,  devant  ce  danger  nouveau,  se  sentirent  affaiblis  et 
comme  désarmés  par  l'appui  que  leur  prêtait  la  gauche,  situation 
fausse  et  intenable  qu'un  des  plus  clairvoyans  d'entre  eux  ne  ces- 
sait de  signaler  au  roi  en  lui  disant  :  «  Renvoyez-nous,  sire,  nous 
ne  pouvons  plus  rien,  et  nous  empêchons  tout;  »  de  ce  jour,  les  scru- 
pules ne  furent  plus  de  saison,  et  Duchâtel,  aussi  alerte  et  diligent 
qu'il  était  réservé  jusque-là,  dut  instamment  presser  M.  Guizot  de 
hâter  son  retour  et  de  venir,  de  Londres,  fonder,  d'accord  avec  lui, 
avec  le  maréchal  Soult,  avec  M.  Yillemain  et  M.  Humann,  M.  Gunin- 
Gridaine  et  M.  Martin  du  Nord,  un  cabinet  dont  la  tâche  peu  sédui- 
sante était  de  recommencer,  au  bout  de  neuf  années,  dans  des 
circonstances  presque  aussi  périlleuses,  l'œuvre  ingrate  et  impopu- 
laire, bien  que  vraiment  libérale,  l'œuvre  antirévolutionnaire  et 
antibel'iqueuse  de  Casimir  Perier.  Entrer  dans  ce  cabinet  en  de 
telles  conjonctures,  sans  autre  perspective  c[ue  des  succès  plus  que 
douteux  et  des  échecs  presque  certains,  c'était  un  devoir  sévère, 
surtout  pour  Duchâtel,  qui  était  tenu  de  reprendre  le  poste  que  par 
dévoùment  il  avait  déjà  récemment  occupé,  —  le  ministère  de  l'in- 
térieur. Ce  n'était  pas  le  moment  de  consulter  ses  goûts,  d'obéir  à 
ses  aptitudes  et  de  se  dérober  à  la  responsabilité  politique  en  s'iso- 
lant  dans  sa  spécialité.  Plus  la  tâche  était  incommode,  moins  il 
pouvait  s'y  soustraire.  Lui  seul,  à  certains  égards,  semblait  en  po- 
sition d'en  braver  les  difficultés;  sans  hésiter,  il  s'en  chargea,  et 
pendant  huit  années  il  y  donna  toute  sa  vie. 

On  sait  par  quelle  série  de  laborieux  succès,  par  quels  combats 
renouvelés  sans  cesse,  et  grâce  à  quels  efforts  d'éloquence  et  de 
courage,  de  clairvoyante  activité,  de  franche  et  ferme  discussion, 
ce  cabinet  parvint  non-seulement  à  dégager  la  France  du  mauvais 
pas  où  elle  était  entrée,  mais  à  recouvrer  contre  tout  espoir,  en  deux 
ou  trois  années,  presque  tout  le  terrain  que  la  monarchie  constitu- 
tionnelle et  le  parti  de  gouvernement  avaient  perdu  depuis  1835. 
On  est  tenté  de  ne  pas  s'en  souvenir  quand  on  songe  à  la  cata- 
strophe qui  était  là  si  voisine  et  qui  allait  tout  engloutir;  le  regard 
s'attache  au  désastre  et  glisse  sur  les  conquêtes  qui  l'avaient  pré- 
cédé. Mais  à  voir  plus  froidement  les  choses,  l'omission  se  répare; 
on  tient  plus  juste  compte  et  du  labeur  et  de  l'œuvre  accomplie;  les 
vrais  amis  du  gouvernement  libre  ne  peuvent  refuser  quelque  re- 
connaissance aux  hommes  qui  osèrent  alors  tenir  tête  à  l'orage, 
et  qui  si  promptement  triomphèrent  et  des  menaces  de  la  déma- 
gogie et  du  mauvais  vouloir  européen.  Lorsqu'en  octobre  18^^  le  roi 
Louis-Philippe  revenait  de  Windsor,  où  il  avait  rendu  cette  visite  de 
famille,  sorte  de  gage  de  réconciliation  que  la  jeune  souveraine  était 
venue  la  première  lui  porter  au  château  d'Eu,  quel  chemin  n'avions- 


LE    COMTE    DUCHATEL.  567 

nous  pas  fait  depuis  1840  !  quel  changement  et  quel  contraste!  Sans 
qu'il  en  eût  coûté  le  moindre  sacrifice,  la  plus  légère  atteinte  à  nos 
plus  ombrageuses  exigences,  la  bonne  intelligence  de  la  France  et 
de  l'Angleterre,  cette  condition  première  du  maintien  de  la  paix  en 
Europe,  était  aussi  complètement  rétablie  que  naguère  elle  semblait 
compromise,  et,  d'un  autre  côté,  si  les  partis  à  l'intérieur  n'avaient 
pas  désarmé,  s'ils  se  tenaient  toujours  sur  le  qui  vive!  l'immense 
majorité  du  pays  reprenait  confiance,  la  richesse  publique  grandis- 
sait à  vue  d'œil,  partout  d'heureux  symptômes  succédaient  aux  si- 
nistres indices  qui  s'étaient  un  instant  révélés.  Ce  retour  de  fortune, 
ces  résultats  inattendus,  à  qui  les  devait-on?  Avant  tout  à  celui 
qui  était  le  véritable  chef  du  cabinet,  à  ce  puissant  esprit  dont  la 
force  oratoire  tenait  parfois  du  prodige,  et  qui,  à  mesure  que  les 
questions  devenaient  plus  délicates  et  paraissaient  plus  insolubles, 
trouvait  en  lui  comme  un  fonds  nouveau  de  talent,  de  ressources 
et  de  supériorité;  mais,  sans  rien  atténuer  de  l'honneur  qui  lui  re- 
vient, on  ne  peut  méconnaître  qu'une  influence  moins  éclatante,  un 
autre  genre  de  supériorité  s'ajoutant  à  la  sienne,  la  complétant 
en  quelque  sorte,  avait  aussi  sa  large  part  dans  le  tour  favorable 
qu'avaient  pris  les  affaires  en  ces  premiers  momens.  Pour  rappe- 
ler tous  les  services  que  le  ministre  de  l'intérieur  rendit  alors  à  ses 
collègues  et  à  sa  cause,  il  faudrait  pouvoir  dire  tout  ce  que  la  vi- 
gilance d'un  esprit  toujours  en  travail,  la  rectitude  d'un  bon  sens 
à  peu  près  infaillible,  un  coup  d'œil  pénétrant,  une  imperturbable 
mémoire,  peuvent  éviter  de  fautes,  signaler  de  dangers,  émettre 
d'idées  justes,  d'informations  précises,  d'objections  salutaires,  de 
précieux  avertissemens.  Egalement  soigneux  des  hommes  et  des 
choses,  il  avait  fait  comme  un  progrès  de  plus  dans  cet  art  qui  lui 
était  naturel  et  dont  déjà  nous  avons  parlé,  —  l'art  de  traiter  avec 
les  personnes,  de  ramener  les  dissidcns,  de  retenir  les  fidèles,  de 
satisfaire  à  peu  près  tout  le  monde,  encore  moins  par  l'à-propos 
dé  ses  souvenirs  et  de  ses  attentions  que  par  la  loyauté  et  la  sû- 
reté de  son  commerce.  A  la  tribune  aussi,  sa  situation  depuis  1840 
avait  pris  encore  plus  d'ampleui'.  Toujours  prêt,  toujours  clair  et 
précis  dans  les  questions  de  son  propre  domaine,  son  action  s'éten- 
dait, en  quelque  sorte  malgré  lui-même,  en  dehors  de  son  départe- 
ment. Chaque  fois  qu'un  problème  un  peu  considéi'able  en  matière 
de  finances,  de  commerce  ou  de  travaux  publics  partageait  les  es- 
prits, le  vœu  de  la  chambre  l'appelait  à  la  tribune,  et  !e  forçait  à 
donner  son  avis.  C'est  ainsi  qu'il  avait,  à  vrai  dire,  conduit  et  gou- 
verné le  débat  dans  cette  discussion  mémorable  qui,  en  1842,  dé- 
cida de  l'avenir  des  chemins  de  fer  en  France.  Le  parti  qu'il  fit 
prévaloir  contre  un  éloquent  adversaire  et  contre  les  efforts  de  toute 
l'opposition  devait  bientôt,  en  moins  de  dix  années,  recevoir  une 


568  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sanction  nouvelle,  encore  plus  décisive  qu'un  vote  parlementaire, 
la  sanction  de  l'expérience.  C'était  au  nom  du  véritable  état  de  nos 
finances  et  du  grand  avenir  réservé,  selon  lui,  à  cette  viabilité  nou- 
velle, qu'il  s'était  refusé  à  n'en  laisser  tenter  qu'un  essai  timide  et 
partiel,  sur  un  seul  point  du  territoire,  contrairement  aux  règles  de 
justice  distributive  qu'une  équitable  administration  ne  doit  jamais 
enfreindre.  Le  réseau  complet  et  simultané  qu'il  fit  adopter  par  la 
chambre,  aussitôt  entrepris,  conduit  avec  autant  d'activité  que  de 
persévérance ,  sans  qu'il  en  résultât  le  moindre  trouble  financier, 
touchait  presque  à  son  terme  en  1848,  et  si  le  bienfait  de  cette 
vaste  entreprise  ne  put  éclore  en  son  entier  sous  les  auspices  du 
pouvoir  qui  l'avait  préparée,  si  l'empire  s'en  attribua  l'honneur,  et 
fit  croire  à  un  pays  fasciné  et  crédule' que  ces  gigantesques  travaux 
venaient  de  naître  au  premier  coup  de  sa  baguette  pour  son  joyeux 
avènement,  l'histoire  est  là  qui  fait  justice  de  cette  usurpation  et 
rend  à  chacun  sa  part,  en  rappelant  que  l'œuvre  était  aux  trois  quarts 
faite,  et  justifiait  déjà  les  calculs  et  les  pronostics  de  ceux  qui  sans 
charlatanisme  l'avaient  conçue,  défendue  et  fait  exécuter. 

Cette  précoce  confiance  en  l'avenir  des  chemins  de  fer  n'était  pas 
un  médiocre  exemple  de  justesse  d'esprit.  Il  s'en  fallait  qu'en  ce 
temps-là  tout  le  monde  eût  si  bien  deviné;  même  parmi  les  gens  qui 
passaient  pour  les  plus  habiles,  la  nouvelle  invention  n'était  guère 
en  faveur.  On  s'effrayait  de  la  dépense,  on  se  défiait  des  produits, 
on  tenait  pour  chimériques  toutes  lignes  d'un  long  parcours,  on  niait 
que  les  marchandises  pussent  jamais  en  profiter;  le  scepticisme  al- 
lait jusqu'à  douter  de  la  vitesse;  on  prétendait  que  la  vapeur,  même 
pour  les  voyageurs,  n'aurait  pas  sur  les  chevaux  de  poste  un  avan- 
tage assez  marqué  pour  qu'il  fût  raisonnable  de  l'acheter  si  cher; 
on  ne  voyait  dans  cette  découverte  qu'un  instrument  commode  de 
promenade  aux  environs  des  grandes  villes.  Ces  jugemens  superfi- 
ciels, à  peine  croyables  aujourd'hui,  n'avaient  jamais  ébranlé  Du- 
châtel  ni  modifié  ses  prophéties.  Depuis  qu'en  1836  il  avait  vu  en 
Angleterre  les  premières  voies  ferrées,  son  opinion  s'était  faite  sur 
ce  genre  de  locomotion;  il  en  avait  compris  la  portée,  la  puissance, 
les  ressources  même  les  plus  cachées,  et  notamment  cette  loi  de  pro- 
gression presque  géométrique  dans  le  mouvement  des  populations 
et  des  affaires  qui  forcément  se  traduit  au  bout  d'un  certain  temps 
en  accroissement  de  trafic.  Aussi  depuis  cette  époque,  sans  jamais 
varier  un  seul  jour,  il  fut  le  propagateur  le  plus  actif  et  le  plus 
convaincu  de  ces  fécondes  entreprises,  sachant  bien  qu'il  en  devait 
sortir,  outre  une  immense  révolution  économique,  toute  une  trans- 
formation pour  ainsi  dire  de  la  société  européenne. 

Il  avait  à  la  fois  le  goût  du  neuf  et  le  besoin  du  raisonnable.  S'il 
accueillait  avec  empressement  toute  innovation  applicable  et  prati- 


LE    COMTE    DUCHATEL.  569 

que,  il  traitait  sans  pitié  les  idées  vagues  et  pompeuses,  les  projets 
vides  et  sonores.  Également  exempt  de  routine  et  d'utopie,  il  ne 
cessa  d'introduire  dans  les  services  dont  il  avait  la  surveillance  et  la 
tutelle,  les  prisons,  les  hospices,  les  établissemens  de  bienfaisance, 
je  ne  sais  combien  d'heureuses  nouveautés  écloses  sous  son  patro- 
nage et  bientôt  reconnues  nécessaires;  mais  ce  qu'il  tenait  à  bon 
droit  pour  sa  meilleure  fortune  en  ce  genre,  c'était  d'avoir  pendant 
son  ministère  assisté  et  présidé  aux  premières  tentatives  de  ces 
deux  découvertes  les  plus  extraordinaires  et  les  plus  populaires  qui 
depuis  l'invention  de  la  machine  à  vapeur  aient  étonné  et  illustré 
ce  siècle,  l'appUcation  de  l'électricité  à  la  transmission  de  la  parole, 
l'emploi  de  la  lumière  à  la  reproduction  des  objets,  la  télégraphie 
électrique  et  le  dagueriéotype.  Ce  fut  grâce  à  son  intervention,  à 
son  intelligent  concours ,  grâce  aux  essais  qu'il  prit  sur  lui  d'auto- 
riser, aux  subsides  et  aux  récompenses  qu'il  sut  obtenir  des  cham- 
bres, que  ces  deux  merveilleux  procédés  passèrent  si  rapidement 
du  cerveau  de  leurs  inventeurs  en  la  possession  du  public,  qui  bien- 
tôt à  son  tour  devait  en  obtenir  de  si  ingénieux  perfectionnemens. 
On  le  voit  donc,  sous  tous  les  aspects,  il  n'avait  qu'à  se  féliciter 
de  la  périlleuse  campagne  commencée  le  29  octobre  1840.  Elle  avait 
dépassé  tout  espoir;  personnellement  il  y  avait  gagné;  sa  cause, 
ses  idées,  son  parti,  en  avaient  reçu  comme  une  vie  nouvelle;  les 
adhésions  les  plus  encourageantes  se  succédaient  de  tous  côtés  ;  il 
avait  vu  avec  bonheur  un  de  ses  meilleurs  amis,  M.  Dumon,  entrer 
dans  le  cabinet,  et  lui  apporter  un  concours  aussi  éloquent  que  dé- 
voué; pourquoi  dès  lors,  au  fond  de  l'âme  et  sans  jamais  en  laisser 
rien  paraître  dans  ses  actes  ni  dans  ses  paroles,  était-il  malgré  lui, 
même  après  les  journées  les  plus  décisives  et  les  succès  les  plus  in- 
contestables, inquiet,  soucieux  et  plein  d'incertitude  sur  l'issue  der- 
nière de  tant  d'efforts?  Cette  disposition,  qui  ne  fit  que  s'accroître  à 
mesure  que  les  années  se  succédèrent  et  que  la  lutte  se  prolongea, 
je  la  vis  poindre  chez  lui,  dans  notre  intimité,  dès  ISâ/t,  justement 
à  l'époque  où  le  roi  revenait  d'Angleterre  et  où  par  conséquent  la 
fortune  du  cabinet  semblait  à  son  apogée  ;  mais  c'était  cette  fortune 
même  qui  causait  son  principal  souci.  Ce  succès  persistant,  résis- 
tant à  toutes  les  attaques,  s'éternisant  depuis  quatre  ans,  lui  sem- 
blait gros  d'orages.  «  Remarquez-bien,  me  disait-il,  que,  si  chaque 
fois  qu'on  nous  livre  bataille,  nous  la  gagnons,  le  lendemain  c'est 
à  recommencer.  Tantôt  l'un,  tantôt  l'autre  attache  le  grelot;  mais, 
pour  le  détacher,  c'est  toujours  notre  tour.  Ils  ont  des  relais,  nous 
n'en  avons  pas.  Je  reconnais  que  la  fortune  nous  a  presque  gâtés 
depuis  quatre  ans,  à  la  condition  toutefois  de  ne  jamais  nous  déli- 
vrer d'une  difficulté  sans  nous  en  mettre  une  autre  aussitôt  sur  les 
bras;  après  la  question  d'Orient,  la  question  du  droit  de  visite;  après 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  recensement  de  M.  Humann,  la  proposition  de  M.  Ganneron.  C'est 
un  métier  de  Sisyphe  que  nous  faisons  là.  La  vie  publique  n'est  pas 
autre  chose,  je  le  sais;  seulement  il  y  faut  du  repos.  Plus  nous  du- 
rons, plus  la  corde  se  tend.  Nos  amis  ne  sont  plus  ce  qu'ils  étaient  il 
y  a  trois  ans.  Ils  ont  perdu  ces  craintes  salutaires,  ces  souvenirs  de 
1840  qui  les  rendaient  vigilans  et  dociles.  Sans  un  peu  de  crainte, 
point  de  sagesse.  Ils  se  passent  leurs  fantaisies,  se  donnent  à  nos 
dépens  des  airs  d'indépendance,  convaincus,  quoi  qu'ils  fassent, 
que  nous  devons  durer  toujours  :  il  n'y  a  pas  jusqu'au  roi  qui  ne 
commence  à  nous  croire  éternels  et  à  trouver  tout  possible;  niais  ce 
que  les  amis  perdent  en  discipline,  les  adversaires  le  gagnent  en 
hostilité.  Plus  nous  durons,  plus  ils  s'irritent,  ceux-là  surtout  qui, 
avant  le  1^'"  mars,  étaient  nos  meilleurs  amis.  Ils  nous  avaient  pré- 
dit que  nous  en  avions  à  peine  pour  six  mois;  je  comprends  leur 
mécompte,  et  qui  sait  où  il  les  peut  conduire  !  Déjà  les  voilà  lancés 
hors  des  voles  modérées  et  prudentes  qu'ils  s'étaient  certainement 
tracées;  ils  n'en  r>:!Steront  pas  là,  si  nous-mêmes  nous  restons  où 
nous  sommes.  Ils  embrigaderont  toutes  les  oppositions,  même  les 
plus  radicales,  lesquelles  pour  un  moment  cacheront  leurs  desseins 
et  se  laisseront  conduire  à  cet  assaut  soi-disant  monarchique.  C'est  là 
le  vrai  danger.  Les  révolutionnaires  à  visage  découvert  n'ont  jamais 
fait  de  révolution;  c'est  quand  ils  sont  masqués  et  semblent  obéir  à 
ceux  qui  ne  prétendent  infliger  au  pouvoir  qu'une  simple  leçon, 
c'est  alors  qu'il  en  faut  tout  craindre.  Cette  royauté  de  juillet  ne 
peut  vivre  et  se  fonder  qu'en  s^ appuyant  sur  les  deux  centres;  dès 
qu'un  des  deux  s'isole,  et  par  entraînement,  à  son  insu,  sert  d'avant- 
garde  à  la  révolution,  comment  ne  pas  prévoir  de  sérieux  malheurs!  w 
Notez  bien  qu'en  parlant  ainsi  il  ne  lui  venait  à  la  pensée  rien 
qui  ressemblât  le  moins  du  monde  au  24  février.  Aucun  esprit  tant 
soit  peu  sain  ne  pouvait  alors  concevoir  un  rêve  aussi  fantastique, 
pas  plus  dans  les  rangs  de  la  gauche  et  de  l'opposition,  même  la  plus 
radicale,  que  sur  les  bancs  de  la  majorité.  Ce  qu'il  entendait  par 
«  de  sérieux  malheurs,  »  c'était  un  de  ces  échecs  parlementaires  qui 
auraient  forcément  entraîné,  outre  la  chute  du  cabinet,  la  désorga- 
nisation systématique  du  parti  de  gouvernement,  bouleversé  l'admi- 
nistration, déplacé  toutes  les  influences  et  lancé  le  pays  dans  une 
de  ces  crises  où  les  trônes  sont  si  vite  menacés  et  si  vainement  dé- 
fendus. Cette  perspective  suffisait  pour  qu'il  lui  prît  un  sérieux  dé- 
sir de  couper  court  au  mal  en  abrégeant  les  jours  du  cabinet.  «  Dès 
la  session  suivante,  ne  pouvait-on  saisir  la  première  occasion  d'un 
vote  un  peu  douteux  et  s'en  faire  honorablement  une  porte  de  sor- 
tie? 11  fallait  en  finir,  interrompre  une  lutte  irritante  qui  lassait  le 
pays,  se  donner  à  soi-même  un  repos  bien  gagné,  amasser  des  forces 
nouvelles,  détendre,  rajeunir,  renouveler  la  situation.  »  Ce  qu'il  se 


LE    COMTE    DUCHATEL.  571 

disait  là,  le  duc  de  Broglie,  vers  cette  même  époque  et  presque 
dans  les  mêmes  termes,  avec  la  conviction  et  la  sollicitude  d'un  vé- 
ritabb  ami,  l'écrivait  à  M.  Guizot  (l).  Rien  n'était  plus  sensé,  plus 
désirable  en  théorie  que  cette  abdication  volontaire  ;  rien  par  mal- 
heur non  plus,  rien  en  pratique  n'était  plus  impossible.  Étions-nous 
donc  en  Angleterre  pour  nous  permettre  impunément  ce  genre  d'é- 
volution? Existait-il  chez  nous  deux  grands  partis  vivant  chacun  de 
sa  vie  propre,  capables  de  constance,  d'abnégation,  de  sacrifices, 
divisés  seulement  d'opinion,  unis  de  respect  et  d'attachement  aux 
institutions  du  pays,  résolus  l'un  et  l'autre  à  les  maintenir  et  à  les 
défendre,  deux  partis  à  qui  la  couronne  pouvait,  à  tour  de  rôle, 
confier  les  affaires  sans  courir  la  moindre  aventure?  Chez  nous,  si 
le  cabinet,  même  à  bonne  intention,  eût  déserté  son  poste,  qu'au- 
rait pu  faire  le  roi?  Appeler  le  centre  gauche;  il  y  était  bien  forcé, 
toute  nuance  intermédiaire,  toute  combinaison  moins  tranchée  fai- 
sant absolument  défaut,  ou  ne  pouvant  fournir  que  d'insuffisantes 
doublures.  Or,  depuis  quatre  années,  le  centre  gauche  s'était  lié  de 
si  près  à  la  gauche,  qu'appeler  l'un  c'était  se  donner  à  l'autre,  et  le 
roi,  qui  par  expérience  savait  l'impuissance  absolue  de  la  gauche 
en  face  de  la  moindre  émotion  populaire,  n'avait,  on  le  comprend, 
aucune  envis  de  se  livrer  à  elle.  Fallait-il  donc,  dans  l'intérêt  de 
sept  ou  huit  personnes,  pour  user  moins  leurs  forces  et  ménager 
leur  avenir,  dans  l'intérêt  aussi  d'une  tactique  plus  ou  moins  judi- 
cieuse, d'un  calcul  au  moins  problématique,  réduire  sans  nécessité 
et  de  gaîté  de  cœur  la  couronne  à  cette  extrémité?  Et  la  cause  con- 
servatrice, et  tous  ces  députés  qui  portaient  son  drapeau,  avait-on  le 
droit  de  les  abandonner  ainsi,  de  leur  enlever  leurs  chefs,  leurs  dé- 
fenseurs et  la  possession  du  pouvoir,  sans  qu'ils  eussent  rien  fait 
pour  les  perdre,  sinon  peut-être  une  faute  légère,  une  méprise  par- 
donnable? Pour  la  majorité  de  la  chambre  aussi  bien  que  pour  la 
couronne,  que  le  cabinet  se  retirât  ou  qu'il  fût  renversé,  qu'au  lieu 
d'une  déroute  ce  fût  une  retraite,  le  résultat  n'était  pas  moins  le 
même.  Traitée,  dans  les  deux  cas,  comme  une  armée  vaincue,  ne 
serait-elle  pas  licenciée,  hors  de  service,  en  proie  aux  représailles, 
aux  rancunes,  aux  réactions  locales  et  subalternes?  Ce  parti  mo- 
déré, politique  et  vraiment  libéral,  ce  parti  de  résistance  et  de  lé- 
galité fondé  par  Casimir  Perier,  et  depuis  quatorze  ans  maintenu  à 
si  grand'peine,  une  fois  dissous  et  dispersé,  qui  serait  jamais  de 
taille  à  le  reconstituer?  Et  sans  lui,  sans  ce  frein,  sans  cette  sauve- 
garde, à  quelle  politique  ne  tomberait-on  pas?  C'était  donc  jouer  à 
croix  ou  pile  les  destinées  du  pays  que  de  quitter  son  poste,  sans 
compter  que  le  grief  éternel  des  ennemis  de  nos  institutions  était  le 

(1)  Lettre  de  M.  le  duc  de  Broglie  citée  par  M.  Guizot,  Mémoires,  p.  23,  t.  Vlîl. 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

changement  trop  fréquent  des  personnes,  l'instabilité  du  pouvoir. 
Lors  donc  qu'un  ministère  avait  l'insigne  chance  d'avoir  duré  déjà 
plus  que  tout  autre  et  de  pouvoir  durer  encore,  était-ce  à  lui  de 
faire  comme  à  plaisir  de  l'instabilité  factice?  En  tout  cas,  l'honneur 
lui  commandait  d'ajourner  toute  idée  de  retraite  jusqu'à  l'issue  des 
élections,  qui  commençaient  à  devenir  prochaines,  la  chambre  ayant 
fourni  déjà  près  de  moitié  de  sa  carrière.  Si  l'épreuve  était  favo- 
rable, le  cabinet  en  recevrait  comme  un  nouveau  baptême;  si  le 
scrutin  lui  était  contraire,  ou  seulement  s'il  était  douteux,  sa  re- 
traite était  de  droit,  il  n'avait  plus  ni  scrupules  à  se  faire,  ni  repro- 
ches à  redouter. 

Comme  c'était  sur  le  ministre  de  l'intérieur  que  le  fardeau  de 
ces  élections  devait  principalement  peser,  Duchâtel  était  tenu, 
plus  encore  peut-être  que  ses  collègues,  à  ne  pas  s'y  soustraire. 
L'instinct  chez  lui  persistait  à  souhaiter  une  retraite  anticipée,  et 
maintes  fois,  en  tête-à-tête,  sa  verve  à  ce  sujet  devenait  intaris- 
sable; mais  le  côté  pratique  de  la  question,  l'impossibilité  de  laisser 
à  l'abandon  et  ses  amis  et  la  couronne,  puis  surtout  cette  néces- 
sité de  ne  pas  déserter  la  lutte  qui  allait  s'ouvrir,  le  ramenaient 
bien  vite  et  sans  hésitation  à  continuer  sa  lourde  tâche.  C'était  la 
seconde  fois,  depuis  l'origine  du  cabinet,  qu'il  présidait  à  un  re- 
nouvellement de  la  chambre.  Dans  la  première  épreuve,  en  18/ii2, 
une  approbation  non  douteuse  de  la  politique  du  29  octobre  était 
sortie  de  l'urne;  mais  le  jour  même  où  ce  résultat  à  peine  proclamé 
semblait  donner  aux  partisans  de  la  royauté  nouvelle  un  gage  d'af- 
fermissement, la  déplorable  mort  de  M.  le  duc  d'Orléans  était  venue 
tout  détruire  et  tout  mettre  en  question.  Si  nombreuse  et  si  riche 
en  dons  de  toute  sorte  que  fût  la  royale  famille,  celui  que  la  mort 
venait  de  frapper  était  le  seul  qui  par  son  âge,  ses  qualités,  par 
ses  défauts  même,  pouvait  avoir  l'heureuse  chance  d'affermir  et  de 
perpétuer  l'œuvre  de  1830.  Cette  mort  étendait  encore  comme  un 
voile  lugubre  sur  l'avenir,  bouleversait  toutes  les  prévisions,  des- 
séchait toutes  les  espérances,  lorsqu'au  bout  de  quatre  ans,  en 
18A6,  la  chambre  née  sous  ces  tristes  auspices,  touchant  presqu'à 
son  terme,  dut  être  renouvelée.  Sans  avoir  eu  jamais  de  sérieux 
désaccords  avec  le  cabinet,  elle  l'avait  quelquefois  mollement  sou- 
tenu. Le  travail  souterrain  que  tant  d'oppositions  combinées  ne  ces- 
saient d'exercer  sur  elle  l'avait  rendue  presque  hésitante.  C'était 
au  corps  électoral  de  dissiper  l'incertitude.  Qu'allait -il  faire?  con- 
firmer ou  proscrire  cette  politique  déjà  vieille  de  six  années,  longé- 
vité non  moins  rare  qu'importune  à  bien  des  gens?  Les  adversaires 
du  cabinet,  surtout  le  centre  gauche,  n'admettaient  pas  le  doute. 
Je  n'ai  jamais  vu  si  complète  assurance,  et  quand  on  se  rappelle  le 
degré  de  crédulité  que  rencontraient  alors  dans  l'opinion  surexcitée 


LE    COMTE    DUCIIATEL.  573 

les  contes  les  plus  absurdes,  et  comment,  par  exemple,  à  propos 
d'un  docteur  Pritchard,  on  avait  allumé  la  plus  factice  des  colères 
et  l'émotion  la  plus  dénuée  même  de  l'ombre  d'un  prétexte,  il  n'est 
pas  très  extraordinaire  que  l'opposition  eût  !a  foi  si  robuste  en  la 
bonne  volonté  du  scrutin.  Quant  au  cabinet,  bien  qu'il  eût  fait,  cent 
fois  pour  une,  justice  de  ces  pauvretés,  il  savait  trop  quelle  trace  la 
moindre  calomnie  laisse  toujours  après  elle  pour  se  promettre  un 
succès  triomphant.  Il  se  fût  contenté,  tout  imparfaite  qu'elle  était, 
qu'on  lui  rendît  la  même  chambre  réélue  pour  cinq  ans  :  avec  elle, 
il  était  presque  sûr  que  certaines  barrières  ne  seraient  pas  franchies. 
Jusqu'au  dernier  moment,  les  conjectures  les  plus  diverses  furent 
également  plausibles.  Je  dois  dire  toutefois  que,  surtout  vers  les 
derniers  jours,  le  ministre  de  l'intérieur,  dont  rarement  en  ces  ma- 
tières le  tact  était  en  défaut,  avait  la  ferme  confiance  que  le  cabinet 
l'emporterait.  La  victoire  dépassa  son  attente  :  elle  fut  complète. 
En  tenant  compte  de  part  et  d'autre  des  pertes  et  des  gains,  l'opi- 
nion conservatrice,  déjà  en  majorité  dans  la  chambre  précédente, 
comptait  dans  celle-ci  de  vingt-cinq  à  trente  voix  de  plus. 

On  aurait  cru  qu'après  cet  arrêt  tout  allait  marcher  sur  roulettes. 
Eh  bien!  non  :  cette  fois  encore  il  était  dit  que  le  succès  serait  pour 
le  cabinet  comme  un  présent  fatal,  et  ne  ferait  qu'ajouter  à  ses  périls 
et  à  ses  embarras.  Un  résultat  moins  clair,  un  reste  d'incertitude, 
en  laissant  à  ses  adversaires  une  ombre  d'espérance,  eût  tempéré 
chez  eux  l'étonnement  et  le  dépit  :  ils  seraient  restés  plus  sages, 
ou  la  violence  de  leurs  efforts  se  serait  concentrée  dans  l'enceinte 
du  parlement  sans  se  transporter  dans  la  rue.  Il  me  souvient  qu'un 
de  nos  anciens  amis  avec  lequel  je  me  plaisais  encore,  malgré  nos 
dissidences,  à  échanger  parfois  quelques  paroles,  un  de  ceux  qui 
vers  la  fin  de  la  session,  avec  la  plus  sincère  et  la  plus  imperturbable 
assurance,  m'avait,  en  nous  séparant,  prédit  tous  les  triomphes 
de  l'opposition  sur  le  terrain  électoral,  la  première  fois  que  nous 
nous  rencontrâmes  dans  la  chambre  nouvelle,  me  dit  avec  un  accent 
étrange  :  «  Vous  êtes  les  plus  forts,  c'est  évident  ;  votre  compte  est 
exact,  je  l'ai  vérifié.  Ici  plus  rien  à  faire,  plus  rien  k  dire  pour  nous: 
nos  paroles  seraient  perdues.  Nous  allons  ouvrir  les  fenêtres.  » 

Ce  ne  fut  que  trop  vrai  :  à  partir  de  ce  temps,  l'opposition  chan- 
gea subitement  de  mot  d'ordre  et  de  plan  de  campagne.  Avant  les 
élections,  sa  confiance  était  telle,  elle  se  croyait  si  sûre  de  la  vic- 
toire, que  ces  mots  :  réforme  électorale,  réforme  parlementaire, 
avaient  presque  perdu  pour  elle  tout  à-propos.  A  quoi  bon  changer 
l'instrument  dont  on  attend  un  bon  service?  Par  habitude,  de  loin 
en  loin,  quelques  comparses  se  complaisaient  encore  à  réclamer  et 
l'extension  des  incompatibilités  et  l'adjonction  aux  listes  électorales 
des  secondes  listes  du  jury;  mais  les  habiles  n'insistaient  pas.  Le 


574  REVUE    DES    DEUX    MO.XDES. 

cabinet  du  1"'  mars,  lorsqu'il  avait  eu  besoin  d'un  certain  appoint 
dans  le  centre,  avait  si  hautement  nié  toute  opportunité  de  ce  genre 
de  réforme,  qu'il  devenait  difficile  d'en  professer  si  vite  l'urgence 
et  la  nécessité;  puis  ce  corps  électoral  qu'on  croyait  tenir  dans  la 
main  et  qui  allait  tout  à  l'heure  prononcer  sa  sentence,  ne  le  bles- 
serait-on pas  en  parlant  de  le  réformer?  Aussi  n'en  fut-il  plus  ques- 
tion, ou  peu  s'en  faut,  dans  les  dernières  sessions  de  la  législa- 
ture, justement  celles  où,  à  supposer  que  ce  genre  de  réforme  eût 
sérieusement  excité  l'attente  du  public,  c'eût  été  pour  l'opposition 
un  devoir  de  le  demander  sans  retard  et  à  grands  cris,  puisqu'il  n'y 
a  que  les  assemblées  dont  les  pouvoirs  expirent  qui  soient  aptes  à 
rendre  des  lois  électorales,  tout  vote  de  ce  genre,  pour  celles  qui 
ne  font  que  de  naître,  équivalant  à  un  suicide,  à  la  nécessité  d'une 
réélection.  C'était  donc  avant  le  scrutin  qu'il  fallait  prêcher  la  ré- 
forme, si  la  réforme  était  vraiment  ce  qu'on  voulait  :  loin  de  là,  on 
la  laissa  dormir  jusqu'à  la  veille,  jusqu'au  jour  même,  jusqu'au  dé- 
pouillement des  votes;  mais  le  lendemain,  après  la  bataille,  quand 
chacun  eut  compté  ses  morts  et  fait  son  dénombrement,  il  fallut 
voir  comme  on  traita  ce  corps  électoral  naguère  si  ménagé  !  Il  dé- 
jouait tous  les  pronostics,  donc  il  ne  pouvait  être  que  fraude  et 
corruption.  L'opposition  n'admettait  pas  qu'elle  pût  être  battue  tout 
simplement  parce  que  la  masse  du  pays,  iuoffensive  et  un  peu  ti- 
morée, la  trouvait  excessive  et  passionnée  dans  ses  attaques.  Comme 
ces  chevaliers  des  anciens  temps  qui  ne  se  croyaient  jamais  vaincus 
que  par  des  maléfices  et  des  enchantemens,  l'opposition  ne  s'ex- 
pliquait sa  défaite  que  par  l'emploi  de  moyens  illicites.  Elle  com- 
mença donc  par  déclarer  que  ces  élections  de  ISliQ  étaient  néces- 
sairement entachées  de  mensonge.  Quand  le  débat  s'ouvrit,  quand 
il  fallut  en  venir  aux  preuves,  elle  eut  beau  recueillir,  grossir  et 
envenimer  tous  les  petits  faits  plus  ou  moins  regrettables  qui  avaient 
pu,  dans  quelques  localités,  donner  une  assez  pauvre  idée  et  de  l'in- 
telligence des  agens  de  l'administration  et  de  l'indépendance  de 
quelques  électeurs,  comme  il  fut  démontré  d'une  façon  tout  aussi 
claire  que  dans  maint  autre  lieu,  en  fait  de  séduction,  de  pression 
et  d'intimidation,  il  s'en  fallait  que  l'opposition  fût  restée  en  arrière, 
et  que  de  part  et  d'autre,  sans  avoir  après  tout  rien  de  bien  grave 
à  s'imputer,  on  pouvait  au  moins  compenser  les  reproches,  ce  côté 
de  l'accusation  nj  tarda  pas  à  s'évanouir. 

Et  en  effet,  je  tiens  à  le  dire  en  passant,  ces  élections  de  1846, 
malgré  l'extrême  ardeur  de  la  lutte,  étaient  restées  franches  et  li- 
bres; elles  exprimaient  fidèlement  la  pensée  du  corps  électoral.  Ce 
n'est  pas  parce  qu'en  ce  genre  il  s'est  produit  plus  tard,  sous  un 
autre  régime,  de  vraies  énormités,  qu'ici,  par  comparaison,  tout  me 
semble  irréprochable;  non,  ces  élections  de  184(5,  comme  celles  de 


LE    COMTE    DUCIIATEL.  575 

1842,  J8  les  ai  vues  de  près,  j'en  puis  parler  en  conscience  ;  je  sais 
quelle  scrupuleuse  observation  de  la  loi,  quel  respect  des  droits  de 
tous  y  présidèrent  du  côté  du  pouvoir,  et  je  tiens,  pour  ma  part, 
qu'on  n'en  trouverait  guère  d'aussi  sincères,  d'aussi  vraiment 
exemptes  de  sérieux  abus,  soit  chez  nous  depuis  IMli,  soit  même 
dans  les  pays  les  plus  libres  du  monde,  l'Angleterre  par  exemple 
ou  les  États-Unis,  Si  la  cause  conservatrice  venait  de  remporter  un 
notable  avantage,  elle  le  devait  d'abord,  sans  autre  sortilège,  au 
surcroît  de  vigilance,  de  discipline  et  d'énergie  dont  un  bon  nom- 
bre de  conservateurs,  contrairement  à  leurs  habitudes,  avaient  fait 
preuve  cette  fois;  elle  le  devait  surtout  au  concours  éclairé,  à  l'im- 
pulsion intelligente  de  celui  qui  par  ses  fonctions,  non  moins  que 
par  sa  foi  politique,  avait  l'incontestable  droit  d'intervenir  dans  la 
lutte,  non  pour  donner  l'attache  cyniquement  oiïîcielle  à  certaines 
candidatures,  mais  pour  concentrer  les  efforts  du  parti  de  gouver- 
nement et  soutenir,  dans  la  mesure  discrète  d'une  juste  sympa- 
thie et  d'une  loyauté  scrupuleuse,  les  candidats  qui  professaient  les 
mêmes  principes  que  lui.  Il  n'y  épargna  point  sa  peine.  Je  puis 
dire  que  pendant  trois  mois  il  ne  cessa  de  suivre  du  regard,  d'aider, 
de  stimuler,  de  réveiller,  parfois  aussi  de  tempérer  plus  de  quatre 
cents  candidats  dont  il  savait  par  cœur,  grâce  aux  ressources  de  sa 
mémoire,  toutes  les  situations  personnelles,  et  que  sans  cesse,  avec 
un  à-propos  qui  les  frappait  d'étonnement,  il  éclairait  sur  leurs 
oublis,  leurs  négligences,  leurs  imprudences,  en  un  mot  sur  toutes 
les  fautes  qui  compromettaient  leur  succès.  Ce  n'était  pas  seule- 
ment le  sentiment  du  devoir,  c'était  un  certain  plaisir  de  déjouer 
les  trames  de  tant  d'habiles  adversaires  de  toute  provenance  et  de 
toute  couleur,  qui  lui  donnait  cette  sorte  de  fièvre  de  surveillance 
et  d'exhortation.  Si  le  succès  le  dédommagea  de  ce  luxe  de  fatigues, 
sa  santé  par  malheur  en  souffrit  quelque  atteinte;  mais  il  avait  la 
conscience  d'avoir  rendu  à  sa  cause  le  plus  grand  des  services,  de 
lui  avoir  donné  un  gage  d'avenir  et  de  sécurité,  et  peut-être  à  lui- 
même  une  chance  de  repos. 

Cependant,  lorsque  après  la  vérification  des  pouvoirs  il  fut  bien 
démontré  qu'il  n'y  avait  pour  l'opposition  aucun  moyen  d'infirmer 
les  résultats  de  sa  défaite,  et  que  cette  chambre  était  bien  le  pro- 
duit légitime  de  la  majorité  des  électeurs,  ce  fut  contre  le  corps 
électoral  lui-mêma  que  les  batteries  se  dressèrent  aussitôt.  Ces 
mots  :  réforme  parlementaire,  réforme  électorale,  reprirent  tout  à 
coup  faveur.  Il  fallait  à  tout  prix  modifier  l'instrument  dont  on  avait 
tant  à  se  plaindre;  mais  comment  réussir?  Les  voix  les  plus  habiles 
eurent  beau  rajeunir,  en  les  prenant  cette  fois  à  leur  compte,  les 
deux  propositions  de  réforme,  ce  n'était  là  dans  cette  chambre,  de- 
vant cette  majorité  compacte,  que  de  simples  passes  d'armes  néces- 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sairement  sans  résultat.  Il  n'y  avait  à  tenter  qu'un  moyen,  mais  un 
moyen  extrême,  intimider  la  couronne  et  la  chambre  elle-même 
par  la  pression  du  dehors,  parler  les  fenêtres  ouvertes,  comme  on 
me  l'avait  prédit,  en  appeler  de  la  discussion  légale  à  l'agitation 
populaire.  Four  ce  genre  de  besogne,  les  esprits  modérés  n'étaient 
guère  suffisans  ;  il  y  fallait  de  vrais  agitateurs,  et  il  s'en  présenta 
plus  qu'on  n'en  eût  voulu.  Comment  les  écarter?  comment  s'en  sé- 
parer? Qu'auraient  fait  sans  les  radicaux  tous  les  opposans  monar- 
chiques? L'^alliance  était  nécessaire,  elle  s'opéra  fatalement,  presque 
à  l'insu  des  uns  comme  des  autres;  mais  dès  la  première  heure  on 
put  en  pressentir  les  inévitables  dangers.  A  mesure  que  les  ban- 
quets, où  cette  agitation  prit  naissance,  se  succédaient  de  ville  en 
ville,  ils  devenaient  de  plus  en  plus  violens  et  menaçans.  On  n'y 
proscrivait  plus  seulement  les  toasts  monarchiques,  les  toasts  libé- 
raux avaient  le  même  sort;  la  pureté,  la  sincérité  des  institutions 
de  1830  étaient  honnies  et  conspuées  à  l'égal  de  la  santé  du  roi; 
puis  vinrent  les  utopies  républicaines,  les  glorifications  serviles  de 
la  montagne,  l'exaltation  des  insurgés  d'avril,  le  culte  béat  des 
noms  révolutionnaires  les  plus  odieux  et  les  plus  sanglans.  Le  pays 
stupéfait  prit  l'alarme,  et  parmi  les  opposans  monarchiques  il  y  en 
eut,  et  des  plus  illustres,  qui  témoignèrent  quelque  dégoût  et  firent 
quelques  pas  en  arrière.  Sans  avoir  vu  l'abîme  dans  toute  sa  pro- 
fondeur, sans  aller  jusqu'au  blâme  public  et  jusqu'au  désaveu  qui 
peut-être  aurait  tout  sauvé,  ils  prirent  au  moins  assez  de  soin  de 
leur  honneur  pour  rester  à  l'écart  et  n'associer  leur  nom  à  aucun 
acte  de  violence  ;  d'autres  persévérèrent,  ne  virent  pas  ou  ne  vou- 
lurent pas  voir,  trouvèrent  des  excuses  à  tout,  et  s'engagèrent  enfin 
à  figurer  de  leur  personne  au  banquet  solennel  qui  devait  clore  la 
campagne,  le  banquet  de  Paris. 

La  crise  grandissait  :  elle  aurait  avorté,  le  pays  s'en  serait  à  peine 
ému,  et  ces  folies  démagogiques  n'auraient  pas  même  osé  se  pro- 
duire sans  un  concours  de  circonstances  qu'il  est  permis  d'appeler 
fatales,  tant  elles  semblaient  se  succéder  et  se  combiner  comme  à 
dessein  pour  jeter  dans  l'esprit  des  masses  et  même  à  tous  les  rangs 
de  la  société  le  trouble  et  le  découragement.  C'était  d'abord  la  suite 
inévitable  d'une  insuffisante  récolte  qui,  vers  la  fin  de  18/i7,  se  fai- 
sait encore  sentir.  Les  souffrances  avaient  été  vives,  les  désordres 
assez  fréquens,  la  répression  sévère  :  il  en  restait  dans  les  popula- 
tions un  fonds  d'inquiétude  et  de  ressentiment,  un  penchant  à  la 
désaffection  qui  préparait  la  tâche  aux  fauteurs  de  révolte;  puis, 
par  une  coïncidence  tout  au  moins  malheureuse,  à  ce  même  moment 
on  venait  de  voir  coup  sur  coup,  dans  les  hautes  régions  de  la  so- 
ciété, éclater  des  scandales  de  bas  étage,  des  exemples  d'immora- 
lité comme  il  en  apparaît  isolément  à  toutes  les  époques  et  sous  tous 


LE    COMTE   DUCHATEL.  577 

les  gouvernemens,  mais  qui,  groupés  en  quelque  sorte  et  servant 
de  cortège  à  un  crime  éclatant,  au  plus  odieux  assassinat,  frap- 
paient les  imaginations  de  je  ne  sais  quelles  lueurs  sinistres  dont  un 
art  infernal  doublait  encore  l'éclat.  Le  pouvoir  avait  beau  livrer  à  la 
justice  les  coupables,  quels  qu'ils  fussent,  et,  par  la  rigueur  inflexible 
de  poursuites  criminelles,  démontrer  son  intégrité  et  la  fausseté  des 
calomnies  inventées  contre  lui,  le  public  n'en  conservait  pas  moins 
une  impression  mensongère  et  malsaine,  voisine  de  l'hostilité,  tout 
au  moins  de  l'indifférence,  et  que  rien  ne  pouvait  effacer. 

Pendant  que  ces  plaies  morales  troublaient  et  agitaient  la  France, 
l'Europe,  on  s'en  souvient,  n'offrait  pas  un  spectacle  plus  rassurant. 
Partout  la  révolution  levait  la  tête  et  se  mettait  à  l'œuvre  ;  un  vent 
contagieux  soufflait  avec  violence  et  commençait  à  ébranler  les 
trônes;  mais  ce  qu'il  y  avait  pour  nous  de  plus  grave  dans  ce  triste 
état  de  l'Europe,  c'était  que  la  puissance  qui  la  première  et  dès 
le  premier  jour  avait  reconnu  notre  gouvernement  et  accueilli  nos 
institutions  naissantes,  qui,  depuis  dix-sept  ans  notre  alliée  fidèle, 
avait  encore  tout  récemment,  par  d'opportunes  concessions,  mis 
fin  aux  questions  irritantes  dont  les  ennemis  de  notre  royauté  comp- 
taient tirer  si  grand  profit,  que  l'Angleterre  en  un  mot  fût  devenue 
tout  à  coup,  dans  ses  rapports  avec  la  France,  froide,  ombrageuse 
et  presque  hostile.  L'avènement  à  Londres  d'un  nouveau  ministère 
ou  plutôt  d'un  ministre  avait  fait  tout  le  mal;  il  faut  bien  dire  aussi 
qu'une  des  questions  qui,  entre  les  deux  pays,  risquaient  le  plus  de 
réveiller  les  querelles  séculaires,  venait  de  recevoir  une  solution  si 
soudaine  et  tellement  française  que  l'amour-propre  britannique  ne 
pouvait  guère  manquer  de  s'en  montrer  froissé.  Aussi  ces  mariages 
espagnols,  qui  chez  nous  rencontrèrent  d'abord,  de  la  part  du  plus 
grand  nombre,  un  accueil  favorable,  justement  parce  qu'on  les  sa- 
vait peu  agréables  à  l'Angleterre,  et  qui  à  ce  titre  avaient  valu  pour 
un  instant  à  ceux  qui  les  avaient  conclus  presque  un  retour  de  fa- 
veur populaire,  bien  des  gens  ne  les  avaient  vus  qu'avec  un  certain 
regret  et  n'en  avaient  tiré,  même  au  premier  instant,  que  de  fâ- 
cheux augures.  Pour&juoi  ne  pas  le  dire?  de  ce  nombre  était  celui 
dont  nous  parlons  ici.  Rarement  je  l'avais  vu  plus  soucieux  et  plus 
sombre  que  le  jour  où  il  avait  appris  que  la  parole  de  la  France 
venait  d'être  subitement  engagée.  «  C'est  jouer,  disait-il,  gros 
jeu  pour  peu  de  chose  ;  c'est  risquer  de  perdre  une  amitié  puis- 
sante pour  s'assurer  une  alliance  vermoulue,  sacrifier  à  des  sa- 
tisfactions de  famille  et  à  un  éclat  apparent  les  sérieux  intérêts  du 
pays,  en  d'autres  termes,  subordonner  la  grande  politique  à  la  pe- 
tite. »  Aussi  se  plaignait-il  que  le  caractère  de  la  négociation  n'eût 
pas  permis  d'en  parler  au  conseil  et  qu'un  tel  acte  se  fût  conclu 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  37 


578  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sans  qu'il  eût  pu,  au  moins  en  particulier,  en  discuter  le  mérite  et 
en  signaler  le  danger.  «  Se  brouiller  avec  l'Angleterre,  à  moins  que 
l'honneur  de  la  France  ne  le  commande  impérieusement,  jamais, 
ajoutait-il,  il  n'y  faut  consentir,  et  aujom'd'hui  moins  que  jamais. 
N'avons-nous  pas  assez  de  nos  révolutionnaires  sans  nous  mettre 
encore  sur  les  bras  tous  ceux  qu'elle  peut  lancer  de  toutes  les  par- 
ties du  monde?  Plus  les  temps  deviennent  difficiles,  moins  il  faut 
s'isoler  et  perdre  ses  points  d'appui.  » 

Il  était  trop  certain  et  de  J'amitié  de  ^L  Guizot  et  de  la  confiance 
du  roi  pour  supposer  que  de  leur  part  l'ignorance  où  on  l'avait 
laissé  pût  être  volontaire  :  il  croyait  donc,  et,  j'ose  dire,  il  avait  la 
preuve,  que  tout  s'explicpiait  par  un  malentendu;  mais,  à  ne  voir 
que  le  fond  des  choses,  ce  changement  considérable  dans  notre  po- 
litique extérieure,  changement  dont  les  fâcheuses  conséquences  lui 
apparaissaient  si  clairement,  pouvait-il  l'accepter,  en  devenir  res- 
ponsable, sans  y  avoir  participé?  En  d'autres  termes,  devait-il  con- 
tinuer à  siéger  dans  le  cabinet?  Il  n'eut  d'abord  aucune  hésitation, 
et  bien  peu  s'en  fallut  que  sa  démission  ne  fût  remise  au  roi. 
JN'était-ce  pas  la  porte  qu'il  cherchait,  l'occasion  qu'il  avait  appe- 
lée? Il  venait  d'accomplh'  sa  grande  tâche  électorale,  il  en  était  sorti 
à  son  honneur;  n'était-ce  pas  le  moment  de  recouvrer  sa  liberté? 
L'obligation  de  soigner  sa  santé,  une  fièvre  tenace  et  sans  cesse 
renaissante,  lui  en  faisaient  presque  une  nécessité.  Cependant  lors- 
qu'il vit,  au  plus  léger  soupçon  d'un  désaccord  possible  entre  le 
cabinet  et  lui,  combien  certains  visages  devenaient  radieux,  com- 
bien d'officieux  se  pressaient  d'applaudir  aux  intentions  qu'on  lui 
prêtait  et  quelles  espérances  les  adversaires  avaient  peine  à  cacher, 
il  se  donna  le  temps  de  réfléchir.  De  vrais  amis,  loin  de  le  modérer, 
l'excitaient  plutôt,  eux  aussi,  à  suivre  son  penchant,  et,  par  exem- 
ple, un  boinme  de  grande  expérience,  qu'il  écoutait  et  consultait 
avec  autant  de  déférence  que  de  plaisir,  tant  cet  esprit  lucide  sem- 
blait -en  vieillissant  prendre  de  jour  en  jour  plus  d'étendue,  de 
charme  et  de  bienveillance,  le  chancelier,  M.  Pasquier,  insistait 
plus  vivement  que  personne  pour  qu'il  sortit  du  cabinet;  mais  ce 
conseil,  l'eût -il  donné,  si  judicieux  qu'il  pût  être,  sans  je  ne  sais 
quel  fonds  de  vieille  hostilité  qu'à  son  insu  depuis  la  restauration  il 
Bourrissait  contre  M.  Guizot?  Duchâtel  en  douta,  et,  malgré  lui, 
n'attacha  pas  la  même  autorité  que  de  coutume  aux  paroles  du 
chancelier;  puis  il  se  demanda  si  le  vrai  motif  de  sa  retraite  serait 
suffisamment  compris,  s'il  ne  passerait  pas  pour  avoir  écouté  une 
susceptibilité  mesquine,  et  laissé  là  bien  promptcment  ses  collègues 
et  sa  cause  pour  une  question  personnelle.  Quelle  serait  d'ailleurs 
sa  situation,  soit  que  la  chute  du  cabinet  suivît  de  près  sa  retraite, 
soit  qu'au  contraire  elle  fût  différée?  Ne  serait-il  point,  dans  les  deux 


LE   COMITE    DUCHATEL.  579 

cas,  comme  entraîné  fatalement  hors  de  sa  voie?  Si  opposé  qu'il  fût 
au  traité  qu'on  venait  de  conclure,  s'en  faire  un  moyen  de  retraite 
n'était-ce  pas,  lui  aussi,  sacrifier  les  grands  motifs  aux  petits?  11  se 
résigna  donc  et  réprima  son  déplaisir,  sans  le  laisser  paraître  ni 
au  roi  ni  à  ses  collègues  ;  mais,  à  vrai  dire,  rien  ne  lui  avait  tant 
coûté.  Bientôt  les  circonstances  prirent  une  gravité  telle  qu'une 
autre  occasion  se  fût-elle  présentée  de  déposer  son  fardeau,  il  n'au- 
rait pu  songer  à  la  saisir;  sans  compter  qu'à  ce  même  moment,  sur 
la  demande  et  par  la  retraite  volontaire  du  maréchal  Soult,  la  prési- 
dence du  conseil  passait  aux  mains  de  M.  Guizot,  et  que  pour  rien 
au  monde  son  collègue  n'eût  voulu  par  sa  propre  retraite  se  donner 
l'apparence  de  ne  pas  consentir  de  grand  cœur  à  cette  juste  recon- 
naissance d'un  fait  déjcà  vieux  de  sept  ans. 

Que  de  fois,  depuis  cette  époque,  me  suîs-je  demandé  si  d'autres 
sentimens  moins  scrupuleux,  moins  délicats,  une  moins  noble  na- 
ture, plus  touchée  de  ses  griefs  et  de  son  intérêt,  se  donnant  la  sa- 
tisfaction de  disloquer  le  ministère,  n'aurait  pas  rendu  par  là  même 
un  immense  seiTice  au  pays!  Quand  les  choses  ont  tourné  de  la  pire 
façon ,  on  s'imagine  malgré  soi  qu'à  suivre  n'importe  quel  autre 
cours,  elles  auraient  moins  mal  abouti;  mais  le  plus  souvent  on  se 
trompe  à  raisonner  ainsi.  Pour  peu  qu'on  regarde  au  fond  la  cata- 
strophe de  février,  on  reconnaît  bien  vite  que  la  durée  plus  ou  moins 
prolongée  du  cabinet,  la  concession  plus  ou  moins  tardive  d'une 
extension  de  droits  électoraux  n'y  joue  que  le  plus  faible  rôle.  Ce 
n'est  pas  par  là  que  l'édifice  a  croulé.  Pour  que  la  royauté  de  1830 
restât  debout  et  travereât  cette  crise  des  banquets  comme  elle  en 
avait  franchi  tant  d'autres  non  moins  redoutables  au  début ,  il  eût 
suffi  que,  sous  le  poids  de  l'âge,  le  roi  n'eût  rien  perdu  de  cette  vi- 
gueur morale,  de  ce  sang-froid  devant  le  danger  dont  il  avait 
fait  preuve  en  tant  d'occasions  ;  tout  au  moins  aurait-il  fallu  'que 
son  héritier  fût  d'âge  à  payer  de  sa  personne,  qu'aucun  membre  de 
sa  famille  ne  pût  sembler  autorisé  à  négocier  avec  l'opposition ,  et 
que  les  faiblesses  et  les  hésitations  de  la  couronne  ne  lussent  pas 
révélées  de  si  près  à  ceux  qui  travaillaient  à  la  détruire.  Comme 
aucune  de  ces  conditions,  par  malheur,  ne  se  trouvait  réalisée  en 
l'année  1847,  il  n'y  a  pas  lieu  de  regretter  que,  par  la  retraite  ac- 
cidentelle d'un  de  ses  membres  les  plus  nécessaires,  le  cabinet 
n'eût  pas  été  comme  contraint  de  se  dissoudre.  Forcée  de  s'appuyer 
sur  l'opposition,  d'entrer  par  conséquent  dans  un  régime  de  con- 
cessions successives  sans  chances  sérieuses  d'un  temps  d'arrêt  éner- 
gique et  opportun,  la  royauté  n'en  eût  pas  moins  subi  le^même 
sort,  moins  brusquement  et  par  degrés,  mais  voilà  tout.  Or  qu'entre 
l'abdication  morale  et  la  chute,  entre  le  20  juin  et  le  10  août,  il  n'y 
ait,  comme  en  février,  que  vingt-quatre  heures  d'intervalle,  ou 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  quelques  mois  les  séparent,  je  tiens,  pour  moi,  que  c'est  même 
chose.  Et  que  fût-il  arrivé,  si  le  naufrage  se  fût  produit  sous  cette 
forme  plus  lente?  On  en  eût  accusé  celui  qui,  le  premier,  eût  donné 
le  signal  de  la  faiblesse  et  de  l'abandon.  Mieux  vaut  donc,  si  pro- 
fondément triste  que  soit  cette  page  de  notre  histoire,  ne  pas  avoir 
à  se  méprendre  quand  on  fait  à  chacun  sa  part  de  responsabilité. 

Jusqu'au  23  février,  vers  le  milieu  du  jour,  ce  n'était  qu'une 
émeute  ordinaire  ou  plutôt  une  simple  émotion,  un  désordre  sans 
but.  Les  plus  factieux  n'avaient  encore  aucun  projet  d'attaque  à 
main  armée;  l'insurrection  par  elle-même  n'était  pas  en  état  d'écla- 
ter. Le  gouvernement  au  contraire  avait  ses  mesures  prises  et  pou- 
vait au  besoin  réprimer  un  mouvement  sérieux.  Pourvu  qu'aux 
Tuileries  on  fît  bonne  contenance  et  qu'on  y  laissât  voir  la  ferme  ré- 
solution de  ne  point  céder  à  ce  tumulte,  sauf  k  donner  le  lendemain 
à  l'opposition  modérée  telle  satisfaction  qu'on  eût  jugée  possible, 
le  succès  était  assuré.  Aussi,  rien  ne  peut  rendre  l'étonnement  qui 
éclata,  avec  un  mélange  de  colère  chez  les  uns  et  chez  tous  de  stu- 
peur, lorsque  ce  même  jour,  23  février,  entre  deux  et  trois  heures, 
se  répandit  cette  nouvelle  :  le  roi  cède  à  l'émeute,  il  congédie  son 
ministère  !  On  s'attendait  k  tout,  sauf  à  la  défaillance  et  à  l'almndon 
de  ce  côté.  Les  adversaires  du  cabinet  eux-mêmes,  les  membres  les 
plus  vifs  du  centre  gauche,  comme  frappés  d'une  lumière  subite 
sur  leur  situation  personnelle,  laissaient  voir  une  vraie  consterna- 
tion. Ceux-lcà  seuls  semblaient  moins  étonnés  qui,  dès  la  veille, 
dès  le  22  au  soir,  avaient  comme  entrevu  que,  s'il  y  avait  danger,  ce 
n'était  pas  où  l'on  devait  le  craindre,  pas  au  bureau  du  National.  Ce 
jour-là,  vers  la  fin  de  la  matinée,  au  moment  même  où  le  désordre 
semblait  près  de  s'éteindre,  Duchâtel  avait  vu  la  reine,  et  ce  grand 
cœur,  cette  âme  courageuse,  toujours  ferme  en  de  telles  occasions, 
lui  avait  paru  comme  abattue  sous  le  coup  de  faux  bruits  aussi  ab- 
surdes qu'effrayans  semés  à  plaisir  autour  d'elle.  Bien  qu'il  com- 
prît que  ces  machinations,  dont  il  soupçonnait  l'origine,  n'avaient 
pas  dû  s'attaquer  seulement  à  la  reine,  ce  n'en  fut  pas  moins  pour 
lui  une  pénible  surprise,  lorsque,  le  lendemain,  entrant  vers  deux 
heures  chez  le  roi,  qu'il  avait  déjà  vu  dans  cette  même  matinée,  et 
quitté  plein  de  confiance  et  de  courage,  il  le  trouva  perplexe,  agité, 
laissant  clairement  entendre  que  la  retraite  du  ministère  le  soula- 
gerait d'un  grand  poids,  qu'au  dire  de  bien  des  gens  c'était  son  seul 
salut,  et  semblant  consulter  du  regard  son  interlocuteur,  comme  si 
poser,  en  un  tel  jour,  une  telle  question,  n'était  pas  du  même  coup 
la  résoudre.  Il  est  vrai  qu'une  heure  auparavant  une  nouvelle,  qui 
par  malheur  n'était  pas  fausse  cette  fois,  avait  dû  brusquement  le 
faire  passer  de  la  sécurité  aux  plus  sinistres  inquiétudes.  On  venait 
d'entendre  dans  la  rue  ce  cri  de  vive  la  ré  formel  poussé  non  par  les 


LE    COMTE    DUCIIATEL.  581 

émeiitiers,  mais  par  de  soi-disant  amis  de  la  monarchie  qui  avaient 
endossé,  au  mépris  de  toute  discipline,  leur  habit,  symbole  de  l'ordre 
et  du  respect  des  lois,  pour  obéir,  sans  s'en  douter,  aux  meneurs  de 
cette  république  dont  ils  ne  voulaient  pas,  que  bientôt  ils  allaient 
maudire,  et  dont  personne  alors  ne  prononçait  encore  le  nom.  Si  peu 
nombreux  que  fussent  ces  prétoriens  d'un  nouveau  genre,  comme 
eux  seuls  se  mettaient  en  avant  et  que  l'immense  majorité  de  la  mi- 
lice citoyenne  restait,  par  apathie  ou  par  indifférence,  au  fond  de  ses 
boutiques  ou  au  coin  de  son  feu,  on  comprend  que  le  roi  fut  tout  à 
coup  frappé  d'un  péril  formidable;  mais  ce  n'était  pas  le  remède,  ce 
n'était  pas  le  moyen  de  salut,  c'était  un  vrai  suicide  que  de  se  montrer 
faible  à  ce  moment  suprême,  et  de  supprimer  tout  gouvernement. 

Ceux  qui  après  coup  ont  prétendu  que  le  cabinet  avait  perdu  la 
monarchie  en  acceptant  si  vite  et  en  divulguant  à  la  chambre  les 
internions  du  roi,  que  son  devoir  était  de  les  tenir  secrètes,  de  re- 
doubler d'énergie  et  de  sauver  la  royauté  malgré  elle,  ceux-là  font 
preuve  d'une  étrange  ignorance  en  matière  de  gouvernement.  L'u- 
nion patente,  incontestable  de  la  couronne  et  des  ministres  aurait 
suffi  peut-être,  et  je  le  crois  pour  ma  part,  à  dissiper  l'orage  sans 
lutte  sérieuse,  sans  effusion  de  sang;  mais  du  moment  qu'on  aurait 
su  (et  qui  dans  tout  Paris  l'eût  ignoré  au  bout  d'une  heure?)  que 
cette  union  n'existait  pas,  que  le  ministère  était  désavoué,  qu'il 
s'imposait  à  la  couronne,  quels  ordres  efficaces  aurait-il  pu  donner? 
qui  aurait  obéi?  Le  devoir  était  donc  de  s'incliner  promptement  de- 
vant une  faiblesse  irréparable,  d'en  laisser  le  bénéfice  à  la  cou- 
ronne, à  supposer  que  les  passions  populaires  voulussent  bien  lui 
en  savoir  gré,  et  en  tout  cas  d'ouvrir  à  d'autres  par  une  prompte 
retraite  une  chance  meilleure  de  faire  un  gouvernement. 

Quant  à  ceux  qui  ont  cru  que  sans  de  malheureux  hasards  tout 
aurait  bien  tourné,  et  que  la  royauté  se  serait  applaudie  d'avoir 
suivi  les  timides  conseils  et  obéi  aux  influences  obstinées  qui  en  un 
quart  d'heure  avaient  détruit  le  cabinet  du  29  octobre,  c'est  un  au- 
tre genre  d'illusion  peut-être  moins  sérieux  encore.  Que  le  coup  de 
pistolet  du  boulevard  des  Capucines  et  les  cadavres  promenés  aux 
flambeaux  aient  puissamment  aidé  à  l'avènement  de  la  république, 
personne  n'en  saurait  douter;  mais,  à  défaut  de  ces  hasards  plus 
ou  moins  volontaires,  il  s'en  fût  trouvé  d'autres  dont  les  mêmes 
hommes  auraient  tiré  même  profit.  Ce  qui  donne  le  mot  de  cette 
inexplicable  journée  du  2li  février,  ce  qui  devait  nécessairement 
nous  faire  tomber  en  république,  quelque  imprévue  qu'elle  fût 
une  heure  auparavant  et  sans  qu'il  fût  possible  de  s'arrêter  dans 
cette  chute,  c'était  que  la  royauté  se  fût  elle-même  dépouillée  de 
tout  moyen  de  résistance.  A  l'instant  même,  sa  cause  fut  perdue. 
Les  chefs  républicains,  jusque-là  derrière  le  rideau,  à  l'arrière-plan, 


582  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

laissant  tout  faire  et  tout  conduire,  au  moins  en  apparence,  par  la 
gauche  et  par  le  centre  gauche,  de  peur  en  se  montrant  d'épou- 
vanter la  bourgeoisie,  se  démasquèrent  aussitôt.  Avec  un  rare  instinct 
de  la  situation,  ils  comprirent  qu'il  y  avait  interrègne,  interruption 
forcée  de  tout  commandement,  que  l'occasion  était  unique,  à  la  seule 
condition  d'aller  vite,  de  ne  pas  laisser  au  bon  sens  public  le  temps 
de  se  réveiller.  Ils  tentèrent  l'aventure,  et  pendant  que  leurs  associés 
de  la  veille  s'évertuaient  et  s'agitaient  à  composer  un  ministère,  ils 
firent  un  formidable  effort  et  jetèrent  bas  la  royauté. 

Fut-il  jamais  plus  grand  supplice  que  d'assister  à  ce  désastre  les 
mains  liées,  sans  pouvoir  se  permettre  la  moindre  tentative,  la 
moindre  résolution  suprême?  Tel  fut  pourtant  pendant  vingt-quatre 
heures  le  sort  de  ces  ministres  condamnés  au  repos  sous  peine 
d'immixtion  illicite  et  relégués  à  leur  poste  en  simples  spectateurs, 
Duchâtel  seul  dut  sortir  un  instant  de  cette  inaction  forcée.  Dans  la 
nuit  du  23  au  24,  le  roi  l'envoya  chercher.  Il  n'y  avait  pas  encore 
de  ministère,  et  le  danger  devenait  pressant;  à  défaut  de  gouverne- 
ment, il  fallait  un  chef  militaire  de  taille  à  tenir  tête  au  flot  grossis- 
sant d'heure  en  heure.  Le  maréchal  Bugeaud  était  naturellement 
désigné.  Seulement,  pour  l'investir  immédiatement  du  commande- 
ment supérieur  de  la  garde  nationale  et  de  l'armée,  il  fallait  que 
l'ordonnance  portât  un  contre-seing.  Le  roi  demandait  avec  instance 
à  Duchâtel  d'oublier  qu'il  n'était  plus  ministre  et  de  lui  prêter  sa 
signature.  De  tels  services  ne  se  refusent  pas.  Il  y  eut  pourtant  des 
objections,  mais  non  pas  de  sa  part.  Un  des  témoins  de  cette  scène 
s'efforça  de  faire  ajourner  la  mesure,  et,  ne  parvenant  pas,  malgré 
son  ascendant,  à  persuader  le  roi,  il  prit  le  ministre  à  part  et  le 
supplia  de  refuser  son  concours.  Cette  insistance  étonna  Duchâtel 
plus  qu'elle  ne  le  toucha.  Il  retourna  vers  la  table  où  était  déposé 
îe  projet  d'ordonnance,  prit  la  plume  et  signa. 

C'était  le  dernier  acte  de  sa  vie  politique,  son  dernier  tribut  à  la 
conservation  de  ce  régime  libéral,  de  ces  institutions  tutélaires  qu'il 
avait  tant  aimées  et  si  constamment  servies.  Au  milieu  des  angoisses 
de  cette  journée  fatale,  une  conviction  le  soutenait,  celle  d'avoir 
mis  en  œuvre  pour  prévenir  la  catastrophe,  pour  signaler  le  préci- 
pice, pour  éclairer  d'honnêtes  aveuglemens  et  confondre  de  coupa- 
bles manœuvres,  tout  ce  qu'il  y  avait  en  lui  d'activité,  de  force  et 
de  prudence.  Si  la  postérité  s'enquiert  avec  quelque  scrupule  des 
mérites  de  chacun  dans  ces  rudes  momens,  si  elle  pèse  les  raisons 
données  de  part  et  d'autre  pour  justifier  et  pour  combattre  la  cam- 
pagne des  banquets,  et  notamment  si  son  regard  pénètre  dans  la 
question  incidente  du  droit  d'interdiction,  la  seule  qui  lut  alors  sé- 
rieusement agitée,  je  sais  d'avance  quel  jugement  elle  rendra,  et 
combien  s'élèvera  de  plus  en  plus  dans  son  estime  celui  sur  qui  de- 


LE    COMTE    DUClIATEt.  583 

vait  porter  le  principal  fardeau  de  cette  discussion.  Qu'on  relise 
d'abord  les  débats  de  l'adresse  où,  par  cinq  fois  occupant  la  tri- 
bune, il  repoussa  tous  les  assauts,  et  ne  laissa  debout  pas  un  seul 
ai'gument  de  ceux  qui  se  révoltaient  qu'on  les  traitât  d'aveugles  au 
moment  même  où  ils  mettaient  le  pied  dans  l'abîme  qu'ils  ne  voyaient 
pas;  qu'on  relise  dix  jours  plus  taM,  la  veille  même  du  22  février, 
ces  brèves  et  simples  paroles  où  il  indiquait  à  la  chambre  l'attitude 
que  le  pouvoir  comptait  prendre  dans  ce  conflit;  jamais  il  n'avait 
parlé  avec  autant  d'autorité,  de  mesure  et  de  clairvoyance.  S'il  fal- 
lait peindre  au  vrai  son  talent,  son  action  sur  une  assemblée,  la 
sûreté,  l'aisance,  la  souplesse  de  son  bon  sens,  les  ressources  de 
son  argumentation,  toutes  les  aptitudes  de  gouvernement  qui  se  ré- 
vélaient dans  sa  parole,  ce  sont  ces  derniers  discours,  ces  jets  de  la 
dernière  heure  que  je  voudrais  donner  à  lire.  Il  est  là  tout  entier. 
Les  discussions  d'affaires  même  les  plus  brillantes,  celles  qui  lui 
avaient  valu  ses  succès  les  plus  incontestés,  ne  l'avaient  pas  encore 
mis  ainsi  dans  tout  son  jour.  Et  ce  n'était  pas  seulement  l'orateur 
qui  à  cet  instant  suprême  n'avait  pas  failli  à  sa  tâche,  le  politique 
aussi  n'avait  rien  négligé  pour  déjouer  la  fatale  influence  qui  me- 
naçait le  pays.  Sans  irritation  ni  rancune  contre  ceux  qui  dans  sa 
pensée  avaient  déchahié  l'orage  et  qu'il  tenait  pour  responsables  de 
tout,  lorsqu'il  les  vit,  comme  effrayés  du  chemin  qu'ils  avaient  déjà 
fait  et  des  périls  qu'ils  commençaient  à  entrevoir,  proposer  une 
sorte  d'accord  ou  de  contrat  d'honneur  pour  terminer  sans  collision, 
par  les  voies  judiciaires,  la  controverse  élevée  entre  l'opposition  et 
le  gouvernement  sur  la  question  du  droit  illimité  de  réunion,  loin 
d'opposer  à  ces  projets  les  prétendues  raideurs  et  l'humeur  irrécon- 
ciliable qu'on  attribuait  au  ministère,  il  s'y  prêta  de  bonne  grâce, 
et  celui  qui  écrit  ces  lignes  reçut  de  lui  pouvoir  de  les  adopter  en 
son  nom,  mission  conciliatrice  acceptée  sans  réserve,  bien  que  sans 
illusion.  Personne  assurément  ne  prévoyait  alors  jusqu'où  le  mal 
devait  aller,  mais  il  était  bien  clair  que  nous  stipuUons  avec  des  gé- 
néraux peu  maîtres  de  leur  armée,  et  qu'en  dépit  de  nos  promesses 
et  de  nos  engagemens  il  ne  faudrait. pas  moins  en  venir  à  la  ré- 
pression. J'ajoute  que  ces  négociations  avaient  ce  côté  fâcheux,  que, 
pour  rc:ster  fidèle  aux  paroles  données,  il  fallut  s'abstenir  de  toutes 
précautions  qui  auraient  paru  provocatrices,  comme,  par  exemple, 
l'arrestation  préventive  de  certains  chefs  républicains,  fabricateurs 
d'émeutes,  dont  l'absence  aurait  suffi  peut-être  à  tout  paralyser. 
Eût-il  donc  mieux  valu  refuser  tout  contrat,  toute  transaction? 
Mais  que  n'eût-on  pas  dit!  quel  concert  de  malédictions!  quel  pré- 
texte d'imprécations  et  très  probablement  de  violences!  Plus  je 
scrute  heure  par  heure  ce  qu'en  ces  tristes  jours  a  fait  ou  conseillé 
ce  ferme  et  lucide  esprit,  plus  je  comprends  qu'aucun  regret  tardif 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'ait  jamais,  que  je  sache,  troublé  ses  souvenirs.  Tout  ce  qui  pou- 
vait prévenir  la  lutte  et  détourner  la  tempête,  il  l'avait  essayé,  et, 
lorsque  l'énergie  seule  devint  possible  et  nécessaire,  ce  ne  fut  ni  lui 
ni  ses  collègues  qui  se  défendirent  d'en  user. 

III. 

Nous  entrons  dans  la  dernière  phase  de  cette  vie  jusque-là  si  ac- 
tive et  si  pleine,  si  riche  d'avenir,  si  bien  servie  par  la  fortune.  A 
ne  consulter  que  l'apparence,  le  bonheur  va  lui  rester  fidèle;  ce 
sera  toujours,  même  dans  la  retraite,  la  vie  d'un  heureux  de  ce 
monde.  Les  compensations  les  plus  douces  et  même  aussi  les  plus 
brillantes  n'y  feront  pas  défaut;  mais  au  fond  quel  contraste,  quel 
changement,  quel  vide  !  Dans  la  force  de  l'âge,  en  pleine  sève,  l'es- 
prit encore  si  jeune  et  si  fécond,  sentir  en  soi  ces  facultés  puissantes, 
ces  trésors  d'expérience  et  de  maturité,  ce  besoin  de  la  vie  publique 
et  des  grandes  affaires,  surexcité  par  l'habitude,  par  quinze  années 
d'émotions,  de  préoccupations,  de  responsabilité,  et  tout  à  coup 
tomber  dans  le  repos  forcé,  le  calme  plat,  quelle  accablante  épreuve  ! 
Ajoutez-y  l'exil,  autre  épreuve  moins  longue,  mais  en  de  tels  mo- 
mens  plus  dure  encore  peut-être;  quel  surcroît  d'amertumes  et  d'an- 
goisses au  milieu  du  désastre  commun!  N'était-ce' pas  assez  d'avoir 
vu  s'écrouler  en  un  jour  cette  œuvre  de  trente  années  de  patience 
et  de  lutte,  ce  régime  loyalement  libéral  et  franchement  conserva- 
teur dont  vainement  on  a  tenté  de  dégoûter  la  France,  qu'elle  a  com- 
pris après  l'avoir  perdu,  qu'elle  revendique  avec  ardeur,  et  qu'en 
ce  moment  même  elle  travaille  à  reconquérir?  N'était-ce  pas  assez 
de  ce  spectacle  navrant  d'un  grand  pays  tombé  sans  coup  férir 
aux  mains  d'aventuriers,  de  songe-creux,  de  tribuns  utopistes,  dont 
quelques  heures  auparavant  à  peine  savait-il  les  noms?  Je  vois  en- 
core, au  moment  de  la  chute,  la  stupeur  sur  tous  les  visages;  quel- 
ques rancunes  invétérées  ont  beau  crier  victoire,  leur  joie  est  sans 
écho  et  promptement  éteinte;  il  n'y  a  d'égal  à  la  consternation  des 
vaincus  que  l'étonnement,  le  trouble,  l'embarras  des  vainqueurs. 
C'est  la  révolution  la  plus  morne,  la  moins  enthousiaste,  la  plus 
désenchantée,  même  à  la  première  heure,  que  la  France  ait  encore 
subie,  et  depuis  IHili,  depuis  l'invasion  du  sol  de  la  patrie,  je  ne 
crois  pas  qu'un  plus  grand  nombre  de  Français  ait  éprouvé  en 
même  temps  une  anxiété  plus  douloureuse  et  un  plus  grand  serre- 
ment de  cœur;  mais  nous  tous  qui  souffrions  ainsi  et  qui  portions 
ce  deuil,  nous  n'étions,  pour  notre  propre  compte,  ni  inquiétés  ni 
poursuivis,  nous  n'avions  personnellement  à  craindre  ni  procédure 
ni  détention  :  qu'était-ce  donc  lorsqu'à  tous  ces  mécomptes,  à  ces 
douleurs  patriotiques,  il  fallait  joindre  l'odieux  ennui  de  veiller  à 


LE    COMTE    DUCHATEL.  585 

son  propre  salut,  de  s'occuper  de  sa  personne,  de  se  sentir  proscrit, 
d'avoir  à  combiner  des  moyens  d'évasion,  et,  pour  les  rendre  plus 
efficaces,  de  se  briser  le  cœur  en  s'isolant  des  siens! 

Ce  fut  déjà  pour  Duchâtel  presque  un  retour  en  France  lorsqu'au 
bout  de  deux  jours  il  retrouva  sur  le  sol  d'Angleterre  sa  femme  et 
ses  enfans.  Dans  ce  libre  pays,  les  marques  d'intérêt,  de  sympathie, 
d'estime,  les  soins  hospitaliers,  les  ressources  d'esprit  ne  pouvaient 
lui  manquer,  pas  plus  que  les  sujets  d'étude  dès  que  le  cœur  lui  di- 
rait de  les  mettre  à  profit;  mais  aux  premiers  momens  la  France 
seule  attirait  ses  regards  comme  elle  absorbait  ses  pensées.  Il  est 
vrai  que  la  France  méritait  bien  alors  qu'on  lui  prêtât  quelque  atten- 
tion. C'était  une  noble  gageure  qu'elle  avait  entreprise  :  après  s'être 
laissé  surprendre,  elle  tentait  de  se  délivrer.  Rien  dans  l'histoire 
ne  fera  plus  d'honneur  à  cette  bourgeoisie  si  mal  inspirée,  si  cou- 
pable le  23  février,  que  son  effort,  j'ose  dire  héroïque,  pour  secouer 
le  joug  après  l'avoir  subi.  Je  ne  parle  que  de  la  bourgeoisie,  bien 
qu'une  foule  d'ouvriers  aient  eu  le  courageux  bon  sens  de  prendre 
aussi  leur  part  de  cette  délivrance;  mais  ils  n'avaient  rompu  avec 
leurs  frères  les  turbulens  et  les  agitateurs,  ils  ne  s'étaient  armés 
contre  eux  qu'à  l'exemple  de  la  bourgeoisie  et  soutenus  par  elle, 
car  c'est  d'elle,  après  tout,  que  dépend,  quoi  qu'on  fasse,  le  sort  de 
notre  pays.  Elle  y  sera  longtemps  encore,  je  pourrais  dire  toujours, 
l'arbitre  de  nos  révolutions.  Tant  qu'elle  tient  bon,  rien  n'est  à 
craindre,  mais  plus  de  frein  possible  dès  qu'elle  lâche  pied. 

La  victoire  fut  sanglante;  l'ordre  une  fois  rétabli,  le  péril  écarté, 
que  restait-il  à  faire  pour  assurer  l'avenir,  pour  réparer  l'erreur  de 
février  en  fondant  quelque  chose?  xNotre  exilé,  qui  suivait  avec  ad- 
miration dans  ses  terribles  luttes  cette  société  reprenant  possession 
d'elle-même,  ne  cessait  de  s'interroger  sur  cet  obscur  problème. 
Fallait-il  essayer  d'améliorer  la  république  et  d'y  accommoder  nos 
mœurs?  comment  faire?  Dans  les  classes  moyennes,  personne  n'en 
voulait,  hormis  quelques  sectaires,  quelques  théoriciens  obstinés, 
et  dans  les  ateliers  elle  n'avait  pour  elle  que  la  partie  la  moins 
saine  et  la  moins  laborieuse  de  la  population.  Était-ce  donc  la  mo- 
narchie qu'il  fallait  restaurer?  mais  laquelle?  Celle  qui  venait  de 
succomber  aurait-elle  meilleure  chance  une  fois  rétablie?  pousse- 
rait-elle de  plus  fortes  racines  ?  Pouvait-on  se  flatter  que  dans  les 
mêmes  conditions,  sur  le  même  terrain,  toujours  entre  deux  feux, 
pourchassée  par  le  haut ,  assaillie  par  le  bas ,  elle  ne  risquerait  pas 
d'être  encore  emportée  par  un  coup  imprévu?  Quant  à  celle  dont 
la  chute  était  moins  récente  et  le  principe  plus  ancien,  ce  principe 
à  lui  seul  l'avait-il  garantie?  n'avait-elle  pas  subi  la  même  cata- 
strophe? Et  pour  la  rétablir  dans  sa  pureté  native,  dans  son  isole- 
ment, que  d'obstacles  insurmontables,  que  d'invincibles  préjugés! 


586  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Si  ces  deux  sortes  de  monarchies  persistaient  à  ne  pas  s'entendre  et 
à  s'exclure  mutuellement,  si  d'un  autre  côté  personne  n'acceptait  le 
terrain  neutre  de  la  république,  qu'allait-il  arriver?  Ne  fallait-il  pas 
craindre  qu'un  pouvoir  d'un  tout  autre  genre,  se  donnant  à  la  fois 
des  allures  monarchiques  et  des  semblans  républicains,  populaire 
et  despote,  parodiant  les  anciens  césars,  ne  se  glissât  dans  ce  conflit 
et  ne  mît  à  son  tour  la  main  sur  cette  société  justement  dégoûtée 
d'anarchie?  La  crainte  en  était  légitime,  puisque  le  nom  de  Bona- 
parte commençait  à  reprendre  faveur,  et  bien  qu'au  10  décembre  le 
nouveau  président  n'eût  reçu  qu'un  pouvoir  temporaire  et  de  courte 
durée,  bien  qu'une  constitution  parût  lui  lier  les  mains,  ce  n'était 
ni  s'alarmer  trop  tôt  ni  forger  des  chimères  que  de  s'attendre  à 
quelque  usurpation  et  de  prévoir  qu'un  régime  de  compression  et 
de  bon  plaisir  pourrait  peser  sur  le  pays. 

Même  avant  qu'un  arrêt  de  justice  lui  permît  de  rentrer  en  France, 
Duchâtel  s'était  préoccupé  de  ce  gem'e  de  péril  et  avait  pris  à  cœur 
la  seule  combinaison  vraiment  propre  à  la  déjouer.  On  sait  que  le 
descendant  de  nos  rois,  le  représentant  du  principe  de  l'hérédité 
monarchique,  était  le  seul  des  princes  de  sa  maison  qui  n'eût  pas 
d'héritier,. tandis  que  tous  les  autres,  en  qui  la  royauté  de  fait  s'était 
personnifiée,  comptaient  une  lignée  nombreuse.  N'était-ce  point 
comme  une  invitatiou  du  ciel  à  réunir  leurs  chances,  à  grouper 
leurs  intérêts  et  leurs  forces,  à  faire  cause  commune  en  un  mot? 
Sans  doute,  après  de  si  longues  discordes,  un  certain  fonds  de  dé- 
fiance et  d'ombrage  devait  subsister  encore  dans  les  deux  camps, 
toutes  les  rancunes  n'étaient  pas  éteintes,  on  n'avait  pas  sur  toute 
chose  les  mêmes  façons  de  voir,  on  n'était  pas  du  même  monde,  on 
ne  parlait  pas  toujours  la  même  langue,  et  les  malentendus,  au  moins 
autant  que  le  mauvais  vouloir,  risquaient  do  tout  empêcher;  mais  en 
présence  de  la  démagogie  et  de  la  dictature,  ces  deux  plaies  mena- 
çantes, comment  ne  pas  compter  qu'un  éclair  de  bon  sens  et  de  pa- 
triotisme luirait  à  tous  les  yeux?  Les  amis  de  la  monarchie,  quelle 
qu'elle  fût,  ancienne  ou  nouvelle,  traditionnelle  ou  élective,  ne  fe- 
raient-ils pas  enfin  violence  à  leurs  préjugés?  ne  sentiraient-ils  pas 
le  besoin  de  s'unir?  Divisés,  ils  ne  pouvaient  rien,  leur  défaite  était 
sûre;  réunis,  non-seulement  ils  étaient  plus  nombreux  et  plus  forts, 
mais  le  public,  le  gros  de  la  nation,  qui  ne  tom-nait  au  bonapartisme 
qu'en  désespoir  de  cause ,  reprendrait  confiance  rien  qu'à  les  voir 
marcher  ensemble,  et  se  donnerait  à  eux. 

Ce  n'était  ni  par  entraînement  ni  par  goût  personnel  que  Duchâtel 
s'était  épris  de  ce  projet  conciliateur.  Sa  raison  seule  le  lui  recom- 
mandait comme  le  moyen  le  plus  honnête ,  le  plus  neuf  et  par  là 
même  le  plus  sûr  de  parvenir  chez  nous  à  cet  établissement  d'un 
gouvernement  libre  vainement  tenté  à  deux  reprises  par  chacun  des 


LE   C0MTE   DUCHATEL.  587 

deux  partis  monarchiques  qu'il  s'agissait  de  fondre.  Sans  un  grain 
de  nouveauté,  point  de  succès  en  ce  monde,  et  rien  n'était  plus 
vraiment  neuf,  moins  usé  et  plus  probablement  fécond  que  cette  ten- 
tath  e  de  fusion  qui  consistait  à  faire  abdiquer  de  part  et  d'autre 
toutes  prétentions  exclusives  et  à  se  faire  de  mutuelles  concessions. 
Il  y  eut  dans  les  deux  camps  des  esprits  politiques  qui  comprirent 
cette  nécessité  et  qui  l'acceptèrent  sans  réserve.  On  vit  les  plus 
fidèles  amis  de  la  monarchie  héréditaire  proclamer  que  le  droit  tra- 
ditionnel sans  l'assentiment  national  n'était  que  lettre  morte,  et  que 
si  le  prince  qu'ils  appelaient  de  leurs  vœux  montait  jamais  au  trône 
de  ses  pères,  il  ne  daterait  son  règne  que  du  jour  où  il  deviendrait 
roi,  et  ne  se  donnerait  pas  pour  octroyer  le  pacte  qu'il  jurerait  de 
maintenir;  mais,  ce  que  la  saine  raison  conseillait  à  ceux-ci,  la  pas- 
sion le  défendait  à  d'autres.  L'instant  était  critique  :  on  approchait 
de  cette  année  1852  où  la  possibilité  légale  de  réviser  la  constitution 
ouvrait  un  libre  champ  aux  plus  diverses  tentatives.  Le  rappel  de 
tous  les  princes  en  exil  spontanément  voté  par  l'assemblée  pouvait 
déterminer  un  immense  mouvement  d'opinion  et  changer  les  desti- 
nées de  la  France.  Par  malheur,  l'égoïsme  et  l'aveuglement  l'empor- 
tèrent :  on  hésita,  on  se  tut,  on  s'abstint,  et  la  dictature  triompha. 
Il  fallait  s'y  attendre,  et  Duchâtel  en  ressentit  plus  de  regrets 
que  de  surprise.  Tout  en  restant  fidèle  au  but  qu'il  poursuivait,  sa 
perspicacité  n'avait  pu  méconnaître  que  dans  les  deux  partis  mo- 
narchiques c'était  le  courant  contraire  à  ses  espérances  qui  gagnait 
du  terrain,  et  dès  les  premiers  jours  de  mars  1851,  une  fois  man- 
quée  l'occasion  décisive,  souvent  je  l'entendis,  avant  même  que  la 
tribune  eût  retenti  de  ces  mots  prophétiques,  dire  entre  nous  : 
L'empire  est  fait.  Ce  fut  alors  qu'il  ressentit  vraiment,  sans  cepen- 
dant jamais  s'en  plaindre,  le  changement  survenu  dans  sa  vie,  ce 
vide,  ce  néant  que  le  soin  de  sa  sécurité,  les  soucis  de  l'exil,  la  crise 
sociale,  les  dangers  du  pays,  puis  la  poursuite  et  les  péripéties  d'un 
généreux  dessein  lui  avaient  d'abord  plus  ou  moins  déguisés.  L'illu- 
sion désormais  devenait  impossible,  un  infranchissable  fossé  le  sépa- 
rait de  la  vie  politique,  et  lui  interdisait,  pour  un  temps  sans  limite, 
toute  participation  au  gouvernement  de  son  pays.  Résolu  à  faire 
bonne  contenance  et  à  se  garantir  du  découragement,  il  dut  chercher 
quelques  nouveaux  moyens  d'occuper  l'activité  de  son  esprit  et  de 
remplir  sa  vie.  Sa  grande  fortune  semblait  une  ressource;  mais  le 
soin  de  l'administrer,  bien  que  toujours  il  s'en  fût  chargé  seul  sans 
reculer  devant  aucun  détail,  ne  lui  avait  jamais  pris,  quand  il  était 
dans  les  affaires,  qu'une  mince  partie  de  son  temps.  Allait-il  s'y  ap- 
pesantir maintenant  qu'il  on  serait  libre?  Non,  l'habitude  était  prise; 
en  un  clin  d'œil,  il  avait  étudié  les  plus  grosses  questions,  pris  son 
parti,  expliqué  ses  idées,  dicté  ses  ordres,  expédié  ses  réponses;  ce 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

genre  d'occupation  ne  pouvait  jamais  être  qu'un  accessoire  dans  sa 
vie.  Il  s'attacha  pourtant  et  prit  un  goût  sérieux  à  l'amélioration 
d'un  grand  et  beau  domaine  où  chaque  année,  grâce  au  charme  du 
climat,  il  menait  jusqu'à  l'arrière -saison  la  vie  la  plus  active  et  la 
plus  hospitalière.  L'idée  lui  était  venue  d'appliquer  en  Médoc,  à 
cette  culture  de  la  vigne  déjà  si  riche  et  si  perfectionnée,  certains 
procédés  d'assainissement  du  sol  dont  l'Angleterre  pour  ses  céréales 
et  ses  herbages  commençait  à  sentir  les  excellens  effets.  Novateur 
avec  prudence  et  perspicacité  en  agriculture  comme  en  économie 
politique,  il  obtint  de  tels  résultats  que  son  exemple  eut  bientôt 
d'innombrables  imitateurs.  A  le  voir  diriger  ces  travaux  avec  tant 
d'amour  et  d'entrain,  tant  de  méthode  et  de  vigilance,  puis  intro- 
duire dans  le  mécanisme  financier  de  cette  grande  exploitation  les 
notions  les  plus  perfectionnées  de  la  comptabilité  publique,  jamais 
on  n'aurait  cru  que  quelque  chose  lui  manquât,  qu'il  ne  fût  pas  là 
tout  entier.  On  oubliait  cette-  lacune,  ce  mal  caché  que  rien  ne  tra- 
hissait, et  lui-même,  je  le  crois,  dans  ce  heu  de  prédilection,  au 
moins  par  intervalle,  il  l'oubliait  aussi;  mais  rentré  à  la  ville,  sur  le 
théâtre  de  la  politique,  d'une  politique  éteinte,  monotone,  à  huis 
clos,  ses  souvenirs  se  réveillaient  et  par  contraste  redoublaient  sa 
tristesse.  Il  ne  pouvait  se  consoler  bien  moins  de  son  propre  sort 
que  de  l'état  somnolent  du  pays  et  de  l'étrange  et  insolent  triomphe 
d'un  pouvoir  sans  frein,  sans  contrôle,  disposant  des  trésors  et  du 
sang  de  la  France  comme  de  son  patrimoine,  la  lançant  par  caprice 
dans  de  désastreuses  folies,  et  s'assurant  l'impunité  par  le  silence 
d'une  presse  déchue  de  toute  liberté,  si  ce  n'est  de  celle  de  diffamer 
les  gens,  de  troubler  la  paix  des  foyers,  et  d'insulter  par  ordre  les 
institutions  libérales  et  leurs  plus  illustres  défenseurs.  Devant  cet 
humiliant  spectacle  que  pendant  plus  de  quinze  ans  nous  avons  en- 
duré et  qu'il  y  a  quelques  mois  nous  subissions  encore,  on  comprend 
ce  que  devait  souffrir  celui  qui  avait  rêvé  et  préparé  pour  son  pays 
des  destinées  si  différentes,  et  quel  dégoût  venait  aggraver  en  lui  le 
poids  déjà  si  lourd  de  son  inaction. 

Mais  ces  souffrances,  il  ne  les  montrait  pas  et  se  les  cachait  pres- 
qu'à  lui  même.  Il  fallait  pour  les  découvrir  un  œ'û  intime  et  exercé; 
rien  dans  sa  vie  ne  les  laissait  voir.  Il  portait  au  contraire  dans  le 
monde,  près  des  nombreuses  relations  qui  lui  étaient  restées  fidèles, 
l'humeur  la  plus  égale,  l'esprit  le  plus  alerte,  le  plus  facile  à  s'ani- 
mer et  à  prendre  intérêt  aux  moindres  incidens  du  jour.  Depuis  sa 
rentrée  en  France,  il  avait  ouvert  sa  maison  comme  s'il  eût  continué 
d'être  ministre  et  ne  négligeait  rien  pour  la  rendre  encore  plus  agréa- 
ble. Aussi  l'aifluence  était  grande.  Deux  courans  différens  de  la  so- 
ciété parisienne,  inconnus  jusque-là  l'un  à  l'autre,  se  rencontraient 
chez  lui  sans  y  jeter  ni  froideur  ni  contrainte,  et  sans  trop  s'obser- 


LE    C031TE    DUCHATEL.  589 

ver,  donnant  seulement  à  ces  réunions  une  physionomie  toute  parti- 
culière qu'ailleurs  on  eût  vainement  cherchée.  C'était  là  par  malheur 
tout  ce  qui  restait  d'un  noble  rêve  :  cette  fusion,  qui  dans  l'état 
n'avait  pu  voir  le  jour,  était  éclose  au  moins  dans  ces  salons.  Elle 
n'en  était  d'ailleurs  ni  l'attrait  principal,  ni  la  seule  originalité. 
Attirer  la  foule  à  Paris,  même  la  foule  du  grand  monde,  en  lui 
offrant  des  plaisirs  peu  vulgaires,  et  par  exemple  des  soirées  de 
musique,  dont  les  chefs-d'œuvre  de  l'harmonie  instrumentale  la 
plus  pure  et  la  plus  sévère  faisaient  exclusivement  les  frais,  c'était 
une  entreprise  qui  n'eût  pas  réussi  partout,  mais  qui  était  là,  j'ose 
dire,  à  sa  place  et  comme  un  complément  naturel  aux  productions 
d'un  autre  art  pris  également  au  sérieux. 

On  ne  pouvait  en  effet  fréquenter  ces  salons  sans  observer  que  peu 
à  peu  les  murs  se  couvraient  de  remarquables  toiles  provenant  pour 
la  plupart  des  anciennes  écoles  ou  de  nos  peintres  modernes  les  plus 
fidèles  aux  grandes  traditions.  C'était  le  maître  du  logis  qui,  çà  et  là, 
chemin  faisant,  recueillait  ces  trésors.  Le  goût  éclairé  de  la  peinture 
a  tenu  trop  de  place  dans  cette  dernière  phase  de  sa  vie  et  lui  a  fait 
un  trop  juste  honneur  pour  ne  pas  en  dire  quelques  mots.  Assu- 
rément, s'il  fût  resté  ministre,  ou  seulement  si  la  vie  publique  eût 
continué  d'absorber  tout  son  temps,  sa  galerie  ne  se  fût  pas  formée. 
L'argent  ne  suffit  pas  pour  composer  un  tel  ensemble,  il  faut  encore 
des  soins  persévérans,  par  conséquent  un  grand  loisir,  et  parfois 
même,  comme  chez  celui  dont  nous  parlons,  il  faut  que  le  désir,  le 
goût  de  ces  raretés  ait  le  temps  de  germer  et  de  croître.  Ce  n'est 
pas  que  les  arts,  même  à  l'époque  de  sa  vie  la  plus  active,  n'eus- 
sent exercé  sur  lui  aucun  attrait.  11  avait  trop  de  délicatesse  et  d'é- 
lévation dans  l'esprit  pour  que  l'expression  du  beau,  sous  quelque 
forme  qu'elle  se  produisît,  lui  fût  indifférente,  et  nul  ne  savait 
mieux  que  lui  à  quel  point  il  importe  à  l'honneur  et  à  la  bonne  re- 
nommée d'un  siècle  et  d'un  pays  que  les  arts  y  jouent  un  noble  rôle. 
Aussi  dès  1839,  dès  la  première  fois  qu'il  prit  possession  du  minis- 
tère de  l'intérieur,  où  la  direction  des  beaux-arts  était  alors  com- 
prise dans  le  simple  domaine  d'un  chef  de  division,  il  en  fit  le  sujet 
d'une  étude  autrement  sérieuse  et  attentive  que  son  renom  d'éco- 
nomiste ne  permettait  de  l'espérer.  Il  avait  adopté  vis-à-vis  des 
artistes  cette  règle  de  conduite  :  s'occuper  beaucoup  d'eux,  les  te- 
nir en  véritable  estime,  et  ne  rien  décider  par  lui-même  de  ce  qui 
les  concernait,  se  réservant  de  consulter  sans  cesse  les  hommes 
compétens  dont  il  savait  recueillir  les  avis.  Ce  fut  ainsi  qu'en  peu 
de  temps,  dans  cette  république  parfois  si  difficile  de  l'art  contem- 
porain, il  se  vit  entouré  d'une  respectueuse  sympathie,  et  lorsque 
l'Académie  des  beaux-arts  lui  fit  l'honneur  de  l'appeler  au  nombre 
de  ses  membres  libres,  l'hommage  parut  s'adresser  moins  au  per- 


590  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sonnage  officiel,  au  grand  distributeur  des  travaux  et  des  grâces, 
qu'aux  lumières  d'un  bienveillant  patron  et  presque  d'un  confrère. 
Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'énumérer  toutes  les  sages  mesui'es  et  les 
créations  fécondes  auxquelles  dans  cette  sphère  il  attacha,  son  nom; 
mais  comme  type  de  la  manière  dont  il  traitait  cette  sorte  d'affaires, 
et  de  sa  résolution  d'introduire  la  discussion  et  le  contrôle,  l'esprit 
parlementaire  en  un  mot  jusque  dans  l'esthétique,  je  ne  puis  m'em- 
pêcher  de  rappeler  ce  Comité  des  moniimens  historiques  qu'il  avait 
établi  comme  un  conseil  consultatif  dont  les  avis  et  les  propositions, 
dictés  par  le  seul  intérêt,  par  le  pur  amour  des  monumens ,  furent 
constamment  et  religieusement  adoptés  par  lui  sans  que  jamais  ni 
la  politique  ni  aucune  influence  étrangère  à  l'archéologie  y  fît  la 
moindre  invasion.  Ce  que  cette  institution  en  moins  de  dix  années, 
par  une  intelligente  distribution  d'un  fonds  peu  abondant,  a  fait 
vivre  de  monumens  menacés  d'une  mort  prochaine,  ce  qu'elle  en 
a  soutenu,  réparé,  achevé,  ce  qu'elle  a  créé  d'artistes  spéciaux, 
respectueux  observateurs  du  style  de  chaque  époque,  le  public, 
même  le  plus  indifférent,  a  pu  s'en  apercevoir.  Ce  qu'elle  est  deve- 
nue depuis,  je  ne  le  cherche  pas;  mon  seul  but,  en  parlant  ici  de 
l'administration  de  M.  Duchâtel  en  matière  de  beaux-arts  est  de  faire 
sentir  par  quelle  transition  naturelle,  lorsque  lui  en  vint  le  loisir,  il 
était  préparé  à  aimer  les,  tableaux.  Mais  ce  n'était  rien  de  les  ai- 
mer ;  pour  se  plaire  à  les  acquérir,  à  en  poursuivre  la  conquête,  il 
fallait  s'y  connaître,  en  savoir  le  mérite,  en  apprécier  la  valeur,  ta- 
lent qui  ne  s'acquiert  qu'à  force  d'expérience,  après  longues  années. 
Grâce  au  don  de  sa  nature,  qui  abrégeait  pour  lui  toute  espèce  d'ap- 
prentissage, il  n'eut  pas  plus  tôt  suivi  quelques  ventes  et  comparé 
quelques  musées,  que  son  éducation  fut  faite.  La  sûreté  de  son 
goût,  la  justesse  de  ses  observations,  émerveillaient  les  plus  fins 
connaisseurs.  Sans  parti-pris  dans  ses  admirations,  résolu  seule- 
ment à  ne  jamais  accepter  le  médiocre  et  le  faux,  il  se  laissait  tou- 
cher par  les  talens  les  plus  divers;  mais  son  penchant,  sa  prédilection 
instinctive  le  ramenait  toujours  aux  nobles  maîtres  et  aux  œuvres  de 
style.  Il  avait  eu  le  rare  bonheur  d'eu  rencontrer  un  certain  nombre, 
vrais  chefs-d'œuvre,  qui  feraient  la  gloire  des  plus  illustres  musées 
d'Europe,  et,  pour  les  entourer  d'un  cortège  d'élite,  il  guettait  l'oc- 
casion sans  se  hâter  jamais,  aspirant  moins  au  nombre  qu'au  choix 
et  à  la  qualité.  Cette  collection,  qui  ne  ressemble  à  aucune  autre  et 
vraiment  faite  à  l'image  de  celui  qui  l'a  créée,  vivra,  nous  l'espé- 
rons. Le  tendre  respect  qui  en  ce  moment  la  conserve  ira  se  perpé- 
tuant, ne  fût-ce  qu'en  souvenir  des  nobles  joies  dont  elle  fut  cause 
et  des  regrets  qu'elle  avait  adoucis. 

Je  dois  le  dire  pourtant,  il  ne  faudrait  pas  croire  que  la  contem- 
plation ni  même  la  possession  de  chefs-d'œuvre  eût  remplacé  tout 


EE    COSrrE   DUCHATEL.  591 

ce  qui  lui  manquait.  Il  s'était  créé  la  ressource  de  quelques  émo- 
tions nouvelles;  qu'était-ce  auprès  du  vide  qu'il  y  avait  à  combler? 
Je  n'ai  vraiment  connu  qu'une  chose  qui  chaque  jour  et  souvent 
pendant  de  longues  heures  se  soit  emparée  de  lui  et  l'ait  complète- 
ment absorbé  sans  lui  laisser  le  moindre  sentiment  du  cercle  étroit 
où  il  était  réduit,  je  veux  parler  de  la  lecture.  Sa  faculté  de  lire 
était  puissante;  aussi  prompt  de  regard  que  d'esprit,  il  parcourait 
les  pages,  et  du  même  coup  se  les  assimilait.  Si  vous  l'inteiTogiez 
lorsqu'il  fermait  le  livi'e,  vous  en  saviez  bientôt  le  contenu;  d'un 
mot  il  vous  disait  l'ensemble  et  ne  tarissait  plus  sur  les  détails.  Cette 
passion  ne  lui  était  pas  venue  seulement  avec  le  loisir  :  même  au 
temps  de  ses  plus  grands  labeurs,  non-seulement  il  trouvait  moyen 
d'avoir  lu ,  toujours  avant  tout  le  monde,  et  l'es  journaux  et  les  re- 
vues et  les  ouvrages  les  plus  récens,  mais  chaque  fois  qu'il  pouvait 
prendre  quelques  jours  de  liberté  destinés  par  exemple  à  la  chasse, 
son  exercice  favori,  il  lui  fallait  encore  donner  le  reste  de  son  temps 
à  quelque  livre  de  longue  haleine  où  il  se  plongeait  tout  entier. 
Ainsi,  même  à  la  fin  de  1847,  presque  à  la  veille  de  la  catastrophe, 
au  plus  fort  de  ses  préoccupations,  en  m'écrivant  de  Rambouillet 
une  lettre  pleine  de  pressentimens ,  et  me  disant  comment  lui, 
«  d'ordinaire  si  optimiste,  il  voyait  en  ce  moment  les  choses  comme 
à  travers  ces  veiTes  de  couleur  qui  montrent  la  campagne  sombre 
et  menacée  d'orages,  »  il  ajoutait  :  ((  Je  lis  beaucoup  pour  me  dis- 
traire un  peu.  Je  suis  en  ce  moment  dans  le  théâtre  des  Grecs;  je 
le  relis  tout  entier.  Que  c'est  admirable!  et  au  point  de  vue  où  nous 
sommes  maintenant  que  de  surprises  et  de  découvertes!  Le  bon 
sens  d'Aristophane  en  politique,  même  lorsque  je  suis  seul,  me  fait 
rire  tout  haut  malgré  moi.  »  Si  dans  de  tels  momens  il  se  donnait 
de  tels  ébats,  que  fut-ce  donc  lorsqu'il  fallut  remplir  le  temps  et 
que  le  délassement  devint  régime  nécessaire  !  —  Je  n'ai  connu  que 
chez  le  duc  de  Broglie  une  aussi  grande  puissance  de  lecture.  —  Il 
s'imposait  des  tâches,  formait  d'immenses  entreprises,  par  exemple 
toute  une  étude  des  Lettres  de  Gicéron  et  de  la  politique  de  sen 
temps.  Commentaires,  scolies,  fragmens  contemporains,  rien  n'é- 
chappait à  sa  curiosité.  Au  bout  de  quelques  mois,  il  en  avait  la 
tête  pleine,  et  des  yeux  de  l'esprit  voyait  comme  en  relief,  sous  un 
rayon  de  lumière  intense,  les  derniers  temps  de  la  république,  le 
césarisme  à  sa  naissance,  les  suprêmes  efforts  des  pompéiens  et  du 
patriciat;  il  vivait  au  milieu  de  ce  monde ,  émerveillé  des  ressem- 
blances que  l'analogie  des  situations  lui  révélait  à  chaque  pas  entre 
ces  temps  et  le  nôtre,  et  trouvant  pour  exprimer  de  continuels  rap- 
prochemens  les  plus  pittoresques  paroles.  Aussi,  longtemps  avant 
que  M.  Gaston  Boissier  eût  mis  au  jour  ses  piquantes  peintures  de 
cette  même  époque,  j'en  avais  eu  en  quelque  sorte  la  primeur  dans 


592  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

d'abondantes  et  récréantes  causeries.  Une  autre  fois  c'étaient  des  li- 
vres tout  modernes,  comme  les  grands  travaux  de  Prescott  ou  ceux 
de  Motley,  qui,  après  l'avoir  captivé,  le  lançaient  en  plein  xvi''  siècle 
et  lui  faisaient  dévorer  tous  les  mémoires,  toutes  les  confidences  des 
grands  témoins  de  ce  temps.  Il  en  composait  dans  sa  tête  un  tableau 
saisissant  de  la  réforme  en  Europe,  de  ses  vraies  causes  et  de  ses 
effets.  Je  l'ai  vu  se  nourrir  ainsi  avec  avidité,  et  toujours  avec  suite 
et  méthode,  de  tous  les  témoignages  qu'en  tout  genre  les  deux  der- 
niers siècles  nous  ont  légués.  Sa  passion  première  en  histoire  était 
les  sources,  les  documens  originaux,  et  avant  tout  les  correspon- 
dances. Ce  que  les  lettres  d'Henri  IV,  par  exemple,  et  celles  de 
Napoléon  lui  ont  donné  de  plaisir  d'esprit,  lui  ont  fait  rencontrer 
d'aperçus  lumineux,  de  remarques  profondes,  de  commentaires  nou- 
veaux sur  ces  deux  hommes  et  sur  leur  temps,  j'en  ai  la  mémoire 
encore  pleine,  et  suis  inconsolable  que  jamais  il  n'en  ait  rien  écrit. 
Le  genre  d'effort  qu'exige  toute  composition  écrite  lui  était  de- 
venu de  très  bonne  heure  incommode  et  fastidieux.  Il  n'aimait  pas 
à  s'y  assujettir,  et  depuis  son  entrée  dans  la  vie  politique  l'habi- 
tude de  la  tribune,  l'usage  constant  de  la  parole,  l'avaient  de  plus 
en  plus  déshabitué  d'écrire.  Des  lettres  au  courant  de  la  plume, 
écrites  comme  on  parle,  il  en  faisait  tant  qu'on  voulait,  toujours 
pleines  de  mouvement  et  de  naturel,  d'une  clarté  limpide  et  parfois 
étincelantes  de  mots  heureux,  jamais  cherchés.  C'était  l'image  de 
sa  conversation,  une  des  plus  attrayantes,  des  plus  nourries,  des 
plus  variées  et  des  plus  rapides  qu'il  fût  possible  d'imaginer.  Cette 
façon  d'exprimer  ses  idées,  de  leur  donner  un  corps,  de  les  répan- 
dre, de  les  mettre  en  valeur,  était  assurément  la  plus  prompte  et 
la  plus  commode,  par  malheur  elle  lui  suffisait.  Quand  il  avait  dit 
deux  ou  trois  fois  sous  des  formes  plus  ou  moins  variées,  selon  les 
gens  qu'il  rencontrait,  certaine  pensée  qui  lui  passait  en  tête,  il 
n'avait  plus  la  moindre  envie  de  la  jeter  sur  le  papier,  ou  bien,  s'il 
essayait  de  s'y  contraindre,  cette  pensée  en  appelait  d'autres  qui  ve- 
naient à  leur  tour  si  vite  et  de  tant  de  côtés  que  la  plume  n'y  pouvait 
suffire,  même  en  ne  traçant  plus  que  d'illisibles  pieds  de  mouches. 
De  cet  excès  d'abondance  résultait  forcément  certaine  confusion,  et 
quand  la  page  était  écrite  et  qu'il  la  relisait,  elle  lui  semblait  inter- 
préter si  peu  ce  qu'il  avait  voulu  dire  que  d'impatience  il  la  déchirait. 
Voilà  comment  de  proche  en  proche  il  en  vint  à  se  contenter  d'être 
un  causeur,  mais  un  causeur  incomparable,  renouvelant  son  fonds 
à  tout  moment  et  amassant  assez  de  provisions  pour  écrire  des  vo- 
lumes sur  les  sujets  les  plus  divers,  car  l'histoire  n'était  pas  son  uni- 
que ressource  :  les  théories  et  les  questions  économiques  avaient 
encore  pour  lui  tout  leur  ancien  attrait.  Personne,  même  parmi  ses 
confrères  de  l'Académie  des  sciences  morales,  n'était  mieux  au  cou- 


LE    COMTE    DUCHATEL.  593 

rant  des  nouveautés  que  la  France  et  surtout  l'Angleterre  pro- 
duisaient en  ce  genre,  et  dans  la  sphère  politique,  bien  que  les 
débats  du  corps  législatif  fussent  alors  quelque  chose  d'assez  peu 
sérieux,  il  ne  néghgeait  pas  d'en  tenir  compte,  et,  par  un  reste 
d'habitude,  il  suivait  pas  à  pas,  dans  les  moindres  détails,  notre 
situation  financière,  si  bien  qu'en  maintes  circonstances  il  aurait 
pu  enseigner  plus  d'un  chiffre  à  certains  rapporteurs  du  budget; 
mais  le  cœur  lui  manquait  pour  ce  genre  de  besogne  en  face  des 
subterfuges  du  régime  nouveau  en  matière  de  finances.  Ces  vire- 
mens  élastiques,  ces  expédiens  de  toute  sorte  inventés  pour  faire 
perdre  la  piste  des  millions  détournés  de  leur  destination  pre- 
mière, cet  abandon  systématique  des  sauvegardes  du  trésor,  ces 
sommes  effrayantes  enfouies  sans  rien  produire  que  des  monumens 
qui  révoltent  le  goût  ou  des  folies  guerrières  qui  offensent  l'honneur, 
tout  cela  le  blessait,  l'ulcérait;  il  n'endurait  pas  longtemps  ce  spec- 
tacle, et  ce  n'était  qu'en  retournant  encore  à  l'histoire,  en  se  réfu- 
giant dans  le  passé,  qu'il  parvenait  à  s'en  distraire. 

Mais,  s'il  ne  se  lassait  pas  de  l'histoire,  il  professait  à  son  sujet 
certaines  opinions  que  je  ne  puis  omettre  d'indiquer  en  passant,  car 
elles  achèvent  de  le  peindre.  Il  fallait,  selon  lui,  tout  chercher  dans 
Fhistoire,  dans  l'infinie  variété  de  cette  grande  comédie  humaine, 
tout,  hormis  des  leçons  de  politique,  des  règles  de  conduite  pour 
les  gouvernemens ,  des  pronostics  tant  soit  peu  sûrs  de  l'avenir  des 
peuples  et  du  salut  des  états.  Ce  fatalisme  historique ,  dont  on  ac- 
cepte aujourd'hui  les  arrêts,  ces  enseignemens  de  l'histoire  qu'on 
nous  donne  comme  d'infaillibles  lois,  il  les  tenait  pour  des  guides 
trompeurs  et  d'une  déplorable  influence.  Par  exemple,  il  était  con- 
vaincu que  la  similitude  apparente  de  notre  révolution  de  1830  avec 
celle  de  1688  en  Angleterre  n'était  pas  une  des  moindres  causes 
qui  en  avaient  compromis  le  succès.  N'avait-elle  pas  donné,  même  aux 
plus  clairvoyans  amis  de  la  monarchie  nouvelle,  la  plus  aveugle 
confiance?  Ne  s'étaient-ils  pas,  à  leur  insu,  persuadés  que  cette 
ressemblance  devait  aller  jusqu'au  bout,  qu'un  même  ordre  de 
faits  avait  toujours  la  même  issue,  que,  le  drame  étant  presque  le 
même,  le  dénoûment  ne  pouvait  pas  changer?  Au  lieu  de  s'alarmer 
de  leurs  discordes  intestines,  ils  s'y  étaient  livrés  sans  scrupule. 
Que  risquaient-ils  à  guerroyer  entre  eux,  à  se  faire  whigs  et  tories 
à  outrance?  La  royauté  chez  nos  voisins  n'en  avait  pas  souffert, 
donc  elle  pouvait  chez  nous  survivre  à  ces  assauts  :  prophétie  mal- 
heureuse, ils  l'ont  appris,  hélas!  à  nos  dépens.  Richelieu,  Mazarin, 
disait-il,  savaient  tout  juste  assez  d'histoire  et  de  géographie  pour 
ne  pas  se  tromper  sur  les  limites  et  sur  les  droits  des  états  dont  ils 
réglaient  les  destinées;  mais  la  philosophie  de  l'histoire  n'était  pas 

TOME  LXXXVI,  —  1870.  38 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inventée,  ils  ne  s'amusaient  pas,  heureusement  pour  leur  génie,  à 
demander  au  passé  la  clé  de  l'avenir,  la  bonne  ou  mauvaise  issue 
des  affaires  qu'ils  entreprenaient.  Ils  réseiTaient  toute  la  vivacité 
de  leur  coup  d'œil  à  bien  voir  leurs  contemporains,  à  bien  juger 
leur  temps,  à  saisir  l'occasion,  et  à  savoir  du  premier  coup,  chaque 
matin  et  à  chaque  heure,  ce  qu'il  y  avait  à  faire  d'utile  et  d'opportun. 

Je  ne  donne  là  que  l'informe  squelette  d'une  de  ces  thèses  que, 
dans  nos  causeries,  il  se  plaisait  à  soutenir  avec  une  abondance  de 
preuves  et  d'exemples,  un  éclat,  une  force  de  raison  que  j'essaierais 
en  vain  de  reproduire.  J'hésite  même  à  le  suivre  plus  loin  à  travers 
cette  même  idée,  tant  les  choses  que  j'aurais  à  dire  prendraient  un 
air  de  circonstance  qui  les  rendrait  suspectes,  et  sembleraient 
presque  inventées,  tandis  que  je  les  emprunte  seulement  à  ma  mé- 
moire. «  Faut-il  croire,  disait-il,  que  nous  marchions  au  bas-em- 
pire, comme  les  lois  historiques-  semblent  nous  l'annoncer,  puis- 
que déjà  nous  en  sommes  à  notre  second  césar?  Mais  aujourd'hui  le 
césarisme  en  face  de  l'esprit  moderne  et  de  la  raison  émancipée, 
n'est-ce  pas  un  pur  accident?  II  faudra  bien  que  le  césar  hu-même 
sorte  de  son  ornière  et  marche  avec  son  temps.  Il  le  reconnaîtra,  ce 
qu'il  a  nommé  le  couronnement  de  l'édifice  en  est  la  véritable  base  : 
d'autant  moins  excusable,  s'il  refusait  de  le  comprendre,  qu'il  pour- 
rait mieux  qu'un  autre  établir  parmi  nous  ce  bienfait  de  la  vraie  li- 
berté dont  des  gouvernemens,  sans  lui  faire  aucun  tort,  très  supé- 
rieurs au  sien,  n'ont  pas  pu  nous  pourvoir.  Il  a  ce  privilège,  qu'il 
est  fds  de  la  révolution,  qu'il  peut  la  contenir  dans  de  justes  limites 
sans  jamais  lui  devenir  suspect,  et  que,  si  pour  la  contraindre  à^res- 
pecter  toujours  le  droit  il  faut  de  temps  en  temps  être  un  peu  dur 
pour  elle,  elle  est  assez  sa  mère  pour  le  lui  pardonner.  »  Voilà  ce 
que  souvent  il  lui  échappait  de  dire,  prophétisant  sans  le  savoir, 
mais  se  trompant  aussi,  car,  je  dois  l'avouer,  tout  en  disant  ces 
choses,  il  n'avait  pas  au  fond  le  moindre  espoir  que  celui  dont  il 
constatait  si  bien  le  privilège  devînt  jamais  d'humeur  à  l'exercer. 

C'est  au  milieu  de  ce  mouvement  d'esprit,  de  cette  lutte  contre 
la  destinée,  entremêlée  sans  doute  d'une  sourde  tristesse,  mais  rur- 
nimée  sans  cesse  par  tant  de  nobles  plaisirs,  c'est  presque  au  len- 
demain d'autres  joies  plus  nouvelles,  le  mariage  d'une  fille  chérie, 
un  fils  de  plus  entrant  à  son  foyer,  noble  de  cœur  encore  plus  que 
de  race,  et  le  bonheur  si  doux,  par  lui  si  tendrement  goûté,  de  de- 
venir grand-père;  c'est  à  l'apogée,  j'ose  dire,  d'une  position  qui 
depuis  sa  sortie  du  pouvoir  était  devenue  de  plus  en  plus  considé- 
rable par  le  seul  ascendant  de  sa  personne  et  de  son  esprit,  et  qui 
l'avait  comme  entouré  d'une  atmosphère  plus  pure  d'estime  et  de 
respect,  que  tout  à  coup  suiTint  une  altération  grave  dans  sa  santé, 
à  peine  éprouvée  jusque-là  par  de  passagères  atteintes.  On  était  aux 


LE    COMTE    DUCHATEL.  595 

premiers  jours  d'avril  186G.  Il  se  disposait  à  partir  et  à  passer  la 
mer  pour  assister  aux  funérailles  de  la  reine  Marie-Amélie.  Il  dut 
renoncer  au  départ  et  laisser  à  son  fils  le  soin  de  le  représenter  à 
Claremont.  Sou  état  cependant  n'excitait  pas  encore  de  sérieuses 
alarmes;  mais  le  mal  était  mystérieux,  et  sous  la  simple  apparence 
d'un  violent  rhumatisme  cachait  un  trouble  plus  profond.  Les  ten- 
tatives les  plus  diverses  restèrent  toutes  impuissantes,  et  bientôt 
l'infirmité  fut  complète,  les  jambes  refusèrent  à  peu  près  tout  ser- 
vice. Cette  cruelle  épreuve,  il  la  soutint  avec  calme,  se  résignant 
sans  trop  de  peine  aux  privations  de  tout  genre  que  sa  grande  ac- 
tivité lui  rendait  plus  pénibles,  se  plaignant  peu,  même  au  sein  de 
la  plus  confiante  intimité,  mais  laissant  par  moment  échapper  de 
ces  mots,  surtout  de  ces  regards  où  se  trahit  comme  un  suprême 
adieu  et  qui  déchirent  un  cœur  d'ami. 

Ce  triste  état,  sans  s'aggraver  beaucoup,  durait  depuis  plus  d'une 
année;  les  souffrances  n'étaient  pas  plus  vives,  l'esprit  conservait  sa 
force  et  sa  lucidité;  tout  semblait  permettre  l'espoir  de  prolonger 
sa  vie  encore  longtemps.  Vers  le  milieu  d'octobre  1867,  on  lui  re- 
commanda de  fuir  l'hiver  dont  on  sentait  l'approche,  de  s'établir 
dans  un  climat  plus  doux;  lui-même  il  souhaitait  et  hâtait  le  dé- 
part, souriant  d'avance  au  soleil  qu'il  allait  retrouver,  lorsqu'une 
crise  subite  menaça  presque  aussitôt  de  devenir  fatale.  Il  ne  l'avait 
pas  attendue  pour  faire  avec  lui-même  et  devant  les  hommes  les 
apprêts  d'un  autre  départ  autrement  sérieux.  Depuis  longtemps,  ses 
convictions  spiritualistes  l'avaient  élevé  par  degrés  au  besoin  et  à 
l'intelligence  des  vérités  chrétiennes.  L'adversité  lui  avait  appris  les 
douceurs  de  la  prière,  il  en  acceptait  l'occasion,  même  en  public, 
sans  toutefois  s'être  encore  affranchi  d'un  reste  de  respect  humain 
et  sans  avoir  donné  à  cette  foi  latente  qui  s'allumait  en  lui  une  so- 
lennelle consécration;  mais  dès  les  premiers  temps  de  la  maladie, 
se  défiant  de  la  fausse  tendresse  qui  écarte  du  lit  des  malades  tout 
avertissement  sincère,  il  avait  pris  ses  précautions  pour  ne  pas  être 
surpris.  La  compagne  de  sa  vie  avait  reçu  sa  confidence.  Il  l'avait 
vue  devant  l'émeute,  au  dernier  jour  de  la  monarchie,  oser  protéger 
son  départ,  veiller  même  au  salut  de  ses  plus  illustres  amis;  il  lui 
savait  l'âme  assez  ferme  pour  l'avertir  à  temps  :  il  en  exigea  la  pro- 
messe, et  quand  l'heure  fut  venue,  elle  eut  la  force  de  lui  tenir  pa- 
role; mais  il  était  tout  préparé,  les  voies  étaient  ouvertes.  Un  saint 
prêtre,  esprit  éminent,  cœur  compatissant  et  tendre,  par  quelques 
mots  échangés  avec  lui,  avait  gagné  sa  confiance.  Les  entretiens  se 
prolongèrent  comme  entre  deux  croyans.  Celui  qu'il  s'agissait  d'in- 
struire s'était  sans  bruit  initié  lui-môme  aux  vérités  qu'on  lui  de- 
mandait de  croire  et  pouvait  en  parler  presque  en  théologien.  Il  était 
calme  devant  la  mort,  soumis  et  prêt  au  sacrifice.  Aussi,  par  une  juste 


596  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

grâce,  ces  consolations  dernières  qui  trop  souvent  ne  descendent  sur 
nous  qu'au  milieu  des  ténèbres  de  la  mort,  il  lui  fut  donné  de  les  re- 
cevoir dans  la  pleine  lumière  de  sa  conscience  et  de  sa  raison.  Un 
jour  plus  tard,  le  coup  qui  le  frappait  lui  enlevait  presque  tout  senti- 
ment, et  c'est  dans  cet  état  de  demi-somnolence  qu'après  deux  jours 
d'une  douce  agonie  il  rendit  le  dernier  soupir  le  5  novembre  1867. 
L'émotion  qu'excita  cette  mort  prématurée  ne  se  renferma  pas 
dans  un  cercle  d'amis,  ni  même  dans  ces  salons  où  un  si  grand  vide 
allait  se  faire;  elle  s'étendit  plus  loin  :  le  public,  les  indifférens,  n'y 
furent  pas  étrangers,  et  Tacite  aurait  encore  pu  dire  comme  en 
parlant  de  son  beau -père  :  extraneis  etiam,  ignoiisque  non  sine 
cura  fuit.  C'était  comme  un  instinct  mêlé  de  souvenir  qui  révélait  à 
ce  public,  renouvelé  depuis  vingt  ans,  qu'une  vive  lumière  venait 
de  s'éteindre,  qu'il  perdait  un  loyal  serviteur  du  pays,  un  exemple 
vivant  de  probité  et  d'honneur  politiques;  mais  quels  regrets  plus 
vifs  et  plus  durables  n'eût-il  pas  sentis,  s'il  avait  vraiment  su  tous 
les  trésors  cachés  qui  venaient  de  disparaître,  et  à  quel  point  celui 
dont  la  carrière  s'était  fermée  si  tôt  était  au  fond  supérieur  à  ce 
que  le  monde  avait  connu  de  lui!  Si  l'imparfaite  esquisse  qu'on 
vient  de  lire  réparait  en  partie  cette  lacune,  ou,  pour  mieux  dire, 
cette  ignorance,  ce  serait  un  adoucissement  à  l'amertume  de  mes 
regrets;  mais  ces  regrets,  par  malheur,  tout  les  ravive,  tout,  jus- 
qu'aux nouveautés  heureuses  dont  nous  sommes  témoins.  J'ignore 
si  l'expérience  qui  se  tente  aujourd'hui  aura  du  premier  coup  le  sort 
que  je  lai  souhaite,  si  la  France,  sans  plus  attendre,  reprendra  pos- 
session de  ce  gouvernement  d'elle-même  qu'elle  avait  si  négli- 
gemment, si  follement  abandonné;  ce  que  je  sais,  c'est  qu'elle  s'a- 
chemine, et  que  plus  ou  moins  vite  elle  atteindra  le  but,  sans  le 
dépasser,  je  l'espère.  Eh  bien!  ne  sent-on  pas  que  c'est  un  surcroit 
de  peine  que  d'assister  seul  au  réveil,  à  la  réhabilitation  de  nos  plus 
chères  idées?  Il  aurait  tant  joui  de  cette  réparation  tardive,  lui  qui, 
dans  les  tristes  jours  où  ses  forces  l'abandonnaient,  avait  encore  si 
vivement  senti  la  déloyauté  de  certaines  attaques  dirigées  contre  un 
fils,  sa  meilleure  espérance,  ou,  pour  mieux  dire,  contre  lui-même, 
au  mépris  de  tant  de  services  que  tout  pouvoir  jaloux  de  sa  propre 
dignité  se  serait  empressé  d'honorer;  mais  s'il  n'a  pu,  vivant,  recevoir 
cette  consolation,  espérons  que  bientôt  clans  cette  paix  où  il  repose 
il  verra  se  réaliser  le  vœu  de  sa  vie  entière,  sinon  comme  il  l'aurait 
voulu,  du  moins  en  assurant  à  la  patrie  le  bien  qu'il  lui  souhaitait 
avant  tout,  le  bien  qu'avec  persévérance  il  avait  toujours  poursuivi, 
la  libre  disposition  d'elle-même,  sous  l'empire  de  la  loi,  sans  trouble 
ni  violence,  et  à  l'abri  des  caprices  humains. 

L.    VlTET. 


MONSIEUR    MARGERIE 


I. 

François  Dulac  était,  à  trente  ans,  un  des  jeunes  maîtres  clu  bar- 
reau. Son  esprit  était  à  la  fois  vif  et  réfléchi,  son  éloquence  émue, 
et  il  portait  clans  sa  profession  un  ardent  amour  de  la  vérité.  Sa 
perspicacité  surtout,  ingénieuse  et  profonde,  lui  avait  valu  parmi 
ses  collègues  une  sorte  de  célébrité.  Au  physique,  il  était  bien  fait 
de  sa  personne,  grand  et  brun,  avec  d'impétueuses  allures  qui  ren- 
daient d'autant  plus  remarquable  l'expression  concentrée  et  pour 
ainsi  dire  intérieurement  éclairée  de  son  regard.  On  disait  de  lui, 
avec  un  peu  de  jalousie,  qu'il  voyait  clair  au  milieu  des  entraîne- 
mens  les  plus  puissans,  et  que  dans  ses  plus  éclatans  triomphes 
d'attendrissement  ou  d'indignation  sa  raison  ne  cessait  jamais  de 
gouverner  son  cœur.  Et  de  fait  il  en  était  ainsi,  bien  que  ce  fût  de 
sa  part  entièrement  sincère  et  nullement  médité.  Il  ne  subissait  en 
quelque  sorte  avec  passion  que  l'émotion,  irrésistible  pour  lui,  de 
la  logique  et  du  vrai. 

Un  matin  qu'il  travaillait  dans  son  cabinet,  on  lui  annonça  M.  Mar- 
gerie;  ce  nom  lui  était  tout  à  fait  inconnu.  Celui  qui  le  portait  était 
un  homme  de  trente-cinq  ans,  à  la  physionomie  douce  et  fine,  aux 
cheveux  châtains  un  peu  rares,  et  dont  les  yeux  bleus  avaient  une 
extrême  limpidité.  L'attitude  de  ce  visiteur  était  triste  et  résolue.  Il 
s'inclina  poliment,  presque  affectueusement,  devant  François  Dulac. 
—  Monsieur,  lui  dit-il,  d'après  tout  ce  que  j'ai  entendu  de  vous, 
j'ai  la  plus  grande  estime  pour  votre  caractère  et  pour  votre  talent; 
jevie  ns  donc  vous  trouver  en  toute  confiance. 

L'avocat  ne  répondit  que  par  un  salut  et  montra  un  siège  à  son 
interlocuteur.  —  Monsieur,  fit  alors  M.  Margerie,  je  désire  me  sé- 
parer de  ma  femme,  et  je  viens  vous  prier  de  plaider  pour  moi. 

—  Veuillez,  monsieur,  me  mettre  au  courant  de  votre  situation 


598  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

YÎs-à-vis  de  M'"*  Margerie  et  des  motifs  qui  vous  font  prendre  une 
aussi  grave  détermination. 

M.  Margerie  se  recueillit  quelques  instans.  —  Nous  sommes  ma- 
riés depuis  huit  ans,  dit-il,  et  jamais  le  plus  léger  nuage  n'avait 
troublé  notre  union.  Nous  avons  deux  enfans,  et  j'aimais  profondé- 
ment ma  femme.  Je  suis  riche  et  j'habite  près  de  Poitiers  une  grande 
propriété  que  je  fais  valoir  moi-même.  Il  y  a  trois  mois  environ,  — 
c'était  en  juin,  —  par  une  chaude  journée,  j'avais  dirigé  en  per- 
sonne les  ouvriers  qui  faisaient  la  fenaison,  et  le  soir  venu,  après  le 
dîner,  je  m'étais  assoupi  dans  mon  fauteuil.  Au  bout  de  quelques 
minutes,  il  me  sembla  que  ma  femme  se  penchait  vers  moi  comme 
pour  s'assurer  de  mon  sommeil  et  me  disait  :  a  Dors-tu?  »  Je  ne 
répondis  pas,  et  je  dormis  réellement  assez  longtemps.  Quand  je  me 
réveillai,  la  nuit  était  tout  à  fait  arrivée,  et,  le  souvenir  de  ce  que 
m'avait  dit  ma  femme  me  revenant  à  l'esprit,  je  la  cherchai  auprès 
de  moi.  Elle  n'y  était  pas.  Je  pensai  qu'elle  pouvait  être  dans  la 
chambre  des  enfans.  J'y  allai.  Les  enfans  étaient  couchés  et  dor- 
maient. J'appelai  M'"^  Margerie,  qui  ne  me  répondit  pas.  Je  n'étais 
cependant  nullement  inquiet.  J'entendis  la  pendule  sonner  dix 
heures,  et  je  m'approchai  machinalement  de  la  fenêtre  qui  ouvrait 
sur  le  jardin.  Il  faisait  un  clair  de  lune  admirable,  et  je  tambouri- 
nais distraitement  de  mes  doigts  sur  les  vitres.  Tout  à  coup,  à  l'ex- 
trémité de  la  grande  avenue  plantée  d'arbres  qui  conduit  à  la  grille, 
j'aperçus  ma  femme  causant  avec  un  homme.  Cet  homme,  que  je 
voyais  très  distinctement  et  dans  les  moindres  détails  de  son  cos- 
tume, est  un  de  nos  voisins  de  campagne  avec  qui  j'étais  fort  lié.  Il 
venait  nous  voir  souvent,  et  je  n'avais  par  conséquent  aucune  dé- 
fiance à  avoir  de  lui.  Je  n'en  avais  effectivement  aucune,  et  je  me 
contentais  de  le  regarder  ainsi  que  ma  femme,  quand,  après  lui 
avoir  tendu  la  main  pour  prendre  congé  d'elle,  il  l'attira  vers  lui  et 
l'embrassa  tendrement.  M"'^  Margerie,  loin  de  faire  aucune  résis- 
tance, s'abandonna  dans  ses  bras  et  parut  ne  le  quitter  qu'à  regret. 
Je  la  vis  revenir  à  petits  pas  et  toute  pensive  vers  la  maison.  Ce 
dont  je  venais  d'être  témoin  était  pour  moi  si  étrange  que  je  ne 
voulais  pas  y  croire.  Je  demeurais  stupide  et  cloué  au  sol. 

—  Pardon,  monsieur,  interrompit  François,  vous  avez  vu,  bien 
réellement  vu  M'"^  Margerie  en  compagnie  de  votre  voisin  de  cam- 
pagne? 

M.  Margerie  parut  étonné.  —  Comme  je  vous  vois,  dit-il  à  l'a- 
vocat. 

—  Continuez,  monsieur. 

—  Mais  j'étais  tellement  pris  au  dépourvu  par  le  malheur  qui 
m'arrivait  que  je  résolus  de  ne  rien  témoigner  de  ce  qui  se  passait 
en  moi;  j'en  eus  le  courage.  Ma  femme  entra  gaîment  dans  le  salon 


MONSIEUR   MARGERIE.  599 

et  m'embrassa.  Je  domptai  un  vif  sentiment  de  répugnance  indi- 
gnée. Elle  ne  s'aperçut  de  rien.  Je  lui  demandai  si  elle  m'avait  ef- 
fectivement dit  :  «  Dors-tu?  »  avant  d'aller  se  promener  au  jardin. 
Elle  me  dit  que  oui  et  ne  nia  point  être  sortie  de  la  maison.  Elle  me 
vanta  même  la  beauté  de  la  nuit  et  la  charmante  fraîcheur  des  ar- 
bres. Certes  c'était  Men  hardi  de  sa  part,  ou  j'avais  été  le  jouet  d'un 
rêve;  mais,  hélas!  sur  ce  dernier  point  je  ne  pouvais  me  faire  illu- 
sion. Trop  de  circonstances  impossibles  à  mettre  en  doute  me  fai- 
saient honteusement  toucher  la  réalité.  J'attendis  néanmoins  le 
lendemain.  Je  me  proposais  de  la  mener  chez  son  amant  et  de  voir 
quelle  serait  en  ma  présence  l'attitude  des  coupables.  Notre  voisin 
nous  avait  justement  invités  à  dîner  chez  lui  pour  ce  jour-là.  J'eus 
soin  de  ne  pas  les  laisser  seuls  afin  que  leur  entente  secrète  se  ré- 
vélât par  la  contrainte  à  laquelle  ils  seraient  soumis.  Vraiment  ils 
me  croyaient  aveugle,  et  j'avais  dû  l'être  jusque-là.  Je  ne  pus  me 
méprendre  aux  paroles  à  double  sens  qu'ils  s'adressaient,  aux  re- 
gards qu'ils  échangeaient,  à  leurs  alternatives  de  tristesse  inquiète 
et  de  joie  un  peu  fébrile.  Ma  présence  leur  devint  à  la  fin  tellement 
à  charge  qu'ils  renoncèrent  à  se  parler  devant  moi  et  que  nous  tom- 
bâmes tous  les  trois  dans  un  grand  silence.  J'avais  d'ailleurs  la 
certitude  de  ce  que  je  voulais  savoir,  et  je  cherchais  seulement  com- 
ment j'allais  en  arriver  à  un  éclat. 

—  Pardon,  fit  encore  François  Dulac,  vous  me  dites  qiie  vous 
aviez  une  certitude,  et  je  veux  bien  vous  croire;  mais  je  vous  ferai 
remarquer  que  cette  fois  votre  certitude  n'avait  d'autre  base  que  des 
présomptions, 

—  Vous  allez  voir,  reprit  M.  Margerie,  qui  parlait  avec  une  émo- 
tion calme,,  sans  aucun  ressentiment  apparent,  et  comme  s'il  eût 
voulu  simplement  produire  à  son  avocat  les  pièces  du  procès.  — 
Jusqu'à  un  certain  point,  continua-t-il,  j'avais  lieu,  comme  vous 
m'en  faites  la  remarque,  de  douter  de  moi;  mais,  en  rapprochant 
ces  présomptions  du  spectacle  auquel  j'avais  assisté  la  veille,  j'avais 
tout  au  moins  le  droit  d'interroger  ma  femme  et  de  voir  ce  qu'elle 
me  répondrait.  Nous  revînmes  à  pied  et  je  sentais  son  bras  trembler 
sous  le  mien.  Quand  nous  fûmes  seuls  dans  notre  chaml>re,  je  re- 
gardai M""'  Margerie  bien  en  face,  et,  marchant  sur  elle,  je  lui  dis  : 
Vous  êtes  une  misérable  ! 

—  Moi  !  fit-elle  en  pâlissant  d'une  façon  extraordinaire  sous  mon 
regard. 

—  Vous  me  trompez  avec  M.  de  Lorédan.  N-'essayez  pas  de  le 
nier,  je  le  sais  I 

—  Jean  !  dit-elle  en  me  jetant  mon  nom  dans  un  cri  d'angoisse. 

—  Je  le  sais,  vous  dis-je.  Ne  vous  ai-je  pas  vue  l'embrasser  hier 
près  de  la  grille?  N'ai-je  pas  deviné  toute  cette  journée  ce  que  vous 


600  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

étiez  pour  lui?  Est-ce  que  je  ne  lis  pas  en  ce  moment  votre  infamie 
dans  le  désordre  et  la  pâleur  de  vos  traits? 

Elle  était  haletante,  ne  me  quittait  point  des  yeux,  et  se  renver- 
sait à  demi  en  arrière,  les  bras  étendus  vers  moi  comme  pour  con- 
jurer mon  courroux. 

Je  la  laissai  un  moment  ainsi.  —  Allons,  lui  dis-je,  j'ai  songé  à 
ce  que  je  devais  faire.  Heureusement  pour  vous,  nous  avons  des 
enfans,  et  je  me  suis  résolu  à  vous  faire  grâce  de  la  honte  pour 
cette  fois. 

—  Delà  honte!  C'est  vrai,  continua-t-elle  en  courbant  la  tête, 
j'ai  mes  enfàns. 

—  Je  verrai  plus  tard  comment  je  dois  agir  avec  votre  séducteur; 
mais,  quant  à  vous,  vous  allez  me  confesser  votre  faute  par  écrit  et 
vous  en  remettre  à  ma  clémence. 

Je  la  forçai  à  s'asseoir  et  poussai  devant  elle  une  feuille  de  papier. 

—  Et  elle  a  écrit?  demanda  François. 

—  Voici  sa  lettre,  répondit  M.  Margerie. 

L'avocat  prit  un  papier  que  M.  Margerie  lui  tendait  et  le  lut  à 
haute  voix  : 

«  Je  ne  puis  pas  vous  résister,  disait  M'"*^  Margerie,  je  ne  l'ose 
pas,  je  ne  le  dois  pas.  Oui,  puisque  vous  l'exigez  de  moi,  M.  de 
Lorédan  et  moi  nous  sommes  coupables.  » 

—  Il  y  a  là  une  interruption  dans  le  tracé  de  la  lettre,  dit  l'avocat. 

—  C'est  qu'en  effet  elle  n'en  voulait  point  écrire  davantage;  c'est 
moi  qui  lui  ai  dicté  ce  qui  suit  : 

((  Je  suis  une  femme  perdue,  et  je  ne  puis  que  m'en  remettre, 
non  à  votre  pardon,  mais  à  votre  pitié.  » 

—  Désormais,  lui  ai-je  dit,  je  vous  tiens  avec  cette  lettre,  et  je 
me  réserve  d'en  user  selon  les  circonstances. 

Il  s'arrêta.  —  Veuillez  la  prendre,  monsieur  Dulac,  pour  la  join- 
dre au  dossier  de  l'affaire. 

—  Mais  cette  lettre,  par  cela  même  que  M'"^  Margerie  a  consenti 
à  l'écrire,  est  une  sorte  de  compromis  entre  elle  et  vous.  Vous  ne 
pouvez  en  faire  usage. 

—  Ce  serait  parfaitement  juste,  si  M'"*  Margerie  ne  m'avait  dé- 
gagé de  ma  parole  en  me  donnant  de  nouveaux  motifs  de  plainte. 

—  Ah  !  fit  Dulac. 

—  Je  me  suis  aperçu  que  ses  relations  avec  M.  de  Lorédan  n'a- 
vaient point  cessé.  Elle  l'avoue  d'ailleurs  elle-même  dans  cette  se- 
conde lettre  que  voici  : 

«  Je  suis  retombée  dans  la  même  faute,  dans  le  même  crime.  Si 
ce  nouvel  aveu  de  ma  part,  en  vous  laissant  absolument  maître  de 
disposer  de  moi,  peut  vous  amener,  au  nom  de  nos  enfans,  à  diffé- 


MONSIEUR   MARGERIE.  601 

rer  de  quelque  temps  encore  mon  châtiment,  je  vous  remercierai 
du  fond  du  cœur.  » 

—  Cette  prière  est  touchante,  monsieur  Margerie  ;  pourquoi  ne 
vous  y  rendriez-vous  pas? 

—  Parce  que  M'"'=  Margerie  m'écrirait  sans  doute  une  troisième 
lettre  et  qu'il  faut  en  finir. 

—  Une  dernière  question.  Qu'avez-vous  fait  à  l'égard  de  M.  de 
Lorédan? 

—  Rien.  J'avais  désiré  qu'il  ne  soupçonnât  point  que  j'étais  au 
courant  de  ses  amours. 

—  Mais  M'"^  Margerie  a  dû  l'en  instr-uire? 

—  Je  le  crois,  bien  que  j'eusse  exigé  d'elle  qu'elle  ne  le  fît  point. 
C'est  même  ainsi  qu'elle  a  dû  le  déterminer  à  partir. 

—  A  partir!  Où? 

—  Je  n'en  sais  rien.  Il  est  parti. 

—  Je  vous  parle  plus  en  homme  du  monde  qu'en  homme  de  loi. 
Comptiez-vous  donc  laisser  impunie  l'offense  que  vous  a  faite  M.  de 
Lorédan  ? 

—  Oh!  que  non,  répondit  en  souriant  avec  beaucoup  de  placi- 
dité M.  Margerie;  mais  ceci,  monsieur  Dulac,  ne  regarde  que  moi. 

—  C'est  juste,  dit  François. 

—  Maintenant  que  j'ai  répondu  sur  tous  les  points  où  vous  avez 
cru  nécessaire  de  m' interroger,  voulez -vous  accepter  de  plaider 
pour  moi? 

—  Oui,  monsieur.  Faites  choix  d'un  avoué  et  veuillez  me  mettre 
en  rapport  avec  lui.  Je  serai  prêt  quand  l'affaire  viendra. 

M.  Margerie  remercia  l'avocat  et  se  retira  aussi  tranquillement 
qu'il  était  venu.  François  Dulac,  l'ayant  laissé  partir,  se  mit  aussi- 
tôt à  réfléchir  à  cette  affaire.  C'était  d'ailleurs  son  habitude.  Il  se 
formait  d'abord  une  opinion  à  grandes  lignes,  sans  approfondir 
les  détails,  sous  l'impression  de  ce  que  ses  chens  lui  avaient  dit. 
Volontairement  ensuite  il  évitait  de  creuser  cette  opinion,  afin  de  la 
retrouver  plus  tard  avec  la  vivacité  de  la  première  heure.  Dans  l'in- 
tervalle, des  circonstances  diverses,  le  plus  souvent  imprévues, 
mettaient  pour  lui  en  relief  les  points  douteux  qu'il  n'avait  pas  né- 
gligé de  noter,  mais  auxquels  il  n'avait  attaché  de  parti-pris  que 
l'importance  secondaire  qu'ils  paraissaient  avoir.  Or,  dans  le  cas 
présent,  M.  Margerie  lui  apparut  comme  un  parfait  honnête  homme 
trompé  par  sa  femme.  Sous  l'enveloppe  calme  de  ce  mari,  il  dé- 
couvrit les  désolans  chagrins,  les  irrésolutions  et  les  combats  de 
cœur  qui  avaient  abouti  à  une  décision  implacable  et  froide.  Cet 
homme  de  bien,  indignement  trahi,  avait  raison  de  se  séparer  de  la 
créature  à  laquelle  il  avait  inutilement  pardonné  une  première  fois. 
Tout  au  plus  la  rédaction  des  deux  lettres  de  M'"^  Margerie,  qu'il 


602  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

avait  entre  les  mains  et  qu'il  se  mit  à  relire,  le  fit-elle  légèrement 
hésiter.  La  femme  qui  n'ose  ou  ne  peut  nier  une  liaison  adultère  ne 
trouve  généralement  pas  d'elle-même  une  formule  pour  en  faire 
l'aveu.  Elle  attend  passivement  que  l'époux  outragé  lui  dicte  et  la 
contraigne  à  tracer  ces  seuls  mots,  sans  commentaires,  qui  résu- 
ment la  situation  :  «  je  suis  la  maîtresse  de  M.  un  tel.  »  Là,  au 
contraire,  M'"''  Margerie  avait  imaginé  ce  qu'elle  devait  écrire,  et, 
ce  faisant,  elle  avait  obtenu  un  premier  sursis  à  la  peine  qu'elle 
avait  encourue.  La  seconde  fois,  il  est  vrai,  elle  avait  échoué;  mais 
cette  façon  de  procéder  n'était  que  la  marque  d'une  duplicité  plus 
grande  et  d'une  hypocrisie  plus  consommée.  Il  était  probable  qu'elle 
s'était  crue  absolument  sûre  de  son  empire  sur  M.  Margerie,  et 
qu'elle  avait  à  ne  le  point  quitter  un  intérêt  considérable. 

Bien  que  l'avocat,  voulant  détourner  son  attention  de  cette  af- 
faire, se  promît  de  l'étudier  plus  à  loisir  quand  il  en  aurait  reçu  le 
dossier  de  l'avoué  de  M.  Margerie,  il  ne  put  s'empêcher  d'y  penser 
plusieurs  fois  dans  la  journée.  Ce  qui  le  préoccupait  pourtant,  c'é-^ 
tait  moins  l'affaire  en  elle-même  que  la  patience  du  mari  à  ne  pas 
venger  son  affront.  Tel  qu'il  l'avait  vu,  tel  qu'il  le  jugeait,  ce  mari 
n'était  pas  homme  à  ne  recourir  qu'à  la  loi  et  à  ne  se  contenter  que 
d'une  séparation  judiciaire.  Quelle  vengeance  alors  méditait -il 
contre  M.  de  Lorédan  ?  car  certainement  il  en  préparait  une.  Ne  le 
lui  avait-il  pas  d'ailleurs  donné  à  entendre?  Et  alors  son  devoir 
d'avocat,  à  lui,  François  Dulac,  au  lieu  de  se  borner  à  un  plaidoyer 
vigoureux  en  faveur  du  mari  dans  une  cause  ti'ès  simple  et  très 
claire,  n'était-il  pas  de  ne  s'engager  que  sous  toutes  réserves,  en 
prévision  des  conséquences  ultérieures  et  probablement  fort  graves 
qu'entraînerait  la  séparation  judiciaire  mie  fois  obtenue. 

Ces  considérations  diverses  le  sollicitaient  encore  quelque  peu  le 
lendemain  matin  quand  son  valet  de  chambre  vint  le  prévenir 
qu'une  femme  élégamment  vêtue,  mais  très  voilée,  demandait  à  le 
voir.  Il  donna  ordre  de  l'introduire.  Elle  entra  aussitôt,  attendit 
pour  parler  que  la  porte  se  fût  refermée  derrière  elle.  —  Monsieur, 
dit-elle  alors,  vous  avez  accepté  de  plaider  pour  M.  Margerie  contre 
sa  femme  ? 

—  Madame,  fit  Dulac,  avant  de  vous  répondre,  je  voudrais  savoir 
à  qui  j'ai  Fhonneur  de  parler. 

La  visiteuse  leva  lentement  son  voile  :  —  Je  suis  M'"*  Margerie. 

François  tressaillit,  la  salua,  approcha  d'elle  un  fauteuil,  se  ras- 
sit et  se  mit  à  la  regarder  avec  curiosité.  M""^  Margerie,  sans  baisser 
les  yeux,  mais  sans  forfantei'ie,  sembla,  se  prêter  volontiers  à  cet 
examen. 

C'était  une  femme  de  vingt-six  à  vingt-huit  ans,  plutôt  grande 
que  petite  et  d'une  taille  charmante.  L'avocat  Pavait  vue  debout  et 


MONSIEUR  MARGERIE.  603 

avait  été  frappé  tout  d'abord  de  la  dignité  de  sa  démarche.  Elle 
avait  des  cheveux  noirs  séparés  en  épais  bandeaux ,  un  front  haut 
et  pur,  légèrement  fuyant.  Le  regard  était  profond,  difficile  à  devi- 
ner, couvert  par  une  paupière  un  peu  lourde  et  par  de  longs  cils. 
Bien  qu'il  s'offrît  de  face,  d'une  manière  franche  et  loyale,  il  ne  se 
livrait  pas.  Peut-être  aussi  hésitait-il  à  le  faire.  L'ensemble  du  vi- 
sage, ovale  et  régulier,  s'estompait  sur  les  joues  du  duvet  de  la 
jeunesse.  La  bouche  avait  des  lèvres  pleines,  entr'ouvertes  en  ce 
moment  par  un  sourire  indécis.  La  physionomie  tout  entière  de 
cette  jeune  femme  offrait  une  expression  vague  de  chagrin,  d'in- 
quiétude et  d'espérance.  Elle  paraissait,  du  reste,  devoir  être  très 
mobile  et  prompte,  sinon  experte,  à  refléter  les  mouvemens  inté- 
rieurs de  l'âme.  En  somme.  M"""  Margerie  était  belle,  mais  sa  beauté 
avait  pour  François  Dulac,  qui  la  considérait  non  sans  défiance,  un 
caractère  mal  défini  et  presque  inquiétant. 

Il  s'était  écoulé  un  certain  temps  quand  Dulac  reprit  la  parole. 
—  Que  désirez-vous  de  moi,  madame?  dit-il  à  la  jeune  femme. 

—  Je  viens  vous  prier  de  ne  point  plaider  pour  mon  mari. 

—  J'ai  promis  à  M.  Margerie,  et,  pour  que  je  ne  tinsse  pas  ma 
promesse,  il  faudrait  que  vous  me  fournissiez  une  raison  grave,  pé- 
remptoire. 

—  C'est  une  raison  semblable  que  je  vous  apporte,  monsieur. 
Mon  mari  est  fou. 


IL 


L'avocat  eut  un  soubresaut  d'étonnement,  mais  presque  aussitôt 
un  sourire  ironique  plissa  ses  lèvres.  —  Je  ne  puis,  madame,  tenir 
pour  vrai  ce  que  vous  avancez  que  si  vous  me  donnez  des  preuves. 
M.  Margerie  m'a  paru  parfaitement  sain  de  corps  et  d'esprit. 

—  Cela  ne  me  surprend  pas,  monsieur;  mais,  si  vous  consentez 
à  m'écouter,  j'espère  réussir  à  vous  convaincre. 

—  Parlez,  madame. 

—  Je  sais,  monsieur,  tout  ce  que  mon  mari  a  pu  vous  dire.  Je 
commence  par  vous  déclarer  que  je  le  regarde  comme  le  meilleur 
des  hommes  et  que  je  lui  dois  huit  années  de  bonheur.  Jamais  non 
plus  je  n'avais  découvert  en  lui  aucun  germe  de  sa  maladie,  qui  a 
éclaté  de  la  façon  la  plus  brusque  et  la  plus  inattendue.  Un  soir,  — 
il  y  a  environ  trois  mois  de  cela,  —  M.  Margerie  a  prétendu  qu'il 
m'avait  vue  causer  à  la  grille  de  notre  jardin  avec  un  homme  de 
notre  connaissance  et  que  cet  homme  m'avait  embrassée. 

—  M.  Margerie  me  l'a  en  effet  raconté. 

—  Eh  bien  !  monsieur,  ce  soir-là  je  me  suis  promenée,  mais  je 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'ai  rencontré  absolument  personne,  et  je  ne  me  suis  même  pas  ap- 
prochée de  la  grille. 

—  Avant  de  sortir  de  la  chambre  où  votre  mari  sommeillait,  ne 
vous  étes-vous  pas  penchée  vers  lui  et  ne  lui  avez-vous  point  de- 
mandé s'il  dormait? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Pourquoi  lui  avez-vous  fait  cette  question  ? 

—  Parce  que  j'eusse  désiré  l'emmener  avec  moi. 

—  Veuillez  continuer. 

—  Lorsque  je  rentrai,  je  lui  trouvai  un  visage  extraordinaire.  Le 
lendemain,  il  m'accompagna  chez  M.  de  Lorédan,  et  je  remarquai, 
sans  pouvoir  m'expliquer  pourquoi,  qu'il  nous  observait  avec  le 
plus  grand  soin.  A  tout  hasard,  —  cette  pensée-là  vient  aux 
femmes,  — je  m'imaginai  qu'il  pouvait  être  jaloux.  Je  me  promis 
même  de  l'en  plaisanter.  Quand  nous  fûmes  de  retour  à  la  maison, 
il  me  fit  une  scène  horrible.  J'étais  glacée  de  douleur  plus  encore 
que  d'effroi.  Je  le  voyais  dans  un  tel  état  que  je  craignis  de  l'exas- 
pérer, j'avais  peur  que  sa  raison  ne  lui  échappât  pour  toujours.  Il 
exigea  que  je  lui  fisse  par  écrit  l'aveu  de  ma  faute.  Je  me  hâtai 
presque  de  lui  obéir.  J'espérais  le  contenter  avec  quelques  phrases, 
les  premières  venues,  dont  le  désordre  même  et  l'incohérence  at- 
testeraient mon  innocence. 

—  Vous  pensiez  donc,  malgré  votre  trouble,  que  quelqu'un  pour- 
rait les  lire  un  jour  ? 

—  C'était  pour  s'en  servir  qu'il  me  les  demandait. 

—  Vous  étiez  bien  prévoyante. 

—  Ah  !  monsieur,  vous  êtes  injuste,  s'écria  M'"^  Margerie,  qui  se 
dressa  toute  droite,  et  dont  le  regard,  chargé  d'émotion  et  d'éclairs, 
éblouit  l'avocat.  Je  n'ai  songé  qu'à  le  calmer  parce  que  je  le  voyais 
souffrir,  parce  que  je  l'aimais,  parce  que  j'ai  des  enfans  aussi  et  que 
je  ne  voulais  pas  qu'on  pût  dire  un  jour  que  leur  père  était  fou. 

—  Et  c'est  la  même  raison  qui  vous  a  déterminée  plus  tard  à 
écrire  une  autre  lettre  dans  un  sens  analogue  ? 

—  Oui,  monsieur,  et  je  la  terminais  par  un  appel  suprême  à  sa 
pitié,  que  M.  Margerie  n'a  point  écouté. 

—  Est-ce  avant  cette  lettre  ou  après  que  vous  avez  décidé  M.  de 
Lorédan  à  partir? 

—  C'est  avant. 

—  Vous  regardiez  donc  comme  urgent  de  l'éloigner? 

—  Je  prévoyais  tous  les  malheurs. 

—  Que  lui  avez-vous  dit  pour  obtenir  de  lui  qu'il  partît? 

—  Rien  qui  eût  trait  à  M.  Margerie  ou  à  moi.  M.  de  Lorédan  avait 
depuis  longtemps  des  intérêts  qui  l'appelaient  loin  de  Poitiers.  Je 
lui  ai  conseillé  de  s'en  occuper. 


MONSIEUR   MARGERIE.  605 

—  Vous  aviez  alors  avec  lyi  une  grande  intimité? 

—  M.  de  Lorédan  était  notre  voisin  de  campagne,  et,  comme  tel, 
avant  que  mon  mari  ne  tombât  malade,  nous  voyait  souvent;  il  m'a- 
vait rendu  quelques  soins,  les  plus  respectueux  du  monde,  à  ce 
point  que  j'ai  toujours  pu  les  ignorer.  Je  crois  qu'il  est  parti  uni- 
quement parce  que  j'ai  paru  le  désirer. 

—  Et  il  ne  se  doute  en  rien  de  l'état  de  M.  Margerie? 

—  En  rien.  Il  n'y  a  que  moi  qui  sache  que  mon  mari  est  fou,  et 
je  ne  l'ai  dit  qu'à  vous. 

Ils  cessèrent  un  instant  de  parler.  M'"*  Margerie  s'était  rassise  et 
considérait  anxieusement  l'avocat,  qui  avait  baissé  les  yeux  et  qui 
frappait  à  petits  coups  réguliers,  avec  son  canif,  sur  le  bord  de  sa 
table  de  travail. 

Il  releva  soudain  la  tête,  et  avec  un  visage  froid,  d'une  voix  sans 
expression  aucune,  il  dit  à  M'"*"  Margerie  :  —  Ainsi,  madame,  bien 
décidément  pour  vous,  dans  le  cas  qui  nous  occupe,  votre  mari  est 
fou,  et  vous  êtes  parfaitement  innocente? 

M'"*  Margerie  eut  un  mouvement  de  fierté  offensée.  Elle  se  leva, 
baissa  d'une  main  tremblante  son  voile  sur  sa  figure,  mais  ne  put 
cacher  à  l'avocat  les  larmes  qui  roulaient  dans  ses  yeux. 

—  Je  croyais  vous  l'avoir  dit,  monsieur,  murmura-t-elle  faible- 
ment. 

François  Dulac  alla  vers  elle.  — Je  vous  demande  pardon,  dit-il, 
de  vous  avoir  blessée. 

Ce  changement,  qui  était  cependant  moins  ému  que  poli,  dans  les 
façons  et  dans  la  voix  de  l'avocat  fit  éclater  en  sanglots  M™*  Mar- 
gerie. ^ 

—  C'est  à  mon  tour  de  vous  demander  pardon,  dit-elle  à  Fran- 
çois; mais  c'est  que  j'ai  bien  du  chagrin.  Puis-je  compter  sur  vous? 
—  Elle  lui  tendit  la  main  par  un  geste  familier,  plein  de  noblesse 
pourtant.  On  eût  dit  que,  depuis  qu'elle  avait  pleuré  devant  cet 
homme,  il  ne  lui  semblait  plus  possible  qu'il  ne  crût  pas  en  elle. 

—  Madame,  lui  répondit  François,  je  ne  me  déciderai  point  à 
plaider  dans  cette  affaire  avant  d'avoir  revu  M.  Margerie.  Je  suis 
très  respectueusement  votre  serviteur. 

Quand  M'"'  Margerie  fut  partie,  l'avocat  demeura  livré  aux  ré- 
flexions les  plus  contraires.  Où  donc  était  la  vérité?  C'est  ce  qu'il 
cherchait  inutilement.  Quelle  apparence  y  avait-il  à  ce  que  ce  mari 
qui  lui  avait  parlé  avec  tant  de  sens  et  de  tranquillité  fût  privé  de 
sa  raison?  Et  cependant  M'"^  Margerie  qui,  k  plusieurs  reprises, 
avait  eu  de  vrais  élans  de  dignité  généreuse,  n'était  certes  pas  une 
intrigante;  mais  ce  pouvait  être  une  personne  très  habile,  et  c'est 
surtout  lorsqu'il  s'agit  de  rendre  la  justice  qu'il  faut  se  défier  du 
charme  et  de  la  beauté  d'une  femme.  Elle  lui  avait  laissé  d'ail- 


606  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  une  impression  singulière,  presque  douteuse.  Il  ne  lui  sem- 
blait pas  qu'elle  lui  eût  montré  son  vrai  caractère.  Peut-être  n'a- 
vait-elle point  osé  s'ouvrir  complètement  à  lui.  jN'était-il  pas  un 
jeune  homme?  et  il  était  question  pour  M'"^  Margerie  des  côtés  les 
plus  délicats  de  l'affection  conjugale.  Dulac,  sans  s'arrêter  à  cette 
hypothèse  qui  ne  le  satisfaisait  point,  était  plutôt  tenté  de  croire  à 
une  hostilité  secrète  entre  lui  et  M'"*"  Margerie.  11  ne  lui  avait  pas 
inspiré  confiance,  et  elle  ne  l'avait  pas  conquis.  Quoique  ce  fût  là 
un  motif  d'être  tout  à  fait  impartial  à  son  égard,  il  avait  l'intention 
de  l'être  et  n'y  parvenait  pas.  En  quelque  garde  que  le  mît  sa  con- 
science contre  une  supposition  hâtive,  il  subissait  une  conviction 
plus  forte.  C'était  M.  Margerie  qui  avait  dit  la  vérité ,  et  M"'*  Mar- 
gerie ne  se  confiait  pour  son  salut  qu'à  un  hasardeux  mensonge. 

Néanmoins  il  ne  cessait  point  de  songer  à  elle.  S'il  avait  pu  sans 
trop  de  difficulté  ajourner  les  préoccupations  que  lui  causait  l'affaire 
Margerie  lorsqu'il  ne  s'agissait  que  du  mari,  il  ne  pouvait  écarter  de 
lui  la  pensée  de  cette  femme  si  malheureuse  ou  si  coupable.  Il  la 
revoyait  dans  ses  vêtemens  élégans  et  sombres,  avec  sa  démarche 
hardie  et  séduisante,  lui  offrant  tour  à  tour  les  traits  savamment 
composés  d'une  accusée  qu'on  interroge,  ou  le  visage  éloquent  et 
bouleversé  de  l'innocente  faussement  soupçonnée.  Dulac  comprit 
bientôt  qu'il  serait  oiseux  à  lui  de  se  débattre  en  d'inutiles  recher- 
ches loin  des  acteurs  de  ce  drame  intime,  et  puisqu'il  avait  promis 
à  M"'*^  Margerie,  —  il  s'étonnait,  en  y  réfléchissant,  d'avoir  pu  faire 
une  pareille  promesse,  —  de  ne  rien  entreprendre  avant  d'avoir  revu 
M.  Margerie,  il  se  résolut  à  écrire  à  ce  dernier  pour  lui  proposer  un 
rendez-vous. 

Comme  on  était  en  septembre,  c'est-à-dire  à  l'époque  même  des 
vacances  de  la  magistrature,  et  que  François  était  tout  à  fait  libre 
de  son  temps,  il  offrait  à  M.  Margerie  de  se  rencontrer  avec  lui  à 
Poitiers.  Il  comptait  sans  doute  que  son  client  l'inviterait  bien  plu- 
tôt à  venir  chez  lui,  et  en  effet  M.  Margerie  n'y  manqua  point.  Il 
pressait  très  amicalement  son  avocat  de  venir  à  La  Berthelière,  qui 
n'était  qu'à  deux  petites  lieues  de  la  ville,  par  des  chemins  com- 
modes, et  s'offrait  à  l'aller  chercher  en  voiture  à  la  gare  de  Poi- 
tiers. 

L'avocat  déclina  poliment  cette  dernière  offre,  car  il  n'était  pas 
absolument  certain  du  jour  où  il  pourrait  se  mettre  en  route.  Le  fait 
est  qu'il  préférait  arriver  à  l'improviste  et  prendre  ainsi,  autant 
qu'il  serait  possible,  M™^  Margerie  au  dépourvu.  Il  partit  d'ailleurs 
dans  les  meilleures  dispositions  pour  tirer  au  clair  cette  ténébreuse 
affaire.  Il  s'était  endormi  seul,  le  soir,  dans  son  wagon,  quand,  le 
matin,  en  se  réveillant,  il  se  vit  en  présence  d'un  compagnon  de 
route.  Les  deux  hommes,  après  s'être  regardés  quelques  instans 


MONSIEUR   MARGERIE.  607 

comme  s'ils  eussent  voulu  remonter  à  de  lointains  souvenirs,  se 
rapproclièreut  vivement  et  se  serrèrent  la  main.  Ils  avaient  été  ca- 
marades de  collège  et  ne  s'étaient  pas  vus  depuis  quinze  ans.  Ils 
s' euquirent  naturellement  de  ce  qa'ils  étaient  devenus  tous  les  deux. 
Dulac  eut  pourtant  le  plaisir  de  voir  que  son  nom  d'avocat  n'était 
pas  ignoré  de  son  ami.  Quant  à  celui-ci,  des  goûts  modestes  et  un 
héritage  qu'il  avait  fait  l'avaient  dispensé  de  chercher  la  célébrité 
du  barreau. 

—  Et  où  vas-tu  dans  ce  moment?  dit-il  à  Dulac.  Sans  doute 
plaider  quelque  grande  affaire  à  Poitiers. 

—  Non,  mon  cher  Chapuis,  je  suis  en  vacances,  et  je  vais  faire 
une  visite  à  un  de  mes  cliens,  ou  plutôt  à  un  de  mes  amis,  qui  de- 
meure près  de  Poitiers,  à  La  Berthelière. 

—  Tu  as  raison  de  dire  un  de  tes  amis,  car  je  doute  que  l'excel- 
lent M.  Margerie  soit  jamais  un  de  tes  cliens. 

—  Le  connais-tu  donc? 

—  Si  je  le  connais!  Je  suis  depuis  dix  ans  son  voisin  de  cam- 
pagne. 

—  Tu  demeures  donc  près  de  La  Berthehère? 

—  A  deux  pas,  à  Lorédan;  car  je  ne  t'ai  pas  dit  que  je  m'appelle 
maintenant  Chapuis  de  Lorédan.  Mon  oncle  m'a  transmis  son  nom 
en  même  temps  que  son  héritage. 

François  Dulac  fut  sm'pris  au  dernier  point  du  hasard  qui  le  met- 
tait en  présence  de  ce  M.  de  Lorédan,  qu'il  s'était  représenté  sous 
des  aspects  tout  différens,  et  dans  lequel  il  retrouvait  un  ami  d'en- 
fance; mais  il  voulut  profiter  de  l'avantage  que  les  cu'constances  lui 
donnaient  sur  cet  ami,  à  supposer  toutefois  que  M™*"  Margerie  ne 
l'eût  pas  instruit  de  tout  ce  qui  s'était  passé. 

—  Je  t'ai  dit,  reprit-il,  que  M.  Margerie  était  un  de  mes  amis, 
j'aurais  mieux  fait  de  m'en  tenir  au  titre  de  client  que  je  lui  avais 
donné  d'abord,  car,  bien  que  je  n'aie  pas  à  plaider  pour  ku,  je 
viens  le  voir  pour  une  affaire  à  laquelle  il  peut  être  mêlé.  Quel 
homme  est-ce  en  somme? 

—  Vous  êtes  bien,  au  barreau,  dit  en  riant  M.  de  Lorédan,  les 
plus  singulières  gens  du  monde.  Suivant  les  besoins  de  votre  cause, 
vos  cliens  deviennent  vos  amis,  et  vos  amis  deviennent  des  cliens. 
Eh  bien!  comme  je  te  l'ai  dit,  M.  Margerie  est  un  excellent  homme, 
de  beaucoup  de  mérite,  du  sens  le  plus  droit  et  le  meilleur.  Il  a 
deux  enfans  et  est  marié  à  une  femme  qu'il  adore. 

—  M'"*  Margerie  est,  m'a-t-on  dit,  très  johe. 

—  Tu  ne  la  connais  pas? 

—  Je  ne  l'ai  jamais  vue. 

—  Elle  est  aussi  bonne  que  belle.  C'est  une  femme  d'une  grande 
vertu  et  d'un  grand  courage. 


608  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Pourquoi  d'un  grand  courage? 

—  A  te  parler  franchement,  je  ne  sais  trop  pourquoi  je  t'ai  dit 
cela.  Il  me  semble  qu'elle  doit  être  ainsi.  Quand  je  l'ai  quittée,  — 
et  c'est  elle-même  qui  m'a  conseillé  ce  vojage  où  j'avais  à  débattre 
d'assez  graves  intérêts,  —  elle  m'a  paru  avoir  quelque  chagrin  se- 
cret qu'elle  supportait  vaillamment.  Je  lui  suis  tout  dévoué,  et,  si 
elle  n'y  avait  mis  autant  d'insistance,  je  ne  serais  point  parti. 

—  Et  tu  ne  te  doutes  pas  du  chagrin  qu'elle  peut  avoir? 

—  En  aucune  façon.  Elle  est  aimée  de  son  mari;  elle  l'aime,  elle 
est  riche,  elle  a  des  enfans  qui  sont  charmans. 

Il  fit  une  pause.  —  C'est  peut-être  l'affaire  dont  tu  as  à  entre- 
tenir son  mari  qui  la  tourmente. 

—  Oh!  je  ne  pense  pas,  répondit  François  Dulac,  qui  regarda 
tranquillement  M.  de  Lorédan. 

Celui-ci  ne  témoigna  aucun  trouble.  Avait-il  été  sincère  ou  n'a- 
vait-il répondu  si  complaisamment  aux  questions  de  l'avocat  que 
pour  le  dérouter?  La  première  supposition  était  la  plus  probable, 
car,  Dulac  n'ayant  prévenu  personne  de  son  départ  de  Paris,  sa  ren- 
contre avec  son  ami  était  nécessairement  toute  fortuite.  Ils  parlèrent 
encore  des  Margerie,  mais  sans  insistance  de  part  ni  d'autre.  Quand 
ils  arrivèrent  à  Poitiers,  M.  de  Lorédan,  que  sa  voiture  attendait, 
offrit  à  Dulac  de  le  conduire  à  La  Berthelière.  L'avocat  accepta.  II 
était  assez  curieux  de  voir  quel  eftet  produirait  leur  arrivée  au  châ- 
teau. 

Ce  fut  M.  Margerie  lui-même  qui  les  reçut  au  bas  du  perron. 
Ils  étaient  entrés  par  une  grille  ouverte,  à  l'extrémité  d'une  avenue 
de  grands  arbres,  juste  en  face  de  l'habitation.  C'était  celle  dont 
M.  Margerie  avait  parlé  à  Dulac,  et  il  avait  dû  les  voir  venir  de  ce 
côté.  M.  de  Lorédan  et  M.  Margerie  se  saluèrent  cordialement, 
échangèrent  quelques  phrases  de  politesse,  ne  se  donnèrent, pour- 
tant pas  la  main.  Très  peu  de  temps  après,  M.  de  Lorédan,  sans 
manifester  aucun  embarras,  demanda  à  M.  Margerie  si  sa  femme 
était  visiblô,  et,  sur  la  réponse  affirmative  du  mari,  il  se  dirigea 
vers  la  maison.  M.  Margerie,  indécis,  le  suivit  des  yeux;  puis,  pre- 
nant assez  brusquement  le  bras  de  l'avocat  :  —  Ne  nous  occupons 
pas  de  cela,  lui  dit-il.  Pourquoi  avez-vous  désiré  me  voir? 

—  Mais  tout  naturellement  pour  vous  entretenir  une  fois  encore, 
avant  de  voir  votre  avoué,  de  la  très  grave  situation  où  nous  sommes. 

—  Ne  vous  ai-je  pas  dit  que  j'en  avais  pris  mon  parti? 

—  D'une  façon  irrévocable? 

—  Oui. 

—  Alors  il  est  une  autre  question  que  je  voulais  vous  adresser. 
Vous  m'avez  dit  que  votre  intention  était  de  vous  venger  de  M.  de 
Lorédan. 


MONSIEUR   MARGERIE.  609 

—  En  effet,  mais  vous  n'avez  point  insisté  quand  j'ai  ajouté  que 
cette  vengeance  ne  regardait  que  moi.  Auriez-vous  donc  changé 
d'avis  à  ce  sujet? 

—  Oui.  J'a.i  réfléchi  qu'une  séparation  judiciaire  facilitant  cette 
vengeance  telle  que  vous  paraissiez  la  concevoir,  j'avais  le  droit  et 
même  le  devoir  de  savoir  quelle  elle  était,  car  j'y  prête  indirecte- 
ment les  mains. 

—  C'est  juste.  Voici  donc  ce  que  je  me  propose.  Je  ne  méprise 
pas  assez  M'"*  Margerie  ni  M.  de  Lorédan  pour  ne  pas  croire  qu'ils 
soient  profondément  épris  l'un  de  l'autre.  Quand  la  séparation  aura 
été  prononcée,  ils  continueront  sans  nul  doute  de  se  voir  et  de  s'ai- 
mer et  ne  tarderont  pas  à  oublier  un  pauvre  hère  tel  que  moi.  C'est 
alors  que  je  me  rappellerai  à  leur  souvenir  et  que  je  les  frapperai 
en  plein  bonheur.  Je  tuerai  son  amant,  à  M'"''  Margerie. 

—  A  moins  qu'il  ne  vous  tue. 

—  Ce  serait  tant  pis  pour  moi;  mais  que  non!  Je  le  tiens  là,  au 
bout  de  mon  pistolet,  à  trois  pas. 

Il  fit  le  geste  d'ajuster  son  homme  et  se  mit  à  rire. 
Dulac  le  regardait  attentivement. 

—  C'est  un  peu  fou,  reprit  M.  Margerie,  d'avoir  ainsi  une  foi 
aveugle  dans  son  bon  droit,  mais  je  l'ai.  Vous  ne  nierez  point  d'ail- 
leurs que  cette  vengeance,  pour  n'en  être  que  plus  complète,  ne  soit 
loyalement  celle  d'un  homme  du  monde. 

—  Elle  est  sinistre,  murmura  François  Dulac. 

—  Et  moi  donc,  dit  M.  Margerie,  est-ce  que  je  n'ai  pas  mortel- 
lement souffert? 

Il  devint  très  pâle.  —  Après  tout,  monsieur,  si  vous  ne  croyiez 
point,  dans  cette  circonstance,  devoir  m'assister  de  votre  ministère... 

—  Vous  vous  adresseriez  à  quelqu'un  de  mes  confrères  ? 

—  J'aurais  ce  regret.  Oui,  je  l'aurais,  et  véritable,  poursuivit-il 
en  changeant  de  ton  avec  une  émotion  vive,  car  vous  êtes  un  homme 
d'honneur  et  le  seul  à  qui  j'aie  pu  être  tenté  de  confier  mes  cha- 
grins. 

Il  tendit  ses  deux  mains  à  Dulac,  qui  les  prit  et  les  serra.  —  Je 
resterai  votre  conseil,  dit-il  à  M.  Margerie,  mais  à  une  condition. 

—  Laquelle? 

—  Il  ne  s'agit  plus  d'une  simple  séparation  judiciaire  qui  n'eût 
entraîné  que  des  malheurs  ordinaires,  il  y  a  mort  d'homme  dans 
l'avenir.  Je  veux  être  sûr,  non  point  seulement  par  les  preuves  que 
vous  m'avez  apportées,  mais  par  mes  propres  yeux,  par  une  convic- 
tion qui  soit  à  moi ,  que  M'"*  Margerie  est  coupable. 

—  Oh  !  elle  l'est  bien,  soyez  tranquille,  fit  amèrement  M.  Mar- 
gerie. 

TOME  Lxxxvi.  —  1870.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  n'en  sais  rien,  je  n'en  veux  rien  savoir  quant  à  présent,  dit 
François  avec  autorité. 

—  Que  comptez-vous  faire? 

—  Rester  quelques  jours  ici,  sous  votre  toit,  et  surtout  en  agir  à 
ma  guise  vis-à-vis  de  M.  de  Lorédan. 

—  Il  est  votre  ami,  dit  avec  soupçon  M.  Margerie. 

—  Non,  fit  nettement  François  Dulac.  Il  n'était  que  mon  cama- 
rade de  classe,  et  il  y  avait  quinze  ans  que  nous  nous  étions  perdus 
de  vue,  tandis  que  j'ai  pour  vous,  monsiem-  Margerie,  la  plus  réelle, 
la  plus  sincère  sympathie. 

Ce  fut  à  son  tour  de  tendre  la  main  à  M.  Margerie.  Celui-ci  tres- 
saillit d'abord,  puis,  haussant  les  épaules  avec  une  sorte  de  rési- 
gnation attristée  :  —  Faites  donc  ce  qu'il  vous  plaira,  répondit-il. 


III. 

François  Dulac  exprima  le  désir  de  n'apporter  aucun  dérange- 
ment aux  habitudes  du  château  et  de  n'y  être  considéré  que  comme 
un  de  ses  hôtes,  le  plus  indépendant  à  la  fois  et. le  moins  gênant.  Il 
s'installa  de  préférence  dans  une  chambre  du  second  étage,  qui  avait 
vue,  ainsi  que  le  salon,  sur  le  jardin  et  sur  la  grille,  et  passa  quel- 
que temps  seul  à  disposer  çà  et  là  ses  effets  de  voyage.  Au  bout 
d'une  heure,  il  s'en  fut  se  promener  sous  l'avenue  et  guetta  la  sortie 
de  M.  de  Lorédan. 

Le  jeune  homme  descendit  le  perron  d'un  air  joyeux  et  délibéré, 
ayant  encore  son  chapeau  à  la  main  et  passant  les  doigts  dans  ses 
abondans  cheveux  légèrement  bouclés  qui  se  soulevaient  à  la  brise. 
M.  de  Lorédan  était  vraiment  un  beau  garçon,  grand,  bien  fait, 
d'une  physionomie  ouverte  et  franche,  plus  naïvement  énergique 
que  spirituelle.  Il  aperçut  l'avocat  et  vint  aussitôt  de  son  côté.  — 
J'ai  dit  à  M'"^  Margerie  que  tu  étais  arrivé  avec  moi,  et  eUe  s'atten- 
dait à  ce  que  tu  vinsses  la  saluer. 

—  J'ai  causé  avec  son  mari.  Il  me  présentera  à  sa  femme  au  mo- 
ment du  dîner.  Et  puis,  fit-il  avec  intention,  j'aurais  craint  de  vous 
déranger. 

—  Nous  déranger?  demanda  d'un  ton  sérieux  M.  de  Lorédan. 

—  Sans  doute,  puisque  tu  es  amoureux  de  M'"''  Margerie. 

M.  de  Lorédan  fronçait  les  sourcils,  tout  prêt  à  se  fâcher.  Dulac 
le  prévint.  —  Tu  es  amoui'eux,  car  M.  Margerie  est  jaloux  de  toi. 

—  Lui! 

—  N'as-tu  donc  jamais  donné  prise  à  cette  jalousie? 

Il  le  regarda  bien  en  face  en  souriant.  Lorédan  rougit.  —  Je  n'en 
sais  rien.  M"'*  Margerie,  je  ne  te  l'ai  pas  caché,  m'a  toujours  paru 


MONSIEUR   MARGERIE.  6ll 

charmante;  mais  je  ne  crois  pas  avoir  jamais  dit  un  mot  ou  fait  quoi 
que  ce  soit  qui  pût  déplaire  à  M.  Margerie. 

—  C'est  ce  qui  te  trompe,  et  il  serait  heureux  que  tu  cessasses 
tes  visites. 

—  T'a-t-il  chargé  de  me  le  dire? 

—  Oui. 

—  Je  vais  le  vo'r,  fit  impétueusement  Lorédan. 

—  A  quoi  bo-n?  Ce  qu'il  y  a  de  mieux  en  pareil  cas,  c'est  de  n'en 
point  arriver  à  un  esclandre.  Viens  moins  souvent ,  tout  simple- 
ment. 

—  Tu  es  donc  bien  son  ami?  Je  croyais  qu'il  n'était  que  ton  client. 

—  Je  suis  l'ami  de  mes  cliens,  voiLà  tout. 

—  Et  l'affaire  qui  t'amène  ici ,  peux-tu  me  la  dire? 

—  Ce  n'est  pas  mon  secret,  c'est  le  sien. 

M.  de  Lorédan  partit  fort  désappointé.  Il  y  avait  eu  dans  ses  der- 
nières paroles  de  l'ironie  et  du  soupçon.  Il  avait  envie  de  parler  et 
cependant  se  contint.  —  Je  verrai  ce  que  j'ai  à  faire,  dit-il  froi- 
dement. 

—  Je  te  le  conseille,  répondit  Dnlac. 

L'avocat  ne  vit  M""''  Margerie  qu'au  dîner.  Il  lui  fut  présenté  sans 
explications  par  M.  Margerie.  Les  rapports  des  deux  époux  étaient 
discrets  et  polis.  Le  mari  évitait  de  regarder  sa  femme  ou  de  lui 
adresser  directement  la  parole.  M'"^  Margerie  au  contraire  épiait  son 
mari.  S'attendait-elle  donc  à  ce  qu'il  donnât  quelque  signe  de  vio- 
lence ou  de  folie?  Dulac  fit  très  aimablement  les  frais  de  la  conver- 
sation. Il  aborda,  comme  à  dessein,  les  sujets  les  plus  divers,  et 
trouva  dans  M.  Margerie  un  partner  plein  de  vivacité,  de  bon  sens 
et  d'enjouement.  Après  le  repas,  il  resta  seul  avec  M'""  Margerie.  — 
Vous  voyez,  lui  dit-il,  que  j'ai  tenu  ma  promesse. 

—  Oui,  fit-elle  sans  chaleur,  vous  voici. 

—  Eussiez-vous  donc  préféré  que  je  ne  vinsse  pas? 

—  Oh!  non  ;  mais  c'est  que  je  suis  bien  accablée,  bien  découra- 
gée. Il  faut  que  vous  soyez  un  ami  pour  moi  plus  qu'un  juge.  J'au- 
rais honte  autrement  de  m'être  adressée  à  vous. 

Elle  leva  sur  lui  des  yeux  humides,  d'une  douceur  extrême,  et 
qui  ne  se  dérobèrent  point  à  son  examen. 

—  Pourquoi  aujourd'hui  avez-vous  reçu  si  longtemps  M.  de  Lo- 
rédan ? 

—  Pour  qu'il  ne  s'aperçût  de  rien,  et,  si  sa  visite  a  été  longue, 
c'est  qu'il  avait  à  me  raconter  son  voyage. 

—  Je  l'ai  vu  quand  il  sortait  de  chez  vous,  et  je  l'ai  congédié.  Il 
ne  reviendra  plus  que  rarement,  s'il  revient. 

—  Oh  !  vous  avez  bien  fait. 

—  M.  Blargerie  le  tuerait  peut-être. 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vous  voyez  bien  qu'il  est  jaloux  de  lui. 

—  Je  n'en  ai  jamais  douté. 

—  Mais  il  faut  que  je  vous  prouve  que  mon  mari  a  tort  d'être 
jaloux  de  moi,  n'est-ce  pas? 

Dulac  ne  répondit  que  par  son  silence.  —  Et  vos  enfans,  reprit- 
il,  je  ne  les  ai  pas  vus? 

—  J'ai  obtenu  qu'ils  quittassent  la  maison.  Ils  ne  doivent  pas 
être  témoins  de  ce  qui  se  passe  entre  leur  père  et  moi.  Ils  sont, 
l'un  au  collège,  l'autre  au  couvent. 

—  Loin  d'ici? 

—  A  Poitiers. 

—  Qu'avez-vous  dit  à  M.  de  Lorédan,  fit-elle  au  bout  d'un  in- 
stant, pour  qu'il  s'abstînt  de  revenir? 

—  La  vérité,  que  M.  Margerie  voyait  défavorablement  ces  visites. 

—  Et  il  vous  a  cru? 

—  A  peu  près. 

Quand  François  Dulac,  ce  soir-là,  se  fut  retiré  dans  sa  chambre, 
il  demeura  fort  perplexe.  Tout  se  passait-il  naturellement,  ou  les 
deux  amans,  après  s'être  concertés,  étaient-ils  sur  leurs  gardes? 
Leur  attitude,  leurs  réponses,  le  faisaient  pencher  autant  vers  une 
hypothèse  que  vers  l'autre.  Certes  ils  devaient  avoir  pour  premier 
soin  de  paraître  parfaitement  innocens;  mais,  comme  il  leur  était 
relativement  facile  d'y  parvenir,  ce  point-là,  pour  un  observateur 
tel  que  l'avocat,  devenait  secondaire.  Ce  qui  était  d'une  importance 
bien  plus  grande,  c'était  de  les  amener  à  quelque  démarche,  à  quel- 
que imprudence  qui  les  trahît.  Aussi  Dulac  les  avait-il  séparés.  Il  se 
réservait,  diit-il  prolonger  son  séjour,  de  les  frapper  à  l'improviste 
dans  leur  amour  d'un  coup  qui  les  lui  livrât.  Maintenant,  s'ils 
n'étaient  point  coupables,  c'était  évidemment  en  dehors  d'eux  qu'il 
fallait  chercher  la  preuve  de  leur  Innocence,  Or  M.  Margerie,  à  en 
juger  par  ses  actes  et  par  ses  paroles,  n'était  pas  de  ces  fous  can- 
dides qui  se  laissent  surprendre.  Il  se  renfermait  dans  son  idée  fixe 
comme  dans  une  forteresse,  avait  ses  preuves  eu  main,  son  parti- 
pris  habilement  médité  de  vengeance.  Il  ne  s'en  était  rapporté 
qu'au  témoignage  de  ses  yeux,  aux  déclarations  écrites  de  sa 
femme,  et  s'était  si  bien  établi  dans  son  rôle  de  justicier  que,  sans 
l'intervention  de  l'avocat,  il  eût  paisiblement  supporté,  pour  quel- 
ques jours  au  moins,  la  présence  de  M.  de  Lorédan  sous  son  pro- 
pre toit.  Son  cœur,  qui  s'était  subordonné  à  son  cerveau  ou  à  son 
intelligence,  suivant  qu'on  l'estimât  ou  non  dénué  de  raison,  avait 
cessé  de  battre,  et  ce  n'était  point  par  des  émotions  purement  mo- 
rales qu'on  arriverait  à  le  raviver.  C'était  la  sensation  même  du  fait 
où  sa  lucidité  d'esprit  avait  fait  naufrage  qu'il  se  fût  bien  plutôt  agi 
de  lui  rendre,  car  il  y  eût  accusé  de  nouveau  sa  perception  égarée 


MONSIEUR   MARGERIE.  613 

OU  maladive.  François  Dulac  agitait  et  pesait  confusément  ces  diffé- 
rentes idées,  et,  ne  sachant  à  laquelle  s'arrêter,  s'en  remettait  à  de 
prochaines  circonstances  du  soin  de  le  guider  et  de  l'éclairer. 

Les  jours  qui  suivirent  se  passèrent  tranquillement.  Il  ne  fut  pas 
question  de  M.  de  Lorédan,  qui  d'ailleurs  ne  se  montrait  point. 
Quoique  François  Dulac  se  fût  imposé  comme  un  devoir  d'exercer 
autour  de  lui  la  plus  stricte  surveillance,  ce  rôle  d'espionnage  et 
de  défiance  commençait  à  lui  peser.  Au  fur  et  à  mesure  qu'il  péné- 
trait dans  l'intimité  de  M'"'  Margerie,  le  caractère  de  cette  jeune 
femme,  obscur  pour  lui  au  début,  s'éclairait  à  des  lueurs  vives  et 
sereines.  Elle  se  fût  volontiers  abandonnée  à  ses  premiers  mouve- 
mens,  qui  étaient  d'une  générosité  presque  impétueuse,  et  elle 
n'osait  le  faire.  C'était  d'instinct  une  femme  passionnée  qui  avait 
quelque  honte  de  l'être.  Le  chagrin  que  lui  causait  son  mari,  sa 
situation  douloureuse  vis-cà-vis  de  l'avocat  qu'elle  n'avait  aucun 
moyen  de  convaincre  et  qu'il  n'était  pas  de  sa  dignité  d'implorer, 
l'exposaient  à  de  subits  retours  de  contrainte  et  de  réserve  qui 
ressemblaient  à  de  la  duplicité.  Elle  sentait  cependant  que  les 
heures  étaient  pour  elle  d'un  prix  inestimable  et  qu'une  solution, 
presque  toujours  menaçante,  sous  quelque  aspect  qu'elle  l'envisa- 
geât, était  imminente.  Ces  anxiétés  la  rendaient  touchante,  et 
Dulac,  à  de  certains  momens,  inclinait  à  la  croire  aussi  malheu- 
reuse qu'innocente. 

Toutefois  il  passait  la  plus  grande  partie  de  son  temps  avec 
M.  Margerie,  et  s'efforçait  en  vain  de  découvrir  en  lui  quelque  dé- 
faillance d'esprit  ou  de  caractère.  Cet  homme,  que  sa  femme  accu- 
sait d'être  fou  et  d'être  arrivé  à  la  folie  par  la  violence,  était  d'un 
grand  bon  sens  pratique  et  d'une  douceur  inaltérable.  C'était  à  tel 
point  qu'il  devait  se  surveiller  pour  C3la,  car  on  n'est  ainsi  maître 
de  soi  que  par  une  volonté  soutenue.  Dulac  le  pensait  d'autant  plus 
qu'il  entrevoyait  chez  son  hôte  le  désir  ardent,  presque  inquiet, 
d'en  finir  avec  sa  situation  présente.  M.  Margerie  devait  souffrir  de 
cœur,  tout  autant,  plus  même  que  sa  femme.  Si  grande  que  fût  son 
avidité  de  vengeance,  il  redescendait  parfois  dans  ses  souvenirs, 
revoyait  le  passé,  et  le  revoyait  plus  cruel  d'illusions  détruites  et  de 
bonheur  perdu  sous  les  traits  de  cette  créature  belle  et  perfide  au- 
près de  laquelle  il  vivait  encore  et  qu'il  allait  bientôt  chasser  de  sa 
maison.  Alors,  soit  chagrin,  soit  faiblesse,  il  se  livrait  tacitement  à 
Dulac,  l'écoutait,  le  retenait  près  de  lui,  avait  à  son  égard  de  très 
légers  abandons  de  sensibilité  émue.  Si  cela  se  produisait,  ce  n'était 
point  qu'ils  parlassent  de  M'"^  Margerie,  tout  au  contraire,  ils  en 
étaient  à  n'importe  quel  sujet  de  conversation  ;  mais  il  semblait 
qu'à  l'improviste  la  blessure  de  M.  Margerie  se  rouvrît,  et  que  le 
stoïcisme,  non  de  l'âme,  mais  de  la  chair,  lui  fît  défaut  pour  ne 


014  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

point  chanceler.  Plusieurs  fois,  sans  motif  apparent,  il  priait  alors 
Dulac  de  ne  le  point  quitter,  se  remettait  vite  et  lui  souriait  avec 
une  expression  affectueuse  et  reconnaissante  dont  l'avocat  avait  lieu 
de  s'étonner. 

Ces  dernières  observations,  si  minimes  cpi' elles  fussent,  décidè- 
rent François  à  étudier  avec  le  soin  le  plus  minutieux  l'état  mental 
de  M.  Margerie.  La  seule  chose  qu'il  put  constater,  c'est  que 
M.  Margerie  se  cherchait  quelquefois  et  se  retrouvait  promptement; 
mais  ce  très  faible  symptôme  d'un  manque  d'équilibre  entre  l'âme 
et  le  corps  pouvait  résulter  bien  plus  évidemment  de  la  secousse 
douloureuse  que  le  mari  avait  subie  qu'il  n'avait  dû  lui  être  anté- 
rieur et  la  déterminer  par  une  illusion  soudaine  de  l'esprit  ou  des 
sens.  Il  fallait  autre  chose  à  Dulac  pour  asseoir  sa  conviction,  et,  ne 
sachant  à  quel  expédient  recourir,  partagé  de  sympathies  égales 
pour  M"'«  Margerie  et  pour  M.  Margerie,  voyant  le  muet  désespoir 
de  l'une,  la  maladive  impatience  de  l'autre,  il  se  désespérait  que. 
les  heures  et  les  jours  se  succédassent  sans  lui  apporter  quelque 
indice  irrécusable  de  la  sombre  vérité  qu'il  s'épuisait  à  poursuivre. 

Une  après-midi  que  François  Dulac  et  M.  Margerie  se  prome- 
naient ensemble  dans  le  jardin,  denière  la  maison,  ils  entendirent 
sonner  à  la  grille  de  l'aA^enue.  C'était  l'annonce  d'une  visite.  M.  Mar- 
gerie s'arrêta  court,  et  posant  sa  main  sur  le  bras  de  l'avocat  :  — 
C'est  lui,  fit-il. 

—  Qu'en  savez-vous? 

—  Je  le  sens  là,  dit  M.  Margerie  en  touchant  sa  poitrine.  Allez, 
je  ne  me  trompe  pas.  Ainsi,  continua-t-il  avec  une  ironie  amère, 
vous  voyez  qu'il  revient. 

—  Je  ne  vous  ai  pas  dit  qu'il  ne  reviendrait  point.  Ce  qui  me 
surprend,  c'est  qu'il  ait  autant  tardé. 

—  Ah!  oui,  c'est  possible,  mais  moi  j'en  ai  assez.  Il  me  semble, 
monsieur  l'avocat,  que  je  vous  ai  fourni  dès  le  début  des  preuves 
suffisantes  pour  que  vous  marchiez.  Il  faut  marcher. 

—  Un  avocat  digne  de  ce  nom,  monsieur,  ne  commence  une  af- 
faire qu'avec  la  conviction  de  la  bonté  de  sa  cause. 

—  Allez  donc  chercher  cette  conviction,  puisque  les  circonstances 
vous  l'apportent. 

Il  lui  désignait  la  maison  du  doigt  et  parlait  avec  une  certitude 
singulière.  Il  se  ravisa,  s'approcha  cauteleusement  de  l'avocat  et 
lui  dit  à  demi-voix  :  —  Ne  faites  pas  le  tour  pour  monter  le  perron. 
Entrez  de  ce  côté-ci  de  la  maison.  Une  fois  au  premier  étage,  pre- 
nez le  couloir  qui  est  derrière  le  salon,  car  c'est  au  salon  qu'ils  doi- 
vent être.  Il  y  a,  en  vous  servant  d'une  chaise,  un  œil-de-bœuf  par 
lequel  vous  pourrez  les  voir. 

Et  comme  Dulac  hésitait  :  —  Mais  allez  donc!  lai  dit-il  en  colère. 


MONSIEUR  IMARGERIE.  615 

L'avocat  suivit  presque  machinalement  les  instructions  de  M.  Mar- 
gerie.  Il  subissait  malgré  lui  son  influence,  et  s'avançait,  pour  sa 
part,  tout  remué  de  curiosité.  Il  ne  rencontra  personne  des  gens  de 
la  maison  et  parvint  au  couloir  en  étouffant  le  bruit  de  ses  pas.  Il 
entendit  alors  distinctement  deux  voix  qui  étaient  celles  de  M™''  Mar- 
gerie  et  de  M.  de  Lorédan.  Le  mari  ne  s'était  donc  pas  trompé.  Du- 
ke cependant  ne  saisissait  point  le  sens  des  paroles  et  s'apercevait 
seulement  qu'elles  se  suspendaient  ou  se  précipitaient  avec  une 
intonation  émue.  Après  être  resté  quelques  instans  indécis,  il  ve- 
nait d'approcher  un  tabouret  de  l' œil-de-bœuf,  lorsque  la  honte  le 
prit  de  l'action  qu'il  allait  commettre.  Il  se  résolut  simplement  à 
entrer  au  salon,  assuré  qu'il  était  de  ne  pas  être  attendu  et  de  sur- 
prendre M.  de  Lorédan  et  M""  Margerie  dans  l'attitude  même  où  ils 
se  trouveraient. 

Il  tourna  en  effet  avec  rapidité  le  bouton  et  entra.  M™''  Margerie, 
vêtue  d'une  robe  de  mousseline  blanche  brodée  avec  une  large 
ceinture  bleue  dont  les  bouts  flottaient,  était  languissamment  assise 
sur  un  canapé.  Elle  avait  un  mouchoir  sur  les  yeux  et  pleurait  silen- 
cieusement. M.  de  Lorédan,  auprès  d'elle,  tenait  entre  ses  mains  la 
main  qu'elle  avait  de  libre.  Il  était  extraordinair^ient  agité  et  ne 
paraissait  pas  avoir  conscience  de  ce  qu'il  lui  disait. 

Il  se  retourna  brusquement  quand  François  entra  dans  le  salon 
et  se  dressa  sur  ses  pieds.  M'"''  Margerie  ne  bougea  point,  mais  elle 
ôta  le  mouchoir  qui  lui  couvrait  le  visage  et  regarda  fixement  l'a- 
vocat. Celui-ci,  après  avoir  fait  quelques  pas,  s'était  arrêté  et  les 
examinait  tous  les  deux.  Ce  fut  M.  de  Lorédan  qui  courut  à  lui.  — 
Ah!  mon  ami,  s'écria-t-il,  je  sais  tout.  Quelle  épouvantable  chose! 
M'"^  Margerie  est  bien  malheureuse.  Et  moi  qui  me  défiais  de  toi  ! 
Tu  n'es  venu  au  contraii-e  ici  que  parce  qu'elle  t'en  a  prié  et  dans 
une  pensée  de  bienveillance  et  de  justice.  Pardonne-moi,  cher  ami, 
pardonne-moi. 

Il  lui  prit  les  mains  presque  de  force,  sans  remarquer  la  demi- 
résistance  de  François  Dulac,  qui  se  demandait  si  l'on  ne  jouait 
point  devant  lui  pour  l'abuser  une  détestable  comédie. 

—  Yous  avez  donc  appris  à  M.  de  Lorédan,  fit-il  d'un  ton  de  re- 
proche en  s'adressant  à  M'"^  Margerie,  le  secret  que  vous  ne  vouliez 
confier  à  personne,  que  vous  n'aviez  dit  qu'à  moi? 

—  Oh!  ne  l'accuse  pas,  reprit  Lorédan.  Ce  secret  lui  est  échappé 
dans  ses  angoisses,  dans  ses  larmes.  Lorsque  je  l'ai  revue  pour  la 
première  fois  il  y  a  quelques  jours,  j'ai  bien  deviné  qu'il  pouvait  y 
avoir  un  malheur  dans  cette  maison;  mais  lequel?  j'étais  à  cent 
lieues  de  le  pressentir.  Un  instant  d'ailleurs  elle  m'avait  donné  le 
change  par  sa  gaîté,  par  son  courage.  C'est  alors  que  je  t'ai  ren- 
contré et  que  tu  m'as  congédié  au  nom  de  M.  Margerie.  Il  ne  m'é- 


616  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lait  pas  toutefois  défendu  de  revenir.  J'ai  songé  à  ta  présence,  à  la 
nature  de  tes  fonctions,  aux  soupçons,  à  la  jalousie  de  M.  Margerie. 
Si  étrange  que  me  parût  une  semblable  trame,  je  fus  sur  la  voie  : 
il  voulait  se  séparer  de  sa  femme;  mais  ce  dont  je  ne  me  fusse 
jamais  douté,  c'est  la  folie  de  M.  Margerie.  Ah  !  le  pauvre  homme  ! 

Il  s'exprimait  avec  volubilité,  dans  une  sorte  de  désordre  qu'il 
ne  pouvait  dominer.  François  Dulac  l'écoutait  sans  lui  répondre,  et 
ses  regards  allaient,  tout  chargés  de  méfiance,  de  M.  de  Lorédan 
à  M"'^  Margerie.  —  Madame,  dit-il  à  la  jeune  femme,  qui  ne  baissait 
point  les  yeux  devant  lui,  il  eût  été  plus  digne  de  vous  de  ne  point 
parler. 

—  Vous  vous  trompez,  monsieur,  fit-elle  en  se  levant.  C'eût  été 
vrai  si  dès  votre  entrée  dans  cette  maison  vous  eussiez  été  franche- 
ment un  soutien,  un  ann*  pour  moi  qui  vous  avais  appelé  et  qui 
vous  confiais  mon  honneur,  mieux  encore,  le  bonheur  de  ma  vie. 
C'eût  été  vrai  si,  vous  vn  remettant  à  ma  loyauté  plus  qu'à  votre 
sagacité,  vous  aviez  cherché  la  vérité  avec  moi,  et  si  même  vos  ef- 
forts avaient  abouti  à  quelque  résultat;  mais  au  moment  où  je  les 
vois  impuissans,  et  vous  ne  pouvez  nier  qu'ils  ne  le  soient,  puisque 
vous  hésitez  aussi  bien  devant  ma  culpabilité  que  devant  la  folie  de 
mon  mari,  au  moment  où  l'aveuglement  insensé  de  M.  Margerie  va 
suivre  son  cours,  il  est  juste  que  M.  de  Lorédan,  qui  sera  mis  en 
cause  avec  moi,  sache  au  moins  à  quelle  accusation  il  devra  ré- 
pondre, car,  sur  ma  parole,  il  l'ignorait. 

M"""  Margerie  avait,  en  achevant  ces  mots,  cette  fierté  souveraine 
et  cette  douleur  éloquente  que  François  Dulac  lui  avait  déjà  vues. 
Cette  fois  cependant  il  n'en  fut  point  touché. 

—  Il  eût  ét'^  plus  convenable,  madame,  que  vous  lui  apprissiez 
ce  secret,  debout  comme  vous  l'êtes  maintenant,  avec  ces  éclairs 
dans  les  yeux  et  ce  courroux  sur  le  front,  que  de  la  façon  qu'a  dite 
M.  de  Lorédan,  dans  les  angoisses  et  dans  les  larmes. 

—  Pour  ceci,  vous  avez  raison,  reprit  M'"*  Margerie  avec  une  hu- 
milité subite.  Il  m'est  venu  un  moment  de  faiblesse  quand  au  nom  de 
son  affection,  — de  l'affection,  hélas!  je  n'en  ai  plus  autour  de  moi, 
—  il  m'a  suppliée  de  ne  lui  rien  cacher.  Je  me  suis  attendrie  à  ses 
paroles,  je  ne  m'en  suis  point  offensée,  car  je  le  connais  et  je  le 
tiens  pour  un  homme  de  cœur  incapable  de  détour  et  de  calcul 
égoïste. 

File  marcha  droit  à  M.  de  Lorédan,  à  qui  elle  tendit  sa  main, 
qu'il  baisa  respectueusement  en  disant  :  —  Vous  m'avez  bien  jugé, 
madame. 

L'avocat  ne  répondit  rien.  Il  se  maintenait  impassible  et  réflé- 
chissait. —  Et  à  présent,  monsieur  Dulac,  s'il  n'y  a  plus  de  malen- 
tendu entre  nous  trois ,  voulez-vous  que  nous  nous  unissions  de  vo- 


MONSIEUR   MARGERIE.  617 

lonté,  d'intelligence,  de  dévoùment,  pour  détourner  les  tristes  effets 
de  la  détermination  de  mon  mari  et  pour  essayer  de  le  guérir? 

Sa  voix  avait  autant  de  caresse  que  de  prière.  Elle  attendait  avec 
une  anxiété  que  partageait  M.  de  Lorédan  la  réponse  de  l'avocat. 
—  Je  ne  le  puis,  madame.  M.  Margerie  est  seul,  et,  lui  aussi,  il  a  un 
profond  chagrin  dont  aucune  affection  ne  lui  allège  le  poids.  Je  dois 
rester  de  son  côté.  Je  serais  un  mauvais  ami  pour  lui,  si,  même  dans 
son  intérêt,  je  faisais  alliance  avec  vous. 

—  Oh!  dit-elle  en  laissant  tomber  ses  bras,  est-ce  donc  la  guerre 
que  vous  me  déclarez? 

—  Oui,  madame,  dit  alors  nettement  François  Dulac,  une  guerii; 
loyale,  mais  sans  faiblesse  et  sans  merci. 

IV. 

François  Dulac  sortit  profondément  irrité  et,  ce  qui  l'étonnait, 
attristé  jusqu'au  fond  de  l'àme.  Ce  n'est  pas  qu'il  tînt  absolument 
pour  fausses  les  paroles  de  M'"^  Margerie.  Ainsi  que  Lorédan,  elle 
pouvait  être  sincère.  11  avait  pu  ne  surprendre  à  ce  rendez-vous  de 
deux  prétendus  coupables  que  l'expansion  vive  de  sentimens  hono- 
rables; mais  il  s'était  fait  de  cette  jeune  femme  une  opinion  plus 
haute.  11  ne  l'eût  pas  crue  accessible  à  ces  compromis  de  la  dou- 
leur, à  ces  défaillances  d'une  âme  un  peu  vulgaire.  En  sa  qualité 
d'avocat,  cet  étalage  de  vertu  et  d'amitié  chaste  le  laissait  froid.  C'est 
par  là  qu'on  commence  à  déserter  le  devoir  et  à  glisser  vers  le  mal.  Il 
voyait  de  plus  se  manifester  cette  fois,  plus  acerbe  que  par  le  passé, 
entre  lui  et  M'"^  Margerie,  l'hostilité  secrète  dont  il  avait  dès  le  pre- 
mier jour  eu  le  pressentiment.  Qu'est-ce  donc  qu'elle  attendait  de 
lui?  Le  voulait-elle  pour  complice  ou  s'indignait-ellc  seulement 
qu'il  la  méconnut?  Quoi  que  ce  pût  être,  la  seule  idée  qui  le  préoc- 
cupât au  fond,  c'était  de  se  venger  noblement  de  M'""  Margerie  en  la 
sauvant.  Au  moment  même  où  il  venait  de  lui  dire  qu'il  prenait  fait 
et  cause  pour  son  mari,  il  ne  songeait  plus  qu'à  la  trouver  parfaite- 
ment innocente,  ou  tout  au  moins  à  lui  épargner  les  conséquences 
du  passé  et  les  dangers  de  l'avenir. 

Cependant  aussi,  à  mesure  qu'il  réfléchissait  à  cette  situation  qui 
lui  paraissait  insoluble,  le  découragement  s'emparait  de  lui.  Il  ne 
plaiderait  pas  cette  affaire.  Quoiqu'il  eût,  au  point  de  vue  de  son 
métier  et  de  la  légalité,  des  preuves  suffisantes  et  des  présomptions 
assez  fortes  en  faveur  de  M.  Margerie,  il  sentait  trop  qu'il  n'aurait  à 
son  service  ni  sa  liberté  d'esprit  ni  sa  liberté  de  conscience.  Il  avait, 
même  pour  son  propre  compte,  trop  vécu  dans  l'intimité  de  ces 
douleurs  et  de  ces  combats.  11  donnerait  quelques  heures  encore  à 
ses  recherches,  peut-être  aussi  à  l'espoir  de  ces  découvertes  inat- 


(518  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tendues  qui  résultent  du  hasard;  puis,  si  la  l;^mière  ne  se  faisait 
point,  il  prendrait  congé  de  M.  Margerie  en  le  priant  de  confier  ses 
intérêts  à  quelque  autre  avocat  dont  l'indépendance  et  la  lucidité 
d'esprit  seraient  intactes. 

Ces  différentes  réflexions  l'avaient  absorbé  assez  longtemps.  Il 
s'était  promené  dans  la  grande  avenue,  avait  distraitement  salué 
M.  de  Lorédan,  qui  partait,  et  n'avait  songé  qu'alors  h  rejoindre 
M.  Margerie.  Il  le  retrouva  sous  une  tonnelle,  assis  sur  un  banc,  la 
tête  dans  ses  mains  et  ne  s' apercevant  point,  bien  que  l'avocat  n'eût 
mis  aucune  précaution  à  s'approcher,  que  sa  solitude  était  troublée. 
François  Dulac  passa  quelques  instans  à  Fobserver.  Les  traits  de 
M.  Margerie  étaient  détendus  et  sans  expression,  l'œil  ouvert,  mais 
atone,  la  bouche  tombante  aux  commissures  des  lèvres.  Certes  ce 
pouvait  être  la  physionomie  d'un  homme  navré  de  chagrin,  ce  n'é- 
tait pas  celle  d'un  fou;  mais  il  y  avait  peut-être  à  tirer  parti  de  ce 
chagrin,  à  le  surexciter,  à  le  pousser  à  des  manifestations  violentes. 
Jusque-là  Dulac  n'avait  vu  cet  homme  que  se  contraignant  au  calme 
et  cachant,  on  pouvait  le  supposer,  sous  l'idée  fixe  inexorable  de  la 
première  heure  la  démence  inquiète  qui  s'agitait  au  fond  de  lui. 
L'avocat  se  résolut  donc  à  tenter  l'épreuve,  sauf  à  conjurer  plus  tard 
par  sa  décision ,  par  son  énergie,  les  conséquences  de  cette  colère 
qu'il  voulait  éveiller. 

M.  Margerie  n'avait  point  encore  bougé.  Dulac  le  toucha  douce- 
ment h  l'épaule  et  ne  le  tira  pas  de  son  accablement.  Il  le  prit  alors 
assez  brusquement  par  le  bras  en  l'appelant  par  son  nom.  La  com- 
motion fut  immédiate  et  vraisemblablement  douloureuse.  M.  Mar- 
gerie se  leva,  comme  mû  par  un  ressort;  un  long  frisson  parcourut 
ses  membres,  son  visage  tressaillit  tout  entier,  et  son  regard  s'em- 
plit de  lueurs  intelligentes.  —  Ah  !  fit-il  avec  un  soupir,  je  rentre 
en  moi-même, 

—  N'y  étiez-vous  donc  plus?  demanda  Dulac  en  souriant. 

—  Non.  Mon  ami,  continua-t-il  d'une  voix  un  peu  craintive,  il 
ne  faut  pas  me  laisser  seul  ainsi.  Le  chagrin  m'a  fait  la  solitude 
mauvaise.  Je  ne  sais  plus  où  je  m'en  vais. 

Il  tressaillit  encore.  —  Cela  va  bien  maintenant. 
'   —  Ce  n'est  pas  la  solitude  qui  vous  est  mauvaise,  reprit  Dulac, 
c'est  la  vengeance  que  vous  méditez  qui  vous  est  trop  lourde  à 
porter. 

—  Oh!  non  pas,  elle  est  mon  idée  fixe,  c'est  elle  qui  me  fait  vivre. 

—  Vivre!  répéta  l'avocat.  Appelez-vous  donc  vivre  l'existence 
indécise  que  vous  menez?  Étes-vous  donc  en  possession  de  vous- 
même  que  vous  n'avez  plus,  comme  tout  à  l'heure,  le  sentiment  de 
votre  individualité,  et  qu'il  vous  faille,  pour  vous  ressaisir,  un  effort 
de  tout  votre  être  ? 


MONSIEUR   MARGERIE.  619 

—  Ah  !  vous  vous  êtes  aperçu  de  cela, 

—  Et  il  ne  faudrait  pas  que  d'autres  que  moi  s'en  aperçussent 
car  ils  pourraient  dire  que  vous  n'avez  plus  votre  raison. 

—  Allez  donc,  que  je  suis  fou,  n'est-ce  pas?  dit-il  avec  un  grand 
sang-froid  et  en  haussant  les  épaules. 

—  Qui  sait? 

M,  Margerie  ne  répliqua  rien,  mais  il  prit  le  bras  de  Dulac  et  se 
mit  à  marcher  à  ses  côtés.  —  J'espère,  mon  cher  maître,  lui  dit-il 
bientôt,  que  maintenaiit,  au  sujet  de  notre  affaire,  vous  n'avez  plus 
rien  qui  vous  arrête. 

—  Qu'est-ce  qui  vous  le  fait  supposer? 

—  C'est  que  vous  devez  avoir  à  présent  la  conviction  qui  vous 
manquait  et  que  je  vous  ai  envoyé  chercher.  Ils  étaient  ensemble 
vous  les  avez  entendus,  vous  les  avez  vus. 

—  Je  les  ai  vus,  je  les  ai  entendus,  c'est  vrai;  mais  je  suis  moins 
que  jamais  persuadé  qu'ils  soient  coupables. 

—  Ah  !  ceci  est  trop  fort.  Il  se  peut  que  je  sois  fou,  comme  vous 
le  prétendiez  il  n'y  a  qu'un  instant,  mais  je  ne  suis  pas  du  moins 
aussi  faible  d'esprit  que  vous  paraissez  le  croire.  S'ils  ne  sont  point 
coupables,  si  vous  n'avez  rien  surpris  qui  les  condamne  à  vos  veux 
pourquoi  donc  avez -vous  mis  tant  de  temps  à  revenir  auprès  de 
moi?  Étes-vous  donc  de  ceux  qui  pensent  que  les  bonnes  nouvelles 
s'apprennent  toujours  assez  vite?  Vous  êtes  un  homme  de  concilia- 
tion, et  vous  eussiez  pensé  que  c'était  là  une  nouvelle  heureuse  à 
m'annoncer. 

—  Je  n'ai  pas  à  vous  convaincre,  répondit  froidement  l'avocat. 
Croyez  coupables,  si  cela  vous  plaît,  M.  de  Lorédan  et  M"'^  Marge- 
rie. Quant  à  moi,  je  les  ci'ois  innooens,  et  je  ne  me  charge  plus  de 
plaider  pour  vous.  Je  vous  aurai  quitté  demain. 

—  Vous  me  quittez,  vous!  s'écria  M.  Margerie  avec  une  agitation 
qu'il  ne  put  maîtriser,  vous  me  quittez  !  Que  deviendrai-je  alors? 
Vous  prétendez  m'aimer,  et  vous  me  laissez  seul,  et,  je  vous  l'ai  dit 
je  me  sens  mal  à  l'aise,  j'ai  peur  quelquefois  quand  je  suis  seul! 
Non,  vous  avez  pour  m'abandonner  quelque  raison  que  vous  ne  me 
dites  pas. 

—  C'esit  vrai.  Je  conçois  qu'un  homme  de  cœur,  et  je  vous  ai  cru 
tel,  coure,  en  un  ardent  mouvement  de  passion,  à  la  défense  de 
son  bonneur,  qu'il  punisse  à  la  fois  et  l'ami  qui  l'outrage  et  la 
femme  qui  le  trompe.  Je  ne  comprends  pas  qu'il  ourdisse  lente- 
ment une  trame  pour  étaler  sa  honte  à  tous  les  regards,  et  qu'il  re- 
tarde, pour  le  mesurer  plus  froidement,  le  coup  qu'il  doit  frapper. 

—  Jusqu'à  présent,  vous  ne  m'aviez  rien  dit  de  cela! 

—  Je  vous  ai  dit  tout  d'abord  que  votre  vengeance  était  sinistre, 
Je  vous  ai  dit  tout  à  l'heure  qu'elle  vous  était  lourde  à  porter.  J'es- 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pérais  qu'un  sentiment  noble  et  prompt  s'éveillerait  en  vous.  II  n'en 
est  rien.  Je  me  retire  et  ne  vous  prête  plus  mon  aide. 

—  Pourquoi  m'avez-vous  dit  que  vous  les  croyiez  innocens,  pour- 
quoi vous  jouez-vous  de  moi? 

—  Parce  que  je  ne  veux  pas  marcher  avec  vous  dans  une  voie  de 
dissimulation  et  de  ténèbres. 

—  Je  ferai  ce  que  vous  voudrez;  mais,  je  vous  en  prie,  dit  d'un 
ton  presque  suppliant  M.  Margerie,  ne  me  quittez  pas. 

—  Je  ne  veux  rien. 

—  Si,  vous  m'excitez  à  la  vengeance  telle  qu'elle  m'était  venue  à 
l'esprit  en  premier  lieu;  mais  j'avais  laissé  échapper  l'occasion.  Elle 
ne  s'est  plus  présantée.  Je  ne  les  ai  plus  vus  ensemble  comme  la 
première  fois,  et  j'ai  attendu  parce  que  je  voulais  les  atteindre  l'un 
et  l'autre,  l'un  par  l'autre. 

Il  se  rapprocha.  —  Ils  ont  renoué,  n'est-ce  pas?  Ils  sont  peut-être 
sur  le  point  de  se  livrer.  Elle  ne  le  fera  plus  partir. 

—  Je  n'ai  rien  à  vous  dire.  Je  ne  sais  ce  qu'ils  ont  fait  autrefois, 
mais  ils  sont  aujourd'hui  plus  près  de  s'aimer  qu'ils  ne  l'ont  jamais 
été. 

—  Merci.  Je  vais  voir,  je  vais  agir.  Je  les  surprendrai,  puisqu'ils 
se  placent  à  ma  portée,  et  je  n'attendrai  plus.  Attendre  !  c'est  là 
vraiment  ce  qui  me  tuait. 

Il  passa  la  main  sur  son  front.  —  J'ai  bien  souffert,  je  souffre 
beaucoup  encore.  Les  infâmes!  moi  qui  croyais  en  eux!  Et  elle,  je 
l'aimais  tant! 

M.  Margerie  se  calma,  devint  presque  gai;  puis,  comme  la  cloche 
du  dîner  se  faisait  entendre  :  —  Ah  !  ah  !  dit-il  en  riant  à  Dulac, 
vous  êtes  un  homme,  vous,  vous  n'êtes  pas  un  avocat  ordinaire  et 
n'allez  pas  au  but  par  quatre  chemins!  Vous  avez  raison. 

François  néanmoins  n'était  pas  sans  inquiétude.  Il  avait  déter- 
miné chez  M.  Margerie  la  réaction  qu'il  se  proposait  d'amener,  il 
avait  contraint  l'homme  intérieur  à  se  répandre  au  dehors  en  sail- 
lies saccadées,  impétueuses,  mais  redoutables  et  subites.  Était-il 
fou  dans  la  véritable  acception  du  mot?  C'est  ce  qui  demeurait  dou- 
teux encore;  mais,  à  coup  sûr,  sa  raison  était  vivement  ébranlée. 
Ce  qui  restait  plus  obscur,  c'était  la  part  que  M'"*  Margerie  avait 
dans  cette  folie.  Y  avait-il  eu  une  hallucination  soudaine,  suivie  de 
l'idée  fixe,  ou  la  faute  de  la  jeune  femme  avait-elle  amené  par  la 
commotion  et  le  chagrin  le  dérangement  d'esprit  de  son  mari?  C'é- 
tait ce  qu'un  accident,  improvisé  selon  la  logique  même  de  cette 
situation  bizarre,  pouvait  sans  doute  éclaircir.  François  Dulac|se 
demandait  comment  il  le  ferait  naître  et  n'en  savait  rien  encore. 
Toutefois,  ne  voulant  pas  assumer  sur  lui  seul  la  responsabilité  des 
événemens,  il  laissa  entrevoir  à  M""*  Margerie  que  le  dénoûment^de 


MONSIEUR    MARGERIE.  621 

la  crise  qu'ils  subissaient  était  proche,  lui  recommanda  vis-à-vis  de 
M.  de  Lorédan  la  plus  extrême  prudence,  et  exigea  qu'elle  lui  obéît 
à  lui-même  en  toutes  choses. 

—  Êtes-vous  donc  enfin  un  ami  pour  moi?  lui  demanda-t-elle. 
Cette  fois  encore  il  plongea  son  regard  dans  celui  de  la  jeune 

femme,  n'y  vit  rien  qui  l'alarmât  et  répondit  :  —  Je  l'espère. 

—  Et  vous  sauverez  mon  mari?  reprit-elle. 

—  Si  vous  n'avez  pas  été  coupable,  oui,  madame. 

—  Oh!  encore!  fit-elle  en  rougissant.  Tant  mieux  si  j'ai  quelque 
danger  à  courir,  vous  regretterez  au  moins  d'avoir  douté  de  moi 
jusqu'au  bout;  mais  c'est  égal,  vous  êtes  un  honnête  homme. 

Deux  grosses  larmes  coulèrent  de  ses  yeux  et  tombèrent  sur  les 
mains  de  l'avocat. 

—  Madame,  dit  Dulac,  faites  revenir  vos  enfans  ;  il  faut  que  vous 
les  ayez  près  de  vous,  près  de  lui. 

Il  écrivit  également  un  mot  à  M.  de  Lorédan  et  ne  ferma  point 
l'œil  de  la  nuit.  Il  couchait  dans  la  chambre  voisine  de  M.  Margerie 
et  surveilla  tous  ses  mouvemens.  Il  remarqua  que  M.  Margerie, 
dont  le  sommeil  était  ordinairement  agité,  dormit  parfaitement 
cette  nuit-là.  Il  lui  avait  témoigné  le  désir  de  chasser  dans  la  jour- 
née du  lendemain  et  s'en  fut  l'éveiller  de  très  bonne  heure.  Ils  par- 
tirent en  chasse  par  une  très  fraîche  matinée  de  brouillard.  La  terre 
était  toute  détrempée  de  rosée,  et  les  fils  de  la  Yierge,  qui  flottaient 
en  nombre  infini  dans  la  brume,  les  arrêtaient  parfois  au  visage  et 
leur  faisaient  ainsi  un  léger  obstacle.  M.  Margerie  était  fort  gai,  ex- 
citait les  chiens,  caressait  son  fusil,  et,  le  frappant  de  la  main  d'un 
air  capable,  le  faisait  sonner  quand  il  avait  tiré  un  beau  coup.  — 
C'est  une  bonne  arme,  disait-il. 

Le  soleil  ne  tarda  pas  à  paraître,  et,  à  mesure  qu'il  montait  sur 
l'horizon,  la  chaleur,  annoncée  par  la  buée  épaisse  du  matin,  se 
faisait  sentir  davantage;  au  milieu  du  jour,  elle  fut  brûlante,  pres- 
que intolérable.  Ils  s'étaient  laissé  entraîner  fort  loin  de  La  Ber- 
thelière,  et  après  un  léger  repas  pris  dans  la  maison  d'un  garde  et 
quelques  gorgées  d'eau-de-vie  ils  revenaient  quand  même,  la  dé- 
marche un  peu  lourde  et  le  carnier  plein.  Comme  ils  étaient  ha- 
rassés de  fatigue,  ils  ne  se  parlaient  pas.  A  la  lisière  d'un  bois,  ils 
aperçurent  M.  de  Lorédan  à  cheval.  Le  jeune  honmie  les  salua  de 
loin,  mais  ne  les  accosta  point.  Il  était  en  jaquette  blanche  et  en 
chapeau  de  paille,  et  tenait  un  fouet  à  la  main.  M.  Margerie  tres- 
saiUit,  et,  se  tournant  vers  Dulac  :  —  C'est  de  cette  façon-là  qu'il 
était  vêtu,  lui  dit-il. 

Ce  fut  tout  d'ailleurs.  Ils  continuèrent  à  marcher  et  n'arrivèrent 
que  vers  six  heures  à  La  Berthelière,  pour  se  mettre  à  table.  Le  re- 
pas fut  copieux,  et  ils  y  firent  largement  honneur.  M'""  Margerie 


622  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

paraissait  préoccupée,  Dulac  était  calme.  M.  Margerie,  qui  avait  bu 
plus  que  d'habitude,  parlait  avec  un  peu  d'emphase  de  son  adresse 
et  de  ses  exploits  cynégétiques.  Il  avait  un  air  résolu,  des  instans 
de  réflexion  concentrée,  de  petits  gestes  insoucians,  et  regardait 
parfois  sa  femme  à  la  dérobée  avec  des  regards  aigus,  impatiens  et 
décidés.  Après  le  dîner,  on  monta  au  salon,  au  premier  étage,  et 
l'on  prit  le  café.  M.  Margerie  s'était  assis  dans  un  grand  fauteuil  et 
parut  s'assoupir.  M'"*  Margerie,  qui  s'était  acquittée  jusqu'au  bout 
de  ses  devoirs  de  maîtresse  de  maison ,  laissa  les  deux  hommes  en- 
semble et  sortit.  Ils  étaient  dans  une  longue  pièce  à  trois  fenêtres  ' 
dont  les  rideaux  de  damas  de  soie  rouge,  tombans  et  fermés ,  ren- 
voyaient sur  le  parquet  les  lueurs  du  foyer.  François  Dulac  avait 
suivi  l'exemple  de  son  hôte  en  s' allongeant  commodément  sur  un 
canapé  près  de  la  cheminée.  Il  entendit  bientôt  la  voix  de  M.  Mar- 
gerie, qui  lui  disait  :  —  Est-ce  que  vous  dormez? 

—  Non,  répondit-il. 

—  A  la  bonne  heure  ! 

M.  Margerie  était  debout  près  de  l'avocat,  un  doigt  sur  ses  lè- 
vres. —  M""'  Margerie  est  sortie,  comme  vous  l'avez  vu,  et  M.  de 
Lorédan  doit  être  à  rôder  par  là.  Je  suis  descendu  tout  à  l'heure, 
et  j'ai  trouvé  les  portes  fermées.  Ils  sont  dans  le  jardin  sans  doute, 
et  ne  veulent  pas  être  surpris.  A  tout  hasard,  j'ai  monté  mon  fusil. 

—  Pour  quoi  faire? 

M.  Margerie  se  mit  à  sourire.  —  Mais  vous  le  savez  bien! 

—  Oh  !  répondit  Dulac  avec  une  sorte  de  déli  calme,  ces  choses- 
là  se  disent  et  ne  se  font  pas. 

—  Vous  croyez  ?  Tenez,  il  y  a  ce  soir  un  grand  clair  de  lune 
comme  l'autre  fois;  il  suffirait  que  je  les  aperçusse,  et  alors... 

Il  s'approcha  de  la  fenêtre  du  milieu  et  disjoignit  quelque  peu 
les  rideaux,  sans  pourtant  regarder  au  dehors.  —  C'est  d'ici  que  je 
les  ai  vus,  et  c'est  là  peut-être  encore  qu'ils  se  seront  donné  rendez- 
vous,  car  ils  me  croient  endormi.  —  Il  s'arrêta.  —  Groiriez-vous, 
dit-il  en  tremblant  légèrement,  que,  malgj'é  mon  désir  de  ven- 
geance, je  n'ai  jamais  osé,  à  cette  heure-ci,  depuis  le  jour  fatal, 
regarder  par  cette  fenêtre  ! 

—  C'est  donc  cela,  fit  Dulac,  que  chaque  soir  j'ai  remarqué  qu'on 
en  laissait  tomber  les  rideaux. 

—  Je  le  voulais  ainsi.  Il  me  semblait  que  t'ils  eussent  été  ouverts, 
j'eusse  vu  les  deux  coupables  comme  au  premier  instant  de  leur 
crime,  et  vraiment  alors  j'avais  trop  souffert.  Ce  serait  cependant 
un  moyen  bien  simple  de  les  surprendre...  Pstt!  fit-il  à  Dulac,  étei- 
gnez les  bougies  et  couvrez  le  feu,  pour  que  cette  fois,  s'ils  y  étaient, 
je  puisse  ouvrir  la  fenêtre  sans  leur  donner  l'éveil. 

François  obéit,  M.  Margerie,  tout  en  attendant,  lui  disait  :  —  Je 


MONSIEUR    MARGERIE.  623 

me  les  rappelle  si  bien;  ils  se  tenaient  embrassés.  Les  misérables! 
je  crois  que  je  les  vois  toujours  ! 

Il  tira  brusquement  les  rideaux,  ouvrit  la  fenêtre  et  fut  frappé  en 
pleiu  au  visage  par  la  fraîcheur  de  la  nuit  et  le  blanc  rayonnement 
de  la  lune.  Il  eut  alors  comme  un  éblouissement,  donna  les  mar- 
ques de  la  plus  grande  surprise,  passa  la  main  à  plusieurs  fois  sur 
son  front.  —  Mais,  dit-il,  les  insensés  y  sont  encore;  mais  regar- 
dez-les donc!  Ma  vengeance  est  à  moi!  Dieu  me  les  livre. 

—  Eh  bien  !  lui  dit  sourdement  Dulac,  puisqu'ils  sont  là,  qu'hé- 
sitez-vous? ïuez-les  ! 

—  Vous  avez  parbleu  raison,  fit  M.  Margerie.  C'est  mon  droit. 

Il  sauta  sur  son  fusil,  l'arma,  mit  en  joue  et  fit  feu  deux  fois 
coup  sur  coup.  Ensuite  il  recula  en  chancelant,  et,  pris  d'un  trem- 
blement nerveux,  s'affaissa  sur  lui-même  en  criant  :  —  Je  les  ai 
tués!  hélas!  je  les  ai  tués! 

Mais  au  même  instant,  et  pendant  que  Dulac  rallumait  les  bougies, 
il  se  sentit  serré  dans  les  bras  de  sa  femme,  tandis  que  ses  deux 
enfans  se  suspendaient  à  son  cou  et  que  M.  de  Lorédan  lui  prenait 
les  mains.  —  Non,  mon  ami,  lui  disait  M"'"  Margerie  tout  en  pleurs, 
tu  ne  nous  as  pas  tués.  Nous  sommes  tous  là,  bien  vivans,  pour  être 
aimés  de  toi  et  pour  t' aimer! 

—  Vous  n'avez  tué  que  les  fantômes  qui  vous  tourmentaient,  lui 
dit  doucement  François  Dulac. 

—  Mais  alors,  fit  M.  Margerie  en  tremblant  plus  fort  et  en  pro- 
menant autour  de  lui  des  yeux  égarés,  si  rien  n'est  vrai  de  ce  que 
j'ai  vu  pendant  si  longtemps,  c'est  que  moi...  moi...  je  suis  fou. 

—  Monsieur  Margerie,  interrompit  Dulac  avec  autorité,  on  n'est 
jamais  fou  tant  qu'on  croit  l'être;  on  n'est  jamais  fou  quand  on 
pleure,  et  vous  avez  envie  de  pleurer  sur  les  chagrins  que  vous  avez 
eus,  sur  ceux  que  vous  avez  causés.  Allez,  allez,  ne  vous  contrai- 
gnez pas. 

M.  Margerie  avait  en  effet  les  yeux  pleins  de  larmes.  Il  se  mit  à 
sangloter  dans  la  poitrine  de  sa  femme. 

—  11  est  sauvé,  dit  à  celle-ci  François  Dulac. 

M.  Margerie  avait  entendu.  —  Mais  l'avenir?  demanda-t-il. 

—  Oh  !  repartit  Dulac,  ne  vous  en  préoccupez  pas.  Aimez  votre 
femme  et  soyez  heureux.  Une  hallucination  dont  on  a  guéri  ne  re- 
vient pas.  Elle  est  de  ces  dangers  qui  s'évanouissent  dès  qu'on  mar- 
che à  eux.  Et  puisque,  étant  votre  avocat,  je  me  suis,  par  hasard, 
fait  aussi  votre  médecin,  je  puis  vous  appliquer  doublement  cet 
axiome  de  droit  qui  nous  est  familier  et  qu'on  n'invoque  jamais  en 
vain  :  non  bis  in  idem. 

Henri  Rivière. 


LA 


PRUSSE  ET  L'ALLEMAGNE 


V. 

LES    AMBITIONS    ET    LES    DANGERS    DE    LA     POLITIQUE    PRUSSIENNE  '. 


l. 

Hegel  cite  quelque  part  un  proverbe  souabe  dont  il  fait  une  ap- 
plication très  osée  que  nous  n'avons  pas  à  discuter.  Ce  proverbe, 
qui  ressemble  à  un  paradoxe,  est  plus  raisonnable  qu'il  n'en  a  l'air. 
Les  Souabes ,  en  parlant  de  vieilles  histoires  et  d'aventures  du 
temps  jadis,  ont  coutume  de  dire  :  «  Gela  est  vrai  depuis  si  long- 
temps que  cela  n'est  bientôt  plus  vrai.  »  Combien  de  découvertes 
scientifiques  qui  ont  fait  époque  ne  sont  plus  aujourd'hui  que  des 
demi-vérités  ou  des  demi-mensonges!  Combien  d'institutions  poli- 
tiques et  sociales,  enfantées  par  l'esprit  de  progrès,  sont  devenues 
à  la  longue  de  grands  obstacles  au  progrès  !  Combien  de  traités  in- 
ternationaux, qu'ils  eussent  été  conclus  à  Osnabruck,  dans  l'île  des 
Faisans  ou  à  Vienne,  ont  donné  la  paix  au  monde,  et  plus  tard,  par 
l'invincible  effet  d'un  ferment  caché,  ont  engendré  de  nouveaux 
litiges  et  de  nouvelles  tueries!  Les  Souabes  ont  raison  :  la  géomé- 
trie exceptée,  les  vérités  humaines  ont,  comme  la  lune,  leurs  phases 
et  leurs  quartiers. 

La  paix  de  Prague  n'est  pas  vieille  ;  elle  n'a  pas  quatre  années 
d'existence.  Est- elle  encore  une  vérité?  Sans  vouloir  incriminer 

(1)  Voyez  la  Reme  du  1"  mars  1870. 


LA   PRUSSE    ET   L'ALLEMAGNE.  625 

personne,  il  faut  bien  reconnaître  que,  parmi  les  clauses  de  l'in- 
strument de  Nikolsbourg,  les  unes  ne  sont  plus  vraies,  les  autres 
ne  l'ont  jamais  été.  Si  l'on  ramène  ces  clauses  à  leur  plus  simple 
expression,  qu'en  devait-il  sortir?  Une  nouvelle  Allemagne  d'où 
l'Autriche  était  exclue  et  qui  aurait  compris  deux  confédérations 
distinctes,  l'une  au  nord  du  Mein,  l'autre  formée  des  états  alle- 
mands du  midi,  et  à  laquelle  on  garantissait  (c  une  existence  indé- 
pendante et  internationale.  »  Or  la  première  n'est  qu'une  confédé- 
ration fictive  et  transitoire  dont  le  véritable  caractère  devient  d'année 
en  année  plus  manifeste;  la  seconde  n'a  jamais  existé,  et,  selon  toute 
apparence,  n'existera  pas  de  longtemps. 

Pourquoi  le  Siidbiuid  s'est-il  dissipé  en  fumée?  Ce  n'est  la  faute 
de  personne,  disent  les  uns,  il  ne  faut  s'en  prendre  qu'à  la  ré- 
sistance des  choses.  C'est  la  faute  de  tout  le  monde,  disent  les 
autres,  mais  surtout  de  Baden  et  de  la  Prusse,  bien  que  sur  ce 
point  la  Prusse  réclame  quittance  et  décharge.  Il  semble,  à  la  vé- 
rité, qu'il  était  dans  son  intérêt  de  faire  avorter  un  projet  qui  forti- 
fiait l'indépendance  du  sud,  et  sanctionnait  le  partage  de  l'Alle- 
magne. Il  faut  convenir  cependant  que,  quels  que  fussent  ses  désirs 
ou  ses  appréhensions  secrètes,  le  cabinet  de  Berlin  n'a  pas  eu  be- 
soin de  se  remuer;  les  circonstances  travaillaient  pour  lui.  Ce  n'est 
pas  que  le  Sildbund  n'eût  ses  partisans  et  ses  avocats.  Yienne  a  de 
bonnes  raisons  pour  souhaiter  l'entière  exécution  du  traité  de  Prague; 
il  ne  peut  lui  convenir  d'en  laisser  certains  articles  en  suspens  et  en 
souffrance;  il  lui  importait  que  toutes  les  situations  fussent  défini- 
tivement réglées,  que  les  populations  du  midi  eussent  un  domicile 
fixe  et  assuré;  il  lui  déplaisait  qu'elles  demeurassent  dans  la  rue, 
soucieuses  du  lendemain  et  en  quête  d'un  gîte.  La  France  aussi 
était  favorable  en  principe  au  Sildbund^  ne  pouvant  voir  que  de 
bon  œil  tout  ce  qui  est  propre  à  garantir  la  durée  du  statu  quo; 
mais  son  désir  n'était  pas  une  de  ces  passions  de  feu  qui  affrontent 
les  difficultés  et  les  périls  pour  se  satisfaire.  Tout  compté,  la  confé- 
dération du  midi,  à  s'en  tenir  aux  termes  du  contrat,  n'était  pas 
faite  pour  inspirer  à  ceux-ci  des  craintes  sérieuses,  pour  être  sou- 
haitée ardemment  par  ceux-là;  à  la  bonne  heure  si  l'on  eût  stipulé 
à  Nikolsbourg  que  cette  confédération,  à  laquelle  on  reconnaissait 
une  existence  internationale,  jouirait  aussi,  comme  la  Suisse  ou  la 
Belgique,  d'une  neutralité  cautionnée  par  l'Europe.  Non-seulement 
les  traités  se  taisaient  sur  cet  article;  de  peur  qu'on  n'arguât  de  leur 
silence  même,  la  Prusse  se  hâta  de  conclure  une  alliance  oflensive 
et  défensive  avec  les  gouvernemens  du  sud.  Bien  qu'elle  ne  s'abusât 
point  sur  l'utilité  pratique  de  cette  alliance,  elle  était  bien  aise  de 
poser  en  principe  que  le  midi  de  l'Allemagne  n'était  pas  un  terri- 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toire  neutre,  de  couper  court  aux  illusions  dont  on  aurait  pu  se 
bercer.  Elle  disait  aux  Souabes  et  aux  Bavarois  en  passant  contrat 
avec  eux  :  u  Mettez-vous  en  mesure  et  laissez  à  la  Suisse  ses  mi- 
lices. L'Europe  l'a  dispensée  de  prendre  parti  dans  les  compétitions 
à  main  armée  des  grandes  puissances.  C'est  une  sûreté  et  un  privi- 
lège auxquels  vous  ne  pouvez  prétendre.  Toutes  les  fois  que  je  ferai 
la  guerre  pour  l'Allemagne,  vous  serez  derrière  moi  et  avec  moi.  » 

Au  surplus,  pour  se  confédérer,  il  faut  s'entendre,  et  les  états  du 
sud  ne  s'entendaient  pas.  L'une  de  ses  provinces  ayant  été  incor- 
porée au  Nordbund,  le  grand-duché  de  Hesse  se  souciait  peu  de  se 
partager  entre  deux  confédérations,  craignant,  non  sans  raison,  de 
s'exposer  à  bien  des  embarras,  à  un  excès  de  dépendance,  et  de  se 
trouver  un  jour  tiré  à  deux  chevaux.  Impatient  d'accéder  au  Nord- 
biind,  le  grand-duché  de  Baden  désirait  ne  point  aliéner  la  liberté 
de  ses  résolutions  en  les  soumettant  à  l'agrément  de  confédérés 
moins  impatiens  que  lui  ;  il  ne  voyait  dans  ce  monde  qu'une  confé- 
dération désirable,  il  méprisait  les  autres  comme  Israël  les  idoles 
des  Moabiîes.  Quant  au  ministère  wurtembergeois,  sa  sagesse  un 
peu  narquoise  était  plus  frappée  des  difficultés  que  des  avantages;  il 
considérait  la  diversité  des  caractères  et  des  intérêts  nationaux, 
l'impossibilité  de  trouver  un  compromis  qui  satisfît  tout  le  monde, 
la  prépondérance  qu'exercerait  la  Bavière  dans  le  gouvernement 
commun,  les  sacrifices  d'indépendance  qu'il  faudrait  s'imposer  sans 
profit  évident.  La  Bavière  seule  montra  quelque  disposition  à  en- 
trer dans  la  voie  qu'ouvrait  aux  états  du  sud  l'article  4  du  traité  de 
Prague,  estimant  qu'il  leur  importait  de  s'unir  et  de  faire  corps 
pour  se  dérober  au  conflit  des  influences ,  aux  dangers  de  l'isole- 
ment. Dans  la  pensée  du  prince  de  Hohenlohe,  une  confédération  du 
sud,  reliée  au  Nordhund  par  un  acte  conventionnel,  et  entretenant 
d'autre  part  avec  l'Autriche  des  relations  amicales,  eût  servi  de  trait 
d'union  entre  Vienne  et  Berlin,  remédié  en  quelque  mesure  au  dé- 
chirement de  l'Allemagne,  Le  prince  ne  tarda  pas  à  se  convaincre 
que  les  circonstances  étaient  contraires  à  ses  désirs,  que  la  Hesse  ne 
pouvait  pas,  que  Baden  ne  voulait  pas,  que  le  Wurtemberg,  plus  ac- 
commodant, consentait  à  discuter,  à  raisonner,  mais  qu'il  abondait 
en  objections,  et  que  ses  objections  étaient  solides.  11  ne  s'obstina 
point,  personne  n'étant  de  son  avis,  et  lui-même  après  tout  n'en 
étant  peut-être  qu'à  moitié;  mais  il  est  singulier  que  certains  par- 
tisans du  Sndbwid  s'en  prennent  à  lui  de  leur  mécompte;  il  a  tout 
fait  pour  le  leur  épargner;  il  a  parlé,  agi.  Le  gouvernement  bava- 
rois peut  dire  à  ses  voisins  ce  que  disait  à  son  parlement  le  Salomon 
de  l'Angleterre,  Jacques  P""  :  «j'ai  joué  de  la  flûte,  et  vous  n'avez 
pas  dansé.  » 

On  ne  voit  pas  que  les  populations  aient  témoigné  dans  cette 


LA   PRUSSE    ET    l'aLLEMAGNE.  627 

affaire  plus  d'empressement  que  les  cabinets.  Le  grand  meeting 
que  le  parti  démocratique  tint  à  Stuttgart  en  septembre  1868  dé- 
montra que  le  Sûdbund  n'avait  guère  d'amis  fervens  que  parmi  les 
Souabes,  race  généreuse,  à  la  tête  et  au  cœur  chauds,  qui  s'éprend 
fortement  des  idées,  sans  se  laisser  refroidir  par  les  difficultés.  Les 
délégués  des  autres  états  objectaient  qu'une  confédération  du  sud 
était  une  chimère  tant  que  le  grand-duché  de  Hesse  n'avait  pas  re- 
couvré son  entière  indépendance  et  que  le  royaume  de  Saxe  demeu- 
rait incorporé  au  Nordbiind.  Le  moyen  de  soustraire  Darmstadt  et 
Dresde  à  la  suzeraineté  de  la  Prusse,  qui,  en  les  enchaînant  à  ses 
destinées,  avait  prouvé  une  fois  de  plus  son  habileté,  la  .justesse  de 
ses  [combinaisons,  ses  longues  prévoyances?  Les  démocrates  wur- 
tembergeois  répondaient  que  les  commencemens  sont  tout,  que 
l'exemple  est  contagieux,  que  les  minorités  qui  ont  la  foi  gouvernent 
le  monde,  qu'opposer  à  la  confédération  militaire  et  centralisée  du 
nord  une  autre  confédération  qui  consacrerait  toutes  les  libertés, 
c'était  travailler  pour  l'avenir,  ébaucher  l'Allemagne  nouvelle,  em- 
pêcher le  sud  de  se  donner  à  Berlin.  —  L'Allemagne,  disaient-ils, 
ne  peut  demeurer  éternellement  dans  l'éôat  où  elle  est,  ses  tronçons 
tendent  à  se  rejoindre;  un  jour  Berlin  lui  imposera  k  monarchie 
militaire,  ou  elle  imposera  à  Berlin  la  démocratie  fédérative.  La 
Prusse  déclare  et  répète  qu'il  n'y  a  de  possible  que  ses  institutions 
brevetées  par  Sadovva;  montrons,  en  faisant  autre  chose,  qu'autre 
cliose  est  possible;  comme  le  philosophe,  prouvons  le  mouvement 
en  marchant. 

Malheureusement  pour  les  démocrates,  le  cabinet  wurtembergeois 
n'a  pas  goûté  leurs  raisons;  il  considère  leur  programme  comme 
une  utopie  dangereuse.  M.  de  Yarnbiiler  sait  toujours  très  bien  ce 
qu'il  veut  et  pourquoi  il  le  veut.  Il  disait  à  quelqu'un  :  «  Ceux  qui 
désirent  le  Sudbund  me  font  l'effet  de  gens  qui  souhaiteraient  un 
rhumatisme,  faute  de  bien  comprendre  ce  que  c'est.  »  Non-seule- 
ment il  estime  qu'en  l'état  des  choses  la  confédération  du  sud  est 
impossible;  fût-elle  possible,  il  n'en  voudrait  pas.  Elle  compromet- 
trait, selon  lui,  la  cause  même  qu'elle  est  destinée  à  défendre,  et 
son  raisonnement  peut  se  résumer  ainsi.  «  Vous  voulez  opposer  une 
barrière  aux  empiétemens  de  la  Prusse,  répondait-il  aux  partisans 
du  Sûdbund.  Votre  projet  pourrait  bien  aller  à  contre-fm.  Berlin  est 
obligé  dé  traiter  aujourd'hui  avec  plusieurs  gouvernemens  qui  ont 
tous  le  sentiment  net  de  leurs  intérêts  et  auxquels  il  est  difficile  de 
faire  prendre  le  change.  Qui  vous  dit  que  Berlin  ne  trouverait  pas 
plus  commode  d'avoir  affaire  à  un  directoire  dont  les  désunions 
pourraient  donner  prise  à  ses  habiletés?  Aussi  bien  toute  confédé- 
ration demande  des  sacrifices  d'autonomie;  les  états  dont  elle  se 
compose  subrogent  le  pouvoir  central  à  quelques-uns  de  leurs  droits 


628  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  souveraineté,  ils  grèvent  leur  bien  d'une  hypothèque,  et  l'hypo- 
thèque est  un  commencement  d'aliénation.  Demander  aux  Souabes 
de  n'être  plus  tout  à  fait  Souabes,  aux  Bavarois  d'être  un  peu  moins 
Bavarois,  n'est-ce  pas  les  préparer  à  de  plus  grands  changemens, 
leur  donner  des  habitudes  de  renoncement  dont  la  Prusse  pourrait 
un  jour  profiter?  Les  traités  nous  ont  rendus  à  nous-mêmes;  jouis- 
sons du  moins  de  notre  pleine  indépendance,  du  droit  que  nous 
possédons  de  régler  nos  affaires  de  ménage  comme  il  nous  plaît. 
Nous  avons  des  voisins;  entretenons  avec  eux  des  relations  cordiales 
et  intimes;  délibérons  ensemble  sur  tous  les  intérêts  communs,  en- 
tendons-nous et  donnons  de  l'éclat  à  notre  entente.  C'est  la  seule 
politique  sage  et  pratique.  » 

M.  de  Varnbiiler  ne  se  flattait  pas  de  convaincre  les  démocrates. 
Ils  ont  une  arrière-pensée  dont  ils  ne  font  pas  mystère.  Au  nord  du 
Mein,  les  petites  couronnes  et  leurs  petits  parlemens  ont  été  média- 
tisés par  la  Prusse  au  profit  de  sa  dictature  militaire;  le  rêve  des 
démocrates  est  de  médiatiser  les  couronnes  du  sud  au  profit  d'un 
parlement  fédéral,  qui  pourrait  bien  quelque  jour  se  transformer 
en  un  parlement  républicain.  «  Ce  que  vous  désirez  est  possible, 
leur  dit  M.  de  Varnbiiler  dans  une  séance  qui  est  une  page  mémo- 
rable de  l'histoire  parlementaire  du  Wurtemberg.  Une  république 
de  l'Allemagne  du  sud,  se  rattachant  peut-être  à  la  confédération 
suisse  et  peut-être  aussi  invoquant  plus  tard  le  protectorat  d'une 
grande  puissance,  n'est  pas  un  rêve  irréalisable.  Il  suffit  pour  cela 
de  sacrifier  quelques  couronnes;  mais  je  me  souviens  d'un  serment 
que  j'ai  prêté,  et,  quel  que  soit  mon  désir  de  vous  être  agréable,  je 
ne  puis,  en  vérité,  disposer  de  la  couronne  de  mon  roi.  »  Ce  procès 
est  toujours  pendant,  chacune  des  deux  parties  ayant  raison  à 
son  point  de  vue.  Les  démocrates  continueront  de  soutenir  dans  la 
chambre  des  députés  de  Stuttgart  les  trois  articles  de  leur  pro- 
gramme :  dénonciation  du  traité  d'alliance,  l'armée  permanente 
remplacée  par  des  milices,  fondation  d'un  Sûdbiind.  Ce  qu'ils  pro- 
posent est  une  aventure  ou,  pour  ne  rien  dire  de  trop,  un  essai,  et 
depuis  1866  l'Allemagne  du  midi  est  peu  disposée  aux  essais.  Elle 
éprouvait  naguère  comme  un  étonnement  de  vivre  dont  elle  n'est 
pas  tout  à  fait  remise;  elle  se  dit  que  le  mieux  est  l'ennemi  du  bien 
et  qu'il  est  bon  de  s'en  tenir  à  ce  qu'on  a.  Il  en  est  des  peuples 
comme  des  individus  :  il  y  a  des  jours  où  tout  leur  semble  facile;  le 
lendemain  tout  leur  paraît  malaisé,  ils  ne  se  fient  plus  à  la  fortune, 
et  l'inconnu  les  effraie. 

Chose  remarquable,  personne  en  Europe  ne  s'est  étonné  de  voir 
que  plusieurs  des  clauses  du  contrat  de  Prague  ne  s'exécutaient 
point,  que  la  confédération  du  sud  n'existait  que  sur  le  papier,  que 
d'année  en  année  celle  du  nord  ressemblait  un  peu  moins  à  une 


LA   PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  629 

confédération,  que  la  Prusse  n'avait  garde  non  plus  de  prendre  au 
sérieux  l'article  5  et  de  restituer  au  Danemark  les  districts  du  Sles- 
vig  dont  elle  avait  promis  de  se  dessaisir.  Et  pourtant  ce  contrat 
avait  été  placé  comme  tant  d'autres  sous  le  patronage  de  la  très 
sainte  Trinité  et  déclaré  valable  jusqu'cà  la  fin  des  siècles,  —  vaine 
formalité,  la  politique  n'admettant  pas  les  engagemens  indéfinis, 
les  vœux  perpétuels.  Toutefois  l'histoire  nous  offre  l'exemple  de 
nombreux  traités  qui  ont  été  non-seulement  exécutoires,  mais  exé- 
cutés, et  qui  ont  procuré  à  l'Europe  de  longues  années  de  repos.  Ce 
n'est  pas  un  médiocre  avantage  que  de  croire  à  la  paix,  les  affaires 
s'en  trouvent  bien;  pour  prospérer,  elles  ont  besoin  d'être  assurées 
du  lendemain.  Jamais  contrat  international  ne  fit  moins  illusion  à 
l'Europe  que  celui  de  Prague.  On  l'a  tenu  dès  le  principe  pour  une 
sorte  de  cote  mal  taillée  qui  avait  le  mérite  de  mettre  un  terme  à 
l'effusion  du  sang,  mais  qui  ne  prescrivait  de  limites  certaines  à 
aucune  prétention.  Étrange  effet  d'un  traité  de  paix!  les  plumes  qui 
l'avaient  signé  n'étaient  pas  encore  sèches  que  toutes  les  puissances 
s'occupaient  de  perfectionner  leurs  fusils  et  d'accroître  le  nombre 
de  leurs  baïonnettes.  De  toutes  parts,  on  s'armait  jusqu'aux  dents, 
non  qu'on  fût  pressé  de  remettre  en  question  ce  qui  venait  d'être 
décidé;  la  sagesse  prévalait  à  Berlin  comme  à  Paris  et  à  Vienne. 
On  pensait  d'un  côté  :  ((  Nous  avons  les  mains  nanties,  nous  pouvons 
attendre.  Abstenons-nous  de  tout  ce  qui  pourrait  ressembler  à  une 
provocation.  Profitons  de  notre  victoire  sans  paraître  en  abuser,  et 
soyons  assez  modérés  et  assez  adroits  pour  qu'on  n'ait  contre  nous 
que  des  demi- griefs.  »  Ailleurs  on  se  disait  :  «  Nous  ne  tirerons 
l'épée  que  si  l'offense  en  vaut  la  peine.  Fermons  les  yeux  sur  l'inexé- 
cution de  certains  articles,  sur  des  empiétemens  sourds  et  clandes- 
tins, sur  des  délits  d'interprétation  que  nous  ne  saurions  absoudre, 
mais  qui  peuvent  invoquer  en  leur  faveur  une  opinion  probable.  Bien 
que  nous  soyons  résolus  à  ne  rien  ignorer,  il  nous  convient  de  lais- 
ser grossir  silencieusement  notre  dossier;  si  jamais  il  est  plein,  nous 
aviserons.  »  C'est  ainsi  que  depuis  1866  on  vit  en  paix,  se  faisant 
bon  visage,  mais  s' observant  les  uns  les  autres  et  l'arme  au  pied, 
paix  précaire  qui  est  à  la  merci  d'une  imprudence,  paix  bien  diffé- 
rente de  celle  que  glorifiait  Aristophane,  de  cette  déesse  «  qui  verse 
dans  les  esprits  le  breuvage  divin  de  l'amitié,  qui  les  dispose  à  la 
douceur  et  réprime  l'humeur  soupçonneuse,  mère  des  injurieux  ba- 
vardages. » 

II. 

On  a  prétendu  que  la  paix  de  Prague  était  venue  trop  tôt,  que 
la  guerre  qu'elle  a  terminée  avait  été  trop  courte,  que  les  belligé- 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rans  n'avaient  pas  eu  le  temps  de  donner  la  vraie  mesure  de  leurs 
forces,  que  par  un  concours  inoui  de  circonstances  favorables  la 
Prusse  avait  eu  trop  aisément  gain  de  cause,  que  des  victoires  peu 
disputées  enflent  le  cœur  et  poussent  à  de  nouvelles  entreprises.  On 
a  soutenu  que  la  médiation  française,  utile  en  apparence  au  vaincu, 
avait  tourné  à  l'avantage  du  vainqueur,  qu'eîle  l'avait  préservé  de 
ses  propres  témérités,  et  lui  ayait  épargné  les  difficultés  qui  l'atten- 
daient. Cette  campagne  de  sept  jours,  a-t-on  dit,  n'a  rien  prouvé, 
sinon  que  l'armée  prussienne  était  excellente,  et  que  l'Autriche  n'é- 
tait pas  prête;  mais  le  succès  qui  l'a  couronnée  est  la  plus  éclatante 
surprise  qu'aient  enregistrée  les  fastes  militaires,  la  paix  de  Prague 
est  le  résultat  d'un  accident.  Il  s'ensuit  que  le  vainqueur,  ébloui  des 
rapidités  de  sa  fortune,  s'est  grisé  de  son  triomphe  et  s'abandonne 
à  des  ambitions  démesurées,  se  flattant  que  désormais  rien  ne  lui 
est  impossible.  Qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  ce  jugement?  Se  demander  ce 
qu'il  serait  advenu  si  l'Autriche,  après  Sadovva,  obéissant  à  de  mâles 
conseils,  s'était  résolue  à  une  résistance  désespérée,  c'est  ouvrir  le 
champ  aux  conjectures,  et  en  pareille  matière  les  conjectures  sont 
bien  trompeuses.  Après  tout,  si  l'on  n'avait  à  reprocher  à  la  guerre 
de  1866  que  d'avoir  été  trop  courte,  à  la  paix  de  Prague  que  d'avoir 
été  prématurée,  puissent  toutes  les  guerres  et  toutes  les  paix  à  ve- 
nir mériter  le  même  reproche  ! 

Prématurée  ou  non,  la  paix  de  Prague  est  entachée  d'un  vice 
grave  et  malheureusement  irrémédiable.  Aucun  traité  ne  fut  conçu 
dans  des  termes  plus  vagues,  plus  louches,  plus  élastiques.  Un  phi- 
losophe amoureux  des  idées  claires  a  déclaré  que  les  idées  confuses 
étaient  la  source  de  toutes  les  misères,  de  tous  les  désordres  qui 
affligent  la  pauvre  humanité.  Le  traité  de  Prague  est  un  chef- 
d'œuvre  de  confusion.  Ceux  qui  l'ont  inventé  et  qui  en  profitent 
ont  sans  contredit  l'esprit  très  clair  et  très  lucide;  il  faut  croire  que 
leur  habileté  trouvait  son  compte  à  équivoquer.  En  dictant  leurs 
conditions,  ils  se  sont  étudiés  à  parler  toui'  à  tour  deux  langues  et  à 
brouiller  toutes  les  idées,  parce  qu'ils  y  voyaient  un  moyen  de  con- 
cilier toutes  leurs  ambitions. 

Les  partis  ont  une  singulière  façon  d'écrire  l'histoire  :  ils  assou- 
plissent les  faits,  les  accommodent  à  leurs  vues.  Si  l'on  en  croyait 
certains  publicistes  du  parti  national,  il  n'y  aurait  pas  de  distinction 
à  faire  entre  les  intérêts  prussiens  et  les  intérêts  allemands-  A  les 
entendre,  la  Prusse  fut  dès  l'origine  le  champion  dévoué  de  l'Alle- 
magne, qu'elle  s'appliquait  k  rendre  forte  et  libre;  ses  princes,  élec- 
teurs ou  rois,  ont  tous  eu  l'âme  allemande,  dus  deutsche  Bewusstseyn, 
ils  ont  toujours  représenté  Y  idée  nationale,  avant  même  que  l'on 
eût  découvert  ce  que  c'est  qu'une  âme  allemande  ou  qu'une  idée 
nationale,  dans  un  temps  où  l'habile  conseiller  du  grand-électeiu'. 


LA    PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  631 

le  comte  Waldeck,  écrivait  :  «  Ne  laissons  pas  soupçonner  aux  petits 
princes  allemands  que,  sous  le  nom  d'alliance,  nous  aspirons  à  la 
domination,  »  —  ou  alors  que  le  grand  Frédéric,  ayant  le  pied  à 
l'étrier  pour  aller  conquérir  la  Silésie,  disait  à  l'ambassadeur  de 
France,  le  marquis  de  Beauvau  :  «  Je  vais  jouer  votre  jeu;  si  les  as 
me  viennent,  nous  partagerons.  » 

Il  n'est  pas  douteux  que  la  Prusse  n'eût  des  intérêts  communs 
avec  les  princes  allemands;  elle  les  aidait  à  défendre  les  libertés  du 
corpa  germanique ^  c'est-à-dire  leurs  droits  de  souveraineté,  ga- 
rantis par  la  paix  de  Westphalie,  contre  les  envahissemens  de  la 
maison  d'Autriche  et  ses  aspirations  à  la  monarchie.  Toujours  atten- 
tifs à  déjouer  les  intrigues  de  l'empire,  on  vit  les  électeurs  de  Bran- 
debourg et  les  rois  de  Prusse  se  réconcilier  parfois  avec  leur  grand 
ennemi  et  l'assister  dans  ses  détresses  pour  en  obtenir  quelques  fa- 
veurs, plus  souvent  brider  ses  convoitises,  traverser  ses  plans,  lui 
susciter  des  embarras.  Tirant  parti  des  querelles  religieuses,  s'éri- 
geant  en  patrons  de  la  cause  protestante  tout  en  rassurant  les  catho- 
liques par  leur  tolérance,  tantôt  ils  projetaient  d'enlever  aux  Habs- 
bourg la  couronne  impériale  et  de  la  transférer  à  la  Bavière,  tantôt 
ils  s'appliquaient  à  grouper  autour  d'eux  les  états  allemands  du 
nord,  et  rêvaient  de  substituer  à  ces  rapprochemens  passagf^rs  une 
ligue  permanente  qui  eût  brisé  à  jamais  l'unité  politique  de  l'Alle- 
magne. Gela  s'appelait,  du  temps  du  gi'and-électeur,  une  union  des 
princes,  du  temps  de  Frédéric  II  nu  projet  de  ligue  entre  les  jJrinces 
allemands,  plus  tard  iine  union  étroite,  —  et  le  but  de  ces  unions 
et  de  ces  ligues  était  toujours  le  même.  La  Prusse  aspirait  à  déta- 
cher de  l'empire  le  nord  de  l'Allemagne,  k  le  faire  graviter  tout  en- 
tier autour  d'elle,  à  l'enchaîner  à  sa  politique,  en  attendant  de  se 
l'incorporer.  Qu'importait  à  un  Frédéric  II  l'unité  allemande  et  Vidée 
nationale?  Il  travaillait  à  faire  la  Prusse  et  non  l'Allemagne,  il  se 
proposait  de  construire  l'édifice  dont  ses  ancêtres  avaient  jeté  les 
fondemens,  et  dans  cette  vue,  après  avoir  enlevé  la  Silésie  à  l'Au- 
triche, il  dépeçait  la  Pologne,  afin  de  réduire  en  un  tout  compacte 
toutes  les  provinces  orientales  et  slaves  de  son  royaume.  Ses  alliés, 
il  les  cherchait  où  il  s'en  présentait;  France,  Angleterre  ou  Russie, 
son  âme  allemande  ne  le  gênait  point  dans  ses  choix.  Qui  peut  expli- 
quer mieux  que  lui  sa  politique  ?  —  «  Ce  qu'il  y  avait  de  fâcheux, 
a-t-il  dit,  c'est  que  l'état  n'avait  point  de  foraie  régulière.  Dqs  pro- 
vinces peu  larges  et  pour  ainsi  dire  éparpillées  tenaient  depuis  la 
Courlande  jusqu'au  Brabant.  Cette  situation  entrecoupée  multipliait 
les  voisins  de  l'état  sans  lui  donner  de  consistance,  et  faisait  qu'il 
avait  bien  plus  d'ennemis  à  redouter  que  s'il  avait  été  arrondi.  La 
Prusse  ne  pouvait  agir  qu'en  s'épaulant  de  la  France  ou  de  l'Angle- 
terre. » 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Fonder  dans  le  nord  de  l'Alleinagne  une  grande  puissance  euro- 
péenne, en  reculer  les  limites  aussi  loin  qu'on  pouvait  porter  ses 
désirs  et  ses  bras,  prendre  au  midi  tout  ce  qui  était  prenable  pour 
assurer  fortement  ses  derrières  et  pour  réduire  la  partie  de  l'empire 
qu'on  abandonnait  à  la  domination  de  l'Autriche ,  d'autre  part  con- 
quérir de  proche  en  proche  tout  le  littoral  de  la  Baltique  et  pousser 
de  toutes  ses  forces  vers  la  Mer  du  Nord,  parce  que  la  mer  c'est  le 
chemin  du  monde  et  qu'il  n'est  point  de  grande  puissance  sans  ma- 
rine, voilà  ce  que  les  Hohenzollern  ont  voulu  faire,  voilà  ce  qu'ils  ont 
fait.  La  conquête  de  la  Silésie  et  le  partage  de  la  Pologne  avaient 
donné  à  la  Prusse,  du  côté  de  l'orient,  une  ferme  assiette  et  la  con- 
sistance territoriale;  à  l'occident,  elle  était  encore  loin  de  compte, 
elle  avait  trop  d'enclaves,  trop  de  voisins,  et  des  voisins  assez  puis- 
sans  pour  lui  créer  de  sérieux  dangers.  Elle  avisa,  et  tous  les  moyens 
lui  furent  bons.  Après  s'être  détachée  de  la  coalition,  en  1795,  par 
le  traité  de  Bâle  et  avoir  laissé  l'Allemagne  poursuivre  seule  le 
procès  commun,  elle  cultiva  la  bienveillance  de  la  république  fran- 
çaise et  de  son  héritier,  évitant  toutefois  de  s'engager,  prête  à  s'ar- 
ranger avec  qui  lui  offrirait  davantage.  A  la  veille  d'Austerlitz,  Fré- 
déric-Guillaume III  était  sur  le  point  de  s'allier  à  la  Russie  et  à 
l'Autriche  contre  la  France;  le  lendemain,  il  traitait  avec  Napoléon 
et  acceptait  de  lui  le  Hanovre,  inappréciable  présent.  A  la  vérité  il 
l'acceptait  en  pleurant;  mais  on  n'a  jamais  su  s'il  pleurait  d'être 
obligé  de  le  prendre  ou  du  dépit  de  n'avoir  pu  obtenir  en  outre  les 
villes  hanséatiques.  Les  temps  n'étaient  pas  encore  mûrs,  la  Prusse 
perdit  le  Hanovre  à  peine  acquis;  elle  vit  s'évanouir  aussi  le  rêve 
un  instant  caressé  de  réunir  l'Allemagne  du  nord  dans  une  confé- 
dération placée  sous  son  protectorat.  Son  étoile  ne  l'abandonna  pas 
longtemps.  Les  traités  de  Vienne  lui  rendirent  tout  le  patrimoine  du 
grand  Frédéric,  lui  donnèrent  plus  de  la  moitié  du  royaume  de 
Saxe,  la  portion  de  la  Poméranie  qui  restait  encore  aux  mains  des 
Suédois  et  tout  ce  qui  lui  manquait  pour  posséder  en  leur  entier  la 
Westphalie  et  la  province  du  Rhin.  En  1866,  la  Prusse  a  consommé 
son  travail  séculaire,  grâce  à  la  neutralité  bienveillante  de  la  France. 
Ce  qui  fermentait  sourdement  dans  la  tête  de  ses  électeurs  et  de 
ses  rois,  ce  qu'ils  osaient  à  peine  entrevoir  dans  leurs  plus  auda- 
cieuses rêveries  s'est  accompli.  S'appropriant  les  états  qu'il  lui  im- 
portait le  plus  de  posséder  et  faisant  reconnaître  à  tous  les  autres 
sa  suzeraineté,  du  Memel  jusqu'au  Rhin,  la  Prusse  est  maîtresse 
chez  elle.  La  cinquième  grande  puissance  s'est  débarrassée  de  tout 
ce  qui  pouvait  gêner  ses  mouvemens,  elle  possède  des  ports  dans  la 
Baltique  et  dans  la  Mer  du  Nord,  désormais  elle  a  les  mains  libres 
et  une  autorité  égale  à  ses  prétentions.  Depuis  Sadowa,  la  Prusse 
est  faite. 


LA   PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  633 

Si  la  paix  de  Prague  n'avait  pas  eu  d'autres  résultats,  elle  eût  été 
maudite  par  les  populations  qu'on  a  annexées  sans  les  consulter, 
elle  n'eût  point  agréé  non  plus  aux  esprits  jaloux  qui  se  sentent 
diminués  par  les  agrandissemens  d'autrui;  mais  l'Europe  serait 
tranquille  et  rassurée  sur  l'avenir.  Malheureusement  la  Prusse  n'a- 
vait pas  achevé  son  œuvre  qu'elle  s'est  mise  en  tête  d'en  commencer 
une  autre.  Elle  ne  s'est  pas  contentée  de  faire  la.  Prusse  aux  dépens 
de  l'Allemagne,  elle  se  réserve  de  faire  r Allemagne  aux  dépens  du 
repos  public. 

Le  patriotisme  germanique  existait  à  peine  au  xviii^  siècle  et 
Frédéric  II  n'a  pas  eu  à  compter  avec  lui.  Il  est  né  avec  la  grande 
littérature  allemande,  parce  que  les  grands  écrivains  ont  pour  pa- 
trie leur  langue,  et  qu'en  les  lisant  leur  nation  acquiert  le  senti- 
ment et  l'orgueil  de  son  génie  ;  il  a  été  fortifié  par  la  politique  na- 
poléonienne, par  les  sécularisations,  par  la  suppression  d'une  foule 
de  petites  souverainetés  qui  morcelaient  l'Allemagne;  il  a  été  surex- 
cité par  de  communs  revers,  par  une  haine  commune  pour  le  com- 
mun oppresseur,  par  le  besoin  de  s'unir  pour  se  mettre  désormais 
hors  d'insulte.  Plus  tard,  l'idée  nationale  trouva  un  puissant  allié 
dans  le  libéralisme,  qui  ne  pouvait  espérer  de  vaincre  les  résistances 
aveugles  et  obstinées  des  princes  qu'en  formant  des  liens  plus 
étroits  entre  les  peuples.  La  constituante  révolutionnaire  de  Franc- 
fort se  proposait  de  donner  à  l'Allemagne  un  parlement  national 
qui  tiendrait  les  souverains  en  bride,  et  assurerait  à  tous  les  états 
les  garanties  constitutionnelles.  A  la  majorité  de  quatre  voix,  elle 
décerna  la  couronne  impériale  à  la  Prusse.  Le  roi  Frédéric-Guil- 
laume IV  recula  devant  les  hasards  de  cette  aventure.  La  consti- 
tution à  laquelle  il  aurait  dû  prêter  serment  n'était  pas  de  son  goût. 
Il  refusa  ce  dangereux  présent,  et,  reprenant  la  politique  tradi- 
tionnelle de  sa  maison,  il  essaya  de  fonder  une  union  étroite  des 
princes  du  nord,  projet  que  l'Autriche  fit  avorter.  Après  Sadowa,  la 
Prusse,  forte  de  ses  annexions  directes  et  de  ses  annexions  dégui- 
sées, se  sentait  en  état  de  dicter  des  lois  à  l'Allemagne  et  de  réaliser 
à  son  profit  l'idée  nationale,  sans  lui  rien  sacrifier.  Le  nord  du  Mein 
et  la  politique  du  grand  Frédéric  ne  lui  suffisent  plus;  elle  brûle  de 
porter  ses  aigles  au-delà  du  Danube;  elle  dit  tout  haut  :  L'Allema- 
gne, c'est  moi. 

La  Prusse  joue  deux  personnages  différens  et  les  joue  à  merveille. 
Elle  est  tout  à  la  fois  l'une  des  cinq  grandes  puissances  et  un  état 
allemand.  En  sa  qualité  de  grande  puissance,  elle  est  cosmopolite, 
les  questions  d'origines  et  de  races  la  touchent  peu;  Polonais,  Da- 
nois, tout  lui  est  bon  pour  s'arrondir,  elle  n'a  pas  de  préjugés,  elle 
fait  passer  les  affaires  avant  tout;  elle  l'a  bien  prouvé  en  s'alliant 
avec  l'Italie  contre  l'Autriche  et  contre  la  diète.  En  sa  qualité  d'état 


63Ù  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

germanique,  elle  est  animée  de  tout  autres  sentimens;  elle  a  la  fibre 
allemande,  l'idée  nationale  lui  est  chère  ;  elle  ne  pourrait  se  rési- 
gner à  demeurer  à  jamais  séparée  de  ses  frères  du  midi,  son  cœur 
saignerait  si  l'Allemagne  était  condamnée  à  une  éternelle  scission. 
En  186Ô  et  depuis,  le  cabinet  de  Berlin  s'est  montré  maître  passé 
dans  l'art  des  contradictions  volontaires  et  utiles.  On  fait  des  con- 
quêtes en  Allemagne  comme  en  pays  étranger,  et  on  se  pose  en  pro- 
tectem-  naturel  des  intérêts  allemands.  Ne  pouvant  détruire  l'Autri- 
che, on  l'exclut  de  l'Allemagne,  on  retranche  de  la  communion  des 
fidèles  plusieurs  millions  d'zÛlemands  très  authentiques,  et  d'autre 
part,  malgré  leurs  vives  réclamations  qui  se  renouvellent  chaque 
année,  on  y  englobe  de  force  des  Danois  et  les  provinces  polonaises 
de  la  Prusse  qui  ne  faisaient  point  partie  de  l'ancienne  confédération 
germanique.  On  a  réalisé  au  nord  du  Mein  l'union  étroite,  et,  la 
rendant  chaque  année  plus  étroite,  on  travaille  à  la  convertir  eu  une 
grande  monarchie  unitaire  au  moyen  d'une  constitution  à  nœud  cou- 
lant qui  aura  biotitôt  raison  de  ce  qui  reste  d'autonomie  aux  petits 
états;  en  même  temps  on  appelle  à  soi  tous  les  états  du  midi,  on  leur 
déclare  que  tous  les  Allemands  sont  frères,  et  on  traite  d'amis  de 
l'étranger  ceux  qui  s'avisent  de  demander  des  garanties.  On  a  re- 
connu à  ces  états,  par  l'arlicle  A,  une  existence  indépendante  et  in- 
ternationale j  mais  on  a  eu  soin  d'ajouter  qu'on  pourrait  se  lier  avec 
eux  non-seulement  d'amitié,  mais  naliomdemcnt  [eine  nationale  Ver- 
bindung  hleiht  vorbeka.lten),  véritable  amphigouri,  aussi  ténébreux 
pour  le  moins  que  la  grâce  suffisante  qui  ne  suffit  pas  et  que  la  grâce 
nécessitante  c{ui  ne  contraint  pas.  On  en  conclut  que,  le  traité  ne 
s'expiiquant  point,  on  le  peut  expliquer  à  son  gré  et  que  les  états  du 
sud  sont  libres  de  se  donner  à  la  Prusse.  —  Mais,  répondent  les  er- 
goteurs, que  devient  alors  leur  existence  internationale? — Nous  ne 
sommes  pas  chargés  de  vous  le  dire,  réplique  la  casuistique  prus- 
sienne. 11  y  a  en  tout  cas  quelque  chose  de  supérieur  à  la  foi  des 
traités,  ce  sont  les  liens  de  famille  et  le  di'oit  naturel.  Malheur  à  qui 
voudrait  séparer  ce  que  la  nature  elle-même  a  uni!...  Cependant 
que  les  états  du  sud  s'avisent  de  prendre  la  Prusse  au  mot,  qu'ils 
lui  disent  :  De  votre  aveu ,  nous  sommes  frères.  Nous  vous  recon- 
naîtrons, si  vous  le  voulez,  le  droit  d'aînesse,  et  nous  nous  contente- 
rons d'une  portion  de  cadets;  mais  votre  confédération  du  nord  est 
une  vraie  société  léonine  :  si  vous  avez  à  cœur  de  nous  y  faire  entrer, 
modifiez-en  les  clauses.  Vous  avez  trop  d'esprit  de  famille  pour  vouloir 
nous  traiter  en  vassaux  ou  en  sujets  !  —  Permettez,  leur  répond  la 
Prusse.  Je  ne  suis  pas  seulement  l'un  de  vos  frères  et  le  plus  considé- 
rable des  états  allemands;  je  suis  aussi  la  Prusse,  l'héritière  du  grand 
Frédéric  et  l'une  des  cinq  grandes  puissances.  A  ce  titre,  j'ai  mes  m- 
térêts  propres  et  mes  ambitions  particuHères,  j'entends  rester  abso- 


LA   PRUSSE    ET   l'aEEEMAGNE.  6S5 

lument  maîtresse  de  ma  politique  étrangère  et  employer  mes  soldats, 
prussiens  ou  allemands,  comme  je  le  voudrai,  sans  avoir  à  consulter 
personne.  J'ai  hit  accepter  cette  clause  aux  petits  états  du  nord,  il 
faudra  bien  que  vous  Facceptiez  à  votre  tour,  et  que  vos  princes  re- 
connaissent avec  ma  dictature  militaire  le  droit  que  je  m'arroge  de 
les  engager  dans  telle  entreprise  qu'il  me  plaira,  sans  leur  permettre 
de  discuter  mes  plans.  Je  suis  trop  allemande  pour  ne  pas  désirer 
m'unir  des  liens  les  plus  étroits  avec  Baden,  le  Wurtemberg  et  la 
Bavière;  je  suis  trop  prussienne  pour  vous  admettre  à  discuter  ce 
que  la  Prusse  doit  faire  des  soldats  de  l'Allemagne.  J'entends  que 
vous  vous  battiez  pour  moi,  à  ma  manière  et  sur  mon  ordre. 

On  sait  toutes  les  difficultés,  toutes  les  controverses  que  souleva 
dans  l'église  la  définition  des  deux  natures  miraculeusement  unies 
dans  la  personne  du  Christ,  les  hérésies  qu'elle  fit  naître  et  à  quel 
point  elle  exerça  la  subtilité  des  théologiens  et  des  conciles.  La 
Prusse  offre  un  mystère  pareil  ;  elle  réunit  en  elle  deux  natures ,  et 
partant  deux  ambitions,  l'une  qui  ne  reconnaît  d'autre  loi  que  les 
intérêts  prussiens,  l'antre  qui  invoque  les  droits  des  familles  et  du 
sentiment.  Si  la  Prusse  se  considérait  simplement  comme  une  puis- 
sance allemande,  ce  serait  un  grand  repos  pour  le  Danemark,  à 
qui  elle  se  fût  empressée  de  restituer  le  Sïesvig;  mais  point  :  non- 
seulement  elle  l'a  gardé ,  il  pourrait  lui  convenir  de  s'emparer  du 
Jutland  tout  entier.  Et  que  la  Hollande  aussi  se  tienne  pour  avertie! 
On  hii  a  déjà  donné  des  inquiétudes,  on  lui  a  témoigné,  selon  l'ex- 
pression biblique ,  qu'on  avait  tourné  vers  elle  «  le  regard  de  son 
désir.  »  La  Prusse  a  une  marine,  il  lui  plairait  d'avoir  des  colonies. 
La  Hollande  est  la  Hollande,  ce  qui  est  déjà  beaucoup;  elle  est  aussi 
Java,  Sumatra,  Bornéo,  et  le  reste.  Le  même  jour  où  la  Prusse  de- 
mandera Java ,  elle  aura  de  bonnes  raisons  à  faire  valoir  pou^r  ré- 
clamer égalem.ent  le  Tyi*ol.  En  tant  que  chef  de  la  grande  famille 
allemande,  elle  a  des  devoirs  domestiques  à  remplir,  des  questions 
d'hoirie  à  vider.  En  vertu  eu  droit  sacré  des  nationalités,  elle  aura, 
le  cas  échéant,  quelque  chose  à  prétendre  en  Courlande,  et  les  états 
du  sud  sont  ses  appartenances  naturelles;  quand  elle  les  aura  pris, 
qui  l'empêchera  d'introduire  une  action  pé'citoïre  en  revendication 
des  provinces  allemandes  de  FAutriche?  C'est  pousser,  dira-t-on,  les 
choses  à  l'extrême.  Sans  doute,  il  est  rare  dans  ce  monde  qu'on  aille 
jusqu'au  bout  de  son  raisonnement;  mais  la  PruSse  a-t-elle  rien  fait 
pour  tranquilliser  les  esprits  inquiets?  A-t-elle  rempli  ses  engage- 
meus  envers  le  Danemark?  A-t-elle  déclaré  nettement  ce  qu'elle  en- 
tendait par  l'Allemagne  et  où  s'arrêteraient  ses  revendications?  Com- 
ment s'étonner  qae  ses  voisins  surveillent  avec  quelque  pei'plexité 
cette  politique  hybride  qui  a  deux  visages,  qui  parle  tour  à  tour  al- 
lemand et  prussien,  et  tour  à  tour  se  donne  pour  l'héritière  du  grand 


636  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Frédéric  ou  pour  le  fidéicommissaire  des  Hohenstaufen ,  qui  s'attri- 
bue une  mission  qu'elle  n'a  garde  de  définir  et  concilie  les  préten- 
tions les  plus  opposées?  N'attendez  pas  qu'elle  choisisse;  elle  veut 
tout,  pareille  à  ces  enfans  auxquels  on  propose  d'opter  entre  deux 
plaisirs  et  qui  les  demandent  tous  les  deux.  Ajoutez  qu'il  lui  suffit 
de  frapper  la  terre  du  pied  pour  en  faire  sortir  un  million  de  baïon- 
nettes. Voilà  qui  justifie  les  inquiétudes  et  condamne  l'Europe  aux 
charges  pesantes  de  la  paix  armée. 

Le  traité  de  Prague  ne  pouvait  rassurer  personne.  Dès  le  lende- 
main du  jour  où  il  fut  signé,  on  s'aperçut  que,  s'il  était  pour  ceux-ci 
un  arrêté  de  compte  définitif,  les  autres  le  considéraient  comme  la 
feuille  de  route  de  leur  ambition,  et  que  la  seule  question  qui  s'agi- 
tait en  Prusse  était  de  savoir  si  l'on  ferait  halte  à  l'étape  ou  si  on 
la  brûlerait. 

III. 

L'inévitable  conséquence  des  fausses  solutions  est  d'engendrer  des 
situations  fausses.  C'est  là  qu'en  est  l'Europe  en  ce  qui  regarde  les 
affaires  d'Allemagne.  La  Prusse  veut  tout  et  trouve  des  raisons  pour 
tout  vouloir;  à  l'appui  de  ses  prétentions,  elle  invoque  tour  à  tour 
l'ancien  droit  et  le  nouveau,  sans  avoir  peur  de  se  contredire.  Aussi 
la  paix  de  Prague  n'est  pas  seulement  une  source  d'anxiétés  et  d'a- 
larmes, elle  a  répandu  beaucoup  de  trouble  dans  les  esprits  et  dans 
les  idées.  Impossible  de  s'engager  envers  un  adversaire  qui  lui-même 
décline  tout  engagement.  11  ne  reste  qu'à  vivre  au  jour  le  jour,  at- 
tendant les  événemiens  et  se  promettant  de  régler  sa  conduite  sur  les 
circonstances.  Elles  sont  aujourd'hui  les  maîtresses  de  l'Europe. 
Plaise  à  Dieu  que  leur  règne  soit  bénin  et  pacifique  ! 

En  tout  ce  qui  touche  à  leurs  relations  réciproques,  les  peuples 
en  sont  encore  plus  ou  moins  au  simple  droit  de  nature,  qui  n'est 
que  le  droit  des  habiles  et  des  forts.  L'Europe  a  un  droit  social  et 
politique,  lequel  se  résume  dans  ce  qu'on  appelle  les  principes 
de  89  :  non  que  la  France  de  1789  ait  inventé  ces  principes;  mais 
elle  les  a  gravés  sur  des  tables  d'airain  et  proposés  à  l'univers  au 
milieu  des  éclairs  et  des  tempêtes  d'un  nouveau  Sinaï.  Malheureu- 
sement la  révolution  n'a  point  tenu  école  de  droit  international.  Le 
terrible  dictateur  qui  a  fini  par  la  confisquer  à  son  profit  n'a  jamais 
servi  d'autres  principes  que  ceux  qui  servaient  ses  intérêts,  — éton- 
nant génie  qui  avait  une  admirable  intelligence  de  certaines  condi- 
tions vitales  des  sociétés  modernes,  mais  qui  dédaignait  trop  de 
choses,  ayant  appris  de  la  révolution  à  faire  bon  marché  des  droits 
héréditaires  et  historiques,  de  sa  fortune  à  mépriser  les  idéolo- 
gues et  les  idées,  et  de  son  ambition  à  profiter  de  tout  pour  tra- 


LA    PRUSSE    ET   l'aLLEMAGNE.  637 

vailler,  comme  le  disait  Lafayette,  à  la  construction  de  lui-même. 

Faute  d'un  droit  international,  on  recourt  aux  traités,  lesquels 
sont  des  contrats  fondés  sur  des  faits  accomplis  et  reconnus  de  tous. 
Ces  contrats  créent  un  droit  provisoire,  ils  substituent  pour  quelque 
temps  le  règne  de  la  loi  aux  caprices  et  aux  témérités  des  intérêts. 
Tel  a  été  pendant  près  d'un  demi-siècle  le  rôle  des  traités  de  Vienne. 
Si  critiquables  qu'ils  fussent,  quelques  abus  qu'ils  aient  sanction- 
nés, ils  ont  servi  de  règle  à  l'Europe  et  lui  ont  procuré  de  longues 
années  de  paix,  qu'elle  a  utilement  employées  à  travailler,  à  s'en- 
richir et  à  penser.  Comme  toute  chose,  les  traités  vieillissent,  quand 
toutefois  on  leur  en  laisse  le  temps;  ils  se  cassent,  s'affaissent,  de- 
viennent caducs.  Avant  de  les  violer,  on  les  élude  clandestinement, 
il  se  commet  des  fraudes,  des  dois,  et  les  abus  l'emportent  sur  la 
somme  des  avantages. 

On  avait  fini  par  ne  plus  croire  qu'à  moitié  aux  traités  de  Vienne; 
mais  on  n'osait  les  dénoncer,  on  craignait,  en  les  ébranlant,  de 
provoquer  quelque  écroulement.  Cependant  on  éprouvait  le  besoin 
de  mettre  quelque  chose  à  la  place.  Les  uns  adoptaient  pour  règle 
l'équilibre  européen,  règle  incertaine,  mouvante,  l'état  de  l'Europe 
ayant  changé  de  siècle  en  siècle  sans  qu'elle  cesscât  de  se  trouver  en 
équilibre.  D'autres  se  réfugiaient  dans  le  principe  des  nationalités; 
mais  qu'est-ce  que  les  nationalités?  à  quoi  les  reconnaît-on?  ont- 
elles  toutes  les  mêmes  droits?  Que  deviendrait  l'Europe,  si  on  adop- 
tait la  division  par  races  ou  par  langues  comme  la  norme  suprême 
de  la  politique?  Un  Provençal  et  un  Alsacien  sont-ils  de  moins  bons 
Français  qu'un  habitant  de  l'Ile-de-France?  Et  ne  voit-on  pas  au 
centre  de  l'Europe  un  petit  pays  très  prospère,  habité  par  trois 
races  qui  ont  toutes  les  trois  leur  langue,  leurs  mœurs,  leur  carac- 
tère, leurs  usages,  et  dont  chacune  a  moins  d'affinités  d'humeur 
avec  les  deux  autres  qu'avec  l'étranger  son  voisin?  Le  Suisse  a  pour 
patrie  ses  institutions,  qu'il  préfère  à  tout  ce  qu'il  voit  ailleurs. 
D'autres  enfin  pensaient  résoudre  toutes  les  difficultés  par  le  prin- 
cipe de  la  souveraineté  populaire;  ils  professaient  que  les  peuples 
étaient  majeurs  et  en  conséquence  maîtres  de  leurs  destinées,  que, 
libres  de  se  constituer  chez  eux  comme  ils  l'entendaient,  ils  étaient 
libres  aussi  de  se  donner  à  qui  ils  voulaient  :'  doctrine  très  con- 
testable. Si  l'on  reconnaît  aux  peuples  le  droit  absolu  de  décider  de 
leur  sort,  il  faut  leur  reconnaître  aussi,  sous  peine  de  limiter  leur 
liberté,  le  droit  de  se  repentir  de  leurs  résolutions  et  d'en  changer, 
car  les  peuples  ne  sont  pas  des  individus,  ils  ne  sauraient  engager 
leur  avenir.  Une  nation  devenue  majeure  peut,  par  l'exercice  ré- 
gulier de  ses  droits  légaux,  modifier  son  gouvernement  intérieur; 
mais  si  elle  accepte  une  dépendance  étrangère  et  qu'elle  s'en  trouve 
mal,  lui  permettra-t-on  de  se  dédire?  Son  nouveau  maître  s'oblige- 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

t-il  à  tenir  compte  de  ses  repentirs?  Si  l'on  admet,  par  exemple, 
que  le  Tyrol  aurait  le  droit,  s'il  le  voulait,  de  se  donner  par  un  vote 
à  la  Prusse,  admettra-t-on  en  retour  que  les  2,500,000  Polonais 
qu'elle  retient  malgré  eux  dans  sa  puissance  ont  aussi  le  droit  de 
reprendre  par  un  vote  leur  liberté  ?  Qui  se  chargera  d'en  aller  faire 
la  proposition  à  Berlin  ? 

C'est  la  France  qui  a  pris  sur  elle  de  déclarer  qu'elle  tenait  les 
traités  de  Vienne  pour  périmés.  Ils  avaient  été  faits  contre  elle,  et 
ceux  qui  les  avaient  faits  les  avalent  violés  à  ses  dépens.  C'est  elle 
qui,  la  première,  proclama  ce  qu'elle  appelait  le  droit  nouveau. 
Quand,  après  la  guerre  d'Italie,  elle  se  paya  de  ses  dépenses 
d'hommes  et  d'argent  par  un  agrandissement,  elle  y  mit  toutes  les 
formes  anciennes  et  nouvelles.  Jamais  conquête  ne  fut  plus  cor- 
recte :  on  avait  pour  soi  la  cession  volontaire  du  possesseur,  un 
transfert  de  propriété  en  toute  règle,  le  principe  des  nationalités  et 
de  l'unité  de  langue,  le  vote  des  populations.  Le  tort  du  gouverne- 
ment français  fut  de  vouloir  remplacer  les  traités  de  Vienne  par  des 
dogmes  encore  mal  approfondis  et  dont  on  n'avait  pas  prévu  toutes 
les  conséquences.  Il  professa  publiquement  son  droit  nouveau,  il  se 
piqua  de  l'enseigner  à  l'Europe.  Professer  des  doctrines,  c'est  quel- 
quefois travailler  pour  le  compte  d'autrui.  Parmi  les  auditeurs  que 
la  France  endoctrinait,  il  s'en  trouvait  un  qui  a  l'oreille  fine,  l'es- 
prit souple  et  délié,  et  qui  suivit  le  conseil  du  moraliste  :  «  écoutez 
tout,  et  retenez  ce  c|ui  est  utile.  »  Son  intelligente  docilité  l'a  con- 
duit à  de  merveilleux  résultats.  Il  n'a  pas  appliqué  les  nouvelles 
maximes  à  tort  et  à  travers,  il  les  a  accommodées  à  ses  conve- 
nances; il  a  distingué  soigneusement  les  cas.  C'est  au  nom  du  prin- 
cipe des  nationalités  qu'il  a  revendiqué  le  Holstein;  m.ais  il  ne  songe 
point  à  le  pratiquer  dans  le  Slesvig.  Est-il  bien  sûr  que  les  Danois 
soient  une  nation?  C'est  au  nom  du  principe  de  la  volonté  nationale 
qu'il  dénie  à  l'Europe  le  droit  d'empêcher  les  Allemands  du  sud  de 
se  donner  à  lui;  mais  il  n'a  eu  garde  de  consulter  les  Hanovriens  et 
les  Hessois  avant  de  les  prendre;  il  n'a  voulu  les  posséder  que  par 
le  droit  de  l'épée.  Est-il  bien  sûr  que  le  Hanovre  et  la  Hesse-Élec- 
torale  aient  une  volonté?  Il  est  vrai  qu'en  revanche  il  a  promis  aux 
Slesvigois  de  les  faire  voter;  mais,  les  traités  n'ayant  rien  stipulé 
sur  le  mode  de  votation ,  on  ne  s'est  pas  mis  en  peine  de  le  trou- 
ver. Est-il  bien  sûr  après  tout  que  les  votations  prouvent  quelque 
chose? 

La  paix  de  Pi'ague  n'a  pas  seulement  détruit  les  traités  de  Vienne 
sans  les  remplacer,  attendu  que  ceux  à  qui  elle  profite  ne  l'ont  ac- 
ceptée que  sous  bénéfice  d'inventaire;  elle  a  aussi  enterré  toutes 
les  doctrines  nouvelles  par  lesquelles  on  cherchait  h  suppléer  à  ces 
traités  désormais  prescrits  et  caducs.  La  paix  de  Prague  est  une 


LA   PRUSSE    ET   l'aLLExMAGNE.  639 

grande  école  de  scepticisme.  En  1866,  l'Europe  a  eu  d'instructifs 
étonnemens;  elle  a  vu  la  même  main  détrôner  le  vieux  droit  dans  la 
personne  de  trois  princes  légitimes  et  fermer  la  bouche  au  nouveau 
en  bâillonnant  200,000  Danois  qui  ne  peuvent  oublier  qu'on  a 
juré  de  les  rendre  au  Danemark.  En  matière  de  droit  international, 
l'Europe  n'admet  plus  qu'une  chose  vieille  comme  le  monde,  à  sa- 
voir qu'il  y  a  des  puissans  et  des  petits,  des  habiles  et  -des  dupes. 
Elle  admet  aussi  que  les  visées  ambitieuses  d'un  prince  mystique 
qui  ne  croit  qu'à  sa  mission  sont  bien  redoutables  quand  il  se  laisse 
diriger  par  un  ministre  sceptique  qui  a  toutes  les  opinions  utiles. 

Aux  premiers  jours  de  printemps,  on  voit  sortir  les  papillons; 
survient-il  une  brouée,  ils  disparaissent  et  se  tiennent  cachés.  C'est 
ainsi  qu'après  Sadovva  s'est  éclipsé  brusquement  le  droit  nouveau, 
qui  s'était  trop  hâté  de  croire  au  printemps.  Les  principes  ont  été 
discrédités  par  l'usage  qu'on  en  a  fait,  par  celui  qu'on  se  propose 
d'en  faire.  Ceux  qui  ont  pâti  de  la  paix  de  Prague  ou  qui  ont  sujet 
d'en  redouter  les  conséquences  ont  compris  qu'il  n'y  a  de  possible 
et  de  convenable  qu'une  politique  de  simple  bon  sens  et  de  sagesse 
pratique,  décidée  à  ne  point  compromettre  la  paix  pour  des  vétilles, 
très  résolue  aussi  k  ne  se  point  laisser  jouer,  sachant  d'avance  où 
s'arrêteront  ses  concessions,  ne  se  piquant  pas  de  dogmatiser,  pre- 
nant conseil  de  ses  intérêts,  s'efforçant  de  les  concilier  avec  les 
intérêts  généraux,  et  d'avoir  pour  soi  l'opinion  publique  de  l'Eu- 
rope. 

L'Autriche  a  sa  voie  toute  tracée;  il  s'agit  pour  elle  de  se  con- 
server. Par  la  constitution  nouvelle  qu'elle  s'est  donnée,  elle  s'est 
mise  hors  d'état  de  revenir  sur  le  passé,  de  défaire  ce  qui  s'est 
fait.  Le  régime  dualiste  qu'elle  expérimente  repose  sur  une  sorte 
d'équilibre  intérieur;  si  e!le  reprenait  pied  en  Allemagne,  cet  équi- 
libre serait  rompu  aux  dépens  de  la  Hongrie,  et  la  Hongrie  ne  le 
souffrirait  pas.  En  revanche,  l'Autriche  ne  peut  souffrir  que  le  midi 
de  l'Allemagne  soit  ti-ansformô  en  une  province  prussienne.  Qui 
veut  se  conserver  ne  se  contente  pas  de  rester  chez  lui  et  de  clore 
sa  porte;  il  ne  faut  pas  confondre  les  frontières  d'un  pays  avec  sa 
ligne  naturelle  de  défense,  et  ce  n'est  pas  assez  de  garder  la  place, 
il  en  faut  protéger  aussi  les  approches.  La  Bavière  et  le  Wurtem- 
berg sont  les  approches  de  l'Autriche,  et  sa  ligne  de  défense  est  sur 
le  Mein.  Le  jour  où  Munich  serait  une  ville  prussienne,  la  Bohême 
et  le  Tyrol  seraient  en  l'air,  et  Vienne  ne  s'appartiendrait  plus.  Me- 
nacée d'un  procès  en  expropriation  ou  d'un  démembrement,  que 
pourrait-on  offrir  à  l'Autriche  pour  la  dédommager?  Est-ce  avec  des 
Roumains  et  des  Serbes  qu'on  la  consolerait  de  perdre  6  ou  7  mil- 
lions d'Allemands  ?  Ceux  qui  lui  proposent  bénévolement  de  vider 
les  lieux  et  de  se  replier  à  l'est  en  parlent  à  leur  aise.  Une  Au- 


QllO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

triche-Hongrie  est  l'une  des  quatre  grandes  puissances  civilisées 
de  l'Occident,  une  Hongrie-Valachie  serait  à  peine  en  Europe,  et 
son  action  dans  le  monde  se  bornerait  à  disputer  à  la  Russie,  au 
milieu  d'embarras  sans  nombre,  ces  terrains  vagues  où  finit  l'Orient, 
où  commence  l'Europe. 

L'existence  de  l'Autriche  est  un  intérêt  européen.  La  France  le 
sait  bien ,  elle  sait  aussi  que  tout  ce  qui  menace  l'Autriche  la  me- 
nace elle-même,  elle  sait  encore  que  son  gouvernement  s'est  abusé 
dans  ses  calculs,  elle  l'approuve  d'en  avoir  pris  philosophiquement 
son  parti,  d'avoir  fait  bonne  mine  à  mauvais  jeu,  parce  qu'après 
tout  erreur  n'est  pas  compte;  mais  elle  désire  qu'il  ne  se  trompe 
pas  deux  fois.  Assurément  il  y  a  en  France  des  esprits  jaloux  qui 
ont  peine  à  se  consoler  des  succès  et  des  Marengos  d'autrui,  des  es- 
prits courts  qui  posent  hardiment  en  principe  que  la  France  ne  peut 
être  grande  que  si  ses  voisins  sont  faibles,  des  amateurs  d'aven- 
tures qui  convoitent  le  Rhin,  qui  rêvent  d'attacher  aux  flancs  de 
leur  pays  une  Vénétie  allemande,  éternel  objet  d'inquiétudes  et  de 
revendications.  Le  gros  de  la  nation  pense  autrement.  Consultez 
le  bon  sens  français,  et  demandez -lui  si  la  France  doit  faire  la 
guerre  pour  mettre  à  néant  les  résultats  de  1866,  pour  empêcher 
qu'il  n'y  ait  dans  le  nord  de  l'Europe  une  Prusse  forte,  maîtresse 
de  ses  mouvemens  et  du  choix  de  ses  alliances,  assez  puissante 
pour  que  désormais  il  soit  impossible  de  rien  régler  en  Europe 
sans  compter  avec  elle  :  le  bon  sens  français  répondra  que  non. 
Demandez-lui  si  d'autre  part  son  gouvernement,  le  cas  échéant, 
devrait  s'opposer  par  la  force  à  l'établissement  d'une  grande  Alle- 
magne fédérative  et  constitutionnelle,  assez  unie  pour  assurer  son 
indépendance  contre  toute  ingérence  étrangère  et  donnant  aussi, 
par  ses  institutions,  des  garanties  à  la  paix  de  l'Europe  :  il  répondra 
qu'il  n'aurait  garde,  pourvu  que  cette  grande  Allemagne  s'engage  à 
ne  chercher  à  personne  des  querelles  d'Allemand;  mais  livrer  le 
centre  de  l'Europe  à  une  amlDition  obscure,  tortueuse  et  sophis- 
tique, qui  refuse  de  se  lier,  qui  s'applique  à  ne  rassurer  personne,  et 
dont  le  rêve  est  peut-être  de  s'étendre  de  la  Raltique  à  l'Adriatique, 
voilà  ce  que  le  bon  sens  français  ne  saurait  admettre.  Aussi  conseille- 
t-il  à  son  gouvernement  d'être  attentif  et  de  se  joindre  à  l'Autriche 
pour  dire  à  la  Prusse  :  «  Nous  ne  discuterons  plus  vos  principes, 
vous  en  avez  trop;  mais  vous  avez  signé  un  contrat,  nous  l'inter- 
prétons au  pied  de  la  lettre,  comme  il  convient.  Vous  nous  avez  fait 
descendre  de  nos  nuages,  nous  avons  pris  terre;  nous  nous  en  tien- 
drons avec  vous  à  une  politique  de  légiste  ou  de  procureur.  » 

Ce  n'est  pas  seulement  en  France  que  le  traité  de  Prague  a  dé- 
rangé les  idéologues  et  fait  tort  aux  doctrines.  L'Allemagne  aussi 
est  désorientée;  son  ciel  est  vide,  elle  n'y  trouve  plus  d'étoile  qui 


LA.    PRUSSE    ET   L  ALLEMAGNE. 


Qhi 


lui  marque  son  chemin.  L'histoire  a  ses  cruautés.  Il  arrive  souvent 
que  les  peuples  nourrissent  pendant  de  longues  années  certaines 
aspirations  dont  ils  se  font  comme  une  idole  ;  ils  attendent,  ils  es- 
pèrent, et  quand  leur  rêve  s'accomplit  enfin,  l'idée  qu'ils  aimaient 
se  montre  à  eux  sous  des  traits  grimaçans  et  difformes;  ce  n'est  plus 
elle,  c'en  est  la  parodie  ou  la  caricature.  Les  Allemands  appelaient 
de  leurs  vœux  une  nouvelle  Allemagne,  forte  et  libre  à  la  fois;  en 
1848,  ils  avaient  cru  la  posséder,  mais  elle  s'était  refusée  cà  leurs 
désirs.  Ils  n'avaient  point  perdu  courage,  ils  comptaient  sur  leur 
fortune;  qu'ils  étaient  loin  de  s'attendre  à  ses  trahisons  !  Cette  unité, 
après  laquelle  ils  soupiraient,  leur  apparaît  aujourd'hui  incarnée 
dans  un  gouvernement  militaire  qui,  tel  qu'il  est,  n'a  rien  à  leur 
donner  que  le  service  universel,  un  nouveau  fusil  et  la  manière  de 
s'en  servir. 

Ce  n'est  pas  tout.  L'Allemand  porte  en  lui  deux  instincts  qui 
semblent  contraires  et  qu'il  sait  accorder.  Il  joint  au  goût  des  théo- 
ries, à  la  liberté  souvent  téméraire  de  la  pensée,  un  grand  respect, 
un  pieux  attachement  pour  les  antiques  maximes  et  pour  les  vieilles 
coutumes  qui  réglaient  la  vie  de  ses  pères  et  qui  règlent  encore  la 
sienne.  C'est  par  quoi  sa  littérature  ne  ressemble  à  aucune  autre. 
Elle  ouvre  à  l'intelligence  des  horizons  infinis,  des  échappées  lumi- 
neuses à  perte  de  vue,  et  l'on  y  respire  cependant  un  esprit  d'ordre 
quelquefois  minutieux,  je  ne  sais  quoi  de  patriarcal  et  de  casanier, 
l'amour  des  sentimens  réguliers,  des  innocens  souvenirs  et  des 
longues  habitudes.  Les  poètes  et  les  philosophes  de  l'Allemagne 
laissent  leur  pensée  courir  librement  et  déployer  ses  ailes  dans  l'es- 
pace; mais  eux-mêmes  sont  assis  et  bien  assis.  Comme  les  Kant  et 
les  Hegel,  les  Schiller  et  les  Goethe  sont  des  bourgeois  olympiens. 
En  politique  aussi,  l'Allemand  se  complaît  aux  systèmes,  aux  spé- 
culations, ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'avoir  la  religion  du  passé,  de 
l'histoire.  Dans  aucun  autre  pays,,  le  sentiment,  non  de  la  justice, 
mais  du  droit  traditionnel,  n'était  si  vivace  ni  si  profond.  Et  voici 
qu'un  monarque  de  droit  divin ,  invoquant  le  principe  jacobin  de 
la  raison  d'état  et  du  salut  public,  a  brisé  sans  scrupule  trois  cou- 
ronnes légitimes  !  Le  roi  Guillaume  y  a-t-il  bien  songé?  n'a-t-il  pas 
craint  de  porter  atteinte  à  ce  culte  de  la  légitimité  qui  était  le  prin- 
cipal rempart  de  l'Allemagne  contre  la  révolution?  Quel  exemple  il 
a  donné  !  quelles  réflexions  dangereuses  il  a  fait  faire  !  Au  point  de 
vue  du  droit,  il  n'y  a  pas  de  grandes  et  de  petites  couronnes,  elles 
ont  toutes  le  même  poids,  et  l'or  en  est  au  même  titre.  La  Prusse 
était  un  gouvernement  fondé  sur  le  respect;  mais  on  n'est  respecté 
qu'à  la  condition  d'être  fidèle  à  son  principe  et  de  le  respecter  dans 
autrui.  Ces  couronnes  brisées  en  mettent  d'autres  en  péril;  ces  pous- 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  41 


642  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sières  parlent  et  prophétisent.  La  main  qui  a  frappé  ce  grand  coup 
n'a-t-elle  éprouvé  ni  frémissement  ni  remords?  Les  anciens  croyaient 
à  Némésis,  déesse  des  représailles;  il  est  permis  aux  modernes  de 
croire  que  les  principes  se  vengent  et  qu'il  est  des  souvenirs  fu- 
nestes. Dans  les  cœurs  allemands,  le  respect  est  en  baisse  :  l'Alle- 
magne a  vu  ce  qu'elle  pensait  ne  voir  jamais,  quelque  chose  d'é- 
trange et  de  peu  séduisant,  —  le  droit  divin  devenu  révolutionnaire 
et  la  révolution  sans  la  liberté. 

C'est  en  Prusse  surtout  que  le  traité  de  Prague  a  porté  le  trouble 
dans  les  idées,  la  confusion  dans  les  partis,  et  produit  une  situation 
qui  ne  saurait  être  durable.  Pendant  les  quarante  premières  années 
de  ce  siècle,  la  Prusse,  sans  avoir  une  constitution,  jouissait  d'une 
assiette  solide,  de  cette  liberté  de  fait  que  créent  les  contre-poids  et 
les  garanties  tacites,  de  ces  franchises  de  l'esprit  que  protège  un 
gouvernement  éclairé.  Père  de  ses  peuples,  le  roi  de  Prusse  était 
aussi  leur  chef  militaire  et  leur  évêque;  mais  sa  puissance  était  li- 
mitée par  les  prérogatives  de  la  noblesse,  par  les  privilèges  octroyés 
aux  villes,  par  les  droits  des  corporations  bourgeoises  et  indus- 
trielles; son  pouvoir  épiscopal  était  balancé  par  cette  liberté  philo- 
sophique qui  a  fait  la  grandeur  de  Berlin,  et  l'on  voyait  une  maison 
croyante  favoriser  l'autonomie  de  la  science  et  de  la  raison.  La 
Prusse  était  une  grande  famille  sagement  et  équitablement  gouver- 
née; elle  possédait  à  sa  manière  ce  bonheur  politique  qui,  selon  le 
mot  d'un  publiciste,  «  est  le  fils  de  la  paix,  de  la  tranquillité,  des 
mœurs,  du  respect,  des  anciennes  maximes  du  gouvernement  et  de 
ces  coutumes  vénérables  qui  tournent  les  lois  en  habitudes  et  l'o- 
béissance en  instinct.  »  La  révolution  avortée  de  18ii8  troubla  cet 
équilibre.  Contrainte  à  des  concessions  qui  lui  pesaient,  anxieuse, 
voyant  l'avenir  en  noir,  la  royauté  prussienne  se  tint  sur  le  qui- 
vive,  sur  le  pied  de  guerre.  Ce  qu'elle  avait  jusqu'alors  toléré  ou 
protégé  lui  devint  suspect;  elle  fit  de  la  conservation  à  outrance,  et 
s' appuyant  fortement  sur  ces  deux  grands  étais  d'une  monarchie 
menacée,  l'armée  et  le  clergé,  elle  engagea  une  lutte  sourde  avec 
la  constitution  qu'elle  s'était  laissé  imposer.  Les  débats  suscités  par 
la  réforme  militaire  transformèrent  cette  lutte  sourde  en  un  conflit 
déclaré.  C'était  une  situation  gâtée;  cependant  c'était  encore  une 
situation  nette  et  franche.  Le  gouvernement  avait  contre  lui  les  li- 
béraux, qui  étaient  de  vrais  libéraux;  il  avait  pour  lui  la  chambre 
des  seigneurs  et  tout  ce  grand  parti  conservateur  que  nous  avons 
essayé  de  d-épeindre,  et  qui  met  au  service  de  son  roi,  de  ses  privi- 
lèges, de  ses  préjugés  d'un  autre  âge,  l'autorité  que  donnent  des 
convictions  fortes,  la  vigueur  du  caractère  et  un  dévoûment  actif  ta 
la  chose  publique. 

La  guerre  de  1866  et  ses  conséquences  ont  tout  changé.  La  Prusse 


LA    PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  6A3 

est  en  proie  aux  incertitudes;  toutes  les  doctrines  y  sont  vacillantes, 
tous  les  intérêts  y  sont  inquiets  et  soucieux.  Les  événemens  ont  dé- 
chiré le  parti  libéral,  rejetant  à  gauche  les  progressistes,  qui  esti- 
ment que  la  liberté  est  le  premier  des  biens  et  que  rien  n'en  peut 
tenir  lieu,  à  droite  les  nationaux,  qui  professent  que,  si  le  bonheur 
est  la  liberté,  il  est  des  consolations  plus  précieuses  encore  que  le 
bonheur.  Conséquence  plus  grave,  le  gouvernement  a  perdu  ses  al- 
liés naturels,  il  n'a  plus  personne  derrière  lui.  Sa  conduite  inspire 
à  ses  vieux  amis  du  parti  conservateur  d'invincibles  appréhensions, 
d'insurmontables  défiances.  Leur  royalisme  ne  se  croit  point  tenu 
d'approuver  indistinctement  tout  ce  que  fait  leur  roi.  La  royauté 
qu'ils  vénèrent  et  pour  laquelle  ils  ont  livré  de  si  rudes  combats, 
c'est  une  monarchie  par  la  grâce  de  Dieu,  légitimiste  et  féodale, 
«  dans  laquelle  on  ne  saurait  trouver  le  plus  petit  grain  des  idées 
de  1789,  de  1848,  de  1866,  »  une  couronne  jalouse  de  ses  droits, 
esclave  de  ses  devoirs  et  de  sa  parole,  qui  honore  la  chambre  des 
seigneurs  «  comme  un  époux  honore  son  épouse  légitime,  »  et  qui 
consulte  la  chambre  des  députés  «  comme  un  père  consulte  ses  fils 
devenus  majeurs.  »  Cette  royauté,  et  nulle  autre,  représente  la 
Prusse  qu'ils  aiment,  leur  vieille  Prusse  élevée  et  dressée  par  ses 
souverains  et  par  ses  malheurs,  avec  ses  souvenirs,  ses  lois  particu- 
lières, sa  hiérarchie,  ses  corporations,  l'antique  constitution  de  ses 
villes  et  de  ses  villages.  La  politique  que  suit  leur  roi  depuis  1866 
froisse  tous  leurs  sentimens,  heurte  toutes  leurs  idées.  Ils  ne  peu- 
vent admettre  que  la  Prusse  répudie  son  caractère  et  ses  traditions 
pour  s'unir  à  l'Allemagne  et  la  conquérir  subrepticement;  c'est  à 
leurs  yeux  un  commerce  illicite ,  une  sorte  d'adultère  politique. 
L'éloquent  pamphlétaire  (1)  qui  s'est  chargé  d'exprimer  leurs  cha- 
grins et  leurs  anxiétés  déclare  qu'il  veut  vivre  et  mourir  à  l'ombre 
du  vieux  drapeau  blanc  et  noir,  que  la  Prusse  est  la  Prusse  et  ne 
doit  pas  être  autre  chose,  qu'elle  a  été  créée  de  toutes  pièces  par 
des  princes  qui  n'avaient  cure  de  l'unité  allemande,  qu'elle  est  faite 
pour  protéger  l'Allemagne,  non  pour  se  confondre  avec  elle,  que 
cette  confusion  leur  serait  fatale  à  l'une  et  à  l'autre  et  les  perdrait. 
Aussi  ne  croit-il  pas  à  l'avenir  de  la  confédération  du  nord;  il  lui 
prédit  de  courtes  et  fâcheuses  destinées.  Un  gouvernement  joue 
gros  jeu  quand  il  inquiète  et  aliène  ses  amis  sans  pouvoir  s'en  faire 
de  nouveaux,  et  le  gouvernement  prussien  mécontente  les  conser- 
vateurs par  des  changemens  qui  les  menacent,  sans  réussir  à  se 
concilier  les  libéraux,  auxquels  il  refuse  les  garanties  constitution- 
nelles. 

Ce  qui  atténue  le  vice  et  la  gravité  de  cette  situation,  c'est  que 

(1)  Deutschland  um  Neujahr  1870,  vom  Verfasser  der  Rundscliaucn,  Berlin  1870. 


6iA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Prusse  a  le  bonheur  de  posséder  l'un  de  ces  hommes  qui  domi- 
nent les  circonstances  et  qui  remplacent  pour  un  temps  les  institu- 
tions. Les  partis  prussiens  offrent,  dans  leurs  rapports  avec  M.  de 
Bismarck,  un  spectacle  qui  touche  par  instant  à  la  haute  comédie  : 
ce  ne  sont  que  chamailleries ,  reproches  aigres ,  récriminations 
amères,  puis  des  rapatriemens,  des  réconciliations,  des  baisers  de 
paix  bientôt  suivis  de  nouvelles  brouilleries.  Tantôt  les  conserva- 
teurs rompent  en  visière  au  grand-chancelier,  et  les  feuilles  natio- 
nales chantent  victoire  et  se  pavoisent;  le  lendemain,  elles  mur- 
murent, elles  gémissent,  elles  ont  essuyé  quelque  mécompte  ou 
quelque  avanie,  et  c'est  au  tour  des  conservateurs  de  triompher. 
Quant  à  lui,  ce  jeu  le  fatigue,  mais  ne  laissj  pas  de  lui  plaire;  il  se  tire 
de  ces  imbroglios  en  citant  son  Shakspeare,  le  poète  àd  la  passion 
fiévreuse  et  de  l'ironique  fantaisie.  Parfois  il  se  fâche,  il  menace;  il 
dit  à  ses  anciens  amis  :  «  Nous  pourrions  bien  nous  devenir  si  étran- 
gers les  uns  aux  autres  que  nous  ne  nous  reverrions  plus.  «  Avec 
les  nationaux,  il  le  prend  sur  un  ton  moins  grave,  il  les  traite  en 
écoliers  mutins  :  «  qui  d'entre  vous,  leur  demande-t-il,  se  chargera 
d'être  chancelier  à  ma  place?  »  Et  ce  mot  termine  tout.  Le  secret  de 
sa  puissance,  c'est  qu'il  est  nécessaire  à  tous  les  partis,  les  conser- 
vateurs^craignant  que,  s'il  succombe,  il  ne  les  enveloppe  dans  sa 
ruine,  les  nationaux  jugeant  que  lui  seul  est  capable  de  parachever 
le  grand  œuvre,  de  guider  à  travers  les  récifs,  les  bas-fonds  et  les 
orages  la  barque  qui  porte  le  césar  allemand  et  sa  fortune. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  gouvernement  prussien  est 
comme  suspendu  dans  le  vide;  il  n'a  pas  réussi  à  former  un  parti 
ministériel.  Vivant  au  jour  le  jour,  il  en  est  réduit  à  une  politique, 
non  de  conciliation,  mais  de  bascule.  M.  de  Bismarck  a  son  but  et 
son  outil;  mais  il  est  à  lui-même  son  seul  ouvrier,  et  son  œuvre  est 
de  longue  haleine.  Il  sait  très  bien  que  les  agrandissemens  qu'il  a 
procurés  à  son  pays  et  ceux  qu'il  lui  promet  encore  lui  imposent  des 
conditions  nouvelles  d'existence.  Peut-être,  s'il  s'écoutait,  refon- 
diait-il  hardiment  toutes  les  institutions  civiles  et  religieuses,  il  les 
remettrait  au  creuset,  il  infuserait  du  sang  américain  dans  les  veines 
de  la  vieille  Prusse  étonnée;  mais  une  volonté  supérieure  à  la  sienne 
le  lui  interdit.  Aussi  bien  il  faudrait  s'appuyer  sur  la  liberté,  et  il 
n'en  veut  pas;  il  ne  peut  non  plus  toucher  à  l'arche  sainte  de  l'ar- 
mée; il  importe  à  ses  desseins  que  la  Prusse  ait  la  libre  disposition 
de  son  épée  et  un  budget  militaire  qui  ne  dépende  point  des  vota- 
tions  d'un  parlement.  11  se  voit  ainsi  contraint  à  conserver  beaucoup 
de  choses  qui  désagréent  à  son  libre  génie;  il  ne  fait  pas  assez  de 
chaugemens  pour  satisfaire  les  uns,  il  en  fait  trop  pour  ne  pas 
alarmer  les  autres.  Cet  homme  qui  dans  sa  politique  étrangère 
procède  par  surprises,  par  grands  coups,  au  dedans  est  condamné 


i.A   l'iiiissi',   i.r  i,'ai,m,ma(;m;.  (i/iT) 

à  nii  ôclectismi',  l.iinldc,  ;i,ii\  (Icini-iiicsiircs,  à  l;t,  (Iciiii-ii'voldlioii  (;t 
h  la  (l(;rni-consorval,i()ii.  Il  csl,  obligé  (h;  respecter  les  ^ros  rniirs; 
mais,  s'il  n'a  garde  de;  toiii,  reiivers(!r,  il  ébranle  tout.  —  M.  de  Jîis- 
mai'ck,  disait  un  Prussien,  anra  passé  an  milien  d(!  nons  comme  un 
redontable  météore.  Ses  créations  ne  sont  rpiedes  (îxpédiens  provi- 
soires, 7nais  SCS  dhorffdnisalions  diircroiil.  II  nons  laisseia  tont  à 
la  fois  agrandis  et  détruits,  ne  sachant  à  (|iioi  nons  [)r(!n(b'e,  avec 
des  institutions  ruinées,  l'armée  seuin  debout. 

Il  y  a  quelfpjes  années  encore,  la  Prusse  était  un  j)ays  remar- 
f|u;d)le  et  original;  (!n  attendant  mieux,  elle  est  aujourd'hui  un  pays 
étonn.'int,  qui  ne  rej);és(Mite  plus  rien,  mais  rpii  possède,  un  honune 
qui  lui  tient  lieu  de  tout.  Par  malheur,  les  hommes  nécessaires  ne 
sont  pas  immortels.  Si  celui-ci  venait  à  manquer,  Berlin  serait  le 
tli(''âti(;  d'une;  ci'ise  |)lus  giav(;  et  plus  or;ig(!US(!  que  celhîs  rpii  agi- 
tent la  France  et  l'Atitriche.  On  peut  dire  di;  l'héritage;  du  grand 
Frédéric  ce  que  Wellington  disait  jadis  de  l'Fspagne  :  «  on  travaille 
à  détruire  dans  ce  pays-là  tous  les  vi(;u\  moyens  de gouveiiiement, 
et  on  ne  les  remplace  par  aucun  autre.  » 

IV. 

C'est  luie  chose  bi(Mi  hasardeuse  (pie,  |(!s  (iituritions.  Il  Huit  (jri 
croire  le  vainqueur  de  lîossb.ich.  u  Que;  sont  les  proj(!ts  (l(;s  hormnes? 
a-t-il  dit.  L'avenir  leur  est  caché;  ils  ignorent  ce  qui  doit  arriver 
demain;  comment  pourraient-ils  prévoir  les  événemens  que  l'en- 
chauKîHKîut  des  causes  secondes  amènera  dans  six  mois?  »  Il  di- 
sait encore  :  «  Le  monde  ne  se  gouverne  que  par  compère  cÀ,  par 
commère.  Quelquefois,  quand  on  a  assez  de  données,  on  devine 
l'avenir;  souvent  on  s'y  trompe.  »  Il  en  concluait  qu'il  (!st  bon  d(;  s(! 
défi  'r  de  soi  el  de  compter  avec  les  caprices  ((  de  sa  sacrée  majesté 
le  hasard.  » 

11  est  ce[)endan!,  des  probabilités  qui  (V(iiiva.I(;nt  à  des  certitudes. 
On  [)enL  alïirm(;r,  p;i,r  exemple,  fju'une  situation  ([ui  ne  satisfait  per- 
sonne, ni  l(!s  intérêts  ni  la  logirpie,  a  [)eu  de  chances  de  se  perpé- 
tuer. On  [)eut  affirmer  aussi  que  la  clé  ou  le  noiud  d(!s  affaires 
d'AlKîinagne  est  à  Ijerlin,  qu'il  dépend  de  la  Prusse  de  moflifier  en- 
tièrement l'état  de  la  question  allemande.  Si  Berlin  venait  à  changer, 
tout  changerait.  lUîrlin  chang(;ra-t-il?  11  lui  est  inq)ossil)l(;  de  ne 
pas  changer.  Quand  changera-t-il?  Ceci  est  du  ressort  de  sa  majesté 
le  hasard. 

Les  vrais  libéraux  prussiens,  dont  nous  avons  parlé  pliis  d'une 
fois,  gioupe  d'excellens  esprits,  intelligente!  gahjrie  qui  assiste  aux 
événemens  sans  y  prendre  part,  et  qu'on  traite  de  boudeurs  ou  de 
frondeurs  parce;  que  Sadowa  ne  les  a  pas  grisés  et  qu'ils  sont  rej- 


646  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

fléchis  et  clairvoyans,  se  préoccupent  de  l'avenir  que  l'homme  né- 
cessaire prépare  à  leur  pays.  Ils  sentent  tout  ce  qu'il  y  a  d'irrégulier, 
de  menaçant  dans  la  situation  présente,  les  contradictions  où  l'on 
s'est  engagé,  l'impossibilité  d'étendre  à  toute  l'Allemagne  un  ré- 
gime de  haute  pression,  qui  n'assure  de  garanties  sérieuses  ni  à  la 
souveraineté  des  états ,  ni  à  la  liberté.  Ils  tiennent  pour  maxime 
qu'il  faudra  se  résoudre  à  faire  le  choix  qu'on  n'a  pas  voulu  faire  à 
Nikolsbourg,  à  savoir,  détacher  nettement  la  Prusse  de  l'Allemagne, 
garder  sous  sa  main  les  petits  états  qui  sont  dans  la  dépendance  na- 
turelle de  Berlin  et  laisser  à  lui-même  le  reste  en  l'aidant  à  s'orga- 
niser, —  ou  bien  défaire  en  partie  l'œuvre  et  la  constitution  de  M.  de 
Bismarck,  renoncer  à  la  dictature  et  se  placer  à  la  tête  d'une  Alle- 
magne réunie  sous  des  institutions  libres  et  vraiment  fédératives. 

On  assure  que  ce  dernier  choix  est  en  faveur  dans  l'entourage  de 
celui  qui  héritera  un  jour  de  la  couronne  de  Prusse  et  que  lui-même 
y  incline.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  la  droiture  de  son  esprit 
et  de  ses  intentions,  la  générosité  de  son  caractère,  ont  inspiré  de 
chaudes  espérances  au  libéralisme  prussien.  Quelqu'un  a  dit  de  lui: 
«  C'est  un  Hohenzollern,  mais  un  Hohenzollern  qui  se  cherche  et  qui 
se  trouvera.  »  En  se  cherchant,  il  a  rencontré  son  siècle  et  il  a  fait 
connaissance  avec  lui.  Berlin,  en  1857,  célébra  son  mariage  comme 
un  événement  propice,  comme  un  favorable  augure.  Ce  mariage 
amenait  en  Prusse  une  princesse  qui  joint  aux  grâces  de  la  femme  une 
âme  forte,  une  intelligence  élevée,  et  la  Prusse  n'ignore  point  que 
dans  ce  sage  pays  d'Angleterre,  —  où  la  liberté  est  non  une  fièvre 
intermittente,  mais  le  battement  régulier  d'un  pouls  ferme  et  bien 
portant,  —  les  princesses  royales  sucent  avec  le  lait  de  leur  nour- 
rice le  respect  des  idées  constitutionnelles.  Dans  un  certain  monde, 
on  reprochait  autrefois  au  prince  royal  de  Prusse  de  ne  pas  porter 
aux  choses  militaires  cet  intérêt  exclusif  ou  dominant  qu'on  attend 
d'un  Hohenzollern;  son  esprit  chercheur  était  occupé  d'autres  ques- 
tions. Depuis  la  guerre  de  1866,  on  ne  saurait  l'accuser  de  n'être 
pas  un  soldat;  le  courage  brillant  qu'il  y  a  déployé,  l'importance  du 
commandement  qui  lui  était  confié,  son  arrivée  opportune  et  déci- 
sive sur  le  champ  de  bataille  de  Kœniggraetz,  tout  le  dispense  de 
démontrer  qu'il  sait  la  guerre,  et  qu'il  est  capable  de  l'aimer.  Il 
pourra  impunément  donner  des  gages  à  la  paix  et  à  la  liberté  ;  la 
Prusse  lui  en  saura  gré  comme  l'Europe.  Nous  avons  rapporté  ce 
que  disent  les  sceptiques  :  «  ne  changera-t-il  pas  d'idée?  trouvera- 
t-il  des  hommes?  peut-on  défaire  ce  qui  s'est  fait?»  II  est  aussi  té- 
méraire de  trop  douter  que  de  trop  croire;  mais  supposez  qu'un  jour 
la  Prusse  se  mît  à  parler  un  langage  libéral  et  pacifique,  qu'elle  se 
montrât  disposée  à  rétablir  le  concert  européen,  —  supposez  qu'ap- 
puyant ses  paroles  par  des  actes,  on  la  vît  réparer  son  odieuse  in- 


LA    PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  647 

justice  envers  le  Danemark  en  réglant  avec  lui  la  question  du  Slesvig, 
entreprendre  courageusement  la  réforme  de  la  constitution  fédérale, 
remanier  ses  lois,  et,  pour  commencer,  soumettre  ses  tribunaux 
militaires  au  régime  de  la  publicité,  cette  sauvegarde  de  la  justice  (1), 
les  sentimens  des  peuples  et  des  gouvernemens  ne  tarderaient  pas 
à  changer.  La  question  allemande  prendrait  une  face  nouvelle,  et 
les  nouvelles  questions  demandent  de  nouvelles  solutions. 

C'est  un  long  chapitre  que  celui  des  futurs  contingens.  Puisse 
l'Europe  les  attendre  en  paix,  c'est-à-dire  dans  le  sUilu  quoi  Au- 
jourd'hui la  Prusse  est  un  homme,  et  l'on  sait  que  cet  homme  a  de 
bonnes  raisons  pour  être  pacifique;  mais  on  sait  aussi  que,  son  parti 
fùt-il  pris  là-dessus,  il  devrait  se  garder  le  secret,  et  qu'à  ceux  qui 
lui  demandent  ou  la  liberté  ou  l'Allemagne,  il  ne  peut  répondre  : 
«  Vous  n'aurez  ni  l'une  ni  l'autre.  »  Quelques-uns  de  ses  ennemis 
se  plaisent  à  dire  que  son  sac  est  vide,  qu'il  a  osé  tout  ce  qu'il  est 
capable  d'oser.  Propos  imprudens  et  légers  !  M.  de  Bismarck  se  plai- 
gnait récemment  au  Reickstag  que  les  hommes  de  ce  siècle  sont 
prompts  à  censurer  autrui,  mais  qu'ils  craignent  d'agir  et  d'avoir 
des  comptes  à  rendre,  que  la  peur  des  responsabilités  est  la  grande 
maladie  de  notre  époque  de  critique  et  d'impuissance.  A  coup  sûr, 
c'est  une  contagion  qu'il  n'a  pas  subie.  Il  est  peu  d'hommes  dans 
l'histoire  qui  aient  tant  pris  sur  eux,  qui  aient  consenti  à  répondre 
de  tant  de  choses  devant  leurs  contemporains  et  devant  la  postérité; 
mais  ses  audaces  ont  pour  contre-poids  une  merveilleuse  intelli- 
gence politique.  Il  voit  clair  dans  les  situations,  il  sait  tout  ce 
qu'elles  permettent,  et  l'événement  a  justifié  ses  apparentes  témé- 
rités. On  lui  peut  appliquer  le  mot  de  Polonius  :  il  a  de  la  méthode 
dans  sa  folie.  Sadovva  en  fait  foi.  Au  xvii''  siècle,  les  Turcs  étaient 
de  grands  maîtres  en  diplomatie,  et  le  chevalier  Quirini,  baile  de 
Venise  à  Constantinople,  les  admirait  fort.  Il  avait  remarqué  que 
leur  politique  n'était  point  renfermée  en  des  maximes  et  des  règles, 
qu'elle  consistait  toute  dans  le  bon  sens,  que  cette  politique,  qui 
n'avait  ni  principes  ni  théories,  était  comme  inaccessible,  —  et  il 
avouait  de  bonne  foi  «  que  la  conduite  du  vizir  Achmed-Pacha  était 
un  abîme  pour  lui.  »  —  Ce  grand-vizir,  ajoute  Chardin,  qui  nous  a 
rapporté  ce  jugement,  avait  un  esprit  étendu,  pénétrant,  ouvert;  il 

(1)  Dans  le  courant  de  l'été  1869,  un  lieutenant  de  l'armée  prussienne  s'est  pris  de 
paroles  pour  un  motif  futile  avec  un  employé  de  chemin  de  fer  et  l'a  tué  raide  d'un 
coup  d'épée.  11  a  été  jugé  secrètement  par  un  tribunal  militaire,  la  sentence  a  été  se- 
crètement révisée  ou  confirmée  par  le  roi.  On  sait  que  le  condamné  doit  passer  quel- 
ques mois  ou  quelques  années  dans  une  forteresse;  mais  on  ne  sait  comment  le  tri- 
bunal a  qualifié  son  action,  ni  ce  que  porte  l'arrêt,  ni  à  quoi  se  monte  la  peine.  Le 
docteur  Gneist  a-t-il  tort  de  prétendre  que  l'armée  forme  en  Prusse  un  état  dans  l'état? 


6A8  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

allait  droit  aux  choses.  Qui  a-t-il  peint  par  ce  mot,  Achmed-Pacha 
ou  M.  de  Bismarck  ? 

«  Je  n'irai  pas  chercher  les  Allemands  du  sud,  disait  un  jour  à  un 
diplomate  le  chancelier  de  la  confédération  du  nord;  mais,  s'ils  vien- 
nent à  moi,  je  les  recevrai,  dussé-je  me  mettre  toute  l'Europe  sur 
les  bras!  »  C'est  à  peu  près  ce  qu'il  a  répété  devant  le  Reichstag 
dans  la  séance  du  2/i  février  dernier.  Interpellé  à  l'improviste  par 
l'un  de  ces  impatiens  qui  demandent  l'accession  immédiate  de  Ba- 
den,  par  l'un  de  ces  imprudens  dont  on  a  dit  qu'ils  mettraient  le  feu 
à  deux  maisons  pour  se  faire  cuire  deux  œufs,  que  lui  a-t-il  ré- 
pondu? A-t-il  allégué  le  traité  de  Prague?  Il  n'aurait  garde.  Il  s'est 
contenté  de  déclarer  que,  dans  l'intérêt  même  de  l'unité  allemande, 
i!  importait  d'avoir  patience  et  de  ne  point  ressembler  à  ce  person- 
nage de  comédie  qui,  après  avoir  tué  une  douzaine  d'Ecossais,  se 
plaignait  de  son  désœuvrement,  trouvait  la  vie  monotone  et  en- 
nuyeuse. Il  a  représenté  au  Reichstag  qu'il  est  de  mauvaise  poli- 
tique «  d'écrémer  le  pot  au  lait  et  de  laisser  s'aigrir  le  reste,  »  que 
dans  l'état  des  choses  Baden  était  à  même  d'exercer  une  heureuse 
influence  sur  ses  voisins  et  de  rendre  des  services  dans  toutes  les 
affaires  que  les  états  du  sud  peuvent  avoir  à  traiter  soit  entre  eux, 
soit  avec  la  confédération  du  nord,  —  ce  qui  revient  à  dire  qu'on 
est  bien  aise  de  se  servir  de  Baden  pour  avoir  des  nouvelles  et  pour 
donner  des  conseils.  M.  de  Bismarck  est  convenu  que  la  Bavière  et 
le  Wurtemberg  n'exécutaient  pas  leur  réforme  militaire  avec  tout 
l'empressement  désirable,  et  qu'il  était  à  croire  que  leur  zèle  se 
ralentirait  d'autant  plus  que  les  vents  d'ouest  leur  paraîtraient  moins 
n?enaçans;  mais  il  a  déclaré  nettement  que  l'union  de  l'Allemagne 
devait  s'accomplir  sans  menace,  sans  pression,  et  que,  plutôt  que 
d'employer  la  contrainte,  «  il  préférerait  attendre  tout  le  temps  qui 
s'écoule  d'une  génération  à  l'autre.  »  Que  faut-il  inférer  de  cet  élo- 
quent discours,  assaisonné  d'une  agréable  ironie?  Pour  emprunter 
un  mot  que  le  concile  a  mis  en  circulation,  M.  de  Bismarck  est 
opportuniste ,  et  ce  fut  probablement  en  son  temps  la  politique 
d' Achmed-Pacha. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  l'Europe  suit  d'un  œil  attentif  ce  qui 
se  passe  à  Munich  et  à  Stuttgart.  La  paix  et  la  guerre  dépendent 
des  états  du  sud.  Le  traité  de  Prague  les  a  investis  d'une  périlleuse 
dignité,  il  a  mis  dans  leurs  mains  les  plus  graves  intérêts.  Leurs 
gouvernemens  l'ont  senti  dès  la  première  heure;  ils  ont  été  avisés 
et  prudens,  à  quoi  les  a  aidés  le  bon  sens  des  populations.  Après 
tout,  ils  ont  traversé  les  années  difficiles,  ils  ont  eu  le  temps  de 
s'accoutumera  ce  qu'avait  d'étrange  leur  nouvelle  situation,  a  Nous 
commençons  à  nous  reconnaître  et  à  nous  asseoir,  »  disait  un  de 
leurs  ministres  dirigeans.  Ce  qui  peut  rassurer  l'Europe,  c'est  que 


LA   PRUSSE    ET   l' ALLEMAGNE.  Qh9 

les  intérêts  allemands  sont  d'accord  avec  les  siens.  Si  les  états  du 
sud,  dans  un  aveugle  entraînement,  avaient  consenti  à  se  donner 
sans  conditions,  c'en  était  fait  de  l'avenir  de  l'Allemagne.  En  sup- 
posant qu'il  se  fût  trouvé  une  majorité  pour  solliciter  l'accession  du 
Wurtemberg  et  de  la  Bavière  à  la  confédération  du  nord,  les  oppo- 
sans  seraient  encore  si  nombreux  et  s.i  redoutables  que  la  Prusse, 
pour  garder  le  midi,  devrait  le  tenir  pendant  un  demi-siècle  sous  le 
régime  du  sabre.  Triste  résultat  et  pour  l'Allemagne,  et  pour  l'Eu- 
rope, et  pour  la  Prusse  elle-même  !  Les  gouvernemens  du  sud  ont 
compris  qu'ils  ne  peuvent  entrer  en  arrangement  qu'avec  une  Prusse 
libérale  et  disposée  à  respecter  la  liberté  d' autrui,  que  leur  rôle  est 
d'attendre  et  d'encourager  par  leur  attitude  les  résipiscences  de 
Berlin.  Que  deviendrait  la  patrie  des  grands  penseurs  et  des  con- 
sciences hardies,  si  elle  se  résignait  à  faire  litière  de  ses  franchises  et 
des  droits  de  souveraineté  de  ses  états?  Nous  trouvons  dans  un  livre 
plein  de  vérités  neuves  et  exquises  sur  le  génie  de  la  Grèce  an- 
tique (1)  les  lignes  que  voici  :  «  Ce  qu'il  faut  bien  comprendre,  c'est 
que  tout  ayant  en  Grèce  les  proportions  municipales,  rien  n'y  était 
municipal  par  le  fond  et  par  la  manière  de  voir.  Le  plus  petit  bourg 
se  sentait  un  peuple.  La  Grèce  n'était  pas  une  grande  nationalité 
compacte,  enserrant  une  foule  de  petites  villes  bornées  dans  leurs 
vues,  mesquines  dans  leurs  passions.  C'était  plutôt  une  grande  fa- 
mille disséminée,  enveloppant  et  reliant  par  l'unité  de  langue  une 
foule  d'états  complets.  »  Aucune  nation  moderne  ne  s'est  plus  rap- 
prochée que  l'Allemagne  de  cette  constitution  de  l'ancienne  Grèce, 
et  l'Allenîagne  représente  en  ce  siècle  deux  grandes  choses,  l'in- 
struction populaire  et  la  liberté  intellectuelle.  Quiconque  la  connaît 
sait  qu'elle  a  beaucoup  à  perdre.  Puisse-t-elle  ne  pas  lâcher  la  proie 
pour  l'ombre!  Q'ie  lui  parle-t-on  des  ve?Us  de  r ouest,  qui,  grâce 
à  Dieu,  sont  rentrés  dans  l'outre?  Si  les  vents  du  nord  lui  appor- 
taient le  despotisme  militaire,  ils  la  dessécheraient  jusqu'à  la  moelle 
des  os. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  de  leur  avenir  et  des  destins  de  l'Alle- 
magne que  répondent  en  ce  moment  le  Wurtemberg  et  la  Bavière. 
Le  sort  de  tous  les  petits  états  de  l'Europe  est  attaché  et  comme 
suspendu  au  leur.  Si  le  rêve  du  parti  s'accomplissait,  si  Baden  de- 
venait un  grand  Waldeck,  si  Munich  et  Stuttgart  étaient  convertis  un 
jour  en  préfectures  prussiennes,  les  voisins  de  l'Allemagne,  coûte  que 
coûte,  prendraient  leurs  sûretés,  et  l'on  verrait  se  réaliser  cette  po- 
litique des  grandes  agglomérations^  qui  nous  a  été  proposée  comme 
un  idéal,  et  qui  serait  un  recul  et  un  péril.  Il  est  naturel  assurément 
de  souhaiter  l'union  toujours  plus  intime  des  peuples,  l'abaissement 

(1)  Philosophie  de  l'architecture  en  Grèce,  p.  14,  par  Emile  Boutmj-,  professeur  à.  1\;- 
cole  spéciale  d'architecture,  Paris  1870. 


650  REVUE  DES  DEUX  MOXDES. 

des  frontières,  la  facilité  croissante  des  transactions,  l'unité  des 
poids,  des  mesures  et  des  monnaies,  l'émancipation  des  marchan- 
dises, l'échange  plus  fréquent  et  plus  rapide  des  inventions  et  des 
idées;  mais  c'est  aussi  le  caractère  original  de  l'Europe  moderne 
que,  partagée  en  un  grand  nombre  d'états  indépendans,  on  y  voit 
une  civilisation  générale  et  commune  affecter  les  formes  les  plus  va- 
riées. Elle  mérite  cet  éloge  qui  a  été  fait  de  la  Grèce  de  Périclès  : 
(c  son  génie  avait  la  féconde  chaleur  qui  sort  de  foyers  multiples, 
la  majesté  d'une  seule  grande  flamme  battant  de  l'aile  à  découvert.  » 
Unité,  multitude,  disait  Pascal  en  parlant  de  l'église,  et  il  traitait 
de  confusion  la  multitude  qui  ne  se  réduit  pas  à  l'unité,  de  tyrannie 
l'unité  qui  ne  dépend  pas  de  la  multitude. 

Les  petits  états  ont  beaucoup  fait  jadis  pour  la  civilisation  et  le 
progrès;  ceux  qui  subsistent  encore  auraient  mauvaise  grâce  à  se 
rappeler  trop  leur  passé,  à  nourrir  des  prétentions  égales  à  la  gran- 
deur de  leurs  souvenirs;  mais  ils  ne  sont  pas  au  bout  de  leur  rôle. 
En  vérité,  l'Europe  gagnerait-elle  beaucoup  si  l'on  supprimait  d'un 
trait  de  plume,  avec  Baden,  le  Wurtemberg  et  la  Bavière,  la  Belgique, 
la  Hollande,  le  Danemark,  la  Suisse?  Ces  pays  ne  lui  donnent-ils  rien 
et  n'a-t-elle  rien  à  apprendre  d'eux?  Sa  paix  intérieure  sera-t-elle 
plus  affermie  quand  elle  ne  comptera  dans  son  sein  que  quatre  ou 
cinq  empires  se  touchant  coude  à  coude  et  n'ayant  plus  de  neutres  à 
ménager?  Sa  politique  sera-t-elle  plus  humaine  ou  plus  barbare 
quand  elle  n'aura  plus  k  exercer  cette  vertu  suprême  des  grandes  na- 
tions, la  générosité  dans  l'emploi  de  la  force,  les  égards  pour  les 
faibles  et  le  respect  des  petites  légitimités?  Dans  un  temps  où  les 
peuples,  devenus  exigeans,  donnent  la  première  place  à  l'épineuse 
question  du  bonheur,  n'est-il  pas  désirable  qu'on  puisse  juger  à 
l'œuvre  et  comparer  entre  elles  les  pratiques  diverses  et  les  diverses 
solutions?  Aujourd'hui  que  la  liberté  est  un  besoin  universel  et  que 
le  va-et-vient  des  événemens  la  condamne  dans  les  grands  pays  à 
une  existence  incertaine  ou  k  de  redou!ables  éclipses,  n'est-il  pas 
heureux  qu'elle  possède  un  asile  assuré  chez  les  petits  peuples,  qui 
ne  s'en  peuvent  passer?  Ils  en  vivent,  et  rien  ne  les  dédommage  de 
sa  perte.  —  C'est  là  le  point,  nous  disait  récemment  l'un  des  hommes 
d'état  de  l'Allemagne  du  sud.  A  l'Europe  de  savoir  si  elle  peut  sans 
inconvénient  pour  elle-même  sacrifier  les  états  secondaires  et  ter- 
tiaires. S'accordera-t-elle  à  les  exproprier  pour  cause  d'utilité  pu- 
blique? Ou  lui  semble-t-il  avantageux  de  les  conserver,  royaumes, 
principautés  ou  républiques,  parce  qu'ils  sont  à  la  fois  des  coussi- 
nets de  sûreté  dans  le  grand  jeu  de  la  machine  européenne,  des 
laboratoires  politiques  et  sociaux  dans  un  temps  d'inquiétudes,  de 
recherches,  d'essais  et  d'expériences? 

Victor  Cherrdliez. 


EXPLORATION 

DU    MÉKONG 


VIII. 

l'insurrection  musulmane  en  chine  et  le  royaume  de  tali  (1). 


Si  l'Europe  n'a  désormais  rien  à  craindre  de  l'islamisme,  relégué 
chez  elle  dans  un  empire  décrépit,  l'Afrique  et  l'Asie  sont  moins 
heureuses  :  sur  le  premier  de  ces  deux  continens,  il  a  si  bien  su 
nous  démontrer  son  énergie,  que  nous  avons  toujours  répondu  par 
des  concessions  aux  révoltes  qu'il  suscitait  contre  nous.  Ce  n'est 
pas  seulement  l'Afrique  septentrionale  que  l'étendard  du  prophète 
couvre  de  son  ombre  mortelle.  Celle-ci  enveloppe  déjà  une  mul- 
titude de  peuplades  de  l'Afrique  centrale,  épaississant  ainsi  le  voile 
qui  malgré  d'héroïques  efforts  dérobe  encore  à  l'œil  de  la  science 
cette  mystérieuse  contrée.  Les  causes  qui  ont  assuré  ailleurs  la  vic- 
toire du  croissant  ont  amené  des  effets  identiques  dans  certaines 
parties  très  reculées  de  l'Asie.  Porté  après  la  mort  de  Mahomet  par 
les  guerriers  et  par  les  commerçans  arabes  jusqu'aux  extrémités  de 
l'ancien  monde,  l'islamisme  séduisit  ou  soumit  un  grand  nombre 
des  peuples  belliqueux  du  littoral  ou  de  l'intérieur.  On  s'explique 
le  succès  qu'il  a  obtenu  chez  les  Malais,  ces  féroces  écumeurs  des 
mers  dont  la  vapeur  déconcerte  aujourd'hui  la  cupidité;  mais,  non 
content  de  courber  sous  le  joug  les  nomades  et  les  sauvages,  les 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  février  1870. 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pasteurs  et  les  pirates,  voici  qu'il  s'attaque  aux  plus  vieux  em- 
pires, menaçant  de  renverser  de  son  souffle  puissant  des  édifices  qui 
ont  défié  les  âges.  Dès  les  premières  années  du  xiii^  siècle,  des 
mosquées  s'élevèrent  dans  le  Bengale  à  côté  des  temples  de  Brahma, 
le  mahométisme  ayant  pris  racine  sur  les  bords  des  fleuves  sacrés 
de  l'Inde.  Il  vient  d'éclater  en  Chine,  où  le  vieux  colosse  se  débat 
sous  l'étreinte  d'une  rébellion  qui  doit  au  sentiment  religieux  une 
partie  de  sa  force.  C'est  là  un  spectacle  qui  n'est  pas  sans  enseigne- 
mens. 

Accoutumé  à  professer  à  l'égard  de  toutes  les  religions  une  indif- 
férence dédaigneuse,  le  gouvernement  de  Pékin  n'a  point  hésité, 
comme  nous  l'avons  vu,  à  confier  le  commandement  supérieur  des 
troupes  envoyées  contre  les  rebelles  à  un  homme  qui,  ne  pouvant 
manquer  de  sympathiser  avec  ses  coreligionnaires,  semble  se  trou- 
ver conduit  par  sa  foi  à  favoriser  les  progrès  de  ceux  que  son  devoir 
politique  l'obligerait  à  combattre  :  étrange  aveuglement  qui  provo- 
que dans  le  Yunan  même,  chez  les  rares  généraux  dévoués  à  l'empe- 
reur, un  blâme  discret,  toujours  étouffé  par  le  bruit  des  protestations 
retentissantes  que  Ma-Tagen  transmet  à  la  cour  abusée.  Les  Chinois 
font  tout  bas  le  récit  de  certaines  batailles  où  les  régimens  impé- 
riaux ne  comptaient  jamais  un  blessé  dans  leurs  rangs,  et  tiraient 
eux-mêmes  en  l'air  pour  reconnaître  les  bons  procédés  de  l'ennemi. 
Ils  ajoutent  en  souriant  qu'un  lieutenant  de  Ma-Tagen,  observateur 
défiant,  demanda  un  jour  à  son  chef  de  changer  d'enseignes  avec 
lui.  Le  général  n'osa  refuser,  et  battit  en  retraite  après  avoir  vu 
quelques-uns  de  ses  gardes  tomber  autour  de  lui.  Comme  si  ce  n'é- 
tait point  assez,  pour  attester  la  méprise  ou  l'incurie  du  gouverne- 
ment impérial,  d'une  armée  inactive  sous  un  général  complice  de 
l'ennemi  (1),  le  seul  homme  du  Yunan  qui  ait  été  prier  sur  le  tom- 
beau du  prophète  continue,  bien  qu'il  ait  été  compromis  dans  une 
première  révolte,  de  toucher  un  gros  traitement  et  de  loger  à  Yunan- 
sen  dans  un  palais  !  Nous  avons  pu  constater  qu'il  n'ignorait  pas  sa 
puissance,  et  qu'il  ne  songeait  à  cacher  ni  ses  relations  avec  les  re- 
belles de  Fouest,  ni  son  influence  sur  les  musulmans  demeurés  jus- 
qu'à présent  fidèles  à  l'empereur.  A  voir  la  façon  dont  ces  derniers 
traitent  les  Chinois,  il  est  d'ailleurs  impossible  de  ne  pas  reconnaître 

(1)  Je  dois  dire  cependant  que  des  renscignemens  qui  me  sont  parvenus  très  ré- 
cemment ne  confirment  pas  l'opinion  que  je  m'étais  formée  sur  les  lieux  touchant 
l'attitude  probable  de  Ma-Tagen.  Peu  après  notre  départ  de  Yunan-sen,  l'armée  des 
rebelles  investit  cette  ville.  Tous  les  soldats  mahométans  commandés  par  Ma-Tagen 
passèrent  à  l'ennemi  ;  mais  celui-ci  tint  ferme  à  son  poste,  massacra  ceux  de  ses  lieute- 
nans  dont  la  fidélité  lui  paraissait  douteuse,  et  soutint  vaillamment  l'assaut  avec  le 
reste  de  son  armée.  I)  a  été  blessé  sur  les  murs.  —  Peut-être  son  cœur  a-t-il  changé, 
suivant  lexprcssion  chinoise,  peut-être  est-il  jaloux  du  rôle  et  de  l'importance  du  sul- 
tan de  Tali. 


EXPLORATION    DU    MEKONG.  653 

en  eux  des  hommes  pleins  de  confiance  dans  leurs  forces.  Ils  ne  for- 
ment pas  le  dixième  de  la  population  totale  dans  la  partie  du  Yunan 
qu'ils  ont  soumise;  mais  ils  sont  plus  braves  que  leurs  ennemis,  ils 
ont  l'orgueil,  l'enthousiasme  et  la  foi.  Les  généraux  qu'on  leur  op- 
pose, gens  sans  honneur  ou  sans  courage,  commandent  à  une  plèbe 
dont  aucun  sentiment  patriotique  ne  secoue  l'inertie.  Lorsqu'on  songe 
d'ailleurs  que  le  souverain  de  300  millions  d'hommes  n'a  pu,  sur  le 
champ  de  iDataille  de  Sagawane,  opposer  plus  de  15,000  soldats  aux 
armées  européennes  qui  menaçaient  sa  capitale,  on  ne  s'étonne  plus 
du  succès  d'une  poignée  de  rebelles  dans  la  province  la  plus  recu- 
lée de  l'empire.  Si  ces  derniers  acceptaient  pour  limites  du  royaume 
indépendant  qu'ils  aspirent  à  fonder  les  limites  mêmes  du  Yunan^ 
le  gouvernement  de  Pékin  agirait  sagement  en  renonçant,  malgré  les 
richesses  qu'il  contient,  à  un  territoire  demeuré  si  longtemps  en  de- 
hors de  l'unité  chinoise;  mais  on  peut  craindre  qu'il  n'en  soit  pas 
ainsi.  Cette  révolte,  et  c'est  là  ce  qui  la  rend  redoutable,  est  con- 
damnée par  sa  double  nature  à  suivre  son  cours;  il  ne  dépend  pas 
de  ceux  qui  la  dirigent  de  l'arrêter,  tant  qu'elle  aura  des  infidèles  à 
combattre,  car  si  la  politique  peut  assigner  d'avance  des  bornes  à 
ses  conquêtes,  il  n'en  est  point  ainsi  pour  la  propagande  religieuse. 
On  affirme  en  effet  que  le  nouveau  sultan  de  Tali  aurait  dédai- 
gneusement repoussé  les  offres  de  l'empereur  de  Chine,  et  répondu 
aux  ouvertures  conciliantes  de  celui-ci  en  expulsant  les  ambassa- 
deurs chargés  de  les  lui  adresser.  S'engager  à  respecter  les  fron- 
tières des  provinces  voisines  du  Yunan  alors  que  chacune  d'elles 
renferme  un  germe  de  dissolution,  ce  serait  trahir  le  prophète  et  at- 
tirer sur  soi  les  châtimens  de  Dieu.  Le  Kouei-tcheou,  par  exemple, 
n'est  guère  moins  troublé  que  le  Yunan  par  l'insurrection  des  Miao- 
tse,  ces  rudes  montagnards,  ces  fils  des  champs  incultes,  souvent 
battus,  jamais  domptés,  et  toujours  prêts  à  secouer  un  joug  que  les 
mains  débiles  du  Fils  du  Ciel  ne  sont  plus  en  mesure  de  maintenir. 
Le  Setchuen  lui-même  n'est  pas  épargné  par  la  guerre  civile,  sans 
cesse  rallumée  dans  cette  belle  contrée  par  les  Mauseu,  chassés  il  y 
a  moins  de  deux  siècles  de  Souitcheou-Fou,  leur  capitale,  et  refou- 
lés dans  le  Léanchan,  région  montagneuse  à  travers  laquelle  coule 
le  Fleuve-Bleu. 

Au  temps  de  la  prospérité  de  l'empire,  ces  barbares  vivaient  in- 
soumis, abrités  par  les  contre-forts  de  l'Himalaya,  descendant  par- 
fois dans  la  plaine  et  regagnant  bientôt  après  leurs  repaires,  où  ils 
se  partageaient  le  butin.  Leur  audace  s'accroît  aujourd'hui  dans  la 
mesure  où  la  répression  s'affaiblit,  et  leurs  efforts  secondent  trop 
bien  les  desseins  des  musulmans  pour  n'être  pas  favorisés  par  ceux- 
ci.  Déjà  les  musulmans  du  Yunan,  exploitant  les  rancunes  des  tribus 
autochthones,  se  sont  servis  des  Miukias  comme  des  Lolos,  sauf  à 


654  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

réduire  et  à  désarmer  ces  bons  sauvages,  qui  prétendaient  être  trai- 
tés après  la  victoire  en  auxiliaires,  non  en  esclaves.  Ce  n'est  pas 
seulement  de  ce  côté  qu'est  survenu  aux  musulmans  un  secours 
inespéré.  Sans  parler  de  la  guerre  sociale  des  taipings,  qui  a  para- 
lysé dans  le  sud  les  forces  de  l'empire  et  menacé  l'existence  même 
de  la  monarchie,  sans  rappeler  la  prise  de  Pékin,  qui  a  détruit  le 
prestige  nécessaire  aux  souverains  absolus,  il  est  certain  que  les 
révoltés  du  Yunan  ont  rencontré  un  appui  matériel  chez  leurs  co- 
religionnaires fixés  dans  les  parties  septentrionales  de  la  Chine, 
comme  le  Chensi  et  le  Kansiou;  en  outre  ils  ont  trouvé  au  moins  un 
concours  moral  chez  leurs  frères  du  Turkestan  oriental,  qui  ont  pris 
les  armes  en  même  temps  qu'eux.  La  coïncidence  de  ces  divers 
mouvemens  a-t-elle  été  fortuite,  ou  bien  résulte-t-elle  d'un  accord 
secret?  C'est  une  question  sur  laquelle  la  lumière  n'est  pas  faite 
encore,  et  qu'il  serait  téméraire  de  trancher.  Cependant  la  dernière 
hypothèse  paraît  vraisemblable  quand  on  sait,  ce  que  des  rensei- 
gnemens  particuliers  me  permettent  de  confirmer,  que  l'islamisme 
recrute  des  adhérons  jusque  dans  le  Thibet,  attaquant  le  boud- 
dhisme au  cœur  dans  la  ville  sainte  des  lamas.  Ce  sont  ces  enne- 
mis implacables  du  nom  chrétien  qui  soulèvent  en  ce  moment  les 
passions  populaires  contre  nos  missionnaires,  récemment  repoussés 
de  Bounga  (1)  par  les  bonzes,  tandis  que  les  mahométans  s'empa- 
rent peu  à  peu  à  Lhassa  même  du  pouvoir  effectif,  en  usant  adroi- 
tement, suivant  l'occasion,  de  la  violence  ou  de  la  ruse.  Ils  ont  des 
communications  fréquentes  avec  les  rebelles  du  Yunan,  et  le  sultan 
de  Tali  fait  répandre  dans  leurs  montagnes  des  proclamations, 
écrites  en  arabe,  où  il  s'efforce  d'expliquer  dans  un  langage  mys- 
tique le  véritable  caractère  de  la  révolution  qui  s'accomplit.  «  Le 
vrai  Dieu,  dit-il,  va  triompher  des  idoles,  et  le  royaume  des  croyans 
s'établira  sur  les  ruines  d'un  empire  souillé  par  les  abominations  sé- 
culaires des  infidèles.  » 

A  quelle  époque  l'islamisme  a-t-il  été  introduit  dans  l'empire  du 
Milieu,  et  quelle  est  l'origine  des  mahométans  chinois?  Questions 
connexes  qu'il  ne  me  semble  pas  inutile  d'aborder  brièvement,  sans 
autre  prétention  que  d'apporter,  pour  la  solution  définitive,  le  se- 
cours de  quelques  renseignemens  pris  sur  les  lieux. 

De  tout  temps,  les  songes  ont  été  un  moyen  fort  employé  par  les 
puissances  célestes  pour  communiquer  avec  les  hommes.  La  fable 
nous  en  offre  bien  des  exemples,  et  la  Bible  elle-même  en  four- 
nirait au  besoin.  Encore  qu'elles  soient  écrites  par  des  lettrés  et 
qu'elks  aient  à  retracer  l'histoire  d'une  société  que  le  scepticisme 


(1)  Poste  avanrc  des  missions  catholiques  au  Thibet,  évacué  h  la  suitç  du  meurtre 
de  deux  prêtres  français  massacrés  par  les  lamas. 


EXPLORATION   DU   MEKONG.  '     655 

dévore,  les  annales  de  la  Chine  n'en  sont  pas  moins  remplies  de  ré- 
cits merveilleux.  L'empereur  Ming-Ti,  ayant  aperçu  pendant  son 
sommeil  un  homme  resplendissant  d'or  qui  s'avançait  vers  lui,  com- 
prit, et  cela  fait  honneur  à  sa  sagacité,  qu'il  y  avait  dans  les  con- 
trées situées  à  l'occident  de  la  Chine  un  être  extraordinaire  plus  fort 
que  les  rois  et  plus  sage  que  les  lettrés.  Il  envoya  aussitôt  chercher 
la  statue  du  maître  inconnu  et  les  livres  renfermant  sa  doctrine. 
Les  ambassadeurs  trouvèrent  dans  l'Inde  les  images  et  les  pré- 
ceptes de  Bouddha,  et  rapportèrent  ces  trésors.  Yoilà  comment  le 
bouddhisme  pénétra  dans  l'empire  au  vu''  siècle  avant  notre  ère. 
Au  dire  de  plusieurs  mahométans  que  j'ai  consultés  dans  le  Yunan, 
l'islamisme  y  fit  une  entrée  à  peu  près  semblable.  Rien  n'est  stérile 
comme  l'imagination  des  peuples  barbares;  enfantant  toujours  les 
mêmes  chimères,  elle  a  éternellement  recours  aux  mêmes  plagiats. 
Qu'au  lieu  d'habits  dorés  on  revête  le  fantôme  de  vètemens  arabes, 
qu'à  la  place  d'une  simple  curiosité  d'esprit  on  veuille  bien  supposer 
chez  l'empereur  auquel  le  fantôme  apparut  un  besoin  pressant  de 
secours  contre  des  troubles  intérieurs  et  des  fléaux  extraordinaires, 
et  l'on  aura  l'explication  légendaire  du  fait  historique  qui  nous  oc- 
cupe. Ce  serait  donc  un  empereur  de  Chine  qui,  dans  une  circon- 
stance critique,  aurait  attiré  chez  lui  les  premiers  musulmans.  Quand 
ces  auxiliaires  eurent  cessé  d'être  utiles,  on  peut  bien  penser  qu'ils 
devinrent  dangereux,  et  que,  suivant  une  pratique  toujours  usitée 
en  Orient  à  l'égard  des  masses  embarrassantes,  ils  furent  dispersés 
dans  l'empire  et  confinés  dans  des  provinces  éloignées,  où  ils  se 
sont  multipliés.  Les  musulmans  du  Yunan  n'ont  en  effet  sur  leur 
origine  que  des  idées  très  confuses;  mais  on  démêle  dans  tous  leurs 
récits,  au  milieu  de  fables  qui  les  rattacheraient  aux  démons,  — 
filiation  que  les  malheureux  Chinois  seraient  d'ailleurs  très  disposés 
à  admettre,  —  un  vague  souvenir  d'assistance  fournie  à  l'empire, 
de  triomphes  obtenus  sur  des  rebelles,  triomphes  payés  d'ailleurs 
par  l'ingratitude.  L'histoire  confirme  ces  traditions. 

La  nation  chinoise  n'a  pas  toujours  été  cette  nation  laborieuse  et 
d'humeur  paisible,  voulant  vivre  seule  et  pour  elle  seule,  unique- 
ment occupée  à  repousser  l'invasion  des  idées  étrangères  en  oppo- 
sant une  résistance  désespérée  à  la  force  qui  l'entraîne  dans  l'uni- 
verselle gravitation  des  peuples.  Elle  a  souvent  porté  ses  armes  fort 
au-delà  de  ses  immenses  frontières,  et  l'on  peut  dire  qu'il  n'y  a  pas 
de  région  dans  l'Asie  continentale  qui  n'ait  été  contrainte  à  res- 
pecter son  nom.  Sous  les  Thang,  elle  exerçait  une  suzeraineté  réelle 
jusqu'à  la  Perse  et  à  la  mer  Caspienne  à  l'ouest,  et  au  nord  jus- 
qu'aux monts  Altaï.  Elle  recevait  des  ambassadeurs  du  Népaul,  de 
l'Inde  et  de  l'empire  romain,  et  protégeait  le  roi  de  Perse  contre  les 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Arabes  au  vn^  siècle  de  notre  ère  (1).  Dès  le  vni*  siècle,  elle  entrait 
directement  en  lutte  avec  les  califes.  Ceux-ci  infligeaient  même  aux 
troupes  de  l'empereur  de  Chine  une  sanglante  défaite  à  l'époque 
où  les  Maures  succombaient  à  Poitiers  sous  les  coups  de  Charles 
Martel;  mais  malgré  ces  récens  souvenirs,  en  l'année  757,  Sout- 
song,  menacé  par  une  insurrection  formidable,  n'hésita  point  à  faire 
appel  aux  musulmans  et  h  solliciter  l'appui  des  califes  contre  ses 
propres  sujets  révoltés.  Abou-Abbas  et  AlDou-Giafar-Almanzor,  chefs 
de  la  famille  des  Abbassides  et  fondateurs  de  Bagdad,  expédièrent 
en  Chine  des  troupes  que  le  père  Gaubil  suppose  avoir  été  des  bandes 
arabes  tenant  garnison  sur  les  frontières  orientales  du  Khorassan  et 
du  Turkestan.  Ces  forces,  réunies  à  l'armée  chinoise,  à  un  corps  de 
Tartares  occidentaux  et  au  continssent  fourni  par  les  Oïgours,  for- 
mèrent un  effectif  assez  puissant  pour  permettre  à  Sout-song  de 
tailler  en  pièces  ses  ennemis.  La  bataille  eut  lieu  dans  le  Chensi, 
non  loin  de  Si-ngan-fou,  qui  était  à  cette  époque  la  capitale  de 
l'empire.  Taïssoung  fut  contraint,  comme  son  père,  d'invoquer  le 
secours  des  étrangers,  dont  un  grand  nombre,  lassés  de  leurs  longs 
voyages  à  travers  l'Asie,  se  fixèrent  sur  le  sol  qu'ils  étaient  venus 
défendre. 

D'un  autre  côté,  les  Chinois  eurent  avec  les  peuples  de  l'Occident 
des  relations  commerciales,  présentées  souvent,  il  est  vrai,  dans  les 
annales  chinoises  comme  des  rapports  obligés  de  vassaux  à  suze- 
rain, mais  dont  le  véritable  caractère  ne  saurait  être  contesté.  Parmi 
ces  peuples  qui,  dès  les  temps  les  plus  reculés,  envoyèrent  des  mar- 
chands dans  l'empire,  les  Arabes  ont  toujours  eu  une  importance 
particulière,  et  au  temps  où  leurs  coreligionnaires  combattaient  dans 
le  nord  sous  l'étendard  impérial,  ils  ne  craignaient  pas  de  piller  et 
d'incendier  Canton,  cité  déjà  très  commerçante,  avec  laquelle  ils 
entretenaient  par  mer  des  rapports  lucratifs.  Le  négoce  et  la  guerre, 
voilà  donc  les  deux  grandes  causes  qui  plusieurs  fois  durant  le  cours 
des  siècles  mirent  en  contact  les  Chinois  et  les  musulmans  ;  ceux-ci 
ont  fait  irruption  dans  l'empire  à  des  époques  diverses  et  par  des 
chemins  diflerens.  Cette  conclusion  générale  ressort  également  de 
traditions  altérées,  mais  vivantes  encore  dans  le  pays ,  et  de  l'étude 
des  faits;  en  la  soumettant  au  lecteur,  je  n'ai  plus  qu'à  le  renvoyer 
aux  sources,  s'il  est  curieux  d'étudier  de  près  ces  formidables  chocs 
de  nations  dont  la  vieille  Asie  a  été  le  théâtre  et  dont  l'Europe  a  sou- 
vent ressenti  le  contre -coup. 

Les  musulmans  étaient  déjà  si  nombreux  dans   le  Yunan   au 
xiii^  siècle  que  Marco-Polo,  écrivant  en  1295,  représente  la  popu- 

(1)  Klaproth,  Tableaux  historiques  de  l'Asie, 


EXPLORATION   DU    MEKONG.  657 

lation  de  Yachi  comme  étant  «  un  mélange  d'indigènes  idolâtres,  de 
chrétiens  nestoriens  et  de  Sarrasins  ou  maliométans  (1).  »  La  ville 
que  l'illustre  voyageur  appelle  Yachi  paraît  être  la  même  que  Tali, 
nommée  Y-tchéou  par  Han-outi,  qui  la  fonda  après  avoir  porté  ses 
armes  au-delà  du  Gange.  Cette  cité  célèbre,  qui  est  aujourd'hui  le 
centre  de  la  révolte,  reçut  le  nom  de  Yao-tchéou  sous  la  dynastie 
des  Thang,  puis  celui  de  Nan-tchao  (2)  quand  elle  eut  secoué  le  joug 
des  Chinois;  elle  prit  enfin,  après  qu'elle  eut  été  conquise  par  le 
petit-fils  de  Gengis-Khan,  le  nom  de  Tali,  qu'elle  porte  encore  au- 
jourd'hui. Depuis  cette  époque,  les  dynasties  ont  changé  en  Chine, 
les  Mongoux  ont  été  remplacés  par  des  souverains  nationaux,  ceux- 
ci  ont  été  renversés  à  leur  tour  par  les  Tartares-Mantchoux;  mais  le 
pays  de  Tali  n'en  est  pas  moins  demeuré  pendant  six  siècles  incor- 
poré à  l'empire.  C'est  en  1857  qu'il  s'en  est  détaché  de  nouveau; 
pour  quels  motifs  et  dans  quelles  circonstances?  Je  vais  essayer  de 
le  dire. 

Les  doctrines  de  l'islam  ne  se  sont  pas  répandues  sur  la  Chine  à 
la  suite  des  prédications  qu'aurait  pu  y  faire  un  apôtre  voyageur, 
elles  s'y  sont  perpétuées,  sans  s'étendre  sensiblement  d'ailleurs  par 
la  voie  des  conversions,  chez  les  descendans  d'anciens  émigrés  fixés 
dans  le  Céleste-Empire.  Il  y  a  lieu  de  penser  que  le  christianisme  dé- 
généré des  nestoriens  et  l'islamisme  modifié  de  ceux  que  Marco-Polo 
appelle  Sarrasins  se  sont  fondus  en  une  seule  doctrine,  basée  sur  le 
dogme  de  l'unité  divine,  et  que  cette  croyance  commune  a  entre- 
tenu chez  les  adeptes,  à  l'égard  des  athées  et  des  polythéistes,  un 
mépris  facile  à  convertir  en  haine.  Ces  sentimens  se  sont  traduits 
cent  fois  par  des  révoltes  partielles  qui  auraient  suffi  pour  éclairer 
sur  les  causes  et  l'étendue  du  danger  un  gouvernement  moins 
aveugle  que  le  gouvernement  chinois. 

Les  premiers  désordres  paraissent  avoir  éclaté  en  1855,  parmi  des 
mineurs  maltraités  par  les  mandarins  préposés  à  la  surveillance  des 
travaux.  Le  plus  grand  nombre  des  ouvriers  appartenait  à  la  re- 
ligion mahométane;  exaspérés  par  la  violence  et  se  sentant  en  force, 
ils  assassinèrent  les  ofiiciers  chinois  et  se  répandirent  en  bandes  ar- 
mées dans  la  campagne  en  appelant  à  eux  leurs  coreligionnaires. 
A  la  suite  de  ce  mouvement,  les  musulmans  redoublèrent  partout 

(1)  Le  savant  éditeur  du  Tong-kien-kang-mou  donne  les  plus  curieuses  indications 
sur  les  différentes  religions  pratiquées  à  la  cour  du  tartare  Manko-Khan,  religions  que 
Marco-Polo  trouva  on  vigueur  dans  la  ville  de  Tali,  et  principalement  sur  la  secte 
chrétienne  fondée  au  v*  siècle  par  Nestorius. 

(2)  Le  royaume  de  Nan-tchao  est  l'un  des  quatre  que  les  Chinois  appellent  les 
fléaux  de  l'empire.  —  Depuis  la  révolte  musulmane,  il  a  conquis  des  droits  nouveaux 
à  cette  qualification. 

TOME  LXXXVI.  —   1870.  42 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'insolence,  refusèrent  les  impôts,  bravèrent  les  agens  de  l'auto- 
rité, en  témoignant  un  dédain  profond  pour  la  population  chi- 
noise; ils  détruisirent  les  porcs  au  nom  du  prophète  et  violèrent  les 
filles  au  nom  d'Allah.  En  1856,  ils  tentèrent  d'assassiner  à  la  fois 
tous  les  mandarins  chinois  de  Yunan-sen.  C'est  alors  qu'un  homme 
énergique,  nommé  Changsou,  qui  avait  fait  ses  preuves  en  com- 
battant les  taipïngs  dans  le  Kouang-si,  crut  le  moment  venu  de 
frapper  un  coup  décisif.  Gouverneur  de  Hokin,  ville  située  à  un  jour 
de  marche  dans  le  sud  de  Likiang  et  non  loin  de  Tali,  il  résolut, 
de  concert  avec  le  mandarin  de  Likiang  et  un  autre  chef  chinois, 
d'organiser  pour  le  même  jour  le  massacre  en  masse  des  musul- 
mans dans  toute  la  province  du  Yunan,  Il  en  fit  périr  en  effet  quel- 
ques centaines  aux  environs  de  Hokin,  cruauté  trop  incomplète 
pour  n'être  pas  dangereuse,  et  provoqua  ainsi  une  insurrection 
générale.  Par  représailles,  les  mahométans,  nombreux  dans  Tali, 
égorgèrent  tous  les  officiers  chinois  de  cette  ville  et  se  disposèrent 
à  la  lutte.  Le  mandarin  de  Hokin  vint,  en  1857,  mettre  le  siège 
devant  cette  place,  la  seconde  du  Yunan,  la  première  peut-être 
au  double  point  de  vue  militaire  et  commercial.  H  agissait  au  nom 
du  gouvernement  contre  des  rebelles  abhorrés  déjà,  auxquels  le 
temps  avait  manqué  pour  se  préparer  des  ressources  et  pour  se 
procurer  des  armes,  et  cependant  il  fut  battu.  Une  sortie  opérée 
par  une  vingtaine  de  musulmans  déterminés  suffit  pour  disperser 
l'armée  assiégeante,  composée  de  gens  sans  aveu,  plus  accoutu- 
més à  la  fumée  de  l'opium  qu'à  celle  de  la  poudre.  Le  fils  d'un 
marchand  de  chevaux,  lettré  d'assez  bas  étage,  originaire  de  Mon- 
ghoa  et  portant  le  nom  de  Ton,  fut  alors  proclamé  souverain.  Les 
mahométans  l'ont  appelé  Soliman,  les  Chinois  ont  ajouté  à  son  nom 
le  titre  de  Uen-soai,  et  il  gouverne  à  l'aide  d'un  conseil  composé 
de  quatre  mandarins  civils  et  de  quatre  mandarins  militaires.  Toute 
la  partie  occidentale  de  la  province  est  rapidement  tombée  sous  ce 
joug.  Dans  le  premier  enivrement  de  la  victoire,  ses  troupes  se 
sont  avancées  en  plein  Laos  birman  jusqu'à  Sientong;  mais,  repous- 
sées par  le  roi  de  ce  pays,  elles  se  sont  portées,  comme  nous  l'avons 
vu,  dans  le  midi  du  Yunan,  sur  Seumao  et  Poheul,  qu'elles  ont 
prises  et  perdues,  et  elles  continuent  de  tenir  en  échec  le  brave 
gouverneur  de  Lin-ngan.  Les  musulmans  n'ont  gardé  Yunan-sen 
que  le  temps  nécessaire  pour  ruiner  en  partie  cette  grande  et  belle 
ville  (1).  Plus  puissans  par  le  courage  que  par  le  nombre,  ils  rè- 

(1)  Ainsi  que  je  l'ai  dit  danf5  une  note  précédente,  ils  l'ont  investie  de  nouveau.  Ce 
second  siège  a  duré  plus  de  dix-huit  mois.  Je  viens  d'apprendre  qu'ils  ont  été  re- 
poussés enfin  à  plus  de  trente  lieues  do  cette  capitale,  et  qu'ils  ont  été  contraints  de  se 
replier  sur  Tali.  De  cette  alternative  de  succès  et  de  revers,  ou  peut  inférer  que  cette 
portion  de  l'empire  est  vouée  pour  longtemps  à  l'anarchie. 


EXPLORATION    DU    MEKONG.  659 

gnent  par  la  terreur  qu'ils  inspirent.  On  dit  qu'ils  enterrent  ou 
écorchent  vifs  les  prisonniers  tombés  entre  leurs  mains.  Partout  où 
ils  ont  des  coreligionnaires,  ils  ont  des  partisans;  leurs  ennemis, 
frappés  dans  l'ombre  au  milieu  de  leurs  propres  soldats,  meurent 
par  le  poignard  ou  par  le  poison.  C'est  ainsi  qu'ils  se  sont  défaits 
de  leur  implacable  adversaire,  le  mandarin  de  Hokin.  Celui-ci,  en- 
fermé à  Ten-huen-chen  dans  un  camp  retranché,  se  prit  de  querelle 
avec  ses  généraux.  Les  soldats  mirent  à  profit  pour  se  débander 
ces  contestations,  issues  de  rivalités  personnelles,  et  peu  de  temps 
après  le  terrible  Changsou  fut  trouvé  assassiné  dans  son  lit. 

Sans  exposer  en  détail  toutes  les  tentatives  faites  par  le  gouver- 
nement de  Pékin  pour  arrêter  les  progrès  de  l'insurrection,  on  peut 
dire  qu'elles  n'ont  servi,  en  prouvant  l'impuissance  ou  la  vénalité 
des  Chinois,  qu'à  redoubler  la  confiance  de  leurs  ennemis.  Les  man- 
darins militaires  s'approprient  l'argent  qu'on  leur  confie  pour  lever 
une  armée,  ou  pactisent  avec  les  rebelles.  C'est  le  cas  de  Léan-Ta- 
gen,  gouverneur  de  Tong-tchouan,  che^z  lequel  nous  étions,  comme 
on  l'a  vu,  au  mois  de  janvier  1868.  A  la  suite  de  brillans  succès,  il 
s'est  enfui  sans  profiter  de  sa  victoire,  après  avoir  laissé  massacrer 
ses  soldats  (1).  Redoutant  de  nous  voir  entrer  en  rapports  avec  les 
musulmans,  qui  pouvaient  nous  éclairer  sur  sa  conduite,  il  ne  cessa 
de  faire  à  notre  voyage  dans  l'ouest  une  opposition  désespérée;  mais 
notre  détermination  était  prise.  Les  sombres  peintures,  les  prédic- 
tions sinistres  demeuraient  sans  effet  sur  nos  imaginations  accou- 
tumées à  tout  cela.  Si  nous  n'avions  pas  senti,  au  moment  des 
adieux,  la  main  du  commandant  de  Lagrée  trembler  dans  la  nôtre, 
si  nous  n'avions  pas  vu  pâlir  d'émotion  le  visage  du  docteur  Joubert, 
demeuré  seul  près  du  malade,  le  jour  de  notre  départ  aurait  été  un 
jour  de  joie.. 

J'ai  déjcà  dit  que,  d'après  l'usage  en  vigueur  depuis  le  Cambodge 
jusqu'en  Chine,  les  étrangers  ne  sont  pas  admis  à  visiter  ces  con- 
trées, s'ils  n'ont  eu  la  précaution  de  se  pourvoir  de  passeports.  Nous 
ignorions,  au  moment  de  notre  départ  de  Saigon,  l'existence  du 
royaume  naissant  de  Tali,  et  nous  n'aurions  eu  d'ailleurs  aucun 
moyen  de  communiquer  avec  ce  pays.  D'un  autre  côté,  parmi  les 
Chinois  de  Tong-tchouan,  nous  n'en  trouvâmes  pas  un  seul  qui 
osât  nous  précéder  chez  les  musulmans  pour  y  porter  une  lettre. 
Nous  pai'tîmes  donc  un  peu  à  l'aventure,  sans  autre  garantie  que  le 
billet  écrit  en  arabe  par  le  vieux  papa,  de  Yunan-sen,  et  sans  trop 
compter  sur  le  succès.  11  était  possible  cependant  que  le  même  sen- 
timent qui  faisait  envisager  notre  voyage  avec  un  déplaisir  très  vif 
par  les  fonctionnaires  chinois  nous  ménageât  un  bon  accueil  de  la 

(1)  Il  a  été  depuis  révoqué  de  ses  fonctions,  cassé  de  son  grade  et  exilé  au  Setchuen. 


QQQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

part  des  autorités  musulmanes.  Une  poignée  d'hommes  résolus  en 
lutte  contre  un  immense  empire  pouvaient  faire  bon  accueil  aux 
envoyés  de  l'un  de  ces  gouvernemens  européens  dont  les  peuplades 
les  plus  sauvages  admirent,  à  travers  le  voile  de  récits  fabuleux,  la 
puissance  merveilleuse,  et  il  n'était  pas  impossible  que  les  rebelles 
se  montrassent  empressés  de  nouer  des  relations  avec  eux.  Les 
principaux  événemens  de  la  guerre  de  Chine  sont  connus  d'ailleurs, 
en  dépit  de  tous  les  mensonges  officiels,  jusqu'aux  extrémités  de 
l'Empire-Géleste,  et  si  certains  épisodes  de  cette  mémorable  cam- 
pagne ont  pu  confirmer  les  Chinois  dans  l'idée  que  nous  étions  des 
barbares,  nous  avons  fait  au  moins  preuve  de  force  et  d'audace, 
deux  qualités  très  estimées  à  Tali.  La  guerre  ayant  rendu  imprati- 
cable la  route  directe  de  Tong-tchouan  à  Tali,  il  fut  convenu  que 
nous  contournerions  le  pays  des  rebelles  avant  d'y  pénétrer,  et  que 
nous  approcherions  le  plus  près  possible  de  leur  capitale,  en  sui- 
vant les  frontières  de  la  province  chinoise  de  Setchuen. 

Notre  caravane,  réduite  à  quatre  officiers  (1)  et  à  cinq  hommes 
d'escorte,  se  met  en  marche  le  30  janvier  1868,  à  dix  heures  du 
matin.  Nous  entrons  de  nouveau  dans  la  vallée  que  nous  avons  sui- 
vie longtemps  avant  d'arriver  à  Tong-tchouan.  Les  montagnes  qui 
l'encaissent  sont  toujours  rougeâtres  et  désolées.  Cependant,  lors- 
qu'on les  voit  s'étager  derrière  soi  et  fermer  l'horizon,  on  ne  les  con- 
temple pas  sans  plaisir,  inévitable  effet  du  lointain,  dont  les  choses 
profitent  comme  les  hommes.  La  route,  sentier  rocailleux  tracé  sur 
le  bord  de  la  rivière  ou  dans  la  montagne  elle-même,  est  encom- 
brée de  chaises  à  porteurs,  de  piétons,  de  cavaliers  enrubannés  et 
en  habits  de  fête.  C'est  la  manière  en  Chine  comme  en  Europe  de 
souhaiter  la  bienvenue  au  nouvel  an.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  chevaux 
et  aux  mulets  chargés  de  sel  qui  ne  portent  au  front  des  festons 
et  des  banderoles.  Nous  faisons  notre  première  halte  dans  un  petit 
village  occupé  à  se  fortifier.  L'auberge  est  chétive  et  malpropre;  les 
lits,  toujours  dressés,  sont  en  pierre,  avec  oreillers  sculptés.  Nous 
étendons  nos  nattes  sur  ces  couches  de  granit,  car  nous  n'avons  pas 
eu  jusqu'à  présent,  comme  les  voyageurs  chinois,  la  ressource  de 
porter  sur  la  selle  de  nos  chevaux  couvertures,  matelas  et  édredons. 
Cependant,  comme  M.  de  Lagrée  nous  a  mesuré  les  jours  d'une 
main  avare,  et  qu'il  faut,  pour  obtenir  un  résultat  tout  en  restant 
dans  les  limites  de  temps  imposées  par  les  instructions  de  notre 
chef,  marcher  avec  une  rapidité  extrême,  nous  nous  décidons  à 
nous  procurer  des  montures.  Dans  le  Yunan,  rien  n'est  plus  aisé. 
Les  chevaux  sont  très  abondans  dans  cette  province  montagneuse, 


(1)  MM.  Garnier,  Delaporte,  Thorel  et  de  Canit;.  L'escorte  était  composée  de  deux 
Tagals  et  de  trois  Annamites,  en  tout  neuf  personnes. 


EXPLORATION    DU    MEKONG.  661 

moins  bien  pourvue  de  cours  d'eau  navigables  que  d'autres  contrées 
de  la  Chine,  et  où  les  transports  se  font  à  dos  d'hommes  ou  d'ani- 
maux. Ces  chevaux  sont  «  petits,  de  basse  taille  pour  la  plupart, 
mais  forts  et  hardis  (1).  »  —  «  C'est  probablement  à  la  même  race, 
écrit  Marsden,  qu'appartiennent  les  chevaux  du  Bas-Thibet  qu'on 
mène  vendre  dans  l'Hindoustan.  Les  habitans  du  Boutan  dirent  au 
major  Rennel  qu'ils  faisaient  venir  leurs  chevaux  d'un  pays  situé  à 
trente-cinq  jours  de  marche  au-delà  de  leurs  frontières  (2).  »  Si 
tardive  qu'ait  été  cette  acquisition,  elle  nous  a  évité  bien  des  fati- 
gues. De  Craché  (3)  àTong-tchouan,  M.  de  Lagrée  avait  toujours  été 
contraint  de  se  renfermer  dans  les  bornes  étroites  d'un  budget  in- 
suffisant; il  avait  plus  souff'ert  qu'aucun  de  nous  d'une  économie  qu'il 
pratiquait  en  toute  occasion  en  déplorant  qu'elle  fût  nécessaire. 
L'emprunt  heureusement  conclu  avec  Ma-Tagen  nous  plaçait,  sous 
le  rapport  financier,  dans  une  situation  meilleure,  et  nous  permet- 
tait d'acheter  des  chevaux.  Je  n'ai  conservé,  pour  ma  part,  que  des 
souvenirs  charmans  de  ces  premiers  jours  de  marche,  pendant  les- 
quels j'avançais  en  rêvant  à  mon  aise,  sans  nul  souci  de  la  route, 
car  mon  cheval,  accoutumé  à  se  guider  lui-même,  me  portait  avec 
autant  d'assurance  qu'il  portait  auparavant  des  sacs  de  sel  ou  des 
ballots  de  coton. 

Au  commencement  du  mois  de  février,  la  terre,  toute  frémissante 
de  son  travail  intérieur,  recelait  encore  les  germes  dans  son  sein 
et  demeurait  uniformément  grise.  C'était  à  peine  si  de  loin  en  loin 
quelque  gramen  indiscret  venait  révéler  la  prochaine  éclosion, 
l'immense  et  universelle  explosion  de  vie.  Les  arbres  fruitiers,  très 
nombreux  autour  de  nous,  bordaient  la  route.  Tous  bourgeonnaient; 
la  sève  montante  faisait  éclater  l'écorce,  et  les  plus  précoces  étaient 
déjà  couverts  de  fleurs  blanches  ou  rosées.  Une  forêt  de  pommiers, 
d'abricotiers  et  d'amandiers  se  préparait  à  semer  de  neige  le  tapis 
que  les  rizières  naissantes  allaient  bientôt  dérouler  à  leurs  pieds. 
Ces  tableaux  i-ians  ne  tardèrent  pas  à  être  remplacés  par  des  scènes 
d'un  tout  autre  caractère.  Arrivés  par  une  pente  insensible  jusqu'à 
un  col  resserré,  nous  eûmes  soudainement  devant  les  yeux  comme 
un  énorme  entassement  de  montagnes  grises,  nues  et  ravinées.  Nous 
sentions  les  approches  d'un  grand  fleuve  vers  lequel  une  force  in- 
vincible attirait  tous  les  torrens  grondant  au  fond  des  gorges.  Quel- 
que chose  de  solennel  annonçait  sa  présence.  La  main  de  Dieu 
semble  avoir  entouré  les  grandes  artères  du  monde  physique  de 
barrières  infranchissables,  de  même  qu'elle  a  pris  soin  d'enfermer 
dans  plus  d'ombre  et  de  mystère  les  vaisseaux  essentiels  du  corps 

(1)  Martini.  > 

(2)  Marsden,  Travels  of  Marco  Polo. 

(3)  Lieu  de  notre  départ  en  1806. 


662  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

humain.  Il  nous  faut  descendre  lentement  dans  le  gouffre  par  d'é- 
troits sentiers  suspendus  aux  flancs  des  montagnes.  D'un  côté,  la 
muraille  lisse,  taillée  parfois  en  demi-voûte,  s'avançait  au-dessus 
de  nous,  ou  bien  nous  passions  sous  une  sorte  de  portique  sem- 
blable à  ceux  que  creuse  la  mer  en  battant  les  falaises;  de  l'autre 
côté,  nous  avions  un  abîme  à  donner  le  vertige.  Si  imparfaite  qu'elle 
soit,  une  telle  route  a  dû  coûter  bien  des  peines  à  construire.  Ou- 
verte dans  la  roche  calcaire,  qui  forme  en  grande  partie  la  carcasse 
des  montagnes,  elle  est  souvent  glissante  au  point  d'ajouter  un  péril 
de  plus  aux  dangers  du  voyage.  Sur  un  espace  immense,  les  pentes 
sont  trop  raides  pour  maintenir  les  terres,  et  la  pierre  aiïleure  par- 
tout en  rocs  aigus  et  bleuâtres  comme  la  lave  figée  d'un  volcan  qui 
aurait  détruit  sur  son  passage  jusqu'au  plus  humble  germe  de  vie. 
On  se  sent  écrasé  soi-même  par  ces  proportions  démesurées  de  la 
nature  inerte,  entre  ces  colosses  qui  semblent  peser  sur  votre  tête 
et  ces  abîmes  qui  vous  attirent.  Les  caravanes  apparaissent  au  loin 
comme  des  fourmis  hâtant  le  pas  pour  achever  l'étape  avant  la  nuit. 
Chevaux  et  mulets  indisciplinés,  marchant  à  l'aventure  et  prompts 
à  s'effrayer,  roulent  souvent  dans  le  précipice  quand  ils  se  rencon- 
trent aux  endroits  périlleux.  Aussi,  avant  de  s'y  engager,  les  man- 
darins font-ils  parcourir  ces  routes  par  un  éclaireur  qui  intime  aux 
négocians  l'ordre  de  se  garer  dans  certains  lieux  disposés  à  cet  effet. 
Le  gouverneur  de  Tong-tchouan  avait  spontanément,  sans  nous  en 
prévenir,  pris  pour  nous  cette  précaution  nécessaire. 

Posées  sur  de  petites  terrasses  comme  des  nids  d'aigles  collés  aux 
rochers,  des  cases  chétives  abritent  une  pauvre  famille  qui  vit  du 
sapèque  déposé  par  chaque  voyageur  auprès  du  bol  de  thé  froid 
qu'il  absorbe  en  passant.  Les  chaleurs  sont  en  effet  très  fortes, 
même  au  mois  de  février.  Toutes  ces  murailles  de  pierre  exposées 
aux  rayons  ardens  du  soleil,  qui  ne  rencontrent  pas  une  feuille  d'arbre 
pour  les  briser,  s'échauffent  vite,  et  l'on  respire  à  peine  dans  l'at- 
mosphère embrasée  de  cette  immense  fournaise.  Enfin,  après  une 
marche  longue  et  pénible,  nous  voyons,  au  fond  du  berceau  que 
lui  forment  deux  montagnes  abruptes,  le  Yang-tse-kiang  étendre, 
malgré  la  qualification  de  Fleuve-Bleu,  ses  eaux  vertes  com.me  celle 
d'une  mer  endormie  dans  une  anse.  Tout  pleins  du  souvenir  du 
Mékong,  nous  nous  attendions  à  voir  le  Yang-tse  bouillonnant  et 
limoneux  comme  lui;  il  est  au  contraire  tranquille  et  tout  imprégné 
de  lumière.  Nous  saluons  avec  transport  ce  fleuve  qui  anime  à  lui 
seul  une  région  où  tout  est  mort,  qui  nous  donne  une  image  de  la 
vie  paisilile  et  féconde  au  milieu  d'une  nature  stérile  et  tourmen- 
tée. Il  paraît  d'ailleurs,  d'après  les  renseignemens  qu'on  nous  a 
donnés,  que  des  roches  hérissent  le  lit  du  fleuve  à  une  courte  dis- 
tance en-deçà  et  au-delà  de  Manko,  village  où  nous  avons  pris  une 


EXPLORATION    DU    MEKONG.  663 

journée  de  repos.  Ce  village,  station  forcée  des  voyageurs  qui  se 
rendent  au  Setchuen  par  cette  route,  a  presque  l'importance  d'une 
petite  ville.  Cependant  il  n'y  réside  aucun  fonctionnaire  qui  ait  le 
droit  de  requérir  pour  nous  des  porteurs  de  bagages.  Nous  nous 
hâtons  d'en  louer,  et  au  prix  de  2  francs  25  centimes  par  jour  nous 
avons  des  hommes  qui  marcheront  avec  courage,  que  nous  n'au- 
rons ni  la  fatigue  de  stimuler,  ni  l'ennui  de  surveiller  constamment. 
Les  corvéables  s'échappent  souvent,  quand  ils  espèrent  se  dérober 
à  la  peine  dont  la  loi  les  frappe  dans  ce  cas.  Il  faut  en  outre  les  har- 
celer sans  cesse,  disputer  avec  eux  sur  le  choix  des  lieux  de  halte, 
la  durée  des  étapes,  toutes  choses  impossibles  pour  nous,  car  nous 
étions  partis  de  Tong-tchouan  absolument  livrés  à  nous-mêmes, 
sans  un  interprète  quelconque,  sans  un  homme  auquel  nous  pus- 
sions nous  confier  au  milieu  de  ce  monde  inconnu. 

Le  lendemain,  après  une  heure  d'attente  que  je  passai  sur  la 
rive,  regardant  couler  le  Fleuve-Bleu  à  500  lieues  de  son  embou- 
chure, un  gros  bateau  quitta  la  berge  opposée  et  s'avança  lentement 
vers  nous.  Notre  caravane,  chevaux  compris,  y  entra  tout  entière. 
Cette  lourde  machine,  à  laquelle  des  troncs  d'arbre  à  peine  équarris 
servaient  d'avirons,  se  mit  alors  en  mouvement,  et  nous  porta  de 
l'autre  côté  du  fleuve  profond  (1)  qui  sert  de  limites  aux  deux  pro- 
vinces les  plus  occidentales  de  l'empire  chinois,  le  Setchuen  et  le 
Yunan.  Alors  commença  l'une  de  nos  ascensions  les  plus  longues 
et  les  plus  pénibles.  Nos  chevaux  s'engagèrent  dans  un  sentier  qui 
semblait  à  peine  praticable  pour  les  chèvres,  et  nous  nous  élevâmes 
presque  en  droite  ligne,  ayant  toujours  à  nos  pieds  le  fleuve  semé 
de  bancs  de  sable  étincelans.  Les  champs  de  canne  à  sucre  faisaient 
sur  les  rives  des  taches  vertes  et  régulières.  Manko  se  montrait 
toujours  directement  au-dessous  de  nous;  mais  dans  des  proportions 
qui  diminuaient  à  vue  d'œil,  et  cette  diminution  constatait  seule  pour 
nous  les  progrès  de  notre  marche.  Enfin  le  chemin  s'enfonça  en  cor- 
niche au-dessus  d'une  vallée  latérale,  la  pente  se  fit  plus  douce,  nous 
redevînmes  sensibles  aux  beaux  spectacles,  et  nous  admirâmes,  en 
reprenant  haleine,  le  magnifique  panorama  des  hautes  montagnes 
qui  marquaient  le  cours  du  fleuve  derrière  nous.  Celui-ci  nous  ap- 
paraissait encore  par  intervalles  comme  un  mince  serpent  vert  aux 
écailles  luisantes  glissant  avec  mollesse  et  tournant  sans  s'irriter 
les  obstacles  qu'il  ne  pouvait  franchir.  C'est  le  matin  surtout  que 
j'aimais  à  contempler  les  montagnes,  quand  l'aurore,  immortelle 
magicienne,  jetait  l'or  et  la  pourpre  sur  la  nudité  osseuse  de  ces 
enfans  de  l'Himalaya;  leurs  têtes,  peu  à  peu  sorties  de  l'ombre, 


(1)  Une  corde  longue  de  dix  brasses,  munie  d'une  pierre  et  jetée  au  milieu  du  fleuve, 
ne  rencontra  pas  le  fond. 


QQll  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'entouraient  d'une  éclatante  auréole,  et,  la  lumière  déchirant  enfin 
tous  les  voiles,  les  masses  entières  resplendissaient  à  la  fois  en  se 
reflétant  dans  le  fleuve  comme  dans  un  miroir  d'émeraude.  Nous 
montions  toujours.  Après  avoir  eu  sur  les  bords  du  Yang-tse-kiang 
plus  de  25  degrés  de  chaleur,  nous  grelottions  dans  nos  manteaux, 
surpris  par  ce  brusque  changement  de  température  comme  des  bai- 
gneurs plongés  dans  la  vapeur  et  qu'on  inonderait  ensuite  d'eau 
glacée.  Elle  a  quelque  chose  d'étrange,  la  sensation  qu'on  éprouve  à 
une  grande  hauteur;  là,  hors  le  murmure  du  vent,  nul  bruit  n'arrive; 
on  se  sent  plus  léger,  et  les  couches  de  l'atmosphère  semblent  ac- 
quérir une  transparence  sensible.  Ce  calme,  ce  bien-être  intime,  ne 
sont  point  altérés  par  l'aspect  tourmenté  de  la  terre  au-dessous  de 
soi;  les  gorges  sans  fond,  les  roches  de  toute  nature  entassées  pêle- 
mêle,  témoins  éloquens  des  grands  bouleversemens  du  passé,  tout 
cela  vous  laisse  indifférent;  quand  on  n'a  sur  la  tête  que  l'azur  du 
ciel,  on  participe  à  cette  sérénité.  Pas  un  être  vivant  n'habite  vo- 
lontairement au  milieu  de  ce  chaos.  J'aperçois  seulement  à  une 
grande  distance  au-dessous  de  moi  un  troupeau  de  moutons  jaunes 
poussés  par  un  pâtre  et  cherchant  une  maigre  pâture  d'herbes  brû- 
lées. Ils  s'agitent  lentement  au  milieu  des  rocs  bleuâtres  qui  percent 
le  sol,  et  ils  semblent  ramper;  on  dirait  de  la  vermine  sur  l'habit 
troué  d'un  mendiant.  Mon  cheval,  pour  éviter  les  graviers  du  sen- 
tier, a  l'habitude  de  marcher  sur  l'étroite  bande  gazonneuse  où  le 
précipice  commence;  je  le  laisse  faire,  il  tient  à  l'existence  autant 
que  moi,  et  je  me  fie  bien  moins  à  ma  raison  qu'à  son  instinct. 

Le  village  de  Ta-cho  se  présente  à  merveille  avec  son  pont  de  bois 
et  ses  maisons  blanches  ombragées  par  de  grands  arbres.  Un  peu  de 
verdure  et  un  petit  paysage  bourgeois  font  tant  de  plaisir  après  les 
spectacles  grandioses  offerts  aux  yeux  par  la  zone  sauvage  et  nue 
que  nous  venons  de  parcourir  !  Nous  logeons  dans  une  des  nom- 
breuses hôtelleries  de  ce  village,  où  les  caravanes  s'arrêtent.  De 
vastes  écuries  abritent  un  nombre  considérable  de  chevaux  et  de 
mulets.  Le  soir,  en  face  de  nous,  un  long  sarpent  de  feu  illumine 
les  ravins  creusés  dans  la  montagne,  en  dévorant  le  peu  de  végéta- 
tion qui  s'était  réfugiée  là.  Depuis  la  Gochinchine  jusqu'ici,  nous 
avons  rencontré  partout  des  traces  de  cette  dévastation  sans  but 
qui  détruit  en  quelques  heures  les  ressources  que  la  nature  met 
des  siècles  à  créer.  L'hiver  rappelle  périodiquement  aux  Chinois  la 
nécessité  de  se  chaufter,  et  ils  seraient  probablement  plus  ménagers 
du  bois  s'ils  n'avaient  presque  partout,  dans  le  pays  que  nous  avons 
visité,  du  combustible  minéral  facile  à  extraire. 

Non  loin  de  Ta-cho,  le  sentier  s'enlace  encore  aux  flancs  escar- 
pés des  montagnes;  le  froid  nous  saisit  de  nouveau;  un  vent  glacé 
nous  souille  au  visage,  efieuillant  la  couronne  de  neige  que  les  pics 


EXPLORATION    DU    iAIEKONG.  665 

les  plus  élevés  portent  au  front.  Ces  crêtes,  où  se  développe  une  vé- 
gétation toute  spéciale,  sont  le  dernier  asile  de  certaines  tribus  sau- 
vages qui  ne  se  rencontrent  plus  dans  les  plaines.  Vêtus  d'un  man- 
teau de  feutre  raide  et  à  plis  réguliers,  la  tête  couverte  d'un  haut 
bonnet  en  hélice,  ces  derniers  représentans  d'une  race  opprimée 
nous  regardent  passer,  immobiles,  accroupis  au  milieu  des  rhodo- 
dendrons et  de  pins  rabougris.  Ils  bâtissent  leurs  pauvres  villages 
dans  les  plis  du  terrain  et  cultivent  les  pentes;  mais  la  moisson  man- 
que souvent  sur  ces  versans  abrupts,  entraînée  par  la  pluie  au  fond 
de  l'abîme  avec  la  terre  qui  la  portait.  Après  avoir  vaincu  ces  mal- 
heureux, les  Chinois  les  insultent;  d'odieuses  peintures  couvrant 
les  écrans  des  pagodes  représentent  un  de  ces  beaux  sauvages  en 
costume  national,  enchaîné  et  sans  armes,  essuyant  les  outrages 
d'un  groupe  de  soldats  chinois  :  vengeance  bien  digne  du  peuple 
lâche  qui  s'y  complaît! 

Nos  porteurs  de  bagage,  venus  de  Tong-tchouan  à  Manko  comme 
corvéables,  mais  loués  depuis  ce  dernier  point,  sont  encore  gais  et 
agiles  malgré  ces  horribles  montées,  qui  ont  mis  sur  les  dents  nos 
chevaux  et  nous-mêmes.  Ils  ont  le  pied  d'une  étonnante  sûreté,  et, 
bien  qre  chargés  lourdement,  ils  ne  chancellent  jamais,  même  dans 
ces  chemins  à  pic  dont  le  dallage,  à  tout  instant  interrompu,  forme 
une  longue  succession  d'escaliers  et  de  fondrières.  La  plupart  des 
auberges  étaient  des  antres  nauséabonds  encombrés  de  voyageurs. 
Dans  l'une  d'elles,  la  chambre  d'honneur,  où  il  fallait  allumer  de  la 
lumière  en  plein  midi,  n'avait  d'ouverture  que  sur  l'écurie,  appentis 
étroit  qui  servait  à  la  fois  de  porcherie  et  de  lieu  d'aisances.  Au 
village  de  Tchang-tchou,  nous  avons  été  plus  heureux,  et  nous  nous 
sommes  installés  avec  joie  dans  des  chambres  qui  donnaient  sur  une 
galerie  élevée  au-dessus  d'une  cour  intérieure.  Les  misères,  les 
rudes  fatigues  du  jour  sont  bien  vite  oubliées  le  soir,  lorsqu'on  a  re- 
trouvé bon  souper  et  bon  gîte;  quant  au  reste,  en  vérité  nous  n'y  son- 
gions guère.  A  Tchang-tchou  cependant,  où  nous  arrivons  transis 
après  une  longue  marche  sous  la  neige,  nous  essayons  de  faire  un 
punch  avec  la  mauvaise  eau-de-vie  du  pays.  La  flamme  s'élève,  se 
balance,  livrée  au  caprice  du  vent  qui  pénètre  par  les  cloisons  mal 
jointes;  chacun  se  laisse  aller  aux  souvenirs  que  rappellent  ces  feux 
légers  aux  teintes  mobiles  qui  ont  jeté  sur  tant  de  scènes  de  jeunesse 
le  même  éclat  éphémère;  mais  la  réalité  chassa  le  rêve  lorsque  le 
moment  fut  venu  de  déguster  ce  breuvage  exécrable,  qui  ne  bles- 
sait pas  moins  l'odorat  que  le  goût.  Les  curieux,  voyant  à  travers  le 
papier  déchiré  qui  garnissait  nos  fenêtres,  au  milieu  d'une  chambre 
où  toute  autre  lumière  était  éteinte,  un  homme  à  barbe  longue  et 
rousse  agiter  un  feu  fantastique  qui  semblait  courir  sur  la  table, 
nous  prirent  pour  des  sorciers  en  train  de  composer  un  philtre,  et 


666  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

s'enfuirent  épouvantés.  L'aubergiste,  pour  se  rendre  favorable  des 
étrangers  versés  dans  les  sciences  occultes,  commença  sur-le-champ 
la  sérénade  dont  il  est  d'usage  d'honorer  les  mandarins  ;  un  vieux 
tambour  et  une  vieille  casserole  en  firent  les  frais. 

En  quittant  Tchang-tchou,  nous  entrons  dans  une  vallée  enca- 
drée par  les  montagnes,  qui  y  poussent  leurs  contre-forts  et  la  dé- 
coupent en  vertes  lagunes.  Le  ciel  est  clair,  et  la  neige,  étincelant 
au  soleil  de  midi  comme  une  frange  d'argent,  tranche  par  son  éclat 
métallique  sur  la  blancheur  vaporeuse  des  nuages.  Les  villages  pul- 
lulent cians  cette  vallée,  les  maisons  sont  neuves  ou  fraîchement 
blanchies;  de  loin  en  loin,  quelques  groupes  d'habitations  rappellent 
les  villas  soignées  de  nos  marchands  retirés  des  affaires.  Cette  partie 
du  Setchuen  paraît  respirer  l'aisance  et  profiter  du  triste  état  de  la 
province  voisine,  dépeuplée  par  la  guerre,  la  peste  et  la  famine. 

A  ces  consolans  symptômes  de  calme  prospérité  s'ajoutent,  aux 
abords  de  Hoéli-tcheou,  des  signes  d'animation  et  d'activité  com- 
merciales. Cette  ville  est  entourée  d'une  forte  enceinte;  des  bastions 
viennent  d'être  achevés,  d'autres  travaux  de  défense  sont  en  cours 
d'exécution  ;  d'ailleurs  les  événemens  paraissent  inquiéter  très  peu 
les  habitans  d'Hoéli-tcheou.  Nous  sommes  à  plus  de  dix  jours  du 
renouvellement  de  l'année,  et  ils  célèbrent  encore  cet  événement 
périodique.  Des  arcs  de  triomphe  en  bois  peint,  embrassant  la  lar- 
geur de  la  rue,  s'élèvent  à  de  courts  intervalles  du  milieu  de  la  foule 
grouillante.  Les  maisons,  petites  et  basses,  dont  les  façades  en  bois 
sont  décorées  de  lanternes  multicolores,  ont  l'apparence  de  baraques 
construites  à  la  hâte  pour  un  jour  de  foire;  un  acrobate,  le  visage 
caché  par  un  masque  grotesque,  s'épuise  en  contorsions  sur  une 
pyramide  de  tréteaux;  nous  passons,  et,  malgré  ses  efforts  pour  re- 
tenir autour  de  lui  les  curieux,  nous  entraînons  à  notre  suite  la  foule 
heureuse  de  voir  si  à  propos  une  exhibition  d'Européens  véritables. 
IXos  chevaux  se  fraient  avec  peine  un  passage  jusqu'à  l'hôtel  où 
l'on  nous  conduit.  Cet  établissement  a  bonne  mine,  et  ne  manque 
pas  extérieurement  d'un  certain  air  de  propreté  d'autant  plus  sédui- 
sante qu'elle  est  plus  rare.  Au-dessus  d'une  cour  intérieure  étroite 
et  longue,  une  galerie  avec  balustrade  en  bois  donne  accès  dans 
des  cellules  sans  fenêtres,  où  règne  une  perpétuelle  obscurité.  Il 
semble  que  les  Chinois  en  voyage  ne  s'arrêtent  à  l'hôtel  que  pour 
dormir  ou  fumer  l'opium.  Par  les  portes  entre-bâillées,  j'ai  aperçu 
en  effet,  à  la  lueur  de  la  petite  lampe  dont  un  fumeur  d'opium  ne  se 
sépare  jamais,  des  hommes  étendus  sur  une  natte  aspirant  la  vapeur 
blanche  qui  exhale  une  odeur  d'abord  peu  sensible,  mais  qui  ne 
tardait  pas  à  s'imposer  en  quelque  sorte  à  mes  sens,  au  point  qu'il 
m'est  souvent  arrivé  de  m'arrêter  comme  pour  dérober  au  fumeur 
endormi  quelque  chose  de  son  ivresse. 


EXPLORATION   DU   MEKONG.  667 

Hoéli-tcheou  est  essentiellement  une  ville  de  transit,  et  elle  s'est 
appropriée  à  cette  destination.  Les  maisons  sont  de  vastes  maga- 
sins où  s'entassent  des  blocs  de  cuivre  et  de  sel,  des  balles  de  coton, 
des  boîtes  de  plantes  médicinales  et  tinctoriales.  Des  rues  entières 
sont  habitées  par  des  fabricans  de  bâts,  des  vendeurs  de  harna- 
chemens  de  chevaux  et  autres  objets  nécessaires  aux  caravanes. 
Le  yamen  du  gouverneur  que  nous  allons  visiter  ne  répond  guère  à 
la  réputation  que  s'est  faite  ce  personnage,  âpre  au  gain  et  concus- 
sionnaire émérite.  Il  prélève  un  droit  considérable  sur  les  négocians 
qui  vont  prenc\re  un  chargement  aux  mines  de  cuivre;  il  impose  de 
sa  propre  autorité  une  foule  d'industries,  au  point  qu'on  a  cessé, 
dans  les  limites  de  sa  circonscription,  d'utiliser  les  barques  sur  les 
parties  navigables  du  Fleuve-Bleu.  Malgré  toutes  ces  ressources  ex- 
traordinaires, son  yamen  n'a  qu'un  ameublement  très  simple.  Nous 
demeurons  chez  lui  pendant  le  temps  nécessaire  pour  placer  les 
quelques  mots  chinois  de  notre  vocabulaire  appropriés  à  la  cir- 
constance. Cela  est  bientôt  fait,  et  nous  nous  retirons,  laissant  un 
homme  peu  éclairé  sur  nos  projets  et  visiblement  inquiet  de  nos  ré- 
solutions. Le  soir,  un  messager  nous  apporte  une  lettre  fort  obscure, 
traduite  à  grand'peine  par  le  plus  lettré  de  nos  Annamites.  Dans 
cette  lettre  étrange,  I-e  gouverneur  nous  annonce  qu'on  a  observé  des 
étoiles  se  livrant  dans  le  firmament  aux  pérégrinations  les  plus  fan- 
tasques, et  qu'elles  avaient  fini  par  disparaître.  Cette  consultation 
astronomique  était-elle  une  allusion  délicate  à  notre  voyage  h  Tali, 
l'objet  de  toutes  les  préoccupations  des  autorités  chinoises,  et  au  sort 
qui  nous  était  réservé  chez  les  mahométans?  Nous  ne  l'avons  jamais 
bien  su;  mais,  si  cette  interprétation  est  la  vraie,  il  faut  convenir 
que  le  mandarin  de  Hoéli-tcheou  avait  trouvé  le  moyen  de  rajeunir, 
par  la  forme  flatteuse  et  imagée  qu'il  lui  donnait,  une  prédiction  qui 
nous  avait  été  déjà  bien  sou:\'ent  faite.  Ce  personnage  a  voulu  d'ail- 
leurs nous  traiter  en  mandarins,  et  s'est  permis  de  renvoyer,  sans  nous 
consulter,  les  porteurs  de  bagage  dont  nous  avions  loué  les  épaules, 
pour  les  remplacer,  au  moment  de  notre  départ,  par  des  corvéables 
mis  en  réquisition  sur  ses  ordres.  Nous  nous  sommes  trouvés  en 
outre  escortés  de  cinq  ou  six  petits  chefs  qui  nous  entouraient  de 
soins,  s'étudiaient  à  deviner  nos  désirs  avant  même  qu'ils  fassent 
formés,  et  ne  nous  laissaient  seuls  que  lorsqu'il  se  présentait  une 
occasion  de  boire.  Ces  hommes  déguisaient  mal  leur  qualité  d'es- 
pions sous  le  masque  de  serviteurs  empressés.  Nous  n'avions  rien  à 
cacher,  et  nous  leur  disions  très  haut  que  nous  étions  résolus  à  en- 
trer dans  Tali.  C'était  singulièrement  faciliter  leur  tâche. 

Le  chemin  continue  d'être  très  accidenté.  Les  flancs  des  mon- 
tagnes sont  magnifiquement  parés  de  buissons  de  camélias  roses 
et  de  rhododendrons  remarquables  par  leurs  dimensions  diverses 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  leurs  nuances  variées.  Parmi  ces  derniers  arbustes,  les  uns  sont 
couverts  de  fleurs  rouges  qui  se  détachent  sur  le  fond  sombre  du 
feuillage  avec  tant  de  vigueur  que  l'œil  en  est  ébloui;  les  autres 
ont  des  fleurettes  touffues  et  blanches,  d'une  délicatesse  exquise 
comme  celle  des  azalées.  Dans  les  plaines,  les  fleurs  pâles  du  pa- 
vot, culture  répandue  sur  d'immenses  espaces,  se  balancent  sur  leur 
tige  flexible  et  longue,  charmant  la  vue  et  imprégnant  l'air  d'une 
senteur  violente  qui  monte  au  cerveau.  Les  animaux  eux-mêmes 
ne  résistent  pas,  dit-on,  au  vertige;  les  abeilles,  par  exemple,  bu- 
tinent avec  rage  sur  ces  sirènes  végétales;  lorsque  les  pétales  sont 
tombées  et  que  l'homme  a  recueilli  le  poison  pour  lui-même,  les 
abeilles,  enivrées  et  blasées,  dédaignent  le  suc  des  autres  plantes 
et  se  laissent  mourir  d'inanition.  Des  rats  qui  avaient  élu  domicile 
dans  une  bouillerie  d'opium  ont  été  trouvés  morts  en  grand  nom- 
bre peu  de  jours  après  la  clôture  de  cet  établissement;  accoutumés 
à  respirer  les  vapeurs  exhalées  des  chaudières,  ils  ont  cessé  de  vivre 
dès  qu'elles  leur  ont  manqué.  Les  chevaux  et  les  porcs  qui  ont 
goûté  aux  pavots  refusent  toute  autre  nourriture,  et  dépérissent 
après  la  récolte  de  l'opium,  saisissante  image  des  périlleux  enivre- 
mens  de  la  vie! 

Nous  sommes  arrivés  jusqu'au  village  de  Hompousso  sans  inter- 
prète, mais  devancés  par  une  lettre  du  gouverneur  de  Tong-tchouan 
à  celui  de  Hoéli-tcheou,  de  qui  relève  encore  ce  pays,  et  n'ayant 
en  somme  qu'à  nous  laisser  transporter  et  conduire.  Nous  touchons 
ici  à  la  limite  des  états  soumis  au  gouvernement  chinois;  à  quelques 
lieues  de  nous,  la  guerre  continue,  guerre  terrible  et  sans  merci, 
surtout  pour  l'habitant  paisible,  également  pillé  par  les  deux  ar- 
mées. 11  importe  de  ne  pas  s'engager  au  hasard  dans  l'une  des  routes 
qui  mènent  à  la  capitale  du  royaume  musulman.  Les  renseignemens 
nous  manquent,  et,  en  supposant  qu'un  Chinois  voulût  bien  nous  en 
fournir  d'exacts,  nous  ne  serions  pas  en  mesure  de  les  comprendre 
et  de  les  contrôler.  Nous  avons  appris  à  Yunan-sen  qu'à  deux 
jours  de  marche  de  Hompousso  demeurait  un  prêtre  catholique 
chinois;  au  milieu  de  notre  embarras,  c'était  un  bonheur  inespéré; 
rien  ne  saurait  exprimer  l'émotion  que  j'ai  ressentie  en  recevant 
le  billet  écrit  en  latin  par  lequel  cet  interprète  inattendu  nous  an- 
nonçait son  arrivée.  Trouver  un  Chinois  qui  non-seulement  parle 
une  langue  connue,  mais  qui  soit,  par  la  force  des  choses,  en  com- 
munion d'idées  et  de  sentimens  avec  vous  au  milieu  d'une  foule 
curieuse  et  malveillante,  dans  un  hameau  perdu  loin  du  monde 
civilisé,  cela  tient  du  prodige.  A  quelque  croyance  qu'on  appar- 
tienne, ce  grand  résultat  du  catholicisme  obtenu  sans  bruit,  dans 
une  obscurité  si  redoutée  des  œuvres  humaines ,  frappe  l'esprit 
d'admiration  et  de  respect  quand  une  circonstance  fortuite  le  met 


EXPLORATION    DU    MEKONG.  669 

subitement  en  lumière.  A  peine  entré  clans  notre  maison,  le  père  Lu 
est  assailli  de  questions;  il  y  répond  avec  une  bonne  grâce  dont  sa 
timidité  augmente  le  charme.  Il  consent  cà  nous  accompagner  jus- 
qu'au village  de  Machan,  où  il  réside;  il  ne  pourrait  aller  plus  loin 
sans  interrompre  la  visite  annuelle  de  ses  chrétiens  et  sans  se  com- 
promettre vis-à-vis  du  gouvernement  impérial;  des  Chinois  pris  de 
vin  lui  ont  déjà  prodigué  les  menaces  et  les  insultes  parce  qu'il 
rendait  service  à  des  Européens.  11  est  convenu  que  nous  irons  en- 
semble à  Machan,  et  que  là,  avec  le  secours  du  père  Lu,  nous  choi- 
sirons ,  entre  les  routes  diverses  qui  mènent  à  Tali ,  sinon  la  plus 
directe,  au  moins  la  plus  sûre. 

Nous  retrouvons  le  Yang-tse-kiang,  dont  les  eaux  toujours  vertes 
coulent  à  travers  un  paysage  moins  beau  que  celui  qui  leur  sert  de 
cadre  à  Manko.  Après  quelques  heures  de  marche  pénible  dans  le 
sable  du  rivage ,  nous  voyons  le  grand  fleuve  se  bifurquer,  et  nous 
mettre  en  présence  d'un  problème  géographique  sur  la  solution 
duquel  les  Chinois  disputent  depuis  des  siècles  sans  parvenir  à  s'ac- 
corder. Il  s'agit  de  savoir  si  c'est  le  bras  venant  du  nord  ou  celui 
venant  de  l'ouest  qui  est  le  véritable  Fleuve-Bleu.  Les  données  gé- 
nérales de  la  science  tranchent  (1)  la  question  en  faveur  du  bras  de 
l'ouest,  qui  prend  le  nom  de  Kin-cha-kiang  (fleuve  au  sable  d'or), 
tandis  que  son  rival  porte  celui  de  Pe-shoui-Kiang  (fleuve  à  l'eau 
blanche).  Le  nom  de  Yang-tse-kiang  n'est  appliqué  qu'après  le 
confluent  aux  deux  fleuves  réunis. 

Sur  la  rive  gauche  du  Kin-cha-kiang,  sensiblement  amoindri  au- 
dessus  du  point  de  jonction,  le  charbon  affleure  en  divers  endroits 
dans  la  vallée.  Nous  avons  visité  un  puits  à  deux  lieues  de  Machan 
environ.  Le  combustible  appartient  au  propriétaire  du  sol,  qui  vend 
600  sapèques  le  droit  d'en  extraire  1,000  livres  chinoises.  Chacun 
vient  prendre  la  quantité  qu'il  veut  consommer  et  l'extrait  lui-même 
à  ses  frais.  Réduit  en  poudre  agglutinée,  en  forme  de  gâteaux  très 
employés  pour  la  cuisine  indigène,  ce  charbon  se  vend  le  double, 
1,200  sapèques  ou  un  demi-taël  les  1,000  livres.  On  se  dispense  de 
pousser  fort  loin  les  travaux,  et,  sans  creuser  des  galeries,  on  se 
borne  en  quelque  sorte  à  écorcher  la  surface  du  sol.  Un  certain 
nombre  des  chrétiens  du  père  Lu  viennent  à  cheval  au-devant  de 
nous,  et  nous  faisons  à  Machan  une  entrée  solennelle.  Machan  est 
un  pauvre  village  plusieurs  fois  détruit  et  souvent  assailli  par  des 
bandes  de  loups  féroces  qui  descendent  des  montagnes,  enlèvent  des 
animaux  et  des  enfans ,  et  souvent  même  étranglent  des  hommes. 
Nous  prenons  là  un  jour  de  repos  en  préparant  notre  départ. 

(1)  Le  bras  de  l'ouest  ne  tarde  pas  d'ailleurs  à  remonter  lui-même  vers  le  nord,  et 
à  partir  de  Likiang  il  suit  une  direction  longtemps  parallèle  à  celle  du  Pc-shoui-kiang, 


670  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Nous  étions  sur  la  limite  du  Yongpé.  Cette  contrée  appartient  au 
Yunan,  qui  forme  sur  la  rive  gauche  du  Kin-cha-kiang  une  enclave 
bizarre  dans  le  territoire  du  Setchuen.  Ce  pays  est  en  grande  partie 
peuplé  par  des  sauvages  turbulens,  qui  se  sont  révoltés  en  1859 
contre  le  gouvernement  impérial  et  ont  commis  l'imprudence  d'ap- 
peler à  leur  aide  les  musulmans.  Ceux-ci  ont  fait  irruption  chez  eux, 
et  leur  ont  imposé  un  joug  nouveau  plus  dur  que  l'ancien.  En  péné- 
trant dans  cette  région,  que  traverse  la  route  ordinaire  du  Setchuen 
à  Tali,  nous  aurions  couru  le  risque  de  nous  voir  barrer  le  chemin  par 
un  chef  timoré,  placé  trop  loin  du  centre  du  royaume  mahométan 
pour  qu'il  fût  possible  d'en  appeler  au  besoin  de  sa  décision  au  sultan 
de  Tali.  En  offrant  un  prix  très  élevé,  nous  parvenons  enfin  à  réunir 
des  hommes  courageux  qui  consentent  à  nous  servir  de  porteurs  et 
de  guides.  Ils  nous  indiquent  une  route  presque  déserte,  très  longue 
et  très  dépourvue  de  ressources,  mais  qui,  n'étant  pas  fréquentée 
par  les  soldats,  n'a  d'autre  inconvénient  que  d'être  exposée  aux  in- 
cursions des  brigands,  et  notre  expérience  nous  porte  à  redouter 
beaucoup  moins  les  voleurs  que  les  gens  de  guerre  chargés  de  les 
surveiller.  Nous  aurons  à  faire  300  kilomètres  environ  au  lieu  de 
200,  que  l'on  compte  au  maximum  par  le  chemin  de  Yongpé.  Bien 
qu'ils  soient  ardemment  secondés  par  le  père  Lu,  nos  efforts  pour 
trouver  un  messager  qui  veuille  bien  porter  à  Tali  un-e  lettre  et  le 
billet  en  arabe  du  papa  demeurent  infructueux. 

Par  leur  persévérance  encore  plus  peut-être  que  par  leur  har- 
diesse, les  Anglais  ont  acquis  comme  explorateurs  du  globe  une  ré- 
putation prépondérante,  et  ce  n'est  pas  un  médiocre  sujet  de  plaisir 
de  réussir  là  où  ils  ont  constamment  échoué.  Cette  satisfaction,  qui 
prend  sa  source  dans  une  pensée  d'émulation  féconde  et  non  dans  un 
sentiment  de  vanité  puérile,  nous  l'avions  éprouvée  déjà  en  passant 
les  premiers  de  l'Indo-Chine  en  Chine,  du  Laos  dans  le  Yunan.  Au 
moment  où  nous  allons  mettre  le  pied  sur  le  territoire  musulman,  il 
n'est  pas  sans  intérêt,  à  ce  point  de  vue,  de  rappeler  les  obstacles 
devant  lesquels  avait  jugé  nécessaire  de  s'arrêter  Is  colonel  Sarel, 
chef  de  la  dernière  expédition  anglaise  qui  ait  remonté ,  en  partant 
de  Shang-haï,  le  cours  du  Fleuve-Bleu.  Cet  officier  ne  dépassa  point 
Pinshang,  limite  extrême  de  la  navigabilité  du  Yang-tse-kiang,  dont 
il  nous  a  été  donné  de  reconnaître  et  de  suivre  le  cours  à  plus  de 
300  milles  au-delà  de  ce  point.  Ce  résultat  n'est  pas  sans  impor- 
tance, on  peut  en  juger  par  les  paroles  mêmes  du  docteur  Barton, 
l'un  des  membres  de  l'expédition  anglaise.  Celui-ci,  après  avoir  dit 
pour  quels  motifs  le  colonel  Sarel  dut  s'arrêter  à  Pinshang,  s'ex- 
prime dans  ces  termes,  où  l'on  sent  respirer,  malgré  la  déception 
finale,  une  sorte  de  patriotique  orgueil  :  «  Ainsi,  après  avoir  re- 
monté le  Yang-tse-kiang  durant  1,800  milles  en  explorant  et  en 


EXPLORATION    DU    MEKONG.  671 

observant  900  milles  de  plus  que  tout  autre  Européen ,  excepté  les 
jésuites  revêtus  du  costume  chinois,  après  avoir  pénétré  à  la  plus 
extrême  frontière  occidentale  de  l'empire,  car  nous  n'étions  qu'à 
quelques  milles  du  pays  occupé  par  les  tribus  indépendantes,  nous 
nous  vîmes  forcés  d'abandonner  toute  espérance  d'accomplir  notre 
plan  primitif,  d'atteindre  l'Inde  par  la  voie  du  Thibet,  et  nous  dû- 
mes retourner  à  Shang-haï  après  une  absence  de  cinq  mois  (1).» 
En  fait,  dit  un  écrivain  anglais  très  admirateur  du  colonel  §arel,  cet 
officier  n'abandonna  son  entreprise  que  lorsqu'il  eut  atteint  une 
contrée  plongée  dans  la  rébellion  et  l'anarchie,  et  à  travers  laquelle 
aucun  guide  ne  voulait  s'aventurer  avec  lui. 

Quoi  qu'il  en  soit,  avant  de  nous  aventurer  nous-mêmes  dans  un 
pays  en  proie  à  la  rébellion  et  à  l'anarchie,  nous  jouissons  tout  un 
jour  de  l'hospitalité  du  père  Lu.  Ce  jeune  prêtre  nous  comble  de 
soins  délicats  et  d'attentions  charmantes.  Il  n'hésite  pas  à  se  dé- 
pouiller en  notre  faveur  du  seul  flacon  de  vin  de  Porto  (2)  qui,  en  de- 
hors de  la  réserve  nécessaire  aux  besoins  du  culte,  constitue  toute  sa 
cave,  liqueur  précieuse  qui  lui  a  été  donnée  par  un  ancien  évêque 
du  Yunan,  résidant  aujourd'hui  sur  la  frontière  du  Thibet,  et  dont 
le  meilleur  johannisberg  ou  le  plus  pur  tokay  n'égalera  jamais 
pour  nous  la  saveur.  —  L'église  du  père  Lu  est  située  à  une  lieue 
du  village  de  Machan.  Elle  est  pauvre,  ornée  seulement  de  quelques 
grossières  images,  et  sert  successivement  de  salon,  puis  de  salle  à 
manger  dès  que  les  mouchoirs  d'indienne  qui  figurent  la  nappe  d'au- 
tel ont  été  repliés,  après  la  messe,  par  le  sacristain  indigène.  La 
chambre  du  missionnaire  touche  à  son  église.  J'ai  passé  des  heures 
trop  vite  écoulées  dans  cette  modeste  cellule,  scrutant  la  biblio- 
thèque, toute  contenue  dans  un  étroit  bahut,  et  dévorant  les  livres 
au  hasard.  La  Bible,  le  livre  par  excellence,  est  le  premier  qui  me 
soit  tombé  sous  les  yeux.  Ces  pages,  tout  imprégnées  d'austère  phi- 
losophie et  de  poésie  ardente,  où  l'idée  religieuse,  tour  à  tour  douce 
et  terrible,  se  montre  tantôt  sous  la  forme  sévère  d'un  Dieu  courroucé 
dictant  ses  lois  au  milieu  des  orages,  tantôt  sous  les  traits  d'une  belle 
Juive  appelant  sur  elle  les  brûlans  baisers  d'un  amant,  ce  mélange 
de  gravité  solennelle  et  de  grâces  mystiques,  tout  cela  produisit  sur 
moi,  après  une  si  longue  abstinence  de  toute  nourriture  morale,  un 
effet  que  j'essaierais  vainement  de  décrire.  Que  d'idées  vagues,  que 
de  sensations  mystérieuses  se  heurtent  en  tumulte  dans  le  cerveau 
d'un  jeune  Chinois  méditant  devant  l'image  de  sainte  Madeleine 

(1)  Journal  of  the  Boyal  geographical  Society,  volume  thc  tliirty-second;  N^otes  on 
the  Yang-tsze-kiang,  from  Hankow  to  Pingsliang,  by  lieutenant-colonel  Sarcl  and  doc- 
tor  Barton.  London  1862. 

(2)  En  Chine,  c'est  le  vin  de  Porto  qui  sert  aux  missionnaires  pour  célébror  la  messe. 
11  se  conserve  facilement  dans  ces  climats. 


672  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

après  la  lecture  du  Cantique  des  cantiques!  Le  père  Lu  s'est  clécld- 
noisé  au  séminaire,  et  j'imagine,  à  voir  sa  douce  figure,  qu'une 
phthisie  commençante  n'y  a  pas  à  elle  seule  répandu  tant  de  pâleur. 
Les  êtres  charmans  qu'il  n'a  connus  que  par  ses  livres  ne  peuvent 
manquer  parfois  dans  ses  rêves  de  prendre  un  corps  à  ses  yeux. 
Bien  qu'habitué  dès  l'enfance  à  tout  rapporter  à  Dieu,  surtout 
l'amour,  je  le  soupçonne  de  pleurer  sur  lui-même  et  d'honorer, 
avec  une  tendresse  qui  ne  supporterait  peut-être  pas  l'analyse  d'une 
orthodoxie  rigoureuse,  ces  saintes  d'une  autre  race  aux  cheveux 
blonds  et  aux  yeux  d'azur  qui  lui  semblent  sans  doute  beaucoup 
plus  près  des  anges  que  les  tristes  femmes  de  son  pays.  C'est  en 
latin  que  nous  causons  avec  le  père  Lu,  et  dans  un  latin  à  faire 
frémir,  si  loin  qu'ils  reposent,  Yirgile  et  Cicéron.  Le  matin  de  notre 
départ,  cet  excellent  missionnaire,  devenu  bien  vite  notre  ami,  nous 
recommande  de  charger  avec  soin  nos  calapultas,  et,  convaincu  que 
nous  jouons  notre  existence,  il  nous  quitte  tout  ému  pour  aller  à 
l'autel  attirer  sur  nous  les  bénédictions  de  Dieu. 

Nous  traversons  le  Kin-cha-kiang  dans  de  petites  barques  que 
le  poids  de  deux  chevaux  fait  chanceler  au  moindre  mouvement  de 
ces  animaux.  Les  eaux  du  fleuve  sont  toujours  vertes,  les  rives  tou- 
jours déboisées.  Les  grandes  forêts  ne  se  retrouvent  qu'à  la  hauteur 
de  Hokin  et  de  Likiang.  Elles  appartiennent  au  gouvernement,  mais 
suivant  un  procédé  usité,  je  crois,  en  Norvège,  la  ccunpagnie  qui 
exploite  ces  forêts  lance  les  arbres  dans  le  fleuve  après  les  avoir 
marqués  au  sceau  impérial,  et  les  fait  arrêter  à  Souitcheou-fou.  Nous 
débarquons  sur  le  territoire  du  Yunan.  La  route  que  nous  nous 
sommes  déterminés  à  prendre  a  peut-être  existé  jadis,  mais  il  n'en 
reste  aucune  trace,  et  chacun  de  nous  se  fraie  comme  il  peut  un  pas- 
sage à  travers  les  broussailles,  escaladant  les  roches,  s'accrochant 
aux  racines  et  aux  branches.  Nos  porteurs  de  bagage,  loués  très 
cher  à  cause  des  risques  auxquels  ils  s'exposent,  nous  font  la  loi  et 
demandent  à  s'arrêter,  après  une  marche  de  quelques  heures,  dans 
une  case  isolée  dont  tous  les  habitans  ont  fui  à  notre  approche.  Sur 
cette  frontière  si  souvent  franchie  par  les  bandes  musulmanes,  les 
gens  paisibles  sont  encore  plus  timides  qu'ailleurs.  Une  vieille 
femme,  qui  s'est  exposée  à  tous  les  dangers  pour  ne  point  aban- 
donner son  logis,  sort  enfin  de  derrière  un  bahut;  rassurée  par  nos 
manières,  elle  se  met  à  rappeler  son  monde.  Après  une  heure  de 
cris  persuasifs,  six  robustes  gaillards  quittent  les  gîtes  où  ils  s'é- 
taient blottis  comme  des  lièvres,  et,  chacun  s' évertuant,  nous  avons 
bientôt  une  table,  des  bancs,  des  lits  en  planches.  Les  chevaux 
prennent  place  sous  un  hangar,  et  je  fais  ouvrir  un  cercueil, 
meuble  qui  m'a  déjà  rendu  bien  des  services  en  pareille  occasion, 
pour  y  placer  le  fourrage  de  mon  cheval;  mais  il  était  occupé  par  le 


EXPLORATION    DU    MEKONG.  673 

propriétaire.  Les  porcs  habitent  sous  le  même  toit  que  ce  cadavre, 
tout  à  côté  se  fait  la  cuisine.  Après  la  récolte,  lorsqu'ils  auront  du 
temps  à  perdre  et  de  l'argent  à  dépenser  pour  les  funérailles,  nos 
hôtes  songeront  à  enterrer  leur  père. 

Le  pays  est  absolument  désert,  et  nous  cheminons  longtemps 
sans  rencontrer  un  seul  voyageur.  Nous  pénétrons  enfin,  non  sans 
curiosité,  dans  le  premier  village  du  royaume  musulman.  Il  est  d'ail- 
leurs fort  tranquille  et  ne  justifie  point  la  frayeur  de  nos  porteurs. 
Rien  n'aurait  empêché  les  insurgés  de  reculer  leurs  frontières  jus- 
qu'au fleuve;  cependant  ils  ont  laissé  entre  le  Kin-cha-kiang  et  leurs 
domaines  une  sorte  de  zone  neutre  où  le  drapeau  rouge  des  troupes 
impériales  flotte  encore  pour  la  forme,  mais  où  les  fonctionnaires, 
peu  soumis  à  une  hiérarchie  tombée  d'elle-même  par  la  fuite  des 
mandarins,  sont  des  habitans  du  pays,  véritables  chefs  de  garde 
nationale  qui  jouissent  d'une  demi-indépendance,  et  exercent  sans 
contrôle  le  pouvoir  dont  ils  se  sont  emparés.  Il  arrive  souvent  que 
les  autorités  constituées  désignent  elles-mêmes  ces  personnages 
militaires,  destinés  à  les  remplacer.  Le  motif  qui  a  déterminé  le 
nouveau  sultan  de  Tali  à  suspendre  le  succès  de  ses  armes  est  tout 
commeicial,  et  ce  motif  est  bon  à  noter  parce  qu'il  éclaire  un  des 
côtés  les -plus  originaux  du  caractère  chinois.  Le  drapeau  blanc, 
adopté  par  les  rebelles,  aurait  pu  eflrayer  le  négoce,  s'il  avait  été 
arboré  sur  les  rives  mêmes  du  fleuve,  et  il  était  habile  de  mé- 
nager une  transition.  Le  gouvernement  chinois  n'a  jamais  essayé 
d'ailleurs  d'enfermer  ses  ennemis  dans  ces  barrières  qui  sont  un 
des  moyens  les  plus  puissans  employés  en  Europe  par  les  nations 
belligérantes  pour  s'affamer  ou  s'appauvrir  mutuellement.  11  n'y  a 
jamais  eu  de  blocus.  On  combat  les  armées,  on  arrête  les  voya- 
geurs, mais  des  deux  côtés  une  pacotille  est  tenue  pour  une  ga- 
rantie plus  sûre  qu'un  passeport. 

La  végétation  se  trouve  bien  de  l'absence  des  hommes,  et  les  forêts 
de  pins,  brûlées  ailleurs,  se  montrent  partout  ici  vigoureuses  et  ver- 
doyantes sur  les  montagnes.  Aspirant  sous  ces  ombrages,  dans  les 
ravins  qui  furent  des  torrens,  les  derniers  restes  de  l'humidité  du 
sol,  des  buissons  de  rhododendrons  et  de  camélias  surprennent  par 
leur  bel  aspect  sauvage  nos  yeux,  accoutumés  à  n'admirer  leurs 
fleurs  que  sur  les  étroits  gradins  et  dans  l'atmosphère  malsaine  des 
serres  chaudes.  Nous  avons  à  passer  devant  la  première  douane  mu- 
sulmane, autour  de  laquelle  un  grand  nombre  de  marchands  sont 
agglomérés.  Un  fonctionnaire  visite  les  ballots,  les  paniers,  les 
caisses,  et  perçoit  les  sapèques.  Nous  lui  faisons  comprendre  que 
nous  ne  sommes  pas  des  marchands,  et  il  n'insiste  pas  pour  sou- 
mettre nos  bagages  à  la  loi  commune.  Au  village  de  Ngadati,  la  po- 

TOME  Lxxxvi.  —  1870.  43 


674  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pulation  se  mélange  d'une  notable  quantité  de  sauvages  de  la  race 
des  Lissougn.  Le  costume  des  femmes  de  cette  tribu  se  compose 
d'une  jupe  courte  et  plissée  descsndant  jusqu'aux  genoux,  faite  de 
toile  de  chanvre  (1),  et  d'un  corsage  largement  ouvert,  orné  comme 
la  robe  d'une  bordure  bleue.  Leur  coilfure  est  une  sorte  d'élégante 
mantille  dont  les  pans  multicolores  retombent  en  arrière.  Nous  nous 
occupions  d'apprivoiser,  pour  la  mieux  observer,  cette  intéressante 
fraction  de  la  grande  famille  humaine,  quand  des  coups  de  fusil, 
des  cris  et  les  éclats  lugubres  de  la  trompette  chinoise  nous  annon- 
cèrent l'arrivée  du  chef  militaire  de  JNgadati.  C'était  le  premier  fonc- 
tionnaire musulman  qui  se  rencontrât  sur  notre  route.  Il  avait  l'air 
dégagé,  et  de  loin  semblait  vêtu  comme  un  gentilhomme  de  la  cour 
de  Louis  XV.  Sous  une  espèce  de  chapeau  à  trois  cornes,  il  portait 
une  longue  chevelure  noire  flottant  des  deux  côtés  sur  ses  épaules, 
et  réunie  seulement  vers  le  milieu  en  une  queue  courte  et  mince.  Le 
sultan,  qui  ne  néglige  pas  les  détails,  s'est  occupé  déjà  du  costume 
de  ses  sujets.  Il  les  a  autorisés  à  porter  la  queue,  à  la  double  condi- 
tion qu'ils  ne  se  raseraient  pas  la  partie  antérieure  de  la  tète,  comme 
font  les  Chinois,  et  qu'ils  n'ajouteraient  pas  à  leur  appendice  na- 
turel cette  longue  tresse  de  soie  qui  tombe  jusqu'aux  pieds  des  élé- 
gans  dans  le  Céleste-Empire.  Le  chef  militaire  de  Ngadati  mit  de 
l'empressement  à  venir  nous  visiter;  il  ne  demanda  pas  à  voir  nos 
papiers  et  n'essaya  nullement  de  nous  inquiéter.  On  ne  nous  avait 
d'aiilears  annoncé,  comme  assez  puissant  pour  nous  créer  des  em- 
barras sur  cette  route  abandonnée,  que  le  chef  de  Peyouti.  Nous 
avons  hâte  de  nous  rendre  à  ce  village  et  de  nous  voir  aux  prises  en- 
fin avec  des  difficultés  sérieuses.  On  nous  a  prédit  tant  de  périls  que 
nous  éprouvons  une  sorte  de  désappointement  à  ne  pas  rencontrer 
même  d'obstacles.  Il  règne  en  eftet  dans  tout  ce  pays  un  calme,  une 
tranquillité  que  la  pauvreté  de  la  région  explique,  mais  sur  lesquels 
nous  ne  comptions  pas.  Quelques  négocians  nous  précèdent  ou  nous 
suivent.  Ils  sont  pour  la  plupart  chargés  de  sel,  denrée  qui  fait  l'ob- 
jet d'un  commerce  important,  bien  que  local,  car  la  loi  chinoise,  con- 
servée par  les  musulmans,  fixe  à  chaque  saline  des  limites  au-delà 
desquelles  elle  ne  peut  vendre  ses  produits.  Le  thé,  l'opium,  les 
métaux  et  les  plantes  médicinales  fournissent  seuls  au  commerce 
d'exportation  du  Yunan  des  élémens  considérables.  Le  prestige  qui 
s'attache  à  notre  qualité  d'Européens  nous  met  à  l'abri  de  toute 
tentative  de  la  part  des  bandits,  fort  redoutés  des  voyageurs  isolés 
dans  ce  pays  façonné  à  souhait  pour  les  embuscades.  De  rares  in- 
dices nous  révèlent  seuls  l'existence  de  ces  invisibles  ennemis.  Des 


(1)  Le  clianvTe  n'est  d'un  usage  gén(''ral  que  chez  les  sauvages.  Les  Chinois  ne  s'ha- 
billent guère  que  de  soieries  et  de  cotonnades. 


EXPLORATION    DU    MEKONG.  675 

potences,  sorte  de  croix  dont  la  traverse  mobile  est  munie  aux  deux 
extrémités  de  crochets  en  fer,  agitent  leurs  grands  bras  dans  le  vide 
comme  pour  appeler  leur  proie  humaine.  De  loin  en  loin,  un  crâne 
dépouillé  réfléchit  les  rayons  du  soleil  comme  un  bloc  de  quartz  ar- 
rondi, ou  tache  le  ciel  noir  d'un  point  blanc  qui  n'a  rien  de  trop 
sinistre.  La  pluie  tombe  fine  et  froide,  tandis  que  la  neige  couvre 
les  montagnes  et  produit  aux  branches  des  arbres  verts  ces  heureux 
effets  si  souvent  décrits.  Dans  cette  région,  l'on  ne  voit  guère  que  des 
pâtres  veillant  sur  leurs  troupeaux,  et  des  sauvages  accroupis  au 
bord  d'un  ruisseau,  près  d'un  feu  fumeux,  et  occupés  à  rouir  du 
chanvre.  La  végétation  est  vigoureuse,  car  elle  semble  toujours  être 
en  Chine  en  raison  inverse  de  la  population. 

Une  dizaine  de  cases  en  terre  semées  sans  ordre  sur  la  croupe 
d'une  montagne,  autant  de  maisons  en  ruines,  c'est  là  tout  le  village 
de  Peyouti.  Il  présente  un  singulier  aspect  :  les  toits  sont  formés  de 
planches  juxtaposées,  maintenues  par  de  grosses  pierres,  de  telle 
sorte  qu'une  grêle  de  cailloux  semble  être  tombée  sur  ces  pauvres 
habitations.  Plusieurs  fois  déjà,  même  dans  les  grandes  villes,  nous 
avons  vu  employer  ce  système  de  toiture.  On  est  si  mal  assuré  de 
vivre  dans  le  Yunan,  qu'on  n'y  prend  pas  la  peine  de  s'y  construire 
un  gîte.  La  pluie  tombe  à  torrens  dans  la  chaumière  abandonnée 
où  nous  nous  sommes  établis,  faute  de  pagode  ou  d'hôtellerie. 

Quant  au  formidable  chef  que  des  gens  mal  informés  ou  pris  de 
l'envie  de  rire  à  nos  dépens  nous  avaient  signalé,  il  n'a  pas  paru. 
Nous  aurions  pu,  sans  trop  de  peine,  jeter  son  village  dans  la 
boue  d'où  il  était  sorti.  Il  faut  monter  bien  longtemps  pour  quitter 
Peyouti,  et  suivre  le  lit  d'un  torrent  qui  dessine  sur  la  neige  fon- 
dante une  ligne  noire  et  sinueuse.  Au  point  culminant  de  notre  as- 
cension, la  vue  embrasse  un  magnifique  ensemble  de  sommets  noyés 
dans  des  nuages  semblables  aux  flocons  de  fumée  échappés  d'une 
usine,  et  ces  nuages  répandent  sur  le  paysage  des  teintes  livides. 
P)eaucoup  de  paysans  habitent  avec  leurs  familles  à  la  lisière  de 
leurs  champs,  dans  des  huttes  faites  de  branches  entrelacées,  où 
ils  attendent,  au  sein  d'une  misère  navrante,  la  paix,  le  soleil  ou 
la  mort.  Ils  s'écartent  des  routes  battues  sous  peine  de  voir  enlever 
par  les  soldats  qui  passent  tout  le  produit  de  leur  maigre  récolte,  et 
préfèrent  la  chance  d'être  pillés  par  les  voleurs,  moins  exigeans  et 
plus  humains.  Quelques  hommes  sont  censés  d'ailleurs,  à  des  inter- 
valles très  éloignés,  veiller  à  la  sécurité  publique.  Ils  se  tiennent, 
sentinelles  tremblantes,  dans  de  fragiles  guérites  au  nombre  de 
trois  ou  quatre,  mais  ne  disposent  entre  eux  tous  que  d'une  seule 
lance. 

Après  de  longs  jours  de  marche,  tantôt  dans  des  gorges  pro- 
fondes, tantôt  au-dessus  de  ravins  escarpés,  à  travers  un  pays  très 


676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pauvre  et  presque  inhabité,  nous  arrivons  à  l'extrémité  d'un  pro- 
montoire d'où  le  regard  plonge  sur  une  plaine  magnifique,  telle  que 
nous  n'en  avions  pas  vu  depuis  notre  sortie  de  la  Chine  impériale. 
De  nombreux  îlots  de  maisons,  sur  les  murailles  desquelles  nous  ne 
tardons  pas  d'ailleurs  à  distinguer  les  traces  funestes  de  la  guerre, 
semblent  baignés  dans  une  mer  de  verdure.  Des  soldats  impériaux 
venaient  d'incendier  récemment  tout  ce  que  des  propriétaires  per- 
sévérans  avaient  réédifié  après  un  premier  désastre.  INous  parcou- 
rons successivement  trois  petites  villes  sans  trouver  une  maison 
pour  y  passer  la  nuit  à  l'abri  du  vent  et  de  la  neige.  Nous  ne  par- 
venons à  nous  loger  que  dans  la  place  fortifiée  de  Pinchouan.  Cette 
ville  est  populeuse;  les  rues  sont  remplies  d'hommes  remarquables 
par  leurs  costumes,  leurs  longs  cheveux,  leurs  traits  accentués,  et 
je  ne  sais  quel  air  d'insolence  sauvage  répandu  sur  leur  physiono- 
mie. Rien  qu'à  leurs  allures  arrogantes,  on  reconnaîtrait  des  mu- 
sulmans. L'un  d'eux  entre  brusquement  chez  nous  pendant  notre 
repas;  à  l'injonction  de  se  retirer,  il  répond  en  dégainant  un  cou- 
telas. Sans  attendre  un  ordre,  notre  sergent  annamite,  emporté  par 
son  courage  et  son  indignation,  fond  sur  l'impertinent,  le  désarme  et 
le  jette  violemment  à  la  porte.  Le  mandarin  militaire  de  Pinchouan 
accourt  sur  ces  entrefaites,  et,  après  une  conversation  amicale,  se 
fait  donner  lecture  de  la  lettre  du  papa.  A  la  cordialité  qu'il  nous 
avait  témoignée  d'abord  s'ajouta,  quand  il  eut  entendu  les  éloges 
que  le  vieil  astronome  voulait  bien  faire  de  nous,  une  nuance  visible 
de  respect.  Ce  capitaine  musulman  a  imaginé,  pour  attirer  chez  lui 
les  commerçans,  de  les  garantir  contre  les  vols  dont  ils  pourraient 
être  victimes  sur  son  territoire.  Cette  mesure  pousse  les  habitans 
des  villages,  sur  lesquels  pèserait  solidairement  le  poids  des  indem- 
nités, à  traquer  les  brigands  et  à  faire  la  police. 

Les  montagnes  qui  courent  le  long  du  lac  de  Tali  nous  montrent 
déjà  de  loin  leurs  fiers  sommets  neigeux;  les  autres,  plus  près  de 
nous,  s'arrondissent  et  s'abaissent.  Les  petites  plaines  se  multiplient 
et  font  pressentir  la  grande  plaine.  Dans  celle  de  Pien-ho,  pas  un 
village  ne  reste  debout;  les  ruines  faites  alternativement  par  les 
impériaux  comme  par  les  rebelles  servent  d'abri  précaire  à  de  nom- 
breuses familles  de  cultivateurs  qui  consentent  encore  à  semer  parce 
qu'ils  pourront  récolter  dans  six  mois,  mais  qui  renoncent  à  bâtir. 
On  nous  conduit  chez  le  père  Fang,  prêtre  catholique  chinois,  court 
et  trapu,  à  la  face  plate  comme  celle  d'un  Tartare;  nous  ignorions 
son  existence,  et  lui  n'était  pas  averti  de  notre  arrivée.  Nous  le  sur- 
prenons au  milieu  de  la  lecture  de  son  bréviaire,  et  il  serait  difficile 
de  peindre  son  étonnement.  Vox  faucibus  liœsit,  le  latin  restait  figé 
dans  sa  gorge,  ou  n'en  sortait  que  par  monosyllabes  absolument 
inintelligibles.  Remis  enfin  de  son  émotion,  il  laissa  de  côté  vêpres 


EXPLORATION   DU   MEKONG.  677 

et  complies  pour  nous  faire  cordialement  les  honneurs  de  chez  lui. 
Le  père  Fang  possède  la  seule  maison  du  village  ;  il  l'a  construite 
lui-même.  Ses  talens  d'architecte  ont  pu  d'ailleurs  se  développer, 
car  sa  résidence  actuelle  est  la  quatrième  que  l'incendie  l'a  forcé 
d'élever.  Les  autres  maisons  ont  été  détruites  par  des  soldats  de 
passage  en  belle  humeur.  Nous  couchons  dans  la  chapelle,  qui, 
comme  celle  du  père  Lu,  sert,  une  fois  la  messe  dite,  à  tous  les 
usages  profanes. 

Le  calendrier  du  père  Fang  nous  apprit  que  nous  étions  au  mardi 
gras.  Moins  heureux  que  le  célèbre  curé  de  Gresset  qui  put  remplir 
dignement  en  trois  jours  tous  les  devoirs  du  carnaval  et  du  carême, 
nous  laissâmes  s'écouler  sans  même  les  saluer  d'un  regret  les  der- 
nières heures  d'une  journée  marquée  en  Europe  par  tant  de  folles 
joies.  Aussi  peu  enclin  à  fêter  le  bœuf  gras  qu'à  partager  les  doctrines 
dont  cet  animal  ventru  semble  être  le  symbole,  j'ai  toujours  vive- 
ment goûté  au  contraire  l'idée  que  l'église  catholique  oppose  chaque 
année  au  culte  de  la  force  brutale  et  de  la  chair  engraissée.  Recevoir 
d'un  prêtre  chinois  et  en  même  temps  que  des  Chinois  les  cendres 
qui  affirment  l'origine,  la  rédemption  et  la  fin  commune  de  l'huma- 
nité, quelle  rude  leçon  pour  cet  orgueil  si  prompt  à  germer  dans  le 
cerveau  de  tout  Européen  hors  de  chez  lui  ! 

Le  mémento  homo  quia  pidvis  es,  qui  fait  réfléchir  partout,  tire 
quelque  chose  de  plus  grave  et  de  plus  solennel  encore  du  temps  de 
malheur  que  traverse  cette  contrée.  La  guerre  civile,  les  épidémies, 
la  disette  et  l'émigration  ont  réduit,  d'après  des  témoignages  dignes 
de  foi,  la  population  du  Yunan  de  près  de  moitié  en  dix  ans.  Pour  peu 
que  l'on  s'écarte  du  chemin,  on  se  heurte  auxossemens  mutilés  des 
victimes  de  meurtres  ignorés  ou  impunis.  Il  m'est  arrivé  bien  sou- 
vent, pour  mon  compte,  de  faire  de  ces  découvertes  qui,  en  France, 
comblent  de  joie  les  procureurs  impériaux.  A  quelques  lieues  de  la 
demeure  du  père  Fang,  séparé  de  celui-ci  par  une  montagne,  habite 
un  autre  prêtre,  un  Français,  qui  a  caché  son  presbytère  dans  un  pli 
de  terrain,  à  mi-côte  ;  il  vit  là  au  jour  le  jour,  sans  avoir  vu  depuis 
quatorze  années  aucun  compatriote,  adoptant  des  enfans,  s'efforçant 
au  milieu  de  tous  les  périls  de  relever  le  courage  abattu  des  quel- 
ques chrétiens  qui  l'entourent  et  de  grouper  autour  de  lui  assez  de 
justes  pour  sauver  Sodome.  Les  détails  qu'il  nous  donne  sur  le  jeune 
empire  mahométan,  à  la  formation  duquel  il  assiste,  font  frémir  d'hor- 
reur, et  l'on  ne  sait  s'il  faut  plus  s'indigner  contre  les  tyrans  san- 
guinaires et  lascifs  que  contre  des  populations  dix  fois  plus  nom- 
breuses qui  supportent  un  joug  honteux,  non  sans  se  plaindre,  mais 
sans  le  secouer. 

Le  père  Leguilcher  vit  dans  une  retraite  absolue,  loin  des  routes, 
sans  rapports  avec  les  autorités  musulmanes,  contre  lesquelles  rien 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  le  protège  et  qui  ignorent  presque  son  existence.  Quand  les  bruits 
de  la  guerre,  montant  de  la  plaine  jusqu'à  son  asile,  deviennent  trop 
menaçans,  il  cherche  un  refuge  dans  une  caverne  profonde,  lieu 
sacré  pour  les  Thibétains,  qui  y  viennent  en  pèlerinage.  Resté  invio- 
lablement  attaché  à  la  France,  bien  qu'il  ait  renoncé  à  l'espoir  de 
la  revoir  jamais,  le  père  Leguilcher  consent,  pour  servir  des  Fran- 
çais, à  sortir  de  la  réserve  que  la  prudence  non  moins  que  ses  goûts 
lui  ont  imposée  jusque-là,  et  à  nous  accompagner  à  Tali,  où  nous 
ne  pouvions  nous  risquer  sans  interprète.  Avoir  en  quelque  sorte 
pénétré  dans  la  banlieue  de  cette  ville  sans  nous  être  fait  annoncer, 
sans  avoir  demandé  aucune  autorisation,  cela  pouvait  être  considéré 
comme  un  peu  téméraire;  mais,  aucun  courrier  n'ayant  consenti  à 
porter  nos  lettres,  il  n'y  avait  d'autre  parti  à  prendre  que  celui  de 
nous  présenter  nous-mêmes.  Nous  avons  toujours  été  heureux  de- 
puis deux  ans,  et  nous  comptons  sur  notre  étoile.  Le  père  Leguil- 
cher cependant  n'avait  qu'une  confiance  très  limitée  dans  le  succès 
de  notre  entreprise;  mais,  si  celle-ci  réussissait,  elle  aurait  l'avan- 
tage de  donner  à  sa  situation  de  missionnaire  une  sorte  de  sanction 
officielle  dont  profiteraient  ses  chrétiens,  unique  objet  de  ses  pen- 
sées. Cette  considération  acheva  de  le  déterminer  à  partager  notre 
fortune. 

Pour  atteindre,  des  hauteurs  où  le  prêtre  français  a  caché  sa 
maison,  le  niveau  des  régions  habitées,  il  faut  descendre  à  l'aven- 
ture, car  les  capricieux  zigzags  du  sentier  qui  mène  à  la  plaine 
semblent  tracés  par  l'écoulement  des  eaux  plutôt  que  par  le  pied 
des  hommes.  Nos  chevaux  restent  inutiles  jusqu'au  moment  où  nous 
rejoignons  la  route  du  Yongpé  à  Tali.  Une  citadelle  occupée  par  un 
chef  militaire  important  commande  cette  route.  Nous  nous  faisons 
annoncer  solennellement  et  nous  pénétrons  dans  le  fort  sans  don- 
ner au  mandarin  qui  y  réside  le  temps  de  se  reconnaître.  Celui-ci, 
surpris  par  notre  brusque  arrivée,  laisse  de  côté  sa  pipe  d'opium,  se 
précipite  au-devant  de  nous  à  demi  hébété  déjà  et  donne  des  ordres 
à  ses  gens,  qui  finissent  par  souffler  à  pleins  poumons  dans  des  cla- 
rinettes discordantes.  Nous  étions  comblés  d'honneurs.  Le  comman- 
dant de  cette  forteresse  n'a  pas  embrassé  l'islamisme.  Il  est  resté  to- 
lérant et  doux  comme  un  Chinois  et  s'est  opposé  souvent,  sans  rien 
perdre  de  la  confiance  du  sultan,  aux  violences  de  ses  soldats.  Une 
bande  de  ces  guerriers  musulmans  lui  ayant  fait  demander  un  jour, 
dans  un  dessein  facile  à  comprendre,  de  remplacer  par  des  jeunes 
filles  les  hommes  qui  portaient  leurs  bagages,  il  fit  saisir  et  garrotter 
les  insolens,  ordonna  qu'on  les  enduisît  tout  entiers  de  graisse  de 
porc  et  leur  dit  :  «  Vous  voulez  abuser  de  nos  femmes,  commencez 
par  user  de  nos  cochons!  »  Malgré  les  efforts  de  ce  personnage,  les 
villages  sont  détruits  autour  de  la  citadelle  construite  pour  les  pro- 


EXPLORATION   DU   MEKONG.  679 

téger,  et  des  monceaux  de  briques  marquent  seuls  l'emplacement 
qu'ils  occupaient.  Le  soir  venu,  nous  trouvons  à  grand'peine  une 
maison  debout,  triste  résidence,  obscure  et  inhabitée.  Nous  plaçons 
nos  chevaux  dans  la  cour  intérieure  et  nous  nous  couchons  près  d'eux 
sur  les  dalles,  en  redoublant  de  vigilance.  Non  loin  de  nous  en  effet, 
dans  la  montagne,  habitent  des  sauvages  nommés  Ghasu,  qui  dans 
tous  les  temps  ont  exploité  les  voyageurs.  Les  paysans  leur  paient 
un  tribut  annuel  appelé  en  chinois  la  rente  des  voleurs,  moyen- 
nant quoi  ils  sont  assurés  d'être  remboursés  de  la  moitié  de  la  va- 
leur de  ce  qui  pourra  leur  être  enlevé.  Le  cultivateur  ne  perd  pas 
tout,  il  reste  encore  aux  brigands  un  bénéfice  honnête,  et  tout  le 
monde  est  satisfait  :  singulière  convention  tacite,  sorte  de  camorra 
respectée  par  le  gouvernement  et  acceptée  de  tous  comme  une  ser- 
vitude naturelle  pesant  sur  un  certain  rayon. 

Le  lendemain,  notre  route  nous  conduit  à  travers  une  série  d'on- 
dulations basses  dans  une  vallée  étroite  et  longue  que  la  grande 
chahie  des  monts  Tien-song  semble  de  loin  fermer  hermétique- 
ment. Ceux-ci  s'éloignent  et  se  détachent  à  mesure  que  nous  avan- 
çons. Nous  apercevons  enfin  en  face  de  nous  dans  tout  leur  magni- 
fique développement  les  montagnes  de  Tali,  dont  le  pied  baigne 
dans  un  lac  admirable,  tandis  que  la  tête,  couronnée  de  neige,  se 
perd  dans  les  nuages.  Sous  nos  yeux  se  déroule  un  immense  tapis 
de  verdure  au  milieu  duquel  des  groupas  de  maisons  en  terre 
rouge,  avec  leurs  toits  en  tuiles  et  leurs  pignons  blanchis,  se  déta- 
chent au  soleil.  Autour  de  nous,  tout  est  couleur,  lumière,  limpidité. 
Fussions-nous  contraints  de  nous  arrêter  là  que  nous  ne  regrette- 
rions pas  nos  longues  marches,  nos  inquiétudes  et  nos  fatigues. 
Après  un  premier  élan  d'admiration,  la  critique  reprend  ses  droits. 
Si  ce  paysage  n'est  pas  l'un  des  plus  magnifiques  qu'il  soit  possible 
de  rêver,  la  faute  en  est  aux  Chinois,  qui  n'ont  pas  laissé  subsister 
un  arbre,  ni  sur  les  grandes  montagnes,  ni  sur  les  monticules  dé- 
solés qu'orneraient  si  bien  de  beaux  ombrages.  En  revanche,  la 
culture  maraîchère  est  admirablement  entendue,  et  nous  reconnais- 
sons, en  approchant,  des  fèves,  des  choux  et  des  légumes  vulgaires; 
les  rizières  occupent  aussi  de  vastes  espaces.  La  population  agricole 
qui  vit  autour  du  lac  est  une  population  indigène  qui  appartient 
en  grande  partie  à  la  race  des  Minkias.  D'ailleurs,  sur  les  cinq  cents 
villages  qui  existaient  dans  cette  grande  plaine  avant  la  guerre,  on 
n'en  compte  pas  aujourd'hui  plus  de  deux  cent  cinquante,  et  un  seul 
sur  ce  nombre  est  exclusivement  peuplé  de  Chinois. 

Nous  passons  sur  une  longue  chaussée  à  laquelle  on  travaille.  C'est 
la  première  fois  depuis  mon  entrée  dans  le  Yunan  que  je  vois  con- 
struire ou  réparer  une  route.  Cette  chaussée  conduit  à  une  forteresse 
dont  les  murailles,  appuyées  d'un  côté  à  la  montagne  et  prolongées 


680  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  l'autre  jusque  dans  l'eau  du  lac,  barrent  absolument  le  chemin. 
Le  commandant  de  la  forteresse  nous  fait  dire  qu'il  vient  d'envoyer 
prendre  les  ordres  du  sultan,  et  nous  somme  de  les  attendre.  A  cela 
nous  n'avons  rien  à  répondre.  Ces  ordres  arrivent  le  lendemain,  et 
nous  nous  sentons  tous  soulagés  d'un  grand  poids  en  apprenant  qu'ils 
sont  favorables.  Nous  traversons  le  fort,  véritable  souricière  dans 
laquelle  il  eût  été  facile  de  nous  emprisonner  d'un  seul  coup;  mais 
on  nous  a  envoyé  de  Tali  un  mandarin  et  quelques  soldats  pour 
nous  escorter,  cette  mesure  nous  rassure  et  nous  empêche  de  soup- 
çonner un  piège.  Au-delà  du  fort,  la  plaine  s'épanouit,  traversée 
par  la  route  que  nous  suivons.  Quand  les  murailles  de  la  ville  se 
montrent  dans  le  lointain,  dominées  par  des  montagnes  grandioses, 
la  peur  s'empare  de  nos  porteurs;  des  chrétiens  qui  avaient  voulu 
suivre  le  père  Leguilcher  rétrogradent  prudemment,  se  proposant 
de  rallier  notre  caravane  après  qu'ils  auront  connu  l'accueil  qui  lui 
aura  été  fait.  Des  bruits  sinistres  nous  sont  rapportés  :  quatorze  Eu- 
ropéens auraient  été  récemment  mis  à  mort,  et  nous  allions  bientôt, 
au  dire  de  nos  gens  effrayés,  voir  leurs  têtes  sur  les  murailles.  Tous 
les  étrangers  sont  des  Européens  pour  les  Chinois.  Les  hommes 
massacrés  par  ordre  du  sultan  étaient  probablement  des  Birmans  ou 
des  Hindous,  car  ils  avaient  la  peau  presque  noire.  Nous  entrons 
néanmoins  sans  obstacle  dans  la  redouta])le  cité.  La  grande  rue,  d'a- 
bord presque  déserte,  se  peuple  peu  à  peu.  Nous  avançons  toujours, 
serrés  les  uns  contre  les  autres,  l'œil  aux  aguets  et  la  main  sur  nos 
armes.  Un  mandarin  magnifiquement  vêtu  et  monté  sur  un  cheval 
de  prix  vient  au-devant  de  nous,  jette  un  regard  dédaigneux  sur  nos 
costumes  de  laine  fripés  et  sans  dorure,  sur  nos  chevaux  petits  et 
maigres,  et  nous  invite  à  mettre  pied  à  terre.  Nous  sommes  alors  as- 
saillis par  une  foule  énorme,  excitée,  hurlante,  qui,  débouchant  de 
toutes  les  rues  adjacentes,  oscille  comme  les  flots  de  la  mer  et  me- 
nace de  nous  écraser.  Des  soldats  se  ruent  sur  nous  par  derrière  et 
nous  arrachent  violemment  nos  chapeaux.  Cette  insulte  fut  suivie 
d'une  rixe  dans  laquelle  nous  dûmes  faire  usage  des  crosses  de  nos 
fusils;  nos  quatre  Annamites  et  nos  deux  tagals  usèrent  bravement 
de  leurs  sabres,  et  le  mandarin,  resté  d'abord  impassible,  s'interposa 
tardivement,  au  moment  où  un  soldat  musulman  tombait  ensan- 
glanté. 

Cet  incident  dont  les  suites  pouvaient  être  si  funestes,  et  dont  nous 
ignorions  la  cause,  avait  été  provoqué  par  la  curiosité  du  sultan. 
Celui-ci  nous  observait  du  haut  des  remparts  de  la  citadelle,  et 
c'était  pour  qu'il  pût  examiner  à  son  aise  nos  visages  européens  que 
l'on  nous  avait  brutalement  décoiffés  après  nous  avoir  enjoint  de 
descendre  de  cheval.  Il  donna  l'ordre  lui-même  de  nous  conduire 
hors  de  la  ville,  dans  un  logement  qu'il  désigna.  A  peine  y  étions- 


EXPLORATION   DU   MEKONG.  681 

nous  installés  que  des  mandarins  vinrent  nous  présenter  les  excuses 
du  sultan,  nous  offrir  de  sa  part  une  audience  pour  le  lendemain, 
régler  le  cérémonial,  sur  lequel  ils  se  montrèrent  même  très  conci- 
lians.  Ils  n'exigèrent  qu'une  chose,  la  promesse  que  nous  nous  pré- 
senterions sans  armes.  On  causa  ensuite  du  but  de  notre  voyage  ; 
mais  cette  conversation,  malgré  la  courtoisie  des  formes,  était  en 
réalité  un  véritable  interrogatoire.  Soit  que  le  caractère  exclusive- 
ment scientifique  de  notre  expédition  n'eût  pas  été  de  notre  part 
assez  soigneusement  maintenu,  soit  que  les  têtes  fussent  trop  dures, 
ainsi  que  nous  l'avait  prédit  le  grand-prêtre  de  Yunan-sen,  pour 
supposer  à  une  exploration  pénible  des  motifs  désintéressés,  il  est 
certain  que  le  jour  suivant  nous  trouvâmes  absolument  changées  les 
bienveillantes  dispositions  annoncées  la  veille.  A  l'heure  qui  avait 
été  fixée  pour  l'audience,  un  mandarin  vint  nous  avertir  qu'il  restait 
encore  des  détails  à  régler,  qu'il  y  avait  lieu  de  s'expliquer  d'une 
manière  plus  complète  et  plus  claire  ;  il  finit  par  nous  dire  que  le 
sultan  demandait  le  père  Leguilcher.  Après  l'heureuse  issue  des  né- 
gociations antérieures,  confians,  pour  en  avoir  déjà  fait  l'épreuve, 
dans  l'intelligence  et  la  sagesse  du  missionnaire,  nous  estimions 
l'entrevue  souhaitée  par  le  sultan  avantageuse  et  sans  danger.  Le 
père  Leguilcher,  moins  rassuré,  s'y  rendit  néanmoins  en  homme 
accoutumé  à  braver  tous  les  périls.  Il  revint  après  une  absence 
d'une  heure  sain  et  sauf,  mais  ayant  entendu  proférer  les  plus  vio- 
lentes menaces  contre  lui  d'abord  pour  avoir  introduit  dans  Tali  des 
gens  de  notre  espèce,  puis  contre  nous  qui  venions  reconnaître  les 
routes,  mesurer  les  distances  et  dessiner  le  pays  dans  l'intention 
manifeste,  quoique  niée  effrontément,  de  nous  en  emparer.  «  Ya 
dire,  avait  ajouté  le  sultan,  va  dire  à  ces  Européens  qu'ils  peuvent 
prendre  toutes  les  terres  arrosées  par  le  Lant-san-kiang  (Mékong) 
depuis  la  mer  jusqu'au  Yunan,  mais  qu'ils  seront  forcés  de  s'arrê- 
ter là.  Ils  auraient  conquis  la  Chine  tout  entière  que  l'inexpugnable 
royaume  de  Tali  serait  encore  une  borne  infranchissable  à  leur  am- 
bition. J'ai  déjà  fait  mettre  à  mort  un  grand  nombre  d'étrangers; 
que  ces  insolens  qui  ont  versé  hier  sous  mes  yeux  le  sang  de  l'un 
de  mes  soldats  s'attendent,  s'ils  demeurent  plus  longtemps  chez 
moi,  à  un  sort  pareil.  Je  les  épargne  parce  qu'ils  me  sont  recom- 
mandés par  un  homme  vénéré  des  musulmans,  mais  qu'ils  retour- 
nent sans  retard  au  lieu  d'où  ils  sont  venus,  et  s'ils  tentent  d'aller 
reconnaître  le  fleuve  dans  lequel  se  déverse  le  lac  de  Tali  (le  Mé- 
kong), malheur  à  toi  et  à  eux  !  » 

Ce  souverain  qui  règne  par  la  terreur  vit  lui-même  dans  une  ter- 
reur perpétuelle.  Les  murs  de  la  citadelle,  construite  au  centre  de  la 
ville,  sont  les  plus  beaux  et  les  plus  forts  qu'on  puisse  voir;  le  sultan 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

demeure  retiré  derrière  ces  remparts.  Deux  canons  constamment 
chargés  sont  braqués  aux  portes  de  la  salle  d'audience;  personne  ne 
l'approche,  hors  ses  fidèles,  et  très  peu  de  gens  connaissent  sa 
figure.  On  appelle  les  suspects  un  à  un  dans  cet  antre,  et  ils  en  sortent 
rarement  vivans.  Des  chrétiens  mêlés  à  la  foule,  en  voyant  passer  le 
père  Leguilcher  qui  se  rendait  à  l'audience,  ont  éckté  en  sanglots, 
bien  convaincus  qu'il  allait  à  la  mort.  Il  en  avait  été  autrement, 
comme  on  vient  de  le  voir.  Après  le  récit  du  missionnaire,  il  fallait 
non-seulement  renoncer  à  l'espoir  de  revoir  le  Mékong,  mais  même 
à  visiter  la  ville,  et  demeurer  exactement  enfermés  dans  notre  logis 
jusqu'au  lendemain.  Nous  chargeons  nos  armes,  tout  est  à  craindre 
de  la  part  d'un  homme  aussi  effrayé  que  le  sultan.  Nous  sommes 
autorisés,  après  l'inexplicable  changement  qui  s'est  déjà  produit  une 
fois  dans  ses  dispositions,  à  redouter  chez  ce  tyran  fantasque  un  re- 
virement nouveau  qui  aggraverait  encore  notre  situation.  Nous  étions 
en  effet  absolument  à  sa  merci,  et,  bien  que  résolus  à  nous  défen- 
dre, il  était  impossible  d'entretenir  aucune  illusion  sur  le  résultat 
de  la  lutte,  si  celle-ci  venait  à  s'engager.  Le  soir,  notre  maison  tout 
entière,  à  l'exception  du  réduit  où  nous  étions  entassés,  fut  envahie 
par  des  soldats.  Nos  propres  sentinelles  durent  alors  se  replier  jus- 
que dans  notre  chambre,  et,  sous  le  coup  d'une  anxiété  qu'on  trou- 
vera naturelle,  nous  passâmes  la  nuit  dans  l'attente  de  quelque  grave 
événement,  observant  les  soldats,  qui  de  leur  côté  surveillaient  tous 
nos  mouvemens.  Aux  premières  lueurs  de  l'aube,  nos  geôliers  des- 
cendirent dans  la  cour;  ils  n'opposèrent  aucune  résistance  à  notre 
départ,  mais  se  mirent  en  devoir  de  nous  escorter,  armés  jusqu'aux 
dents.  Tout  alla  bien  jusqu'à  la  forteresse  qui  donne  accès  dans  la 
plaine.  Le  mandarin  préposé  à  notre  garde  nous  donna  l'ordre  de 
nous  arrêter  là,  et  s'éloigna  rapidement.  Craignant  qu'il  ne  fût  allé 
s'entendre  avec  le  commandant  de  cette  petite  place,  où  nous  pou- 
vions soupçonner  que  l'on  voulait  nous  enfermer  pour  se  défaire  de 
nous,  nous  rassemblâmes  nos  porteurs  de  bagage,  et,  les  poussant 
devant  nos  chevaux,  nous  franchîmes  au  grand  galop,  malgré  les 
réclamations  des  soldats  intimidés  et  la  consigne  de  leur  chef,  toutes 
les  fortifications,  très  mal  gardées  d'ailleurs,  qui  barraient  notre 
chemin  ;  une  fois  sortis  de  ce  périlleux  passage,  nous  avions  devant 
nous  l'espace,  et  nous  ne  manquâmes  pas  d'en  profiter. 

A  dix  heures  du  soir,  comme  nous  avions  pris  position,  pour  y 
passer  la  nuit,  dans  une  maison  déserte  et  facile  à  défendre,  un 
certain  nombre  de  soldats  demandèrent  pncifiquement  à  être  intro- 
duits. Ils  venaient  informer  le  père  Leguilcher  que  le  commandant  du 
fort,  celui-là  même  dont  nous  avions  reçu  trois  jours  auparavant 
un  si  bon  accueil,  l'invitait  à  se  présenter  chez  lui  sur-le-champ. 


EXPLORATION   DU    MEKONG.  683 

Ils  étaient  chargés  en  outre  d'acheter  au  nom  cla  sultan  de  Tali  le 
revolver  que  nous  nous  étions  proposé  d'offrir  à  ce  capricieux  per- 
sonnage. Malgré  l'insistance  qu'ils  apportèrent  dans  cette  double 
négociation,  ces  ambassadeurs  indiscrets  furent  éconduits.  Laisser 
le  missionnaire  compromis  à  cause  de  nous  s'éloigner  en  pleine 
nuit  de  notre  petite  colonne,  c'eût  été  manquer  de  prudence,  et 
vendre  une  arme  à  un  homme  qui  n'avait  ni  su  la  mériter  ni  osé  la 
prendre,  c'eût  été  manquer  de  dignité.  Les  soldats  nous  quittèrent 
donc  en  murmurant,  et  nous  passâmes  la  nuit  à  consolider  nos  bar- 
ricades. Celles-ci  d'ailleurs  demeurèrent  inutiles,  et  cette  alerte  fut 
la  dernière.  Le  chef  du  nouvel  empire  musulman  nous  a  épargnés 
par  crainte  de  provoquer  contre  lui  l'intervention  des  Européens,  et 
ses  fanatiques  sujets  ont  été  tenus  en  respect  par  la  terreur  se- 
crète que  nos  armes  leur  avaient  inspirée.  En  rentrant  dans  l'er- 
mitage du  père  Leguilcher,  nous  reconnûmes  bien  vite  à  la  conster- 
nation des  visages  que  la  nouvelle  de  notre  insuccès  nous  y  avait 
devancés.  De  tous  les  points  de  la  montagne,  les  chrétiens  affluaient 
au  presbytère,  remplissant  la  chambre  et  l'oratoire,  se  pressant  au- 
tour du  prêtre,  qu'ils  n'osaient  interroger,  silencieux  comme  des 
gens  qui  pressentent  une  grande  douleur.  Le  lendemain,  lorsque  le 
père  Leguilcher,  dont  un  plus  long  séjour  au  milieu  d'eux  aurait  mis 
la  vie  en  péril,  s'éloigna  avec  nous,  des  sanglots  éclatèrent,  les 
hommes  et  les  enfans  voulurent  accompagner  leur  bienfaiteur. 
Quant  aux  femmes,  c'était  vraiment  pitié  de  les  voir  avec  leurs  pieds 
mutilés  s' efforçant  de  suivre  le  pas  des  chevaux  et  gravissant  en 
pleurant  la  montagne  à  pic.  Elles  s'attachaient  à  la  robe  du  prêtre, 
qui  ne  se  détournait  pas  de  peur  de  faiblir.  Nous  emportions  l'âme 
de  ce  petit  monde  chrétien,  entouré  d'ennemis  du  côté  du  Thibet 
aussi  bien  que  du  côté  de  la  Chine,  et  qui  allait  peut-être,  après 
notre  départ  et  par  notre  imprudence,  être  persécuté  pour  sa  foi. 
C'était  là  une  pensée  amère  qui,  en  se  joignant  à  l'inévitable  con- 
tagion de  la  douleur  humaine  sincèrement  exprimée,  nous  arracha  à 
nous-mêmes  les  premières  larmes  que  nous  eussions  versées  depuis 
deux  ans.  La  montagne  de  Likiang  montra  bientôt  à  l'horizon  ses 
formes  imposantes  ;  elle  apparaissait  au  loin  comme  un  blanc  fan- 
tôme qui  semble  garder  l'entrée  du  Thibet.  Partis  des  plaines  basses 
conquises  sur  la  mer  par  les  alluvions  du  Mékong,  nous  pouvions 
contempler  enfin  de  hauts  somme's,  des  neiges  éternelles,  et  entre- 
voir la  contrée  brumeuse  vers  laquelle  nous  avaient  si  souvent  en- 
traînés nos  rêves.  Nous  perdions  en  même  temps  l'espoir  d'y  péné- 
trer; mais  les  préoccupations  qui  nous  assiégeaient  alors  laissèrent 
en  nous  peu  de  place  aux  regrets.  Tant  que  dura  notre  marche  en 
territoire  musulman,  il  fallut  presser  le  pas,  ne  camper  qu'en  lieux 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sûrs  et  hors  des  villages  populeux.  Ce  fut  donc  avec  un  vif  conten- 
tement que  nous  arrivâmes  enfin  dans  cette  zone  neutralisée  par  les 
belligérans  d'un  accord  commun.  L'itinéraire  de  notre  retour  fut, 
sauf  une  modification  légère,  le  même  que  j'ai  déjà  décrit  en  con- 
duisant le  lecteur  à  Tali;  je  n'ai  donc  point  à  m'y  arrêter.  Nous 
eûmes  la  satisfaction  d'obtenir  du  mandarin  de  Hoéli-Tcheou  la 
punition  d'un  soldat  qui  avait  insulté  le  père  Lu,  et  la  publication 
du  dernier  édit  impérial  favorable  aux  chrétiens,  édit  qu'on  avait 
jusqu'alors  laissé  ignorer  aux  populations. 

Cependant,  grâce  au  missionnaire  qui  nous  servait  d'interprète, 
les  conversations  des  voyageurs,  des  marchands,  des  aubergistes, 
races  en  tous  pays  curieuses  et  bavardes,  n'étaient  plus  pour  nous 
lettres  closes.  Nos  aventures  faisaient  ordinairement  tous  les  frais 
de  ces  récits,  où  déjà  la  vérité  commençait  à  disparaître  sous  la  lé- 
gende. Nous  écoutions  ces  propos  sans  y  prendre  part,  et  c'est  ainsi 
qu'après  une  longue  absence  les  premières  nouvelles  du  malade 
de  Tong-tchouan  vinrent  par  hasard  nous  frapper  au  cœur.  Une 
opération  avait  été  pratiquée  sur  M.  de  Lagrée,  voilà  le  fait  que 
nous  parvînmes  à  démêler  au  milieu  des  détails  extravagans  dont 
un  fumeur  d'opium  embellissait  sa  narration.  De  quelle  nature  avait 
été  cette  opération,  quel  résultat  avait-elle  amené?  A  toutes  les 
questions  qui  se  pressaient  sur  nos  lèvres,  nulle  réponse  sérieuse 
n'était  donnée.  Ce  fut  seulement  trois  jours  avant  notre  arrivée  à 
Tong-tchouan  que  nos  appréhensions  se  changèrent  en  certitude. 
M.  de  Lagrée  était  mort,  le  12  mars  1868,  d'une  maladie  de  foie 
dont  il  souffrait  depuis  plus  de  soixante  jours.  Celui  d'entre  nous 
qui  avait  eu  au  plus  haut  degré  l'amitié  et  la  confiance  de  notre 
chef,  le  docteur  Joubert,  vint  à  notre  rencontre.  Miné  lui-même  par 
la  fièvre  et  par  le  chagrin,  il  était  encore  sous  l'impression  des  pé- 
nibles devoirs  qu'il  venait  d'accomplir,  l'autopsie  et  l'inhumation 
du  cadavre.  —  L'intelligence  ne  s'était  éteinte  chez  M.  de  Lagrée 
qu'avec  la  vie.  Jusqu'au  dernier  moment,  le  sentiment  de  sa  res- 
ponsabilité ne  l'abandonna  point;  en  présence  de  la  mort,  l'une  de 
ses  plus  grandes  souffrances,  c'était  de  rester  dans  l'ignorance  de 
notre  sort.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  payer  longuement  à  M.  de  La- 
grée le  tribut  d'hommages  qu'il  a  si  justement  mérité.  Je  dirai  seu- 
lement aujourd'hui  que  le  succès  de  notre  long  voyage  à  été  son 
œuvre,  et  que  l'honneur  en  revient  tout  entier  à  sa  mémoire.  Il 
nous  restait  à  gagner  Shang-haï.  Le  récit  de  ce  rapide  voyage  à 
travers  la  Chine  fera  l'objet  de  la  dernière  partie  de  ce  travail. 

L.-M.  DE  Carné. 


UN    PUBLICISTE 


DU  DIX-HUITIEME  SIECLE 


DANIEL  DEFOE,  SA  VIE    ET    SES  ECRITS. 

Daniel  Dcfoe,  his  lifc  and  hitheito  unknown  luritings ,  hy  William  Lee;  London  1S69. 


On  se  plaît  souvent  à  rechercher  dans  une  œuvre  d'imagination 
le  tableau  ou  tout  au  moins  le  reflet  de  la  vie  de  l'auteur.  Tout  ro- 
man qui  n'est  pas  écrit  par  une  personne  adonnée  tout  à  fait  à  ce 
genre  de  littérature  passe  pour  être  une  autobiographie,  ou,  si  l'on 
ne  veut  rien  exagérer,  un  recueil  d'impressions  personnelles.  Le 
lecteur  s'abandonne  encore  plus  volontiers  à  cette  tendance  lors- 
qu'il lui  tombe  entre  les  mains  un  livre  empreint  d'une  forte  ori- 
ginalité, et  lorsqu'il  s'agit  d'un  auteur  dont  la  réputation  est  encore 
debout  sans  que  les  détails  de  sa  vie  soient  bien  connus.  D'aucuns 
prétendent  reconnaître  à  la  lecture  quelle  est  la  profession  de  l'é- 
crivain; si  cela  est  juste,  les  aventures  si  vraisemblables  de  Robinson 
Crusoé  ne  révéleront-elles  pas  quelque  vieux  marin  habitué  à  courir 
les  mers,  qui  a  vu  de  ses  yeux  tout  ce  que  les  voyageurs  du  xviii''  siècle 
connaissaient  de  la  surface  du  globe?  ou  bien  encore  les  réflexions 
pieuses  et  les  allusions  bibliques  dont  ce  récit  est  parfois  émaillé 
n'indiqueront-elles  pas  plutôt  quelque  ministre  protestant  qui  a  par- 
couru le  monde  en  soutenant  des  thèses  contre  les  hérétiques  et  en 
convertissant  les  infidèles?  En  tout  cas,  on  s'étonnera  d'apprendre 
que  c'est  l'œuvre  d'un  homme  qui  n'est  presque  pas  sorti  de  l'Angle- 


686  •  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terre,  qui,  loin  d'avoir  éprouvé,  comme  son  héros,  les  poignantes 
émotions  de  la  solitude,  a  pris  une  part  active  au  mouvement  poli- 
tique de  son  temps.  Et  cependant  Defoe  déclare  quelque  part  que 
l'existence  de  Hobinson  présente  un  parallélisme  presque  complet 
avec  la  sienne.  Dans  quel  sens  emblématique  il  l'entendait,  il  nous 
serait  difficile  de  le  comprendre.  S'il  resta  seul  quelquefois,  ce  fut 
en  prison  et  non  dans  une  île  déserte;  s'il  a  connu  la  mauvaise  for- 
tune, ce  fut  à  la  suite  d'entreprises  commerciales  malheureuses  ou 
de  polémiques  trop  vives  ;  ses  ennemis  furent  des  créanciers  ou  des 
contradicteurs  politiques,  lesquels  ne  ressemblent  guère  h,  des  can- 
nibales; il  a  lutté  contre  la  société  et  non  contre  la  nature.  C'est 
donc  ailleurs  que  dans  les  immortelles  aventures  de  Robinson  Cru- 
soé  qu'il  convient  de  rechercher  ce  que  fut  la  vie  de  Defoe.  11  y  a 
lieu  de  regretter  qu'un  écrivain  qui  sut  si  bien  analyser  un  carac- 
tère et  peindre  avec  tant  de  vérité  des  pays  qu'il  n'avait  jamais  vus 
n'ait  pas  laissé  de  mémoires.  Loin  de  là,  il  semblait  éviter  de  parler 
de  lui-même  et  il  n'y  a  pas  trace  d'un  événement  personnel  dans 
les  innombrables  écrits  qui  sont  sortis  de  sa  plume.  Quand  on  aura 
pris  connaissance  des  faits  que  ses  biographes  les  plus  bienveillans 
lui  attribuent,  on  se  demandera  si  ce  ne  fut  pas  la  prudence  plutôt 
que  la  modestie  qui  lui  inspira  cette  réserve. 

I. 

Daniel  Defoe  naquit  à  Londres  en  1661.  Son  père,  boucher  de 
son  métier  et  bourgeois  de  la  Cité,  était,  dit-on,  un  homme  fort  es- 
timable, assez  à  l'aise  pour  assurer  à  ses  enfans  une  bonne  éduca- 
tion, membre  d'ailleurs  de  l'église  dissidente,  à  laquelle  il  donna  des 
témoignages  de  dévoùment  en  un  temps  où  les  dissentimens  reli- 
gieux étaient  trop  souvent  un  prétexte  à  persécution.  Il  s'appelait 
simplement  James  Foe.  Le  fils  allongea-t-il  le  nom  paternel  au 
moyen  d'une  particule  qui  pouvait  flatter  sa  vanité  en  paraissant 
le  faire  descendre  d'une  des  familles  de  la  conquête  normande?  Il 
semble  plus  probable  que  cette  addition  s'introduisit  peu  à  peu  et 
sans  que  l'on  y  prit  garde,  comme  abréviation  du  prénom.  Au  reste, 
l'auteur  de  Robinson  Crusoè  a  été  certainement  le  premier  et  le 
dernier  homme  célèbre  de  sa  famille;  on  ne  l'entendit  jamais 
émettre  la  moindre  prétention  généalogique.  Vers  quatorze  ans, 
il  entra  dans  une  école  ou  académie  de  l'église  dissidente;  il  y 
reçut  sous  la  direction  d'un  savant  maître,  le  révérend  Charles 
Morton,  une  éducation  distinguée,  en  même  temps  qu'il  acquit  les 
connaissances  les  plus  étendues.  Parens  et  amis  l'engageaient  à 
suivre  la  carrière  ecclésiastique;  mais  à  peine  eut-il  l'âge  d'en  ap- 


DANIEL   DEFOE.  687 

précier  les  avantages  et  d'en  peser  les  obligations  qu'il  y  renonça 
de  son  pljin  gré,  non  sans  avoir  lutté  sans  doute  contre  les  conseils 
de  ceux  qui  l'entouraient.  Peut-être  le  souvenir  dé  cette  première 
vocation  irréfléchie,  le  contraste  entre  la  vie  calme  d'un  ministre 
anglican  et  les  orages  de  sa  propre  carrière,  lui  inspirèrent-ils  plus 
tard  cette  parole  de  regret  que  l'on  retrouve  dans  un  de  ses  opus- 
cules :  «  ce  fat  un  double  désastre  pour  moi  d'abord  d'avoir  été 
destiné  à  l'exercice  du  ministère  sacré  et  ensuite  d'en  avoir  été 
éloigné.  » 

Quoi  qu'il  en  fût  de  ces  projets  d'avenir,  Daniel  Defoe  sortit  de 
l'école  du  révérend  Morton  avec  un  bagage  de  connaissances  supé- 
rieur sans  doute  à  celui  de  la  plupart  de  ses  condisciples.  Il  avait 
approfondi  l'étude  du  grec  et  du  latin;  il  traduisait  convenablement 
l'espagnol,  l'italien  et  le  français,  et  avait  quelques  notions  du  hol- 
landa'S.  Quant  à  sa  langue  maternelle,  il  montra  plus  tard  que  per- 
sonne ne  savait  mieux  s'en  servir.  Il  avait  suivi  avec  succès  un  cours 
complet  de  théologie,  comme  il  y  parut  dans  les  polémiques  reli- 
gieuses qu'il  soutint  plus  tard.  Nul  ne  connaissait  mieux  la  constitu- 
tion de  l'Angleterre,  et  sur  les  diverses  branches  des  sciences  politi- 
ques et  sociales  il  était  probablement  au  niveau  des  contemporains 
les  plus  avancés.  Les  mathématiques  et  l'astronomie  n'avaient  pas 
été  négligées  dans  son  éducation,  non  plus  que  la  géographie,  pour 
laquelle  il  avait,  suivant  toute  apparence,  un  goût  particulier.  Cette 
vaste  instruction  acquise  dès  le  jeune  âge  prouve  déjà  que  Defoe 
n'était  pas  un  homme  ordinaire;  mais  un  trait  de  son  caractère  ai- 
dera mieux  à  comprendre  l'usage  qu'il  fit  en  sa  maturité  de  ces 
précoces  études  :  il  aimait  la  controverse,  et  il  recherchait  les  luttes 
académiques  avec  d'autant  plus  d'empressement  qu'outre  un  savoir 
très  réel  il  excellait  à  y  mettre  une  fine  et  mordante  ironie  qui  con- 
fondait ses  adversaires. 

Heureux  dans  les  entreprisas  commerciales,  James  Foe  avait  une 
disposition  naturelle  à  faire  entrer  son  fils  dans  le  commerce.  Le 
futur  publiciste  fut  donc  introduit,  au  sortir  de  l'académie,  chez  un 
gros  marchand  de  bonneterie,  afin  de  faire  l'apprentissage  indis- 
pensable avant  de  s'établir  pour  son  compte.  Il  paraît  probable  que 
ces  occupations  ne  fempèchaient  pas  de  suivre  avec  attention  le 
mouvement  des  esprits.  De  graves  événemens  agitaient  alors  l'An- 
gleterre. Dans  les  dernières  années  du  règne  de  Charles  II,  la  cour, 
le  gouvernement  et  même  l'église  établie  voyaient  avec  faveur  un 
retour  au  catholicisme.  Au  contraire  les  classes  moyennes  attachées 
à  la  réforme,  et  surtout  les  citoyens  qui  appartenaient,  comme  De- 
foe, aux  cultes  dissidens,  s'élevaient  avec  véhémence  contre  ce  que 
l'on  appelait  déjà  dans  ce  temps  l'influence  papale  et  le  pouvoir 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arbitraire.  Les  meetings  étaient  fréqiiens,  et  les  orateurs  populaires 
y  attaquaient  énergiquement  les  privilèges  que  le  parti  de  la  cour 
revendiquait  comme  étant  de  droit  divin  les  prérogatives  de  la  cou- 
ronne. En  1685  (Daniel  Defoe  avait  vingt-quatre  ans  et  venait  de 
terminer  son  apprentissage),  la  mort  de  Charles  II  fit  arriver  au 
trône  son  frère  Jacques  II,  qui  professait  un  entier  dévoûment  pour 
la  cause  catholique.  Les  façons  d'agir  du  nouveau  souverain  firent 
de  nombreux  mécontens;  l'agitation  était  au  comble;  le  duc  de  Mon- 
mouth,  frère  naturel  du  roi,  protestant  zélé  et,  qui  plus  est,  doué 
de  qualités  aimables  qui  le  rendaient  cher  au  peuple,  leva  l'étendard 
de  la  révolte.  Ce  fat  une  échauffourée  sans  graves  conséquences; 
l'infortuné  duc,  qui  avait  débarqué  en  Angleterre  le  15  juin,  fut 
battu,  fait  prisonnier  et  exécuté  dans  le  délai  d'un  mois.  Libre  de 
son  temps,  entraîné  par  les  ardeurs  populaires,  par  ses  convictions 
religieuses  et  par  l'exemple  de  nombreux  amis,  le  jeune  Defoe  s'était 
joint  aux  révoltés.  Il  fit  en  volontaire  cette  funeste  et  courte  cam- 
pagne, et  il  eut  le  bonheur  de  s'en  retirer  sain  et  sauf  sans  avoir  été 
signalé,  grâce  au  rang  obscur  qu'il  occupait,  à  l'attention  du  parti 
victorieux. 

Ce  premier  succès  enhardit  Jacques  II,  qui  envoya  une  ambassade 
au  pape  pour  solliciter  la  réunion  de  l'Angleterre  au  saint-siége,  et 
qui  fit  entrer  dans  l'armée  bon  nombre  d'officiers  catholiques  en 
place  d'officiers  protestans.  Peu  après,  le  parlement,  auquel  on  re- 
prochait quelques  velléités  de  résistance,  fut  congédié;  puis  le  roi, 
afin  d'isoler  l'église  établie,  révoqua  de  sa  propre  autorité  les  lois 
contraires  à  l'existence  des  cultes  dissidens.  Quelque  favorable  que 
fût  pour  le  moment  aux  intérêts  de  sa  secte  cet  acte  arbitraire, 
Defoe  comprit  que  le  danger  dont  ses  adversaires  religieux  étaient 
menacés  ce  jour-là  menaçait  en  même  temps  toutes  les  croyances 
non  catholiques.  Il  eut  le  courage  de  refuser  ce  don  compromet- 
tant. Ce  fut,  au  dire  de  son  biographe,  M.  Lee,  le  sujet  de  sa  pre- 
mière publication.  Au  mois  d'avril  1687,  il  parut  à  Londres  un  petit 
écrit  de  quatre  pages  que  M.  Lee  croit  avoir  de  bons  motifs  d'attri- 
buer à  l'auteur  de  Robinson  Crusoé.  Cet  opuscule  n'était  ni  daté  ni 
signé  et  ne  portait  pas  le  nom  de  l'imprimeur,  indice  évident  du 
péril  auquel  on  s'exposait  alors  en  publiant  son  opinion.  Le  courage 
du  jeune  publiciste  fut  assez  mal  récompensé;  ses  coreligionnaires 
lui  surent  mauvais  gré  d'avoir  blâmé  un  acte  royal  favorable  à  la 
liberté  de  conscience;  mais  Defoe  avait  en  tète  à  ce  moment  d'autres 
affaires  qui  le  détournèrent  un  peu  de  la  politique.  Il  venait  de  s'éta- 
blir comme  chef  d'une  maison  de  bonneterie,  et  il  était  en  instance 
pour  être  admis  sur  les  registres  de  la  Cité  de  Londres,  privilège 
auquel  sa  naissance  lui  donnait  droât. 


t 


DANIEL   DEFOE.  689 

L'année  1688  vit  s'accomplir,  personne  ne  l'ignore,  le  dernier 
acte  (le  la  révolution  d'Angleterre.  Guillaume  d'Orange,  gendre  de 
Jacques  II,  se  rendant  aux  vœux  des  protestans  anglais,  débarquait 
le  h  novembre  dans  la  Grande-Bretagne,  et  se  mettait  en  marche 
vers  Londres,  où  il  fit  une  entrée  triomphale  le  18  décembre.  A  la 
première  nouvelle  de  cet  événement,  que  les  amis  des  libertés  poli- 
tiques et  religieuses  accueillaient  avec  joie,  Defoe  quitte  ses  affaires, 
monte  à  cheval  et  rejoint  à  la  hâte  l'armée  du  prince  d'Orange. 
A  ses  yeux,  l'avènement  du  nouveau  souverain  était  la  victoire  du 
parti  national.  Longtemps  après,  lorsqu'il  se  fut  livré  tout  entier 
aux  lettres,  il  ne  laissait  pas  échapper  une  occasion  de  célébrer 
cette  journée  du  li  novembre,  anniversaire  de  la  délivrance  d'un 
joug  étranger.  Jacques  II ,  Anglais  et  catholique,  était,  suivant  lui , 
un  souverain  étranger;  Guillaume,  Hollandais  et  protestant,  était 
un  souverain  patriote.  La  révolution  accomplie,  il  se  remit  aux 
affaires  avec  plus  de  bonne  volonté  que  de  succès.  Il  avait  entrepris 
le  commerce  d'exportation,  commerce  gros  d'incertitudes  et  de 
mauvaises  chances.  A  cette  occasion,  il  se  rendit  en  Espagne,  ce  qui 
était  alors  un  voyage  long  et  périlleux.  Ses  spéculations  ne  furent 
pas  heureuses;  en  1692,  il  se  vit  insolvable  et  fut  déclaré  en  état 
de  faillite. 

Au  fait,  Defoe  n'avait  pas  le  travail  régulier  ni  l'esprit  tranquille 
qui  font  le  parfait  négociant;  les  idées  du  dehors,  non  moins  que  les 
écarts  d'une  vive  imagination,  l'empêchaient  sans  doute  de  se  livrer 
aux  entreprises  d'argent  avec  l'application  soutenue  qu'elles  exi- 
gent. Il  a  décrit  l'incompatibilité  du  génie  littéraire  avec  le  com- 
merce en  quelques  lignes  où  il  est  permis  de  voir  son  propre  por- 
trait :  «  Quelle  incongruité  de  la  nature  d'associer  des  caractères 
qui  sont  directement  opposés!  Un  homme  d'esprit  devenir  négo- 
ciant! Nul  lien  ne  le  retiendra.  C'est  en  vain  qu'on  l'enfermera  dans 
un  comptoir,  il  sera  dehors  en  un  instant.  Il  quittera  le  livre-jour- 
nal et  le  grand-livre  pour  Horace  et  Virgile;  il  fera  du  drame  d'un 
bout  à  l'autre,  et  s'il  commence  par  la  comédie,  il  finira  par  la  tra- 
gédie; la  faillite  sera  l'acte  final,  et  la  prison  pour  dettes  servira 
d'épilogue.  »  Defoe  eût  mieux  fait  de  s'avouer  à  lui-même  que  le 
négoce  réclame,  comme  la  poésie  ou  l'art  militaire,  certaines  quali- 
tés d'esprit  que  ne  ppssède  pas  tout  le  monde.  Quoiqu'il  n'ait  guère 
écrit  pendant  ces  premières  années,  il  y  a  quelques  indices  qu'il 
s'abandonnait  dès  lors  à  son  goût  pour  la  polémique  militante;  mais 
surtout  il  réservait  trop  volontiers  à  un  petit  cercle  d'amis,  lettrés 
et  éclairés  comme  lui,  le  temps  qu'il  eût  dû  consacrer  aux  affaires. 

Les  lois  contre  la  banqueroute  étaient  alors  d'une  excessive  sévé- 
rité. Aussi  Defoe  s'esquiva-t-il  pour  éviter  les  rigueurs  de  la  pri- 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  44 


690  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  pour  dettes;  il  ne  tarda  pas  toutefois  à  entrer  en  arrangement 
avec  ses  créanciers,  qu'il  désintéressa  complètement  par  la  suite, 
nous  assure  M.  Lee.  Ce  fâcheux  événement  explique  pourquoi  l'on 
n'entendit  plus  parler  de  lui  de  quelque  temps.  Des  marchands  qui 
avaient  confiance  en  sa  capacité  voulaient  lui  donner  la  direction 
d'un  comptoir  à  Cadix,  car  il  avait  la  réputation  de  bien  connaître 
l'Espagne,  qu'il  avait  déjà  visitée.  Il  s'y  refusa  par  répugnance  à 
quitter  son  pays.  A  cette  époque,  la  guerre  venait  d'éclater  entre 
la  France  et  l'Angleterre,  guerre  nationale,  puisqu'il  s'agissait  de 
défendre  le  roi  Guillaume  et  la  reine  Marie  contre  Louis  XIV,  qui 
soutenait  la  dynastie  déchue.  L'enthousiasme  était  grand  dans  toute 
l'Angleterre;  les  anciennes  distinctions  de  whig  et  de  tory,  d'église 
établie  et  d'églises  dissidentes,  s'effaçaient  presque.  Toutefois  les 
jacobites  se  remuaient  avec  activité,  et  leurs  efforts  trouvaient  un 
point  d'appui  favorable  auprès  du  menu  peuple  dans  l'élévation  des 
impôts  que  les  besoins  de  la  guerre  avaient  fait  augmenter.  Defoe 
prit  volontiers  la  plume  afin  de  rendre  populaire  un  monarque  qu'il 
avait  acclamé  six  ans  auparavant.  Le  gouvernement  reconnut  ce 
service  en  conférant  bientôt  au  publiciste  un  petit  emploi  qui  le  dé- 
barrassait des  soucis  de  l'existence  quotidienne. 

Il  y  a  quelque  sujet  de  s'étonner  qu'un  homme  si  bien  doué  pour 
la  controverse  facile  et  légère  n'eût  pas  trouvé  l'occasion  jusqu'a- 
lors de  mettre  plus  souvent  son  talent  en  évidence.  Sans  doute  il 
n'y  avait  pas  encore  de  journal  périodique;  mais  on  y  suppléait  par 
de  pstiles  feuilles  qui  se  vendaient  dans  les  rues  lorsqu'un  événe- 
ment soulevait  l'intérêt  du  public.  Un  pamphlet  de  ce  genre,  écrit 
en  vers  (dans  ces  temps  héroïques  du  journalisme,  on  mettait  vo- 
lontiers de  la  poésie  dans  la  politique),  parut  en  1700;  il  était  in- 
titulé les  Etrangers,  et  il  attaquait  avec  la  dernière  violence  la 
nation  hollandaise  en  général  et  le  roi  Guillaume  en  particulier. 
Sous  le  titre,  assez  difficile  à  traduire,  de  True  boni  Englishman, 
une  réponse  vigoureuse  fut  bientôt  publiée.  C'était  une  satire  en 
vers  :  l'auteur  anonyme  reprochait  à  ses  concitoyens  leur  ingrati- 
tude envers  le  roi.  Recherchant  les  origines  de  la  nation  anglaise, 
il  prouvait  qu'elle  est  un  mélange  de  toutes  les  races.  Le  véritable 
Anglais,  disait-il,  c'est  une  ironie,  une  fiction,  une  métaphore  in- 
ventée pour  désigner  un  homme  allié  à  tous  les  peuples  de  l'uni- 
vers. Certes  le  professeur  Huxley,  qui  de  nos  jours  vient  de  repro- 
duire presque  la  même  thèse  avec  les  preuves  bien  autrement 
concluantes  de  l'ethnologie  moderne,  n'aura  point  le  même  écho  que 
le  pamphlétaire  de  1701.  Tlic  True  born  EiigJisliman  eut  un  succès 
prodigieux.  Peut-être,  depuis  l'invention  de  l'imprimerie,  aucun 
écrit  n'avait-il  été  réédité  autant  de  fois  en  une  seule  année.  L'au- 


DANIEL    DEFOE.  691 

teiir  en  fit  lui-même  neuf  réimpressions  dans  les  premiers  mois  de 
la  publication  ;  mais,  à  côté  de  ces  éditions  authentiques,  qui  se 
vendaient  à  raison  d'un  shilling  l'exemplaire,  des  imprimeurs  sans 
scrupule  en  faisaient  de  nombreuses  contrefaçons.  On  en  débita 
80,000  exemplaires  dans  les  rues  à  six  pence,  à  deux  pence  et 
même  à  un  penny.  Depuis  le  roi  jusqu'au  plus  humble  artisan,  tout 
le  monde  voulut  le  lire.  Il  fut  bientôt  connu  que  Defoe  était  l'auteur 
de  cette  satire,  qui  lui  assura  tout  de  suite  une  brillante  réputation, 
et  le  mit,  ce  qui  était  plus  profitable,  en  relations  bienveillantes  avec 
le  souverain  régnant. 

Il  semble  que  Defoe,  encouragé  par  ce  grand  succès,  se  soit  senti 
dès  lors  en  veine  de  devenir  un  écrivain  populaire,  car  la  collection 
de  ses  opuscules  s'accroît  rapidement;  mais  il  n'y  avait  pas  que  de 
l'agrément  à  recueillir  dans  cette  profession,  et  notre  auteur,  em- 
porté par  la  fougue  de  ses  convictions,  dépassait  souvent  la  juste 
mesure.  Un  premier  incident  Favertit  qu'il  y  a  parfois  péril  à  se 
montrer  trop  ardent.  La  chambre  des  communes,  menée  par  quel- 
ques factieux,  tenait  en  échec  I3  roi  et  la  chambre  des  lords,  que  la 
nation  appuyait  avec  énergie.  L'Angleterre  ignorait  encore  que  les 
difficultés  de  ce  genre  se  résolvent  par  le  libre  jeu  d'institutions  par- 
lementaires ;  elle  n'avait  pas  eu  le  temps  de  s'y  habituer.  Le  parti 
de  la  cour  voulait  soutenir  les  ennemis  de  Louis  XIV;  les  communes 
s'opposaient  à  la  guerre.  Une  pétition,  signée  de  noms  considérables, 
vint  supplier  la  chambre  de  fournir  au  gouvernement  des  subsides 
suffisans  pour  sauvegarder  les  intérêts  du  royaume  et  appuyer  les 
alliés  de  l'Angleterre;  la  chambre  fit  mettre  en  prison  cinq  des  pé- 
titionnaires. Là-dessus,  Defoe  adresse  aux  communes  un  pamphlet 
dont  la  conclusion  se  résume  en  ces  phrases  énergiques  :  «  On  es- 
père, messieurs,  que  vous  réfléchirez  aux  devoirs  que  vous  avez  à 
accomplir.  Que  si  vous  continuez  à  les  négliger,  soyez  certains  d'é- 
prouver le  ressentiment  de  la  nation  que  vous  injuriez,  car  les  An- 
glais ne  seront  pas  plus  à  l'avenir  les  esclaves  d'un  parlement  que 
d'un  roi.  Notre  nom  est  légion,  et  nous  sommes  nombreux.  »  Les 
communes  n'eussent  pas  supporté  sans  doute  cette  revendication 
hautaine  des  droits  du  suffrage  populaire,  si  elle  ne  se  fiit  produite 
sous  le  voile  prudent  de  l'anonyme.  Au  reste,  les  événemens  don- 
nèrent un  autre  cours  au  sentiment  public.  Jacques  II  étant  mort  le 
16  septembre  1701,  le  roi  de  France  et,  à  son  exemple,  le  pape,  le 
duc  de  Savoie  et  le  roi  d'Espagne  proclamèrent  roi  d'Angleterre  le 
fils  du  souverain  défunt.  Il  n'y  eut  pas  un  bon  Anglais  qui  ne  s'indi- 
gnât de  ce  que  des  étrangers  eussent  la  prétention  d'imposer  un 
maître  à  la  nation,  le  ton  de  la  presse  légère  se  ressentit  de  ce  mou- 
vement, les  discordes  intestines  s'apaisèrent.  Le  parlement  fut  dis- 


692  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

SOUS,  et  les  nouvelles  élections  renforcèrent  le  parti  ennemi  de  la 
France.  Par  malheur,  Guillaume  III  ne  survécut  guère  à  cette  crise. 
La  reine  Anne  fut  appelée  au  trône  au  mois  de  mars  1702. 

La  mort  du  roi  Guillaume  fut  assurément  une  grande  perte  pour 
Defoe.  Honoré  de  la  confiance  de  ce  souverain,  dont  il  avait  sans 
cesse  défendu  la  cause,  admis  dans  son  intimité,  le  publiciste  eût 
été  sans  doute  appelé  à  continuer  dans  de  hautes  fonctions  publiques 
l'influence  qu'il  avait  acquise  par  ses  premiers  écrits.  Le  change- 
ment de  règne  fut  suivi  d'une  révolution  dans  la  politique.  Il  suffi- 
sait que  l'on  eût  été  cher  au  feu  roi  pour  être  suspect  aux  nouveaux 
conseillers  de  la  couronne.  Le  revirement  ne  fut  pas  moins  appré- 
ciable dans  le  monde  religieux.  En  ces  dernières  années,  la  modé- 
ration avait  prévalu  ;  la  haute  église  ne  reprit  le  dessus  que  pour 
manifester  l'intolérance  la  plus  étroite  envers  tous  les  hérétiques,  y 
compris  le  corps  nombreux  des  dissidens.  Un  certain  docteur  Sache- 
verell,  prêchant  devant  l'université  d'Oxford,  arborait  «  le  drapeau 
du  sang  et  la  bannière  de  la  défiance  »  contre  tous  ceux  qui  étaient 
en  désaccord  avec  l'église  d'Angleterre.  Ces  provocations  attei- 
gnaient les  convictions  religieuses  de  Defoe,  de  même  que  les  ten- 
dances du  nouveau  gouvernement  blessaient  ses  opinions  politiques. 
Habile  à  saisir  ses  adversaires  par  leur  côté  faible,  il  leur  répondit 
dans  un  pamphlet  ironique  où  il  s'appropriait  leurs  argumens  en 
les  exagérant  pour  en  faire  mieux  comprendre  la  folie.  Le  titre 
même  de  cet  opuscule  était  trompeur  :  le  Moyen  le  plus  simple 
d'en  finir  avec  les  dissidens  ou  Projet  pour  V établissement  de  l'é- 
glise. Quelques-uns  y  furent  pris  -en  effet,  et  les  dissidens  s'en  ef- 
frayèrent à  la  première  lecture;  mais  on  ne  tarda  pas  à  découvrir 
la  fine  moquerie  qui  avait  dicté  ces  pages.  Après  avoir  applaudi, 
les  partisans  de  l'église  établie  crièrent  au  scandale  et  demandè- 
rent vengeance  à  l'autorité  civile.  On  sut  bientôt  quel  était  l'auteur; 
le  malheureux  s'était  caché,  on  le  mit  à  prix.  La  chambre  des  com- 
munes condamna  le  livre  à  être  brûlé  par  la  main  du  bourreau, 
puis  l'imprimeur  et  le  libraire  furent  emprisonnés.  Defoe  vint  alors 
se  livrer  aux  vengeances  de  ses  ennemis.  Devant  les  juges,  il  eût  pu 
plaider  son  innocence  et  invoquer,  comme  justification,  les  écrits 
provocateurs  de  la  partie  adverse.  Mal  conseillé,  il  se  contenta  de 
réclamer  la  clémence  royale.  Déclaré  coupable  d'avoir  composé  et 
publié  un  libelle  séditieux,  il  fut  condamné  à  deux  cents  marcs  d'a- 
mende, à  être  exposé  trois  fois  au  pilori,  et  emprisonné  aussi  long- 
temps qu'il  plairait  à  la  reine. 

La  sentence  était  sévère,  surtout  si  l'on  songe  qu'elle  frappait 
un  ancien  confident  de  Guillaume  III.  Passer  en  moins  d'un  an  du 
cabinet  du  roi  à  la  prison  de  Newgate,  c'était  une  chute  pénible 


DANIEL    DEFOE.  693 

qui  atteignait  Defoe  non-seulement  clans  son  honneur  et  son  bien- 
être,  mais  encore  dans  sa  fortune.  Il  s'était  remis  au  commerce  de- 
puis trois  ou  quatre  ans;  il  dirigeait  une  briqueterie  importante  à 
Tilbury,  dans  le  comté  d'Essex.  Sa  femme  et  six  enfans  qu'il  en 
avait  eus  vivaient  de  cette  entreprise,  plus  fructueuse  que  le  métier 
d'écrivain.  Il  prétendit,  avec  une  certaine  exagération  peut-être, 
avoir  perdu  3,500  livres  sterling  dans  cette  catastrophe,  ce  qui  était 
à  coup  sûr  une  grosse  somme  pour  l'époque.  Au  reste,  Nevvgate  était 
en  ce  temps  la  moins  agréable  des  résidences,  même  pour  un  con- 
damné politique.  Les  prisonniers  n'étaient  classés  ni  par  sexe,  ni  par 
nature  de  délits.  Les  moins  coupables  vivaient  dans  une  déplorable 
promiscuité  avec  les  voleurs  et  les  assassins.  Le  lieu  était  malsain, 
la  fièvre  y  régnait  en  toute  saison.  Comme  le  vol  était  souvent 
puni  de  mort,  les  malheureuses  créatures  qui  étaient  poursuivies 
pour  ce  méfait  prétendaient  toujours  être  enceintes,  afin  d'obtenir 
un  sursis,  et  elles  ne  négligeaient  rien  pour  que  ce  sursis  fût  jus- 
tifié. Le  supplice  du  pilori  était  dans  les  circonstances  habituelles 
la  plus  infamante  des  punitions,  puisque  le  condamné  était  exposé 
aux  grossières  injures  de  la  populace.  Defoe  put  reconnaître  en  ce 
jour  c{ue  les  amis  ne  lui  manquaient  pas.  C'était  en  été;  on  lui  jeta 
des  fleurs,  on  but  à  sa  santé;  les  gens  du  peuple  qui  étaient  le  plus 
rapprochés  de  l'échafaud  le  préservèrent  des  insultes  et  l'accom- 
pagnèrent de  leurs  applaudissemens  lorsque  l'exposition  eut  pris 
fin.  A  la  honte  de  ses  adversaires,  le  pilori  se  transformait  pour 
lui  en  un  triomphe. 

Il  semble  probable  que  Defoe  obtint  bientôt  quelque  adoucisse- 
ment au  régime  ordinaire  de  la  prison,  car  il  ne  fit  jamais  preuve 
de  plus  d'activité  littéraire.  D'autre  part,  on  doit  convenir  que  la 
législation  sur  la  presse  était  dans  un  temps  d'innocence.  Durant  les 
vingt  jours  qui  s'écoulèrent  entre  le  jugement  et  la  mise  à  exécu- 
tion, Defoe  avait  eu  le  loisir  de  composer  plusieurs  pamphlets  dont 
run,ïntitulé  Hymne  au  pilori,  se  vendait  à  grands  cris  dans  les  rues 
tandis  que  l'auteur  subissait  le  supplice  de  l'exposition  publique. 
L'attitude  de  la  foule  était  telle  que  le  ministère  n'osa  poursuivre 
ce  nouveau  délit;  bien  plus,  avant  même  de  passer  devant  ses 
juges,  pendant  les  premiers  jours  de  sa  claustration  à  Newgate, 
Defoe  avait  édité  un  recueil  complet  de  ses  œuvres,  sans  omettre  le 
libelle  à  l'occasion  duquel  il  était  alors  emprisonné. 

En  vérité,  le  règne  de  la  reine  Anne,  vu  à  la  lueur  de  ces  petits 
événemens  de  la  vie  politique,  présente  un  contraste  bizarre  d'in- 
tolérance et  de  licence  qui  déroute  nos  idées  modernes  d'équité. 
Peu  de  mois  après  que  Daniel  Defoe  avait  été,  comme  il  vient  d'être 
raconté,  victime  et  héros  d'un  procès  de  presse,  voici  qu'un  cer- 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tain  John  Argill,  avocat,  homme  de  piété  et  de  grand  savoir,  mais 
plus  adonné  à  la  lecture  de  la  Bible  qu'à  celle  des  codes,  s'avisa 
de  publier  une  brochure  pour  démontrer  que  l'homme  peut  être 
quelquefois  transféré  de  la  terre  au  paradis  sans  mourir.  Gelait  une 
bien  innocente  illusion,  qui  n'offensait  personne;  mais  le  parlement 
d'Irlande,  dont  John  Argill  était  devenu  membre  cette  même  an- 
née, en  jugea  autrement.  Le  théologien  malencontreux  fut  expulsé 
de  son  siège  et  déclaré  incapable  d'être  élu  de  nouveau,  sur  quoi 
Defoe  trouva  matière  à  écrire.  Après  avoir  réfuté  les  principes  de 
John  Argill  avec  le  respect  que  mérite  un  travail  dont  les  livres  sa- 
crés ont  fourni  le  sujet,  il  rappelle  humblement  aux  bons  Irlandais 
qu'il  faut  être  miséricordieux  pour  les  pauvres  auteurs,  et  que  celui 
qui  s'adresse  à  eux  a  besoin  de  pitié  plus  que  qui  que  ce  soit. 

Ce  fut  aussi  pendant  son  séjour  à  Newgate  que  Defoe  conçut  et 
mit  à  exécution  un  projet  qui  mérite,  bien  plus  que  lîobinson  Cru- 
soé,  de  faire  passer  son  nom  à  la  postérité.  Si  vive  que  fût  deveime 
la  polémique  littéraire  pendant  les  années  de  trouble  qui  précédè- 
rent et  suivirent  la  révolution  de  1688,  elle  n'avait  toujours  qu'une 
existence  précaire,  qu'une  allure  imprévue,  faute  d'un  organe  pé- 
riodique. En  d'autres  termes,  les  journaux  étaient  encore  inconnus. 
Le  premier  des  journalistes  allait  faire  ses  débuts  du  fond  d'une 
prison,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  assurément  que  l'on  aurait  raison 
de  rappeler  trop  souvent  ses  successeurs  au  souvenir  de  leur  ori- 
gine. Le  19  février  170/i,  Defoe  fit  paraître  le  premier  numéro  de  la 
Bévue,  feuille  périodique  qui  s'annonçait  comme  devant  donner  une 
fois  la  semaine  les  nouvelles  de  l'Angleterre  et  de  l'étranger,  les 
événemens  politiques,  les  renseignemens  commerciaux.  Defoe  com- 
prenait bien  du  reste  que  de  tels  sujets  n'intéresseraient  qu'un  petit 
nombre  de  lecteurs,  et  que  pour  réussir  il  fallait  amuser.  Il  réservait 
donc  une  place  aux  faits  divers,  qu'il  appelait  brutalement  Sraudal 
Club.  Exalter  les  actes  de  vertu,  blâmer  le  vice  et  la  folie,  discuter 
les  questions  douteuses  en  théologie,  en  morale,  en  science,  en  poé- 
sie, c'était  le  vaste  programme  que  devait  remplir  le  Scandai  Club. 
Le  succès  fut  si  grand  que  la  lievue  devint  bi-hebdomadaire  à  partir 
du  huitième  numéro;  puis  elle  eut  trois  numéros,  cinq  numéros  par 
semaine,,  et  cela  dura  pendant  neuf  ans  malgré  les  entraves  que  la 
vie  agitée  du  rédacteur  semblait  devoir  apporter  souvent  à  la  pu- 
blication. 

Defoe  était  à  cette  époque  dans  toute  la  vigueur  de  son  talent; 
mûri  par  l'expérience,  maître  de  son  style,  habitué  à  la  lutte,  il  sa- 
vait être  touchant  parfois,  satirique  lorsqu'il  y  avait  avantage  à 
l'être,  spirituel  toujours.  Il  avait  d'ailleurs  une  puissance  de  tra- 
vail extraordinaire.  La  Revue,  commencée  à  Newgate,  où  les  loisirs 


DANIEL   DEFOE.  695 

ne  lui  manquaient  pas,  fut  continuée  jusqu'à  la  fin  par  lui  seul. 
Qu'il  fût  à  Londres  ou  en  Ecosse,  où  il  lit.  de  longs  séjours,  chaque 
numéro  n'en  paraissait  pas  moins  avec  la  régularité  voulue.  Les 
controverses  que  Defoe  soutint  contre  ses  adversaires  en  maintes 
occasions,  de  gros  ouvrages  qu'il  écrivit  dans  le  même  temps,  ne  le 
détournèrent  pas  du  labeur  continu  qu'il  s'était  imposé.  Ce  travail 
gigantesque  n'a  cependant  contribué  en  rien  à  sa  réputation.  Qu'i- 
rait-on rechercher  aujourd'hui  danj  un  vieux  journal  d'il  y  a  cent 
cinquante  ans?  Tout  au  plus  exhumerait-on  de  cette  volumineuse 
collection  des  récits  piquans  sur  les  personnages  ou  de  fines  appré- 
ciations sur  les  événemens  contemporains;  encore  est-il  probable 
que  le  nom  de  l'auteur  ferait  plus  pour  le  succès  de  ces  extraits  que 
le  m-^rite  intrinsèque  qu'ils  présentent  (1). 

Il  n'y  avait  pas  longtemps  que  durait  l'emprisonnement  du  pau- 
vre journaliste  lorsqu'un  changement  de  ministère  vint  donner  un 
autre  cours  à  la  politique  de  l'Angleterre.  Faible  et  bonne,  la  reine 
Anne  a  vécu,  depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin  de  son  règne, 
au  milieu  de  révolutions  du  palais.  Cette  fois  c'étaient  les  whigs, 
conduits  par  le  duc  de  Marlborough  et  lord  Godolphin,  qui  l'em- 
portaient. Ils  étaient  en  principe  favorables  à  la  liberté  de  con- 
science, et  se  gardaient  par  conséquent  de  persécuter  les  dissidens. 
Au  nombre  des  nouveaux  ministres  se  trouvait  Harley,  naguère 
président  de  la  chambre  des  communes  et  l'un  des  protecteurs  de 
Defoe.  Il  ne  pouvait  choisir  de  meilleur  exemple  que  le  procès  de 
son  ami  pour  montrer  à  la  reine  quelle  avait  été,  depuis  quelques 
années,  l'intolérance  de  la  haute  église.  Aussi  le  pamphlétaire  eut 
sa  grâce  ;  il  sortit  de  prison  ruiné,  harcelé  par  ses  créanciers,  haï 
de  ses  adversaires  politiques,  mais  par  compensation  fort  de  l'ami- 
tié des  puissans  du  jour. 

II. 

Il  entrait  dans  la  vie  ofiicielle  ;  malheureusement  c'était  par  une 
mauvaise  porte.  Il  l'a  dit  lui-même  avec  une  demi-franchise  qui  se 
prête  à  des  interprétations  fâcheuses.  Il  écrivait  en  effet  dix  ans  plus 
tard  :  «  Après  m'avoir  délivré  de  la  détresse  où  j'étais,  sa  majesté, 
qui  ne  trouvait  pas  que  ce  fut  assez  d'un  seul  acte  de  générosité, 
eut  la  bonté  de  me  prendre  à  son  service.  Je  fus  chargé,  par  l'in- 

(1)  Selon  M.  Lee,  qui  a  recueilli  avec  un  soin  extrême  les  moindres  opuscules  de 
Defoe,  il  n'existe  plus  en  Angleterre  qu'un  seul  exemplaire  complet  de  la  Hevue.  A 
dire  vrai,  le  xvn«  siècle  avait  déjà  vu  en  France,  en  Italie,  en  Allemagne,  et  en  Angle- 
terre même,  des  feuilles  périodiques,  gazettes,  nouvelles  à  la  main;  mais  c'étaient  de 
simples  chroniques  qui  n'avaient  pas  la  prétention  d'arborer  un  drapeau  politique. 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

termédiaire  de  mon  premier  bienfaiteur,  de  plusieurs  missions  ho- 
norables, quoique  secrètes.  »  Ces  derniers  mots  laissent  une  fâ- 
cheuse impression.  Qu'étaient  ces  missions  honorables,  quoique 
secrètes?  C'est  ce  que  nous  allons  voir. 

Les  communes  se  montraient  hostiles  à  la  politique  libérale  et 
éclairée  qui  prévalait  dans  la  chambre  des  lords.  Après  que  la  reine 
les  eut  engagées  plusieurs  fois  en  vain  à  plus  de  prudence  et  de 
modération,  le  ministère  eut  recours  à  une  mesure  radicale  :  le  par- 
lement fut  dissous  dans  les  premiers  mois  de  l'année  1705.  Au  mo- 
ment où  les  élections  allaient  avoir  lieu,  Defoe,  que  des  difficultés 
d'argent  contraignaient  à  s'éloigner  de  Londres,  fut  chargé  par  son 
ami  Harley  de  visiter  les  comtés  du  sud-ouest,  et  d'y  soutenir  la 
candidature  des  hommes  dont  le  ministère  espérait  avoir  le  con- 
cours dans  la  nouvelle  chambre  des  communes.  Entre  les  deux  par- 
tis qui  se  disputaient  le  pouvoir,  la  querelle  était  religieuse  autant 
que  politique.  Les  succès  que  Marlborough  remportait  sur  le  conti- 
nent donnaient  au  gouvernement  un  vernis  de  popularité.  Les  tories 
disaient  et  écrivaient  que  l'éghse  était  en  danger,  et  que  l'on  ne  pou- 
vait la  sauver  qu'en  réduisant  à  l'impuissance  les  whigs  et  les  dis- 
sidens.  Defoe,  qui  avait  déjà  mis  sa  plume  au  service  du  ministère, 
partit  au  milieu  de  cette  effervescence  générale.  Voyager  à  cheval, 
—  c'était  à  peu  près  le  seul  moyen  de  locomotion  en  ce  temps,  — 
assister  aux  incctings,  faire  des  discours,  visiter  les  personnes  in- 
fluentes de  chaque  bourg,  tout  cela  ne  l'empêchait  pas  de  trouver 
assez  de  loisir  pour  expédier  à  Londres  cinq  fois  la  semaine  le  ma- 
nuscrit de  sa  Bévue,  où  les  grosses  questions  du  jour  étaient  dé- 
battues. 

La  façon  dont  libraires  et  imprimeurs  en  usaient  alors  avec  lui 
montre  assez  quelle  faveur  obtenaient  ses  écrits.  Un  jour  on  le  réim- 
primait sans  lui  en  avoir  demandé  la  permission,  d'autres  fois  on 
mettait  sous  son  nom,  pour  en  faciliter  la  vente,  quelque  brochure 
scandaleuse  que  l'on  criait  à  haute  voix  dans  les  rues,  ou  bien  on 
prenait  dans  ses  œuvres  des  phrases  choisies  de  manière  à  exciter  la 
crainte  des  gens  paisibles,  et  l'on  publiait  cela  sans  scrupule.  Il  lui 
arriva  pis  encore  à  l'occasion  d'un  ouvrage  sur  lequel  il  avait  fondé 
de  grandes  espérances.  Durant  son  emprisonnement,  il  avait  tracé 
le  plan  et  commencé  la  rédaction  d'une  longue  satire  en  vers  sur  le 
gouvernement.  C'était  une  critique  amère  du  parti  tory,  intitulée 
Jii?^e  divùiQ.  Par  prudence,  il  s'était  abstenu  de  publier  cette  satire 
tant  que  ses  adversaires  étaient  au  pouvoir,  des  amis  lui  ayant  fait 
comprendre  qu'un  parlement  tory  supprimerait  le  livre  et  l'auteur; 
mais  enfin  en  1706,  les  circonstances  étant  changées,  l'ouvrage  fut 
édité  avec  luxe,  accompagné  d'un  beau  portrait  de  l'auteur,  au  prix 


DANIEL   DEFOE.  697 

de  10  shillings.  Le  même  jour,  un  libraii'e  rival  mettait  en  vente 
une  contrefaçon  à  moitié  prix;  un  ouvrier  typographe  avait  dérobé 
les  feuilles  en  épreuves  à  mesure  qu'on  les  imprimait.  Au  surplus, 
l'auteur  de  cet  acte  de  piraterie  fut  puni  par  où  il  avait  péché,  car  il 
eut  des  imitateurs  qui  reproduisirent  le  Jure  divino  à  un  moindre 
prix  encore. 

Le  projet  d'union  entre  l'Angleterre  et  l'Ecosse  fournit  à  Defoe 
une  nouvelle  occasion  de  servir  le  gouvernement.  Guillaume  III 
avait  rêvé,  sa  vie  durant,  d'accomplir  ce  projet;  les  troubles  de  l'é- 
poque l'avaient  empêché  d'y  donner  suite.  Il  eût  été  inutile  d'y  re- 
venir au  commencement  du  règne  de  la  reine  Anne,  tant  que  les 
tories  retenaient  le  pouvoir;  par  trop  d'attachement  à  l'église  épi- 
scopale  d'Angleterre,  ce  parti  s'était  rendu  suspect  à  l'église  pres- 
bytérienne d'Ecosse.  Le  moment  parut  propice  après  l'élection 
d'une  chambre  des  communes  à  tendances  libérales  et  l'accession  au 
pouvoir  d'un  ministère  whig.  Des  commissaires  furent  nommés  de 
part  et  d'autre  pour  s'entendre  sur  les  conditions  auxquelles  l'union 
serait  possible.  Godolphin  et  Harley  étaient  au  nombre  de  ces  com- 
missaires; ils  appréciaient  beaucoup  l'un  et  l'autre  les  principes  po- 
litiques et  religieux  de  Defoe,  qu'ils  honoraient  de  leur  amitié,  ses 
façons  courtoises,  sa  puissance  de  travail,  ses  connaissances  en  ma- 
tières politiques  et  commerciales.  Toutes  ces  qualités  étaient  de 
nature  à  produire  une  impression  favorable  sur  le  peuple  écossais. 
Ils  l'envoyèrent  donc  à  Edimbourg  avec  mission  d'y  appuyer  le  pro- 
jet de  fusion.  Le  trajet  entre  Londres  et  Edimbourg  était  alors  long 
et  pénible  ;  il  n'y  avait  ni  voitures  publiques  ni  relais  de  poste  ;  les 
voyageurs,  obligés  de  louer  des  chevaux  de  ville  en  ville ,  restaient 
plusieurs  semaines  en  route.  Encore  Defoe  était-il  plus  embarrassé 
qu'un  autre  par  la  nécessité  d'envoyer  chaque  jour  à  son  éditeur 
de  Londres  la  matière  du  journal  périodique  à  la  rédaction  duquel 
il  s'était  consacré.  A  peine  arrivé  en  Ecosse,  il  se  hâtait  aussi  d'y 
publier  de  petits  opuscules  sur  l'utilité  d'une  alliance  intime  entre 
les  deux  royaumes.  Eut-il  une  influence  réelle  sur  les  négociations 
préliminaires  de  ce  traité?  Faut-il  croire,  comme  l'affirme  son  bio- 
graphe, que  ses  écrits  contribuèrent  pour  une  bonne  part  à  éteindre 
les  préjugés  nationaux  qui  y  faisaient  obstacle?  C'est  exagérer  sans 
doute  l'influence  naissante  de  la  presse,  qui  ne  pouvait  avoir  encore 
acquis  une  action  décisive  sur  les  esprits.  Quoi  qu'il  en  soit  de  son 
intervention  en  cette  affaire,  où  il  ne  joua  peut-être  que  le  rôle  de 
la  mouche  du  coche,  le  traité  d'union,  ratifié  paries  deux  parlemens 
nationaux,  fut  revêtu  de  la  sanction  royale  au  mois  de  mars  1707. 
Defoe  reçut  sa  part  de  félicitations,  et  en  fut  d'autant  mieux  placé 
dans  l'estime  des  hommes  qui  étaient  au  pouvoir.  Néanmoins  il  ne 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quitta  pas  tout  de  suite  l'Ecosse;  il  y  trouvait  un  abri  contre  les 
persécutions  de  cinq  ou  six  créanciers  trop  exigeans  qu'il  aurait 
bien  voulu  faire  passer  pour  des  ennemis  politiques. 

Franchissons  un  espace  de  quelques  années;  aussi  bien  l'histoire 
intérieure  de  l'Angleterre  ne  présente  jusqu'au  décès  de  la  reine 
Anne  que  le  tableau  de  luttes  incessantes  entre  les  protestans  et  les 
jacobites,  entre  les  partisans  de  l'église  établie  et  ceux  des  églises 
dissidentes.  Defoe,  jadis  l'un  des  champions  du  parti  whig,  était 
devenu  suspect  à  ses  anciens  amis  par  une  liaison  trop  intime  avec 
Harley,  qui,  sous  le  nom  de  comté  d'Oxford,  était  maintenant  l'un 
des  chefs  du  torysme.  La  mort  de  la  reine,  survenue  le  l*"'  août 
171/î,  appelait  au  trône  le  prince  de  Hanovre,  George  I"'.  Le  choix 
de  la  nouvelle  dynastie  avait  été  l'œuvre  des  whigs;  le  couronne- 
ment du  nouveau  roi  fut  leur  triomphe,  et  ils  en  abusèrent.  Les 
anciens  ministres,  traités  en  criminels  d'état,  furent  enfermés  à  la 
Tour  de  Londres,  on  parlait  même  de  les  envoyer  à  l'échafaud; 
puis,  du  haut  en  bas  de  l'échelle  administrative, -depuis  les  plus 
grands  dignitaires  jusqu'aux  simples  ouvriers  typographes  de  la 
Gazette  officielle,  le  personnel  du  gouvernement  fut  renouvelé. 
Defoe  fut  enveloppé  dans  cette  disgrâce,  quoiqu'il  eût  plaidé  avec 
plus  de  chaleur  que  qui  que  ce  fût  la  cause  de  la  dynastie  de  Ha- 
novre. Il  était  le  protégé  du  comte  d'Oxford,  il  avait  joui  de  la  con- 
fiance de  la  reine;  la  mort  de  l'une  et  la  disgrâce  de  l'autre  furent  le 
signal  de  sa  propre  ruine.  Bientôt  après,  il  était  poursuivi  pour  un 
article  de  journal  assez  insignifiant,  lorsque  survint  entre  lui  et  ses 
persécuteurs  une  transaction  dont  l'histoire,  paraît-il,  était  restée 
presque  inconnue  jusqu'à  nos  jours. 

Les  biographes  de  Daniel  Defoe  ont  cru  longtemps  que  le  rôle 
politique  de  ce  brillant  pamphlétaire  avait  pris  fin  peu  après  l'a- 
vénement  de  George  I"".  H  semble  avoir  disparu  de  l'arène  vers 
1715,  pour  se  livrer  pendant  les  dernières  années  de  sa  vie  à  de 
pacifiques  travaux  littéraires,  qui  lui  ont  fait  une  réputation  plus 
durable  que  les  œuvres  éphémères  de  la  polémique  militante.  Il 
avait  alors  cinquante-six  ans,  sa  plume  lui  assurait  une  honnête 
aisance;  l'accession  au  trône  d'un  souverain  allemand  rompait  les 
liens  qu'il  avait  eus  avec  la  cour.  Il  venait  de  publier  en  brochure 
un  Appel  à  llionneiir  et  à  Ja  justice  où  l'on  voulait  voir  en  quelque 
sorte  son  testament  politique.  Personne  ne  s'étonnait  que,  fatigué 
de  la  lutte,  il  se  fût  mis  à  l'écart;  mais  en  186-4  on  découvrit  dans 
les  archives  du  royaume  quelques  lettres  écrites  de  sa  main  d'où 
jaillit  la  preuve  qu'après  cette  retraite  supposée  il  était  resté  le  col- 
laborateur assidu  de  plusieurs  journaux  politiques.  Guidé  par  ces 
documens,  M.  Lee  a  compulsé  les  publications  de  l'époque,  et  il  en 


DANIEL    DEFOE.  699 

a  tiré  des  révélations  nombreuses  qui  n'ajouteront  rien  certainement 
à  la  gloire  de  Delbe,  mais  qui  mettent  en  lumière  le  caractère  in- 
stable de  cet  homme  que  l'âge  et  l'adversité  ne  pouvaient  abattre. 

Vers  la  fin  de  l'année  1715,  l'Angleterre  était  encore  agitée  par 
les  factions.  Le  gouvernement  venait  de  comprimer  des  émeutes 
dans  les  rues  de  Londres.  Les  journaux  tories  et  jacobites  atta- 
quaient le  ministère  avec  violence  et  ne  respectaient  pas  même  la 
personne  du  roi.  Les  poursuites  judiciaires  ne  semblaient  point  être 
efficaces;  il  était  peu  probable  que  le  parlement  consentît  à  res- 
treindre la  liberté  de  la  presse.  Or,  on  le  sait,  Defoe  était  alors  me- 
nacé d'une  condamnation  pour  avoir  publié  un  pamphlet  hostile  au 
gouvernement.  Par  un  appel  pathétique  aux  sentimens  de  concilia- 
tion qui  avaient  été  la  règle  de  sa  vie  en  maintes  occasions,  il  réus- 
sit, cioit-on,  à  émouvoir  les  juges  dont  dépendait  son  sort,  et  sut 
convaincre  lord  Tovvnshend,  secrétaire  d'état,  que  personne  n'était 
plus  attaché  qu3  lui  au  roi  régnant  et  au  parti  politique  en  faveur. 
De  fait,  malgré  son  amitié  pour  les  ministres  de  la  veille,  il  est  juste 
de  reconnaître  qu'il  avait  toujours  été  le  fervent  défenseur  des  whigs, 
sauf  des  dissentimens  accidentels  que  les  événemens  du  jour  expli- 
quaient. Réconcilié  avec  le  pouvoir,  il  se  sentit  en  goût  de  le  dé- 
fendre. Lord  Townshend,  heureux  de  rallier  un  écrivain  de  si  rares 
qualités,  lui  oflrit  d'entrer  au  service  du  gouvernement.  Seulement 
son  concours,  pour  obtenir  plus  de  crédit,  devait  être  occulte.  On 
convint  d'un  arrangement  amiable  à  l'insu  du  public.  Defoe  reste- 
rait en  apparence  l'ennemi  des  whigs  et  conserverait  l'attitude  d'un 
mécontent. 

Quelle  allait  être  son  rôle  dans  cette  situation  ambiguë?  Ici,  rap- 
pelons-nous que  l'hisLoire  dont  il  s'agit  se  passait  il  y  a  cent  cin- 
quante ans,  que  le  niveau  moral  de  la  nation  avait  été  déprimé  par 
de  trop  longues  dissensions,  et  qu'on  était  encore  bien  rapproché  de 
l'époque  où  Louis  XIV  se  vantait  de  ne  trouver  que  des  consciences 
vénales  en  Angleterre.  Si  les  vices  du  temps  n'excusent  pas  la  con- 
duite que  tint  Defoe,  du  moins  elles  en  atténuent  l'indignité.  Le 
ministère  aimait  mieux  prévenir  les  articles  de  journaux  qui  lui 
étaient  désagréables  que  d'avoir  à  les  punir,  d'autant  plus  que  l'au- 
teur anonyme  échappait  à  la  condamnation,  dont  un  malheureux 
imprimeur  était  seul  à  soufirir.  Il  fut  entendu  que  Defoe  prendrait 
ouvertement  le  parti  des  tories  en  vue  d'amortir  la  violence  de  leur 
polémique  et  de  la  rendre  par  cela  même  innocente.  L'une  de  ses 
lettres  autographes  récemment  découvertes  dévoile  ce  complot  avec 
une  naïveté  ingénue.  Voici  ce  qu'il  écrit  en  effet  dès  1718  à  l'un  des 
membres  du  gouvernement  :  «  J'ai  pris  un  engagement  avec  ce  jour- 
nal, de  telle  sorte  que,  quoique  je  n'en  aie  la  propriété  qu'en  par- 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tie,  cependant  la  direction  et  la  rédaction  sont  si  bien  de  moi,  que  les 
morsures  de  cette  feuille  malfaisante  sont  devenues  tout  à  fait  inof- 
fensives; cependant  le  style  est  resté  tory  afin  que  ce  parti  en  fût 
amusé  et  qu'il  n'eût  pas  l'idée  de  se  créer  un  autre  organe,  ce  qui 
aurait  mis  le  projet  à  néant.  »  Il  se  trouve  bien  à  plaindre  d'avoir 
à  faire  un  si  vilain  métier,  a  Je  vis  au  milieu  de  papistes,  de  ja- 
cobites  et  de  tories  enragés,  gens  que  mon  âme  abhorre;  je  suis 
obligé  d'entendre  des  expressions  haineuses  et  des  mots  outrageans 
pour  sa  majesté,  pour  le  gouvernement  et  pour  leurs  plus  fidèles 
serviteurs,  et  il  faut  sourire  à  tout  cela,  comme  si  j'approuvais.  Je 
suis  forcé  de  prendre  chez  moi  tous  les  méchans  écrits  qui  survien- 
nent, comme  si  j'avais  l'intention  d'en  extraire  des  matériaux.  Sou- 
vent il  m'arrive  de  laisser  passer  des  choses  un  peu  choquantes 
afin  de  ne  pas  me  rendre  suspect.  » 

Ce  fidèle  serviteur,  qui  avait  à  cœur  de  prouver  son  dévoûment 
par  des  actions  plutôt  que  par  des  paroles,  s'était  réservé,  par  un 
reste  de  scrupule,  la  latitude  de  ne  pas  écrire  un  mot  qui  fût  en  op- 
position avec  sa  conscience  ou  avec  les  principes  qu'il  avait  profes- 
sés toute  sa  vie.  M.  Lee  estime  que  cet  engagement  équivoque  dura 
dix  années  environ,  jusqu'en  1726,  époque  à  laquelle  la  maison 
de  Hanovre  se  vit  assez  consolidée  pour  ne  plus  craindre  les  pré- 
tentions rivales  de  l'ancienne  dynastie.  —  Avec  la  complaisance  d'un 
biographe,  M.  Lee  loue  son  héros  d'avoir  ainsi  contribué  à  établir 
dans  la  Grande-Bretagne  un  régime  durable;  il  dit  qu'à  l'exclusion 
des  autres  écrivains  politiques  éminens,  Swift,  Arbuthnot,  Prior, 
qui  avaient  appuyé  comme  lui  le  dernier  ministère  de  la  reine 
Anne,  Defoe  continua  de  défendre  sous  George  L'"  les  vrais  intérêts 
de  sa  patrie.  Il  appartient  à  chacun  de  juger  avec  sa  conscience  si 
ces  éloges  sont  mérités,  s'il  est  permis  d'être  utile  à  son  pays  par 
ces  voies  détournées. 

La  première  punition  de  cette  conduite  singulière  fut  que  Defoe 
n'osa  plus,  à  partir  de  ce  jour,  signer  de  son  nom  ce  qu'il  écrivait. 
Jusqu'en  1700,  les  opuscules  qu'il  publiait  étaient  restés  anonymes; 
tout  au  plus  s'était-il  permis  d'apposer  ses  initiales  au  bas  d'une 
préface  ou  d'une  dédicace.  Il  était  inconnu;  son  nom  était  sans  va- 
leur. L'apparition  du  pamphlet  the  True  boni  EnglisJwian  fit  époque 
dans  sa  vie.  Citée  dans  la  chaire  et  à  la  tribune,  vendue  par  mil- 
liers d'exemplaires  dans  les  rues,  cette  satire  valut  à  l'ingénieux 
écrivain  la  faveur  publique.  Ses  pamphlets  subséquens  et  même 
les  collections  de  ses  œuvres  se  produisirent  comme  venant  de  l'au- 
teur du  True  boni  Englishman.  Il  associa  longtemps  à  son  nom  ce 
titre  dont  il  était  fier.  Un  peu  plus  tard,  la  popularité  qu'obtint  la 
Revue  lui  suggéra  un  autre  nom  de  guerre  :  il  publia  diverses  bro- 


DANIEL   DEFOE.  701 

chures  qui  étaient  signées  par  V auteur  de  la  Revue.  Sous  l'une  ou 
l'autre  de  ces  expressions,  le  lecteur  savait  à  merveille  qu'il  fallait 
entendre  Daniel  Defoe;  mais,  à  partir  de  1715,  ses  écrits  politiques 
devinrent  réellement  anonymes,  et  si  les  contemporains  percèrent 
quelquefois  le  secret,  comme  on  va  le  voir,  on  s'explique  que  les 
biographes,  en  racontant  sa  vie  longtemps  après,  aient  pu  s'y  trom- 
per et  fixer  à  cette  même  année  la  fin  d'une  carrière  dont  ils  ne 
soupçonnaient  pas  la  duplicité. 

Il  y  avait  alors  d'assez  nombreux  journaux  périodiques.  L'un 
d'eux,  qui  s'intitulait  Neivfi  Letter,  avait  soutenu  longtemps  les  in- 
térêts du  torysme  et  de  l'église  établie.  C'était  une  feuille  d'autant 
plus  désagréable  au  gouvernement  du  jour  qu'il  était  assez  embar- 
rassant de  la  traduire  devant  les  tribunaux,  car  les  copies  en  étaient 
manuscrites.  L'éditeur,  qui  ne  réussissait  pas  en  ses  affaires,  vint 
proposer  à  Defoe  de  lui  vendre  une  part  de  propriété  et  de  lui  aban- 
donner la  direction  entière.  Le  publiciste  accepta  bien  vite,  après 
avoir  pris  auparavant  l'avis  de  lord  Townshend.  Le  journal  con- 
serva néanmoins  la  couleur  politique  qu'il  avait  eue  précédemment, 
mais  en  devenant  assez  modéré  pour  ne  plus  être  importun.  Quel- 
ques mois  après,  Defoe  s'introduisait  de  la  même  façon  dans  un 
autre  journal  du  même  parti.  Le  Journal  de  Mist,  feuille  hebdo- 
madaire dont  le  premier  numéro  parut  le  15  décembre  1716,  était 
l'organe  du  prétendant;  les  propriétaires  et  les  adhérens  de  cette 
feuille  étaient  tous  papistes  et  jacobites;  les  nobles  exilés  à  la  suite 
de  Jacques  II  le  soutenaient  de  leur  argent  et  lui  envoyaient  leurs 
correspondances.  Defoe  n'y  fut  admis  d'abord  qu'en  qualité  de  tra- 
ducteur des  nouvelles  étrangères;  mais  l'éditeur  Mist  lui  laissa 
prendre  une  large  part  dans  la  rédaction  habituelle,  d'autant  plus 
volontiers  que  la  collaboration  de  Defoe  contribuait  d'une  façon  évi- 
dente au  succès  de  l'entreprise.  Ce  journal  paraissait  le  samedi  en 
six  pages  de  petit  format.  En  tête  figuraient  les  nouvelles  de  l'étran- 
ger, puis  les  lettres  des  correspondans,  puis  les  nouvelles  de  l'inté- 
rieur et  enfin  les  annonces.  Defoe  imagina  d'ouvrir  chaque  numéro 
par  une  lettre  dont  il  était  presque  toujours  l'auteur  anonyme,  et 
relative  à  l'affaire  la  plus  importante  du  jour.  On  appela  «  lettre 
d'introduction  »  cet  article,  qui  donnait  au  journal  une  couleur 
tranchée,  en  quelque  sorte  une  ijidividualité.  Les  autres  feuilles 
hebdomadaires  adoptèrent  bientôt  cette  coutume,  qui  fut  une  véri- 
table révolution  dans  le  journalisme. 

Cependant  Defoe  sentait  le  poids  de  cette  situation  fausse.  Sans 
cesse  en  rapport  avec  des  hommes  dont  il  se  vantait  ailleurs  de  ne 
pas  partager  les  opinions,  il  avait  aussi  cà  lutter  contre  les  intérêts 
pécuniaires  de  l'imprimeur  et  de  l'éditeur,  qui  auraient  voulu  ac- 


702  EEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cuser  plus  énergiquement  la  conleiir  politique  du  journal.  De  plus 
le  malheureux  écrivain,  fourvoyé  au  milieu  de  ses  ennemis,  s'aper- 
cevait avec  regret  qu'il  n'avait  au  fond  qu'une  influence  négative.  11 
lui  était  interdit  de  soutenir  les  principes  c|u'il  souhaitait  de  faire 
triompher.  11  avait  exigé  de  l'éditeur  Mist  que  sa  collaboration  fût 
tenue  secrète;  mais  le  secret  ne  fut  pas  si  bien  gardé  que  quelques 
personnes  n'arrivassent  à  l'éventer,  et  Defoe  se  vit  alors  en  butte 
à  de  violentes  attaques  de  la  part  des  journaux  whigs.  Désireux  de 
reprendre  rpielque  part  sa  liberté  de  penser,  il  lança  un  nouveau 
journal,  le  Wldtchall  cvcning  Post,  et  abandonna  peu  après  le  Jour- 
nal de  Mist,  où  ses  avis  n'étaient  plus  écoutés;  mais  il  y  revint  bien- 
tôt pour  le  quitter  encore  après  de  nouvelles  difficultés. 

111. 

C'était  en  1719;  Defoe  avait  cinquante-huit  ans.  Indépendamment 
de  ce  prodigieux  labeur  quotidien  cju'il  avait  accompli  depuis  l'ori- 
gine de  la  presse  périodique  en  Angleterre,  il  avait  publié  nombre 
de  brochures  sur  des  sujets  d'un  grand  intérêt  actuel,  et  aussi  plu- 
sieurs ouvrages  de  longue  haleine,  aujourd'hui  oubliés,  entre  autres 
une  histoire  de  la  réunion  de  l'Ecosse  à  l'Angleterre  et  un  récit  des 
guerres  de  Charles  XII,  roi  de  Suède.  Nul  écrivain  de  ce  temps  n'avait 
produit  autant  que  lui;  cependant  les  douze  dernières  années  de  sa 
vie  devaient  être  encore  plus  fertiles.  En  cinq  ans,  de  1719  à  1724, 
il  va  mettre  au  jour  une  quinzaine  de  gros  volumes,  vingt  brochures 
ou  pamphlets  politiques,  sans  compter  une  publication  commerciale 
mensuelle  d'une  centaine  de  pages  chaque  fois,  un  journal  hebdo- 
madaire, un  autre  paraissant  trois  fois  la  semaine,  — "et  une  partie 
du  temps  —  un  autre  encore  paraissant  tous  les  jours.  Ces  œuvres 
innombrables  sortent-elles  bien  de  sa  plume,  même  lorsqu'elles 
sont  signées  de  son  nom?  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  qu'on  y 
reconnaît  l'empreinte  de  son  esprit  et  aussi  des  formes  ordinaires 
de  style  qui  le  distinguent  assez  de  ses  contemporains. 

RobinsoR  Crusoc,  l'œuvre  la  plus  connue  de  ce  fécond  écrivain, 
parut  pour  la  première  fois  le  25  avril  1719.  On  sait  quelle  fut  l'o- 
rigine de  ce  charmant  récit  :  Alexandre  Selkirk,  matelot  écossais, 
qui  faisait  partie  de  l'expédition  de  Dampier  dans  les  mers  du  sud, 
avait  déserté  dans  l'île  de  Juan-Fernandez  et  y  était  resté  seul 
quatre  ans.  Le  capitaine  Rogers,  qui  l'avait  rapatrié,  inséra  dans 
l'histoire  de  son  propre  voyage  une  brève  relation  des  aventures  de 
Selkirk,  qui,  de  retour  à  Londres,  eut  l'honneur  de  fixer  un  instant 
l'attention  publique.  Cet  épiso.de  était  à  peu  près  oublié,  lorsque 
Defoe  convertit  un  thème  si  simple  en  une  longue  et  inimitable  nar- 


DANIEL    DEFOE.  703 

ration  que  nous  relisons  encore  avec  plaisir.  Il  ne  se  donnait  au 
reste  que  comme  l'éditeur  d'une  histoire  réelle  et  véridique.  Le 
livre  eut  un  énorme  succès;  la  première  édition  fut  enlevée  en  dix- 
sept  jours  ;  la  seconde,  la  troisième  et  la  quatrième  suivirent  dans 
un  intervalle  de  trois  mois. 

Le  bienveillant  accueil  que  Rohinson  avait  reçu  du  public  déter- 
mina-t-il  l'auteur  à  poursuivre  le  récit  des  aventures  de  son  héros 
imaginaire?  Il  faudrait  admettre  alors  que  Defoe  composait  avec  une 
facilité  merveilleuse,  car  la  seconde  partie  vit  le  jour  en  août  de  la 
même  année.  Le  succès  de  ce  second  volume  égala  le  succès  du 
premier.  S'il  y  avait  moins  d'imagination,  on  se  plaisait  par  com- 
pensation à  y  reconnaître  plus  de  variété,  avec  un  étalage  d'érudi- 
tion géographique  qu'il  était  permis  à  peu  de  personnes  de  montrer. 
Puis,  comme  Defoe  ne  négligeait  pas  à  l'occasion  d'exploiter  une 
mine  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  épuisée,  on  vit  paraître  bientôt  une 
troisième  partie  sous  un  titre  quelque  peu  mystique  :  Reflexions 
sérieuses  sur  la  vie  cl  les  aventures  surprenantes  de  Robinson  Cru- 
soé,  avec  des  visions  du  monde  angélique,  écrites  par  lui-même. 
C'était,  au  dire  de  l'éditeur,  la  morale  des  paraboles  contenues 
dans  les  deux  premiers  volumes.  Le  livre  était  religieux,  doctrinal, 
métaphysique,  et  surtout  moral  autant  qu'on  pouvait  le  désirer; 
mais  la  veine  était  tarie,  le  public  n'en  voulut  plus.  Les  traducteurs 
qui  ont  reproduit  Robinson  Crusoé  dans  les  langues  étrangères  se 
sont  abstenus  d'y  ajouter  ce  trop  long  épilogue  dont  peu  de  per- 
sonnes soupçonnent  maintenant  l'existence. 

Cet  ouvrage,  qui  devint  tout  de  suite  populaire  en  Angleterre,  et 
que  les  générations  se  transmettent  sans  en  éprouver  de  satiété, 
est-il  bien  l'œuvre  de  Defoe?  On  l'a  contesté.  Sur  la  foi  d'une  cor- 
respondance inédite  du  xyiii"^  siècle,  qui  fut  publiée  pour  la  pre- 
mière fois  il  y  a  vingt-cinq  ans,  on  a  prétendu  que  Robinson  Crusoé 
est  l'œuvre  de  Harley,  comte  d'Oxford,  cet  ami  de  Defos  qui  n'était 
tombé  du  ministère  à  la  mort  de  la  reine  Anne  que  pour  devenir 
prisonnier  d'état  à  la  Tour  de  Londres.  Lord  Oxford  fut  enfermé 
deux  ans,  de  juillet  1715  à  juillet  1717.  Qu'il  ait  eu  le  temps  d'écrire 
pendant  ce  long  loisir,  on  l'admettrait  encore,  s'il  n'était  constaté 
qu'il  fut  gravement  malade  durant  son  séjour  en  prison,  et  si  l'on 
ne  se  sentait  pas  plus  disposé  à  croire  qu'un  homme  de  ce  rang, 
menacé  d'une  condamnation  capitale,  avait  autre  chose  à  faire  que 
de  rédiger  les  aventures  fabuleuses  d'un  marin.  Nous  ne  mention- 
nons cette  supposition  dont  l'exactitude  est  sans  contredit  des  plus 
contestables  que  parce  qu'elle  semble  indiquer  que  Defoe,  de  son 
vivant  même,  passait  pour  avoir  des  collaborateurs,  ce  qui  permet- 
trait d'expliquer  plus  facilement  l'abondance  et  la  variété  de  ses 
productions. 


70/i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Quoi  qu'on  pense  en  particulier  de  l'assistance  que  Defoe  a  pu  re- 
cevoir de  quelques  amis  lorsqu'il  se  fit  l'éditeur  des  aventures  de 
Rohinson  Crusoc,  il  n'y  en  a  pas  moins  matière  à  s'étonner  de  ce 
qu'un  écrivain  entraîné  dans  le  tourbillon  de  la  vie  politique  ait 
possédé  des  connaissances  géographiques  d'une  tel'e  précision,  et 
ait  été  si  familier  avec  le  langage  et  les  habitudes  des  gens  de  mer. 
Il  n'avait  guère  fait  de  voyages  maritimes;  ce  serait  donc  dans  les 
livres  ou  par  la  conversation  des  marins  qu'il  se  serait  formé.  Ce- 
pendant il  a  l'air  d'être  dans  son  élément  quand  il  parle  des  ma- 
nœuvres d'un  navire  ou  qu'il  décrit  les  terres  lointaines;  il  pré- 
tendait connaître  les  deux  hémisphères  sur  le  bout  du  doigt.  Où 
avait-il  puisé  ce  savoir,  encore  plus  rare  peut-être  en  son  temps  que 
du  nôtre?  La  littérature  des  voyages  plaisait  alors  au  public,  il  sut 
profiter  de  cette  mode.  Les  guerres  de  la  succession  d'Espagne 
avaient  produit  une  foule  d'aventureux  marins  :  boucaniers,  cor- 
saires ou  pirates,  on  ne  faisait  pas  entre  eux  grande  différence.  C'é- 
tait à  qui,  parmi  ces  écumeurs  de  mer,  se  ferait  la  plus  belle  répu- 
tation par  de  hardis  coups  de  main  et  par  de  riches  prises.  Vers 
la  fin  de  1719,  Defoe  publie  encore  une  prétendue  autobiographie 
d'un  roi  des  pirates,  le  récit  des  entreprises  fameuses  du  capitaine 
Avery,  faux  roi  de  Madagascar.  Un  peu  plus  tard,  ce  sont  les  aven- 
tures et  pirateries  du  célèbre  capitaine  Singleton ,  qui  colonise  Ma- 
dagascar, passe  de  là  au  Paraguay,  revient  à  la  côte  d'Afrique, 
traverse  ce  continent  d'une  mer  à  l'autre,  y  rencontre  un  Anglais, 
citoyen  de  Londres,  au  milieu  des  tribus  sauvages,  et  qui,  victorieux 
des  nègres  et  des  bêtes  féroces,  rentre  dans  sa  patrie  comblé  de 
richesses.  Eu  définitive,  le  retour  au  port  avec  d'immenses  butins 
est  l'inévitable  conclusion  de  ces  récits  entremêlés  de  réflexions 
pieuses  aussi  abondantes  que  les  méfaits  des  héros  imaginaires; 
mais  cette  conclusion  était  faite  pour  plaire  au  gros  public  de  l'é- 
poque. Il  y  a  lieu  de  remarquer  toutefois  l'exactitude  extrême  que 
comportent  ces  ouvrages  jusque  dans  les  plus  minutieux  détails. 
Ce  capitaine  Singleton,  dans  son  voyage  à  travers  l'Afrique,  en- 
tre Mozambique  et  la  côte  occidentale,  rencontre  des  déserts  sté- 
riles, des  montagnes  primitives  et  jusqu'à  des  lacs  qu'il  annonce 
être  les  sources  du  Nil,  tout  cela  dans  les  parages  mêmes  où  les 
expéditions  récentes  de  Speke  et  de  Livingstone  en  ont  révélé  l'exis- 
tence. Il  est  donc  bien  certain  que  Defoe  s'était  enquis  avec  le  plus 
grand  soin  des  renseignemens  obtenus  dès  lors  sur  ces  contrées 
presque  inconnues,  que  des  voyageurs  portugais  parcoururent,  dit- 
on,  longtemps  avant  nos  illustres  contemporains. 

Le  goût  que  le  peuple  montrait  au  win^  siècle  pour  les  entre- 
prises des  flibustiers  n'était  après  tout  que  la  manifestation  du  be- 
soin d'expansion  que  les  Anglais  de  nos  jours  dépensent  avec  plus 


DANIEL    DEFOE.  705 

d'à-propos  au  profit  de  leurs  colonies  lointaines.  Les  carrières  d'a- 
ventures avaient  alors  tant  d'attrait  que  les  voleurs  de  grand  che- 
min eux-mêmes  étaient  décorés  d'un  certain  vernis  de  gloire  par 
l'opinion  publique.  Le  nombre  en  était  considérable,  comme  on  le  vit 
toujours  à  la  suite  de  longues  guerres  et  d'interminables  révolutions 
politiques.  Il  est  difficile  d'imaginer  à  quel  degré  le  peuple  était 
dépravé  pendant  les  règnes  de  la  reine  Anne  et  du  roi  George  P''. 
Pirates  en  pleine  mer,  contrebandiers  sur  la  côte,  brigands  à  l'in- 
térieur des  terres,  luttaient  à  l'envi  contre  les  lois  du  royaume,  et 
ce  n'était  pas  seulement  parmi  les  gens  sans  aveu  que  se  recrutait 
l'armée  du  désordre;  on  y  comptait  des  propriétaires,  des  gradués 
des  universités,  des  hommes  voués  en  apparence  à  des  professions 
libérales.  Toutes  les  classes  de  la  société  fournissaient  au  vice  leur 
contingent,  tandis  que  la  police  était  faible  et  que  les  lois  sangui- 
naires de  l'époque  ne  faisaient  plus  peur  à  personne.  Aux  environs 
de  Londres,  on  arrêtait  les  voitures  en  plein  jour;  les  malles-poste 
étaient  fréquemment  pillées.  Les  récits  de  meurtres  et  de  vols  à 
main  armée  ou  les  exploits  plus  modestes  des  simples  pick-pockets 
remplissaient  les  colonnes  des  journaux.  Une  fois  la  semaine  régu- 
lièrement, on  pendait  à  Tyburn  les  plus  coupables  de  ces  scélérats; 
mais  ces  supplices,  trop  souvent  renouvelés,  n'inspiraient  plus  à  la 
foule  une  crainte  salutaire.  On  y  allait  comme  à  un  spectacle  pour 
recueillir  les  dernières  paroles  des  condamnés,  et  pour  voir  s'ils  fe- 
raient bonne  contenance  devant  la  mort.  D'autres  étaient  expédiés 
par  centaines  aux  colonies  pénales  de  la  Nouvelle-Angleterre,  où  on 
les  vendait  comme  des  esclaves.  Souvent  ils  trouvaient  moyen  de 
s'en  échapper  pour  revenir  en  Angleterre  continuer  leurs  méfaits, 
ou  bien  ils  commettaient  dans  leur  nouvelle  patrie  des  crimes  qui 
étaient  enfin  punis  de  la  peine  capitale. 

D'après  l'attention  que  la  société  instruite  et  polie  de  nos  jours  ac- 
corde avec  tant  d'engouement  aux  hauts  faits  et  aux  moindres  gestes 
du  premier  criminel  venu,  ne  comprendra-t-on  pas  quel  attrait  de- 
vaient avoir,  il  y  a  cent  cinquante  ans,  les  aventures  de  quelques 
scélérats  célèbres?  Defoe  sut  autant  qu'aucun  de  ses  contempo- 
rains exploiter  cette  littérature  fructueuse.  Y  fut-il  amené  par  les 
réminiscences  du  séjour  qu'il  avait  fait  dans  la  prison  de  Newgate? 
Ce  n'étaient  pas  en  tout  cas  des  souvenirs  de  ce  temps  déjà  vieux 
qu'il  recueillait,  car  les  gredins  dont  il  se  fait  l'historiographe  sont 
moins  anciens,  et  d'ailleurs  les  nombreux  écrits  sortis  de  sa  plume 
tandis  qu'il  était  sous  les  verrous  attestent  qu'il  ne  s'attarda  point 
à  recueillir  les  mémoires  de  ses  compagnons  d'infortune.  Se  pi'opo- 
sait-il  de  retenir  les  jeunes  gens  sur  la  pente  du  vice  en  leur  mon- 
trant la  conséquence  fatale  d'une  vie  de  désordres?  Quoi  qu'en  pense 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  45 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Lee,  qui  voudrait  bien  purifier  de  toute  souillure  la  mémoire  de 
Defoe,  nous  avons  peine  à  croire  qu'aucun  narrateur  de  crimes  cé- 
lèbres se  soit  jamais  fait  illusion  sur  l'influence  immorale  qu'exerce 
une  telle  lecture.  Defoe  ne  songeait-il  pas  plutôt  au  profit  de  ces 
écrits  faciles?  Il  devait  être  riche  pourtant  ou  tout  au  moins  à  l'aise. 
Il  avait  liquidé  ses  dettes  antérieures;  la  plupart  de  ses  enfans  étaient 
établis  et  ne  lui  étaient  plus  à  charge.  Auteur  en  renom,  collabora- 
teur assidu  de  trois  ou  quatre  journaux,  pensionnaire  du  gouver- 
nement, il  voyait  les  libraires  se  disputer  ses  ouvrages;  en  aucun 
temps  de  sa  vie,  il  n'avait  connu  pareille  prospérité. 

11  existait  alors  une  feuille  périodique,  tJte  Original  Journal,  dont 
le  propriétaire,  M.  Applebee,  était  en  quelque  sorte  l'imprimeur 
officiel  de  Newgate.  Les  dernières  paroles  des  condamnés  à  mort 
passaient  pour  véridiques  quand  elles  sortaient  de  la  boutique  de 
M.  Applebee,  leurs  confessions  étaient  tenues  pour  authentiques 
quand  elles  étaient  insérées  dans  le  journal  de  M.  Applebee.  Souvent 
même  le  récit  de  leurs  aventures  s'imprimait  d'avance  en  brochure 
dans  cette  maison,  et  se  vendait  dans  les  rues  le  jour  du  supplice. 
Cette  réputation  n'était  pas  sans  fondement,  M.  Applebee  ayant  ob- 
tenu pour  lui  et  pour  ses  rédacteurs  habituels  des  entrées  de  faveur 
à  Newgate.  Cr  Defoe  fut  pendant  six  ans  l'un  des  écrivains  assidus 
de  \ Original  Journal.  Qu'après  avoir  un  peu  lu  cette  littérature  du 
crime,  il  se  soit  dit  que  l'on  pouvait  faire  mieux,  il  n'y  a  rien  là  qui 
nous  étonne  de  sa  part.  Qu'après  s'être  convaincu  que  la  nombreuse 
population  des  prisons,  que  le  menu  peuple  et  même  bien  des  gens 
de  la  classe  moyenne  faisaient  leur  lecture  favorite  de  brochures 
grossières  et  licencieuses,  il  ait  eu  l'idée  d'entremêler  de  réflexions 
morales  le  récit  de  ces  actions  honteuses,  c'était  une  excuse  en  appa- 
rence honnête  des  vilaines  histoires  qu'il  allait  se  mettre  à  raconter. 
Jusqu'alors,  les  écrits  de  ce  genre  exaltaient  leurs  tristes  héros,  vo- 
leurs de  grand  chemin  ou  assassins,  dont  les  hauts  faits  semblaient 
cités  comme  des  modèles  à  suivre  plutôt  que  comme  des  exemples 
à  éviter.  Si  l'un  d'eux  se  repentait  et  revenait  à  une  vie  meilleure, 
on  avait  l'air  de  le  traiter  de  déserteur.  Defoe  commence  par  racon- 
ter les  aventures  d'un  certain  Jack,  qui,  né  d'une  famille  honnête, 
vécut  vin""t-six  ans  comme  un  voleur  de  profession,  et  fut  pour  cette 
cause  déporté  en  Amérique.  Arrivé  dans  la  colonie  de  la  Virginie,  Jack 
se  fait  négociant,  il  se  marie  cinq  fois,  devient  militaire,  fait  preuve 
d'une  extrême  bravoure;  on  le  nomme  colonel,  et  l'histoire  s'arrête 
au  moment  où  le  héros  se  jure  à  lui-même  de  mourir  dans  la  peau 
d'un  général.  Moll  Flanders  est  une  héroïne  du  même  sang.  Tour  à 
tour  prostituée,  voleuse,  déportée  en  Virginie,  elle  trouve  moyen  de 
se  marier  cinq  fois,  comme  le  colonel  Jack;  elle  devient  riche,  bon- 


DANIEL   DEFOE.  707 

iiête,  et  meurt  après  avoir  fait  pénitence  des  péchés  de  sa  jeunesse. 
Un  titre  alléchant,  beaucoup  de  vice  au  début,  une  conversion  à  la 
fin,  telles  étaient  les  trois  conditions  à  remplir  pour  faire  réussir  ces 
petits  livres  populaires  qu'un  père  prudent  se  serait  gardé  de  laisser 
entre  les  mains  de  ses  enfans. 

Instruit  comme  il  l'était,  Defo3  n'était  pas  homme  à  se  contenter 
des  malfaiteurs  de  sa  propre  patrie.  Il  s'occupe  bientôt  de  Cartouche, 
dont  les  crimes  faisaient  alors  beaucoup  de  bruit  en  Fran  -e;  mais 
Cartouche  et  ses  compagnons  étaient  des  gens  cruels,  de  vrais  bri- 
gands, plus  adonnés  au  meurtre  qu'au  vol  :  aussi  le  fécond  journa- 
liste revient-il  vite  aux  scélérats  moins  sanguinaires  de  la  Grande- 
Bretagne.  Il  aime  évidemment  à  ne  raconter  que  les  aventures 
d'hommes  dont  les  infamies  ne  sont  p;is  tout  à  fait  exécrables,  et 
dont  les  infortunes  laissent  place  à  la  pitié.  John  Sheppard,  dans 
sa  courte  carrière,  a  toutes  les  qualités  voulues.  C'est  un  jeune  vo- 
leur que  l'on  arrête;  il  se  sauve,  on  le  reprend;  enfermé  à  Newgate, 
il  franchit  les  portes,  escalade  les  murs,  et  reconquiert  sa  liberté 
dans  des  circonstances  fabuleuses.  On  le  ressaisit  encore,  et  quand 
on  lui  demande  quelles  personnes  ont  favorisé  son  évasion,  il  répond 
qu'il  n'a  eu  d'autre  aide  que  celle  de  Dieu  tout-puissant.  Malgré  ses 
crimes,  il  suscite  autant  d'intérêt  qu'homme  du  monde  luttant  pour 
sa  vie  et  sa  liberté.  Enfin  le  jour  de  l'expiation  arrive;  monté  sur 
l'échafaud,  il  parle  au  public,  il  remet  à  un  assistant  ses  mémoires 
(s'il  faut  en  croire  le  journal  de  M.  Applebee  qui  est  l'éditeur  de  ces 
mémoires),  puis  il  fait  ses  dévotions  et  se  livre  au  bourreau. 

Si  les  liens  qui  attachaient  Defoe  au  gouvernement  du  jour 
étaient  devenus  évidens,  il  n'avait  pas  cessé  toute  relation  avec  le 
journal  jacobite  de  Mist.  Ce  malheureux  éditeur  était  souvent  vic- 
time des  poursuites  judiciaires  que  suscitait  l'intempérance  de  ses 
correspondans  étrangers;  bien  que  Defoe  lui  vînt  fréquemment  en 
aide  dans  ces  jours  d'infortune,  Mist  finit  par  se  convaincre  que  le 
censeur  occulte  des  journaux  était  l'auteur  de  ses  malheurs  passés  et 
présens.  Rien  ne  prouve  que  Defoe,  dans  l'exercice  de  ses  fonctions 
secrètes,  ait  joué  le  rôle  d'un  délateur;  mais  il  en  fut  soupçonné,  ce 
qui  n'était  qu'une  juste  punition  de  sa  duplicité.  Bientôt,  mis  à 
l'index  parles  éditeurs  des  feuilles  périodiques,  il  vit  ses  articles 
politiques  refusés  partout. 

Il  ne  fut  pas  pour  cela  oisif.  Dans  les  dernières  années  de  sa  vie, 
il  publie  d'épais  volumes  sur  les  matières  les  plus  variées.  Tantôt 
c'est  un  voyage  imaginaire  autour  du  globe  avec  des  détails  d'une 
exactitude  merveilleuse  sur  des  contrées  que  l'on  connaissait  à  peine 
en  ce  temps.  Une  autre  fois  c'est  un  manuel  complet  du  négociant 
où,  faisant  allusion  aux  déboires  de  ses  entreprises  commerciales,  il 


708  REVUE   DES    DECX   MONDES. 

remarque  avec  raison  qu'un  vieux  navigateur  qui  a  fait  naufrage 
peut  être  néanmoins  un  bon  pilote.  Puis  il  édite  plusieurs  gros  ou- 
vrages de  sorcellerie  :  une  histoire  politique  du  diable  dans  les 
temps  anciens  et  modernes,  un  traité  de  la  magie  noire,  un  essai  sur 
les  apparitions,  le  tout  entremêlé  de  réflexions  religieuses  et  de 
vives  descriptions  dont  les  lecteurs  de  Robmson  Crusoê  se  feront 
sans  peine  une  idée.  Enfin  le  poids  des  années  vint  lui  commander 
le  repos.  Son  bon  sens  était  encore  entier,  son  esprit  était  encore 
piquant,  son  imagination  vive  et  pétillante;  mais  le  corps,  épuisé  par 
deux  maladies,  la  goutte  et  la  pierre,  ne  lui  laissait  plus  la  liberté 
du  travail.  Il  mourut  le  26  avril  1731,  en  la  soixante-onzième  année 
de  son  âge. 

Il  est  assez  embarrassant  de  passer  condamnation  sur  la  carrière 
d'un  écrivain  dont  la  vie  est  mal  connue.  Il  n'y  a  guère  de  doute 
que  Daniel  Defoe  ait  joué  un  rôle  mensonger  à  l'égard  du  parti  tory 
pendant  les  premières  années  du  roi  George.  On  se  surprend  aussi 
à  penser  que  la  prodigieuse  fécondité  dont  quelques  biographes 
lui  font  honneur  n'est  que  le  produit  d'un  brocantage  littéraire  dont 
de  pauvres  collaborateurs  inconnus  étaient  les  victimes,  quoique,  à 
vrai  dire,  il  n'y  en  ait  pas  de  preuves  directes.  A  cela  près,  l'au- 
teur de  Robinson  Crusoé,  pamphlétaire  en  vogue,  fondateur  de  la 
presse  périodique,  restera  l'un  des  écrivains  les  plus  marquans  de 
l'Angleterre  au  xviii^  siècle.  Il  a  manqué  à  ce  gladiateur  d'esprit 
d'avoir  le  sens  droit  ou  tout  au  moins  la  mesure.  Ses  œuvres  si  va- 
riées, depuis  le  pamphlet  aux  vertes  allures  jusqu'aux  gros  traités 
pleins  de  recherches  minutieuses,  se  ressentent  de  l'inconstance 
d'une  vie  dont  le  travail,  autant  que  l'agitation,  a  élargi  le  cercle; 
mais  si  l'on  se  reporte  au  temps  où  Defoe  existait,  on  aura  peut-être 
un  peu  d'indulgence  pour  des  défauts  que  partageaient  tous  les 
hommes  de  la  même  époque  ;  on  oubliera  la  versatilité  de  ses  opi- 
nions pour  ne  plus  songer  qu'à  la  merveilleuse  industrie  de  sa 
plume.  On  lui  tiendra  compte  de  ces  innombrables  écrits,  poésies 
et  satires,  pamphlets  et  thèses  religieuses,  voyages  et  romans,  livres 
populaires  et  dissertations  savantes,  où  l'idée  morale  se  dégage 
toujours  cà  certain  moment,  et,  loin  de  réformer  le  jugement  favo- 
rable qui  lui  est  acquis,  on  continuera  d'éprouver  une  vive  sympa- 
thie pour  l'immortel  auteur  de  Robinson  Crusoê, 

H.  Blerzy. 


L'ART    ITALIEN 


ET     SES 


NOUYEAUX  HISTORIENS 


I.  Les  Chefs-d'œuwe  de  la  piinture  italienne,  par  Paul  Mantz. 
ir.  Les  Sculpteurs  italiens,  par  Charles  C.  Perkins.  —  IIl.  Les  Vierges  de  Haphaêl,  par  F, -A.  Gruyer. 


Le  temps  n'est  pas  encore  fort  loin  de  nous  où  l'histoire  de  l'art 
ancien  n'intéressait  guère  dans  notre  pays  que  les  érudits  de  pro- 
fession et  un  petit  groupe  de  curieux.  Rien  de  moins  populaire  as- 
surément, malgré  tout  leur  mérite,  que  les  travaux  d'Émeric  David 
ou  de  Quatremère  sous  le  premier  empire  et  sous  la  restauration. 
Pour  citer  des  exemples  plus  récens,  les  ouvrages  sur  la  sculpture, 
la  peinture  ou  la  gravure  au  moyen  âge  ou  à  l'époque  de  la  renais- 
sance que  publiaient,  il  y  a  vingt  ans,  MM.  Didion,  Léon  de  Laborde, 
Renouvier  et  quelques  autres,  ne  réussissaient  le  plus  ordinaire- 
ment à  trouver  un  public  que  dans  le  cercle  des  académies.  Les 
choses  ont  bien  changé  depuis  lors.  Toute  une  école  s'est  formée, 
qui  a  entrepris,  dans  les  recueils  périodiques  ou  dans  les  livres, 
de  débarrasser  l'histoire  pittoresque  d'un  appareil  trop  expressé- 
ment archéologique.  De  leur  côté,  les  «  honnêtes  gens,  »  comme  on 
aurait  dit  au  xvii^  siècle,  se  sont  familiarisés  de  plus  en  plus  avec 
des  faits  ou  des  œuvres  dont  il  semblait  qu'on  voulût  autrefois  leur 
interdire  même  l'examen,  et  les  progrès  ont  été  tels  de  part  et 
d'autre  qu'on  serait  sans  doute  aussi  mal  venu  à  se  reprendre  sur 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  point  aux  anciennes  coutumes  littéraires  qu'à  prétendre  enrayer 
ce  mouvement  général  des  esprits  vers  les  sources  d'informations 
sûres  et  les  traditions  de  bon  aloi. 

L'art  italien  en  particulier,  —  et  certes  c'était  justice,  —  est  de- 
venu d'ô  nos  jours  l'objet  d'investigations  assez  suivies,  d'études  assez 
attentives  pour  s'accréditer  pleinement  même  dans  ses  phases  les 
moins  connues  naguère,  et  pour  occuper  les  souvenirs  du  public 
aussi  bien  que  la  plume  des  critiques  ou  des  historiens.  On  peut 
maintenant  sans  apparence  de  pédantisme,  sans  crainte  de  heurter 
des  préjugés  ou  d>3  ne  rencontrer  que  l'indiiïérence,  parler  de  Ni- 
colas de  Pise  ou  de  Duccio,  de  Michelozzo  ou  de  Jean  de  Fiesole, 
parce  que  les  ouvrages  comme  les  noms  de  ces  vieux  maîtres  ont 
cessé  d'appartenir  à  la  pure  érudition.  A-t-on  par  malheur  une  ad- 
miration médiocre  pour  ces  talens  et  ces  monumens  piimitifs,  ou 
même  un  sentiment  tout  contraire  à  l'admiration ,  il  n'est  plus  per- 
mis en  pareil  cas  de  compter  être  cru  simplement  sur  parole,  et  le 
présidijnt  De  Brosses,  qui,  sans  scandaliser  personne,  pouvait  au 
xviii''  siècle  appeler  tout  uniment  Giotto  «  un  birbouilleur,  »  serait 
tenu  aujourd'hui  de  renoncer  à  ces  procédés  sommaires  et  de  donner 
au  moins  ses  raisons. 

Quant  aux  époques  ou  aux  travaux  qui  de  tout  temps  ont  eu  le 
privilège  de  représenter  par  excellence  l'art  italien,  ù'en  résumer 
pour  ainsi  dire  la  gloire  classique  et  officielle,  on  a  appris  à  les  juger 
d'autant  mieux  qu'on  s'est  rendu  un  compte  plus  exact  des  progrès 
qui  les  avaient  préparés  et  de  la  décadence  qui  devais  les  suivre. 
Depuis  que  les  peintures  des  quatlroceiitisti  florentins  nous  ont  ex- 
pliqué les  chefs-d'œuvre  prochains  de  Léonard  et  de  Raphaël,  de- 
puis que  Michel-Ange  lui-même  ne  nous  apparaît  plus,  après  la 
venue  de  Luca  Signorelli,  comme  un  miracle  sans  prophète,  comme 
un  messie  de  l'art  sans  précurseur,  —  ni  Léonard,  ni  Raphaël,  ni 
Michel-Ange  n'ont  pu  pour  cela  déchoir  de  leur  rang  ou  démériter 
de  la  postérité.  Ils  n'en  gardent  pas  moins  leur  autoiité  souveraine, 
leur  importance  incomparable,  parce  qu'en  continuant  à  quelques 
égards  le  passé  ils  en  transforment  les  traditions  et  les  dégagent  de 
toute  équivoque,  parce  que  l'attention  qu'ils  prêtent  à  certains  exem- 
ples ne  fait  que  stimuler  en  eux  les  forces  secrètes  de  l'invention, 
parce  qu'enfin  et  surtout  ils  agissent  avec  la  to-ue-puissance  du 
génie  là  où  leurs  devanciers  s'étaient  comportés  seulement  en 
hommes  de  bonne  volonté  ou  de  talent.  Voilà  ce  qui  ressort  pour 
tout  le  monde  des  rapprochemens  établis  depuis  quelques  années 
entre  les  merveilles  du  xvr  siècle  et  les  monumens  des  époques 
précédentes,  voilà  aussi  d'où  nous  viennent  sur  la  péiiode  finale  de 
l'art  italien,  sur  la  valeur  relative  de  l'école  bolonaise  par  exemple, 


l'art  italien.  711 

des  notions  plus  saines  que  ne  l'étaient,  au  temps  de  Watelet  et  des 
encyclopédistes,  les  admirations  de  confiance  pom-  les  héritiers  des 
Carrache  et  pour  les  faux  chefs-d'œuvre  qu'ils  ont  produits. 

I. 

Le  livre  dans  lequel  M.  Paul  Mantz  vient  de  retracer  les  phases 
principales  que  la  peinture  a  traversées  en  Italie  nous  semble  très 
propre  à  confirmer  ces  progrès  généraux  de  l'opinion  en  conseil- 
lant utilement  les  esprits  pressés,  ceux  qui,  faute  de  dispositions 
spéciales  ou  de  loisir,  entendent  s'en  tenir  aux  aperçus  d'ensemble 
et  au  simple  résumé  des  choses.  Le  nouvel  ouvrage  sur  les  Chefs- 
d'œuvre  de  la  peinture  italienne  n'est  pas,  —  son  titre  l'indique 
suffisamment,  —  une  histoire  de  tous  les  événemeus  pittoi'esques, 
de  tous  les  la) eus  qui  se  sont  succédé  pendant  quatre  siècles  en 
Toscane  ou  en  Ombrie,  à  Venise  ou  à  Rome,  à  Naples  ou  à  Milan  : 
c'est  un3  sorte  de  précis  historique  ou,  comme  on  aurait  dit  autre- 
fois, de  Discours  dans  lequel  la  chronologie  des  faits  est  exposée 
en  termes  succincts,  mais  substantiels,  et  le  caractère  des  diffé- 
rons progrès  défini  par  quelques  illustres  exemples.  Je  ne  parle 
ici  toutefois  que  des  f)rmes  de  la  démonstration  littéraire.  Les  mé- 
rites qui  distinguent  le  travail  de  l'écrivain  dans  les  Chefs-d'œuvre 
de  la  peinfure  italienne  ne  recommandent  pas  au  même  degré  les 
reproductions  chromolithographiées  de  ces  chefs-d'œuvre,  et  il 
n'est  pas  besoin  d'un  fort  long  examen  pour  reconnaître  ce  que 
l'exécution  des  planches  publiées  en  regard  du  texte  a  trop  souvent 
d'imparfait  en  soi,  ou  d'insuffisamment  conforme  aux  apparences 
des  modèles. 

En  face  de  pareils  types  d'ailleurs,  convenait-il  bien  de  recourir 
au  procédé  chromoli'.hographique?  Passe  encore  s'il  s'était  agi  seu- 
lement de  nous  renlre  l'aspect  calme  et  le  coloris  sans  complication 
des  peintures  appa:tenant  au  xtV  ou  au  xV  siècle.  Cette  sobriété 
même,  cette  franchise  dans  l'harmonie  qu'offrent  les  fresques  de  la 
vieille  école  florentine,  pouvaient  jusqu'à  un  certain  point  autoriser 
l'emploi  d'un  moyen  peu  différent  de  l'enluminure,  et  les  reproduc- 
tions de  qnelquss  scènes  peintes  par  Ghirlandaïo  et  par  Jean  de 
Fiesole  ne  laissent  pas  de  donner  une  idée  assez  exacte  de  la  phy- 
sionomie propre  aux  œuvres  originales;  mais  comment,  par  la  simple 
application  de  teintes  plates  sur  la  pierre,  arriver  à  une  imitation 
satisfaisante  de  cette  souplesse  dans  le  modelé  ou  dans  le  ton,  de 
ces  nuances  infinies,  de  ces  mille  modulations  pittoresques  qui  font 
le  charme  d'un  tableau  de  Léonard,  de  Raphaël  ou  de  Corrége?  Des 
chromolithographies  comme  celles  où  l'on  a  entrepris  de  représen- 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ter  la  Vierge  et  sainte  Anne,  le  Som7neil  de  Jésus,  le  Mariage  de 
sainte  Catherine ,  sont  loin  de  fournir  une  heureuse  solution  du 
problème.  Comme  les  âpres  gravures  en  bois  à  côté  desquelles  elles 
sont  placées,  comme  ces  fâcheuses  photographies  dont  on  nous  in- 
flige ailleurs  et  à  tout  propos  le  spectacle,  elles  prouvent  que,  pour 
interpréter  des  morceaux  de  cet  ordre,  il  faut  mieux  que  les  combi- 
naisons strictement  mécaniques,  mieux  que  l'adresse  involontaire 
d'un  appareil  ou  d'un  outil;  il  faut  que  l'instrument  dont  on  se  sert, 
au  lieu  de  tout  subordonner  à  lui-même  et  à  ses  propres  fins,  s'as- 
souplisse aux  exigences  intimes,  aux  conditions  les  plus  subtiles  de 
la  tâche.  Le  burin,  en  raison  même  des  calculs  imposés  à  celui  qui 
le  manie,  a  précisément  cette  destination  nécessaire  et  cet  office; 
c'est  donc  au  burin  qu'on  doit  confier  la  traduction  des  maîtres, 
sous  peine  de  n'obtenir  autrement  que  l'eiïigie  sans  âme,  le  simu- 
lacre inerte  et  muet  des  beautés  qui,  dans  leurs  tableaux,  expriment 
si  éloquemment  la  vie  de  la  pensée. 

La  pensée!  est-elle  jamais  absente  des  œuvres  de  l'art  italien? 
Même  dans  celles  où  l'élément  pittoresque  semble  le  plus  ouverte- 
ment prédominer,  l'intention  morale  ne  cesse  pas  de  relever  jus- 
qu'au caprice  ou  d'animer  jusqu'aux  formules  conventionnelles. 
C'est  là  ce  qui  caractérise  avant  tout  le  génie  des  écoles  italiennes 
et  ce  qui  en  constitue  au  fond  l'unité  malgré  la  diversité  des  talens 
dont  elles  se  composent,  malgré  le  nombre  et  quelquefois  le  radi- 
calisme apparent  des  tentatives  successivement  accomplies.  Wous  ne 
prétendons  pas  pour  cela  attribuer  la  signification  d'un  argument 
philosophique  à  tout  tableau  peint  à  Florence  ou  à  Rome  avant  la 
fin  de  la  renaissance,  ni  transformer  en  dialecticien  tout  artiste  né 
à  cette  époque  de  l'autre  côté  des  Alpes.  Ce  que  nous  voulons  dire 
seulement,  c'est  que  dans  l'histoire  de  l'art  italien  chaque  perfec- 
tionnement matériel  est  déterminé  par  un  progrès  de  l'esprit,  chaque 
changement  extérieur  par  une  préoccupation  idéale,  et  que,  contrai- 
rement à  ce  qui  se  passe  ailleurs,  —  en  Flandre  ou  en  Allemagne  par 
exemple,  —  les  innovations  les  plus  hardies  se  concilient  avec  cer- 
taines inclinations  permanentes  et  le  respect  de  certains  souvenirs. 

Il  est  assez  difficile  sans  doute  de  reconnaître  dans  Rubens  un 
descendant  des  van  Eyck,  ou  de  rattacher  la  seconde  génération  des 
élèves  d'Albert  Durer  à  celui-ci  et  à  Martin  Schoen;  en  revanche, 
quoi  de  moins  équivoque  que  la  parenté  intellectuelle  des  maîtres 
qui  se  succèdent  depuis  Giotto  jusqu'aux  derniers  représentans  de 
la  renaissance  italienne?  Dans  toute  la  série  de  leurs  travaux,  si 
dissemblables  qu'en  soient  les  formes,  qu'y  a-t-il  sinon  les  témoi- 
gnages d'une  volonté  commune,  d'un  désir  persévérant  d'améliorer 
les  moyens  d'expression  sans  rien  sacrifier  ni  compromettre  des 


l'art  italien.  713 

conquêtes  déjà  faites  et  des  droits  acquis  de  la  pensée?  Le  mou- 
vsment  naluraliste  qui  s'opère  au  xv^  siècle  sous  l'influence  de 
Masaccio  confirme  bien  plutôt  qu'il  ne  dément  les  efforts  tentés  dès 
le  siècle  précédent  pour  arriver  à  persuader  l'intelligence  par  une 
image  plus  vraisemblable  des  choses.  La  grâce  un  peu  mondaine 
de  Filippino  Lippi  continue,  en  les  rajeunissant,  les  traditions  de 
l'art  délicat  pratiqué  par  Benozzo  Gozzoli,  comme  les  énergiques 
exemples  d'Orgagna,  repris  et  commentés  par  Luca  Signorelli,  abou- 
tissent, de  développement  en  développement,  aux  terribles  fresques 
de  la  Sixtine.  Enfin  lorsque  Raphaël  apparaît,  lorsque  «  le  peintre 
à  l'âme  élue  et  bienheureuse,  »  comme  dit  Yasari,  vient  répandre 
sur  le  monde  le  trésor  de  ses  inspirations,  le  passé  de  l'art  na- 
tional, loin  de  disparaître  ou  de  s'effacer,  ne  fait  que  se  résumer 
dans  cette  incarnation  suprême.  Les  chefs-d'œuvre  que  Raphaël  a 
laissés  n'attestent  pas  seulement  l'excellence  de  ses  aptitudes  per- 
sonnelles, ils  sont  aussi  le  dernier  mot,  la  conclusion  logique  des 
entreprises  poursuivies  en  Italie  par  six  générations  d'artistes,  et, 
sans  attenter  à  la  gloire  du  plus  grand  des  peintres,  on  peut  dire 
que,  pour  arriver  à  faire  mieux  qu'on  n'avait  fait  encore  et  qu'on  ne 
devait  jamais  faire,  il  n'a  guère  moins  recueilli  qu'il  n'a  deviné. 

Un  des  mérites  du  livre  de  M.  Mantz  est  de  nous  retracer  claire- 
ment, dans  l'histoire  de  la  peinture  italienne,  cette  marche  tou- 
jours progressive  vers  un  but  entrevu  dès  les  premiers  pas,  puis, 
lorsque  ce  but  si  unanimement  poursuivi  a  été  atteint,  de  nous 
montrer  le  succès  même  engendrant  les  abus,  l'esprit  de  système 
et  la  convention  se  substituant  aux  recherches  sincères,  jusqu'au 
jour  où  l'art,  désormais  vaincu  par  la  routine,  achève  de  s'immo- 
biliser et  s'éteint.  A  quoi  bon  dès  lors  compliquer  de  questions 
secondaires  ou  de  menus  détails  la  description  de  ces  faits  géné- 
raux? Fallait-il,  suivant  un  usage  à  peu  près  consacré,  multiplier 
les  classifications,  parquer  en  quelque  sorte  les  écoles  dans  les  li- 
mites de  la  fatalité  originelle,  et  subordoimer  bon  gré  mal  gré  le 
rôle  des  artistes  à  l'orthographe  de  leurs  noms  ou  à  la  lettre  de 
leur  acte  de  naissance?  —  Rien  de  moins  utile  au  fond  et  souvent 
rien  de  plus  contraire  à  la  vérité  que  cette  prétendue  rigueur  his- 
torique. «  Lorsque  l'on  voit,  dit  avec  raison  M.  Mantz,  en  des  lieux 
qui  semblent  si  divers,  s'opérer  simultanément  les  transformations 
les  plus  radicales,...  on  doit  reconnaître  que,  malgré  certaines  di- 
vergences apparentes,  les  écoles  italiennes  n'en  forment  qu'une, 
qu'il  est  arbitraire  de  séparer  ce  qui  a  été  si  intimement  uni,  et 
que  dans  ces  réveils,  dans  ces  triomphes,  dans  ces  défaillances, 
qui  se  produisent  partout  à  la  fois,  il  n'y  a  qu'une  seule  et  môme 
histoire.  » 


7lll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

C'est  la  juste  physionomie  de  cette  histoire  qu'un  écrivain  a  pour 
devoir  principal  de  dégager.  Si  autrefois  des  erreurs  ont  été  cora- 
mises,  ce  sont  les  erreurs  intéressant  la  nature  même  et  les  titres 
essentiels  des  talens  qu'il  lui  appartient  surtout  de  rectifier;  le  reste 
demeure  affaire  de  curiosité  archéologique.  On  a  eu  beau,  depuis 
quelques  années,  déposséder  des  noms  sous  lesquels  ils  avaient  été 
si  longtemps  célèbres,  Arnolfo  di  Lapo  et  Simone  Memmi,  pour 
établir,  piècis  en  main,  que  l'un  s'appelait  en  réalité  Simone  di 
Martino,  l'autre  Arnolfo  ciel  Cambio;  on  a  eu  b^au,  en  Italie  sur- 
tout, nous  avertir  qu'il  n'était  plus  permis  de  confondre  avec  les 
peintres  florentins  tel  maître  né  à  quelques  milles  du  territoire  de 
Florence,  ou  que,  en  dehors  des  grandes  écoles  jusqu'ici  reconnues, 
nombre  de  petites  villes  du  Milanais,  de  la  Romagne,  de  l'Orabrie, 
avaient,  elles  aussi,  leurs  droits  à  faire  valoir  et  leur  part  d'hon- 
neur à  revendiquer  :  le  tout  ne  modifie  pas  assez  l'ensemble  des 
faits  pour  que  l'opinion  et  la  critique  doivent  pour  cela  se  renou- 
veler. Que  Ion  distingue,  au  xiV  siècle,  des  groupes  d'artistes  tra- 
vaillant côte  à  côte,  ici  ou  là,  des  écoles  si  l'on  veut,  et  des  écoles 
aussi  nombreuses  que  les  provinces,  soit  :  toujours  est-il  qu'à  cette 
époque  tous  les  efforts  tendent  au  même  but,  que  partout  on  ac- 
cepte et  on  pratique  les  mêmes  doctrines,  qu'en  un  mot  l'autorité 
et  les  exemples  d'un  seul  homme,  Giotto,  sulllsent  pour  régir  l'art 
pendant  près  de  cent  ans  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Italie.  Il  n'en  va 
pas  autrement  des  moiivemens  ou  des  progrès  qui  s'opèrent  dans 
les  siècles  suivans.  Même  en  se  produisant  à  distance,  ces  progrès 
participent  les  uns  des  autres;  même  sous  la  diversité  des  dehors, 
ils  ont  un  caractère  d'homogénéité,  parce  qu'ils  résultent  des  con- 
ditions qu'imposent,  à  un  moment  donné,  certaines  exigences  du 
sentiment  ou  du  goût  public.  Quand  Mantegna  travaille  à  Padoue, 
Garpaccio  à  Venise,  Lorenzo  Gosta  à  Ferrare,  Pollaiuolo  ou  Botti- 
celli  à  Florence,  il  est  clair  que  ces  maîtres,  comme  les  autres  qimt- 
ii'occnlisti,  n'obéissent  pas  à  un  mot  d'ordre,  et  qu'ils  ne  songent 
pas  à  Si  copier  réciproquement.  D'où  vient  pourtant  que,  jusqu'à 
un  certain  point,  leurs  œuvres  se  ressemblent?  Gomment  expliquer, 
sinon  par  les  influences  de  l'heure  et  de  l'atmosphère,  ces  prédi- 
lections communes  pour  l'expression  mélancolique  plutôt  que  ma- 
jestueuse, pour  des  raffin^mens  d'intentions  et  de  ^^tyle  dont  per- 
sonne ne  se  serait  avisé  sous  l'austère  discipline  de  Giotto? 

On  pourrait  aisément  multiplier  les  exemples  et  opposer  bien 
d'autres  faits  à  ce  système  d'impartialité  à  outrance,  à  ces  pro- 
cédés plus  géographiques  que  de  raison  qui  tendent  à  découper 
le  domaine  de  l'art  en  circonscriptions  de  municipalités  ou  de  dis- 
tricts, et,  sous  prétexte  d'ordre,  a  introduire  l'anarchie  dans  l'his- 


l'art  italien.  715 

toire.  Singulier  contraste  d'ailleurs!  c'est  depuis  que  l'Italie  tra- 
vaille avec  le  plus  de  zèle  à  constituer  son  unité  politique  qu'une 
école  d'écrivains  italiens  s'est  formée  pour  recueillir  minutieuse- 
ment et  raviver  les  souvenirs  de  l'ancien  antagonisme  provincial, 
pour  relever,  à  l'honneur  de  chaque  petite  république,  les  noms  des 
artistes  qu'elle  a  vus  naître  ou  les  œuvres  qu'elle  a  payées  de  ses 
deniers,  pour  isoler  enfin  les  uns  des  autres,  pour  cantonner  dans 
leurs  origines  locales  ou  dans  la  sphère  de  leurs  travaux  particu- 
liers des  talens  dont  l'action  collective  s'est  étendue  pourtant  fort 
au-delà  de  ces  limites. 

La  critique  française  a  des  coutumes  plus  synthétiques,  et  le  livre 
de  M.  Mantz  en  fournit  une  nouvelle  preuve.  Peut-être  même  le  dé- 
sir de  généraliser  les  choses  et  de  réduire  l'histoire  de  la  peinture 
italienne  à  un  petit  nombre  d'exemples  ou  de  principes  s'accuse- 
t-il  parfois  dans  cet  ouvrage  avec  une  opportunité  contestable; 
peut-être  les  divisions  établies  par  l'écrivain  pour  déterminer  les 
phases  que  l'art  a  successivement  traversées  ne  correspondent-elles 
pas  toujours  à  l'imjjortance  des  progrès  accomplis  ou  aux  princi- 
pales étapes  de  la  n;arche.  Que  M.  Mantz  consacre  un  chapitre  en- 
tier à  Léonard,  dont  le  prodigieux  génie  résume  et  condense  en 
quelque  sorte  toutes  les  aspirations,  tous  les  essais,  tous  les  rêves 
du  xV  siècle,  lien  de  mieux.  Que  dans  d'autres  chapitres  les  noms 
de  Giotto,  de  Michel-Ange,  de  Titien,  personnifient  chacun  toute 
une  époque,  tout  un  ordie  de  travaux  et  de  découveites,  il  n'y  a 
rien  Là  non  plus  qui  ne  soit  en  proportion  avec  les  souvenirs  laissés 
par  ces  grands  maîtres  et  avec  leur  rôle  de  chefs  d'école;  mais 
pourquoi  avoir  procédé  de  même  à  l'égard  de  Jean  de  Fiesole,  qui 
ne  représenle,  lui,  qu'un  admirable  talent  personnel,  —  on  dirait 
presque  la  manière  d'être  d'une  âme,  et  qui,  sans  influence  sur  ses 
contemporains,  n'a  laissé  après  lui  ni  continuateurs,  ni  disciples? 
En  revanche,  suiïîsait-il  de  mentionner  parmi  les  plus  habiles  pein- 
tres de  leur  temps  des  initiateurs  tels  que  Masaccio  et  Jean  Bellin, 
et  ne  fallait-il  pas  au  contraire  mettre  sous  le  couvert  de  leurs  noms 
deux  des  plus  fécondes  réformes  que  l'art  italien  ait  jamais  subies? 
N'insistons  pas  au  sur[)lus.  Quelques  réserves  que  puissent  autoriser 
certains  détails  dans  l'ordonnance  ou  certaines  appréciations  par- 
tielles, l'ensembli  du  travail  sur  les  Chefs-d'œuvre  de  la  peiiilure 
italienne  a  ce  mérite,  assez  rare  pour  qu'on  le  signale,  d'ètie  conçu 
dans  un  ordre  d'idées  supérieur  aux  simples  questions  d'inventaire 
ou  aux  recherches  purement  biographiques.  Ce  n'est  pas  que,  le 
cas  échéant,  l'auteur  se  refuse  à  faire  justice  des  préjugés  ou  des 
légendes;  tout  en  s'attachant  de  préférence  à  l'examen  des  faits 
généraux,  il  ne  néglige  pas  de  recueillir  des  renseignemens  sur 
quelques  particularités  caractéristiques  et  parfois  des  renseigne- 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mens  tout  contraires  aux  traditions  universellement  acceptées,  té- 
moin ce  qu'il  nous  raconte  d'Andréa  del  Gastagno  et  des  méprises 
dont  il  a  été  l'objet  jusqu'à  nos  jours. 

On  sait  l'abominable  renommée  que,  sur  la  foi  de  Vasari,  la  pos- 
térité a  faite  au  peintre  du  portrait  équestre  de  Nircolo  da  Tolen- 
tino  dans  la  cathédrale  de  Florence,  de  la  fresque  représentant 
saint  Jean-Baptiste  et  saint  François  à  Santa-Croce,  d'autres  mor- 
ceaux encore  à  la  fois  savans  et  bizarres  où  l'énergie  du  style  dégé- 
nère souvent  en  âpreté  farouche,  et  la  recherche  de  la  précision  en 
curiosité  presque  furieuse.  Hargneux,  envieux,  mauvais  compagnon 
à  tous  égards,  Andréa  del  Castagne,  au  dire  de  Vasari,  diffamait 
de  son  mieux  ses  rivaux,  les  rouait  de  coups  à  l'occasion,  ou,  pour 
se  venger  du  talent  dont  ils  avaient  fait  preuve,  égratignait  leurs 
œuvres  avec  ses  ongles.  Jusque-là  rien  que  d'assez  vraisemblable, 
de  bien  conforme  même  à  l'expression  sauvage  et  tourmentée  qui 
caractérise  les  travaux  du  maître;  mais  on  ne  prête  qu'aux  riches, 
et  Vasari,  une  fois  en  train  d'énumérer  les  méfaits  d'Andréa,  n'hé- 
site pas  à  en  grossir  la  liste  d'un  crime  qu'en  réalité  celui-ci  n'a 
point  commis.  Suivant  lui,  l'artiste  toscan  aurait  tué  Domenico  Ve- 
neziano,  qui  lui  avait  révélé  les  procédés  de  la  peinture  à  l'huile, 
afin  de  rester,  grâce  à  ce  meurtre,  seul  en  possession  du  secret. 
Or  Andréa  n'aurait  rien  gagné  de  ce  côté  à  se  débarrasser  de  Do- 
menico, puisque  nombre  de  gens  à  Florence  savaient  de  reste  à 
quoi  s'en  tenir  sur  les  prétendus  mystères  de  la  peinture  à  l'huile. 
Le  traité  de  Cennino  Gennini,  dans  lequel  ces  mystères  sont  expli- 
qués aussi  formellement  que  ceux  de  la  détrempe  et  de  la  fresque, 
d'autres  documens,  antérieurs  à  la  seconde  moitié  du  xv^  siècle, 
prouvent  que,  si  le  crime  a  eu  lieu,  il  n'a  pu  du  moins  avoir  pour 
mobile  le  calcul  que  suppose  Vasari;  mais  voici  mieux.  Il  se  trouve 
aujourd'hui,  —  M.  Mantz  le  démontre  par  le  rapprochement  des 
dates  authentiques,  —  que  Domenico  Veneziano  travaillait  encore 
à  une  époque  où  Andréa  del  Castagne  n'existait  plus,  en  sorte  que, 
par  un  étrange  phénomène,  ce  serait  la  victime  qui  aurait  survécu 
plusieurs  années  à  l'assassin.  Prenons-en  désormais  notre  parti  :  la 
tragique  aventure  tant  de  fois  citée  comme  un  spécimen  de  la  féro- 
cité des  mœurs  italiennes  au  moyen  âge,  tant  de  fois  exploitée  par 
les  romanciers  et  les  dramaturges,  cette  épouvantable  histoire  est 
une  fable  dont  il  n'y  a  plus  même  à  s'occuper,  et  qui  doit  aller  re- 
joindre dans  le  magasin  des  légendes  hors  d'emploi  les  contes  sur 
Masaccio  empoisonné  par  des  peintres  jaloux  de  sa  gloire ,  —  sur 
Michel-Ange  perçant  d'un  coup  d'épée  son  modèle  pour  étudier 
plus  sûrement  l'expression  de  la  douleur,  ou  sur  Francia  mourant 
de  désespoir  en  voyant  la  Sainte  Céeile  de  Raphaël. 

Il  faut  donc  savoir  gré  à  M.  Mantz  d'avoir,  en  ce  qui  concerne  la 


l'arï  italien.  717 

mémoire  calomniée  d'Andréa  del  Castagno  comme  dans  plusieurs 
autres  occasions  encore,  vengé  la  vérité  historique  et  rétabli  des 
faits, jusqu'ici  mal  connus  ou  défigurés.  Nous  le  répétons  toutefois, 
son  livre  tend  bien  moins  à  fixer  notre  attention  sur  ces  faits  épiso- 
diques  qu'à  nous  montrer  dans  l'application  générale  les  principes 
en  vertu  desquels  l'art  italien,  malgré  ses  variations  apparentes, 
agit  sans  incertitude  au  fond,  sans  démenti.  D'où  vient  néanmoins 
qu'en  constatant  à  très  juste  titre  l'unité  des  diverses  écoles  ita- 
liennes, M.  Mantz  semble  oublier  d'en  indiquer,  sinon  la  cause  prin- 
cipale, au  moins  un  des  élémens  caractéristiques?  Il  omet  presque 
de  rappeler  l'influence  exercée  en  tout  temps  sur  ces  écoles  par  les 
souvenirs  de  l'antiquité  :  c'est  là  pourtant  un  fait  considérable  et 
d'autant  plus  digne  de  remarque  qu'ailleurs  les  choses  se  passent 
tout  autrement.  Aucune  statue  grecque  ou  romaine  n'aurait  sur- 
vécu que  les  van  Eyck  et  Rogier  van  der  Weyden  dans  les  Pays- 
Bas,  Wolgemût  et  les  siens  en  Allemagne,  les  peintres  verrière  ou 
les  miniaturistes  du  moyen  âge  dans  notre  pays  n'en  auraient  pas 
moins  donné  à  leurs  œuvres  les  apparences  qu'elles  ont.  En  Italie 
au  contraire,  la  peinture,  même  dans  la  période  de  ses  débuts,  pro- 
cède si  bien  de  la  tradition  antique,  que  celle-ci,  et  celle-ci  seule, 
réussit  presque  à  vivifier  des  formes  matériellement  invraisembla- 
bles. Que  l'on  jette  les  yeux,  au  musée  du  Louvre,  sur  la  grande 
Madone  peinte  par  Cimabue  :  la  draperie  qui  enveloppe  cette  figure 
rachète  par  la  noblesse  tout  antique  du  style  les  sauvages  incorrec- 
tions que  présentent  les  autres  parties  du  tableau,  —  comme  les 
mosaïques  exécutées  vers  la  même  époque  à  Rome  par  Jacopo  da 
Turritaet  Gaddo  Gaddi  reproduisent,  à  défaut  de  la  nature,  quelque 
chose  des  majestueux  monumens  de  la  statuaire.  Giotto  lui-même, 
quelles  qu'aient  été  la  puissance  de  son  initiative  et  l'indépendance 
de  son  génie,  —  Giotto  et  à  son  exemple  les  peintres  du  xiv^  siècle 
n'ont  eu  garde  de  méconnaître  dans  la  pratique  de  leur  art  les  en- 
seignemens  auxquels  le  sculpteur  Nicolas  de  Pise  avait  demandé  la 
régénération  du  sien.  Tout  en  s'effbrçant  de  rendre  fidèlement  la 
réalité,  tout  en  introduisant  dans  leurs  tableaux  l'expression  dra- 
matique et  l'imitation  de  la  vie  contemporaine,  ils  n'ont  pas  laissé, 
pour  ce  qui  regardait  la  dignité  des  lignes,  de  s'inspirer  ailleurs,  et 
l'on  peut  dire  que  de  ce  côté  les  préoccupations  archéoiOgiques  leur 
ont  été  presque  aussi  habituelles  que  les  intentions  naturalistes 
elles-mêmes. 

Est-il  besoin  de  rappeler  la  passion  de  classicisme  qui,  au  temps 
des  premiers  Médicis,  s'empara  des  artistes  comme  des  lettrés  et  le 
zèle  avec  lequel  les  monumens  retrouvés  de  l'art  grec  furent  à  cette 
époque  étudiés  et  reproduits,  non-seulement  à  Florence,  mais  jus- 


718  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

que  dans  les  villes  italiennes  les  plus  éloignées  do  ce  centre  de  la 
renaissance?  On  sait  cela  de  reste  aussi  bien  que  ces  manies  ar- 
chaïques d'une  autre  sorte  qui  poussent  tantôt  les  chefs  d'une  con- 
spiration contre  Galéas  Sforce  à  signer  préalablement  leurs  lettres 
des  noms  d'Harmodius  et  d'Aristogiton,  tantôt  un  prêtre,  l'évêque 
de  Gubbio,  à  écrire  au  pape  qu'un  de  ses  parens,  en  recevant  le 
saint  viatique,  a  voulu  ainsi  «  apaiser  les  dieux.  »  Peu  s'en  faut 
qu'à  un  certain  moment  du  xv^  siècle  la  religion  de  l'antiquité  ne 
dégénère  en  une  superstition  aveugle,  et  qu'à  force  de  se  modeler 
quant  aux  formes  sur  les  exemples  du  paganisme,  l'art  chrétien 
n'arrive  à  perdre  sa  propre  signification.  Enfin,  lorsque  les  abus 
si  éloqnemment  combattus  par  Savonarole  commencent  à  s'user 
en  raison  da  leur  violence  même,  lorsque  la  fièvre  d'imitation  qui 
possédait  l'école  tout  entière  ne  travaille  plus  déjà  que  les  faux  sa- 
vans  ou  les  obstinés,  surviennent  les  maîtres  immortels,  et  avec  eux 
les  sages  compromis  entre  l'ancien  mysticisme  et  les  excès  d'un 
hellénisme  prétentieux.  L'art  redevient  sincère  en  face  de  la  réalité 
sans  i'épudier  pour  cela  les  suprêmes  traditions  du  beau,  comme  il 
réussit  à  traduire  la  pensée  chrétienne  sans  en  immobiliser  l'ex- 
pression sous  la  raideur  des  vieilles  formules.  Jamais  les  enseigne- 
mens  de  l'antiquité  n'ont  élé  mieux  compris  et  mieux  pratiqués 
qu'au  commencement  du  xvi''  siècle;  jamais  l'érudition  pittoresque 
ne  s'est  montrée  moins  entachée  de  pédantisme,  et  l'on  ne  sait  ce 
qu'il  faut  le  plus  admirer,  dans  les  œuvres  appartenant  à  cette 
grande  époque,  de  l'esprit  d'émancipation  qui  les  anime,  ou  de  la 
science  profonde  avec  laquelle  les  souvenirs  du  passé  y  sont  uti- 
lisés et  lajdunis. 

II. 

Si  le  respect,  même  exagéré  parfois,  des  traditions  antiques  est 
dans  l'histoire  de  la  pein'ure  italienne  une  coutume  permanente,  un 
élément  constant  d'inspiration,  à  plus  forte  raison  l'histoire  de  la 
sculpture  en  Italie  présente-t-e!le  les  témoignages  habituels  des 
mêmes  préférences  ou  de  la  même  docihté.  Quoi  de  moins  surpre- 
nant en  effet?  Lorsque,  à  l'exemple  de  Nicolas  de  Pise,  les  sculp- 
teurs du  xiii*^  siècle  interrogeaient  les  bas-reliefs  des  sarcophages 
pour  y  découvrir  les  secrets  du  beau  style,  ou  lorsque,  à  un  autre 
moment  de  la  renaissance,  Ghiberti,  Donatello,  les  Rossellini  et 
leurs  émules  allaient  à  Rome  recueillir  des  enseignemens  plus  sûrs 
et  plus  précieux  encore,  ils  n'avaient  pas,  comme  les  peintres,  à  in- 
terpréter leurs  modèles  en  changeant  les  moyens  d'exécution.  Les 
monumens  qu'ils  étudiaient  appartenaient,  par  la  nature  des  pro- 


l'art  italien.  719 

cédés  matériels,  au  même  ordre  d'art  que  leurs  propres  travaux, 
et  ce  que  leur  avaient  révélé  ces  monumens  de  marbre  ou  de 
bronze,  c'était  avec  le  bronze  ou  avec  le  marbre  qu'ils  entrepre- 
naient de  le  mettre  en  pratique  à  leur  tour.  De  là  l'éclat  et  la  rapi- 
dité des  progrès  accomplis  dès  la  première  phase  de  la  réforme,  et 
plus  tard  l'habileté  continue  des  sculpteurs  qui  se  succèdent  depuis 
la  fin  de  l'école  pisane  jusqu'au  règne  de  Michel-Ange. 

On  sait  quelle  belle  part  revient  à  Florence  dans  le  nombre  des 
talens  appartenant  à  cette  époque  et  de  combien  d'œuvres  fortes  ou 
charmantes  le  xv*"  siècle  a  enrichi  cette  ville  privilégiée.  Nous-même, 
en  résumant  ici  l'histoire  de  la  sculpture  florentine  au  temps  de  la 
renaissance,  nous  avons  eu  l'occasion  de  rappeler  les  titres  d'une 
école  féconde  entre  toutes  (1);  mais  ce  que  l'on  connaît  moins  en 
général,  c'est  la  marche  suivie  pendant  la  même  période  par  les 
écoles  rivales,  ce  sont  les  mérites  personnels,  les  noms  peut-être 
de  certains  maîtres  bien  dignes  pourtant  d'occuper  la  postérité  et  de 
s'imposer  à  ses  souvenirs  ou  h  sa  gratitude.  Il  semble  qu'en  ce  qui 
les  concerne  l'habitude  soit  prise  de  s'en  tenir  à  une  sorte  d'estime 
indivise.  L'ensemble  des  sculptures,  par  exemple,  qui  ornent  la 
chartreuse  de  Pavie  est,  de  l'aveu  de  tous,  une  des  plus  curieuses 
merveilles  de  l'Italie;  quiconque  a  visité  les  églises  de  Saint-Fran- 
çois à  Rimini,  de  Saint-Antoine  à  Padoue,  de  Saint- Pétrone  à  Bo- 
logne, ne  saurait  oublier  l'impression  reçue  en  face  de  cette  multi- 
tude de  statues  ou  de  bas-reliefs  attestant  à  la  fois  l'imagination  des 
artistes  qui  les  ont  produits  et  le  goût  particulier  ou  les  mœurs  de 
ceux  auxquels  de  pareils  ouvrages  étaient  destinés  :  combien  de 
gens  toutefois  seraient  en  mesure  de  rattacher  ces  travaux  à  des 
faits  historiques  ou  biographiques  aussi  certains  que  peuvent  l'être 
pour  la  plupart  d'entre  nous  les  faits  relatifs  à  la  sculpture  toscane? 
Vasari  et  dans  notre  siècle  Cicognara  nous  ont  soigneusement  in- 
formés de  tout  ce  qui  intéresse  celle-ci  ;  mais  les  documens  fournis 
par  eux  sont  loin  de  suffire  quant  au  reste,  et,  bien  que  le  second 
des  deux  écrivains  ait  intitulé  son  livre  Histoire  de  la  sculpture, 
cette  histoire,  dans  les  limites  où  il  l'a  circonscrite,  a  plutôt  une  si- 
gnification épisodique  que  le  caractère  d'un  récit  général. 

Le  tableau  des  variations  de  l'art  aux  diverses  époques  et  dans 
les  différentes  villes  de  l'Italie  restait  donc  encore  à  tracer.  Un  écri- 
vain américain,  M.  Charles  Perkins,  s'est  imposé  cette  tâche  diffi- 
cile, et  le  complément  qu'il  vient  de  donner  à  son  précédent  ou- 
yrage  sur  les  Sculpteurs  toscans  a  le  double  mérite  d'introduire  la 


(1)  Voyez,  dans  la  R<!mie  du  l"  octobre  1865,  la  Sculpture  florentine  avant  Michel- 
Ange. 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

clarté  clans  des  questions  obscures  ou  équivoques,  l'ordre  dans  une 
série  d'œuvres  et  de  talens  envisagés  pêle-mêle  jusqu'à  présent. 
Les  Sculpteurs  italiens^  avec  les  nombreuses  planches  qui  accom- 
pagnent le  texte  et  que  M.  Perkins  a  gravées  lui-même,  ne  laissent 
rien  à  désirer  du  côté  de  l'authenticité  historique  et  de  l'exactitude 
des  informations.  Il  n'y  aurait  par  conséquent  nulle  exagération  à 
dire  qu'un  pareil  livre  a  épuisé  le  sujet,  si  la  part  des  aperçus  cri- 
tiques n'y  était  parfois  trop  étroitement  mesurée,  et  l'analyse  des 
doctrines  un  peu  sacrifiée  à  la  chronologie  ou  à  la  nomenclature. 

Pourquoi  ces  abstentions  ou  ces  scrupules?  On  a  d'autant  mieux 
le  droit  de  les  regretter  que,  lorsqu'il  arrive  à  l'auteur  des  Sculp- 
teurs italiens  de  se  départir  de  sa  réserve  habituelle,  il  prouve  que 
chez  lui  le  goût  est  aussi  sûr  que  l'érudition  est  solide.  Le  chapitre 
entre  autres  qu'il  a  consacré  à  Donatello  et  les  jugemens  en  gé- 
néral qu'il  porte  sur  les  chefs-d'œuvre  de  l'école  florentine  mon- 
trent bien  qu'il  sait,  quand  il  le  veut,  rattacher  les  conséquences 
aux  principes  et  dégager  le  sens  secret  des  choses;  mais  ailleurs  sa 
méthode  est  moins  pénétrante,  et  son  procédé  d'exposition  plus 
succinct.  Est-ce  assez,  par  exemple,  à  propos  des  riches  sculptures 
de  la  chartreuse  de  Pavie,  de  nous  donner  l'âge  de  l'édifice  ou  de 
nous  représenter  tout  uniment  celui  qui  le  visite  aujourd'hui  «  ab- 
sorbé dans  la  contemplation  des  objets  dont  il  est  entouré?  »  Est-ce 
assez  d'autre  part  d'ajouter  à  la  description  de  certains  monumens 
funéraires  à  Bergame  et  à  Venise  une  simple  remarque  sur  ((  l'ab- 
surde mode  de  couronner  les  tombeaux  de  la  statue  équestre  du 
défunt?  »  Encore  faudrait-il  que,  tout  en  laissant  le  visiteur  à  sa 
(c  contemplation  »  muette,  on  nous  fît  pressentir  quelque  peu  les 
caractères  de  ce  qu'il  regarde,  ou  qu'en  relevant  ailleurs  les  té- 
moignages du  faux  goût,  on  ne  négligeât  pas  de  nous  dire  on  quoi 
consistent  les  fautes  commises  et  quelles  lois  ont  été  transgressées. 
11  nous  aurait  semblé  opportun  surtout  que  l'auteur  des  Sculpteurs 
Italiens  s'appliquât  davantage  h,  déterminer  la  physionomie  particu- 
lière de  chaque  école,  et  qu'à  la  liste  si  savamment  dressée  par  lui 
des  artistes  et  des  travaux  dignes  de  mémoire  il  joignît  plus  sou- 
vent les  observations,  les  commentaires,  qu'autorisaient,  qu'exi- 
geaient même  les  exemples  ou  les  documens  produits. 

Nous  rappelions  tout  à  l'heure  la  permanence  de  l'empire  exercé 
sur  l'art  florentin  par  les  souvenirs  de  l'art  antique  :  cette  action 
n'est  ni  moins  évidente  ni  moins  continue  dans  les  œuvres  apparte- 
nant aux  écoles  du  nord  de  l'Italie;  seulement  elle  se  comf)lique  ici 
de  certaines  conditions  inhérentes  au  génie  de  chaque  race  ou  aux 
mœurs  de  chaque  province.  En  prétendant  à  la  pureté  classique  du 
style,  des  artistes  tels  que  Bambaja,  Tullio  Lombardo  et  Riccio,  — 


l'art  italien.  721 

pour  ne  citer  que  ceux-là  parmi  les  plus  célèbres,  —  ne  craignent 
pas  de  pousser  l'élégance  jusqu'à  la  recherche  fastueuse,  et  même 
avmt  l'époque  où  travaillent  les  trois  maîtres,  c'est-à-dire  avant  la 
première  moitié  du  xvi^  siècle ,  ce  goût  instinctif  pour  le  luxe  est 
déjà  Lien  près  de  prédominer.  On  pourrait  dire  en  général  que  la 
sculpture  dans  les  états  lombards  ou  vénitiens  se  rapproche  de  la 
sculpture  florentine  par  le  respect  systématique  et  préconçu  des 
mêmes  principes,  .mais  qu'en  appliquant  ces  principes  elle  les  mo- 
difie involontairement,  et  les  transforme  en  raison  de  certaines  in- 
clinations innées,  persistantes,  et  se  faisant  jour  malgré  tout. 

Veut-on  des  preuves  de  ces  influences  toutes  locales,  qu'on  jette 
les  yeux  sur  les  monumens  sculptés  même  par  des  artistes  floren- 
tins à  Venise  ou  dans  quelque  ville  voisine.  Il  semble  qu'en  tra- 
vaillant dans  un  pareil  milieu,  ces  maîtres  aient  senti  le  besoin  de 
renouveler  jusqu'à  un  certain  point  leur  manière,  qu'ils  se  soient 
imposé  le  devoir  d'accentuer  des  intentions  dont  ils  auraient  ailleurs 
formulé  l'expression  avec  plus  de  retenue.  Si  la  statue  équestre 
du  condottiere  Gattamelata  à  Padoue  avait  dû  s'élever  sur  une  des 
places  de  Florence,  Donatello  se  serait- il  autant  préoccupé  des 
moyens  de  donner  à  son  travail  un  caractère  de  somptuosité?  Au- 
rait-il prodigué  ainsi  sur  les  diverses  parties  de  l'armure  ou  du 
harnachement  les  figurines  en  haut-relief,  les  ornemens  compliqués, 
tous  ces  détails  plus  propres  en  réalité  à  surcharger  les  lignes  qu'à 
en  accroître  la  majesté?  Verrocchio  de  son  côté,  en  modelant  à  Ve- 
nise sa  statue  de  Bartolomeo  Coleoni,  —  la  plus  belle  figure  équestre 
d'ailleurs  qu'aient  produite  les  temps  modernes,  —  Verrocchio  ne 
démentait-il  pas  quelque  peu  ses  ouvrages  antérieurs  et  son  origine 
florentine  par  la  violence  même  de  l'attitude  choisie  et  par  l'anima- 
tion presque  excessive  du  style? 

De  nos  jours,  il  est  vrai,  quelques  écrivains  ont  voulu  restreindre 
la  part  attribuée  jusqu'ici  au  maître  florentin  dans  l'exécution  de  ce 
monument  célèbre,  et  M.  Perkins  à  son  tour,  dans  un  des  chapitres 
les  plus  intéressans  de  son  livre,  a  scrupuleusement  discuté  la  ques- 
tion. Par  la  production  ou  le  rapprochement  de  certaines  dates  et 
de  certains  témoignages,  il  est  arrivé  à  peu  près  à  établir  que  Ver- 
rocchio était  mort  non-seulement,  —  comme  on  le  savait  déjà,  — 
avant  que  la  statue  de  Coleoni  fût  coulée  en  bronze,  mais  même 
avant  que  le  modèle  eût  été  mis  en  état  de  subir  cette  opération 
dernière.  Fort  bien;  mais  lors  même  que  le  sculpteur  vénitien  Ales- 
sandro  Leopardi  serait,  ainsi  que  le  pense  M.  Perkins,  intervenu 
dans  l'entreprise  à  une  époque  où  elle  n'était  encore  que  commen- 
cée, il  n'aurait  fait  en  tout  cas  que  poursuivre  les  projets  d'autrui, 
et  mener  à  fin  une  œuvre  dont  l'invention  ne  lui  appartenait  pas. 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  40 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  études  dessillées  par  Verrocchio  qui  subsistât,  —  VEtude  de 
cheval,  entre  autres,  conservée  au  musée  du  Louvre,  —  prouvent 
qu'il  avait  recueilli  tous  les  documens  nécessaires,  accompli  tous  les 
travaux  préparatoires,  et,  quant  au  modèle  lui-même,  il  est  certain 
qu'en  le  laissant  inachevé  il  en  avait  au  moins  déterminé  l'aspect 
assez  nettement  pour  légitimer  déjcà  l'admira: ion.  Les  termes  de 
l'acte  officiel  qui  désigne  le  successeur  du  maîire  et  le  charge  de 
«  mettre  la  dernière  main  [perficcrc)  au  cbevnl  ei  à  la  statue  ac- 
tuellement en  si  glorieux  cours  d'exécution  (J)  »  ne  permettent  pas 
le  doute  à  cet  égard. 

Il  semble  au  surplus  que  ce  penchant,  assez  ordinaire  de  notre 
temps,  à  se  défier  des  traditions  consacrées  et  à  s'accommoder  du 
moindre  incident  pour  accuser  la  crédulité  de  nos  pères,  que  ce 
besoin  de  prendre  l'histoire  en  faute  et  les  historiens  en  flagrant 
délit  de  légèreté  ait  eu  pour  résultat  principal  d'habituer  au  scep- 
ticisme les  gens  qu'on  prétendait  convertir.  Nous  avons  vu  depuis 
quelques  années  tant  de  vieux  maîtres  dépossédés  de  leurs  titres 
au  profit  d'artistes  oubliés  ou  ignorés,  tant  d'œuvres  illustres  sus- 
pectées et  de  maigres  talens  mis  en  honneur,  que  nous  en  sommes 
à  peu  près  venus,  de  guerre  lasse,  à  n'accepter  qu'avec  une  con- 
fiance provisoire  la  plupart  de  ces  soi-disant  actes  de  justice.  Qui 
sait  si  à  un  moment  donné  de  nouvelles  recherches  n'aboutiront  pas 
à  des  découvertes  nouvelles,  et  si  les  bonnes  raisons  manqueront 
pour  démentir  les  solutions  proposées  aujourd'hui,  pour  déplacer 
une  fois  de  plus  les  étiquettes?  A  ne  parler  que  des  faits  intéressant 
notre  art  national,  puisque,  suivant  les  décisions  de  certains  éru- 
dits,  Jean  Cousin  a  cessé  d'être  le  sculpteur  du  tombeau  de  l'amiral 
Chabot,  et  que  Pierre  Lescot  lui-même  n'est  plus  pour  rien  dans 
l'architecture  du  Louvre,  on  a  bien  le  droit  de  s'attendre  à  d'autres 
nouveautés  encore  et  de  pressentir  la  possibilité  d'autres  évictions 
tout  aussi  hardies. 

Le  mal  ne  serait  pas  fort  grand,  en  vérité,  s'il  n'y  avait  au  fond 
de  tout  cela  que  de  simples  mutations  de  noms  propres  et  des  rec- 
tifications de  catalogue;  mais  cette  manie  de  révision,  cette  aversion 
systématique  pour  les  croyances  admises  se  manifeste  à  propos  de 
questions  plus  graves,  et  se  donne  carrière  en  plus  haut  lieu.  Les 
œuvres  du  génie  elles-mêmes  et  l'admiration  unanime  qu'elles  ont 
conquise  lui  servent  souvent  de  stimulant  ou  de  prétexte,  et  si  ceux 
qui  prête  ident  en  pareil  cas  nous  instruire  consentent  encore  h  ad- 
mirer, ce  n'est  qu'à  la  condition  d'éviter  soigneusement  toute  com- 
plicité apparente  avec  l'opinion  commune.  Pour  mieux  prouver  leur 

(1)  Registres  du  conseil  des  Dix.  Aiuiée  1490. 


l'art  italien.  723 

clairvoyance,  ils  loueront  plus  volontiers  les  mérites  du  coloris  dans 
les  tableaux  d'un  gi  and  dessinateur,  l'expression  d'une  pensée  phi- 
losophique clans  les  témoignages  du  talent  le  plus  ouvertement  pit- 
toresque. Ils  s'extasieront,  —  je  n'exagère  rien,  —  devant  le  ton  de 
la  Joconde,  et  trouveront  en  revanche  qu'en  peignant  les  IS'oces  de 
Cana  de  la  manière  que  l'on  sait  Paul  Yéronèse  a  fait  surtout  acte  de 
moraliste.  S'agit-il  même  de  Raphaël,  c'est-à-dire  du  peintre  le 
plus  propre  à  découi-ager  l'esprit  de  système  et  la  critique  par  la 
perfection  des  intentions  aussi  bien  que  des  formes,  par  l'harmonie 
évidente  de  toutes  les  qualités,  on  ne  craint  pas  maintenant  de  dé- 
naturer sa  gloire,  d'en  restreindre  ou  d'en  bouleverser  les  condi- 
tions; on  s'est  lassé  de  la  subir  toute  faite,  comme  on  se  lassait  à 
Athènes  de  la  bonne  renommée  d'Aristide,  et,  pour  la  rajeunir  tout 
au  moins,  on  s'est  avisé  de  l'expliquer  par  des  motifs  que  les  histo- 
riens n'avaient  eu  garde  de  soupçonner,  ni  les  générations  passées 
d'apercevoir. 

III. 

A  en  croire  M.  Taine  et  quelques  écrivains  de  la  même  école,  Ra- 
phaël aurait  été  tout  bonnement  un  ^\zçS\^wX  porlraithle  de  «  l'ani- 
mal humain,  »  rn  habile  ouvrier  ne  se  proposant  d'autre  tâche  que 
de  représenter  dans  ses  tableaux  «  des  corps  et  des  attiludes,  » 
dans  les  Loges  des  morceaux  capables  de  réjouir  les  regards  du  pape 
(c  quand  après  son  dhier  il  venait  ici  prendre  le  frais,  »  et  qu'il 
«  apercevait  de  loin  en  loin  un  groupe,  un  torse,  si  par  h  sard  il 
levait  la  tête.  »  De  là  ce  brevet  de  «  peintre  païen  »  qu'on  délivre 
sans  marchander,  comme  un  certificat  de  bon  sens  ou  comme  l'exacte 
récompense  de  ses  services,  à  celui  que  pendant  plus  de  trois  siècles 
l'univers  entier  ava't  cru  tout  différemment  inspiré.  D'autres  criti- 
ques au  contr^iire,  particulièrement  en  Italie,  s'évertuent  à  démon- 
trer que  la  méprise  a  été  grande  d'attribuer  à  Raphaël  la  moindre 
arrière-pensée  en  dehors  des  intentions  strictement  dogmatiques. 
A  leurs  yeux,  le  «  cygne  d'Urbin  »  n'est  pas  un  peintre  préoccupé 
d'allier  l'image  du  beau  à  l'expression  de  la  poésie  chrétienne;  c'est 
un  théologien,  presque  un  controversiste,  dont  chaque  œuvre  est 
une  thèse,  et  dont  l'unique  souci  est  de  disserter  à  sa  manière  sur 
des  points  de  doctrine  ou  de  foi. 

Ainsi,  pas  dj  milieu,  ou  il  ne  faut  voir  dans  les  peintures  de  Ra- 
phaël que  la  pure  glorification  de  la  chair,  ou  bien  ces  pei  itures 
doivent  être  étu^-iécs  et  vénérées  au  même  titre  que  Y  Imitation  de 
Jésus- Chri.'^t  ou  la  Somme  de  saint  Thomas  d'Aqiiin.  Entre  ces 
deux  systèmes  absolus  et  pareillement  inacceptables,  n'y  a-t-il  pas 


724  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

place  pour  une  opinion  qui,  tout  en  faisant  dans  les  œuvres  de  Ra- 
phaël une  juste  part  à  l'inspiration  religieuse,  ne  refuserait  point 
d'y  reconnaître  l'empreinte  aussi  peu  équivoque  d'une  intelligence 
éprise  des  vérités  terrestres  et  des  belles  réalités?  En  se  tenant  à 
égale  distance  de  ceux  qui  exagèrent  l'ascétisme  de  l'art  pratiqué 
par  le  maître  et  de  ceux  qui  le  condamnent  à  n'exprimer  que  la 
matière,  on  arriverait  très  probablement  à  mécontenter  à  la  fois  les 
deux  partis  ;  mais  on  rallierait  à  sa  cause  assez  d'esprits  désinté- 
ressés pour  se  consoler  de  cet  échec,  pour  se  résigner  à  l'inconvé- 
nient apparent  de  n'avoir  su  en  pareil  cas  dire  que  ce  que  tout  le 
monde  pense  et  résumer  ce  que  tous  les  âges  ont  senti. 

C'est  à  ce  public  de  juges  sans  parti-pris,  c'est  à  ces  hommes 
curieux  des  belles  choses  plutôt  que  des  théories  qu'elles  suscitent 
que  s'adressent  les  trois  nouveaux  volumes  par  lesquels  M.  Gruyer 
a  complété  la  longue  et  consciencieuse  série  de  ses  études  sur  Ra- 
phaël (1).  Trois  volumes  exclusivement  consacrés  aux  Vierges,  c'est 
beaucoup,  dira-t-on.  —  Oui,  si  l'auteur  n'avait  cru  devoir  parler 
des  Vierges  de  Baphaël  que  dans  les  termes  de  l'inventaire  ou  de 
la  description  technique,  s'il  s'était  proposé  seulement  de  relever 
dans  chaque  tableau  les  particularités  de  l'ordonnance,  des  ajuste- 
mens  ou  du  coloris  ;  mais ,  tout  en  insistant  sur  des  détails  de  cette 
sorte,  il  se  garde  bien  de  n'examiner  et  de  ne  recommander  à  notre 
propre  attention  que  les  surfaces  des  quarante  ou  cinquante  chefs- 
d'œuvre  produits  par  Raphaël  depuis  la  Vierge  Coimestabile,  à  Pé- 
rouse,  jusqu'à  la  Madone  de  Saint-Sixte,  à  Dresde.  Il  en  scrute 
l'esprit,  la  signification  historique  ou  morale,  la  correspondance 
intime  avec  les  différentes  phases  de  la  vie  du  maître  ou  avec  les 
émotions  successives  de  son  génie.  En  un  mot,  malgré  les  exigences 
de  la  tradition  mystique,  malgré  l'uniformité  pittoresque  des  don- 
nées, les  Vierges  de  Raphaël  expriment,  aux  yeux  de  M.  Gruyer, 
les  variations  fécondes  d'une  imagination  perpétuellement  en  quête 
du  mieux,  la  merveilleuse  souplesse  ((  d'un  sentiment  personnel 
toujours  nouveau,  quoique  toujours  identique  à  lui-même.  »  Rien 
de  plus  juste,  à  ne  considérer  que  l'art  infini  avec  lequel  cette  suite 
de  scènes  semblables  quant  au  fond  est  diversifiée  dans  les  types, 
dans  les  attitudes,  dans  la  combinaison  d'un  petit  nombre  d'élé- 
mens  forcément  immuables  et  prescrits  d'avance  par  le  sujet;  mais 
les  commentaires  que  suggère  à  M.  Gruyer  l'emploi  même  de  ces 

(1)  La  première  partie  de  ces  études  comprend  les  peintures  des  Stanze  et  des  Loges; 
la  seconde,  sous  le  titre  de  Baphaël  et  l'antiquité,  rappelle  à  la  fois  l'influence  géné- 
rale des  traditions  antiques  sur  l'art  italien  et  l'action  particulière  qu'elles  ont  exer- 
cée sur  le  génie  du  maître.  Voyez  à  ce  sujet,  dans  la  Revue  du  l"  juillet  1808,  l'OEuvre 
païenne  de  Raphaël,  par  M.  Charles  Lévôque. 


l'art  italien.  725 

moyens  ou  plutôt  le  sens  secret  qu'ils  impliquent  nous  paraissent 
quelquefois  dépasser  un  peu  la  limite  qui  sépare  les  délicatesses  du 
goût  critique  des  interprétations  subtiles. 

Je  sais  le  néant  ou  le  ridicule  d'une  certaine  théorie  qui,  suppri- 
mant les  calculs  de  la  pensée  dans  les  œuvres  des  maîtres,  prétend 
tout  expliquer  par  des  facultés  inconscientes,  par  la  simple  influence 
de  l'instinct  ou  du  tempérament.  C'est  sans  doute  comprendre  bien 
incomplètement  Raphaël,  c'est  le  louer  à  faux  que  de  lui  attribuer 
uniquement,  comme  on  l'a  fait  de  nos  jours,  des  privilèges  indé- 
pendans  de  sa  volonté,  une  sorte  d'aptitude  fatale,  pareille  à  celle 
de  l'oiseau  qui  chante  ou  de  la  plante  qui  fleurit;  en  revanche, 
n'est-ce  pas  vouloir  le  comprendre  un  peu  trop  que  de  deviner  une 
arrière-pensée  morale  ou  métaphysique  jusque  dans  les  moindres 
objets  figurés  par  son  pinceau,  jusque  dans  les  rapprochemens  ou 
les  contrastes  établis  pour  ajouter  au  charme  des  lignes,  ou  pour  en 
pondérer  les  mouvemens?  Quelles  que  soient  en  général  la  justesse 
de  ses  appréciations  et  l'élévation  de  ses  vues,  l'auteur  du  nouveau 
livre  sur  les  Vierges  ne  s'est  pas,  à  notre  avis,  toujours  préservé 
de  cet  excès.  Est-il  bien  sûr,  par  exemple,  de  traduire  exactement 
l'intention  que  Raphaël  a  entendu  formuler  dans  la  Vierge  de  la 
maison  d'Orléans  en  nous  montrant  ici  «  Dieu  cachant  l'avenir  à 
la  Vierge,  et  Jésus  se  détournant  d'elle  pour  lui  en  dérober  la  tris- 
tesse? »  Dans  le  chapitre  qu'il  a  consacré  à  la  Vierge  an  diadème, 
du  Louvre,  avait-il  bien  le  droit  de  supposer  qu'en  groupant  tout 
au  fond  de  la  scène  quelques  petits  personnages  auprès  d'un  mo- 
nument en  ruine,  le  peintre  ait  voulu  nous  faire  pressentir  a  la 
disproportion  qui  existe  entre  la  taille  de  l'homme  et  la  grandeur 
orgueilleuse  de  ses  vues?  »  Encore  une  fois,  l'on  ne  saurait  trop 
énergiquement  protester  contre  la  doctrine  des  écrivains  qui  ne  re- 
connaissent aux  belles  œuvres  qu'un  charme  d'accident  et  une  ori- 
gine toute  fortuite;  mais  on  ne  saurait  non  plus  absoudre  complè- 
tement ceux  qui,  dans  l'application  de  la  doctrine  contraire,  se 
laissent  aller  à  des  raffînemens  littéraires  d'autant  plus  imprudens 
qu'ils  peuvent  compromettre  la  notion  des  vraies  conditions  pitto- 
resques et  des  ressources  exactes  de  l'art. 

Ces  réserves  une  fois  faites  sur  les  caractères  d'un  livre  qui  n'au- 
rait en  somme  que  le  tort  d'être  trop  rempli,  il  n'y  a  plus  qu'à  louer 
l'érudition  et  la  précision  avec  lesquelles  les  détails  relatifs  au 
maître  lui-même  et  à  l'histoire  de  son  talent  sont  exposés  ou  rap- 
pelés. Assurément  tout  n'est  pas  et  ne  pouvait  pas  être  entière- 
ment neuf  dans  un  travail  de  cette  sorte.  Depuis  les  premières 
indications  fournies  par  les  écrivains  italiens  du  xvi*'  siècle  jus- 
qu'aux documens  publiés,  il  y  a  quelques  années,  en  Allemagne, 


726  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

assez  de  biographies  et  de  biographes  nous  ont  rendu  familières  les 
particularités  d'une  vie  dont  chaque  souvenir  d'ailleurs  est  perpétué 
par  une  œuvre  illustre;  mais,  malgré  cçtte  abondance  de  renseigne- 
mens,  plus  d'une  recherche  utile  pouvait  être  entreprise  encore, 
plus  d'une  vérité  nouvelle  signalée,  11  restait  à  nous  représenter 
Raphaël  dans  la  situation  que  lui  avaient  préparée  les  générations 
d'artistes  précédentes  aussi  bien  que  dans,  le  milieu  où  il  a  vécu; 
il  restait  à  interroger  la  série  de  ses  tableaux  pour  y  découvrir  et 
nous  montrer  à  la  fois  le  résumé  des  progrès  accomplis  avant  lui  et 
le  développement  non  interrompu  de  sa  propre  originalité. 

C'est  ce  double  enseignement  que  contient  l'ouvrage  de  M.  Gruyer. 
Tel  qu'il  l'a  conçu  et  exécuté,  son  travail  est  certainement  le  plus 
comp'et  qui  ait  paru  jusqu'ici  sur  la  matière,  et  nous  doutons  qu'il 
ne  décourage  pas,  au  moins  pour  longtemps,  quiconque  serait  tenté 
d'aborder  le  même  sujet.  Quoi  qu'il  advienne  à  cet  égard,  et  pour 
nous  en  tenir  aux  termes  de  comparaison  que  le  présent  peut  nous 
fournir,  X Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  liaphaël,  par  Qua- 
tremère  de  Quincy,  et  même  les  deux  savans  volumes  de  Passavant 
sur  UiiphdH  dUrbin  et  son  père  Giovanni  Santi,  ne  se  recomman- 
dent pas  à  autant  de  titres  que  les  études  publiées  par  M.  Gruyer. 
Plus  sérieusmient  historiques  que  le  premier  de  ces  ouvrages,  plus 
littéraires  que  le  second  dans  l'esprit  et  dans  la  forme,  elles  em- 
brassent assez  d'idées  et  de  faits,  elles  résolvent  assez  de  questions 
pour  satisfaire  à  toutes  les  exigences.  Telle  partie  de  ce  vaste  tra- 
vail, • —  V Ironographie  de  la  Vierge  par  exemple,  depuis  les  pre- 
miers âges  chrétiens  jusqu'à  la  fin  du  xv^  siècle,  —  constitue  à  elle 
seule  un  véi'itable  traité  d'archéologie  pittoresque,  tandis  que  des 
morceaux  de  pure  critique,  comme  les  chapitres  consacrés  à  la 
grande  Sainte  Famille,  du  Louvre,  et  à  la  Madone  de  Saint-Sixte, 
font  nettement  ressorlir  les  beautés  de  ces  incomparables  ouvrages 
et  la  sereine  toute-puissance  du  génie  qui  les  a  créés. 

TNous  devons  dire  un  mot  en  finissant  d'une  objection  qu'a  soule- 
vée le  livre  de  M.  Gruyer,  ou  plutôt  qu'il  a  ressuscitée,  car  plus  d'une 
fois  d'^jà  cette  objection  s'est  produite,  soit  dans  des  cas  à  peu  près 
pareils,  soit  là  même  où  il  s'agissait  des  conditions  ou  des  devoirs  de 
l'art  contemporain.  On  a  reproché  à  l'auteur  des  Vierges  de  Raphaël 
de  s'être  trop  habituellement  et  trop  ouvertement  placé,  pour  envi- 
sager son  sujet,  au  point  de  vue  des  idées  religieuses.  Singulier  re- 
proche à  l'adresse  d'une  étude  sur  les  chefs-d'œuvre  de  l'art  reli- 
gieux !  Voulait-on  qu'il  n'y  fût  tenu  aucun  compte  des  doctrines 
que  ces  clKîfs-d'œuvre  résument  et  de  la  foi  qui  les  a  inspirés?  Nous 
accusions,  il  y  a  un  instant,  les  emportemens  d'imagination  de  cer- 
tains érudits  italiens  qui  font  à  peu  près  de  Raphaël  un  moderne 


l'art  italien.  727 

père  de  l'église.  Les  écrivains  français  qui,  en  parlant  de  lui,  ou- 
blieraient ou  refuseraient  de  rattacher  ses  travaux  aux  traditions 
sacrées  ne  nous  sembleraient  en  réalité  ni  plus  excusables,  ni  plus 
judicieux.  Et  d'ailleurs  tout  appai*tient-il  au  passé  c^ans  les  idées, 
dans  les  sentiraens,  dans  les  croyances  que  l'art  de  Raphaël  repré- 
sente? Est-C3  que  dans  notre  civilisation,  chrétienne  seulement  de 
nom,  ces  idées  sont  mortes,  ou  ne  doivent  exister  désormais  qu'à 
l'état  de  souvenirs  historiques?  Est-ce  que  les  tableaux  qui  s'élè- 
vent au-dessus  des  autels  ne  sont  plus  que  des  objets  décoratifs? 
est-ce  que  ces  autels  eux-mêmes  ont  perdu  leur  vertu?  Si  vous  le 
pensez,  dites-le.  Attaquez  franchement  le  dogme  chrétien  au  lieu  de 
le  traiter  en  suspect,  et  ne  dérobez  pas  vos  défiances  secrètes  sous 
les  dehors  d'une  tolérance  banale  ou  sous  une  réserve  d'emprunt. 

Que  si  au  contiaire  les  sujets  traités  par  Raphaël  et  par  les  autres 
maîtres  du  même  temps  ou  de  la  même  école  répondent  encore 
aux  aspirations  de  notre  intelligence,  aux  sérieux  besoins  de  notre 
cœur,  quoi  de  plus  naturel  et  de  plus  opportun  que  de  demander  à 
ces  sujets  mêmes  le  secret  des  beautés  qu'ils  comportent  et  de  l'élo- 
quence pittoresque  qui  les  traduit?  Rien  des  gens,  il  est  vrai,  en- 
tendront distinguer  ici  entre  l'habileté  de  l'artiste  et  la  sincérité  de 
ses  convictions,  entre  l'austérité  de  la  morale  qu'il  professe  et  les 
facilités  ou  les  défaillances  de  sa  vie  privée.  On  ne  manquera  pas 
d'opposer  les  souvenirs  de  la  Fornarina  et  de  la  cour  de  Léon  X  à  la 
confiance  que  mériterait  la  sainteté  apparente  des  intentions  tran- 
scrites sur  la  toile,  et  l'on  s'autorisera  du  tout  pour  avancer  que  la 
piété  du  peintre  des  Vierges  était  un  rôle,  la  chasteté  de  son  pin- 
ceau un  faux-semblant.  Rien  de  moins  concluant  que  ces  réminis- 
cences biographiques,  et  même  dans  un  certain  sens  rien  de  plus 
étranger  à  la  question.  «  Que  Raphaël,  dit  justement  M.  Gruyer, 
n'ait  pas  mis  toute  sa  vie  morale  en  parfait  accord  avec  sa  reli- 
gion, cela  nous  est  en  réalité  indifférent...  Ce  qui  reste  de  l'artiste, 
c'est  son  œuvre.  Si  cette  œuvre  élève  et  fortifi,?,  elle  est  belle  et 
sainte;  si  elle  abaisse  et  énerve,  elle  est  basse  et  vile  :  voilà  le  crité- 
rium infaillible.  Dès  lors  une  seule  chose  nous  importe,  l'impression 
que  nous  éprouvons  devant  les  Vierges  de  Raphaël.  Cette  impres- 
sion ayant  ét'.^  constamment  noble  et  saine,  nous  pouvons  affirmer 
qu3  ces  tableaux  eux-mêmes  contiennent  les  sentimens  qu'ils  inspi- 
rent. » 

Non,  quoi  qu'on  dise  ou  quoi  qu'on  fasse,  rien  ne  pourra  préva- 
loir en  pareil  cas  sur  l'influence  directe  des  ouvrages  et  sur  les  émo- 
tions qu'ils  procurent,  pas  plus  que  dans  le  domaine  de  la  théorie 
on  ne  réussira,  au  nom  de  besoins  nouveaux,  à  changer  les  condi- 
tions de  l'art  lui-même.  Les  novateurs  en  esthétique  ou  en  critique 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

auront  beau  arguer  des  progrès  de  la  raison  humaine  et  gourman- 
der  un  prétendu  esprit  de  routine  ;  ils  ne  feront  pas  que  ce  qui  a 
mérité  d'être  admiré  depuis  des  siècles  ait  perdu  aujourd'hui  sa 
raison  d'être,  ou  que  Ingres  et  Flandrin,  en  continuant  sous  nos 
yeux  la  tradition  des  maîtres,  n'aient  prolongé  que  des  souvenirs 
stériles,  servi  qu'une  cause  sans  avenir;  ils  ne  feront  pas  que  l'im- 
mortelle vérité  cesse  avec  la  vie  d'une  race  ou  d'un  homme,  que  la 
beauté  dépende  des  mœurs  d'une  époque,  et  que  cette  parole  de 
Platon  ne  demeure  éternellement  applicable  aux  œuvres  de  l'art, 
quels  qu'en  soient  d'ailleurs  l'âge,  la  nationalité  ou  les  origines  : 
((  il  y  a  une  sympathie  intime  entre  la  pureté,  la  vérité  et  la  beauté; 
ce  qu'il  y  a  de  plus  pur  est  essentiellement  ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai 
et  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau.  »  Or  Raphaël  a  réalisé  dans  ses  œuvres 
la  conciliation  souveraine  de  ces  élémens  de  la  perfection.  C'est 
parce  qu'il  a  été  le  plus  pur  des  peintres  qu'il  en  a  été  aussi  et  qu'il 
en  demeure  le  plus  grand,  —  comme  l'école  italienne  occupe  le 
premier  rang  parmi  les  écoles  modernes  parce  qu'elle  a  su,  mieux 
qu'aucune  auti'e,  donner  à  l'image  des  actions  ou  des  formes  hu- 
maines un  caractère  k  la  fois  idéal  et  vivant.  Des  livres  tels  que 
ceux  dont  nous  venons  de  parler  sont  propres  à  rappeler  ces  faits, 
et  par  cela  même  ils  sont  utiles.  Tout  en  paraissant  exclusivement 
consacrés  à  la  mémoire  de  quelques  talens  ou  à  la  description  dé 
quelques  œuvres,  ils  remettent  en  lumière  les  principes  en  vertu 
desquels  ces  œuvres  ont  mérité  de  survivre,  ces  talens  d'exercer 
encore  aujourd'hui  leur  influence.  Voilà  pourquoi  de  pareils  travaux 
participent  de  l'histoire  proprement  dite  et  contiennent  mieux  que 
des  souvenirs  sans  écho.  En  matière  d'art  comme  ailleurs,  l'histoire 
n'a  pas  pour  objet  unique  de  contenter  notre  curiosité  :  les  infor- 
mations qu'elle  nous  livre  sont  aussi  des  avertissemens  et  des  exem- 
ples que  nous  avons  le  devoir  de  mettre  à  profit. 

Henri  Delaborde. 


LE 


VOL  DES  OISEAUX 


Mémoire  sur  le  vol  des  insectes  H  des  oiseaux,  par  M.  Marey;  Paris  1870. 


On  attribue  à  un  roi  d'Angleterre  une  plaisanterie  bien  spirituelle. 
Ayant  convoqué  ses  savans,  il  les  pria  de  lui  expliquer  pourquoi  un 
seau  d'eau  n'augmentait  pas  de  poids  lorsqu'on  y  plaçait  un  pois- 
son. Les  savans  demandèrent  du  temps  pour  répondre;  au  bout  de 
quelques  jours,  ils  arrivèrent  chacun  avec  un  volumineux  mémoire 
où  le  problème  se  trouvait  résolu  par  de  subtiles  déductions.  Alors 
le  roi  fit  apporter  un  seau  d'eau,  un  poisson  et  une  balance;  le 
seau  fut  posé  sur  l'un  des  plateaux,  on  l'équilibra  par  une  tare, 
enfin  on  y  jeta  le  poisson,  et  tout  le  monde  vit  le  plateau  descendre; 
le  seau  était  devenu  plus  lourd.  Cette  histoire,  vraie  ou  fausse,  est 
l'image  fidèle  de  ce  qui  se  passe  tous  les  jours  dans  le  monde  sa- 
vant. On  peut  dire,  sans  crainte  d'exagérer,  que  la  moitié  de  la  force 
vive  qui  se  dépense  en  travaux  scientifiques  est  employée  à  raison- 
ner sur  des  faits  imaginaires,  à  expliquer  ce  qui  n'existe  pas.  Le  vol 
des  insectes  et  des  oiseaux  est  peut-être  l'un  des  problèmes  qui  ont 
le  plus  exercé  la  sagacité  des  théoriciens  de  cabinet.  Il  offre  un 
double  intérêt  :  un  phénomène  mystérieux  à  faire  rentrer  sous  les 
lois  connues  de  la  physique  et  une  application  importante  à  obtenir, 
application  qui  n'a  cessé  de  hanter  les  rêves  des  inventeurs  depuis 
Icare.  Toutefois,  si,  d'après  Schopenhauer,  les  ailes  poussent  à  l'oi- 
seau par  l'effet  de  sa  volonté,  il  faut  avouer  que  jusqu'ici  l'homme 
n'a  point  encore  assez  voulu.  On  ne  compte  plus  les  mécanismes  in- 
génieux ou  simplement  bizarres  qui  ont  été  proposés  pour  lui  per- 


730  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mettre  de  quitter  la  glèbe  à  laquelle  la  nature  semble  l'avoir  rivé; 
mais  l'on  en  est  venu  à  croire  la  solution  du  problème  impossible. 
Au  lieu  de  s'épuiser  en  stériles  efforts  d'imagination  ,  n'eût-on  pas 
mieux  fait  d'approfondir  l'étude  des  forces  que  la  nature  met  tous  les 
jours  en  œuvre  dans  l'insecte  et  dans  l'oiseau?  «  On  a  voulu  inventer 
l'art  du  vol,  dit  M.  d'Esterno,  comme  s'il  n'était  pas  connu  et  pra- 
tiqué, au  vu  et  au  su  de  tous,  depuis  la  créat'on  du  monde,  par  des 
milliards  do  créatures  ailées.  Que  dirait-on  d'un  homme  qui  vou- 
drait aujourd'hui  inventer  la  vapeur,  au  lieu  d'aller  voir  simple- 
ment fonctionner  une  locomotive?  »  Cette  étude  indispensable,  un 
physiologiste  français  dont  je  puis  me  dispenser  de  louer  le  mérite, 
M.  Marey,  vient  de  l'aborder  avec  toutes  les  ressources  de  la  science 
moderne.  Il  a  déjà  publié  une  partie  des  résultats  auxquels  il  est 
parvenu,  il  en  a  fait  le  sujet  d'un  cours  au  Collège  de  France;  on  nous 
saura  gré  d'en  donner  ici  un  résumé  substantiel.  Avant  de  décrire 
les  méthodes  de  M.  Marey  et  d'exposer  les  faits  qu'il  a  constatés,  je 
rappellerai  brièvement  ce  que  l'observation  nous  avait  déjà  appris 
sur  le  vol  des  oiseaux.  On  verra  ensuite  jusqu'à  quel  point  les  faits 
connus  peuvent  autoriser  l'espoir  d'une  application  pratique. 

I. 

A  l'époque  où  la  fauconnerie  était  en  vigueur,  les  habitudes  d'un 
certain  nombre  d'oiseaux  ont  été  étudiées  avec  un  soin  assez  inté- 
ressé pour  qu'il  soit  permis  d'accepter  comme  bien  établi  ce  que  la 
tradition  nous  a  transmis  à  cet  égard.  Les  oiseaux  de  proie  qui 
étaient  employés  à  la  chasse  se  divisaient  en  oiseaux  de  haute  vole- 
rie,  tels  que  le  gerfaut,  le  faucon,  le  hobereau,  et  en  oiseaux  de 
basse  volcrie,  comme  l'autour  et  l'épervier;  le  reste  se  classait  dans 
la  tribu  des  igiiobles,  ainsi  nommés  parce  qu'il  n'y  avait  aucun  pro- 
fit à  en  t"rer.  Huber,  de  Genève,  qui  a  publié  en  178/i  un  curieux 
ouvrage  sur  ce  sujet,  divise  les  mêmes  espèces  en  rameurs  et  voi- 
liers-, las  premiers  comprennent  les  oiseaux  de  haute  volerie,  les 
oissaux  de  basse  volerie  sont  les  voiliers  snillans,  les  ignobles  les 
voiliers  communs.  Ces  divisions  s'appliqueraient  peut-être  avec 
avantage  aux  oiseaux  en  générai ,  elles  répondent  à  des  aptitudes 
différentes  et  bien  caractérisées.  L'aile  qu'on  appelle  rameuse  offre 
une  forme  découpée,  elle  est  faite  pour  frnpper  l'air  avec  force  et 
fréquence;  l'aile  voilière  est  large,  émoussée,  et  plus  propre  que 
l'aile  rameuse  à  servir  de  voile  ou  de  parachute.  Les  pennes  de 
l'aile  rameuse  ont  peu  de  largeur  et  se  terminent  en  pointe  adoucie; 
les  pennes  de  l'aile  voilière  sont  très  larges  vers  le  milieu,  et  les 
cinq  principales  sont  échancrées  de  manière  à  laisser  passer  l'air 


LE    VOL   DES    OISEAUX.  731 

librement  par  l'extrémité  de  l'aile.  On  constate  aussi  que  les  pennes 
voilières  sont  beaucoup  plus  molles  que  les  pennes  rameuses,  ce  qui 
se  reconnaît  à  un  s'gne  extérieur  assez  constant  :  la  fermeté  des 
pennes  se  trahit  par  une  bigarrure  vive  et  tranchée,  tandis  que  les 
pennes  moHes  sont  comme  lavées  uniformément  de  noir  vers  le 
bout  et  d'un  blanc  un'forme  vers  la  base.  Grâce  à  ces  dispositions 
naturelles,  le  coup  d'aile  du  rameur  doit  avoir  plus  de  ressort  que 
celui  du  voilier,  car  chez  ce  dernier  l'extrémité  de  l'aile  est  dixhi- 
quetée  et  par  suite  sans  force,  tandis  qu'elle  est  pleine  et  ferme 
chez  le  rameur;  or  c'est  précisément  vers  l'extrémité  que  la  surface 
de  l'aile  peut  produire  le  plus  d'effet  en  frappant  l'air,  parce  que  la 
vitesse  de  l'aile  y  atteint  son  maximum. 

Il  y  a  d'ailleurs  une  remaïque  générale  à  faire  sur  le  coup  d'aile 
de  l'oiseau  :  pour  avaucer,  il  frappe  droit  sous  lui ,  tandis  que  les 
rames  d'un  bateau  frappent  d'avant  en  arrière.  La  dfférence  d'ac- 
tion de  l'aviron  et  de  l'aile  s'explique  aisément^  par  la  flexibilité 
de  cette  dernière;  c'est  une  remarqua  que  déjà.  Borelli  a  faite  dans 
son  Traité  du  mouvement  des  animaux  (1).  Quand  l'aile  s'abaisse, 
dit-il,  les  pennes  cèdent  à  la  résistance  de  l'air  et  s'infléchissent 
de  maniera  que  l'ensemble  des  deux  surfaces  forme  un  coin,  et 
le  ressort  de  l'air  agissant  sur  les  deux  plans  obliques  produit  à  la 
fois  une  impulsion  verticale  qui  soutient  l'oiseau  contre  la  pesan- 
teur et  une  impulsion  horizontale  qui  le  pousse  en  avant.  —  Huber, 
qui  reproduit  ce  raisonnement,  ajoute  que  la  détente  de  l'aile,  d'a- 
bord ployée  par  la  résistance  de  l'air,  prolonge  l'action  après  la 
fin  du  coup  d'aile  proprement  dit.  Ainsi  l'oiseau  qui  se  tient  dans 
une  position  horizontale  et  qui  bat  de  l'aile  de  haut  en  bas  s'im- 
prime une  propulsion  d'avan  en  arrière  en  même  temps  qu'une 
certaine  force  ascensionnelle. 

Le  coup  d'aile  périodique  dont  l'effet  immédiat  vient  d'être  ex- 
pliqué est  sans  doute  le  moyen  principal  mis  en  jeu  par  l'oiseau; 
mais,  s'il  n'avait  pas  d'autres  ressources,  sa  locomotion  aérienne 
serait  bien  compromise,  ses  forces  n'y  suffiraient  pas.  Nous  allons 
voir  qu'il  peut  monter  sans  faire  d'autre  effort  que  de  tenir  ses  ailes 
déployées;  elles  produisent  alors  l'effet  de  deux  voiles  tendues  à 
l'aide  desquelles  il  transforme  en  force  ascensionnelle  soit  la  vitesse 
horizontale  qu'il  s'est  procurée  par  des  battemens  répétés,  soit  le 
choc  du  vent.  C'est  ainsi  que  le  cerf-volant  s'élève  lorsque  la  brise 
le  prend  en  dessous.  Le  choc  de  l'air  donne  naissance  à  une  pression 
pei-pendiculaire  à  la  surface  du  cerf-volant,  pression  qui  peut  s'é- 
valuer à  lAO  grammes  par  mètre  carré  pour  un  vent  très  faible  dont 

(1)  Borclli.,  De  motu  animalium,  chap.  xxii,  prop.  1Q6;  Rome  1680. 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  vitesse  est  d'environ  1  mètre  par  seconde,  mais  qui  croît  comme 
le  carré  de  la  vitesse;  elle  serait,  par  exemple,  égale  à  3''''-500  pour 
un  vent  assez  fort  qui  ferait  5  mètres  en  une  seconde.  Cette  pres- 
sion ne  diminue  pas  beaucoup,  si  le  cerf-volant,  au  lieu  d'être  ver- 
tical, s'incline  sur  le  vent  de  manière  à  le  recevoir  en  dessous;  mais 
la  direction  de  la  pression,  toujours  perpendiculaire  à  la  surface  du 
papier,  devient  alors  oblique  par  rapport  à  l'horizon;  si  l'appareil 
est  suffisamment  léger,  elle  en  neutralise  le  poids  et  le  soutient 
dans  l'air  par  une  traction  assez  forte  qui  tend  la  corde  du  cerf-vo- 
lant. Cette  tendance  ascensionnelle,  l'oiseau  l'éprouve  également 
lorsqu'il  se  dirige  contre  le  vent,  ou  lorsqu'il  est  projeté  contre  l'air 
calme  par  sa  propre  vitesse  horizontale;  il  faut  seulement  qu'il  pré- 
sente ses  ailes  de  manière  que  l'air  qu'elles  rencontrent  tende 
s'échapper  en  dessous.  Une  fois  lancé  horizontalement,  l'oiseau  peut 
donc  monter,  tout  en  continuant  sa  route,  par  la  simple  action  de 
ses  ailes  déployées  et  immobiles  ;  mais  la  vitesse  horizontale  se  ra- 
lentit en  même  temps,  la  résistance  de  l'air  diminue,  et  l'oiseau 
retomberait,  s'il  ne  se  donnait  pas  une  impulsion  nouvelle  par  quel- 
ques coups  d'aile.  Lorsqu'il  vole  de  droit  fil  contre  le  vent,  il  pro- 
fite de  la  vitesse  horizontale  de  l'air  pour  se  hausser;  mais  le  vent 
le  ferait  infailliblement  dériver  en  arrière,  s'il  ne  se  procurait  pas 
une  impulsion  d'arrière  en  avant  par  des  battemens  énergiques  et 
répétés. 

D'après  Huber,  les  oiseaux  rameurs  sont  relativement  plus  lourds 
que  les  voiliers;  c'est  ce  qui  les  oblige  à  emprunter  au  vent  une 
grande  partie  de  leur  force  ascensionnelle  et  à  jouer  de  l'aile  presque 
sans  relâche.  Lorsqu'un  rameur,  le  faucon  par  exemple,  veut  at- 
teindre un  but  placé  droit  au-dessus  de  lui,  il  ne  monte  jamais  ver- 
ticalement :  il  prend  sa  route  dans  le  vent,  pousse  une  «  carrière  » 
oblique  qui  le  porte  au  niveau  du  but,  tourne  queue,  et  se  dirige 
vent  arrière  vers  le  but  avec  une  vitesse  double  ou  triple  de  celle 
de  la  carrière.  Si  le  point  qu'il  vise  est  au-dessus  du  vent,  il  y  ar- 
rive en  droite  ligne  en  faisant  simplement  une  carrière.  Si  le  but 
qu'il  s'agit  d'atteindre  est  un  voilier  qui  fait  a  sa  diligence  »  vent 
arrière,  le  faucon  poussera  sa  carrière  jusqu'à  un  niveau  supérieur 
à  celui  de  sa  proie,  puis  fondra  sur  cette  dernière  en  revenant  sur 
ses  pas  avec  une  vitesse  d'autant  plus  grande  qu'il  se  sera  élevé 
plus  haut.  Souvent,  lorsque  la  montée  le  fatigue,  il  revient  en  ar- 
rière par  un  «  degré  »  horizontal,  puis  recommence  une  nouvelle 
carrière,  et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce  qu'il  domine  sa  proie  d'assez 
haut  pour  pouvoir  fondre  sur  elle.  La  carrière  est  plus  ou  moins 
oblique,  elle  a  généralement  une  inclinaison  de  15  à  30  degrés;  ce 
n'est  que  pour  une  «  entreprise  de  courte  haleine  »  que  l'oiseau 


LE    VOL   DES    OISEAUX.  733 

monte  sous  des  angles  de  àb  degrés.  Il  faut  d'ailleurs  croire  que  les 
rameurs  ont  un  instinct  particulier  pour  distinguer  la  direction  du 
moindre  soulUe  alors  que  l'air  nous  paraît  absolument  calme;  lors- 
qu'ils sont  en  nombre,  on  les  voit  s'élever  tous  dans  le  même  sens. 
Les  voiliers  au  contraire  sont  peu  aptes  à  forcer  le  vent.  Pour  at- 
teindre un  but  au-dessus  du  vent,  le  voilier  monte  en  dérivant  à  un 
niveau  supérieur,  puis  il  plonge  contre  le  vent,  la  vitesse  de  la 
chute  l'aidant  alors  à  avancer  malgré  la  résistance  de  l'air,  ou  bien 
il  arrive  par  bordées,  en  fermant  de  temps  à  autre  ses  ailes  pour 
donner  tête  baissée  dans  le  vent.  Lorsqu'un  oiseau  de  proie  ra- 
meur entreprend  un  voilier,  ce  dernier  détale  à  vau-le-vent  pen- 
dant que  le  premier  pousse  des  carrières  en  sens  opposé.  S'il  réussit 
à  s'élever  à  un  niveau  d'où  il  domine  le  voilier,  il  fond  sur  lui  et 
l'amène  à  terre,  à  moins  que  le  voilier,  ce  qui  arrive  souvent,  n'es- 
quive le  coup  par  un  mouvement  latéral.  Dans  ce  dernier  cas,  le  ra- 
meur déploie  brusquement  les  ailes,  qu'il  avait  serrées  pendant  la 
descente,  et,  s'en  servant  comme  d'un  parachute,  il  glisse  sur  l'air  et 
remonte  à  une  certaine  hauteur  d'où  il  renouvelle  sa  tentative;  c'est 
ce  qu'on  appelle  une  (c  ressource,  »  du  latin  resurgere.  On  ne  sau- 
rait admettre  avec  Huber  que  dans  ces  a  passades  »  l'oiseau  remonte 
sans  effort  au  même  niveau  d'où  il  était  parti,  mais  il  est  probable 
que  le  travail  exigé  par  ces  mouvemens  est  considérablement  dimi- 
nué par  l'élasticité  de  l'air.  Les  voiliers  saillans,  tels  que  l'autour 
et  l'épervier,  se  distinguent  par  la  faculté  qu'ils  ont  de  s'élever  su- 
bitement par  une  espèce  de  saut;  leurs  ailes  sont  plus  fortes,  leurs 
muscles  plus  vigoureux  que  ceux  des  autres  voiliers  ;  ils  montrent 
une  grande  adresse  à  saisir  leur  proie. 

Les  mouvemens  que  je  viens  de  décrire  s'expliquent  sans  diffi- 
culté par  les  effets  du  coup  d'aile  et  par  la  résistance  que  l'air  exerce 
contre  l'oiseau  lancé  dans  une  direction  donnée.  Ce  qui  se  com- 
prend moins,  c'est  le  vol  sans  battement  d'ailes  ou  vol  planant,  tel 
qu'il  est  décrit  par  beaucoup  d'auteurs,  a  Les  albatros,  dit  M.  de 
Tessan  (1),  planent  presque  continuellement,  surtout  quand  le  vent 
est  très  fort.  Ils  sont  alors  quelquefois  plus  de  cinq  minutes  et  jus- 
qu'à un  quart  d'heure  sans  donner  de  coups  d'aile...  Habituelle- 
ment, quand  le  vent  est  frais  sans  être  très  fort,  les  battemens 
d'ailes  se  succèdent  à  des  intervalles  de  deux  à  trois  minutes.  »  Or 
le  poids  de  l'albatros  est  de  8  ou  9  kilogrammes,  tandis  que  la  sur- 
face de  ses  ailes  très  longues  (l™,/iO)  n'est  que  le  tiers  d'un  mètre 
carré,  et  la  surface  de  l'animal  entier,  ailes  comprises,  à  peu  près 
le  double.  Avec  ces  données,  il  est  assez  difficile  de  se  rendre  compte 

(1)  Voyage  autour  du  monde  sur  la  frégate  Vénus,  t.  V,  p.  Hl. 


734  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

de  la  suspension  prolongée  de  l'oiseau,  et  M.  de  Tessan  émet  l'hy- 
pothèse qu'elle  est  due  à  des  trépidations  rapides  et  presque  im- 
perceptibles des  ailes  (1).  Il  est  encore  moins  aisé  d'expliquer  com- 
ment l'aigle  et  le  condor  peuvent  planer  à  des  hauteurs  de  plusieurs 
kilomètres,  où  la  rareté  de  l'air  les  prive  d'une  partie  des  avan- 
tages qu'i's  rencontreraient  près  du  sol.  Le  vol  sans  battement  pa- 
raît d'ailleurs  être  l'apanage  des  oiseaux  de  grande  taille,  car  les 
pigeons  et  l'hirondelle,  qui  planent  aussi,  ne  se  soutiennent  que 
très  peu  de  temps  dans  cette  situation. 

La  question  la  plus  obscure  de  toutes  celles  que  soulève  le  vol 
des  oiseaux,  c'est  l'évaluation  du  travail  qu'ils  dépensent  pour  se 
soutenir  contre  la  pesanteur.  On  se  rappelle  les  résultats  absurdes 
auxquels  iNavier  s'est  vu  conduit  par  une  analyse  en  apparence 
rigoureuse  :  la  force  d'un  homme  développée  par  une  hirondelle, 
26  chevaux -vapeur  par  un  aigle,  et  ainsi  de  suite.  Les  relations 
constantes  et  bien  connues  qui  existent  entre  le  poids  d'un  animal, 
sa  nourriture  et  le  travail  qu'il  peut  fournir,  ne  permettent  pas  de 
s'arrêter  un  instant  à  de  semblables  fantaisies;  on  s'assure  d'ail- 
leurs aisément  que  Navier  était  parti  d'hypothèses  erronées  sur  les 
mouvemens  des  ailes.  Il  y  a  quelques  années,  M.  Liais  a  présenté 
sur  le  même  sujet  des  considérations  très  justes.  Il  a  rappelé  que 
l'aile  qui  s'abaisse  change  de  plan ,  le  bord  antérieur  s'inclinant 
toujours  en  avant  pendant  que  le  bord  postérieur  se  relève;  il  a  fait 
voir  qu'en  remontant  l'aile  doit  couper  l'air  par  sa  tranche  et  ne 
rencontrer  qu'une  résistance  insignifiante,  ou  même  empruntera 
la  résistance  horizontale  une  légère  force  ascensionnelle  ;  enfin  il  a 
rappelé  que  la  résistance  peut  suivre  des  lois  particulières  qui  faci- 
litent be  lucoup  l'explication  du  vol.  Envisagé  sous  ce  jour  nouveau, 
le  problème  ne  paraît  plus  offrir  les  mêmes  difficultés.  Néanmoins 
il  était  temps  de  sortir  du  domaine  des  hypothèses  et  d'analyser 
par  des  moyens  d'observation  précis  toutes  les  circonstances  du 
mouvement  des  oiseaux.  C'est  ce  qui  fait  l'objet  des  derniers  tra- 
vaux de  M.  Marey,  que  je  vais  essayer  de  résumer. 

II. 

La  découverte  du  microscope  ouvrit  à  l'homme  les  portes  d'un 
monde  nouveau,  le  monde  de  l'invisible,  de  l'impalpable.  La  per- 
spective sur  l'immensité  de  l'espace  fut  ainsi  prolongée  en  sens  in- 
verse. Il  restait  à  faire  pour  le  temps  ce  qui  était  fait  pour  l'espace  : 

(1)  Un  vent  très  fort,  qui  fait  20  mètres  en  une  seconde,  peut  cependant  exercer  une 
pression  verticale  de  10  kilogrammes  sur  un  albatros  qui  se  tient  peu  incliné  sur 
l'horizon. 


LE    VOL    DES    OISEAUX.  735 

il  fallait  pouvoir  arrêter  l'instant  fugitif,  saisir  les  durées  insaisis- 
sables, gagner  de  vitesse  les  rayons  de  lumière.  Ce  n'est  que  depuis 
une  trentaine  d'années  que  les  différentes  méthodes  qui  pei'mettent 
d'obtenir  de  pareils  résultats  ont  pris  place  parmi  les  procédés  ha- 
bituels des  expérimentateurs,  et  déjà  elles  ont  transformé  la  phy- 
siologie et  la  biologie.  On  reconnaît  maintenai^t  combien  étaient 
grossières  les  notions  que  nos  sens  nous  fournissaient  sur  la  durée 
des  phénomènes;  on  commence  à  se  familiariser  avec  les  centièmes, 
avec  les  dix-millièmes  de  seconde. 

Le  procéjié  le  plus  important  de  ceux  qu'on  peut  employer  à  l'é- 
tude des  phénomènes  rapides,  c'est  le  tracé  automatique  des  mou- 
vemens.  S'agit-il  d'obtenir  la  représentation  fidèle  d'une  vibration, 
il  suffit  d'armer  le  corps. vibrant  d'une  lame  fine  et  flexible  et  d'en 
appuyer  la  po'ntg  sur  une  glace  enfumée  que  l'on  fait  glisser  dans 
une  direction  p^^rpendiculaire  à  celle  des  oscillations;  la  pointe  creu- 
sera dans  la  poussière  noire  un  sillon  sinueux  qui  permettra  d'a- 
nalyser à  loisir  toutes  les  péripéties  du  mouvement  en  question. 
Au  lieu  d'une  glace  enfumée  qui  se  déplace  en  ligne  droite,  il  est 
plus  commode  d'employer  un  cylindre  tournant  sur  lequel  on  colle 
mie  feuille  de  papier  noircie  à  la  flamme  fuligineuse  d'une  lampe. 
On  approche  le  style  vibrant  de  la  surface  du  papier,  on  tourne  la 
manivelle,  et  l'on  voit  naître  sur  le  cylindre  un  sillon  blanc  de  forme 
sinueuse,  aussi  fin  que  s'il  était  fait  au  burin.  Le  tracé  obtenu,  on 
décolle  le  papier  et  on  le  trempe  dans  un  bain  d'alcool  ;  le  noir  de 
fumée  se  fixe  alors,  et  l'épreuve  peut  se  conserver  sans  altération 
comme  un  dessin  ordinaire.  Dans  ces  diagrammes,  la  longueur  du 
sillon  représente  la  durée  totale  de  l'expérience,  durée  qui  se  trouve 
ainsi  en  quelque  sorte  grossie  par  sa  transformation  en  espace.  On 
peut  la  subdiviser  en  secondes  et  fractions  de  secondes  en  disposant 
près  du  cylindre  un  chronomètre  à  pointage  dont  l'aiguille  marque 
les  secondes  à  côté  du  tracé.  Le  papier  noir,  en  se  déplaçant  sous 
la  pointe,  emporte  pour  ainsi  dire  avec  lui  chaque  phase  du  mou- 
vement vibratoire  et  la  conserve  inscrite  à  sa  place  dans  l'ordre  des 
temps;  un  simple  coup  d'œil  jeté  sur  la  ligne  serpentante  du  tracé 
nous  révèle  les  posiLions  successives  que  la  pointe  occupait  pendant 
ses  oscillat'ons,  et  qu'il  eût  été  impossible  à  l'œil  de  suivre  à  cause 
de  lem'  rapidité.  C'est  ainsi  que  l'écriture  musicale  représente  par 
des  notes  échelonnées  sur  une  portée  une  suite  de  sons  dont  la  hau- 
teur et  la  durée  sont  figurées  par  la  position  et  par  la  forme  des 
signes.  Les  coupures  verticales  qui  correspondent  aux  mesures  in- 
diquent des  intervalles  de  temps  égaux,  et  en  regardant  les  croches 
et  les  doubles  croches  qui  se  pressent  dans  l'espace  d'une  mesure, 
l'œil  d'un  musicien  saisit  immédiatement  le  caractère  du  passage 


736  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'elles  expriment.  De  même  un  expérimentateur  exercé  lit  à  livre 
ouvert  les  hiéroglyphes  d'un  tracé  fourni  par  un  appareil  enre- 
gistreur. 

La  méthode  graphique ,  dont  je  viens  d'expliquer  les  procédés, 
a  été  imaginée  pour  l'étude  des  vibrations  sonores,  mais  elle  n'a 
pas  tardé  à  jouer, un  grand  rôle  dans  la  physiologie  expérimentale. 
Le  kymographion  de  Ludwig,  qui  devait  enregistrer  la  pression  du 
sang  dans  les  artères,  le  myographe  d'Helmholtz,  destiné  à  l'étude 
des  mouvemens  musculaires,  les  différens  sphygmo graphes  qui  écri- 
vent les  battemens  du  pouls,  les  cardiographes  qui  s'appliquent 
sur  le  cœur,  les  pneumographes  qui  explorent  la  respiration,  tous 
ces  appareils  ingénieux  qui  permettent  d'étendre  à  la  biologie  les 
méthodes  rigoureuses  de  la  physique,  on  peut  dire  qu'ils  ont  inau- 
guré une  ère  nouvelle  pour  la  plus  obscure  des  sciences.  M.  Marey 
en  a  fait  une  application  des  plus  heureuses  à  l'étude  de  la  circu- 
lation du  sang,  et  c'est  grâce  à  ses  efforts  que  la  méthode  graphique 
a  commencé  à  se  généraliser  parmi  les  physiologistes  français. 

Il  y  a  d'ailleurs  d'autres  procédés  qui  permettent  d'analyser  des 
mouvemens  trop  rapides  pour  nos  yeux;  ils  se  fondent  presque 
tous  sur  le  principe  de  la  persistance  des  impressions  que  reçoit  la 
rétine.  On  sait  que  l'œil  a  la  faculté  de  conserver  une  image  instan- 
tanée pendant  un  vingtième  ou  même  un  dixième  de  seconde;  il  en 
résulte  que,  si  un  point  lumineux  mobile  met  moins  d'un  dixième 
de  seconde  à  parcourir  son  chemin,  toute  la  trajectoire  nous  pa- 
raît illuminée.  C'est  pour  cette  raison  qu'un  charbon  ardent  que 
l'on  fait  tourner  en  fronde  dessine  dans  l'air  un  cerde  flamboyant. 
M.  Wheatstone  a  profité  de  cette  remarque  pour  rendre  sensibles 
à  l'œil  les  oscillations  d'une  tige  élastique;  il  suffit  pour  cela  de 
fixer  à  l'extrémité  libre  de  la  tige  une  perle  brillante  d'acier  poli 
dont  l'œil  peut  suivre  le  sillon  lumineux  lorsque  la  tige  entre  en 
vibration. 

Ce  sont  ces  méthodes  que  M.  Marey  a  mises  en  œuvre  pour  étu- 
dier le  mécanisme  du  vol.  Il  a  commencé  par  les  insectes,  qui  étaient 
plus  faciles  à  manier  que  les  oiseaux.  Il  fallait  d'abord  déterminer 
la  fréquence  des  coups  d'aile.  On  sait  qu'elle  varie  beaucoup  d'une 
espèce  à  l'autre;  l'oreille  nous  en  avertit  par  la  hauteur  musicale 
du  bourdonnement.  On  entend  un  son  aigu  pendant  le  vol  de  cer- 
taines mouches;  la  note  est  plus  grave  pour  l'abeille  et  le  bourdon, 
plus  grave  encore  pour  les  macroglosses  et  les  sphinx;  les  autres 
lépidoptères  ont  un  vol  silencieux.  Quelques  auteurs  (Chabrier, 
Burmeister)  attribuent  le  bourdonnement  à  l'air  qui  pénètre  dans 
les  trachées  et  qui  en  sort;  pour  eux,  ce  serait  donc  une  voix  véri- 
table, et  non  pas  une  conséquence  du  frémissement  des  ailes.  Un  de 


LE    VOL    DES    OISEAUX.  737 

leurs  argumens,  c'est  que  le  son  devient  plus  aigu  lorsqu'on  coupe 
une  portion  des  ailes;  mais  cela  s'explique  par  la  facilité  plus  grande 
avec  laquelle  l'insecte  peut  mettre  en  mouvement  des  ailes  plus 
courtes.  Le  son  cesse  d'ailleurs  quand  les  ailes  sont  enlevées  com- 
plètement ;  il  semble  donc  plus  naturel  de  l'attribuer  aux  vibrations 
de  ces  organes.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  méthode  graphique  nous  ren- 
seigne d'une  manière  précise  sur  la  fréquence  et  la  forme  des  bat- 
temens.  On  commence  par  noircir  une  feuille  de  papier  qu'on  ap- 
plique ensuite  sur  un  cylindre  auquel  un  mouvement  d'horlogerie 
imprime  une  rotation  assez  rapide;  avec  une  pince  délicate,  on  saisit 
l'insecte  par  l'abdomen  et  on  l'approche  du  cylindre  de  façon  que 
l'une  des  ailes  vienne  frôler  le  papier.  La  trace  blanche  qui  se  dessine 
sur  le  fond  noir  indique  les  révolutions  de  l'aile.  Pour  les  compter 
avec  plus  de  facilité,  on  dispose  à  côté  un  diapason  muni  d'une 
pointe  flexible  qui  fait  100  ou  200  vibrations  par  seconde;  le  tracé 
qu'il  fournit  représente  l'échelle  des  durées,  divisée  en  centièmes 
ou  deux-centièmes  de  seconde.  Voici  quelques  chiffres  qui  donneront 
une  idée  des  variations  que  présente  la  rapidité  des  battemens  d'une 
espèce  à  l'autre  : 

Mouche  commune 330  battemens  par  seconde. 

Bourdon 240        —  — 

Guêpe HO        —  — 

Macroglosse  du  caille-lait 72        —  — 

Libellule 28        —  — 

Papillon  (piéride  du  chou) 9        —  — 

Pour  arriver  à  connaître  les  différentes  positions  que  l'aile  occupe 
pendant  une  révolution  complète,  M.  Marey  a  eu  d'abord  recours  à 
la  méthode  optique.  Il  a  doré  les  extrémités  des  grandes  ailes  d'une 
guêpe,  afin  d'en  pouvoir  suivre  la  trace  lumineuse.  Ce  ne  fut  pas 
facile»  car  la  brusquerie  de  ces  mouvemens  est  telle  qu'elle  pro- 
jette au  loin  les  paillettes  qu'on  a  essayé  de  fixer.  M.  Marey  parvint 
cependant  à  les  faire  tenir,  et,  plaçant  la  guêpe  dans  un  rayon  de 
soleil,  il  constata  que  le  bout  de  chaque  aile  décrivait  un  8  très 
allongé.  En  dorant  seulement  la  face  supérieure  des  ailes,  on  s'as- 
sure encore  qu'elles  s'inclinent  en  avant  pendant  la  descente,  et 
en  arrière  pendant  l'ascension;  on  le  reconnaît  aux  variations  d'é- 
clat qu'elles  éprouvent,  et  qui  ont  pour  cause  la  réflexion  plus  ou 
moins  complète  de  la  lumière  incidente.  Le  trait  plein  du  chiffre  8 
représente  la  moitié  brillante  de  l'orbite,  où  l'aile  s'abaisse  et  se 
trouve  vigoureusement  éclairée;  le  trait  déhé  correspond  à  l'ascen- 
sion, où  l'aile  reçoit  moins  de  lumière  parce  qu'elle  penche  alors  en 
arrière.  Il  est  donc  prouvé  que  l'aile  tourne  lorsqu'elle  descend  et 
lorsqu'elle  remonte.  Cette  flexion,  qui  est  due  à  la  résistance  de 

lOME  Lxxxvi.  —  1870.  47 


738  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

l'air,  a  une  grande  importance  pour  la  théorie  du  vol,  car  elle  donne 
naissance  à  une  force  propulsive  pcu^allêle  à  Vaxe  du  co?ys.  C'est 
ainsi  que  la  godille,  qui  frappe  l'eau  par  un  plan  oblique,  pousse 
le  bateau  d'arrière  en  avant.  La  queue  des  poissons  agit  d'une  ma- 
nière tout  analogue;  celle  du  castor  produit  le  même  effet  en  oscil- 
lant dans  un  plan  vertical.  L'hélice  des  bateaux  à  vapeur  est  éga- 
lement un  propulseur  basé  sur  le  principe  du  plan  incliné. 

M.  Marey  a  vérifié  ses  conclusions  au  moyen  d'un  insecte  artifi- 
ciel construit  de  la  manière  suivante  :  deux  ailes  composées  d'une 
nervure  rigide  et  d'un  voile  flexible  sont  articulées  sur  les  deux 
faces  d'un  tambour  qui  représente  le  thorax  de  l'animal.  Ce  tambour 
est  fixé  à  l'extrémité  d'un  tube  qui  permet  de  le  gonfler  et  de  le 
dégonfler  tour  à  tour,  ce  qui  a  pour  effet  de  faire  battre  les  ailes 
aussi  rapidement  qu'on  veut.  Le  tube  peut  tourner  librement  sur 
un  support.  Avec  cet  appareil,  M.  Marey  a  constaté  qu'il  suffit  d'im- 
primer aux  deux  ailes  un  mouvement  vertical  de  haut  en  bas  et  de 
bas  en  haut  pour  faire  marcher  l'insecte  artificiel  dans  le  sens  ho- 
rizontal. Les  ailes  s'infléchissent  sous  le  choc  de  l'air,  et  produisent 
une  impulsion  horizontale  par  un  effet  de  plan  incliné.  En  donnant 
au  tube  du  tambour  des  positions  plus  ou  moins  obliques,  on  s'as- 
sure que  l'insecte  artificiel  soulève  le  tube  lorsqu'il  bat  des  ailes  ho- 
rizonlr.lcment,  la  tête  en  haut,  et  qu'il  tend  à  descendre  lorsqu'il 
frappe  horizontalement,  la  tête  en  bas.  Quand  l'axe  du  corps  est 
oblique,  l'insecte  monte  en  même  temps  qu'il  tourne  dans  son  ma- 
nège. C'est  ainsi  que  les  choses  se  passent  sans  doute  dans  la 
nature.  La  force  d'impulsion  créée  par  le  battement  est  presque 
parallèle  à  l'axe  du  corps  quand  l'aile  s'abaisse  et  lorsqu'elle  re- 
monte; pour  s'élever,  l'insecte  doit  se  tenir  à  peu  près  debout,  et 
c'est  là  en  effet  la  position  que  les  mouches  affectent  ordinairement 
dans  le  vol.  Les  abeilles  s'inclinent  généralement  à  hb  degrés;  les 
papillons  préfèrent  la  position  horizontale,  mais  la  grande  étendue 
relative  de  leurs  ailes  leur  permet  de  se  soutenir  avec  une  force 
ascensionnelle  minime,  qu'ils  peuvent  acquérir  en  abaissant  l'aile 
plus  vite  qu'ils  ne  la  remontent.  Ils  volent  d'ailleurs  en  culbutant 
et  par  saccades. 

Pour  l'oiseau,  les  conditions  de  la  locomotion  aérienne  sont  très 
différentes.  La  résistance  de  l'air  est  ici  plus  grande  pendant  la 
phase  descendante  de  l'aile  que  pendant  la  phase  ascendante.  Cela 
tient  d'une  part  à  la  disposition  des  pennes,  qui  s'imbriquent  de 
façon  à  fermer  tout  passage  à  l'air  inférieur,  tandis  que  l'air  supé- 
rieur peut  traverser  l'aile  en  fléchissant  les  barbes  des  plumes. 
D'autre  part,  la  forme  de  l'aile,  convexe  en  dessus,  concave  en  des- 
sous, établit  une  grande  différence  entre  les  résistances  que  les 
deux  faces  peuvent  développer.  Enfin  nous  avons  déjà  dit  que  l'aile 


LE    VOL   DES    OISEAUX.  739 

qui  remonte  coupe  l'air  par  sa  tranche,  et  peut  même  en  glissant 
sur  l'air  transformer  en  force  ascensionnelle  une  fraction  de  la  vi- 
tesse horizontale  acquise  par  le  battement  descendant.  Lorsqu'elle 
s'abaisse,  l'aile  est  d'abord  inclinée  d'avant  en  arrière,  mais  l'hu- 
mérus tourne  ensuite  de  manière  que  le  bord  antérieur  descend  plus 
vite  que  le  bord  postérieur;  à  ce  moment,  la  pression  de  l'air  soulève 
l'oiseau  en  même  temps  qu'elle  le  porte  en  avant.  Vers  la  fm  du 
battement,  l'aile,  qui  a  été  fléchie,  se  détend  comme  un  ressort  et 
reprend  sa  position  primitive,  ce  qui  prolonge  l'effet  du  coup  ;  elle 
remonte  enfin  en  restant  parallèle  à  elle-même,  et  il  est  facile  de 
s'assurer  que  la  résistance  qu'elle  rencontre  pendant  cette  phase 
est  très  faible,  ou  même  dirigée  de  bas  en  haut. 

La  méthode  graphique,  dont  l'emploi  était  facile  avec  les  in- 
sectes, ne  peut  plus  s'appliquer  dans  les  mêmes  conditions  lorsqu'il 
s'agit  d'un  canard  ou  d'un  pigeon ,  parce  que  l'oiseau  ne  vole  que 
si  on  le  laisse  libre.  Il  fallait  donc  établir  entre  l'oiseau  et  l'appa- 
reil enregistreur  une  transmission  de  signaux.  Cette  transmission, 
M.  Marey  l'a  obtenue  de  plusieurs  manières,  et  d'abord  par  l'élec- 
tricité. L'appareil  fixe  représentait  un  poste  central  de  télégraphie 
de  campagne,  l'oiseau  était  \e  poste  volant.  La  grande  salle  de  l'an- 
cienne Comédie-Française,  que  M.  Marey  a  convertie  en  laboratoire 
de  physiologie,  offrait  pour  ces  expériences  tout  l'espace  nécessaire. 
L'oiseau  emportait  un  câble  fin  et  souple  qui  contenait  deux  fils 
conducteurs;  les  deux  bouts  des  fils  communiquaient  avec  un  jeu 
de  soupape  attaché  à  l'une  des  ailes,  qui  ouvrait  le  circuit  électrique 
quand  l'aile  s'élevait,  et  le  fermait  lorsqu'elle  s'abaissait.  En  même 
temps  le  télégraphe  traçait  sur  le  cylindre  tournant  une  ligne  cré- 
nelée qui  reproduisait  les  alternatives  rapides  des  mouvemens 
alaires.  C'est  ainsi  que  M.  Marey  a  pu  compter  avec  précision  le 
nombre  des  battemens  que  divers  oiseaux  exécutent  dans  l'espace 
d'une  seconde  :  il  a  trouvé  en  moyenne  13  battem.ens  par  seconde 
pour  le  moineau,  9  pour  le  canard  sauvage,  8  pour  le  pigeon, 
5  pour  la  chouette  effraie,  3  pour  la  busg,  et  ainsi  de  suite.  La  fré- 
quence des  battemens  varie  du  reste  suivant  que  l'oiseau  est  au  dé- 
part, en  plein  vol  ou  prêt  à  se  poser.  Quelques  oiseaux  offrent  des 
temps  d'arrêt  où  ils  ne  font  que  planer.  Ces  expériences  ont  encore 
montré  que  la  durée  de  l'abaissement  de  l'aile  est  en  général  plus 
longue  que  celle  de  l'élévation.  M.  Liais  croyait  au  contraire  avoir 
constaté  que  l'aile  descendait  plus  vite  qu'elle  ne  s'élevait;  pour 
les  frégates ,  il  avait  trouvé  la  durée  de  l'ascension  cinq  fois  plus 
longue  que  celle  de  la  descente.  Il  est  possible  que  le  rapport  des 
deux  temps  varie  avec  les  circonstances,  et  d'une  espèce  à  l'autre. 

Un  autre  procédé  employé  par  M.  Marey  repose  sur  l'observation 
du  gonflement  et  du  relâchement  successifs  des  muscles  du  thorax 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pendant  le  vol.  Un  muscle  ne  peut  diminuer  de  longueur  sans  se 
gonfler,  ni  s'allonger  sans  s'amincir;  il  en  résulte  que  les  contrac- 
tions qui  produisent  les  mouvemens  des  membres  peuvent  être  con- 
statées par  l'enflure  subite  des  muscles.  Voici  comment  ce  fait  bien 
connu  a  été  mis  à  profit.  Avant  de  jeter  un  pigeon  en  l'air,  on  lui 
mettait  un  petit  corset;  entre  l'étofTe  bien  tendue  et  les  muscles  pec- 
toraux, on  glissait  une  cuvette  de  cuivre  fermée  par  une  mem- 
brane de  caoutchouc  sous  laquelle  était  un  ressort  à  boudin.  Cette 
((  ampoule  exploratrice  »  communiquait  avec  un  tube  très  léger 
dont  l'autre  extrémité  aboutissait  à  une  ampoule  semblable,  le  ré- 
cepteur des  signaux.  Le  gonflement  des  muscles,  en  comprimant 
le  ressort  de  l'ampoule  exploratrice,  chassait  l'air  par  le  tube  de 
transmission  dans  le  récepteur;  ce  dernier  s'enflait  et  mettait  en 
mouvement  un  levier  dont  la  pointe  écrivait  sur  le  cylindre  enfumé 
pendant  que  le  pigeon  s'envolait  dans  la  direction  de  la  volière.  Les 
tracés  obtenus  de  cette  manière  montrent  constamment  deux  on- 
dulations pendant  chaque  battement;  la  première,  la  plus  forte  des 
deux,  correspond  à  la  contraction  du  grand  pectoral,  qui  abaisse 
l'aile;  la  seconde,  moins  accentuée,  représente  la  contraction  du 
pectoral  moyen,  ou  élévateur  de  l'aile.  Toutefois,  comme  les  deux 
muscles  se  touchent,  les  deux  ondulations  ne  sont  pas  nettement 
séparées,  et  il  resterait  quelque  incertitude  sur  le  point  d'origine  de 
chaque  mouvement,  si  M.  Marey  n'avait  pas  eu  soin  de  munir  ses 
télégraphistes  volans  à  la  fois  de  l'ampoule  exploratrice  et  du  câble 
électrique. 

Pour  bien  apprécier  la  signification  de  ces  tracés,  il  fallait  encore 
déterminer  par  des  expériences  indépendantes  la  forme  des  con- 
tractions musculaires  qui  répondent  à  des  résistances  données.  Or, 
avant  d'aborder  le  problème  du  vol,  M.  Marey  avait  déjà  fait  une 
étude  très  complète  des  déformations  que  les  muscles  présentent 
dans  les  différens  cas,  suivant  le  travail  qu'on  leur  impose  (1).  Si 
l'on  fait  agir  l'électricité  ou  un  autre  excitant  sur  le  nerf  d'un 
muscle,  on  provoque  une  espèce  de  secousse  ou  d'onde  passagère 
dont  la  durée  varie  beaucoup  d'une  espèce  à  l'autre;  elle  dure  une 
seconde  et  phis  chez  la  tortue,  six  ou  huit  centièmes  de  seconde 
chez  l'homme,  et  quatre  centièmes  de  seconde  seulement  chez  l'oi- 
seau, qui  devient  ainsi  capable  de  mouvemens  beaucoup  plus  brus- 
ques. La  forme  de  cette  intumescence  diffère  selon  la  résistance 
que  le  muscle  doit  vaincre  ;  le  tracé  graphique  s'élève  rapidement 
quand  le  muscle  est  libre,  s'aplatit  lorsqu'il  rencontre  un  obstacle 
fixe,  s'infléchit  d'une  certaine  façon,  si  l'obstacle  est  élastique.  Pour 
mieux  se  rendre  compte  de  l'influence  de  ces  conditions  sur  les 

(1)  Du  Mouvement  dans  les  fonctions  de  la  vie,  par  K,-J.  Marey;  Paris  1868. 


LE    VOL    DES    OISEAUX.  lUi 

tracés  de  son  appareil,  M.  Marey  appliquait  le  petit  tambour  explo- 
rateur sur  son  biceps  à  l'aide  d'une  bande  roulée,  puis  exécutait  des 
mouvemens  variés;  il  soulevait  des  poids,  étirait  un  ruban  de  caout- 
chouc, ou  frappait  contre  le  dessous  d'une  lourde  table  qui  arrêtait 
brusquement  la  main.  La  comparaison  des  tracés  rend  manifeste 
l'existence  d'un  obstacle  élastique  pendant  la  descente  de  l'aile, 
tandis  que  la  courbe  de  l'élévateur  est  celle  d'un  muscle  qui  sou- 
lève un  poids  :  l'obstacle  élastique  est  l'air  comprimé;  le  poids, 
c'est  la  masse  inerte  de  l'aile.  On  peut  voir  là  une  preuve  nouvelle 
de  la  fidélité  avec  laquelle  les  appareils  myographiques  reprodui- 
sent toutes  les  phases  des  mouvemens  volontaires. 

Nous  avons  déjà  vu  que  le  va-et-vient  de  l'aile  est  accompagné 
d'un  pivotement  de  l'humérus  autour  de  son  articulation.  Pour 
constater  cette  rotation  de  l'aile,  M.  Marey  a  imaginé  d'attacher  sur 
le  dos  de  l'oiseau  un  petit  appareil  fort  ingénieux,  composé  de  plu- 
sieurs leviers  et  de  deux  ampoules  rectangulaires  qui  communi- 
quaient par  deux  tubes  flexibles  avec  l'appareil  récepteur.  La  dis- 
cussion des  tracés  ainsi  obtenus  a  montré  que  la  pointe  de  l'aile 
d'une  buse  décrit  pendant  chaque  battement  une  espèce  d'ellipse 
avec  une  petite  inflexion  au  début  qui  rappelle  le  coup  de  fouet  du 
bras  d'un  nageur. 

Il  restait  à  enregistrer  les  soubresauts  que  la  réaction  des  coups 
d'aile  fait  décrire  au  corps  de  l'oiseau.  A  cette  fin,  M.  Marey  fixait 
sur  le  dos  du  volatile  un  petit  tambour  à  peau  très  lâche,  lestée 
d'une  masse  de  plomb.  L'inertie  du  plomb  l'empêchait  de  suivre  les 
mouvemens  brusques  imprimés  au  tambour;  il  déprimait  la  mem- 
brane quand  le  tambour  était  soulevé ,  il  restait  en  arrière  quand 
le  tambour  descendait,  et  il  en  résultait  tour  à  tour  une  com- 
pression et  une  dilatation  de  l'air  intérieur  qui  se  transmettaient 
à  l'appareil  récepteur  par  un  tube  de  communication.  Appliqué  à 
plat  sur  le  dos  de  l'oiseau,  le  tambour  accusait  donc  les  oscillations 
verticales  du  corps  de  l'animal;  appliqué  de  champ,  il  trahissait  les 
alternatives  de  la  vitesse  horizontale.  Les  curieux  tracés  de  ce  télé- 
graphe aérostatique  permettent  de  reconnaître  l'existence  de  deux 
ondulations  ascendantes  du  corps  pour  chaque  révolution  de  l'aile 
chez  un  canard  sauvage;  chez  la  buse,  le  busard,  la  chouette,  la 
seconde  oscillation  se  trouve  à  peine  indiquée.  D'après  M.  Marey, 
cette  seconde  montée  plus  ftiible  se  produit  au  moment  où  l'aile  re- 
vient, et  s'explique  par  l'impulsion  ascensionnelle  que  l'aile  em- 
prunte à  la  résistance  de  l'air  aux  dépens  de  la  vitesse  horizontale. 
Cette  hypothèse  serait  confirmée  par  les  tracés,  car  on  y  voit  la 
progression  horizontale  se  ralentir  au  moment  où  l'aile  remonte, 
et  ces  alternatives,  assez  faibles  au  départ,  s'accusent  plus  nette- 
ment quand  l'oiseau  est  lancé,  et  que  sa  vitesse  de  progression  de- 


AlJJi  T    UU       XJLjO       XJIÙKJjA.       iJIM.\J  r\  U  12^  iJ  • 


vient  considérable.  Il  me  semble  que  cette  théorie  laisse  encore  prise 
au  doute.  La  vitesse  due  à  une  force  accélératrice  atteint  son  maxi- 
mum au  moment  où  la  force  cesse  d'agir;  il  s'ensuit  que  le  maxi- 
mum de  la  vitesse  ascensionnelle  que  l'oiseau  se  procure  en  frap- 
pant l'air  de  haut  en  bas  devra  coïncider  avec  la  fin  du  coup  d'aile 
et  s'ajouter  à  la  poussée  verticale  que  l'aile  remontante  peut  ga- 
gner aux  dépens  de  la  vitesse  horizontale.  Le  résultat  devra  toujours 
être  que  l'oiseau  s'élève  pendant  que  les  ailes  reviennent,  et  l'on  a 
quelque  peine  à  comprendre  que  la  grande  oscillation  ascendante 
puisse  commencer  quand  l'aile  s'abaisse,  c'est-à-dire  au  moment 
où  la  vitesse  ascendante  doit  être  épuisée  et  où  le  ressort  du  coup 
d'aile  n'est  pas  encore  développé.  Il  y  a  là,  je  crois,  une  difficulté 
que  des  expériences  ultérieures  pourront  seules  éclaircir. 

La  différence  très  sensible  que-  les  tracés  graphiques  font  re- 
connaître entre  le  vol  du  canard  sauvage  et  celui  de  la  buse  est 
d'ailleurs  révélée  par  l'aspect  même  de  leurs  mouvemens,  car  le 
premier  de  ces  oiseaux  agite  ses  ailes  de  manière  à  leur  faire  dé- 
crire des  angles  de  90  degrés,  tandis  que  le  coup  d'aile  de  la  buse 
a  très  peu  d'amplitude;  en  la  regardant  de  profil,  c'est  à  peina  si 
l'on  voit  la  pointe  de  l'aile  dépasser  les  limites  de  la  silhouette  du 
corps.  Le  canard  sauvage  est  un  rammr,  la  buse  un  voilier.  L'é- 
tude anatomique  des  muscles  nous  apprend  encore  que  ce  con- 
traste, qui  saute  aux  yeux,  repose  sur  une  différence  de  structure; 
chez  les  voiliers,  le  grand  pectoral,  qui  abaisse  l'aile,  est  gros  et 
court;  chez  les  rameurs,  il  est  long  et  grêle.  On  peut  conclure  de 
l'ensemble  de  ces  faits  qu'un  rameur  et  un  voilier  de  même  taille 
ou  de  même  poids  exécutent  à  peu  près  le  même  travail  pour  se 
mouvoir  dans  l'air,  car  le  rameur  compense  par  un  grand  parcours 
et  une  vitesse  plus  considérable  de  l'aile  ce  que  les  petites  dimen- 
sions de  ce  membre  lui  font  économiser  en  efforts  contre  la  résis- 
tance de  l'air. 

Borelli  avait  essayé  d'évaluer  la  force  que  les  muscles  de  l'oiseau 
développent  pendant  le  vol,  en  tenant  compte  de  la  longueur  des 
bras  de  levier  où  ils  sont  attachés  ;  il  avait  ainsi  trouvé  que  la  puis- 
sance musculaire  de  l'oiseau  surpassait  dix  mille  fois  son  poids.  Un 
calcul  analogue  l'avait  conduit  à  admettre  que  l'homme  devait  em- 
ployer pour  sauter  une  force  environ  trois  mille  fois  plus  grande 
que  son  poids.  Dans  un  livre  publié  en  178/i,  un  ecclésiastique  alle- 
mand, Silberschlag,  arrivait  cependant  à  des  évaluations  beaucoup 
moins  monstrueuses;  il  estimait  à  150  kilogrammes  la  force  mus- 
culaire développée  à  chaque  coup  d'aile  par  un  aigle  qui  pesait 
h  kilogrammes,  ce  qui  donnerait  38  pour  le  rapport  de  la  force 
au  poids.  M.  Marey  a  essayé  d'élucider  cette  question  par  des  me- 
sures directes.  En  physiologie,  on  appelle  force  statique  d'un  muscle 


LE   VOL   DES   OISEAUX.  7^3 

ie  poids  maximum  qu'il  peut  soulever.  D'après  Weber,  la  force  sta- 
tifjue  des  muscles  de  la  grenouille  est  de  1  kilogramme  par  cen- 
timètre carré  de  section;  pour  l'homme,  elle  est  de  5  à  7  kilo- 
grammes par  centimètre  d'après  Henke  et  Koster.  Il  fallait  obtenir 
la  donnée  analogue  pour  un  oiseau;  voici  comment  M.  Marey  s'y 
prit  pour  l'avoir.  Il  avait  déjà  vu  qu'un  pigeon  couché  sur  le  dos  ne 
pouvait  soulever  un  poids  de  1  kilogramme  posé  sur  l'aile  au  niveau 
de  l'articulation  du  bras  avec  l'avant-bras;  on  pouvait  en  conclure 
que  la  force  du  grand  pectoral  de  l'oiseau  n'est  pas  énorme.  L'ex- 
périence suivante  confirme  cette  déduction.  Une  buse  chaperonnée 
fut  placée  sur  le  dos,  les  ailes  étendues.  L'application  du  chaperon 
plonge  ces  animaux  dans  une  sorte  d'hypnotisme,  et  permet  de  faire 
sur  eux  toute  sorte  d'opérations  sans  qu'ils  trahissent  leur  douleur 
autrement  que  par  des  mouvemens  réflexes.  M.  Marey  dénuda  les 
muscles  de  l'aile  jusqu'à  l'avant-bras,  lia  l'artère  et  désarticula  le 
coude  en  faisant  l'ablation  du  reste  de  l'aile.  Une  corde  fut  alors 
fixée  à  l'extrémité  de  l'humérus,  et  au  bout  de  la  corde  un  plateau 
où  l'on  versa  de  la  grenaille  de  plomb  pendant  que  le  muscle  était 
excité  par  l'électricité;  la  force  de  contraction  ne  fut  surmontée  que 
lorsque  le  poids  supporté  par  cette  espèce  de  peson  s'éleva  à 
S"" ',3 80.  Un  calcul  très  simple  montre  que  la  force  réelle  du  mus- 
cle était  de  12'''',600;  la  section  de  ce  muscle  étant  de  9  centi- 
mètres 1/2,  on  obtient  environ  l'''',300  pour  sa  force  relative.  Nous 
voilà  bien  loin  des  chiffres  fantastiques  de  Borelli!  En  admettant 
même  que  le  résultat  de  cette  détermination  soit  trop  faible  de 
moitié  ou  qu'il  faille  le  tripler  pour  tenir  compte  de  certaines  causes 
d'erreur,  nous  n'avons  toujours  qu'une  force  statique  de  même 
ordre  que  celle  des  mammifères.  Ce  qui  fait  la  supériorité  des  oi- 
seaux, c'est  la  rapidité  d'action.  La  secousse  musculaire  provoquée 
par  un  excitant  quelconque  ne  dure  chez  l'oiseau  que  h  centièmes 
de  seconde,  la  moitié  du  temps  qu'elle  exige  chez  l'homme,  le  tiers 
de  celui  qu'elle  prend  chez  la  tortue.  Cette  rapidité  est  une  condi- 
tion essentielle  du  vol  ;  elle  est  indispensable  pour  créer  dans  un 
fluide  tel  que  l'air  un  point  d'appui  suffisant.  C'est  ainsi  qu'on  tra- 
verse un  marais  en  courant  sur  les  pierres  ou  les  troncs  d'arbre  qui 
se  montrent  à  la  surface;  on  enfoncerait,  si  on  s'arrêtait  un  moment 
de  trop.  Chez  le  poisson,  qui  se  meut  dans  l'eau,  l'acte  musculaire 
est  déjà  plus  bref  que  chez  les  animaux  qui  foulent  la  terre;  mais 
il  l'est  moins  que  chez  l'oiseau,  qui  a  pour  domaine  un  milieu  plus 
mobile  encore.  Pour  comprendre  la  production  si  rapide  du  mouve- 
ment dans  les  muscles  de  l'oiseau,  il  faut  admettre  que  les  actions 
chimiques  y  naissent  et  se  propagent  avec  une  facilité  exception- 
nelle. C'est  ainsi  qu'il  y  a  des  poudres  de  guerre  qui  brûlent  plus 


7hh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vite,  et  par  conséquent  agissent  plus  brusquement  que  d'autres  sur 
les  projectiles. 

En  tenant  compte  de  la  fréquence  des  battemens,  de  l'amplitude 
des  coups  d'aile  et  de  la  surface  de  l'oiseau,  on  arrive  également  à 
cette  conclusion,  que  le  travail  dépensé  dans  le  vol  doit  être  beau- 
coup moindre  que  ne  l'ont  supposé  quelques  auteurs.  Et  cependant 
l'oiseau  nous  étonne  par  les  prodiges  qu'il  accomplit  :  nous  voyons 
les  rapaces  faire  aisément  leurs  Zi5  kilomètres  k  l'heure;  le  faucon 
du  roi  Henri  II,  qui  s'égara  pendant  une  chasse  à  Fontainebleau, 
fut  pris  le  lendemain  à  Malte,  ce  qui  suppose  une  vitesse  d'au  moins 
75  kilomètres  par  heure.  Les  hii'ondelles  ne  mettent,  dit-on,  que 
huit  jours  à  traverser  l'Europe  et  la  Méditerranée.  Si  l'on  se  rap- 
pelle enfin  les  oiseaux  de  mer  que  les  navigateurs  rencontrent  sou- 
vent à  plus  de  300  lieues  de  terre,  on  conviendra  qu'un  vol  aussi 
soutenu  serait  inexplicable,  s'il  était  entièrement  dû  au  ressort  des 
coups  d'aile.  Prenons  un  exemple  numérique.  Un  pigeon  qui  pèse 
300  grammes  peut  olTrir  à  l'air  une  surface  de  750  centimètres 
carrés.  S'il  fait  8  battemens  par  seconde,  la  descente  de  l'aile  dure, 
d'après  M.  Marey,  7  ou  8  centièmes  de  seconde,  et,  le  parcours  de 
la  pointe  étant  de  30  centimètres,  on  trouve  une  vitesse  moyenne 
de  à  mètres.  Si  la  surface  entière  se  déplaçait  avec  cette  vitesse 
supposée  uniforme,  elle  éprouverait  une  résistance  de  ilO  grammes; 
mais,  comme  la  vitesse  va  en  diminuant  de  la  pointe  de  l'aile  vers 
l'attache,  la  résistance  réelle  est  à  peine  de  hO  grammes.  Or,  pour 
vaincre  le  poids  de  l'oiseau  et  pour  lui  donner  une  impulsion  de 
bas  en  haut,  il  faudrait  une  pression  de  ZiOO  ou  500  grammes.  Où 
prendre  d'abord  cette  pression  nécessaire?  On  dira  que  la  forme 
concave  des  ailes  permet  d'augmenter  le  coefficient  de  résistance  ; 
mais  nous  aurons  beau  le  doubler  ou  le  tripler,  nous  n'arriverons 
pas  à  500  grammes,  11  faut  donc  renoncer  à  l'hypothèse  d'une  vi- 
tesse uniforme  des  ailes.  Les  expériences  de  MM.  Piobert,  Morin  et 
Didion  nous  ont  appris  que  la  résistance  de  l'air  est  très  différente 
pour  une  vitesse  accélérée,  parce  que  le  corps  mobile  entraîne  alors 
une  certaine  masse  d'air  qui  lui  constitue  une  poupe  et  une  proue 
fluides.  Les  formules  montrent  que  la  résistance  qui  en  résulte  peut 
devenir  très  considérable  sans  que  le  travail  augmente  dans  la  même 
proportion.  Malheureusement  il  est  presque  impossible,  dans  l'état 
actuel  de  la  science,  d'appliquer  avec  certitude  les  données  expéri- 
mentales au  calcul  des  pressions  qui  se  développent  sous  l'aile  d'un 
oiseau.  Tout  ce  qu'on  peut  en  conclure,  c'est  que  la  loi  de  la  résis- 
tance varie  énormément  avec  les  conditions  dans  lesquelles  a  lieu  le 
mouvement.  Il  est  très  probable  que  l'élasticité  de  l'aile  modifie 
ces  conditions  à  tel  point  qu'avant  tout  calcul  il  faudra  d'abord 
instituer  des  expériences  spéciales  sur  la  résistance  que  les  fluides 


LE    VOL    DES    OISEAUX.  lllb 

opposent  au  mouvement  d'une  lame  flexible.  N'oublions  pas  d'ail- 
leurs que  jusqu'à  présent  on  a  toujours  observé  des  mouvemens 
continus  :  dans  ces  cas,  il  s'établit  une  sorte  de  régime  des  courans 
d'air  qui  s'écoulent  autour  du  corps  solide;  mais  les  choses  se  pas- 
sent peut-être  tout  autrement  quand  la  surface  qui  frappe  rencontre 
à  ciiaque  instant  une  masse  d'air  nouvelle  dont  elle  est  obligée  de 
vaincre  l'inertie.  On  sait  qu'il  faut  plus  d'effort  pour  ébranler  une 
voiture  que  pour  en  entretenir  le  mouvement.  Qualque  chose  d'ana- 
logue doit  avoir  lieu  pour  les  masses  d'air  sur  lesquelles  passe  l'oi- 
seau en  les  frappant  de  coups  secs;  la  résistance  qu'il  obtient  doit 
être  plus  considérable  que  celle  que  subit  une  lame  rigide  en  par- 
courant un  chemin  continu.  Il  est  vrai  qu'avec  la  résistance  le  tra- 
vail augmente  aussi,  de  sorte  que  l'on  se  retrouve  en  face  d'une 
nouvelle  difficulté  qui  ne  peut  être  éludée.  Il  faudra  de  toute  néces- 
sité admettre  que  le  travail  de  l'oiseau  n'est  qu'intermittent,  qu'il 
se  repose  en  planant,  et  qu'il  profite  du  vent  pour  s'élever  à  peu 
de  frais. 

Il  est  assez  naturel  de  se  demander  si  les  résultats  de  ces  nou- 
velles recherches  sur  le  mécanisme  du  vol  nous  autorisent  à  songer 
à  des  applications  pratiques.  Une  réponse  affirmative  serait  préma- 
turée; mais  l'on  peut  dire  que  les  calculs  par  lesquels  on  a  voulu 
établir  l'impossibilité  d'une  machine  volante  reposent  sur  des  don- 
nées qui  ne  rendent  pas  même  compte  de  la  suspension  de  l'oiseau. 
Vers  1808,  un  horloger  de  Vienne,  Jacob  Degen,  s'était  construit 
deux  ailes  d'une  surface  totale  de  10  mètres  carrés,  avec  lesquelles 
il  s'élevait  en  30  secondes  à  la  hauteur  de  16  mètres  quand  le  poids 
de  son  corps  était  réduit  à  35  kilogrammes  par  une  corde  lestée 
d'un  contre-poids,  ou  bien  il  se  faisait  hisser  par  un  petit  ballon 
jusqu'cà  une  hauteur  de  100  ou  de  200  mètres,  et  descendait  ensuite 
doucement,  avec  des  temps  d'arrêt  et  en  profitant  parfois  du  vent 
pour  remonter  un  peu.  Assurément  le  résultat  n'était  pas  encore 
très  brillant,  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  l'oiseau  lui-même  a 
besoin  de  faire  un  apprentissage  avant  de  prendre  sa  volée.  Lors- 
qu'on rapproche  tous  les  faits  connus  sur  le  vol  des  oiseaux,  on  ne 
peut  se  défendre  de  penser  que  c'est  affaire  d'équilibre  au  moins 
autant  qu'effort  des  ailes.  Ce  sont  les  questions  de  cet  ordre  que  les 
recherches  ultérieures  de  M.  Marey  ne  tarderont  point  à  élucider 
après  avoir  déjà  dévoilé  le  véritable  mécanisme  des  mouvemens 
alaires.  La  sévérité  de  sa  méthode  permet  d'espérer  que  les  mysté- 
rieux phénomènes  du  vol  n'auront  bientôt  plus  de  secret  pour  nous. 
On  vient  de  voir  l'expérimentateur  à  l'œuvre,  sa  persévérance  déjà 
aguerrie  triomphera  des  dernières  difficultés. 

R.  Radau. 


CROQUIS   ITALIENS 


L'air  doux  n'est  troublé  d'aucun  bruit. 
Il  est  midi,  Parme  est  tranquille; 
Je  ne  rencontre  dans  la  ville 
Qu'un  abbé  que  son  ombre  suit. 

Sa  redingote  fait  soutane 

Et  lui  tombe  jusqu'aux  talons. 

Il  porte  un  feutre  aux  bords  très  longs, 

Culotte  courte  et  grande  canne. 

Cet  abbé  chemine  en  priant, 
Et  seul,  au  milieu  de  la  rue. 
Tout  noir,  il  fait  sa  tache  crue 
Sur  le  ciel  tendre  et  souriant. 

Parme,  octobre  18G6. 

FRA  BEATO   ANGELICO. 

Avant  le  lever  du  soleil , 
Quand  aux  yeux  il  n'apporte  encore 
Qu'un  pressentiment  de  l'aurore. 
Et  qu'il  blanchit  plus  qu'il  ne  dore 
Les  champs  émus  d'un  lent  réveil, 

Au  jour  qui  commence  de  croître, 
La  vitre  luit  sous  les  bandeaux, 
Et  les  colonnettes  du  cloître 
Sentent  l'éveil  des  passereaux; 


CROQUIS    ITALIENS,  747 

Le  laurier,  la  rose  trémière, 
Qui  fleurissent  autour  du  puits, 
Se  redressent  vers  la  lumière 
En  distillant  les  pleurs  des  nuits, 
Et  le  jardin  fait  sa  prière. 

C'est  l'heure  où,  bénissant  le  jour 
Dont  sa  paupière  se  colore , 
Fra  Beato  sent  le  retour 
Des  paradis  avec  l'aurore. 

Et  voici  qu'un  long  trait  de  feu. 
Violet,  jaune,  rouge  et  bleu. 
Par  la  grille  de  la  cellule 
Vient  nacrer  la  pâleur  du  mur. 
Comme  une  vive  libellule 
Qui  se  pose  sur  un  lis  pur. 

Et  le  moine,  ouvrant  les  prunelles. 
Avec  ce  rayon  pour  pinceau. 
Fait  les  anges  i3ril]ans  et  frêles 
Qui  forment  de  leurs  fines  ailes 
Sur  la  Vierge  un  splendide  arceau. 

Florence,  octobre  1866. 

LE  JOUR  ET   LA  NUIT. 

SAN-LORENZO. 

Au-dessus  du  tombeau  trône  un  guerrier  nu-tête 
Qui  dresse  un  front  de  roi  sur  un  buste  d'athlète. 
Tuniques  et  manteaux  jusqu'aux  hanches  tombés 
Laissent  voir  la  poitrine  aux  grands  muscles  bombés, 
Virils  témoins  d'un  âge  où  la  force  est  bien  mûre, 
Et,  sous  le  beau  travail  d'une  opulente  armure. 
Les  épaules,  malgré  le  fardeau  de  l'airain. 
Gardent  l'aplomb  tranquille  et  le  contour  serein. 
Mais,  un  pied  retiré,  l'autre  en  avant  du  siège. 
Toujours  prêt  à  surgir  comme  un  dieu  qui  protège, 
Et  sans  quitter  le  sceptre  en  paix  sur  ses  genoux. 
Tournant  la  tête,  il  parle  à  de  plus  forts  que  nous. 

Plus  bas,  sur  le  versant  d'une  corniche  étroite, 
Un  géant,  c'est  le  Jour,  couché,  la  tête  droite 
Et  de  face,  le  front  brutal  et  soucieux, 
Remonte  son  épaule  au  niveau  de  ses  yeux. 


748  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

II  s'accoude  en  arrière  et  par-devant  ramène 

L'autre  bras,  et  telle  est  sa  pose  surhumaine 

Qu'il  montre  en  même  temps  son  ventre  aux  plis  profonds 

Et  son  dos  formidable  où  se  croisent  des  monts, 

Et,  sur  son  genou  droit  posant  son  talon  gg,uche, 

Il  lève  des  yeux  d'ombre  où  le  réveil  s'ébauche. 

A  côté,  cette  femme  effrayante  qui  dort. 

Et  se  dompte  à  l'oubli  par  un  si  grand  effort 

Qu'on  s'étonne,  en  voyant  sa  torpeur,  qu'elle  puisse 

De  son  coude  obstiné  rejoindre  ainsi  sa  cuisse. 

C'est  la  Nuit.  Elle  songe  entre  hier  et  demain. 

Le  visage  dans  l'ombre  incliné  sur  la  main, 

Abritant  un  hibou  sous  sa  jambe  ployée 

Et  l'épaule  au  rocher  près  d'un  masque  appuyée. 

Vainement  à  son  frère  elle  tourne  le  dos. 

Le  souvenir  du  jour  obsède  son  repos. 

Ah  !  maître,  quand  tu  mis  l'horreur  dans  cette  pierre, 

Tu  savais  que  c'est  peu  de  fermer  la  paupière. 

Tu  le  savais  :  rêver,  c'est  encore  souffrir. 

Et  nul  ne  dort  si  bien  qu'il  n'ait  plus  à  mourir. 

Florence,  octobre  186G. 

LA    PESCHERIA. 

A  Rome,  le  mardi,  se  rendent  au  marché. 

Pour  vendre  leur  poisson  dans  le  Tibre  péché, 

Les  grands  paysans  bruns  et  les  filles  trapues. 

Ils  ont  fait  leur  abri  de  deux  voûtes  rompues. 

Dont  l'une  dans  sa  chute  a  longtemps  hésité. 

Et  par  un  vieil  instinct  de  sa  caducité 

Reste,  comme  un  dormeur  qui  sans  tomber  chancelle. 

Le  poisson  tout  humide  et  palpitant  ruisselle 

Sur  de  longs  blocs  de  pierre  alignés  en  étal. 

Débris  de  quelque  ancien  dallage  impérial  ; 

Le  sol  gras  est  jonché  d'écaillés  et  d'ouïes, 

Et  ces  infectes  chairs  à  l'air  épanouies 

Sous  les  yeux  des  chalands  croupissent  par  monceaux. 

Il  fait  sombre  en  plein  jour  sous  ces  tristes  arceaux, 

Un  réverbère  y  dort  d'un  air  mélancolique. 

Tous  les  coins  y  sont  noirs  de  l'ordure  publique. 

Oh  voit  au  fond  la  rue  étroite  et  claire  fuir, 

Et  mainte  ménagère  à  la  bourse  de  cuir, 


CROQUIS    ITALIENS.  '^^^ 

Parmi  la  marchandise  éparse  et  dégoûtante 
Fouille,  et  débat  le  prix  du  morceau  qui  la  tente. 

Cependant  au  soleil ,  dans  la  brique  enchâssés, 
Tout  blancs  encore  après  dix-huit  cents  ans  passés, 
Trois  chapiteaux ,  honneur  d'un  ciseau  de  Gorinthe, 
Des  gloires  de  ce  lieu  gardent  la  pure  empreinte! 

Rome,  janvier  1806. 

TORSES   ANTIQUES. 

Le  long  des  corridors  aux  murailles  de  pierre, 
Les  marbres  déterrés  et  dégagés  du  lierre 
Offrent  leur  grand  désastre  à  la  pitié  des  yeux. 
Peuple  autrefois  sacré  de  héros  et  de  dieux, 
Ils  tombèrent,  gardant  leur  attitude  auguste. 
La  chute  a  fait  rouler  la  tête  loin  du  buste, 
Mais  il  semble  que  l'âme,  ayant  quitté  le  chef, 
Palpite  encore  autour  du  plus  vague  relief. 
Ou  que  plutôt  l'artiste,  inculquant  sa  pensée, 
L'avait  dans  tout  le  corps  noblement  dispensée  : 

—  De  l'épaule  à  la  hanche  et  du  pouce  à  l'orteil 
Apollon  tend  son  arc  et  lance  du  soleil. 

—  Au  tourment  qui  raidit  ce  nerveux  pentélique, 
Je  sens  durer  l'effort  d'une  lutte  athlétique. 

—  Ce  tronc  jeune,  encor  blanc  comme  un  tronc  de  bouleau, 
C'est  Narcisse  amoureux  qui  s'admire  dans  l'eau. 

—  Et  je  te  reconnais,  forme  humaine  et  divine, 
Aphrodite,  c'est  toi,  le  désir  te  devine  : 

De  ta  bouche  un  barbare  a  meurtri  le  dessin, 
Mais  tu  me  souris  toute  en  la  fleur  de  ton  sein. 

—  Planté  dans  un  fourreau  comme  un  terme  podagre, 
Coureur  de  sangliers,  tu  vis,  ô  Méléagre  1 

Cette  poitrine  lisse  et  ces  bras  accomplis 

Sont  les  tiens;  ce  col  droit  portait  un  front  sans  plis. 

—  Je  nomme  Antinous  les  débris  de  ce  torse  : 
Il  eut  seul  tant  de  grâce  unie  à  tant  de  force. 

—  Et  sans  doute  cet  autre  au  nonchalant  contour. 
C'est  Bacchus  glorieux  célébrant  son  retour. 

Ceint  de  pampre,  appuyé  sur  le  chœur  qui  l'acclame, 
Le  seul  dont  le  corps  mâle  ait  des  ampleurs  de  femme. 

On  dirait  qu'au  sortir  des  mains  qui  les  ont  faits 
Ces  grands  décapités  n'étaient  pas  plus  parfaits, 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  qu'obstinée  à  vivre  en  ce  peu  de  matière 
Leur  beauté  paraît  mieux  en  ruines  qu'entière! 

Rome,  novembre  1866. 

LES   MARBRES. 

Ce  qui  rend  les  villas  charmantes, 
C'est,  plus  encor  que  les  gazons, 
Et  la  grâce  des  horizons , 
Et  le  rêve  des  eaux  dormantes, 

C'est  plus  que  l'air  délicieux 
Et  le  vert  sombre  des  vieux  arbres, 
C'est  le  candide  éclat  des  marbres 
Sur  l'azur  intense  des  cieux  : 

Ceux  que  l'Attique  et  la  Toscane 
Baignent  d'un  jour  immense  et  clair, 
Le  paros,  beau  comme  la  chair, 
Le  pentélique  diaphane. 

Et  le  carrare  aux  fins  cristaux 
Qu'un  rayon  de  soleil  irise, 
Blocs  de  neige  que  divinise 
La  sainte  audace  des  marteaux  ! 

Qu'on  polisse  le  rouge  antique, 
Le  turquin  bleu,  le  noir  porter 
Où  serpentent  des  veines,  d'or. 
Et  le  cipolin  granitique, 

L'antin  jaune  ou  couleur  de  sang, 
Le  vert  de  Florence  et  de  Suse, 
Celui  de  Gênes  qui  ne  s'use 
Que  limé  par  un  bras  puissant, 

Qu'ils  quittent  la  nuit  des  carrières 
Pour  l'ombre  d'un  palais  chagrin,    - 
J'aime  mieux  dans  l'éther  serein 
Le  marbre  blanc,  ce  lis  des  pierres  ! 

Jeune,  éblouissant,  virginal. 
Et  façonné  par  le  génie, 
Il  est  le  seul  qui  montre  unie 
La  matière  au  pur  idéal  ! 
Villa  Borghèse,  janvier  1860. 


CROQUIS   ITALIENS.  751 


LA   PLACE   SAINT-JEAN-DE-LATRAN. 

Au  mois  de  novembre,  à  midi, 
Je  foulais  cette  large  place 
Au  sol  vague,  formant  terrasse 
Sur  la  campagne  à  l'infini. 

A  gauche,  un  aqueduc  s'allonge 
Par-dessus  les  plis  du  désert, 
Et  dans  les  montagnes  se  perd 
Aussi  loin  que  le  regard  plonge  ; 

Vieil  échanson  que  n'use  point 
La  soif  des  races,  il  commence 
A  mes  pieds  par  une  arche  immense 
Et  finit  là-bas  par  un  point. . . 

A  droite,  des  vergers,  des  vignes, 
Des  toits  plats,  des  murs  blancs,  des  pins» 
Et,  tout  au  loin,  les  monts  sabins 
Aux  sereines  et  fermes  lignes. 

Tel  le  fond  d'un  lac  azuré, 
A  travers  l'eau  tranquille  et  belle, 
Voilé,  mais  non  terni  par  elle. 
Semble  grandir  transfiguré, 

Tel,  dans  les  campagnes  romaines, 
Sous  la  fine  écharpe  de  l'air 
Paraît  plus  doux  et  non  moins  clair, 
Et  plus  grand,  l'horizon  des  plaines, 

Et  cet  air  magique  et  subtil 
Est  tiède  :  ici  l'été  s'achève 
Comme  un  printemps  nouveau  qui  rêve 
En  attendant  son  mois  d'avril. 

Rome,  novembre  1866. 

Sully  Prudhomme. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  mars  1870. 

Tout  ce  qui  simplifie  les  choses  et.  dégage  les  situations,  tout  ce  qui 
dissipe  une  équivoque  ou  met  fin  à  une  incertitude  est  d'une  bonne  et 
prévoyante  politique.  C'est  à  ce  titre  que  la  lettre  adressée  le  21  mars 
par  l'empereur  à  M.  le  garde  des  sceaux  a  été  un  acte  d'heureuse  et  in- 
telligente décision  accompli  à  propos.  Elle  tombait  au  milieu  de  toute 
sorte  de  controverses  vagues  sur  le  pouvoir  constituant,  sur  le  rôle  du 
sénat  dans  les  institutions  nouvelles,  sur  les  attributions  définitives  du 
corps  législatif.  Toutes  ces  questions  restaient  par  le  fait  indécises, 
même  après  le  sénatus-consulte  du  8  septembre  1869,  même  après  l'a- 
vénement  du  ministère  du  2  janvier.  Elles  passaient  comme  des  ombres 
provoquantes  dans  les  discussions  du  corps  législatif;  au  sénat,  on  les 
pressentait  et  on  les  craignait  à  la  fois;  elles  pesaient,  en  un  mot,  sur 
l'esprit  public,  qui,  dans  son  impatience  de  logique,  avait  hâte  d'arriver 
à  cette  étape  nouvelle  marquée  d'avance.  La  lettre  impériale  avait  le 
mérite  de  répondre  à  cette  attente  et  d'éclairer  tout  le  monde,  en  char- 
geant M.  le  garde  des  sceaux  dé  préparer  un  sénatus-consulte  et  en  pré- 
cisant avec  une  suffisante  clarté  le  sens  de  ce  complément  de  révolution 
pacifique. 

Imprimer  un  caractère  définitif  aux  réformes  politiques  déjà  réali- 
sées, restreindre  les  dis,positions  véritablement  constitutionnelles  au 
strict  nécessaire,  en  plaçant  désormais  ces  dispositions  fondamentales 
sous  la  sanction  du  plébiscite,  ou,  pour  parler  autrement,  en  rendant  à 
la  nation  elle-même  le  pouvoir  constituant,  —  rejeter  tout  le  reste  dans 
le  domaine  des  lois  ordinsfires,  faire  du  sénat  une  chambre  haute  par- 
tageant avec  l'autre  assemblée  toutes  les  attributions  législatives,  —  tel 
était  l'objet  multiple  de  l'œuvre  que  l'empereur  retraçait  à  grands  traits 
dans  sa  lettre  du  21  mars.  Jusque-là  cependant  ce  n'était  qu'un  pro- 
gramme livré  aux  méditations  des  ministres.  Que  s  est-il  passé  depuis  ce 
moment?  Il  est  vraisemblable  que  les  questions  indiquées  par  la  lettre 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  753 

impériale  et  quelques  autres  encore  qui  en  dépendent,  comme  par 
exemple  celle  de  la  formation  du  sénat,  ont  été  mûrement  examinées 
et  vivement  discutées;  il  est  possible  qu'il  y  ait  eu  quelques  divergences 
entre  les  ministres.  M.  Rouher,  sans  être  appelé  à  un  véritable  conseil 
de  gouvernement,  a  du  moins  été  consulté,  et  il  a  émis  des  opinions  qui 
ont  été  écoutées,  notamment  au  sujet  de  la  limitation  du  nombre  des  sé- 
nateurs qui  pourront  être  promus  dans  le  courant  d'une  année.  De  son 
côté,  l'empereur  a  pu  hésiter  jusqu'au  dernier  moment  sur  certains 
points,  tels  que  l'article  33  de  la  constitution,  qui  a  fini  par  disparaître. 
Toujours  est-il  que  de  cette  intime  et  laborieuse  délibération  est  sorti 
le  projet  que  M.  le  garde  des  sceaux  a  porté,  il  y  a  quatre  jours,  au  sé- 
nat, et  qu'il  a  commenté  d'avance  par  un  brillant  exposé  de  motifs.  Il 
était  impossible  de  proposer  à  une  assemblée  de  s'exécuter  elle-même 
dans  un  meilleur  langage.  M.  Emile  Ollivier  a  même  offert  à  ceux  des 
sénateurs  qui  pouvaient  avoir  un  peu  trop  de  mélancolie  dans  l'âme  la 
consolation  de  leur  citer  Polybe,  Aristote,  Paruta,  Paolo  Sarpi  et  Joseph 
de  Maistre.  En  fin  de  compte,  c'est  un  pas  de  plus  de  cette  révolution 
pacifique  et  libérale  qui  s'accomplit.  La  constitution  de  1852  disparaît, 
c'est  la  constitution  de  1870  qui  se  dégage  aujourd'hui  de  nos  luttes,  et 
lorsque  ces  jours  derniers,  dans  le  corps  législatif,  un  membre  de  l'op- 
position à  la  voix  retentissante  faisait  la  plaisanterie  de  dire  que  c'était 
le  dernier  effort  du  pouvoir  personnel  pour  se  concentrer  et  se  relever, 
M.  Emile  Ollivier  a  eu  grandement  raison  de  lui  répondre  qu'il  était  le 
seul  à  le  croire.  Telle  qu'elle  est,  même  avec  les  imperfections  qu'elle 
garde  encore,  cette  constitution  remaniée  et  refondue  est  évidemment 
un  progrès  décisif;  elle  réalise  les  conditions  essentielles  d'un  gouver- 
nement libre,  elle  les  réalise  surtout  par  la  disparition  du  pouvoir  con- 
stituant du  sénat  et  par  cette  égalité  des  deux  chambres,  qui  est  la 
marque  distinctive  du  sénatus-consulte  présenté  le  28  mars. 

Au  fond  d'ailleurs,  cette  disparition  du  pouvoir  constituant  n'était  plus 
qu'une  affaire  de  temps  et  de  mesure.  On  en  a  parlé  beaucoup,  on  en 
parle  tous  les  jours.  Dans  une  des  dernières  séances  du  corps  législatif, 
on  a  voulu  saisir  l'occasion  du  sénatus-consulte  pour  engager  une  dis- 
cussion à  laquelle  M,  le  garde  des  sceaux  s'est  prudemment  refusé.  Pour 
tout  esprit  réfléchi,  la  disparition  du  pouvoir  constituant  et  la  transforma- 
tion du  sénat  étaient  l'invincible  conséquence  des  derniers  événemens;  il 
n'y  avait  plus  même  un  doute  depuis  le  jour  où  l'on  était  entré  dans  la 
voie  parlementaire.  Comment  s'expliquer  en  effet,  dans  un  ensemble 
d'institutions  libres,  ce  fonctionnement  d'une  assemblée  spécialement 
vouée  à  la  procréation  constituante,  faisant  des  sénatus-consultes  sans 
avoir  le  droit  de  faire  une  loi?  Comment  concilier  ce  pouvoir  irrespon- 
sable, tour  à  tour  exorbitant  ou  inerte,  avec  un  pouvoir  ministériel  res- 
ponsable, sorti  d'une  assemblée  populaire,  appuyé  sur  une  majorité  vi- 

TOME  LXXXVI.  —  1870,  48 


7bh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vace  et  active?  Quel  est  le  mécanicien  de  génie  qui  se  serait  chargé  de 
faire  marcher  cette  machine  sans  qu'il  y  eût  une  explosion  au  premier 
pas?  Et  en  réalité  le  sénat  lui-même  aurait  dû  être  le  premier  à  propo- 
ser cette  réforme  qu'il  reçoit  aujourd'hui  des  mains  de  l'empereur  et  du 
ministère  du  2  janvier.  A  quoi  lui  a  servi  ce  pouvoir  constituant  qui  n'a 
été  que  la  décoration  fastueuse  de  son  inaction?  Il  l'a  eu  pendant  vingt 
ans,  il  n'en  a  pas  retiré  une  grande  gloire.  Il  a  fait  les  sénatus-consultes 
qu'on  lui  a  demandés,  mais  par  quel  acte  d'initiative  propre  s'est-il  si- 
gnalé? Quel  projet  nouveau  d'intérêt  national  a-t-il  produit  au  grand  jour 
pour  s'illustrer?  Le  gouvernement  lui-môme  s'est  cru  obligé,  dans  une 
circonstance,  de  le  gouriuander  et  de  lui  reprocher  son  inertie.  Ce  n'é- 
tait peut-être  pas  sa  faute,  c'était  la  faute  du  rôle  assez  extraordinaire 
qu'on  lui  avait  imposé.  Ce  n'est  point  assurément  aujourd'hui  que  fe 
séna.t  serait  en  mesure  de  revendiquer  ce  rôle,  et  qu'il  pourrait  avoir 
quelque  raison  de  le  regretter. 

A  tout  prendre,  la  métamorphose  à  laquelle  il  va  se  soumettre  ne 
le  diminue  nullement;  elle  le  replace  au  contraire  à  son  vrai  rang,  elle 
lui  rend  les  moyens  d'exercer  réellement  et  efficacement  cette  fonction 
de  pouvoir  modérateur  qui  est  celle  des  chambres  hautes  dans  tous  les 
pays.  Il  ne  perd  que  ce  qu'il  n'aurait  pas  pu  garder,  il  redevient  ce 
qu'il  aurait  dû  être  toujours.  Et,  qu'on  le  remarque  bien,  la  réforme  ac- 
tuelle, dès  qu'elle  a  été  reconnue  nécessaire,  tranchait  d'avance  cette 
question  de  l'article  33  de  la  constitution ,  sur  laquelle  on  paraît  avoir 
hésité  jusqu'à  la  dernière  heure.  Cet  article,  on  ne  l'ignore  pas,  laissait 
à  l'empereur  le  droit  de  prendre ,  de  concert  avec  le  sénat,  toutes  les 
mesures  d'urgence  pour  la  marche  du  gouvernement  dans  le  cas  de  dis- 
solution du  corps  législatif;  en  d'autres  termes,  c'était  en  quelque  sorte 
une  possibilité  de  dictature  temporaire  légalisée  par  anticipation.  Autre- 
fois, sous  le  régime  de  1852,  cette  disposition  n'était  pas  plus  extraor- 
dinaire que  bien  des  choses  du  même  genre.  Aujourd'hui,  après  tout  ce 
qui  s'est  passé,  cela  eût  produit  tout  simplement  l'effet  de  l'article  14 
de  la  charte  de  1815,  transporté  dans  la  constitution  nouvelle.  C'eût  été 
l'apparence  survivante  d'une  arrière-pensée  d'omnipotence  allant  inévi- 
tablement provoquer  dans  l'opinion  une  arrière-pensée  de  défiance. 
Nous  ajoutons  que  c'eût  été  une  précaution  aussi  inutile  que  dange- 
reuse. Le  régime  parlementaire  ne  reste  point  apparemment  désarmé 
dans  les  circonstances  exceptionnelles.  Si,  dans  un  moment  où  le  corps 
législatif  serait  dissous,  il  arrivait  quelque  événement  inattendu  de  na- 
ture à  nécessiter  une  détermination  immédiate,  il  y  aurait  un  ministère 
pour  la  conseiller,  pour  l'adopter,  en  gardant  devant  les  assemblées  la 
responsabilité  de  ses  actions.  Croit-on  par  hasard  que  dans  le  cas  prévu 
par  l'article  33  les  mesures  d'urgence  que  pourrait  prendre  l'empereur 
seul  seraient  moins  regardées  comme  un  coup  d'état,  parce  qu'elles 
auraient  la  légalisation  du  sénat?  Le  pays  y  verrait  toujours  un  acte  de 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  755 

dictature  qui  remettrait  tout  en  question,  et  on  a  certes  sagement  agi 
en  écartant  ce  danger,  en  effaçant  ce  dernier  vestige  de  droit  constituant 
et  d'omnipotence,  en  épargnant  à  tout  le  monde  cette  tentation  péril- 
leuse. Est-ce  à  dire  que  le  pouvoir  constituant  enlevé  au  sénat  doive 
aller  se  réfugier  dans  le  corps  législatif,  et  dans  le  corps  législatif  seul, 
comme  l'a  proposé  M.  Jules  Favre  avec  ses  amis?  Ce  serait  une  exagéra- 
tion d'un  autre  genre,  ce  serait  tout  bonnement  une  autre  forme  de 
dictature.  M.  Jules  Favre  a  l'esprit  trop  pénétrant  pour  n'avoir  pas  été 
le  premier  à  sentir  la  faiblesse  de  sa  proposition,  et  peut-être,  comme 
on  dit,  ne  demandait-il  le  plus  que  pour  avoir  le  moins. 

Le  pouvoir  constituant  n'est  plus  désormais  ni  dans  l'autorité  du  sou- 
verain, ni  dans  le  sénat,  ni  dans  le  corps  législatif.  A  qui  appaitient-il 
donc?  où  réside-t-il?  Mon  Dieu,  c'est  un  de  ces  points  qu'il  ne  faut  ja- 
mais serrer  de  trop  près,  surtout  en  certains  momens.  Qui  peut  dire  au 
juste  comment  se  manifeste  le  pouvoir  constituant?  Il  est  partout,  et  il 
n'est  nulle  part.  Depuis  bientôt  un  an,  où  a-t-on  pu  le  saisir  sous  une 
forme  précise?  Et  cependant  il  est  certain  qu'il  est  dans  l'air,  il  s'exerce 
avec  quelque  énergie,  il  est  la  force  génératrice  des  réformes  qui  s'ac- 
complissent. En  fin  de  compte,  il  est  bien  clair  que  dans  un  pays  où  la 
souveraineté  populaire  est  le  principe  de  tout,  où  la  monarchie  elle- 
même  a  pour  fondement  le  suffrage  universel,  le  dernier  mot  du  droit 
constituant  appartient  à  la  nation,  et  le  mieux  est  peut-être  d'en  parler 
le  moins  possible,  de  ne  pas  trop  prétendre  organiser  ce  qui  échappe 
souvent  à  toutes  les  prévisions.  C'est  ce  qui  fait  que  les  meilleures  con- 
stitutions sont  les  plus  courtes,  parce  qu'en  mettant  à  l'abri  ce  qu'on 
est  convenu  de  ne  point  mettre  en  discussion  à  tout  instant,  elles  lais- 
sent la  porte  ouverte  à  un  travail  permanent  de  réforme.  C'est  bien  là 
aussi  ce  qu'on  a  essayé  de  réaliser  dans  le  sénatus-consulte  récemment 
présenté.  On  a  élagué  une  multitude  d'articles  d'un  ordre  véritablement 
secondaire  dans  une  loi  fondamentale,  et  on  s'est  borné  à  imprimer  le 
sceau  de  l'invariabilité  à  quelques  points  essentiels,  sur  lesquels  la  na- 
tion seule  aura  une  souveraine  juridiction.  En  un  mot,  on  a  élargi  le 
domaine  législatif  en  resserrant  la  sphère  constitutionnelle,  dans  la 
pensée  de  concilier  la  stabilité  des  institutions  avec  le  mouvement  na- 
turel des  choses.  Sous  ce  rapport,  le  sénatus-consulte  est  certainement 
l'œuvre  d'une  juste  et  prévoyante  inspiration. 

L'œuvre  en  elle-même  est  bonne  et  libérale,  nous  en  convenons;  elle 
est  seulement  obscure  et  incomplète  en  certaines  parties,  même  un  peu 
inconséquente  en  d'autres.  Cette  constitution  concentrée  et  réduite  qu'on 
nous  donne  comme  le  traité  d'alliance  définitif  de  l'empire  et  de  la  li- 
berté, cette  constitution  ne  pourra  désormais  être  modifiée  que  par  un 
plébiscite,  et  l'empereur  seul  a  le  droit  de  provoquer  ce  plébiscite.  Or 
c'est  là  justement  ce  qui  aurait  besoin  d'être  un  peu  éclairci,  et  nous 
nous  expliquons  maintenant  ce  mot  d'un  sénateur  au  sortir  de  la  séance 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  il  venait  d'entendre  l'exposé  des  motifs  de  M.  le  garde  des  sceaux. 
On  lui  demandait  ce  que  contenait  le  sénatus-consulte ,  et  il  répondait 
naïvement  qu'il  faudrait  trois  ou  quatre  jours  pour  le  comprendre.  Quel 
est  par  le  fait  le  sens  de  cette  disposition  sur  le  recours  plébiscitaire? 
L'empire  est  naturellement  consacré  par  la  constitution  nouvelle,  cela 
va  tout  seul.  L'empereur  est  le  chef  de  l'état,  il  garde  toutes  les  préro- 
gatives de  la  suprême  puissance  executive,  rien  de  plus  simple  encore; 
mais  l'empereur  est  aujourd'hui  un  souverain  constitutionnel.  Il  va  avoir 
auprès  de  lui  deux  assemblées ,  sans  lesquelles  il  ne  peut  rien  faire; 
il  a  un  ministère  responsable,  qui  a  son  rôle  naturel  et  décisif  dans  la 
solution  des  grandes  affaires  de  l'état.  Veut-on  dire  que  l'empereur  seul, 
sans  le  concours  des  assem.blées,  sans  le  concours  d'un  ministère  sorti 
d'une  majorité  législative,  a  le  droit  de  s'affranchir  de  la  légalité  ordi- 
naire par  un  appel  au  peuple?  Alors,  il  n'y  a  point  à  se  le  dissimuler, 
c'est  un  droit  qu'il  est  vraiment  superflu  d'inscrire  dans  une  constitu- 
tion; un  souverain  est  toujours  libre  de  jouer  cette  terrible  partie  à  ses 
risques  et  périls,  de  mettre  à  la  loterie  des  coups  d'état  et  des  révolu- 
tions. C'est  bien  assez  de  ne  pouvoir  l'empêcher  sans  lui  donner  la  ten- 
tation perpétuelle  de  ce  redoutable  jeu.  Veut-on  dire  que  l'empereur, 
en  certaines  circonstances  exceptionnelles,  peut  être  auprès  du  peuple 
l'organe  d'une  grande  délibération  de  tous  les  pouvoirs  publics  sur  la 
nécessité  d'une  révision  constitutionnelle?  Alors  pourquoi  ne  pas  l'ex- 
pliquer, et  pourquoi  ne  pas  environner  de  toutes  les  garanties  les  pré- 
liminaires de  celte  révision  reconnue  nécessaire?  Qu'on  y  prenne  bien 
garde  :  c'est  un  point  délicat,  nous  ne  l'ignorons  pas,  mais  digne  de 
fixer  l'attention  de  ceux  qui,  sans  rien  refuser  aux  prérogatives  légitimes 
d'une  souveraineté  constitutionnelle,  voudraient  cependant  ne  pas  laisser 
le  nouveau  régime  à  la  merci  d'une  équivoque. 

Il  y  a  un  autre  point  qui  n'est  pas  sans  imporlance.  Le  sénatus-con- 
sulte, tel  qu'il  a  été  proposé,  débarrasse  la  constitution  d'un  certain 
nombre  de  dispositions  qui  n'avaient  à  coup  sûr  rien  de  particidière- 
ment  fondainental.  Il  était  au  moins  inutile  de  donner  le  caractère  con- 
stitutionnel au  chiffre  du  traitement  des  conseillers  d'état  et  même  à  la 
façon  de  nommer  les  maires  des  trente-sept  mille  communes  de  France. 
La  constitution  nouvelle  ne  contiendra  plus  des  particularités  de  ce  genre; 
elle  en  contient  peut-être  encore  trop,  notamment  sur  la  formation  du 
sénat  et  sur  le  corps  législatif.  La  formation  du  sénat  par  voie  de  no- 
mination directe  de  l'empereur  est  assurément  une  doctrine  qui  a  sa 
valeur;  M.  Emile  Ollivier  l'a  soutenue  par  des  raisons  sérieuses,  et  il 
a  indiqué  avec  autant  de  finesse  que  de  précision  la  différence  qu'il  y 
a  au  point  de  vue  social  et  politique  entre  la  France  et  les  États-Unis; 
mais  enfin,  si  la  nomination  des  sénateurs  est  laissée  aujourd'hin  au  sou- 
verain, d'autres  idées  peuvent  prévaloir  d'un  commun  accord.  Pourquoi 
se  lier  d'avance?  Est-il  bien  nécessaire  de  placer  la  nomination  des  se- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  757 

nateurs  sous  le  sceau  d'une  loi  fondamentale  qui  ne  pourra  plus  être 
changée  que  par  un  plébiscite?  Est-il  nécessaire  aussi  de  mettre  dans  la 
constitution  qu'il  y  aura  un  député  par  groupe  de  trente-cinq  mille  élec- 
teurs, qu'on  appliquera  tel  ou  tel  mode  de  scrutin?  Remarquez  bien  que 
sur  ce  dernier  point  la  constitution  se  trouvera  trancher  une  question  qui 
serait  plus  naturellement  du  domaine  d'une  loi  électorale,  et  que  le 
corps  législatif,  qui  est  le  principal  intéressé,  n'aura  pas  même  à  exa- 
miner. Pourquoi  ne  pas  revoir  ces  anomalies  et  ne  pas  compléter  le  tra- 
vail d'épuration  ou  de  rectification  qui  a  été  commencé?  On  veut  faire 
aujourd'hui  une  œuvre  définitive;  le  meilleur  moyen  de  lui  donner  ce 
caractère,  c'est  de  la  faire  simple  et  nette,  de  réaliser  dans  toute  sa  vé- 
rité ce  programme  qui  consiste  à  ne  placer  que  les  deux  ou  trois  choses 
essentielles  sous  la  garantie  de  l'inviolabilité,  en  laissant  pleine  et  en- 
tière liberté  sur  tout  le  reste. 

Nous  entrons,  et  pour  longtemps  sans  doute,  dans  une  voie  labo- 
rieuse où  chaque  jour  aura  sa  peine,  c'est-à-dire  ses  difficultés  nou- 
velles, nées  des  questions  qui  se  succèdent  et  s'imposent,  des  incidens 
qui  éclatent  à  l'improviste  et  agitent  un  instant  l'opinion.  Les  incidens, 
ils  ont  à  coup  sûr  leur  gravité,  ne  fût-ce  que  parce  qu'ils  ressemblent 
presque  toujours  à  un  défi  jeté  par  l'imprévu  à  la  fermeté  et  à  la  sa- 
gesse des  hommes;  ils  peuvent  être  embarrassans ,  surtout  lorsqu'ils 
viennent  à  la  mauvaise  heure  comme  cette  tragique  affaire  d'Auteuil, 
dont  le  dernier  mot  a  été  dit  par  la  haute  cour  de  justice  réunie  à  Tours; 
mais  enfin  les  incidens  passent  comme  passe  tout  ce  qui  tient  à  une 
surexcitation  accidentelle  et  violente.  Il  y  a  des  questions  qui  sont  d'un 
ordre  bien  autrement  sérieux,  qui  prennent  un  caractère  de  permanence 
redoutable  parce  qu'elles  sont  inhérentes  à  un  état  de  société,  et  avec 
lesquelles  il  faut  bien  désormais  que  notre  temps  s'accoutume  à  vivre 
sans  illusion  et  sans  faiblesse  :  ce  sont  tous  ces  problèmes  de  l'industrie, 
du  salaire,  du  travail,  qui  renaissent  à  chaque  instant.  Pour  cela,  il  n'y 
a  pas  d'arrêt  de  haute  cour  qui  en  décide,  il  n'y  a  pas  de  sénatus-con- 
sulte  qui  puisse  en  avoir  raison.  Le  mal  est  plus  profond.  Ce  qui  arrive 
au  Creuzot  en  est  un  frappant  exemple.  Il  y  a  quelques  semaines  tout 
au  plus,  une  première  grève  éclatait;  on  avait  de  la  peine  à  calmer  cette 
effervescence  de  toute  une  population  ouvrière,  à  remettre  en  mouve- 
ment cette  immense  machine  que  dix  mille  bras  font  marcher.  Aujour- 
d'hui une  crise  nouvelle  vient  de  forcer  le  président  du  corps  législatif, 
M.  Schneider,  à  reprendre  en  toute  hâte  le  chemin  de  son  grand  éta- 
blissement industriel  pour  tenir  tête  à  des  difficultés  d'autant  plus  me- 
naçantes qu'elles  sont  insaisissables  et  indéfinies.  C'est  là  en  effet  ce 
qu'il  y  a  de  caractéristique  dans  cette  recrudescence  fiévreuse  qui  vient 
de  se  manifester  au  Creuzot.  Jusqu'ici,  tout  semble  assez  mystérieux. 
La  grève  n'est  que  partielle  au  premier  abord;  en  réalité,  elle  est  pour- 
tant assez  étendue  pour  gêner  le  travail,  pour  entretenir  surtout  l'exci- 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tation  des  esprits  et  pour  laisser  craindre  d'heure  en  heure  une  aggra- 
vation du  mal.  La  cause  vraie  et  sérieuse  de  la  crise,  on  ne  la  saisit  pas 
bien;  ce  que  veulent  les  grévistes,  on  ne  le  sait  pas  au  juste.  On  ne 
parle  plus  de  l'administration  de  la  caisse  de  prévoyance,  qui  a  été  re- 
présentée comme  la  raison  de  la  dernière  grève;  les  prétentions  des 
ouvriers  ne  sont  pas  nettement  formulées.  C'est  un  qui-vive  prolongé 
entre  des  chefs  vigilans  occupés  à  préserver  un  des  centres  industriels 
les  plus  importans  de  la  France  et  des  meneurs  invisibles  qui  conduisent 
cette  guerre  avec  une  certaine  supériorité  de  tactique,  entre  une  partie 
de  la  population  qui  manifestement  ne  demanderait  pas  mieux  que  de 
continuer  à  travailler,  qui  s'effraie  surtout  des  affreuses  perspectives  du 
chômage,  et  une  autre  partie  plus  mobile,  plus  ardente,  qui  court  à  la 
grève  comme  à  la  bataille,  comme  à  un  jeu  de  hasard.  La  politique  a 
fini  sans  doute  par  se  mêler  à  ces  agitations  pour  les  envenimer;  au 
fond,  c'est  un  incident  d'une  crise  industrielle  et  sociale. 

Si  ce  qui  se  passe  au  Creuzot  n'était  en  effet  qu'une  question  de  sa- 
laires ou  une  affaire  locale,  ce  ne  serait  rien,  ou  du  moins  ce  ne  serait 
qu'une  de  ces  maladies  qui  éprouvent  quelquefois  l'industrie  et  qui 
n'ont  après  tout  rien  de  mortel;  mais  il  est  bien  clair  aujourd'hui  que 
l'événement  du  Creuzot  n'est  que  l'expression  saisissante  d'un  mouve- 
ment plus  général.  La  grève  devient  une  habitude,  une  sorte  de  conju- 
ration pacifique;  elle  se  propage  et  s'étend  à  presque  toutes  les  indus- 
tries dans  certaines  contrées,  comme  les  pays  du  Rhône  et  de  la  Drôme 
par  exemple.  Il  y  a  des  grèves  un  peu  partout,  et  d'un  autre  côté,  dans 
l'esprit  de  ceux  qui  sont  les  inspirateurs  de  ces  mouvemens,  les  ques- 
tions de  salaire  ne  sont  plus  qu'un  détail,  un  prétexte.  Ce  qu'on  veut, 
c'est  mettre  pour  ainsi  dire  en  état  de  siège  la  société  industrielle  telle 
qu'elle  est  constituée  et  la  forcer  à  capituler  par  les  diminutions  de  tra- 
vail combinées  avec  l'accroissement  de  salaires,  par  l'égalité  des  ré- 
tributions entre  les  ouvriers  laborieux  et  ceux  qui  ne  le  sont  pas,  entre 
les  capables  et  les  incapables,  par  le  droit  de  dominer  le  patron  et  de 
lui  imposer  des  conditions  de  travail,  des  règlemens,  le  mode  de  recru- 
tement de  ses  apprentis,  jusqu'à  un  outillage  déterminé.  Il  est  bien  fa- 
cile de  voir  où  l'on  va  par  ce  chemin.  La  prétendue  égalité  des  salaires 
étouffe  l'émulation,  et  par  le  fait  le  nombre  des  ouvriers  intelligens  et 
habiles  diminue  sensiblement  dans  certaines  industries.  Les  menaces 
de  crises  incessantes  produisent  l'insécurité  et  la  stagnation.  On  ne  veut 
pas  se  risquer,  on  évite  de  se  livrer  aux  grandes  opérations,  on  va  tout 
droit  à  une  déperdition  inévitable  de  richesse  et  de  force  dont  tout  le 
monde  subit  les  conséquences.  Les  ouvriers  qui  se  laissent  égarer  et 
exploiter  par  des  meneurs  intéressés  ne  s'aperçoivent  pas  qu'ils  font  un 
métier  de  dupes,  que  tout  ce  qui  diminue  la  production  nationale  re- 
tombe sur  eux,  qu'ils  peuvent  à  la  vérité  ruiner  un  patron,  mais  qu'ils 
sont  les  premiers  ruinés.  Là  où  le  patron  perd  un  million,  les  ouvriers 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  759 

perdent  2  ou  3  millions  de  rémunérations.  Supposez  que,  par  une  de 
ces  inspirations  de  désespoir  qui  ont  saisi  quelquefois  de  grands  indus- 
triels anglais,  M.  Schneider  se  décidât  à  fermer  ses  ateliers,  préférant  à 
une  mort  lente  la  mort  brusque  et  sans  phrases,  qu'arriverait-il? 
M.  Schneider  serait  atteint  dans  sa  fortune,  ce  n'est  pas  douteux;  il 
verrait  s'écrouler  sur  lui  Tédifice  qu'il  a  élevé  par  son  énergie  et  son 
intelligence.  Qu'aurait  gagné  la  population  du  Creuzot?  Elle  perdrait 
même  le  bénéfice  de  l'aisance  qu'elle  a  pu  acquérir,  des  améliorations 
qui  ont  transformé  le  pays  depuis  trente  ans.  Il  en  serait  ainsi  partout 
où  des  chefs  d'industrie  se  verraient  conduits  à  ces  résolutions  ex- 
trêmes. 

Faire  la  loi  au  patron,  lui  imposer  de  dures  conditions,  c'est  fort 
bien;  mais,  comme  le  chef  d'industrie  n'a  pas  une  mine  inépuisable  de 
capital  pour  suffire  à  tout,  il  faut  bien  que  ce  surcroît  de  charges  qu'il 
accepte  retombe  sur  quelqu'un;  ce  quelqu'un,  c'est  le  consommateur, 
et  comme  les  ouvriers  sont,  eux  aussi,  des  consommateurs  en  même 
temps  que  des  producteurs,  il  se  trouve  qu'ils  sont  obligés  de  rendre 
d'une  autre  manière  ce  qu'ils  ont  obtenu  par  une  pression  artificielle  et 
violente.  Ils  n'en  sont  pas  plus  riches,  ils  ont  paralysé  l'essor  de  l'in- 
dustrie qui  les  fait  vivre.  La  commission  du  corps  législatif  qui  poursuit 
en  ce  moment  son  enquête  sur  le  régime  économique ,  et  qui  entend 
toute  sorte  de  dépositions  des  plus  intéressantes,  ne  ferait  qu'une  œuvre 
incomplète,  si  elle  n'étendait  pas  son  examen  à  ces  questions  du  salaire 
et  du  travail,  qui  ne  sont  point  certainement  étrangères  aux  pénibles 
crises  de  l'industrie  française.  Le  remède  n'est  point  sans  doute  facile 
à  trouver.  Il  y  a  cependant  un  fait  frappant  dans  toutes  ces  luttes  où 
s'exténue  la  production  nationale  :  il  est  évident  que  la  plupart  des  grèves 
qui  éclatent  procèdent  d'une  inspiration  commune;  il  y  en  a  qui  ont  des 
raisons  d'être  toutes  locales,  le  plus  souvent  elles  se  relient  à  un  même 
plan,  à  un  système  qui  les  envenime  et  les  dénature  en.  les.  générali- 
sant. Nos  ouvriers  sont  exposés  à  être,  sans  le  savoir,  les  instrumens 
obscurs  d'une  association  qui,  sous  prétexte  d'être  internationale,  a  la 
prétention  de  se  constituer  en  gouvernement  universel,  et  qui  dans  tous 
les  cas  est  un  gouvernement  étranger.  Or  c'est  une  question  de  savoir 
jusqu'à  quel  point  on  peut  laisser  s'étendre  un  système  qui  a  pour  effet 
d'affilier  nos  classes  laborieuses  à  une  association  étrangère,  de  mettre 
pour  ainsi  dire  notre  industrie  à  la  merci  d'un  mot, d'ordre  étranger, 
d'une  industrie  rivale  déguisée  au  besoin  sous  un  voile  humanitaire.  Que 
la  libre  concurrence  s'exerce,  que  nos  ouvriers  restent  maîtres  de  discuter 
leurs  intérêts,  soit;  mais  ce  n'est  plus  cela,  il  y  a  quelque  chose  de  plus 
grave  et  d'absolument  extraordinaire  dans  ce  fait,  qu'une  main  étran- 
gère et  invisible  puisse  disposer  du  travail  national  et  provoquer  tout  à 
coup  des  crises  meurtrières  pour  la  production  française.  C'est  là  ce  qui 
imprime  un  caractère  nouveau  et  exceptionnel  aux  grèves  qui  tendent 


760  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

à  se  multiplier.  Un  conseiller  d'état  qui  a  été  chargé  l'an  dernier  d'une 
mission  dans  le  bassin  de  la  Loire,  M.  Charles  Robert,  a  fait  récemment 
une  conférence  sur  ce  sujet,  sur  les  crises  de  l'industrie,  sur  les  asso- 
ciations, sur  la  participation  des  ouvriers  aux  bénéfices  de  l'entreprise 
à  laquelle  ils  coopèrent.  La  conférence  de  M.  Charles  Robert,  devenue 
un  petit  livre,  la  Suppression  des  grèves,  est  une  étude  instructive,  scru- 
puleuse, substantielle,  de  ces  délicates  et  cruelles  questions  que  les  évé- 
nemens  du  Creuzot  ravivent  aujourd'hui,  qui  restent  à  coup  sûr  l'élé- 
ment le  plus  sérieux  de  la  situation  de  la  France. 

Et  quant  à  cette  affaire  d'Auteuil  dont  nous  parlions,  elle  est  mainte- 
nant dénouée,  La  haute  cour  a  mis  fin  au  drame,  elle  a  de  son  autorité 
souveraine  absous  le  prince  Pierre  Bonaparte  de  ce  meurtre  qui  a  été 
la  tragique  diversion  des  premiers  jours  du  ministère  actuel.  Là  où  la 
justice  a  passé,  il  ne  faut  plus  rien  dire;  il  n'y  a  plus  qu'à  se  souvenir 
du  singulier  spectacle  des  débals  qui  ont  précédé  cette  sentence.  Que 
l'accusé  eût  été  condamné,  qu'il  ait  été  absous,  c'est  du  reste  absolu- 
ment la  même  chose  au  point  de  vue  moral.  Il  restera  toujours  surpre- 
nant qu'on  ait  voulu  faire  un  événement  public  d'un  incident  déplorable 
et  vulgaire.  Il  a  fallu  une  surexcitation  violente  qui  s'est  renouvelée 
jusque  devant  le  tribunal,  et  ceux  qui  s'indignent  le  plus  aujourd'hui 
d'un  acquittement  sont  probablement  ceux  qui  ont  le  plus  contribué  à 
ce  résultat.  Les  jurés  de  Tours  n'ont  pas  précisément  absous  un  meurtre, 
ils  ont  peut-être  bien  condamné  les  déchaînemens  de  passion  qui  ont 
poussé  vers  la  mort  le  malheureux  jeune  homme  victime  du  coup  de 
pistolet  d'Auteuil.  A  parler  franchement  et  sans  flatterie  aucune,  c'est 
M.  le  procureur-général  Grandperret  qui  seul  a  dit  le  vrai  mot  de  cette 
affaire  dans  un  réquisitoire  juste,  élevé,  sévère  et  presque  émouvant, 
sans  faiblesse  pour  le  prince  accusé  et  sans  acharnement  contre  lui. 
L'honorable  M.  Grandperret  n'a  pas  parlé  seulement  en  magistrat,  il  a 
parlé  en  moraliste  et  même  en  politique  supérieur  lorsqu'il  a  caractérisé 
les  violences  qui  engendrent  tout  naturellement  de  tels  faits,  qui  au 
fond  sont  sans  danger  pour  la  paix  publique,  mais  qui  sont  une  altéra- 
tion du  génie,  du  goût,  des  facultés  intellectuelles  de  la  France,  de  tout 
ce  qui  a  fait  jusqu'ici  l'éclat  et  la  séduction  du  caractère  français.  En  vé- 
rité, s'il  y  a  quelque  chose  d'étrange,  c'est  ce  qui  est  apparu  là  pen- 
dant quelques  jours.  On  n'a  vu  que  des  hommes  jouant  avec  des  revol- 
vers, toujours  prêts  à  porter  la  main  sur  une  arme.  C'est  un  monde  un 
peu  bizarre,  tout  à  fait  propre  à  justifier  l'existence  des  gendarmes,  car 
enfin  sans  ces  honnêtes  gendarmes  voilà  des  citoyens  qui  pourraient 
bien  s' entre-dé vorer  sous  prétexte  que  ce  sont  là  les  mœurs  américaines. 
Et  voilà  ce  qu'on  voudrait  faire  de  notre  pays!  Grand  merci,  nous  aimons 
tout  autant  notre  brillante  et  chevaleresque  France,  qui  n'a  pas  besoin 
d'abdiquer  ses  qualités  d'autrefois  pour  être  une  grande,  juste  et  libre 
démocratie. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  761 

OÙ  donc  la  politique  n'est-elle  pas  aujourd'hui?  La  politique,  elle  est 
un  peu  partout;  elle  est  dans  ce  triste  procès  de  Tours  comme  elle  est 
au  Creuzot  avec  cette  recrudescence  d'agitation  ouvrière  qui  vient  d'é- 
clater, elle  est  à  Rome  avec  le  concile  aussi  bien  qu'à  Paris,  elle  est  au 
sénat,  au  corps  législatif  et  même  à  l'Académie,  Dans  cette  renaissance 
du  moment,  l'Académie  sent  le  besoin  de  ne  pas  rester  immobile  et  si- 
lencieuse; elle  est  tout  occupée  de  recevoir  ses  derniers  élus,  de  pré- 
parer des  nominations  nouvelles  pour  remplacer  ceux  de  ses  membres 
que  la  mort  vient  d'enlever.  L'Académie,  elle  aussi,  veut  marcher,  et 
récemment,  pour  se  mettre  au  ton  du  jour,  elle  a  décidé  que  désor- 
mais elle  discuterait  dans  la  liberté  de  ses  séances  les  titres  des  can- 
didats qui  se  présentent  à  ses  suffrages.  Qui  donc  sera  élu  aux  pro- 
chaines assises  académiques?  Quels  sont  dans  les  lettres  les  privilégiés 
qui  seront  appelés  à  occuper  les  cinq  fauteuils  laissés  vides  par  la  mort 
de  M.  de  Lamartine,  de  M.  Sainte-Beuve,  de  M.  de  Pongerville,  de  M.  le 
duc  de  Broglie,  de  M.  de  Montalembert?  Déjà  la  bataille  est  engagée,  à 
ce  qu'il  paraît;  les  avenues  du  scrutin  sont  bien  gardées,  le  génie  des 
combinaisons  est  à  l'œuvre,  et  c'est  ici  que  la  politique  reprend  son 
rôle.  On  dit,  —  que  ne  dit-on  pas  en  temps  d'élections?  —  on  assure 
que  l'Académie  est  en  travail  d'une  candidature  imprévue,  merveil- 
leuse, conquérante,  la  candidature  de  M.  le  garde  des  sceaux  en  per- 
sonne! Par  la  même  occasion,  afin  de  faire  quelque  chose  pour  la  litté- 
rature, on  donnerait  un  fauteuil  à  un  écrivain  qui  n'a  jamais  visé  au 
ministère,  et  M.  Emile  Ollivier  serait  appelé  d'une  voix  unanime  à  re- 
cueillir l'héritage  de  M.  de  Lamartine.  Le  mot  a  été  dit,  ce  serait  le 
Lamartine  pratique.  Ainsi  marcheraient  les  deux  élections  les  plus  pro- 
chaines; mais  n'est-ce  pas  un  bruit  que  font  courir  les  esprits  malicieux 
qui  se  plaisent  à  surprendre  l'Académie  dans  ses  faiblesses  et  les  flat- 
teurs qui  ne  demandent  pas  mieux  que  de  brûler  un  peu  d'encens  de- 
vant la  jeune  fortune  d'un  ministre? 

A  quel  propos  l'Académie  se  hâterait-elle  aujourd'hui  de  nommer 
M.  le  garde  des  sceaux?  Est-ce  pour  son  talent,  pour  son  éloquence? 
M.  Emile  Ollivier  avait  tout  autant  d'éloquence,  tout  autant  de  talent  il 
y  a  quelques  années,  et  l'Académie  n'a  pas  songé  à  le  choisir,  quoiqu'il 
eût  alors  un  mérite  de  plus,  celui  de  soutenir  avec  une  persévérante 
fermeté  un  combat  dont  il  ne  connaissait  pas  l'issue.  Est-ce  le  succès 
ou  le  pouvoir  qui  le  désignerait  aux  dignités  académiques?  Dans  tout 
cela,  l'Académie  aurait  un  peu  trop  l'air  d'avoir  fait  une  pénitence  de 
vingt  ans  et  de  se  montrer  tout  à  coup  impatiente  de  se  réconcilier,  de 
rentrer  en  grâce.  Et  pour  xM.  le  garde  des  sceaux  lui-même  cette  candi- 
dature soudaine,  inattendue,  ne  serait  pas  beaucoup  mieux  imaginée. 
M.  Emile  Ollivier  est  assurément  un  homme  de  talent,  de  courage,  d'un 
esprit  élevé,  et  la  meilleure  preuve,  c'est  que  jusqu'ici  il  a  grandi  à  ce 
poste  d'honneur  et  de  péril  qu'il  a  conquis  patiemment.  Académicien, 


762  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

il  le  sera,  s'il  le  veut,  à  son  heure.  Pour  le  moment,  il  ne  pourrait 
pas  même  se  faire  illusion  :  ce  qu'on  nommerait  en  lui ,  ce  ne  serait 
pas  l'homme  de  talent,  ce  ne  serait  ni  l'auteur  du  livre  du  i9  Janvier  ni 
l'orateur  éloquent;  ce  serait  tout  simplement  le  premier  ministre,  c'est- 
à-dire  qu'il  solliciterait  et  accepterait  une  distinction  qui  s'adresserait 
moins  à  sa  valeur  personnelle  qu'à  sa  situation.  Ce  ne  serait  pas  très 
flatteur  pour  son  orgueil.  D'ailleurs  M.  le  garde  des  sceaux  a  bien  d'au- 
tres choses  à  faire  :  il  a  une  réforme  politique  à  réaliser  jusqu'au  bout, 
sans  la  laisser  flotter  dans  le  vague,  sans  la  laisser  dégénérer;  il  -a,  s'il 
le  peut,  à  être  un  ministre  actif,  habile  et  heureux,  assez  bien  inspiré 
pour  ne  pas  mêler  à  la  préoccupation  des  grandes  choses  la  poursuite 
des  petits  succès  d'amour-propre.  Sait-on  ce  qui  arriverait?  M.  Emile 
Ollivier  s'exposerait  à  ce  qu'on  put  croire  que  l'autre  jour  il  avait  sa  can- 
didature en  tête,  qu'il  adressait  un  appel  mystérieux  à  ceux  qui  dispo- 
sent des  élections  académiques,  lorsqu'à  propos  de  l'augmentation  pro- 
chaine du  nombre  des  sénateurs  il  disait,  en  accentuant  ses  paroles,  que 
cette  mesure  offrirait  «  des  facilités  nouvelles  à  ces  réconciliations  et  à 
ces  rapprochemens  qui,  loin  de  mettre  l'empire  en  péril,  sont  pour  lui 
une  force  et  un  honneur.  »  C'est  déjà  un  mal  qu'on  ait  pu  chercher 
quelque  préoccupation  personnelle  dans  l'exposé  des  motifs  d'une  grande 
mesure  politique.  S'il  y  avait  dans  ces  suppositions  quelque  vérité,  il  y 
aurait  un  académicien  de  plus,  le  ministre  n'en  serait  pas  plus  grand. 
On  voit  bien  que  tout  cela  ne  peut  convenir  ni  à  l'Académie  ni  à  M.  Emile 
Ollivier.  Quelque  jour,  plus  tard,  lorsque  M.  le  garde  des  sceaux  ne  sera 
plus  au  ministère,  l'Institut  lui  préparera  un  fauteuil  qui  cette  fois  sera 
bien  donné  à  l'homme  de  mérite,  —  et  en  attendant  l'Académie  pour- 
suit le  cours  de  ses  réceptions.  Aujourd'hui  même  M,  le  comte  d'Haus- 
sonville  raconte  dans  un  ingénieux  et  piquant  discours  la  biographie  de 
M.  Viennet,  le  spirituel  vieillard,  le  poète-soldat  qui  a  eu  tant  de  tragé- 
dies, d'épopées  et  d'épîtres  tuées  sous  lui,  et  qui  n'est  pas  moins  arrivé 
allègrement  à  ses  quatre-vingt-dix  ans,  quoiqu'il  eût  Arbogaste  et  la 
Franciade  sur  la  conscience.  M.  d'Haussonville  raconte  cette  aimable 
existence  d'un  tour  très  vif  qui  contraste  le  mieux  du  monde  avec  la  sé- 
vérité de  ses  récits  des  luttes  de  Napoléon  et  du  pape  Pie  VII,  et  M.  Saint- 
Marc  Girardin,  qui  reçoit  M.  d'Haussonville,  n'est  pas  homme  à  se  lais- 
ser dépasser  dans  ces  tournois  de  l'esprit. 

Que  sepasse-t-il  en  Allemagne?  Après  les  ébranlemens  de  ces  dernières 
années,  la  politique  a  visiblement  quelque  peine  à  reprendre  son  équi- 
libre. Elle  est  toujours  agitée  de  troubles  secrets  et  de  perpétuelles 
luttes  d'influences  qui  produisent  dans  la  vie  publique  des  divers  pays 
d'incessantes  oscillations.  C'est  ce  qui  explique  ces  crises  du  pouvoir 
qui  éclatent  un  peu  partout,  et  dont  la  cause  dominante,  essentielle, 
est  la  situation  précaire  où  reste  l'Allemagne  du  sud.  On  [ne  peut  pas 
douter  que  depuis  quelque  temps  il  n'y  ait  dans  les  contrées  méridio- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  763 

nales  de  l'Allemagne  un  certain  déchaînement  de  la  passion  d'autono- 
mie, ou  pour  mieux  dire  une  assez  vive  réaction  contre  la  prépondérance 
prussienne.  C'est  le  secret  de  toutes  les  coalitions  des  partis  qui  se  for- 
ment, des  luttes  parlementaires  comme  aussi  des  crises  ministérielles 
qui  se  succèdent.  Il  y  a  peu  de  temps,  c'était  le  président  du  conseil  de 
Munich,  le  prince  de  Hohenlohe,  qui  était  obligé  de  quitter  le  pouvoir, 
vaincu  par  une  majorité  aux  yeux  de  laquelle  il  était  suspect  de  ne 
point  défendre  assez  l'indépendance  bavaroise,  de  se  livrer  trop  complè- 
tement à  la  prépotence  prussienne.  Maintenant  c'est  dans  le  Wurtemberg, 
à  Stuttgart,  que  vient  d'éclater  une  crise  toute  semblable  qui  a  mis  à 
l'épreuve  l'ascendant  du  chef  du  cabinet,  de  M.  Varnbuhler.  Dès  l'ouver- 
ture des  chambres,  il  y  a  quelques  semaines,  on  avait  pu  voir  se  dessiner 
l'orage  qui  menaçait  le  cabinet,  et  surtout  le  ministre  de  la  guerre.  L'op- 
position parlementaire,  appuyée  par  de  nombreux  pétitionnaires,  par 
une  agitation  extérieure  assez  vive ,  engageait  surtout  la  campagne  sur 
le  terrain  des  dépenses  militaires  et  même  de  l'organisation  de  l'armée. 
A  Stuttgart  comme  à  Munich,  l'on  se  faisait  contre  le  gouvernement 
une  arme  des  traités  d'alliance  offensive  et  défensive  avec  la  Prusse. 
On  interpellait  vivement  M.  de  Varnbuhler,  qui  ne  répondait  pas,  il  faut 
le  dire,  d'une  manière  bien  nette;  mais  c'est  surtout  à  l'occasion  du 
budget  que  la  lutte  s'est  engagée  sérieusement.  L'opposition  deman- 
dait sur  les  dépenses  de  la  guerre  une  réduction  de  700,000  florins  et 
une  réforme  de  l'armée.  Or  l'opposition,  c'était  par  le  fait  la  majorité 
dans  la  chambre.  Au  premier  moment,  le  ministre  de  la  guerre,  le  gé- 
néral de  Wagner,  soutenu  par  le  roi,  a  fait  quelque  résistance;  on  a  es- 
sayé de  négocier  avec  quelques-uns  des  membres  du  parti  démocratique 
qui  avaient  signé  la  motion  sur  l'armée.  En  définitive,  on  en  est  bientôt 
venu  à  une  démission  apparente  du  cabinet  pour  sortir  d'embarras. 
Quelques-uns  des  ministres  se  sont  retirés.  Le  général  de  Wagner  a  été 
remplacé  par  le  général  de  Suckow,  et  bien  entendu  M.  Varnbiiihler  est 
resté  plus  que  jamais  à  la  tête  du  ministère.  Ce  changement  est-il  une 
concession  à  l'opinion  ou  à  la  chambre?  Ce  n'est  nullement  certain,  et 
voilà  justement  le  côté  curieux  de  la  crise  wurtembourgeoise.  Le  géné- 
ral de  Wagner  était  accusé  d'être  trop  prussien;  son  successeur,  M.  de 
Suckow,  l'est  encore  plus,  et  le  premier  acte  de  M.  Varnbiihler  a  été  de 
proroger  la  chambre  au  plus  vite  pour  se  donner  du  temps.  M.  Varn- 
buhler est  un  habile  homme,  qui  sait  manœuvrer  entre  les  partis.  Il 
n'est  pas  moins  vrai,  et  c'est  le  seul  fait  à  noter,  que  dans  toutes  ces 
luttes, 'dans  ces  émotions,- éclate  un  sentiment  énergique,  qui  pour 
longtemps  encore  tiendra  l'Allemagne  du  sud  séparée  de  la  Prusse  et 
de  l'Allemagne  du  nord. 

Il  -y  a  quelques  années  à  peine,  la  France  s'est  retirée  d'une  triste 
affaire  qui  a  laissé  de  pénibles  souvenirs;  elle  a  quitté  le  Mexique ,  non 


76A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  dommage ,  mais  en  évitant  du  moins  le  danger  de  s'obstiner  dans 
une  entreprise  impossible.  Depuis  ce  temps,  on  aurait  dit  que  le  Mexique 
avait  cessé  d'exister  pour  nous,  qu'il  avait  disparu  comme  une  île  en- 
gloutie dans  quelque  océan  lointain.  Le  Mexique  existe  cependant;  la 
preuve,  c'est  qu'il  retombe  plus  que  jamais  dans  ses  révolutions  habi- 
tuelles. Le  président  Juarez  est  toujours  à  Mexico  sans  doute,  il  est 
même  dictateur;  il  inllige  sommairement  des  amendes  aux  journaux, 
il  fait  la  presse  dans  les  rues  pour  avoir  des  soldats.  Tous  ces  moyens 
sont  en  définitive  la  preuve  de  l'extension  et  de  la  gravité  de  la  révo- 
lution actuelle.  L'insurrection  a  éclaté  en  effet  un  peu  partout,  à  San- 
Luis,  dans  le  nord,  à  Zacatecas,  à  Queretaro,  à  Jalisco,  même  à  Puebla, 
sur  la  route  de  la  Vera-Cruz.  Le  gouvernement  de  Mexico  semble  cerné 
de  toutes  parts.  Les  autorités  des  provinces  se  joignent  aux  insurgés, 
les  généraux  se  prononcent  avec  leurs  soldats,  et,  par  un  étrange  re- 
tour des  choses,  un  des  chefs  insurgés  a  même  déjà  rendu  un  décret  con- 
damnant Juarez  et  ses  ministres  à  être  passés  par  les  armes.  11  pourrait 
bien  en  être  ainsi,  à  moins  que  ce  ne  soit  Juarez  qui  fasse  fusiller  le 
chef  insurgé.  Certes  c'était  une  singulière  illusion  de  croire  que  nous 
n'avions  qu'à  paraître  pour  guérir  le  Mexique  du  mal  des  révolutions,  et 
c'était  une  illusion  plus  bizarre  encore  de  se  figurer  que  nous  n'avions 
qu'à  nous  en  aller  pour  laisser  la  république  mexicaine  en  paix.  On  le 
voit  aujourd'hui,  à  peine  remis  d'une  invasion,  le  Mexique  est  occupé  à 
se  déchirer  lui-même,  et  le  chef  d'une  guerre  d'indépendance  est  dé- 
crété de  mort  comme  un  malfaiteur  dont  on  met  la  tête  à  prix;  mais 
cette  fois  heureusement  la  France  n'a  rien  à  y  voir,  elle  n'a  tout  au  plus 
qu'à  effacer  les  traces  de  ce  passé  pour  reprendre  la  place  de  simple  pro- 
tectrice de  ses  intérêts  nationaux  dans  un  pays  où  les  révolutions  du 
lendemain  font  oublier  les  révolutions  de  la  veille.        ch.  de  mazade. 


REPRISE   DE   DALILA. 

Le  vieux  musicien  Sertorius  et  sa  fille  Marthe  vivent  heiu'eux  au  bord 
du  golfe  de  Naples,  lorsqu'un  soir,  après  le  repas,  le  maestro,  en  par- 
courant un  journal,  apprend  que  son  élève  chéri,  André  Roswein,  dé- 
bute le  soir  même  au  théâtre  Saint-Charles  par  un  opéra  en  trois  actes 
dont  il  a  composé  les  paroles  et  la  musique.  Et  cependant  André  Ros- 
vi^ein  n'a  rien  annoncé  à  son  vieux  maître,  à  celui  qui  l'a  traité  en  fils, 
qui  a  <(  fécondé  son  génie  au  feu  le  plus  ardent  de  son  âme.  »  Serto- 
rius, sourd  aux  douces  remontrances  de  sa  fille,  s'indigne,  tempête, 
maudit  la  légèreté  des  artistes  en  général  et  l'ingratitude  de  son  élève 
en  particulier,  lorsque  ((  Y  Angélus  sonne  aux  Camaldules,  »  et  André 
Roswein,  entrant  tout  à  coup,  se  jette  dans  les  bras  du  vieux  composi- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  765 

teur,  qui  bientôt  est  calmé.  Le  jeune  musicien  est  charmant  de  jeunesse 
et  d'ardeur.  «  Je  m'entends  parler  et  marcher,  dit-il,  comme  si  je  mar- 
chais et  parlais  sous  une  voûte  d'une  sonorité  particulière.  Dans  ces  trois 
dernières  nuits,  j'ai  refait  mon  ouverture,  et  cependant  il  me  semble 
que  de  ma  vie  je  n'aurai  plus  besoin  de  dormir.  Je  me  sens  la  légèreté 
d'un  oiseau,  et  je  ne  sais  pas  pourquoi  je  ne  m'envole  pas,  car  j'ai  une 
belle  peur.  —  Povero!  reprend  le  maître,  aussi  ému  que  le  débutant; 
mais  tu  es  satisfait,  eh?...  Ton  ténor,  ta  prima  donna,  ton  orchestre,  ça 
va-t-il  un  peu,  tout  ça?  »  Ce  début  est  plein  de  fraîcheur  et  de  charme, 
et  quoique  le  talent  de  M.  Febvre  soit  en  opposition  complète  avec  le 
rôle  de  Roswein,  ce  que  nous  expliquerons  tout  à  l'heure,  quoique  aussi 
la  nature  particulièrement  nerveuse  de  M.  Lafontaine  enlève  au  rôle  de 
Sertorius  son  caractère  de  bonhomie ,  ce  premier  tableau ,  si  joli  à  la 
lecture,  conserve  à  la  scène  toute  sa  saveur.  Cependant  l'heure  avance, 
Marthe  arrive  parée  pour  le  théâtre,  et  Sertorius  va  revêtir  en  hâte  son 
jabot  de  dentelle;  mais  au  moment  de  sortir,  se  touchant  le  menton  : 
((  Dis-moi,  fillette,  il  me  semble,  à  moi,  que  cette  barbe  pourrait  fort 
bien  aller?  —  Oh!  mon  père!  —  Au  fait,  la  cour  y  sera,  je  ne  veux 
point  passer  pour  un  démagogue;  je  vais  me  raser.  »  Les  deux  jeunes 
gens  se  trouvent  en  présence.  Au  souvenir  de  leur  heureux  passé,  l'é- 
motion les  gagne,  et  pour  la  première  fois  André  acquiert  la  certitude 
qu'il  est  aimé  par  Marthe.  ((  Or  ça,  que  chacun  ici  me  considère  à  loisir, 
dit  Sertorius  en  rentrant.  Ah!  ah!  tu  as  l'air  tout  effaré,  mon  garçon!  tu 
ne  m'avais  jamais  vu  si  beau,  eh!  »  Et  comme  le  jeune  homme  le  plai- 
sante un  peu  sur  sa  mise  :  «  Partons,  ma  fille,  allons  siffler  ce  jeune  in- 
solent... Fume  si  tu  veux  en  attendant  Carnioli;  je  te  permets,  vu  la 
gravité  de  la  circonstance,  d'empoisonner  ma  maison. 

Ce  Carnioli,  qui  a  élevé  Roswein  et  le  protège  avec  une  sollicitude 
jalouse,  est  un  homme  du  monde,  un  dilettante,  un  raffiné  fantasque, 
étrange,  charmant  d'un  bout  à  l'autre,  et  M.  Dressant  joue  ce  rôle 
d'une  façon  achevée  :  on  n'a  pas  plus  de  distinction,  d'aisance  et  de 
brusquerie.  A  peine  Roswein  a-t-il  prononcé  le  nom  de  Marthe  devant 
son  protecteur  que  celui-ci  s'indigne.  «  Songerais-tu  au  mariage?  plat 
coquin  que  tu  es!  Je  ne  souffrirai  pas  qu'un  éteignoir  se  pose  sur  ton 
génie...  Je  te  brûlerais  la  cervelle...  C'est  l'amour  d'une  princesse  qu'il 
te  faut,  ingrat,  va-nu-pieds!  » 

La  princesse  annoncée,  qui  s'appelle  Leonora,  nous  apparaît  dans 
l'acte  suivant.  Nous  sommes  au  théâtre  Saint-Charles,  dans  le  salon 
d'une  loge  dont  le  rideau  soulevé  nous  laisse  apercevoir  la  salle.  Le 
second  acte  du  nouvel  opéra  vient  de  se  terminer  au  milieu  des  accla- 
mations enthousiastes.  «  Eh  bien  !  fait  Carnioli  en  entrant  dans  la  loge. 
—  C'est  un  succès  de  rage,  vous  êtes  heureux,  j'espère.  —  Je  suis  exas- 
péré!.. Mon  cygne  est  une  poule  mouillée,  un  oison!,.  Mais  quel  génie, 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hein!  Le  fat!  J'ai  failli  l'étrangler  de  mes  mains  tout  à  l'heure.  —  Bah  !.. 
et  à  quel  propos?  dit  la  princesse  Lennora.  —  Il  aime  la  fille  du  vieux 
Sertorius,  »  Et  soulevant  le  rideau,  Carnioli  montre  à  la  grande  dame 
la  hlonde  Marthe,  qui  est  à  l'autre  extrémité  de  la  salle,  c  Elle  est  drô- 
lement fagotée,  pauvre  fille!  —  Possible!  mais  le  physique  est  bien.  — 
Et  il  l'aime  fort?  —  A  deux  genoux.  —  Eh  bien!  que  voulez-vous  que 
j'y  fasse?  —  Princesse,  ce  lien  funeste  que  je  n'ai  pu  briser  ni  par 
prières  ni  par  menaces,  un  seul  de  vos  regards  suffirait  à  le  réduire  en 
cendres.  » 

Il  faudrait  transcrire  ce  second  acte  tout  entier  pour  faire  comprendre 
tout  ce  qu'il  y  a  de  finesse,  d'esprit,  de  grâce  délicate  et  de  vivacité. 
Toutes  les  qualités  charmantes  de  M.  Feuillet  sont  là  dans  leur  vrai 
jour.  —  Bref,  l'opéra  est  terminé;  la  salle  éclate  en  bravos,  et  Roswein 
s'avance  sur  le  théâtre.  «  Vous  ne  lui  jetez  pas  votre  bouquet?  dit  Car- 
nioli. —  Si  ça  peut  vous  être  agréable...  »  La  princesse  se  penche  en 
dehors  de  la  loge  et  se  recule  précipitamment  en  éclatant  de  rire. 
«  Qu'est-ce  qui  arrive  donc?  —  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  mouchoir  qui  est 
parti  avec  le  bouquet!  J'avais  enveloppé  la  queue  de  ce  bouquet  avec 
mon  mouchoir...  Vous  comprenez.  —  Je  comprends  très  bien,  »  murmure 
Carnioli. 

Ces  deux  premiers  actes  sont  ravissans,  pleins  dé  naturel  et  de  mouve- 
ment. Je  dois  avouer  maintenant  qu'il  y  a  dans  le  reste  de  la  pièce  un 
léger  parfum  de  romantisme  qui  surprend  un  peu  tout  d'abord,  et  avec 
lequel  il  faut  se  familiariser.  L'étude  exacte  de  la  nature,  qui  depuis  des 
années  pénètre  dans  les  arts  avec  excès  peut-être,  nous  rend  plus  diffi- 
ciles à  accepter  sans  marchander  l'irrésistible  passion  qui  naît  d'un  re- 
gard fatal.  Et  il  n'y  a  pas  à  dire,  le  regard  que  la  princesse  lança  en 
même  temps  que  son  mouchoir  au  jeune  maestro  était  incontestable- 
ment fatal,  car  lorsqu'à  l'acte  suivant  nous  voyons  arriver  chez  Leonora 
Roswein,  qui  tout  naturellement  rapporte  le  fameux  mouchoir,  le  pauvre 
garçon  est  chancelant,  pâle,  déjà  blessé  mortellement,  et  nous  sommes 
obligés  de  comprendre  que  quelque  esprit  infernal  l'a  touché  de  son 
aile.  «  Étrange  regard!  dit-il,  un  incendie  dans  la  nuit!  Sa  noire  prunelle 
roule  dans  ses  profondeurs  de  chaudes  effluves  et  des  parcelles  d'or, 
comme  une  mer  sombre  incrustée  d'étoiles...  Son  œil  s'est  ouvert  soudain 
comme  un  nuage  qui  lance  la  foudre;,.,  elle  m'a  couvert  de  flammes. 
(Il  tire  de  son  sein  le  mouchoir  de  Leonora.)  Ce  misérable  chiffon  de 
dentelle  me  brûle  la  poitrine!  »  Cependant  la  princesse  raille  ce  mal- 
heureux qui ,  sur  le  point  de  s'évanouir,  tombe  sur  une  chaise.  11  faut 
dire  que  M.  Febvre,  qui  est  un  excellent  comédien,  je  le  répète,  mais 
est  porté  vers  les  teintes  sombres  et  a  du  goût  pour  les  éclats,  accentue 
un  peu  trop  le  côté  fatal  de  sa  situation.  Sa  physionomie  énergique,  sé- 
vère, le  timbre  cuivré  de  sa  voix  extrêmement  rapide,  se  prêtent  malai- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  767 

sèment  aux  nuances  et  aux  transitions.  Dès  le  premier  tableau,  alors  que 
je  me  le  figure  entrant  chez  son  vieux  maître,  jeune,  ardent,  mais  un 
peu  timide,  le  cœur  plein  de  délicatesse  et  d'émotion,  M.  Febvre  a  le 
visage  d'un  conspirateur;  il  est  déjà  dramatique  et  vigoureux  alors  que 
dans  celte  scène  de  comédie  touchante  et  intime  il  ne  devrait  être  que 
gai,  tendre  et  souriant. 

Est-ce  bien  cet  homme  solide,  aux  traits  accentués,  qui  peut  s'éva- 
nouir en  se  trouvant  pour  la  première  fois  en  présence  d'une  princesse 
à  laquelle  il  rapporte  un  mouchoir  tombé  peut-être  par  mégarde?  Est-ce 
de  ce  capitaine  aux  larges  épaules,  aux  allures  déterminées,  que  Dalila 
pourra  dire  en  le  voyant  se  pâmer  :  «  mon  Dieu!  mais  c'est  un  enfant 
tout  à  fait.  »  Dans  l'esprit  de  M.  Octave  Feuillet,  le  jeune  musicien  a, 
j'en  suis  sûr,  quelque  chose  de  féminin,  de  délicat;  il  est  impression- 
nable à  l'excès,  nerveux,  sensible,  frémissant;  c'est  une  victime,  et  jus- 
qu'en ses  colères  il  faut  qu'on  devine  la  faiblesse  de  cet  être  un  peu 
nuageux,  mais  charmant,  M.  Febvre  ne  peut  changer  sa  nature,  —  je 
n'accuse  donc  que  la  fatalité,  qui  lui  a  imposé  ce  rôle,  —  il  accentue 
ses  résistances,  il  voudrait  lutter  davantage,  et  l'on  sent  aux  éclats  de  sa 
vigueur  que,  si  on  le  laissait  faire,  c'est  Dalila  qui  bientôt  serait  écrasée 
par  lui. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  jeune  musicien  revient  à  lui,  et  la  grande  dame, 
toujours  railleuse,  lui  dit  :  «  Pianotez-moi  quelque  chose  pour  achever 
de  vous  remettre.  »  Il  y  consent  et  prend  place  devant  l'orgue.  Ici,  une 
longue  scène  muette  que  joue  M'""  Favart  avec  un  talent  consommé.  Les 
portes  de  la  salle  sont  ouvertes  sur  une  large  terrasse,  la  lune  éclaire 
le  parc,  et,  tandis  que  les  sons  de  l'orgue,  d'abord  lents  et  religieux, 
puis  tendres  et  passionnés,  se  font  entendre,  Leonora  s'approche  lente- 
ment, erre  autour  de  sa  victime,  et,  comme  suffoquée  par  Témotion, 
s'éloigne  de  quelques  pas...  Rien  n'est  joli  comme  la  silhouette  de  cette 
belle  créature  s'accoudant  sur  la  balustrade  et  restant  là,  songeuse,  immo- 
bile, —  puis,  la  tête  renversée,  pâle,  prête  à  perdre  connaissance,  s' ap- 
puyant contre  une  colonne.  Le  jeune  maestro  quitte  l'orgue  tout  à  coup 
et  se  précipite  vers  elle...  Cette  scène,  jouée  avec  une  science  et  un  art 
exquis,  a  produit  le  plus  grand  effet.  Le  tableau  qui  vient  ensuite  nous 
ramène  dans  la  maison  de  Sertorius  qui  soupe  joyeusement  en  compa- 
gnie de  sa  fille;  mais  tandis  que  le  vieillard,  rajeuni  par  le  succès  de 
son  élève,  bavarde  avec  complaisance,  la  pauvre  enfant,  encore  émue 
par  la  scène  du  bouquet,  est  envahie  par  de  lugubres  pressentimens. 
«  Je  ne  mourrai  pas  tranquille,  dit-elle  en  interrompant  son  père,  si 
vous  ne  me  promettez  que  je  reposerai  en  Allemagne  sous  le  même  ga- 
zon que  ma  pauvre  mère.  »  Au  moment  où  le  vieux  maestro  cherche  à 
distraire  sa  fille,  on  entend  une  voiture  qui  passe  sous  la  fenêtre.  C'est 
peut-être  lui,  pense  Marthe;  elle  se  penche  au  dehors,  pousse  un  cri  et 


768  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tombe  sans  mouvement,  Sertorius  se  précipite  au  secours  de  sa  fille, 
regarde,  lui  aussi,  par  la  fenêtre,  et  aperçoit  dans  la  voiture  Roswein  et 
Leonora.  «  Misérable  !  s'écrie  le  vieillard  dans  un  élan  de  désespoir  que 
M.  Lafontaine  a  parfaitement  rendu,  misérable!  il  m'a  pris  mon  enfant, 
il  m'emporte  mon  enfant!  » 

Durant  l'entr'acte,  huit  mois  se  sont  écoulés,  nous  pénétrons  dans  le 
ménage  des  deux  amans,  et  nous  assistons  à  l'agonie  de  l'artiste,  vaincu, 
brisé,  crachant  le  sang,  et  sans  force  pour  résister  aux  cruautés  de  sa 
maîtresse,  qui  déjà  en  aime  un  autre.  Vainement  Carnioli,  qui  s'introduit 
par  une  fenêtre,  fait  des  efforts  héroïques  pour  arracher  son  protégé, 
son  enfant,  à  l'influence  de  plus  en  plus  fatale  de  la  princesse,  vaine- 
ment il  lui  prouve  l'infamie  de  cette  femme  :  Leonora,  tantôt  féroce  et 
tantôt  passionnée,  pare  tous  les  coups,  et  sort  enfin  plus  triomphante  que 
amais.  Et  ce  combat  désespéré  aboutit  à  une  lettre  ainsi  conçue  :  u  Mon 
cher  maestro,  je  quitte  quand  il  me  plaît;  mais  on  ne  me  quitte  pas. 
Adieu.  —  Leonora.  » 

La  dernière  scène  de  ce  drame  se  passe  au  bord  de  la  mer;  il  fait 
nuit,  le  site  est  terrible.  Roswein,  suivi  de  Carnioli,  est  à  la  poursuite 
de  la  princesse  qui  fuit  vers  Gaëte  et  doit  passer  ici  même  au  pied  de 
cette  falaise.  C'est  là  qu'il  veut  la  tuer.  On  entend  en  effet  le  bruit  d'une 
voilure  :  Roswein  se  jette  à  la  tête  des  chevaux,  la  portière  s'ouvre,  et, 
au  lieu  de  la  princesse,  apparaît  le  vieux  Sertorius,  imposant  comme 
un  fantôme,  u  Que  me  voulez-vous,  messieurs?  C'est  ma  fille,  mon  unique 
enfant,  je  l'emporte  en  Allemagne.  —  Monsieur,  n'ayez  aucune  crainte, 
dit  Carnioli.  —  Je  ne  crains  rien...  Vous  êtes  des  voleurs,  des  bandits... 
vous  n'êtes  pas  des  artistes.  Je  ne  crains  que  les  artistes,  messieurs. 
C'est  un  artiste  qui  a  tué  ma  fille.  »  La  voiture  s'éloigne,  et  Roswein 
tombe  sans  vie  sur  le  rocher,  tandis  que  la  voix  de  Leonora,  qui  chante 
en  joyeuse  compagnie,  se  fait  entendre  au  loin,  ((  Le  cygne  expire,  et  tu 
chantes...  canaglia!  »  s'écrie  Carnioli. 

Telle  est  la  donnée  de  cette  pièce  célèbre,  dont  la  reprise  vient  d'a- 
voir à  la  Comédie-Française  un  succès  éclatant  et  mérité.  Dès  la  pre- 
mière scène,  on  est  séduit  par  la  délicatesse  et  la  pureté  de  ce  joli 
langage,  et  si  plus  tard,  vers  le  milieu  de  l'œuvre,  on  est  un  peu  troublé 
par  la  trace  d'efforts  trop  apparens,  c'est  qu'en  ce  milieu  facile,  char- 
mant, exquis,  la  moindre  ombre  fait  tache,  la  moindre  dissonance  blesse 
l'oreille. 

C.    BULOZ. 


LE  SECOND  SIÈGE 


DE 


CONSTANTINE 


—  OCTOBRE    1837  — 


La  France,  par  l'organe  du  roi  et  des  chambres,  avait  indiqué  îe 
but  qu'elle  voulait  désormais  poursuivre  dans  la  province  de  Gon- 
stantine.  De  gré  ou  de  force,  le  drapeau  tricolore  devait  être  arboré 
sur  les  murs  de  Constantine.  Youssouf  avait  été  éloigné;  ce  n'était 
plus  son  intronisation ,  c'était  la  soumission  ou  le  renversement 
d'Achmed  que  l'armée  devait  effectuer. 

Les  moyens  nécessaires  à  l'accomplissement  de  cette  tâche  étaient 
à  renouveler  presque  en  entier,  car  !a  dernière  campagne  avait 
consommé  ou  mis  hors  de  service  à  peu  près  tout  ce  qui  y  avait  été 
employé.  Tout  devait  être  tiré  de  France,  et,  la  distance  de  Bône  à 
Constantine  étant  un  des  principaux  obstacles  à  vaincre  et  l'une 
des  causes  de  l'échec  de  l'année  précédente,  on  avait  songé  à  changer 
la  base  d'opérations  et  à  suivre  une  nouvelle  ligne  par  Stora,  point 
du  littoral  le  plus  rapproché  de  Constantine,  dont  il  n'était  éloigné 
que  de  18  lieues;  mais  la  crainte  de  l'inconnu,  qui  est  presque  tou- 
jours un  ennemi  en  Afrique,  et  surtout  l'importance  politique  que  le 
colonel  Duvivier  avait  su  donner  à  Guelma,  déterminèrent  à  suivre 
encore  le  sillon  déjà  péniblement  tracé. 

Des  travaux  considérables  avaient  d'ailleurs  été  exécutés  sur 
cette  ligne;  on  n'osa  les  laisser  stériles.  Une  route  carrossable  de 
Bône  au  gué  de  la  Seybouse,  gardée  par  les  camps  intermédiaires 
de  Dréan,  Nechmeya  et  Hammam-Berda,  assurait  la  communication 

TOME  LXXXVI.  —  13  AVRIL  1870.  40 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  Guelma.  Ces  ruines  désertes,  animées  par  le  drapeau  de  la 
Francs,  talisman  dont  un  chef  habile  comprend  la  valeur  et  féconde 
la  puissance,  étaient  devenues  un  établissement  complet,  d'où  le 
colonel  Duvivier  avait  soumis  tout  le  pays  jusqu'au  Ras-el-Akba. 

Ces  résultats  avaient  été  obtenus  avec  une  poignée  de  soldats 
malades  pendant  cette  période  de  pluies  continues  que  les  Arabes 
passent  dans  l'inaction,  car  l'homme  civilisé  seul  agit  en  tout  temps, 
le  barbare  n'a  qu'une  saison  pour  guerroyer,  et  lorsqu'au  prin- 
temps Achmed  tenta  d'arracher  ses  conquêtes  à  l'homme  de  fer 
qui  avait  veillé  pendant  sa  léthargie,  ce  fut  en  vain. 

Battu  en  ^îersonne  le  2/i  mai  1837,  discrédité  auprès  des  tribus 
qu'il  ne  savait  pas  défendre  contre  les  coups  de  main  hardis  de  la 
garnison  de  Guelma  (25  juin),  le  bey  voulut  tenter  un  nouvel  effort 
pour  se  débarrasser  de  ce  ver  rongeur. 

Le  16  juillet  au  matin,  Ben-Hamelaoui,  un  des  khalifas  du  bey, 
menace  les  douars  voisins  du  fort  de  Guelma,  devant  lequel  il  dé- 
file avec  /ï,000  chevaux  et  1,000  hommes  d'infniterie  régulière 
(Turcs  et  Kabyles).  Pour  répondre  à  cette  provocation,  qu'il  ne  peut 
dédaigner  à  moins  de  refuser  aux  tribus  soumises  cette  protection, 
le  premier  et  le  plus  difficile  des  devoirs  imposés  par  la  conquête, 
le  colonel  Duvivier  a  seulement  100  chevaux,  2  obusiers  de  mon- 
tagne et  600  hommes  d'infanterie  du  11^  de  ligne  et  des  tirailleurs 
d'Afrique,  corps  de  nouvelle  formation  qui  s'éteignit  sur  la  brèche 
de  Constantine,  après  s'être  consumé  à  Guelma.  Avec  cette  petite 
troupe,  dont  aucun  homme  n'a  échappé  à  la  fièvre,  il  n'hésita  pas 
à  suivre  l'ennemi,  qui  s'éloigne  pour  attirer  les  Français  loin  de  leur 
camp.  Après  une  marche  de  2  lieues,  la  colonne,  au  sortir  d'un  ra- 
vin escarpé,  déboucha  sur  un  plateau  à  ondulations  plus  douces, 
mais  parsemé  de  broussailles;  c'était  le  terrain  choisi  par  les  Arabes 
pour  écraser  les  Français,  accablés  par  une  chaleur  caniculaire, 
aveuglés  et  étouffés  par  la  flamme  et  la  fumée  de  toute  la  plaine 
incendiée  autour  d'eux.  Les  /i,000  cavaliers  de  Ben-Hamelaoui,  dé- 
ployés sur  une  ligne  assez  étendue,  pressent  aussitôt  le  colonel  Du- 
vivier sur  son  front.  Dès  qu'ils  ont  gagné  quelque  terrain,  deux  corps 
de  cavalerie  se  détachent  de  la  masse  principale,  qui  continue  d'en- 
tretenir une  vive  fusillade  :  l'un  prendra  les  Français  à  dos  et  les 
empêchera  de  s'appuyer  en  arrière  au  ravin  ;  l'autre  tournera  leur 
droite,  tandis  que  l'infanterie,  jusqu'alors  tenue  en  réserve,  pro- 
longera ce  mouvement,  et,  masquée  par  des  broussailles,  débor- 
dera l'extrême  droite.  Le  colonel  Duvivier  s'arrête  et  partage  ses 
600  fantassins  en  trois  petites  colonnes  espacées  h  grande  distance, 
avec  un  détachement  de  sapeurs  pour  réserve.  Ce  sont,  pour  ainsi 
dire,  trois  forts  détachés  élevés  instantanément  autour  de  la  position 
qu'il  veut  défendre,  et  contre  laquelle,  il  le  sait,  la  fougue  arabe 


LA    PRISE    DE    CONSTANTINE.  771 

viendra  se  briser,  s'il  ne  compliqua  point  sa  situation  critique  par 
une  marche  toujours  bien  dangereuse  en  nombre  si  infe^rieur.  Les 
100  chasseurs  à  chaval  et  une  des  petites  colonnes  d'infanterie 
contiennent  les  Arabes  qui  cherchaient  à  couper  les  Français  par 
derrière;  mais  vers  la  droite  des  flots  de  cavaliers  s'approchent  en 
faisant  un  feu  en  échiquier.  «  En  avant,  en  avant!  Ils  sont  si  peu, 
s'écrient-ils,  que  nous  les  emporterons  tous  sur  un  seul  cheval.  » 
Déjà  ils  agitent  laurs  burnous,  on  les  entend  s'exciter  à  la  charge 
sans  être  intimidas  par  la  mitraille  du  seul  obusier  qu'on  puisse 
leur  opposer,  l'affût  de  l'autre  pièce  s'étant  brisé  au  début  du 
combat. 

Cette  masse  pénètre  dans  les  intervalles  des  colonnes,  trop  sé- 
parées pour  se  soutenir  mutuellement;  c'en  est  fait  des  735  Fran- 
çais, ils  pé]iront  jusqu'au  dernier!  Le  colonel  Duvivier  porte  rapi- 
dement en  avant  sa  colonne  de  droite,  place  lui-même  les  guides, 
comme  à  la  manœuvre;  le  demi-bataillon  se  déploie  à  la  course;  des 
feux  de  peloton,  vivement  répétés  et  ajustés  avec  sang-froid,  ren- 
versent la  cavalerie,  qui  s'arrête  et  tâtonne.  Mais  un  danger  plus 
pressant  reste  à  vaincre  :  l'infanterie  turque  s'avance  en  colonne 
serrée,  drapeau  en  tête,  et  précédée  d'une  ligne  de  tirailleurs  per- 
pendiculaire à  l'arrière  du  flanc  droit  des  Français  ;  c'est  enco're  le 
demi-bataillon  des  tirailleurs  d'Afrique,  commandé  par  le  brave 
Pâté,  qui,  en  exécutant  rapidement  un  changement  de  front,  la 
droite  en  arrière,  fait  face  à  ce  nouvel  ennemi.  De  nouveaux  feux 
de  peloton,  à  portée  de  pistolet,  abattent  toute  la  tête  de  la  colonne 
turque;  100  des  plus  braves  tombent  morts ,  deux  porte-drapeaux 
sont  tués,  enfin  le  troisième  recule,  l'infanterie  s'éloigne,  et  le  dé- 
tachement de  sapeurs  achève  de  la  mettre  en  désordre. 

Ces  musulmans,  qu'un  chef  vigoureux  eût  encore  ramenés  à  l'at- 
taque, n'étaient  plus  qu'une  cohue  sans  direction,  car  Ben-Hame- 
laoui,  plus  habitué  aux  intrigues  du  sérail  qu'aux  émotions  de  la 
guerre,  s'était  enfui,  et,  après  une  course  cle  25  lieues  sans  re- 
prendre haleine,  il  ne  s'était  arrêté  qu'à  Constantine,  où  il  apaisa 
par  de  riches  présens  la  juste  colère  de  son  maître,  encore  plus  cu- 
pide qu'ambitieux. 

Ce  brillant  combat,  exemple  frappant  de  ce  que  l'emploi  oppor- 
tun de  la  tactique  européenne  peut  contre  le  grand  nombre,  ne  coûta 
aux  Français  que  68  tués  ou  blessés;  le  colonel  Duvivier,  maître  du 
champ  de  bataille,  les  rapporta  tous  dans  le  fort  de  Guelma,  contre 
lequel  l'ennemi,  dispersé  et  découragé,  n'osa  plus  rien  entreprendre. 
L'importance  de  ce  poste  était  surtout  politique;  séparé  de  la 
route  directe  de  Constantine  par  le  cours  torrentueux  de  la  Seybouse, 
il  ne  réunissait  pas  toutes  les  conditions  propres  à  en  faire  le  point 
de  départ  d'une  expédition  contre  cette  ville. 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  place  d'armes  qui  devait  servir  de  dépôt  pour  le  personnel  et 
le  matériel  et  de  lieu  de  formation  pour  l'armée  lut  choisie  en  un 
endroit  appelé  Medjez-Amar,  au  pied  des  premières  pentes  du  Ras- 
el-Akba,  là  où  la  trace  parcourue  l'année  précédente  traverse  la 
Seybouse,  de  manière  à  avoir  une  tête  de  pont  sur  cette  rivière,  et 
à  se  rapprocher  de  Constantiiie  autant  qu'il  était  possible  sans  com- 
pliquer les  préparatifs  par  de  fréquens  passages  de  l'Atlas. 

Ce  camp,  situé  au  fond  d'une  vallée  étroite,  entourée  de  hauteurs 
qui  se  dominent  successivement  à  mesure  qu'elles  s'éloignent,  avait 
été  désigné  par  des  considérations  purement  stratégiques,  et  était 
loin  de  présenter  les  avantages  d'une  facile  défense.  La  recherche 
d'un  défilement  qui  demeura  toujours  très  imparfait  et  le  dévelop- 
pement exagéré  d'un  ouvrage  destiné  à  contenir,  outre  de  nom- 
breux magasins,  tout  le  matériel  de  l'armée,  imposèrent  aux  tra- 
vailleurs des  fatigues  qui  eussent  été  excessives  pour  des  troupes 
moins  endurcies  que  les  23"  et  47"  régimens,  récemment  arrivés 
d'Oran.  En  peu  de  jours,  5  bataillons  et  h  compagnies  de  sapeurs 
avaient  exécuté  dans  un  terrain  pierreux,  et  par  une  chaleur 
moyenne  de  34  degrés,  une  tête  de  pont  de  plus  900  mètres  de  dé- 
veloppement sur  la  rive  gauche  de  la  Seybouse,  avec  un  relief 
énorme  sans  être  efficace,  et  sur  la  rive  droite  un  fort  de  300  mè- 
tres, en  bonnet  de  prêtre,  reliés  ensemble  par  des  ponts  de  chevalets 
pour  l'infanterie  et  des  rampes  pour  les  voitures.  Un  réduit  inté- 
rieur avec  ambulance,  manutention,  fours  en  tôle  à  la  Dafour,  don- 
nant 20,000  rations  par  jour,  et  fours  de  campagne,  complétait  ce 
vaste  et  médiocre  ouvrage,  entrepris  peu  après  l'arrivée  à  Bône  du 
général  en  chef  de  Damrémont,  et  terminé  dans  le  courant  d'août» 
ainsi  que  la  route  carrossable,  jusqu'au  sommet  du  Ras-el-Akba,  à 
2/i  lieues  de  Bône. 

Le  camp  de  Medjez-Amar  était  le  berceau  du  corps  expédition- 
naire; mais  celai-ci  était  bien  loin  encore  de  pouvoir  en  sortir  armé 
de  toutes  pièces,  comme  Minerve  du  cerveau  de  Jupiter.  Achmed 
n'avait  pas  eu  besoin  de  contrarier  ces  travaux  menaçans,  des  atta- 
ques eussent  irrité  les  Français  :  il  était  plus  certain  de  les  retarder 
par  des  négociations,  et  il  comptait  sur  les  mille  subterfuges  de  la 
diplomatie  orientale,  si  habile  à  entretenir  des  espérances  chiméri- 
ques, pour  endormir  ses  adversaires  jusqu'au  moment  où  la  saison 
viendrait  à  son  aide. 

Était-ce  la  fermeté  qui  s'adjuge  l'avenir  avant  même  d'avoir  con- 
quis le  présent,  ou  bien  cette  tendance  générale  à  se  soustraire  par 
des  devoirs  éloignés  aux  impérieuses  obligations  du  moment,  qui 
poussait  la  France  à  se  préoccuper  bien  moins  des  moyens  de  prendre 
Constantine  que  de  la  difficulté  de  garder  une  ville  qu'on  n'avait 
pas  conquise  ni  su  conquérir?  De  la  crainte  de  se  créer  Là  un  nou- 


LA    PRISE    DE    CONSTANTINE.  773 

veau  Tlemcen  avec  tous  ses  embarras  naquit  le  désir  de  faire  gar- 
der les  murs  de  Constantine  par  Achmed-Bey  lui-même  au  nom  et 
sous  l'autorité  directe  de  la  France.  C'était  lui  demander  de  faire 
de  lui-même  après  sa  victoire  ce  qu'on  n'eût  pas  pu  lui  faire  ac- 
cepter après  sa  défaite,  et  cependant  on  se  berça  de  cette  illusion 
et  on  négligea  des  préparatifs  aussi  nécessaires  pour  la  paix  que 
pour  la  guerre,  car  avec  les  Arabes  il^  faut  être  plus  fort  pour  né- 
gocier que  pour  combattre. 

Le  personnel  tiré  des  autres  divisions  de  l'armée  d'Afrique  et  les 
renforts  expédiés  de  France  arrivaient  lentement;  le  mois  de  sep- 
tembre, le  dernier  mois  de  beau  temps,  était  déjà  entamé  :  rien 
n'était  prêt,  rien  n'était  résolu.  Le  général  de  Damrémont  fit  cesser 
une  indécision  qui  avait  pu  jusqu'alors  protéger  certains  travaux, 
mais  qui  ne  profitait  plus  désormais  qu'à  l'ennemi.  Achmed,  sommé 
de  choisir  entre  la  soumission  ou  la  guerre,  se  croit  assez  fort  pour 
braver  impunément  les  chrétiens  et  lève  le  masque. 

Il  a  intéressé  à  sa  cause  le  grand  sultan  de  Gonstantinople.  Mah- 
moud, maître  de  Tripoli  de  Barbarie,  a  frété  une  flotte  avec  des 
troupes  de  débarquement  pour  s'emparer  de  Tunis,  et  donner  ainsi 
la  main  au  pacha  de  Constantine. 

Les  pluies  approchent,  les  pluies  déjà  une  fois  victorieuses.  Ach- 
med compte  aussi  sur  elles;  il  craint  même  que  les  élémens,  venant 
trop  tôt  à  son  secours,  ne  laissent  pas  arriver  les  chrétiens  jusque 
sous  les  murs  de  Constantine,  contre  lesquels  il  se  croit  certain  de 
voir  tous  les  efforts  se  briser. 

Constantine,  en  effet,  était  devenue  un  centre  terrible  de  résis- 
tance. Les  avertissemens  de  1836  n'avaient  pas  été  stériles  pour  le 
fidèle  et  actif  Ben-Aïssa  :  l'attaque  des  Français  lui  avait  indiqué 
les  points  les  moins  forts  de  cette  place,  dont  aucun  point  n'est 
faible,  et  il  avait  employé  à  les  corriger  toutes  les  ressources  d'un 
esprit  inventif,  quoique  ignorant. 

La  porte  d'El-Kantara  avait  été  murée  en  pierres  de  taille,  sur- 
montée d'une  batterie  couverte  et  de  deux  étages  de  feux.  Un  mur 
avec  chemin  de  ronde,  flanqué  par  des  maisons  crénelées,  ajoutait 
une  défense,  assez  inutile  du  reste,  à  l'escarpement  du  rocher  sur 
lequel  la  ville  est  assise.  A  son  sommet,  la  casbah  avait  été  réparée, 
armée  de  mortiers  et  de  pièces  de  gros  calibre  tirant  par  embra- 
sures en  terre;  mais  c'était  principalement  sur  la  face  de  Coudiat- 
Aty  que  l'instinct  guerrier  de  Ben-Aïssa  avait  multiplié  les  défenses. 

La  plupart  des  63  bouches  à  feu  dont  il  avait  garni  les  remparts 
battaient  ce  front  d'attaque;  une  ligne  de  batteries  casematées  sur- 
montait une  haute  et  épaisse  muraille  de  granit,  dont  le  pied  avait 
été  soigneusement  déblayé.  Tous  les  parapets,  les  murs  intérieurs, 
les  maisons  bâties  en  amphithéâtre,  avaient  été  crénelés  de  manière 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  permettre  à  des  hommes  à  rangs  serrés  de  tirer  à  couvert  de  par- 
tout, et  souvent  par  trois  étages  de  feux.  Pour  qu'aucun  point  ne 
fût  dérobé  à  leur  vue,  le  faubourg  de  Coudiat-Aty,  même  les  écu- 
ries du  bey,  au  Bardo,  avaient  été  rasés. 

Constantine  eût  été  imprenable,  si  Ben-Aïssa,  écoutant  les  con- 
seils des  aventuriers  européens  q-ui  parvinrent  jusque  dans  cette 
ville,  avait  élevé  un  fort  sur  le  piton  de  Coudiat-Aty,  et  coupé  par 
un  fossé  avec  glacis  l'isthme  étroit  par  lequel  seul  la  ville  tient  à  la 
terre;  mais,  heureusement  pour  la  France,  le  sauvage  Kabyle  ne 
comprenait  point  les  finesses  de  l'art  de  l'ingénieur.  Dominé  par  sa 
méfiance  et  son  mépris  pour  tout  étranger,  il  chassa  les  officieux 
donneurs  d'avis,  et  traita  cavalièrement  même  les  envoyés  de  la 
Porte  ottomane,  car  il  n'avait  confiance  qu'en  lui-même  et  dans  la 
garnison  qu'il  avait  accrue  et  exercée. 

A  côté  de  l'infanterie  turque  et  kabyle,  portée  à  1,500  combat- 
tans,  avec  des  officiers  choisis  parmi  les  plus  braves,  il  avait  formé 
en  une  milice  urbaine,  forte  de  2,000  hommes  bien  armés,  les  cor- 
porations de  métiers  commandéps  par  leurs  amyns  ou  syndics,  sous 
l'autorité  de  Bel-Bedjaoui,  caïd-ed-dar  (le  chef  du  palais).  Turc 
vigoureux  et  passionné;  mais  l'élite  de  la  garnison,  qui,  avec  les 
Kabyles  du  voisinage,  pouvait  facilement  être  portée  à  6,000  hommes, 
c'étaient  les  500  canonniers,  tous  Turcs  du  Levant,  et  recrutés  un  à 
un  pour  leur  adresse  et  leur  bravoure.  A  défaut  d'enseignement 
théorique,  le  bach-palaoïiau  (!e  chef  des  hercules),  qui  les  com- 
mandait, leur  avait  donné  la  meilleure  instruction  pratique  en  les 
exerçant  à  tirer  sur  tous  les  points  où  les  assiégeans  s'étaient  éta- 
blis l'année  précédente,  et  sur  ceux  où  les  batteries  pouvaient  être 
construites,  et  les  Français  purent  certifier  plus  tard  qu'ils  savaient 
leur  métier. 

Ces  troupes,  fanatisées  par  les  prédications  quotidiennes  des 
muphtis,  avaient  pour  réserve  une  population  enivrée  d'un  pre- 
mier succès,  et  qui  avait  vivres,  poudre  et  armes  à  discrétion,  car 
Ben-Aïssa  avait  accumulé  les  moyens  de  guerre,  approvisionné  la 
ville  pour  deux  mois  en  grains  et  biscuits,  et  ordonné  en  outre  à 
chaque  habitant  de  se  pourvoir  de  vivres  pour  lui  et  les  siens.  Il 
avait  enlevé  tout  prétexte  à  la  mollesse  :  il  traita  en  ennemie  l'ap- 
parence de  l'inquiétude,  et  punit  de  mort  et  de  confiscation  les 
tentatives  d'émigration  des  riches  habitans,  qui,  comme  partout, 
craignaient  moins  la  victoire  de  l'étranger  que  le  devoir  de  le  com- 
battre. Appuyé  sur  une  défense  aussi  complète,  Achmed  répondit 
avec  une  insolente  arrogance  au  général  de  Damrémont,  et  lui  im- 
posa la  glorieuse  nécessité  d'aller  prendre  cette  ville  qui  ne  voulait 
pas  se  rendre. 

La  France  releva  fièrement  le  gant  qui  lui  était  jeté,  et  fit  preuve 


LA    PRISE    DE    CONSTANTINE.  llh 

de  virilité  en  regagnant  le  temps  que  les  illusions  lui  avaient  fait 
perdre.  Toute  la  jeunesse  militaire  tressaillit  à  l'annonce  d'une  ven- 
geance guerrière.  Chacun  brigua  l'honneur  d'une  place  dans  cette 
députation  de  l'armée  française,  conviée  à  un  tournoi  que  tant  de 
circonstances  rendaient  dramatique  et  solennel.  Les  vides  ouverts 
par  le  feu  et  la  maladie  dans  les  rangs  des  vieilles  bandes  africaines 
fournirent  de  la  place  à  ces  soldats  exempts  d'ambition,  que  le  seul 
bouillonnement  du  sang  et  l'attrait  du  péril  entraînaient  en  foule, 
du  fond  de  leur  garnison,  vers  Constantine.  Les  officiers  des  régi- 
mens  de  l'intérieur  furent  moins  heureux  :  la  plupart  virent  encore 
tristement  se  refermer  devant  eux  la  porte,  si  rarement  ouverte,  qui 
mène  à  la  gioire,  et  les  favorisés  payèrent  avec  leur  sang,  ou  en 
versant  celui  de  l'ennemi,  une  exception  bien  enviée.  Parmi  ces 
rares  élus  on  remarquait  le  prince  de  la  Moskova,  jaloux  de  soutenir 
le  fardeau  d'un  si  grand  nom,  le  capitaine  de  Richepanse,  brûlant 
de  venger  la  mort  de  son  infortuné  frère,  le  baron  de  Frossard,  qui 
représenta  sur  la  brèche  la  garde  nationale  parisienne. 

Les  oisives  armées  d'Europe  ressentirent  le  contre-coup  de  l'eiî- 
thousiasme  qui  animait  le  militaire  français,  et  envoyèrent  de  nom- 
breux volontaires  pour  assister  au  siège  si  attrayant  de  «  la  ville  du 
diable.  »  Ces  étrangers,  trop  facilement  accueillis  dans  nos  rangs, 
ne  méritèrent  pas  tous  ce  droit  de  bourgeoisie,  dont  ils  n'usent  en 
général  que  pour  étudier  nos  défauts  et  notre  côté  faible.  En  les 
renfermant  dans  le  cercle  étroit  d'une  hospitalité  officielle,  on  ne 
devi'ait  jamais  oublier  que  l'armée  française  a  l'honneur  d'être,  à 
elle  seule,  la  rivale  de  toutes  les  armées  étrangères,  si  souvent 
unies  entre  elles  pour  ne  former,  par  leur  union  contre  la  France, 
qu'une  même  et  unique  phalange  européenne.  Parmi  ces  dilettanti 
di  guerra,  trois  arrivèrent  trop  tard,  et  auraient  eu  des  titres  à  être 
admis  en  première  ligne,  car  c'étaient  des  officiers  de  cette  armée 
prussienne  ardente  à  saisir  toutes  les  occasions  de  s'instruire,  et 
estimée  de  ceux-là  mêmes  qui  doivent  la  combattre,  car  elle  est 
nationale  et  patriote. 

La  certitude  du  combat,  qui  excitait  un  élan  si  général,  venait,  à 
la  dernière  heure,  imposer  de  nouveaux  devoirs  au  gouvernement, 
talonné  par  l'inexorable  saison  et  résolu  à  prendre  Constantine  sur- 
le-champ  et  à  tout  prix.  Il  se  mit  activement  à  l'œuvre,  afin  de 
compléter  des  moyens  qu'on  s'était  habitué  à  regarder  comme  suf- 
fisans  pour  une  entreprise  problématique,  et  qui  se  trouvèrent  bien 
impuissans  lorsqu'il  fallut  sérieusement  entrer  en  campagne.  En 
faisant  jouer  à  la  fois  tous  les  ressorts  d'une  civilisation  puissante 
et  d'un  pouvoir  fortement  centralisé,  on  prouva  qu'il  n'est  jamais 
trop  tard  pour  un  grand  peuple  rendu  à  ses  allures  naturelles. 
Ainsi  bien  souvent  l'ouvrier  insouciant,  mais  capable,  réussit  en- 


776  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

core  mieux  par  son  génie  et  ses  efforts  tardifs  que  la  médiocrité 
laborieuse  par  une  application  continue. 

Le  télégraphe,  la  vapeur  et  une  estafette  de  Bône  et  de  Medjez- 
Amar  permirent  de  communiquer  en  trois  jours,  de  Paris  au  pied 
de  l'Atlas,  avec  les  avant-postes  du  corps  expéditionnaire,  placé 
entre  deux  nécessités  contraires,  le  départ  immédiat  et  l'attente  des 
renforts. 

Les  chefs  les  plus  habiles  et  les  plus  éminens  furent  désignés 
pour  seconder  le  général  de  Damrémont  dans  l'accomplissement 
d'une  tâche  pour  laquelle  rien  ne  devait  être  négligé,  car  elle  im- 
portait à  l'honneur  de  la  France.  Le  roi  fit  chercher  dans  la  retraite, 
d'où  il  ne  comptait  plus  sortir,  pour  lui  confier  la  direction  si  labo- 
rieuse du  service  de  l'artillerie,  le  Heutenant-général  comte  Valée, 
incontestablement  le  premier  artilleur  de  l'Europe.  Dévoué  et  mo- 
deste, comme  Boufflers  vis-cà-vis  de  Villars,  il  partit  malade  pour 
aller,  en  bravant  un  climat  meurtrier,  faire  sa  dix-septième  cam- 
pagne et  son  vingt-deuxième  siège  sous  les  ordres  du  général  de 
Damrémont,  qui  n'était  encore  que  capitaine  lorsque  lui  était  déjà 
lieutenant-général  sur  la  brèche  de  Taragone. 

Le  lieutenant-général  baron  Rohault  de  Fleury,  connu  par  son 
énergie  et  son  noble  caractère,  fut  placé  à  la  tête  de  l'arme  du  génie. 

Le  duc  de  Nemours,  revenu  à  l'avant-garde  de  cette  armée  dont 
il  avait  partagé  les  souffrances;  le  général  Trézel,  qui  n'avait  guéri 
sa  grave  blessure  que  par  de  nouvelles  fatigues;  le  général  Ru- 
Ihières,  l'un  des  chaînons  qui  rattachent  les  traditions  glorieuses  de 
l'ancienne  armée  avec  les  espérances  de  la  nouvelle;  les  colonels 
Gombas  et  Bernelle,  déjà  connus  par  de  beaux  faits  d'armes,  reçu- 
rent le  commandement  des  brigades. 

Une  escadre,  partie  de  Toulon,  enlève  à  Achmed  l'appui  qu'il  at- 
tendait de  Tunis;  l'amiral  Lalande,  avec  cinq  vaisseaux  de  ligne, 
s'embosse  devant  la  Goulette.  Le  complot  ourdi  par  les  Turcs  est 
déjoué;  les  principaux  conspirateurs,  parmi  lesquels  se  trouvait  un 
ministre  du  bey,  sont  étranglés  par  ordre  et  en  présence  de  ce 
prince,  et  le  capitan-pacha,  devancé  par  les  Français,  n'arrive  que 
pour  assister  au  triomphe  de  leur  influence. 

La  flotte  ne  borne  pas  à  cette  diversion  son  utile  assistance.  Par 
une  abnégation  rare,  et  qui  prend  sa  source  dans  le  véritable 
patriotisme,  la  marine  transforme  en  flûtes  ses  vaisseaux  de  haut 
bord,  et,  malgré  le  danger  d'une  côte  sans  abri  pour  de  si  grands 
bâtimens,  elle  les  emploie  à  des  transports  multipliés,  où  ils  em- 
barquent jusqu'à  12  millions  de  livres  pesant  avec  là, 000  passa- 
gers. Trop  souvent  les  diverses  armes  croient  déroger  en  sortant  de 
leur  spécialité  principale  pour  devenir  des  auxiliaires  subordonnés  : 
les  marins,  au-dessus  de  ce  préjugé  égoïste  qui  a  causé  plus  d'une 


LA    PRISE    DE    CONSTANTINE.  777 

défaite  à  la  France,  se  sentent  élevés  et  ennoblis  par  le  service  du 
pays,  sous  quelque  forme  qu'ils  s'y  consacrent;  ils  vont  jusqu'à 
donner  à  l'armée  de  terre  leurs  poudres,  leurs  vivres,  leurs  toiles, 
leurs  effets  de  tout  genre,  pour  gagner  encore  du  temps,  même  sur 
la  rapidité  de  leurs  voyages. 

Ce  généreux  concours,  cette  confraternité  si  efficace,  rapprochent 
de  jour  en  jour  le  moment  impatiemment  attendu  où  le  corps  expé- 
ditionnaire sera  complété.  A  mesure  que  les  renforts  arrivent  à 
Bône,  iis  s'échelonnent  sur  Medjez-Amar;  mais  cette  ressource  si 
précieuse  manque  tout  à  coup. 

Le  choléra,  qui  a  franchi  de  nouveau  la  Méditerranée  dans  les 
rangs  du  12'^  régiment,  débarque  à  Bône.  Aussitôt  les  intendances 
sanitaires,  ce  remède  pire  que  le  mal,  car  le  mal  passe  et  le  remède 
reste,  ce  fléau  absurde  et  rétrograde  qui  sépare  des  pays  que  le 
mouvement  du  siècle  tend,  pour  leur  bonheur,  à  rapprocher,  les  in- 
tendances sanitaires  arrêtent  la  formation  de  colonne  serrée  qui  s'o- 
pérait sur  Medjez-Amar.  Sous  le  prétexte  de  circonscrire  le  choléra, 
qu'aucun  cordon  n'a  pu  arrêter,  et  qui  s'est  joué  de  toutes  les  en- 
traves apportées  à  sa  marche  capricieuse,  la  santé  de  Bône  fait 
prisonniers  le  12''  régiment  et  les  détachemens  destinés  à  l'artillerie 
et  à  l'administration;  les  chevaux  seuls,  qui  n'ont  pas  l'honneur 
d'être  déclarés  «  corps  contumaces,  »  sont  mis,  sans  harnais  et  sans 
conducteurs,  à  la  disposition  de  l'armée. 

Les  relations  de  Bône  avec  tout  le  littoral  de  la  Méditerranée  sont 
grevées  de  longues  quarantaines  imposées  par  une  autorité  ano- 
nyme et  absolue  qui  se  met  au-dessus  de  tous  les  pouvoirs  parce 
qu'elle  s'appuie  sur  les  intérêts  aveugles  de  l'égoïsme  individuel. 
Il  devient  dès  lors  impossible  de  compléter  ce  qui  manque  encore 
à  la  colonne  expéditionnaire  :  séparée  de  la  France,  elle  est,  comme 
Antée,  séparée  de  la  terre. 

11  faut  agir  avec  les  moyens  tels  quels  déjà  réunis,  ou  attendre 
encore  un  an  l'heure  déjà  trop  reculée  de  la  revanche;  la  maladie 
fait  de  nouveau  à  l'armée  la  situation  où  la  politique  l'avait  acculée 
l'année  précédente.  Chaque  jour  énerve  les  troupes.  On  est  menacé 
de  la  peste,  qui  s'approche  de  Tunis  par  Tripoli,  où  elle  est  entrée 
avec  les  Turcs.  La  chaude  et  électrique  humidité  des  premières 
pluies  a  déjà  annoncé  la  fin  de  la  belle  saison,  et  elle  avertit  que  le 
climat  va  cesser  d'être  l'auxiliaire  de  l'attaque  pour  devenir  l'appui 
de  la  défense  :  2,Zi00  malades  sont  entassés  à  Bône;  les  hôpitaux 
s'encombrent  rapidement  et  par  la  même  cause  que  l'année  précé- 
dente, parce  que  les  troupes  n'ont  pu  être  ni  réunies  simultané- 
ment ni  mises  en  mouvement  sur  l'heure.  Un  sentiment  d'humanité 
mal  entendu  a  fait  relever  fréquemment  les  garnisons  des  camps 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  plus  insalubres  et  inoculé  ainsi  la  fièvre  dans  tous  les  corps, 
au  lieu  de  lui  avoir  marqué  et  livré  sa  proie,  comme  un  général  en 
chef  doit  savoir  le  faire.  La  maladie  est  une  voie  d'eau  qui  gagne 
sur  les  pompes  depuis  que  les  évacuations  sur  d'autres  points  sont 
devenues  impossibles.  Il  n'est  pas  permis  de  fuir  le  choléra;  il  faut 
l'attendre  sur  un  grabat,  comme  on  attend  le  muet  qui  apporte  le 
cordon.  Les  sajitcs  d'Alger  et  de  Marseille  ont  renvoyé  mourir  en 
pleine  mer  les  malades  venant  de  Boue,  après  leur  avoir  obstiné- 
ment refusé  le  débarquement,  et  le  bon  et  humain  général  de  Dam- 
rémont  n'eut  plus  le  courage  d'exposer  ses  soldats  à  de  semblables 
riguem's. 

Pressé  par  les  impossibilités  qui  s'amoncellent  autour  de  lui,  il 
les  brave  en  homme  de  cœur.  11  sait  que  l'enjeu  cette  fois  est  bien 
supérieur  aux  intérêts  et  aux  proportions  de  la  guerre  d'Afrique; 
il  sent  que  la  France  est  appelée  à  donner  au  monde  la  mesure  de 
son  énergie.  Il  se  dévoue  pour  répondre  aux  espérances  de  la  patrie, 
aux  ordres  de  son  gouvernement,  et  il  se  décide  à  marcher  sur  Gon- 
stantine. 

Les  deux  dernières  semaines  de  septembre  furent  à  peine  suffi- 
santes pour  constituer  la  colonne  d'opérations,  obligée  d'emporter 
tout  avec  elle,  même  son  bois,  et  l'on  use  à  ces  pénibles  prépara- 
tifs les  moyens  déjà  trop  comptés  qui  doivent  servir  à  l'action. 

Bône  se  vide  vite,  mais  Medjez-Amar  se  remplit  lentement,  car 
chaque  voyage  du  convoi  n'y  fait  entrer  en  magasin  que  le  faible 
excédant  des  vivres  apportés  sur  les  besoins  d'une  garnison  nom- 
breuse. Le  général  en  chef  se  hâte  de  la  réduire  pour  accroître  plus 
rapidement  la  réserve  des  approvisionnemens,  et,  rassuré  par  ses 
reconnaissances  sur  l'attitude  d'un  adversaire  qui  n'a  pas  même  dé- 
truit la  route  du  Ras-el-Akba,  placée  sous  la  sauvegarde  de  la 
paresse  arabe,  il  ramène  à  Bône  la  plupart  des  troupes. 

Achmed  apprend  que  le  général  de  Damrémont  a  retiré  toute  la 
cavalerie  de  Medjez-Amar,  et,  certain  dès  lors  de  ne  pas  être  pour- 
suivi, il  saisit  aussitôt  l'occasion  de  sortir,  sans  avoir  l'air  de  fuir 
Constantine,  où  il  ne  veut  à  aucun  prix  rester  enfermé.  Il  ras- 
semble 3,000  cavaliers  et  2,500  fantassins,  dont  500  réguliers,  à 
Hammam -Meskhoutin  (les  bains  maudits),  lieu  étrange,  célèbre 
dans  les  légendes  superstitieuses  des  Arabes. 

Le  23  septembre,  l'attaque,  annoncée  la  veille  par  des  tirailleries 
sans  résultat,  commence  dès  sept  heures  du  matin. 

Prendre  Medjez-Amar  eût  été  anéantir  l'expédition  française,  en 
brisant  l'œuf  avant  qu'il  fût  éclos.  Achmed  était  incapable  de  se 
sauver  par  un  expédient  aussi  énergique;  il  voulait  seulement  pa- 
rader à  cheval  avec  Osman-Chaouch,  l'envoyé  de  la  Porte,  devant 


LA    PRISE    DE    CONSTANTINE.  779 

des  retranchemens  qu'il  savait  ne  renfermer  que  des  fantassins; 
mais  ses  braves  Turcs  et  Kabyles,  s'échaufTant  au  combat,  outre- 
passèrent les  ordres  timides  de  leur  maître. 

Les  cavaliers  arabes  s'étaient  d'abord  répandus  sur  tout  le  front 
du  camp  pour  jeter  de  l'incertitude  sur  leurs  desseins;  ils  se  con- 
centrèrent même  peu  à  peu  vers  la  gauche  de  la  position,  où  le  feu 
devint  nourri;  puis  tout  à  coup,  à  l'extrême  droite,  les  troupes  ré- 
gulières du  bey,  précédées  et  suivies  par  des  essaims  de  Kabyles, 
s'avancèrent,  au  bruit  d'une  musique  infernale  et  avec  des  cris  rau- 
ques,  vers  un  mamelon  qui  domine,  à  portée  de  fusil,  l'intérieur  de 
l'ouvrage. 

Le  général  Rulhières  avait  deviné  cette  manœuvre.  Pendant  la 
nuit  précédente,  ce  point,  le  plus  faible  d'une  position  déjà  très 
faible  par  elle-même,  avait  été  garni  d'abattis  dont  la  défense  était 
confiée  au  lieutenant-colonel  de  Lamoricière  avec  un  bataillon  de 
zouaves,  les  compagnies  d'élite  des  hl"  et  2"  légers,  et  deux  obu- 
siers  de  montagne.  La  mitraille  et  la  fusillade  des  troupes  embus- 
quées derrière  ces  parapets  improvisés  arrêtent  les  musulmans,  mais 
sans  amortir  une  ardeur  nécessairement  stérile  avec  un  chef  comme 
Achmed,  qui  n'a  jamais  essayé  d'enlever  un  convoi,  et  qui  attend, 
pour  envoyer  ses  soldats  se  faire  tuer  en  nous  attaquant,  que  les  re- 
tranchemens, dont  on  n'a  point  entravé  la  construction,  soient  ter- 
minés. Une  dernière  fois,  les  Turcs  remontent  intrépidement  jusque 
sur  la  crête  du  mamelon;  une  sortie,  faite  avec  élan  et  à  propos  par 
les  Français,  ne  laisse  pas  aux  ennemis,  qui  tourbillonnent  et  plient 
de  nouveau,  le  temps  d'emporter  tous  les  morts  dont  le  sol  est  jon- 
ché. Ils  redescendent  du  mamelon  et  se  cachent  dans  les  plis  du 
terrain;  ils  continuent  à  grande  portée  une  fusillade  sans  but,  qui 
était  plutôt  une  déclaration  de  guerre  qu'un  danger,  et,  lorsqu'ils 
ont  épuisé  leurs  munitions,  ils  se  retirent,  donnant  rendez-vous  aux 
chrétiens  devant  Gonstantine. 

Huit  jours  après,  les  Français  étaient  en  route  pour  répondre  à 
cette  dernière  et  insolente  provocation  (1). 

(1)  L'armée  expéditionnaire  était  ainsi  composée  : 

Général  en  chef,  lieutenant-général  comte  de  Damrémont; 

Chef  de  l'état-major  général,  baron  de  Perregaux; 

Commandant  en  chef  l'artillerie,  lieutenant-général  comte  Valée; 

Commandant  en  second,  général  marquis  de  Caraman  :  quatre  batteries  de  siège  et 
le  parc; 

Commandant  en  chef  le  génie,  lieutenant-général  baron  Kohault  de  Fleury; 

Commandant  en  second,  général  Lamy  :  deux  compagnies  do  mineurs,  huit  de  sa- 
peurs et  le  parc; 

Intendant  de  l'armée,  sous-intendant,  M.  d'Arnaud.  Cinq  compagnies  du  train,  l'am- 
bulance et  le  convoi. 


780  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Il  n'v  avait  pas  11,000  hommes  pom-  combattre,  mais  il  y  en 
avait,  y  compris  l'administration  et  les  non-valeurs,  13,000  à  nom- 
rir,  plus  environ  350  chevaux  et  mulets,  et  c'était  là,  comme  tou- 
jours, la  plus  grande  difficulté. 

Tous  les  services  étaient  demeurés  incomplets;  les  expédions  de 
l'esprit  n'avaient  pu  suppléer  à  l'absence  des  ressources  rigoureu- 
sement nécessaires  et  à  l'imperfection  des  détails.  Dans  la  pénurie 
générale,  l'arme  de  l'artillerie  était  encore,  relativement  parlant,  la 
moins  mal  partagée  :  c'est  que  la  faiblesse  de  l'effectif  ne  permet- 
tait ni  d'investir  la  place  ni  de  passer  par  les  lenteurs  méthodiques 
d'un  siège  régulier  qui  eut  exigé  des  convois  de  retour  à  Medjez- 
Amar.  L'artillerie,  qui  possédait  les  moyens  les  plus  énergiques  et 
les  plus  prompts,  devait  être  le  principal  instrument  d'une  attaque 
brusquée,  la  seule  par  laquelle  l'armée  eût  chance  de  se  soustraire 
à  la  famine,  à  la  défaite,  à  la  mort  et  à  la  honte. 

PREMIÈRE    BRIGADE,    SON    ALTESSE   ROYALE    V.    LE    DIX    DE   NEMOIRS ,    MARÉCHAL   DE   CAMP. 

Premier  bataillon,  zouaves,  )  ,.     .         .      ,       ,  j    r  •  ••  „ 

'M  lieutenaiit-coloncl  de  Lamonciere; 
Premier  l>atailloii,  2*  l('ger,  ) 

Deux  bataillons,  17'  léger,  colonel  Corbin; 

Deux  escadrons,  spahis  réguliers,  capitaine  de  IMirbeck; 

Deux  escadrons,  3*=  chasseurs  d'Afrique,  colonel  Lanncau; 

Deux  obusiers  de  montagne; 

Deux  pièces  de  campagne. 

DEUXIÈME  BRIGADE,  GÉNÉRAL  TRÉZEL. 

Spahis  irr;''guliers,  1      ,       ,  -^     .  . 

'         ,     .    .  colonel  Duvivier; 

l'urcs  a  pied,  ) 

Compagnie  franche  de  Bougie,  capitaine  Guignard; 

Tirailleui-s  d'Afrique,  commandant  Pâté; 

Un  bataillon,  11"^  de  ligne,  commandant  RiJjan; 

Deux  bataillons,  '23''  de  ligne,  lieutenant-colonel  de  Bourgon; 

Deux  obusiers  de  montagne; 

Deux  pièces  de  campagne. 

TROISIÈME    BRIGADE,    GÉNÉRAL   RULHIÈRES. 

Bataillon  léger  d'Afrique  (3"),  commandant  de  Montréal; 

Bataillon  légion  étrangère,  commandant  Bedeau; 

Premier  bataillon,  2(3'=  de  ligne,  lieutenant-colonel  Grégoire; 

Deux  escadrons,  spahis  réguliers; 

Deux  escadrons,  1"  chasseurs  d'Afrique,  commandant  DuLcrn; 

Quatre  obusiers  de  montagne. 

QUATRIÈME    BRIGADE,    COLONEL    COMBES. 

Deux  bataillons,  47«  de  ligne,  lieutenant-colonel  de  Bcaufort; 

Deux  obusiers  de  montagne; 

Deux  pièces  de  campagne. 

C'est-à-dire  quatorze  bataillons,  formant  sept  mille  hommes  d'infanterie; 

Douze  escadrons,  dont  quatre  de  spahis,  ne  donnant  que  1,500  hommes  de  cavalerie; 

Douze  cents  honuncs  dartillerie; 

Mille  hommes  du  génie. 


LA    PRISE    DE    CONSÏANTINE.  781 

Le  matériel,  transporté  par  1,200  chevaux  ou  mulets  et  126  voi- 
tures, se  composait  de  33  bouches  à  feu,  dont  .10  de  montagne, 
approvisionnées  de  l/iO  coups,  —  6  de  campagne,  approvisionnées 
de  180  coups,  et  17  de  siège,  savoir  :  3  mortiers  de  8  pouces, 
4  obusiers  de  6  pouces,  2  obusiers  de  8  pouces,  h  canons  de 
16,  et  enfin  li  canons  de  24,  emmenés  par  la  tenace  conviction 
du  général  Valée,  malgré  la  résistance  de  ceux  dont  la  légèreté  dé- 
daigneusa  eût  fait  échouer  la  campagne,  si  l'on  eût  écouté  leurs 
avis.  Le  parc,  qui  contenait  en  outre  200  fusées  de  guerre,  50  fu- 
sils de  rempart,  des  passerelles  pour  l'infanterie  et  une  réserve  de 
500,000  cartouches,  n'emportait  que  200  coups  par  pièce  de  siège; 
c'était  encore  une  limite  posée  à  l'action  si  restreinte  de  l'armée 
française.  Déjà,  faute  de  vivres,  il  lui  fallait  vaincre  avant  une 
heure  bien  prochaine;  il  lui  fallait  aussi,  faute  de  poudre,  vaincre 
par  un  nombre  de  boulets  comptés.  C'était  jouer  une  de  ces  parties 
d'échecs  où  l'on  s'oblige  à  faire  son  adversaire  mat  en  tant  de  coups 
et  à  telle  case,  sous  peine  de  perdre.  Cette  partie- là  ne  réussit 
qu'aux  joueurs  les  plus  transcendans  ;  le  général  Valée  la  gagna. 
L'organisation  classique  et  digne  d'être  étudiée  qu'il  avait  donnée 
à  son  artillerie  en  avait  doublé  la  force  et  la  valeur. 

Le  génie  s'était  dépouillé  de  100  chevaux  et  de  20  voitures  prê- 
tées à  l'administration  pour  assurer  les  vivres  du  corps  expédition- 
naire jusqu'au  moment  où  il  les  recevrait  de  la  victoire.  Le  géné- 
ral Fleury  fit  généreusement  à  l'intérêt  commun  le  sacrifice  de  la 
moitié  de  son  matériel,  et  il  s'attacha  exclusivement  à  emporter 
40,000  sacs  à  terre  pour  cheminer  sur  le  roc  nu  de  Constantine  et 
suppléer  à  l'absence  de  bois  pour  gabions  et  fascines.  Ils  furent  un 
précieux  moyen  d'accélérer  une  attaque  pour  laquelle  les  hommes 
et  le  temps  manquaient  également. 

La  cavalerie,  trop  peu  nombreuse  et  disséminée  dans  les  bri- 
gades, ne  pouvait  être  et  ne  fut  employée  qu'à  éloigner  de  la  route 
du  convoi  un  ennemi  plus  taquin  qu'entreprenant. 

C'était  surtout  d'infanterie  qu'on  était  dépourvu.  Ce  qu'il  y  en 
avait  était  excellent;  c'était  un  alliage  de  vieux  soldats  et  déjeunes 
volontaires  conduits  par  des  officiers  aguerris  et  vivifiés  par  ce  qui 
fait  les  bonnes  troupes  :  une  noble  passion  et  le  sentiment  d'un 
grand  devoir.  L'ardeur  de  ces  masses  intelligentes  n'était  pas  l'en- 
thousiasme présomptueux  et  peu  durable  de  militaires  novices  ap- 
pelant le  danger  sans  le  connaître;  c'était  la  fermeté  réfléchie  et  se- 
reine de  guerriers  éprouvés,  ayant  mesuré  le  péril  et  marchant  à  sa 
rencontre  avec  la  volonté  de  le  dompter  à  tout  prix. 

Les  fantassins  avaient  quitté  les  buffleteries,  la  giberne,  le  sabre- 
poignard  et  la  couverture,  pour  porter  seulement  le  sac  de  cam- 


782  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pagne  et  une  cartouchière  suspendue  au  col  et  à  la  ceinture.  Il  avait 
fallu  sept  ans  pour  faire  adopter  cet  équipement,  destiné  à  devenir 
un  jour  celui  de  toutes  les  troupes  à  pied,  parce  qu'il  est  le  plus 
propre  à  la  mobilité,  premier  besoin  de  la  stratégie  et  de  la  tactique 
modernes.  Encore  ne  serait-on  pas  si  tôt  parvenu  à  vaincre  la  rou- 
tine, s'il  n'avait  pas  fallu,  dans  cette  expédition,  débarrasser  le  sol- 
dat d'une  partie  de  son  incommode  accoutrement  pour  lui  faire  por- 
ter, sans  dépasser  les  forces  humaines,  outre  son  fusil  et  son  sac, 
60  cartouches,  huit  jours  de  vivres  et  un  fagot  de  h  livres,  pouvant 
servir,  avec  un  grand  bâton  tenu  à  la  main ,  à  faire  trois  fois  cuire 
la  soupe. 

Après  avoir  extrait  des  rangs  déjà  très  peu  nombreux  de  l'infan- 
terie une  garnison  pour  Medjez-Amar,  qu'il  importait  de  mettre  à 
l'abri  d'un  coup  de  main,  et  prélevé  des  auxiliaires  pour  le  génie  et 
l'administration,  dont  les  conducteurs  et  les  infirmiers  étaient  en- 
fermés dans  le  lazaret  de  Bône,  à  peine  restait-il  6,000  baïonnettes. 
Pouvait-on,  avec  si  peu  de  troupes,  garder  contra  le  dehors  et  le 
dedans  tontes  les  positions  du  siège,  en  même  temps  que  travailler 
et  prendre  la  place?  Ce  n'était  même  pas  assez  pour  l'escorte  des 
bagages,  grossis  outre  mesure  par  la  faiblesse  même  de  l'infante- 
rie, qui  rendait  impossibles  les  détachemens  et  les  convois  succes- 
sifs, et  obligeait  à  tout  emporter  avec  soi  de  prime  abord. 

Les  parcs  de  l'administration,  de  l'artillerie  et  du  génie  comp- 
taient seuls  300  voitures  et  600  mulets  de  bât.  Chaque  voiture,  avec 
sa  distance,  occupait  au  moins  10  toises;  c'était  3,000  toises  ou  une 
lieue  et  demie  de  long  à  garder  des  deux  côtés,  dans  les  parties  de 
la  route  où  les  voitures  ne  pouvaient  marcher  que  les  unes  après 
les  autres.  Faites  ensuite  la  part  de  l'allongement  naturel  de  la  co- 
lonne, de  l'inexpérience  et  de  l'indocilité  de  conducteurs  impro- 
visés, du  désordre  des  cantiniers  et  transports  irréguliers  de  toute 
espèce  qu'on  avait  été  heureux  de  laisser  s'adjoindre  à  l'armée,  et 
songez  que  cette  lourde  ville  ambulante,  rappelant  les  armées  de 
chariots  des  invasions  barbares,  avançait  en  plaine  seulement  d'une 
demi-lieue  par  heure,  quoique  la  sagesse  du  sous-intendant  d'Ar- 
naud eût  réduit  tous  les  chargemens  !  Pour  défendre  cet  immense 
convoi,  qui  renfermait  un  peu  de  tout,  même  un  institut  scienti- 
fique, et  qui  ne  portait  que  pour  sept  jours  de  vivres,  il  eût  été 
indispensable  de  le  parquer  et  de  s'arrêter.  Il  dépendait  du  bey 
Achmed  de  condamner,  par  une  attaque  sérieuse,  son  ennemi  à 
l'immobilité  et  de  le  mettre  ainsi  à  l'amende  d'un  ou  de  plusieurs 
jours  de  vivres,  c'est-à-dire  de  diminuer  d'autant  la  durée  du  dan- 
ger qui  menaçait  Gonstantine;  mais  l'indolent  Achmed  ne  comprit 
pas  que,  de  tous  les  besoins  des  Français,  le  temps  était  le  plus 


LA    PRISE    DE    CONSTANTINE.  783 

argent.  Moitié  par  paresse,  moitié  par  la  pensée  turque  de  ne  pas 
faire  avorter  le  succès  en  l'obtenant  trop  tôt,  il  laissa  échapper  l'oc- 
casion ;  le  châtiment  suivit  bientôt. 

C'était  donc  avec  moins  de  7,000  baïonnettes,  quinze  jours  de 
vivres  et  17  bouches  à  feu  de  siège,  approvisionnées  seulement  de 
200  coups,  que,  sans  pouvoir  communiquer  avec  une  base  d'opé- 
rations éloignée,  on  allait  faire  le  siège  d'un  Gibraltar  armé  de 
63  pièces  de  canon,  défendu  par  des  nuées  de  fanatiques  et  protégé 
par  le  prestige  d'une  ancienne  inviolabilité  et  d'un  succès  récent. 

La  logique  était  contre  une  entreprise  aussi  téméraire,  nouveau 
défi  jeté  aux  homm-es  et  aux  élémens,  et  cependant  au  fond  de  cet 
assemblage  incomplet  on  sentait  la  victoire.  Chacun  s'était  dit  qu'une 
énergie  désespérée  compensait  une  infériorité  visible  pour  tous,  et 
c'est  en  se  répétant  «  qu'impossible  n'est  pas  français,  »  cette  su- 
blime gasconnade  qui  a  produit  et  produit  encore  tant  d'héroïsme, 
que  le  corps  expéditionnaire  se  mit  en  route,  le  front  haut,  le  cœm* 
ferme,  l'œil  sur  Gonstantine,  sans  jeter  un  regard  en  arrière,  résolu 
à  vaincre  ou  à  ne  pas  reparaître  devant  la  France. 

Le  convoi  avait  été  partagé  en  deux  divisions,  qui  partaient  de 
Medjez-Amar  le  1"'  et  le  2  octobre  1837,  escortées  chacune  par  deux 
brigades.  Il  eût  été  impossible  de  remuer  d'une  seule  pièce  cet  im- 
maniable attirail,  comparable  aux  immenses  bagages  des  expédi- 
tions indiennes ,  avec  cette  différence  que  le  superllu  seul  alourdit 
les  molles  agrégations  de  l'Asie,  tandis  que  c'est  à  peine  le  néces- 
saire dont  s'est  chargée  notre  virile  armée.  Toutes  les  bouches  à  feu 
faisaient  partie  de  la  première  colonne  et  servaient  de  régulateur 
pour  la  marche,  car  c'eût  été  plus  qu'une  faute  d'arriver  devant  la 
place  avant  d'avoir  les  moyens  de  l'attaquer.  Les  pièces  de  2Zi  se 
tinrent  constamment  et  sans  efforts  à  la  hauteur  de  l'avant-garde; 
ce  fut  une  éclatante  sanction  donnée  par  la  pratique  à  ce  nouveau 
matériel  dont  le  général  Yalée  avait  doté  la  France,  et  qui  amènera 
peut-être  bientôt  de  grands  changemens  dans  l'art  de  la  guerre  par 
la  mobilité  donnée  aux  canons  des  plus  puissans  calibres. 

La  première  journée  fut  seule  difficile,  car  la  marche,  qui  use  et 
ralentit  les  troupes,  allégeait  chaque  jour  le  convoi  :  c'était  le  far- 
deau d'Lsope.  L'eau  ne  manqua  nulle  part,  et  les  feux  de  bivac,  en- 
tretenus par  le  bois  que  les  soldats  portaient  sur  leur  dos,  parurent 
un  miracle  de  l'industrie  française  aux  Arabes,  incapables  de  conce- 
voir et  d'exécuter  un  semblable  effort.  Les  cavaliers  d'Achmed,  au 
lieu  de  disputer  le  chemin  de  Gonstantine  à  l'armée  qui  se  traînait 
lentement  sur  ce  terrain  nu  et  ondulé,  ne  s'occupaient  qu'à  lui 
rendre  le  retour  impossible  en  détruisant  toutes  les  ressources  du 
pays.  La  prévoyance  d'Achmed  s'appUquait  exclusivement  k  cette  " 


784  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

retraite,  contre  laquelle  il  se  ménageait  l'alliance  de  la  disette.  II 
apprit  à  ses  dépens  qu'à  la  guerre  une  chance  passable  et  présente 
ne  doit  jamais  être  sacrifiée  aux  espérances  les  plus  séduisantes. 

La  cavalerie  française,  lancée  au  loin,  à  la  débandade,  avec  de 
petites  réserves,  s'efforça  d'arrêter  cette  œuvre  de  destruction, 
puissant  moyen  de  défense  des  peuples  ayant  peu  à  perdre  et  osant 
opposer  le  vide  à  un  ennemi  qui  ne  peut  vaincre  que  ce  qui  lui  ré- 
siste. 11  s'ensuivit  plusieurs  rencontres,  parmi  lesquelles  on  re- 
marqua la  brillante  charge  du  l*^'  chasseurs  d'Afrique  contre  des 
douars  opiniâtrement  défendus  du  haut  des  rochers  par  des  Kabyles 
qui  se  firent  tuer  sans  fuir. 

Le  5  au  matin,  au  monument  de  Souma,  majestueux  témoignage 
de  la  grandeur  de  ce  peuple  romain  dont  les  Vandales  eux-mêmes, 
ces  terribles  niveleurs,  n'ont  pu  effacer  la  trace,  l'armée  salua  d'un 
cri  de  joie  Constantine,  qui  ressortait,  éclairée  par  un  soleil  bril- 
lant, sur  un  fond  de  montagnes  des  formes  les  plus  belles  et  des 
couleurs  les  plus  riches.  Ce  fut  déjà  une  première  vengeance  pour 
C3UX  à  qui  ce  spectacle  grandiose  rappelait  de  si  funestes  souvenirs. 

Mais  après  cette  apparition,  des  nuages  noirs,  reflétant  en  pourpre 
la  lueur  des  incendies,  s'amoncelèrent  sur  l'armée,  qui  subissait 
déjà  l'influence  diabolique  de  cette  ville  fatale,  et  la  pluie  vint  en- 
core confirmer  le  nom  de  a  camp  de  la  boue,  »  déjà  donné  l'année 
précédente  au  bivac  où  les  deux  colonnes  se  réunirent  le  5  au  soir, 
après  avoir  mis  cinq  jours  à  faire  18  lieues. 

Le  6,  on  part  dès  la  pointe  du  jour  pour  gravir  le  Mansoura,  avant 
que  les  terres  soient  trop  détrempées.  Chaque  pas  de  cette  longue 
montée  réveille  de  nouvelles  douleurs  :  ce  sont  les  stations  du  Cal- 
vaire. Ici  on  heurte  les  débris  du  convoi  pillé  par  les  Arabes ,  plus 
loin  les  ossemens  blanchis  des  Français  décapités  semblent  avertir 
les  chrétiens  du  sort  qui  peut  les  attendre  de  nouveau  ;  mais  voici 
le  lieu  où  Changarnier  donna  aux  musulmans  une  si  rude  leçon  : 

Hic  Dolopum  manus,  hic  sœvus  pugnabat  Achilles. 

Les  hauteurs  se  couvrent  de  milliers  de  cavaliers  :  les  uns  atta- 
quent l'arrière-garde ;  les  autres  se  groupent,  immobiles,  sur  les 
divers  étages  de  montagnes,  comme  des  spectateurs  sur  les  gradins 
d'un  vaste  cirque. 

Au  fond  de  l'arène,  Constantine  semble  une  fourmilière  en  proie  à 
une  agitation  fébrile.  Une  population  nombreuse  couvre  les  places, 
les  remparts  et  les  toits,  se  serre  autour  d'immenses  drapeaux 
rouges  ornés  de  divers  emblèmes,  et  accompagne  de  ses  cris  de 
guerre  le  bruit  de  ses  canons.  Les  Turcs  seuls  défendent  les  ap- 
proches de  la  place  en  avant  d'El-Kantara.  La  brigade  du  duc  de 


LA   PRISE    DE    CONSTANTINE.  785 

Nemours  débouche  la  première,  les  zouaves  en  tête,  sur  le  Man- 
i^oura,  et  rejette  vivement  l'ennemi  dans  la  ville.  Le  général  en  chef 
prend  immédiatement  ses  dispositions  d'attaque. 

Le  duc  de  Nemours  est  nommé  commandant  du  siège,  avec  le 
capitaine  de  Salles  pour  major  de  tranchée.  Le  général  Trézel  est 
chargé  de  la  défense  du  Mansoura,  où  s'établissent  le  quartier-gé- 
néral et  les  parcs.  Le  poste  de  Coudiat-Aty  est  confié  au  général 
Ridhières,  qui  l'occupe  promptement  avec  les  3*"  et  h^  brigades, 
sans  autres  pertes  que  celles  occasionnées  par  les  boulets  de  la 
place. 

Pour  surveiller  les  sorties,  sans  trop  livrer  les  hommes  aux  vues 
de  la  place,  il  fait  immédiatement  élever,  par  trois  compagnies  de 
sapeurs  et  deux  bataillons,  des  retranchemens  en  pierres  sèches 
sur  les  crêtes  les  plus  rapprochées  de  la  ville;  les  autres  troupes 
sont  disposées  pour  contenir  l'ennemi  extérieur.  Achmed,  en  effet, 
a  déjà  pris  ses  contre-dispositions  :  sa  cavalerie  s'est  rapprochée 
des  lignes  françaises,  qu'elle  enveloppe  et  menace,  surtout  vers 
Coudiat-Aty;  c'est  là  toujours  le  point  décisif. 

Dès  le  premier  coup  .d'œil,  les  commandans  du  génie  et  de  l'ar- 
tillerie ont  reconnu  que  ce  front  est  le  seul  où  il  soit  possible  d'es- 
sayer une  brèche;  mais  avant  d'attaquer  directement  cette  place 
hérissée  de  canons,  il  est  nécessaire  d'éteindre  les  feux  de  la  casbah 
et  de  prendre  de  revers  et  d'enfilade  les  batteries  du  rempart  de 
Coudiat-Aty,  en  se  plaçant  sur  le  prolongement  de  ce  front,  autant 
que  le  permettra  son  extrême  obliquité  par  rapport  au  Mansoura. 
Le  personnel  et  le  matériel  de  l'artillerie  sont  d'ailleurs  trop  peu 
nombreux  pour  conduire  à  la  fois  les  deux  attaques,  qui  sont  com- 
mandées, celle  de  Coudiat-Aty  par  le  chef  d'escadron  d'Armandy, 
et  celle  de  Mansoura  par  le  chef  d'escadron  Maléchard. 

Sur  ce  dernier  point,  le  général  Valée  a  déterminé  lui-même 
l'emplacement  de  trois  batteries.  La  première,  batterie  du  roi, 
pour  avoir  moins  de  commandement  et  plus  d'enfilade,  prolonge  à 
mi-côte  la  courtine  de  Coudiat-Aty,  qu'elle  doit  battre  à  600  mè- 
tres avec  une  pièce  de  2/i,  deux  de  16  et  deux  obusiers  de  6  pouces. 
La  deuxième,  batterie  d'Orléans,  placée  à  la  droite  de  la  redoute 
tunisienne,  combattra  la  casbah  à  800  mètres  avec  les  deux  autres 
pièces  de  16  et  deux  obusiers  de  8  pouces.  La  troisième  batterie 
recevra  les  trois  mortiers,  et  tirera  de  la  gauche  de  la  redoute  tu- 
nisienne sur  tous  les  édifices  et  sur  les  batteries  à  ciel  ouvert  de  la 
casbah . 

Le  génie  fait  une  rampe  de  1,200  mètres  en  remblai  pour  l'ar- 
mement de  la  batterie  du  roi  ;  mais  la  dureté  du  roc  dans  lequel  il 
fait  creuser  les  plates-formes  ralentit  l'établissement  des  batteries. 

TOME  Lxxxvi.  —  1870.  50 


786  -REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Il  fallut  porter  à  la  main  la  terre  nécessaire  à  la  construction  des 
coffres.  Le  jour  revint  avant  que  les  travaux  fussent  achevés;  ils 
continuèrent  en  plein  midi  avec  la  plus  grande  activité,  et  à  quatre 
heures  du  soir  l'artillerie  avait  terminé  ses  trois  batteries  malgré 
les  coups  trop  bien  dirigés  des  canonniers  turcs,  malgré  le  caractère 
offensif  que  prit  la  résistance  pendant  cette  première  journée  du 
siège,  et  qu'elle  garda  jusqu'au  dernier  moment.  Le  système  de  dé- 
fense est  le  même  que  celui  de  l'année  précédente;  la  garnison  et  les 
Arabes  du  dehors  combinent  leurs  mouvemens  pour  presser  les  Fran- 
çais entre  deux  attaques  simultanées,  et  pour  les  user  en  détail  en 
ne  leur  laissant  aucun  repos. 

Ben-Aïssa  conduit  avec  sa  vigueur  accoutumée  la  part  qui  lui  re- 
vient dans  l'exécution  de  ce  plan,  bien  adaplô  à  l'esprit  et  aux  ha- 
bitudes des  musulmans.  Aussitôt  après  la  prière  du  matin.  Turcs  et 
Kabyles  sortent  à  la  fois  sur  Sidi-Mécid  et  Coudiat-Aty;  en  même 
temps  3,000  chevaux  font  un  hourra  sur  la  li°  brigade  bivaquée  au 
revers  de  Coudiat-Aty.  Le  l\7^  les  reçoit  avec  fermeté;  le  3"  chas- 
seurs d'Afrique  reprend  la  charge,  mais  il  s'emporte  trop  loin  et 
perd  quelques  hommes  pour  n'avoir  pas  su  s'arrêter  à  temps,  ce  qui 
est  si  essentiel  contre  des  troupes  irrégulières. 

L'infanterie,  selon  son  habitude,  tient  plus  ferme.  Les  Turcs, 
qui  s'enivrent  facilement  de  la  poudre  et  finissent  souvent  avec 
acharnement  un  combat  mollement  commencé,  viennent  planter 
leur  drapeau  tout  près  des  retranchemens  gardés  par  la  légion 
étrangère. 

Le  commandant  Bedeau,  à  la  tête  de  ses  soldats,  franchit  l'épau- 
lement,  et  refoule  l'ennemi  à  la  baïonnette  jusque  près  des  murs 
de  la  place,  dont  la  mitraille  met  un  terme  à  la  poursuite.  Les  plus 
tenaces  des  Turcs,  cachés  dans  les  anfractuosités  du  teiTain,  conti- 
nuent une  viv3  fusillade  jusqu'à  ce  que  l'appel  à  la  prière  de  midi 
les  arracha  au  combat.  Après  leur  retraite,  les  Français  restent  aux 
prises  avec  un  ennemi  plus  redoutable  encore,  la  continuité  du 
mauvais  temps.  Les  élémens,  auxquels  Ben-Aïssa  semble  comman- 
der, sont  déchaînés  depuis  deux  jours  ;  la  nuit  du  7  au  8  est  atroce 
et  se  consume  en  efforts  inutiles. 

L'armement  des  batteries  du  Mansoura  ne  peut  s'exécuter  que 
partiellement  :  la  plaie  a  enlevé  en  entier  les  roches  schisteuses  du 
chemin  de  remblai  construit  par  le  génie;  le  terrain,  qu'on  s'efforce 
en  vain  de  raffermir,  manque  sous  les  pieds  des  chevaux,  que  les 
lanternes  effraient  au  lieu  de  les  guider.  Les  deux  pièces  de  16 
et  la  pièce  de  24  roulent  avec  chavaux  et  conducteurs  dans  des 
précipices,  où  elles  restent  renversées  dans  la  boue.  Les  zouaves, 
ces  soldats  ambitieux,  toujours  prêts  à  tout  pour  établir  la  préémi- 


LA    PRISE    DE    CONSTANTINE.  787 

nence  de  leur  corps,  s'offrent  d'eux-mêmes  pour  réparer  cet  accident, 
(Jui  eût  pu  être  irréparable.  A  force  de  bras  et  en  plein  jour,  les  ca- 
nons furent  remontés  dès  le  lendemain  dans  une  nouvelle  batterie, 
n°  5,  appelée  batterie  Damrémont  et  construite  en  quelques  heures 
à  l'extrême  gauche  de  Mansoura,  d'où  elle  ne  voyait  qu'à  revers 
le  front  d'attaque.  L'armement  de  cette  batterie  se  composa  de 
2  obusiers  de  6  pouces  et  de  3  pièces  de  2/i. 

A  Coudiat-Aty,  la  pluie  avait  encore  plus  retardé  les  travaux.  La 
construction  de  deux  batteries,  l'une  de  2  obusiers,  l'autre  (batte- 
rie de  Nemours)  destinée  à  battre  en  brèche  à  500  mètres  la  cour- 
tine de  Coudiat-Aty,  avait  été  commencée  par  1,100  travailleurs, 
afin  d'être  à  l'avance  en  mesure  de  recevoir  sur  ce  point  les  pièces 
employées  au  Mansoura,  dès  que  cette  première  attaque  aurait  pro- 
duit son  effet.  Sur  ce  terrain  de  roc  et  de  pierrailles,  on  ne  peut 
élever  les  parapets  qu'en  sacs  à  terre,  et  les  nappes  d'eau  tombant 
sans  interruption  changent  en  boue  liquide  les  veines  de  terre  qu'on 
est  obligé  d'aller  chercher  au  loin  comme  des  mines  d'or.  Les  sacs, 
mal  remplis  d'une  terre  fluide  filti'ant  à  travers  la  toile,  ne  par- 
viennent de  main  en  main  à  leur  destination  que  flasques  et  vides. 
Les  soldats,  inondés  par  un  déluge  d'eau  glaciale,  fouettés  par  les 
bourrasques  d'un  vent  terrible,  dans  l'eau,  sans  feu  et  sans  soupe, 
dans  les  ténèbres,  sans  sommeil,  mitraillés  jour  et  nuit  par  des  ca- 
nons qui  demeurent  sans  réponse,  travaillent  depuis  trois  jours  sans 
interruption  et  sans  résultat  visible  pour  eux.  Les  hommes,  malades, 
mais  non  découragés,  tombent  dans  la  stupeur  et  l'épuisement;  les 
animaux,  déjà  réduits  à  une  demi-ration  d'orge,  car  le  fourrage 
tenté  par  la  cavalerie  n'a  pas  réussi,  meurent  en  grand  nombre. 

La  tempête,  qui  avait  duré  toute  la  journée  du  8  sans  ralentir 
les  sorties  périodiques  des  musulmans,  redouble  pendant  la  nuit 
suivante  et  suspend  même  le  combat.  On  rentrait  dans  ce  temps  de 
désolation  et  de  misère  qui,  l'année  précédente,  avait  produit  tant 
de  malheurs.  Chrétiens  et  musulmans  voient  dans  cette  sinistre 
analogie  une  manifestation  de  la  volonté  divine.  Les  chafs  observent 
le  temps  avec  angoisse  et  cherchent  à  lire  dans  le  ciel  l'avenir  de 
leur  cause  ;  ils  obéissent  à  ces  tendances  mystiques  qui,  au  milieu 
des  grandes  souffrances,  remplacent  dans  toutes  les  âmes  l'incré- 
dulité, engendrée  souvent  par  l'oisiveté  et  le  bien-être. 

Enfin  le  9  au  matin  le  bruit  des  batteries,  jusqu'alors  muettes, 
du  Mansoura  et  des  obusiers  de  Coudiat-Aty  réveille  l'armée,  en- 
gourdie dans  la  boue  sous  une  calotte  de  nuages  bas  et  lourds  qui 
ressemblent  au  couvercle  d'un  tombeau.  La  violente  canonnade  qui 
interrompt  les  tirailleries  journalières  atteste  le  courage  et  l'adresse 
des  artilleurs  français  et  turcs.  Au  bout  de  quatre  heures  d'un  feu 


78S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

très  vif,  le  tir  admirable  des  assiégeans  a  éteint  toutes  les  batteries 
découvertes  de  la  casbah  et  de  la  ville;  des  pièces  sont  même  dé- 
montées dans  les  casemates.  Tout  ce  qu'on  pouvait  attendre  de  cette 
attaque  était  obtenu;  il  fallait  maintenant  transporter  à  Goudiat-Aty 
les  canons  du  Mansoura,  pour  ouvrir  la  brèche,  cette  porte  de  la 
victoire,  vers  laquelle  on  n'avait  encore  fait  qu'un  premier  pas. 

Dans  l'état  des  hommes,  des  chevaux  et  du  terrain,  c'était  une 
entreprise  d'une  énorme  difficulté  que  de  faire  descendre  aux  pièces 
de  16  et  de  2/1  de  la  batterie  Damrémont,  par  (:es  pentes  imprati- 
cables, l'escarpement  du  Mansoura,  de  leur  faire  passer,  sous  le  feu 
de  la  place,  le  torrent  impétueux  et  gonflé  du  Rumm.l,  et  remon- 
ter ensuite  lu  glaise  à  pic  de  la  rive  gauche  pour  gagner  la  batte,  ie 
de  brèche;  mais  cette  entreprise,  décisive  pour  l'issue  du  siège,  et 
dont  l'échec  eût  été  irréparable,  fut  accomplie  par  l'artillerie  avec 
une  énergie  sans  bornes  et  une  patience  à  toute  épreuve. 

'A  la  tombée  de  la  nuit,  pour  couvrir,  contre  les  sorties  de  la 
place,  le  chemin,  très  rapproché  des  remparls,  que  l'ariillerie  est 
obligée  de  suivre,  les  ruines  du  Bardo  ont  été  occupées  par  le  Zi7'' ré- 
giment, et  quelques  débris  de  masures,  que  la  négligence  arabe  a 
omis  de  raser,  sont  rétablis  par  les  sapeurs,  et  servent  d'abri  aux 
postes  les  plus  avancés. 

Pendant  C3  mouvement,  deux  pièces  de  24,  deux  de  16  et  huit 
chariots  d'approvisionnemens  se  mettent  en  marche.  La  colonne, 
battue  par  une  pluie  diluvienne,  arrive  à  minuit  seulement  au  Rum- 
mel,  plus  impétueux  que  jamais.  Malgré  les  efforts  fougueux  des 
soldats,  qui  restent  douze  heures  de  suite  dans  l'eau  jusqu'à  la 
poitrine  pour  déblayer  les  blocs  de  rochers  qui  obstruent  le  gué, 
malgré  les  tentatives  ingénieuses  du  colonel  de  Tournemine  et  la 
ténacité  du  général  Valée,  le  torrent,  où  les  voitures  s'engagent  une 
à  une,  n'est  franchi  qu'à  cinq  heures  du  matin;  !iO  chevaux  et 
200  fantassins  essayaient  de  faire  monter  à  la  première  pièce  une 
rampe  à  peine  praticable  pour  un  cavalier  isolé,  lorsque  le  jour 
parut  brusquement  et  sans  crépuscule,  comme  au  lever  d'un  rideau. 
Le  feu  des  remparts,  jusqu'alors  lent  et  incertain,  devient  précis  et 
terrible;  mais  le  danger,  qui  est  souvent  un  auxiliaire  à  la  guerre, 
rend  de  la  force  aux  hommes  épuisés.  Les  canonniers  détellent  avec 
calme  les  chevaux  frappés  dans  les  traits  ;  les  officiers  et  sous-oiïi- 
ciers  du  train  des  parcs  saisissent  et  guident  eux-mêmes  les  atte- 
lages de  Ijurs  conducteurs  :  la  première  pièce  est  enlevée,  la  se- 
conde suit  aussitôt;  mais  les  chevaux,  effrayés  par  les  projectiles,  se 
dérobent,  et  le  canon  verse  en  cage.  En  un  clin  d'œil,  200  hommes 
du  47%  dirigés  par  le  capitaine  Munster,  l'ont  relevée  comme  au 
polygone  au  milieu  de  la  mitraille  se  concentrant  sur  eux.  La  route, 


LA    PRISE    DE    CONSTANTINE.  789 

si  on  peut  l'appeler  ainsi\  est  libre,  et  les  autres  voitures  suivent, 
aidées  par  le  même  dévoûment,  et  après  quatorze  heures  d'un  tra- 
vail herculéen  le  convoi  qui  portait  les  clés  de  Constantine  est  en 
sûreté  derrière  le  Goudiat-Aty. 

Le  siège  entrait  dans  une  nouvelle  phase  :  c'est  à  effectuer  ou 
empêcher  l'ouverture  de  la  brèche  que  vont  tendre  tous  les  efforts. 

Pendant  la  nuit,  les  assiégeans  avaient  recommencé  à  creuser 
dans  le  roc  de  la  batterie  de  Nemours,  placée  en  face  de  l'isthme  en 
terre  qui  rattache  la  montagne  de  Goudiat-Aty  à  l'excroissance  de 
granit  sur  laquelle  est  bâtie  Constantine.  Sur  la  portion  la  plus  sail- 
lante de  cette  courtine  sans  fossés  et  sans  glacis,  les  flanqueraens 
sont  faibles,  et  le  mur  est  découvert  jusqu'au  pied.  En  le  masquant, 
Ben-Aïssa  eût  cru  l'affaiblir,  car  les  Arabes,  comme  les  enfans,  ju- 
gent seulement  de  la  puissance  d'une  fortification  d'après  la  pre- 
mière impression  qu'elle  leur  cause;  mais  il  savait  que  ce  serait  là 
le  point  d'attaque,  et  il  avait  couronné  le  rempart  d'une  grande 
batterie  casematée  à  onze  embrasures,  toutes  armées  de  pièces  de 
bronze  et  entrecoupées  de  créneaux  réguliers.  C'est  à  l'angle  de 
cette  batterie,  limitée  à  gauche  par  une  maison  casematée  avec  deux 
embrasures  et  cinq  autres  plus  loin,  et  flanquée  à  droite  par  la  grande 
caserne  à  trois  étages  des  janissaires,  que  le  général  Yalée  a  re- 
connu le  seul  point  où  l'on  puisse  essayer  une  brèche. 

La  construction  de  la  batterie  de  îNemours  à  500  mètres  de  ce 
formidable  dispositif  de  défense,  sans  aucune  communication  cou- 
verte en  arrière,  et  sous  le  feu  plongeant  et  non  combattu  de  la 
place,  était  déjà  une  œuvre  hardie  et  difficile.  Le  général  Yalée  tenta 
plus  encore  :  sans  attendre  l'expérience  du  tir,  dont  il  craignait  que 
l'effet,  à  cette  distance,  ne  fût  trop  lent  sur  une  maçonnerie  com- 
pacte et  terrassée,  il  résolut  de  rapprocher  plus  tard  les  canons  des- 
tinés à  battre  en  brèche. 

L'emplacement  de  la  nouvelle  batterie  fut  reconnu  en  plein  jour 
par  les  capitaines  Borel  et  Lebœuf.  Ces  braves  officiers,  miraculeu- 
sement épargnés  par  les  balles  arabes,  le  déterminèrent  à  150  mè- 
tres de  la  muraille,  à  l'endroit  où  le  prolongement  de  l'axe  de  la 
batterie  de  Nemours  rencontrait  un  ravin  parallèle  au  rempart,  des- 
cendant à  droite  jusqu'au  Bardo,  et  pouvant  servir  à  protéger  les 
travaux. 

Aller  à  découvert  et  au  premier  vol,  sans  approches  régulières, 
sur  un  terrain  en  contrescarpe,  se  planter  à  portée  de  pistolet  d'un 
front  dont  les  feux  sont  intacts,  c'est  l'entreprise  la  plus  téméraire 
de  la  guerre  de  siège.  Elle  était  commandée  ici  par  la  nécessité  de 
gagner  du  temps,  car  maintenant  ce  ne  sont  plus  les  jours,  ce  sont 
les  heures  qui  sont  comptées,  et  cette  nécessité,  plus  encore  que  le 


790  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

succès,  peut  seule  absoudre  le  général,  condamné  pour  sauver  l'ar- 
mée à  être  plus  avare  du  temps  que  du  sang  de  ses  soldats. 

La  batterie  de  brèche,  jetée  si  brusquement  en  avant,  sera  sou- 
tenue par  les  batteries  n°'  h  et  6,  et  par  deux  autres,  n°'  7  et  8, 
construites  sur  la  hauteur  en  arrière  à  gauche  de  Coudiat-Aty.  Le 
reste  de  l'artillerie  du  Mansoura,  moins  trois  pièces  qui  demeureront 
dans  la  batterie  du  roi  pour  continuer  à  enfder  le  front  d'attaque, 
sera  ainsi  concentré  sur  Coudiat-Aty  pour  l'épreuve  décisive  et  en- 
core incertaine  du  tir  en  brèche. 

L'ennemi  sent  l'étreinte  des  Français  se  resserrer  et  s'affermir; 
mais  il  voit  leurs  projets  sans  découragement,  et  combat  avec  une 
rage  nouvelle  pour  reculer  l'heure  fatale. 

Le  10  au  matin,  un  mouvement  combiné  s'opère  contre  les  Fran- 
çais, obligés  par  le  feu  du  front  de  Coudiat-Aty  de  suspendre  la 
construction  de  la  batterie  de  Nemours.  Les  cavaliers  d'Achmed  es- 
saient de  couper  la  communication  entre  Mansoura  et  Coudiat-Aty, 
et  livrent  plusieurs  combats  aux  assiégeans,  dont  l'ellectif  diminue 
à  mesure  que  les  travaux  et  les  dangers  du  siège  commencent.  Les 
sorties  journalières  de  la  garnison  sont  empreintes  cette  fois  d'un 
caractère  particulier  de  fureur,  mais  ne  sont  que  de  stériles  protes- 
tations contre  les  avantages  acquis  à  l'attaque  ;  les  Turcs  surtout 
s'acharnent  contre  les  retranchemens  de  Coudiat-Aty. 

Le  duc  de  Nemours  et  le  général  de  Damrémont,  désigné  aux  coups 
de  l'ennemi  par  son  chapeau  à  plumes  blanches,  s'élancent  au-delà 
du  parapet.  Six  des  officiers  qui  les  suivent  tombent  frappés  autour 
d'eux;  mais  les  Turcs,  chargés  à  la  baïonnette  de  haut  en  bas,  sur 
la  pente  la  plus  verticale  de  Coudiat-Aty,  par  les  soldats  de  la  lé- 
gion étrangère,  que  le  duc  de  Nemours  excite  en  allemand,  sont 
délogés  des  ravins  où  ils  s'étaient  blottis  et  rejetés  en  désordre 
jusque  dans  la  place.  L'activité  de  Ben-Aïssa  se  tourne  alors  contre 
le  poste  du  Bardo,  qui  lui'paraît  le  plus  menaçant  parce  qu'il  est  le 
plus  rapproché,  et  contre  lequel  il  dirige  d'abord  à  la  nuit  tom- 
bante une  vive  fusillade,  puis  une  nombreuse  sortie  dès  que  la  nuit 
est  bien  venue. 

Le  colonel  Combes  donne  aux  compagnies  d'élite  de  son  régiment 
l'ordre  de  laisser  approcher  l'ennemi,  puis  de  le  repousser  à  la 
baïonnette,  en  silence,  et  sans  tirer  un  seul  coup  de  fusil.  La  disci- 
pline et  le  courage  du  47%  mis  à  cette  épreuve,  ne  faillirent  point 
au  milieu  de  l'obscurité  de  la  nuit  et  du  tumulte  du  combat;  pas 
un  cri,  pas  une  détonation  ne  troublèrent  la  charge  impétueuse  de 
ces  vieux  africains,  économes  de  leur  poudre  et  prodigues  de  leur 
vie.  Les  plus  hardis  des  Constantinois  furent  tués  à  l'arme  blanche, 
et  après  cette  leçon  la  garnison  ne  contraria  plus  que  du  haut  du 


LA    PRISE    DE    CONSTANTINE.  791 

rempart  les  travaux  du  génie,  occupé,  sous  la  vigoureuse  impulsion 
du  général  de  Fleury,  à  convertir  en  parallèle  le  ravin  qui  mène  du 
Bardo  à  la  nouvelle  batterie.  Le  terrain  ne  permet  pas  de  s'enfoncer, 
et  l'on  chemine  tantôt  à  la  sape  volante,  tantôt  à  la  sape  pleine,  avec 
des  sacs  de  terre  que  l'on  a  passé  la  journée  à  remplir.  Les  sapeurs 
ne  répondent  pas  à  la  mousqueterie,  qui  incommode  vivement  la  tête 
de  sape  ;  ils  se  laissent  tuer  sans  riposter,  car  se  défendre  eût  été 
retarder  les  travaux,  et  le  moindre  retard  pouvait  devenir  funeste. 

La  nuit  continue  à  être  agitée;  la  faiblesse  de  l'effectif  condamne 
à  ne  pas  donner  un  moment  de  repos  aux  soldats,  épuisés  par  les 
fatigues  du  jour  et  l'insomnie  des  nuits,  obligés  de  se  multiplier, 
comme  des  comparses  d'opéra,  pour  suffire  à  toutes  les  exigences 
d'une  position  si  pressée.  Tout  est  en  mouvement  à  la  fois  pour  éle- 
ver et  armer  les  quatre  batteries  de  Goudiat-Aty  et  pour  retrancher 
le  ravin  du  Bardo.  L'ennemi  dirige  sur  ce  point  un  feu  qui,  pour  être 
meurtrier,  n'a  pas  même  besoin  d'être  ajusté.  L'artillerie  française 
n'y  répond  pas,  elle  doit  ne  tirer  qu'à  coup  sûr  :  chaque  boulet  est 
un  trésor  pour  l'armée,  car  c'est  du  temps,  et  le  temps,  c'est  la  vic- 
toire; mais  les  Arabes  du  dehors  ne  s'expliquent  la  cessation  du  feu 
et  le  bruit  des  voitures  apportant  l'armement  de  Coudiat-Aty  que 
comme  des  préparatifs  de  départ.  Déjà  ils  croient  tenir  leur  proie; 
ils  montent  à  cheval,  galopent  dans  les  ténèbres  autour  des  avant- 
postes  comme  des  sauvages  qui  dansent  autour  de  leurs  victimes,  et 
exhalent  leur  joie  féroce  par  des  cris  aigus  et  d'impuissantes  criail- 
leries  contre  les  grand' gardes. 

Au  jour,  la  garnison  a  réparé  ses  défenses,  car  Ben-Aïssa  a  com- 
pris que  la  journée  du  11  allait  être  décisive,  et  les  Français  ne  sont 
point  encore  prêts  à  commencer  le  tir  en  brèche.  La  nouvelle  batte- 
rie n'est  point  encore  élevée,  la  dureté  du  roc  de  la  batterie  de  Ne- 
mours en  a  retardé  l'armement;  les  sacs  à  terre  ont  manqué  pour 
les  autres  batteries,  dont  les  parapets  ont  été  faits  en  partie  avec 
des  pierres  et  des  briques.  La  perplexité  des  chefs  de  l'armée  s'ac- 
croît de  moment  en  moment,  car  la  limite  du  séjour  possible  de- 
vant la  place,  marquée  par  l'état  des  munitions  de  bouche  et  de 
guerre,  approche  avec  une  effrayante  rapidité;  mais  la  conscience 
de  cette  situation  inspire  à  chacun  un  paroxysme  d'efforts  héroïques. 

Le  capitaine  d'artillerie  Caffort  amène  en  plein  jour  les  pièces  de 
la  batterie  de  Nemours;  l'attaque  de  Goudiat-Aty  ouvre  aussitôt  son 
feu.  A  neuf  heures  et  demie  du  matin,  les  batteries  n"^  Zi,  6  et  8  font 
converger  leurs  feux  sur  le  point  marqué  pour  la  brèche.  Les  obu- 
siers français,  si  remarquables  parleur  extrême  justesse,  élargissent 
promptement  les  embrasures  des  casemates,  dans  lesquelles  les  pro- 
jectiles creux  font  de  terribles  ravages  et  démontent  l'artillerie  mu- 
sulmane. Le  tir  des  bombes  et  des  fusées,  qui  n'a  point  endora- 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mage  cette  vi'le  incombustible,  est  concentré  en  arrière  du  rempart 
pour  empêcher  les  assiégés  de  s'y  ménager  un  réduit.  A  midi,  le 
feu  de  la  place  était  déjà  extrêmement  ralenti.  Le  général  Valée 
donna  l'ordre  de  commencer  le  tir  en  brèche.  Les  trois  pièces  de  24 
et  la  pièce  de  16  tirent  à  8  pieds  au-dessous  des  embrasures  case- 
matées  de  la  grande  batterie,  les  obusiers  fouillant  le  pied  de  la 
muraille.  Les  premiers  boulets  qui  vont  frapper  ce  mur,  bâti  en 
énormes  pierres  de  granit  noir  blanchi  à  l'extérieur,  cimenté  par 
des  siècles  et  adossé  à  d'anciennes  constructions  romaines,  y  lais- 
sent à  peine  l'empreinte  d'une  balle  sur  une  plaque  de  métal.  Il 
faut  cependant  non-seulement  faire  brèche,  mais  faire  brèche  en 
600  coups,  ou  périr  et  périr  sans  gloire.  L'armée,  silencieuse  et  in- 
quiète, suit  avec  angoisse  les  progrès  de  ce  travail,  duquel  dépend 
son  destin. 

Enfin  à  trois  heures,  un  coup  d'obusier  pointé  par  le  général  Valée 
lui-même  détermine  le  premier  éboulement.  La  confiance  renaît  et 
s'annonce  par  les  cris  de  joie  des  soldats,  qui  ne  doutent  plus  de 
leur  succès,  puisque  Constantine  est  accessible  à  leurs  baïonnettes. 
Pour  la  première  fois  un  morne  silence  règne  dans  cette  ville  li- 
vide, éclairée  par  les  pâles  rayons  du  soleil  d'automne,  qui  vient  de 
paraître. 

Cependant,  si  la  défense  matérielle  est  atteinte,  le  moral  des  mu- 
sulmans reste  entier  et  mieux  trempé  que  jamais.  Pendant  le  tir  en 
brèche,  plusieurs  milliers  de  Kabyles,  accourus  de  leurs  montagnes 
pour  assister  à  l'issue  du  drame  qui  tenait  toute  l'Algérie  en  sus- 
pens, ont  remplacé  les  Turcs,  las  de  leurs  inutiles  sorties.  Ils  s'é- 
lancent avec  vigueur  sur  Sidi-Mécid,  et  soutiennent  vaillamment 
la  charge  à  la  baïonnette  du  17*=  léger,  qui  les  fait  bientôt  reculer 
et  les  poursuit  jusque  sous  les  murs  de  la  place  à  travers  les  cactus 
et  les  aloès,  plantés  régulièrement  comme  des  vignes. 

Touché  de  la  persévérance  de  cette  défense  si  vivace,  le  général 
de  Damrémont,  naturellement  ennemi  des  violences  de  la  guerre, 
voulut,  en  leur  proposant  une  capitulation,  offrir  aux  Constanti- 
nois  une  dernière  chance  d'éviter  les  extrémités  d'un  assaut.  Un 
jeune  soldat  du  bataillon  d'infanterie  turque  se  présenta  volontaire- 
ment pour  remplir  le  périlleux  office  de  parlementaire.  Il  arrive  au 
milieu  des  coups  de  fusil,  un  drapeau  blanc  à  la  main,  jusqu'au 
pied  du  rempart  :  on  lui  jette  un  panier  au  bout  d'une  corde;  il  s'y 
blottit,  on  le  hisse  dans  la  ville,  et  il  est  conduit  devant  le  caïd- 
ed-dar.  «  Si  les  chrétiens  manquent  de  poudre,  lui  dit  Bel-F)edjaoui, 
nous  leur  en  enverrons;  s'ils  n'ont  plus  de  biscuit,  nous  partagerons 
le  nôtre  avec  eux,  mais,  tant  qu'un  de  nous  sera  vivant,  ils  ne  pren- 
dront pas  Constantine.  » 

«  —  Voilà  de  braves  gens,  s'écria  le  général  de  Damrémont  en 


LA   PRISE    DE    CONSTANTINE.  793 

recevant  cette  réponse  antique;  eh  bien!  l'affaire  n'en  sera  que  plus 
glorieuse  pour  nous.  »  Et  il  reprit  les  préparatifs  de  cette  victoire 
qui  lui  apparaissait  si  belle. 

Les  progrès  de  la  brèche  étaient  lents,  les  blocs  de  granit,  se  dé- 
tachant difficilement,  laissaient  voir  des  rangées  de  gros  silex  in- 
crustés dans  le  ciment  :  c'était  comme  une  seconde  muraille  dont  la 
destruction  absorbait  des  munitions  de  plus  en  plus  précieuses,  et, 
comme  on  était  trop  pauvre  pour  pouvoir  hasarder  un  seul  coup 
incertain,  au  coucher  du  soleil,  le  général  Valée  fit  cesser  le  feu; 
mais  les  travaux  du  siège  avancèrent  rapidement  pendant  cette  nuit 
du  11  au  12. 

A  deux  heures  du  matin,  la  seconde  batterie  de  brèche  était  con- 
struite avec  les  sacs  à  terre  qu'on  avait  dû  aller  chercher  jusque 
dans  les  batteries  désarmées  du  Mansoura;  l'armement,  interrompu 
par  la  violence  du  feu  de  l'ennemi,  que  favorisait  un  intempestif 
clair  de  lune,  et  par  une  tentative  de  sortie  de  la  garnison,  se  ter- 
mine cependant  en  deux  heures. 

Au  jour,  les  trois  pièces  de  24  et  une  de  16,  prises  à  la  batterie  de 
Nemours,  sont  à  50  mètres  de  la  brèche  commencée.  La  batterie  de 
Nemours  a  été  réarmée  avec  une  pièce  de  16  et  à  obusiers,  les  au- 
tres batteries  de  Goudiat-Aty  sont  prêtes  à  faire  feu  ;  mais  les  mu- 
nitions ne  sont  pas  encore  arrivées  dans  la  nouvelle  batterie  de 
brèche  :  200  hommes  d'infanterie  se  dévouent  pour  les  apporter  à 
bras  en  parcourant  intrépidement,  en  plein  jour  et  à  découvert,  un 
espace  de  300  mètres  à  petite  portée  de  fusil  du  rempart. 

Ces  travaux  si  périlleux  et  si  pénibles  s'exécutent  comme  par  en- 
chantement. C'est  le  résultat  merveilleux,  non  d'une  passive  obéis- 
sance à  un  commandement,  mais  de  cette  volonté  passionnée  et  in- 
telligente que  le  soldat  apporte  de  lui-même  à  l'accomplissement 
d'une  œuvre  nationale.  De  part  et  d'autre  la  tension  des  efforts, 
l'ardeur  du  dévoûment,  augmentent  à  mesure  qu'approche  le  dé- 
noûment  de  ce  duel  à  mort,  dans  lequel  Constantine  ou  l'armée 
doit  périr. 

La  place  répare  encore  une  partie  de  ses  défenses;  un  retranche- 
ment est  construit  en  haut  de  la  brèche  avec  des  ballots  de  laine, 
des  sacs  à  terre,  des  bâts  de  mulets  et  une  palissade.  Tous  les 
hommes  combattent  ou  travaillent,  la  haine  des  chrétiens  et  les 
besoins  de  la  défense  l'emportent  sur  les  préjugés  musulmans;  les 
femmes  ramassent  et  emportent  des  blessés,  les  Juifs  eux-mêmes 
sont  contraints  de  prendre  part  au  mouvement  unanime;  Ben-Aïssa 
les  emploie  comme  bêtes  de  somme  pour  le  service  des  batteries. 
Quelques  pièces  y  sont  encore  ramenées,  et  l'un  des  boulets  de  ces 
canons,  brisés  chaque  jour  et  ressuscitant  chaque  nuit,  prive  les 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Français  de  leur  chef,  et  ne  laisse  à  ce  général,  tué  comme  Turenne 
et  Bervvick,  que  l'honneur  d'une  victoire  posthume. 

Le  12  au  matin,  le  général  en  chef  de  Damrémont,  accompagné 
de  tout  son  état-major,  se  rendait  à  la  nouvelle  batterie  de  brèche 
par  un  chemin  entièrement  vu  de  la  place.  Un  premier  boulet  passe 
sur  sa  tête;  on  l'engage  à  hâter  le  pas  et  cà  ne  point  dédaigner  cet 
avertissement.  «  Cet  égal,  »  répondit-il  avec  ce  calme  et  ce  courage 
qui  le  caractérisaient.  Un  second  boulet  ricoche  aussitôt  en  avant, 
couvre  de  terre  tout  le  groupe  et  renverse  le  général  en  chef,  qui 
tombe  mort  entre  le  duc  de  Nemours  et  le  général  Rulhières.  En 
même  temps  une  balle  mortelle  vient  atteindre  le  général  de  Per- 
regaux,  chef  d'état-major  général. 

La  confiance  universelle  qu'inspire  le  général  Yalée,  appelé  par 
droit  d'ancienneté  au  commandement  en  chef,  prévient  les  consé- 
quences ordinairement  si  funestes  d'un  changement  d'autorité  au 
milieu  de  si  graves  circonstances.  Uno  aviilso.  non  déficit  aller. 

L'artillerie  venge  le  général  de  Damrémont  en  faisant  voler  en 
éclats  les  pièces  qui  lui  ont  donné  la  mort;  à  midi,  les  derniers  feux 
des  remparts  sont  éteints  pour  ne  plus  se  rallumer.  Depuis  lors,  les 
salves  saccadées  et  solennelles  du  tir  en  brèche  couvrent  seules  le 
bruit  de  la  mousqueterie.  La  nouvelle  batterie  continue  l'œuvre  de 
la  première;  la  brèche  se  perfectionne,  le  talus  se  forme.  On  dispose 
l'assaut  en  agrandissant  avec  des  sacs  à  terre  une  place  d'armes 
commencée  la  nuit  précédente  à  gauche  de  la  batterie  de  brèche, 
pour  se  garantir  d'une  attaque  à  revers.  Ce  sont  encore  les  sapeurs 
et  les  zouaves  qui  exécutent  cet  ouvrage,  où  se  masseront  les  co- 
lonnes d'attaque. 

La  garnison,  privée  de  ses  canons,  entretient  une  fusillade  vio- 
lente, et  tente  encore  une  dernière  fois  les  sorties  qui  ont  déjcà  si 
souvent  échoué  contre  la  fermeté  des  troupes  françaises;  mais  le 
cœur  manque  à  Achmed,  Déjà  ses  cavaliers  ont  été  la  veille  plus 
mous  que  d'habitude,  et,  à  la  vue  de  la  brèche  qu'il  aperçoit  avec 
sa  lorgnette,  son  aveuglement,  son  abandon  à  la  fatalité  disparais- 
sent; il  n'espère  plus  que  dans  l'instabilité  des  Français  et  leur  en- 
voie un  parlementaire  pour  demander  de  cesser  le  feu  et  de  négo- 
cier. «  Il  est  trop  tard,  répond  le  général  Yalée;  nous  ne  traiterons 
que  dans  Constantine.  »  Et  il  dicte  ses  ordres  pour  l'assaut. 

L'assaut  sera  donné  de  jour,  parce  que  l'obscurité  de  la  nuit, 
grandissant  les  obstacles,  est  tout  à  l'avantage  du  défenseur,  qui  a 
disposé  et  connaît  les  localités;  il  aura  lieu  le  lendemain  vendredi 
13  octobre  au  lever  du  soleil.  Des  esprits  timides,  qui  eussent  dû 
donner  l'exemple  de  la  sécurité  et  de  la  confiance,  étaient  frappés 
du  sinistre  présage  que  renfermait,  disaient-ils,  la  date  du  ven- 


LA    PRISE    DE    COPfSTANTlNE.  795 

dredi  13.  «  Soit,  répondit  le  général  de  Fleury,  ce  sera  tant  pis  pour 
les  musulmans.  »  Le  temps  presse,  et  l'armée,  au  bout  de  ses  forces, 
ne  peut  ni  prolonger  cette  lutte  acharnée,  ni  songer  à  une  retraite 
impossible.  Les  hommes,  exténués,  n'ont  pas  fermé  l'œil  depuis  six 
nuits  ;  les  chevaux  sont  morts  de  misère,  après  s'être  mutuellement 
rongé  la  queue  et  avoir  léché  les  roues  des  voitures.  L'artillerie  a 
dépensé  ses  munitions,  les  vivres  sont  presque  épuisés  ;  il  n'y  a  pas 
de  lendemain  possible  à  un  assaut  manqué  :  il  faut  réussir  ou  perdre 
le  matériel  du  siège,  l'honneur  de  l'armée,  l'empire  de  l'Afrique  et 
peut-être  le  respect  du  monde. 

La  grandeur  de  cette  situation  électrise  les  troupes,  qui  semblent 
courir  à  une  fête  plutôt  qu'à  un  combat  meurtrier.  Ces  sentimens 
exaltés  de  dévoûment  chevaleresque,  cherchant  sous  l'habit  mili- 
taire un  refuge  contre  l'impur  matérialisme  qui  les  étouffe  partout, 
se  font  jour  à  cet  instant  critique.  Tous  les  corps  se  disputent  l'hon- 
neur de  monter  à  cette  brèche,  derrière  laquelle  on  ne  trouve  que 
la  victoire  ou  la  mort,  et  le  général  Valée,  pour  concilier  les  exi- 
gences de  ces  nobles  rivalités  avec  le  succès  de  l'entreprise,  forme 
trois  colonnes  d'assaut  où  tous  les  régimens  sont  représentés,  mais 
où  les  plus  aguerris  sont  placés  les  premiers  (1). 

Les  Gonstantinois  se  préparent  aussi  à  cet  acte  suprême,  où  l'hé- 
roïsme de  leur  défense  doit  triompher  ou  succomber  sans  appel.  La 
brèche  ouverte  ne  donne  ni  la  tentation  de  se  rendre,  ni  la  pensée 


(1)  PREMIÈRE   COLONNE. 

Lieutcinant-coloncl  de  Lamoricièrc  (blessé  à  l'assaut); 

Commandant  le  génie,  chef  de  bataillon  Vieux  (tué  à  l'assaut); 

Quatre-vingts  sapeurs,  capitaine  Hackett  (tué  à  l'assaut); 

Trois  cents  zouaves,  capitaine  Sanzay  (tué  à  l'assaut); 

Deux  compagnies  d'élite,  2«  léger,  chef  de  bataillon  de  Sérignj^  (tué  à  l'assaut). 

DECXIÈME    COLONNE. 

Colonel  Combes  (tué  à  l'assaut); 

Commandant  le  génie,  capitaine  Potier  (tué  h  l'assaut); 

Quarante  sapeurs,  capitaine  Leblanc  (tué  à  l'assaut); 

Compagnie  franche,  capitaine  Guignard  (tué  à  l'assaut); 

Trois  cents  hommes  du  47e,  commandant  Leclerc; 

Cent  hommes,  3"  bataillon  d'Afrique; 

Cent  hommes,  légion  étrangère,  commandant  Bedeau. 

TROISIÈME   COLONNE. 

Colonel  Corbin; 


Détachement  du  17»  léger,  |  commandant  Pâté; 

Détachement  des  tirailleurs  d'Afrique,   ) 
Détachement  du  23'=  de  ligne; 
Détachement  du  20*=  de  ligne; 
En  tout  seize  cents  hommes. 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  fuir,  à  cette  population,  dont  la  résistance  n'est  cependant  pas 
excitée  par  les  devoirs  et  les  lois  du  point  d'honneur. 

Ben-Aïssa  et  le  caïd-ed-dar  ont  organisé  la  défense  intérieure 
avec  cet  instinct  et  ce  bon  sens  sauvage  qui  devinent  souvent  ce 
que  la  science  n'a  découvert  qu'après  de  longues  recherches.  De 
fortes  barricades  qui  se  flanquent  mutuellement  sont  élevées  dans 
les  ruelles  étroites  qui  aboutissent  à  la  brèche;  les  maisons  sont 
crénelées  intérieurement  et  extérieurement  de  manière  à  se  com- 
mander à  mesure  qu'elles  s'éloignent  du  rempart.  Confians  dans  ces 
dispositions,  confians  en  eux-mêmes,  mais  plus  confians  encore  en 
Dieu,  les  guerriers  musulmans,  immobiles  à  leur  poste  de  combat, 
attendent  toute  la  nuit,  au  milieu  de  ferventes  prières,  l'assaut 
qu'ils  prévoient  sans  le  craindre.  Les  vieillards,  les  femmes  et  les 
enfans,  réunis  sur  les  places  pubhques,  répondent  en  chœur  aux 
chants  des  muezzins,  interrompus  de  temps  en  temps  par  les  salves 
de  la  batterie  de  brèche,  qui  mitraille  la  crête  du  rempart  pour  em- 
pêcher les  travailleurs  d'y  construire  u  i  retranchement,  précaution' 
que  l'état  du  terrain  rendait  du  reste  bien  inutile. 

A  trois  heures  du  matin ,  la  brèche ,  qui  n'a  que  10  mètres  de 
large,  est  déclarée  praticable  par  les  capitaines  Boutault,  du  génie, 
et  de  Gardarens,  des  zouaves,  qui  fut  blessé  dans  cette  périlleuse 
reconnaissance.  Les  colonnes  d'assaut  se  massent,  la  première  dans 
la  place  d'armes,  la  deuxième  dans  le  ravin,  la  troisième  au  Bardo. 

Le  jour  se  lève  pur  et  chaud.  «  Enfoncé  Mahomet!  Jésus- Christ 
prend  la  semaine,  »  s'écrient  dans  leur  langage  expressif  les  soldats 
impatiens. 

A  sept  heures,  il  ne  reste  plus  que  cinq  boulets;  le  général  en 
chef  ordonne  une  dernière  salve  pour  soulever  des  nuages  de  pous- 
sière; les  canonniers,  épuisés,  retombent  endormis  sur  leurs  pièces, 
et  la  première  colonne,  lancée  par  le  duc  de  Nemours,  part  au  pas 
de  charge,  au  bruit  des  tambours  et  des  clairons,  accompagné  des 
hurlemens  des  Arabes  qui  tapissent  les  montagnes. 

Le  lieutenant-colonel  de  Lamoricière  et  le  commandant  Vieux,  du 
génie,  arrivent  les  premiers  au  sommet  du  talus,  que  la  colonne 
gravit  en  s'aidant  des  mains.  Le  capitaine  de  Gardarens  est  blessé 
de  nouveau  en  plantant  le  drapeau  tricolore  au-delà  de  la  brèche.  On 
tombe  dans  ua  chaos  sans  issue,  où  les  décombres  amoncelés  en 
contre-pente,  des  enfoncemens  sans  passage,  forment  un  terrain 
défiguré  et  factice. 

Ce  marais  de  matières  qui  manquent  sous  les  pieds,  ce  cimetière 
de  maisons  où  rien  n'est  plan,  devient  une  prison  dans  laquelle  la 
colonne  agglomérée  reçoit  à  découvert  le  feu  convergent  d'un  en-, 
nemi  dispersé  et  invisible. 


LA    PRISE    DE    CONSTANTINE.  797 

Le  colonel  de  Lamo;;cière,  avec  son  coup  d'œil  rapide  et  sa  vi- 
goure'jse  exécution,  fait  démolir  les  murailles,  déblayer  les  ruelles, 
escalader  les  maisons  avec  des  échelles  faites  en  démontant  les 
voitures  d'artillerie.  On  débouchera  par  trois  colonnes,  les  deux 
premières  contourneront  le  rempart  à  droite  et  à  gauche,  la  troi- 
sième percera,  droit  devant  elle,  vers  le  cœur  de  la  ville;  mais 
avant  qu'on  ait  pu  sortir  de  ce  labyrinthe,  un  pan  de  mur,  fouillé 
par  les  boulets  et  poussé  par  l'ennemi  qui  tirait  au  travers,  s'écroule 
sur  les  hommes  heurtant  partout  pour  trouver  une  issue,  et  ense- 
velit une  partie  du  2^  léger.  Son  brave  commandant  de  Sérigny, 
enterré  jusqu'à  mi-corps,  expire,  en  sentant  successivement  tous 
ses  membres  se  broyer  sous  le  poids  de  la  maçonnerie,  et  trouvant 
encore  des  paroles  d'encouragement  pour  ses  soldats,  jusqu'à  ce 
que  sa  poitrine  écrasée  ne  rende  plus  de  son. 

Les  colonnes  de  droite  et  de  gauche  se  jettent  tête  baissée  dans 
les  batteries  couvertes  qui  surmontent  le  rempart;  les  zouaves  s'en 
rendent  maîtres  après  une  hideuse  mêlée  oià  91  Turcs  et  Ù5  Fran- 
çais périssent  poignardés  au  milieu  d'un  épais  brouillard  de  fumée, 
dans  d'étroites  casemates  déjà  remplies  de  débris  d'affûts  et  de 
chair  humaine  en  putréfaction.  Au-delà,  on  emporte  de  vive  force 
les  barricades,  on  enfonce  les  maisons  les  unes  après  les  autres,  en 
recevant  des  coups  de  fusil  à  bout  portant  sans  pouvoir  en  rendre. 
Il  faut  monter  sur  les  toits  pour  contre-battre  les  feux  des  mina- 
rets. L'ennemi  défend  pied  à  pied  un  terrain  tout  à  son  avantage. 
On  arrive  cependant  ainsi  jusqu'à  la  demeure  de  Ben-Aïssa,  riche 
palais,  dont  les  meubles,  les  coussins,  les  poutres,  sont  jetés  dans 
la  rue,  afin  d'y  élever  des  contre-barricades  qui  flanquent  l'attaque 
du  centre,  où  se  porte  l'effort  principal,  et  dont  le  colonel  de  La- 
moricière  s'est  réservé  la  direction  immédiate. 

Cette  colonne  s'est  fait  jour,  à  travers  un  massif  de  constructions 
informes,  jusque  dans  le  quartier  marchand  de  Constantin^,  tra- 
versé par  une  rue  plus  droite  et  plus  grande  que  les  autres,  la  rue 
du  marché,  large  de  ù  à  5  mètres.  Cette  rue  et  les  ruelles  adjacentes 
sont  bordées  par  des  rangées  de  cages  en  maçonnerie,  closes  par 
des  volets  en  bois,  qu'on  eût  dit  construites  pour  des  bêtes  féroces, 
et  servant  de  boutiques  aux  marchands,  réunis  par  corporation 
dans  ces  étroits  passages.  Chacun  de  ces  bazars  devient  le  tombeau 
de  ses  défenseurs;  ils  s'y  font  tuer  jusqu'au  dernier  dans  de  furieux 
combats  corps  à  corps  qui  conduisent  les  Français  en  face  d'une 
arche  romaine  fermée  par  une  porte  en  bois  ferré.  Le  colonel  de 
Lamoricière  la  fait  ébranler  à  coups  de  hache;  mais,  au  moment 
où  on  l'entr'ouvre,  une  décharge  terrible  de  l'ennemi,  groupé  sur 
les  toits  et  derrière  les  barricades,  abat  toute  la  tête  de  la  colonne. 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cependant  la  compagnie  franche  passe  sur  les  morts  et  les  mom-ans 
et  pousse  tout  à  la  baïonnette  devant  elle,  lorsque  l'explosion  d'un 
magasin  à  poudre  détruit  presque  entièrement  cette  brave  troupe. 
Dans  un  vaste  cercle,  tout  est  renversé,  anéanti;  les  murailles  s'é- 
croulent, la  terre  se  soulève,  les  assiégés  reviennent  à  la  charge  et 
hachent  à  coups  de  yatagan  tout  ce  qui  respire  encore  au  fond  de  ce 
cratère.  L'emploi  des  mines  par  masse  de  poudre,  enterrée  ou  non, 
est  toujours  le  plus  puissant  des  moyens  de  défense.  Si  les  15,000  ki- 
logrammes de  poudre  accumulés  encore  dans  Constantine  eussent 
été  répartis  sur  le  chemin  des  Français,  l'assaut  eût  manqué,  et  le 
dernier  des  chrétiens  eût  péri. 

Cet  accident,  imprévu  pour  les  deux  partis  peut-être,  faillit 
amener  une  catastrophe  :  le  colonel  de  Lamoriciôre  était  aveuglé, 
tous  les  chefs  et  presque  tous  les  officiers  étaient  hors  de  combat;  les 
soldats,  décimés  et  sans  direction,  n'avançaient  plus  sur  un  terrain 
qu'ils  croyaient  miné;  les  blessés,  spectres  noircis,  sans  forme  hu- 
maine, aux  chairs  pantelantes  comme  celles  de  cadavres  que  l'on 
enlève  d'un  cabinet  anatomique,  redescendaient  la  brèche  en  répan- 
dant l'alarme  par  leurs  gémissemens. 

Le  colonel  Combes  coupe  court  à  cette  hésitation  et  reprend  l'of- 
fensive en  faisant  emporter  par  les  voltigeurs  du  A?*^  les  fortes  bar- 
ricades de  la  rue  du  marché,  la  véritable  voie  stratégique  de  l'in- 
térieur de  Constantine.  Des  renforts  sont  envoyés  dans  la  ville, 
successivement  et  par  petites  colonnes,  de  manière  à  combler  les 
vides  sans  encombrer  les  lieux.  Le  cri  a  à  la  baïonnette  !  »  enlève 
les  soldats  de  tous  les  corps,  la  charge  bat  avec  frénésie;  dans  les 
bivacs  de  l'armée,  les  tambours  et  les  clairons  la  répètent  tous  à  la 
fois  comme  fascinés  par  un  entraînement  contagieux  et  irrésistible. 
Les  musulmans  perdent  du  terrain  ;  mais  dans  ce  moment  décisif 
le  colonel  Combes  est  atteint  de  deux  balles  en  pleine  poitrine.  Il 
donne  encore  ses  derniers  ordres,  puis  il  vient  dans  la  batterie  de  la 
brèche,  debout  et  l'épée  haute,  rendre  compte  au  général  Valée  et 
au  duc  de  Nemours  de  la  situation  du  combat,  a  Ceux  qui  ne  sont 
pas  blessés  mortellement,  ajoute-t-il  ensuite,  pourront  se  réjouir 
d'un  aussi  beau  succès;  pour  moi,  je  suis  heureux  d'avoir  encore 
pu  faire  quelque  chose  pour  le  roi  et  pour  la  France.  »  C'est  alors 
seulement  qu'on  s'aperçoit  qu'il  est  blessé.  Calme  et  froid,  il  re- 
gagne seul  son  bivac,  s'y  couche  et  meurt.  Son  absence  n'arrête  pas 
les  progrès  de  l'attaque;  les  officiers  inférieurs  et  les  soldats,  livrés 
à  eux-mêmes,  font  avec  intelligence  et  courage  cette  guerre  de  mai- 
sons, à  laquelle,  de  l'aveu  de  tous  les  écrivains  militaires,  les  Fran- 
çais sont  éminemment  propres. 

C'est  un  Saragosse  au  petit  pied,  car  ici,  comme  à  Saragosse,  les 


LA    PRISE    DE    CONSTANTINE.  799 

défenseurs  sont  plus  nombreux  que  les  assaillans.  De  faibles  têtes 
de  colonnes,  guidées  par  les  officiers  et  les  sous-officiers  du  génie, 
cheminent  dans  ce  dédale  de  ruelles  tortueuses  et  infectes,  dans  les 
corridors  voûtés  à  mille  issues  dont  se  compose  Constantine.  Munis 
de  haches  et  d'échelles  faites  avec  les  côtés  démontés  des  voitures, 
ils  assiègent  une  à  une  les  maisons  isolées,  sans  terrasses,  et  sépa- 
rées par  de  petites  cours  favorables  à  la  défense,  et  sautent  par  les 
toits  dans  celles  qu'ils  n'ont  pu  prendre  par  la  porte.  Le  dernier 
effort  considérable  eut  lieu  contre  la  caserne  des  janissaires,  grand 
bâtiment  crénelé,  à  trois  étages,  bâti  sur  le  rempart,  à  droite  de 
la  brèche,  où  les  Turcs  et  les  Kabyles  se  défendirent  avec  achar- 
nement. 

Mais  ces  différentes  attaques  manquaient  d'une  impulsion  unique 
et  régulière  et  perdaient  de  leur  ensemble  à  mesure  que  leur  base 
allait  s' élargissant.  Le  général  Rulhières,  envoyé  pour  relier  le  ré- 
seau des  têtes  de  colonnes  isolées,  cherche  surtout  à  pousser  l'at- 
taque de  gauche,  de  manière  à  tourner  toute  la  défense  de  la  ville 
en  la  prenant  à  revers.  Ce  mouvement  jette  le  découragement  dans 
la  population  effrayée,  qui  se  précipite  hors  de  la  ville  pour  fuir  par 
le  côté  gauche  de  Goudiat-Aty,  avant  que  les  Français,  déjà  parve- 
nus aux  portes  de  Bal-el-Djebia  et  Bab-el-Djedid,  ne  leur  aient 
coupé  cette  dernière  retraite. 

Des  hommes  sans  armes,  avec  un  papier  blanc  au  bout  d'un  bâ- 
ton, se  présentent  au  général  Rulhières,  qui  dirige  les  tirailleurs  les 
plus  avancés,  et  lui  demandent  la  paix.  Le  général  monte  aussitôt 
jusqu'à  la  casbah  pour  empêcher  la  garnison  de  s'y  défendre  comme 
dans  une  citadelle  malgré  la  soumission  des  habitans.  La  résistance 
est  brisée  ;  les  deux  cadis  sont  grièvement  blessés  ;  le  caïd-ed-dax 
se  brûle  la  cervelle,  fidèle  à  son  serment  de  ne  pas  assister  vivant 
à  la  prise  de  Constantine.  Le  fils  de  Ben-Aïssa,  qui  a  reçu  quatre 
blessures  sur  la  brèche,  entraîne  hors  de  la  ville  son  père  accablé 
de  douleur;  les  débris  des  canonniers  et  de  la  milice  le  suivent.  Les 
plus  résolus  des  défenseurs,  ceux  qui  jusqu'au  bout  avaient  cru  au 
succès  et  n'avalent  éloigné  ni  leurs  femmes  ni  leurs  enfans,  se  trou- 
vant acculés  à  la  casbah,  et  ne  comptant  point  sur  une  généro- 
sité dont  ils  eussent  été  incapables,  cherchent  à  descendre  par 
des  cordes  du  haut  des  escarpemens  verticaux  qui  surmontent  de 
ZiOO  pieds  les  abîmes  ténébreux  où  coule  le  Rummel.  Les  derniers 
poussent  les  premiers,  qui  roulent  dans  le  gouffre;  une  horrible  cas- 
cade humaine  se  forme,  et  plus  de  200  cadavres  s'aplatissent  sur  le 
roc,  laissant  des  lambeaux  de  chair  à  toutes  les  aspérités  inter- 
médiaires. 

A  neuf  heures  du  matin,  après  une  furieuse  mêlée  de  deux  heures. 


800  REVUE    DES    DEUX    MOj>îDES. 

Constantine  est  prise;  les  soldats  couronnent  tous  les  édifices,  et,  se 
tournant  vers  l'armée  qui  les  admire,  ils  annoncent  leur  triomphe 
par  le  cri  unanimement  répété  de  vive  le  roi!  Le  quartier-général 
s'établit  au  palais  du  bey,  séjour  étincelant  de  toutes  les  féeries  des 
Mille  et  une  Nuits.  Achmed  en  a  retiré  son  trésor,  mais  il  y  a  ou- 
blié son  harem,  destiné,  selon  les  usages  de  l'Orient,  où  la  femme 
n'est  qu'une  chose,  à  devenir  le  prix  de  la  victoire.  A  la  vue  du  dra- 
peau tricolore  arboré  sur  sa  demeure,  le  pusillanime  bey  de  Con- 
stantine verse  de  grosses  larmes,  et  fuit  en  poussant  des  impréca- 
tions. 11  est  détrôné,  car  il  ne  trouvera  plus  que  des  ennemis  et 
point  de  refuge  dans  cette  population  nomade  contre  laquelle  les 
murs  de  Constantine  servaient  d'asile  à  sa  tyrannie. 

Les  principaux  habitans,  se  rendant  à  discrétion,  n'implorèrent 
point  en  vain  la  générosité  française.  Le  pillage,  cette  conséquence 
habituelle  et  en  quelque  sorte  légale  de  l'assaut,  fut  promptement 
réprimé  par  les  officiers,  qui  avaient  acheté  cher  le  droit  d'être 
obéis,  car  57  d'entre  eux  avaient  arrosé  de  leur  sang  et  23  avaient 
payé  de  leur  vie  une  gloire  qui  demeura  pure  de  tout  excès.  Cette 
consommation  d'officiers,  proportionnellement  plus  forte  que  dans 
toute  autre  armée,  antique  et  glorieuse  coutume  qui  se  perpétue 
dans  l'armée  française,  est  un  des  secrets  de  sa  puissance  et  un  des 
gages  de  son  avenir,  car,  dans  l'état  moral  de  toutes  les  populations 
européennes ,  à  la  première  guerre  la  victoire  restera  aux  troupes 
qui  feront  le  plus  grand  sacrifice  d'officiers. 

A  la  voix  de  l'honneur  et  de  la  discipline,  on  vit  les  soldats,  qui 
passaient  du  dernier  degré  de  la  misère  aux  brillantes  séductions 
du  luxe  oriental,  s'arrêter,  tendre  la  main  aux  vaincus,  et  adopter 
les  enfans  que  leurs  baïonnettes  avaient  faits  oi'phelins.  Un  tel 
triomphe,  plus  rare  dans  l'histoire  et  plus  glorieux  encore  que  l'as- 
saut, ne  s'obtient  qu'avec  des  troupes  vraiment  nationales,  dont 
l'ardeur,  puisée  dans  le  zèle  du  service  de  la  patrie  et  non  dans 
l'ivresse  de  la  poudre  et  du  sang,  cesse  avec  le  combat;  un  tel 
triomphe  est  possible  seulement  avec  des  troupes  qui  ne  font  pas 
métier  de  la  guerre,  et  trouvent  dans  l'estime  de  leur  pays  et  dans 
l'approbation  de  leurs  chefs  la  récompense  que  les  soldats  merce- 
naires cherchent  dans  le  butin.  C'est  aussi  là  un  vivant  éloge  de  la 
discipline  française,  toujours  puissante  par  la  cause  même  qui  la 
fait  critiquer  dans  les  pays  où  on  ne  peut  ni  l'imiter  ni  la  compren- 
dre, par  la  solidarité  des  officiers,  étrangers  à  tout  esprit  de  caste, 
et  des  soldats,  qui  ne  sont  ni  leurs  esclaves  ni  leurs  égaux,  parce 
qu'enfin  l'officier  est  pour  le  soldat  un  frère  aîné  au  combat,  un  père 
au  bivac  et  à  la  caserne,  un  guide  et  un  ami  partout  et  toujours. 

C'est  à  cette  constitution  toute  spéciale  que  l'armée  française 


LA   PRISE    DE    CONSTANTWE.  801 

avait  dû  cette  constance  et  cette  unanimité  d'efforts  rivaux  sans 
être  jaloux,  cette  tenace  et  obéissante  persévérance  dans  les  priva- 
tions, c.3t  infatigable  et  ingénieux  dévoûment  de  jour  et  de  nuit, 
sans  lesquels  il  eût  été  impossible  de  vaincre  les  élémens  coalisés 
avec  une  défense  intelligente,  et  d'accomplir  en  six  jours  une  de  ces 
actions  guerrières  qui  honorent  non-seulement  une  armée  et  une 
époque,  mais  une  nation,  car  c'est  le  roi  qui  l'a  dit  du  haut  du 
trône  en  parlant  de  l'expédition  de  Gonstantine,  «  la  victoire  a 
plus  fait  quelquefois  pour  la  puissance  de  la  France,  jamais  elle  n'a 
élevé  plus  haut  la  gloire  et  l'honneur  de  ses  armes.  » 

Dans  l'histoire  de  l'art  militaire,  le  siège  de  Gonstantine  sera  re- 
marquable en  ce  que  tous  les  travaux  qu'on  entreprend  ordinaire- 
ment de  nuit  et  à  couvert  ont  été  exécutés  en  plein  jour  et  à  décou- 
vert, en  ce  que  les  attaques,  sans  approches  préliminaires,  sur  un 
roc  pelé,  ont  commencé  aux  distances  où  se  font  ordinairement  les 
derniers  travaux  d'un  siège,  en  ce  que  la  place  a  été  prise  par  moins 
d'artillerie  qu'il  n'y  en  avait  sur  le  seul  point  attaquable. 

Pourquoi  faut-il  qu'un  si  beau  fait  d'armes  soit  attristé  par  le 
nombre  et  la  valeur  des  victimes  qu'il  a  coûtées  (1)  ! 

C'est  Perregaux,  âme  ferme  et  élevée,  général  habile,  obtenant 
par  sa  sollicitude  des  efforts  extraordinaires  de  ses  soldats,  toujours 
dévoués  au  chef  qui  voit  en  eux  autre  chose  que  des  instrumens  de 
succès. 

C'est  Combes,  classé  dans  le  souvenir  de  l'armée  plus  haut  que 
son  grade,  à  la  place  où  l'eût  élevé  sa  fière  et  énergique  nature. 

C'est  Vieux,  dont  la  force  athlétique  avait  enfoncé  à  Waterloo  la 
porte  dd  la  Haie-Sainte. 

C'est  Leblanc,  artiste  et  soldat,  oubliant  dans  le  combat,  comme 
Vernet  au  milieu  de  la  tempête,  le  danger,  pour  admirer  la  scène 
où  il  joua  et  perdit  sa  vie. 

Ce  sont  ces  officiers  du  génie,  qui  ont  si  noblement  payé  sur  la 
brèche  leur  droit  d'y  monter  les  premiers. 

Ce  sont  ces  officiers  de  zouaves  et  de  zéphyrs,  atteints  presque 
jusqu'au  dernier. 

C'est  enfin  le  plus  illustre  de  tous,  Damrémont,  enlevé  trop  tôt 
à  la  France,  et  qui  trouvera  dans  l'histoire  le  monument  que  sa  mé- 
moire attend  encore  Là  où  il  termina  une  carrière  déjà  si  remplie. 

Kl  la  sépulture  sous  le  dôme  des  Invalides,  ni  les  honneurs  dont 
sa  dépouille  mortelle  fut  entourée  à  son  retour  en  France  ne  vau- 
dront, pour  le  général  en  chef  tué  à  la  tête  de  ses  troupes  la  veille 

(1)  Dans  les  tués  de  l'assaut  de  Gonstantine,  les  officiers  figurent  presque  pour  un 
quart,  les  sous-officiers  pour  un  autre  quart;  les  gradés  n'ont  donc  laissé  aux  soldats, 
dix  fois  pluï  nombreux,  que  la  moitié  des  chances  mortelles. 

TOMB  LXXXVI.  —  1870.  51 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'assaut,  ce  catafalque  en  sacs  à  terre  et  en  pierres  de  revête- 
ment, élevé  entre  la  brèche,  où  flottait  le  drapeau  en  deuil  du  h7% 
et  le  minaret  de  Coudiat-Aty,  qui  reste  debout  pour  attester  l'adresse 
des  canonniers  :  simple  et  touchant  monument  gardé  par  le  11^  ré- 
giment, dont  le  général  Damrémont  avait  été  colonel,  et  autour 
duquel  les  troupes,  déguenillées  par  suite  des  privations  de  la 
guerre,  se  réunirent  pour  rendre  les  derniers  honneurs  aux  braves 
dont  la  place  était  vide  dans  les  rangs,  mais  dont  la  mémoire  vivait 
dans  tous  les  cœurs. 

Dès  que  la  prise  de  Constantine  eut  cessé  d'être  un  but  pour  de- 
venir un  résultat,  d'autres  embarras  surgirent  à  la  place  de  ceux 
auxquels  remédiait  cette  conquête,  car  il  est  dans  la  nécessité  de 
l'honmie  de  se  heurter  toujours  à  de  nouveaux  obstacles,  au-delà 
de  ceux  qu'il  a  déjà  vaincus,  et,  pour  lui  rappeler  son  impuissance, 
la  Providence  a  souvent  voulu  qu'il  ne  trouvât  qu'une  source  de 
souffrances  dans  la  réalisation  de  ses  vœux. 

Depuis  que  cette  Constantine  si  désirée  était  aux  Français,  il  sem- 
blait qu'il  leur  fut  également  impossible  d'y  rester  et  de  la  quitter. 
Comment  y  vivre  sans  cavalerie  pour  aller  chercher  dans  un  pays 
incoimu  la  viande  dont  on  manquait,  sans  transports  pour  faire 
jusqu'à  Medjez-Amar  un  convoi  de  retour,  déjà  impossible  avant 
que  l'armée  eût  perdu  ses  chevaux  et  se  fût  encombrée  et  diminuée 
de  1,400  blessés  ou  malades?  Comment  garder  Constantine,  si 
l'emploi  de  la  force  doit  y  créer  une  situation  semblable  à  celle  dont 
Alger,  situé  au  bord  de  la  mer,  ne  peut  se  dégager?  Et  cependant 
la  difficulté  de  prendre  cette  place  obligeait  à  la  consei'ver.  Com- 
ment revenir  à  Bône  après  l'avoir  évacuée?  L'abandon  de  Constan- 
tine eût  été  le  signal  de  l'insurrection  de  toute  la  province,  eL  ni  le 
matériel  ni  les  blessés  n'eussent  achevé  une  retraite  commencée 
sous  de  tels  auspices. 

L'habileté  du  général  Valée  tira  l'armée  de  ce  cercle  vicieux. 
L'art  de  se  servir  des  vaincus  est  une  grande  qualité  à  la  guerre. 
Par  le  respect  de  cette  religion  qui  s'était  montrée  si  puissante  sur 
eux,  par  l'intelligence  de  leurs  usages  et  de  leurs  besoins,  il  obtint 
des  indigènes  ce  que  la  politique  donne  plus  souvent  que  la  victoire 
en  Afrique,  des  vivres. 

Dès  le  lendemain  de  l'assaut,  la  prière  se  fit  de  nouveau,  non 
plus  l'hymne  passionné  et  menaçant  du  soldat  musulman  qui  passe 
par  la  mosquée  pour  aller  au  combat  et  de  là  en  paradis,  mais  la 
prière  silencieuse  et  résignée  du  vaincu  apaisé.  Des  chefs  furent 
promptement  et  heureusement  choisis  pour  substituer,  sans  un  in- 
terrègne qui  eût  fondé  l'anarchie,  un  pouvoir  régulier  au  gouverne- 
ment détruit.  Ces  sages  et  prévoyantes  mesures  désarmèrent  la  po- 


LA    PRISE    DE    CONSTANTINE.  803 

pulation  plus  efficacement  encore  que  les  précautions  prises  contre 
une  révolte  du  Caire,  que  l'implacable  fureur  des  combats  de  siège 
autorisait  à  craindre. 

Mais,  en  assurant  la  subsistance  de  l'armée,  le  général  Valée  avait 
aussi  pourvu  aux  soins  de  la  sûreté  et  de  la  salubrité.  La  ville  est 
assainie  et  nettoyée.  On  enlève  plus  d'un  millier  de  corps  brûlés, 
racornis,  mutilés,  de  troncs  vivant  encore  sans  leurs  membres,  de 
paquets  de  membres  et  de  chairs  palpitantes ,  qui  gisaient  sur  un 
étroit  espace,  noyés  dans  des  flaques  de  sang,  —  triste  prix  auquel 
s'achète  la  gloire  militaire,  alliage  impur,  mais  nécessaire  dans  les 
médailles  frappées  pour  la  postérité. 

Des  réduits  contre  l'insurrection  des  habitans  avaient  été  pré- 
parés dans  quelques  maisons  isolées  et  à  la  casbah,  où  furent  réunis 
tous  les  magasins,  15,000  kilogrammes  de  poudre  et  2,000  fusils 
enlevés  à  la  milice.  La  brèche  est  réparée,  et  du  canon  est  remis  en 
batterie  contre  une  attaque  du  dehors,  chaque  jour  plus  improbable. 

Le  17  octobre,  le  colonel  Bernelle,  parti  de  Medjez-Amar  dès  l'ar- 
rivée du  61"  régiment,  envoyé  de  France,  amenait  à  Constantine 
un  convoi  de  ravitaillement,  plus  important  encore  par  l'impression 
qu'il  produisit  sur  les  Arabes  et  par  l'établissement  des  rapports 
faciles  entre  Bône  et  Constantine  que  par  le  secours  matériel  qu'il 
procurait.  Dans  les  rangs  de  cette  colonne  marchait  le  prince  de 
Joinville,  lieutenant  de  vaisseau  à  bord  de  V Hercule,  et  qui  se  ven- 
gea bientôt  au  Mexique  d'être  arrivé  trop  tard  cette  fois  pour  par- 
tager les  dangers  et  la  gloire  de  son  frère  le  duc  de  Nemours. 

Mais  le  corps  expéditionnaire,  jusqu'alors  prisonnier  dans  sa  con- 
quête, paya  une  cruelle  rançon  pour  sa  délivrance.  La  brigade  Ber- 
nelle, dont  l'arrivée  lui  donnait  les  moyens  de  garder  Constantine 
et  de  ramener  à  Bône  le  matériel  et  les  blessés,  apportait  le  cho- 
léra, dont  les  ravages  menaçaient  d'ensevelir  l'armée  dans  son 
triomphe.  Parmi  les  nombreuses  victimes  du  fléau,  qui  frappa  sur- 
tout les  blessés  manquant  de  tout,  l'armée  regretta  particulière- 
ment le  général  de  Caraman,  militaire  distingué,  et  digne  héritier 
des  vertus  dont  son  noble  "père  avait  récemment  donné  un  si  tou- 
chant exemple.  Le  déplacement  put  seul  arrêter  une  contagion  dont 
les  progrès  rapides,  favorisés  par  l'abondance  après  la  misère,  et 
l'oisiveté  après  l'activité  excessive,  eussent  entièrement  paralysé  le 
corps  expéditionnaire. 

Le  mouvement  rétrograde  s'exécuta  sans  précipitation  et  sans 
obstacles,  au  milieu  des  populations  soumises  et  gouvernées.  Ce 
fut  là  la  constatation  d'une  conquête  réellement  accomplie,  et  qui 
ouvrait  un  vaste  avenir  h  la  France.  L'équipage  de  siège  partit  le 
premier;  un  convoi  de  blessés  suivit  quelques  jours  après,  et  le  gé- 


804  •    REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

néral  Valée,  avec  les  troupes  les  plus  valides,  ne  quitta  Constantine 
qu'après  avoir  organisé  le  pays  sous  l'autorité  française,  mis  la 
place  en  état  et  laissé  sous  les  ordres  du  ferme  et  intelligent  colo- 
nel Bernelle  une  garnison  de  2,500  hommes  approvisionnés  pour 
cinq  mois. 

Le  retour  jusqu'cà  Bône,  où  tout  était  rentré  le  4  novembre,  fut 
triste  et  pluvieux.  La  brigade  du  duc  de  Nemours  faisait  l'arrière- 
garde,  et  poussait  devant  elle  la  cavalerie  à  pied  et  les  chariots 
pliant  sous  le  poids  des  blessés  et  des  malades.  Des  lions  et  des 
milliers  de  vautours  accompagnaient  cette  armée,  sur  laquelle  le 
choléra  levait  journellement  sa  dîme,  et  dont  chaque  bivac  était 
marqué  par  de  vastes  fosses  remplies  de  cadavres. 

Mais  les  manifestations  de  la  reconnaissance  nationale  firent  bien- 
tôt oublier  leurs  souffrances  à  ces  braves,  qui  trouvèrent  hur  plus 
douce  récompense  dans  la  joie  de  la  France,  si  justement  fière  de 
ses  soldats.  Depuis  les  victoires  de  l'empire,  aucun  événement  mi- 
litaire n'avait  aussi  profondément  remué  la  fibre  nationale  que  cette 
campagne  de  Constantine,  qui  prouvait  à  l'Europe  que  notre  race 
n'était  point  dégénérée,  et  que  les  occasions  seules  lui  avaient  man- 
qué. Le  roi  honora  par  un  acte  de  justice  ce  succès  vraiment  popu- 
laire :  le  bâton  de  maréchal  de  France ,  accordé  au  général  Valée, 
fut  une  noble  confirmation  d'une  nomination  préparée  par  le  dé- 
voûment,  faite  par  le  canon  et  sanctionnée  par  la  victoire.  Le 
maréchal  comte  Valée,  nommé  général  en  chef  de  l'armée  d'Afrique, 
demeura  à  la  tête  de  ces  troupes  qui,  suivant  son  expression,  «  ve- 
naient d'égaler  ce  qu'il  avait  vu  de  plus  beau  dans  sa  longue  car- 
rière. » 

La  fin  de  la  guerre,  que  semblaient  promettre  le  traité  conclu 
avec  l'émir  Abd-el-Kader  et  la  chute  d'Achmed-Bey,  ne  donna  ni 
la  paix  à  l'Algérie,  ni  le  repos  au  soldat  français.  L'absence  de  la 
gloire  rendit  même  plus  pénibles  des  devoirs  qui,  pour  être  dilfé- 
rens  de  ceux  qu'on  venait  d'accomplir,  ne  furent  ni  moins  nom- 
breux ni  moins  importans. 


Ce  curieux  et  simple  récit  est  tiré  d'un  ouvrage  de  M.  le  duc  d'Orléans, 
qui  paraîtra  prochainement  à  la  librairie  Michel  Lévy,  sous  le  titre  de 
Campagnes  de  l'armée  d'Afrique  de  1835  à  1839.  Ce  livre  de  M.  le  duc 
d'Orléans,  publié  par  ses  fils,  sera  certainement  lu  et  recherché  en 
France. 


LES    THEORIES 


DU 


DOCTEUR  WURTZ 


A     MON     AMI     GUSTAVE     DORE. 


I. 

Mon  père,  ingénieur  clans  les  mines  du  Harz,  habitait  un  petit 
village  perdu  au  milieu  de  la  montagne.  Après  m'avoir  conduit  aussi 
loin  qu'il  le  pouvait  dans  la  voie  des  études  classiques,  il  m'envoya 
à  l'université  de  Munchausen.  C'est  là  que  lui-même  avait  étudié 
autrefois.  J'avais  été  recommandé  à  la  famille  du  libraire-éditeur 
Beckhaus.  Ces  braves  gens  me  donnèrent  une  place  à  leur  table  et 
une  jolie  petite  chambre  dans  leur  grande  maison  de  bois  de  la  rue 
du  Plat-d'Étain.  Quelques  jours  après  mon  installation,  les  cours 
de  l'université  n'étant  pas  encore  ouverts,  j'étais  dans  la  boutique 
occupé  à  regarder  des  gravures;  un  vieux  monsieur  entra  que 
M""*"  Beckhaus  accueillit  avec  de  grandes  démonstrations  d'amitié  et 
de  respect.  J'écoutai,  de  mon  coin,  sa  conversation,  qui  me  parut  celle 
d'un  digne  et  excellent  homme.  Quand  il  fut  parti,  je  demandai  qui 
il  était.  M™"  Beckhaus  me  répondit  que  c'était  un  des  professeurs  les 
plus  distingués  de  l'université  de  Munchausen,  qu'il  aimait  beau- 
coup la  famille,  et  que,  dans  l'intervalle  de  ses  cours,  il  venait  vo- 
lontiers passer  une  heure  ou  deux  dans  la  boutique.  Tout  en  causant 
au  milieu  des  livres,  il  les  maniait  et  les  feuilletait  par  une  vieille 
habitude  de  savant,  car  c'était  un  vrai  savant,  et  si  bon  avec  cela! 
M'"**  Beckhaus,  assez  silencieuse  de  son  naturel,  ne  tarissait  pas  en 
éloges  sur  les  mérites  de  l'excellent  docteur  Wiirtz. 


80Ô  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Quel  Wûrtz?  m'écriai-je,  très  surpris.  Ce  n'est  toujours  pas  le 
professeur  d'idéologie. 

—  Lui-même,  me  répondit  M'"^  Beckhaus.  Il  n'y  a  pas  d'autre 
Wiirtz  à  l'université,  ni  même,  ce  me  semble,  à  Munchausen. 

M'"^  Beckhaus  était  certainement  une  femme  bien  élevée  et  dis- 
crète; je  fus  cependant  surpris  qu'elle  ne  me  demandât  pas  la  raison 
de  l'étonnement  que  m'avait  causé  le  nom  du  docteur.  Je  crus  qu'il 
serait  poli  de  le  lui  expliquer.  Mon  père  m'avait  fait  du  docteur, 
son  ancien  camarade,  un  portrait  qui  ne  ressemblait  en  rien  à  l'ori- 
ginal que  je  venais  de  voir.  Il  m'avait  répété  souvent  que  le  docteur 
était  si  bizarre,  si  quinteux,  surtout  si  malveillant,  que  cela  était 
passé  en  proverbe  parmi  les  étudians.  De  son  temps,  les  étudians, 
quand  la  bière  était  bonne,  ne  manquaient  jamais  la  plaisanterie 
de  boire  un  grand  nombre  de  chopes  «  à  la  confusion  du  docteur 
Wiirtz  !  »  Pour  ces  raisons,  mon  père  avait  jugé  inutile  de  me  re- 
commander à  son  ancien  camarade. 

M'""  Beckhaus  me  dit,  sans  insister  d'ailleurs,  que  tout  cela  lui 
semblait  fort  extraordinaire,  que,  quant  à  elle,  elle  en  était  pour  ce 
qu'elle  avait  dit,  et  tenait  le  docteur  pour  le  plus  savant  et  le  meil- 
leur des  hommes.  Je  la  priai,  dans  tous  les  cas,  de  me  garder  le 
secret  et  de  ne  point  dire  au  docteur  qui  j'étais  avant  que  je  me 
fusse  mieux  renseigné.  Elle  me  promit  tout  ce  que  je  voulus. 

J'étais  dans  une  grande  perplexité,  car,  d'une  part,  j'avais  une 
foi  absolue  dans  le  jugement  de  mon  père;  de  l'autre,  je  voyais  très 
bien  de  mes  propres  yeux  que  M.  le  professeur  Wûrtz  était  la  bonté 
en  personne,  que  les  éturlians  l'adoraient,  et  que  les  bons  bourgeois, 
à  en  juger  par  la  famille  Beckhaus,  regardaient  comme  un  honneur 
et  un  plaisir  de  cultiver  sa  connaissance.  Mon  rêve,  comme  celui  de 
tous  les  jeunes  Allemands  de  ma  génération,  était  d'écrire  des  mé- 
moires comme  ceux  de  Goethe,  qui  ont  tourné  tant  de  jeunes  têtes. 
En  attendant,  je  tenais  un  journal  très  détaillé  de  mes  faits,  gestes 
et  pensées.  Je  ne  manquai  pas  d'y  noter  cette  contradiction  entre 
ce  que  je  voyais  et  les  renseignemens  si  exacts  de  mon  père,  con- 
firmés d'ailleurs  par  les  données  les  plus  exactes  dô  la  physiogno- 
monie. 

En  effet,  chez  le  docteur,  le  front  manquait  d'élévation,  et  les 
cheveux  étaient  plantés  trop  bas,  signe  d'entêtement,  disait  mon 
père.  Les  yeux  pétillaient  parfois  de  malice;  cependant  je  dois  con- 
venir que  jusqu'ici  je  n'y  avais  pas  surpris  trace  de  méchanceté.  Le 
nez  était  d'un  gourmand,  la  bouche  d'un  railleur.  Je  suis  bien  forcé 
de  constater  que,  sur  tous  les  points,  mon  père  avait  raison;  mais 
ce  qu'il  ne  m'avait  pas  dit,  c'est  que,  quand  le  docteur  souriait  (et  il 
souriait  souvent),  sa  figure  tout  entière  était  illuminée  et  transfigu- 


LE    DOCTEUR    WURTZ.  807 

rée.  J'irais  peut-être  jusqu'à  dire  qu'elle  avait  une  expression  an- 
gélique,  s'il  n'y  avait  un  rapprochement  grotesque  et  irrespectueux 
entre  l'idée  qu'on  se  fait  généralement  d'un  ange  et  les  sourcils  en 
broussailles,  les  lunettes  à  branches  d'or  et  la  grande  houppelande 
velue  de  M.  le  professeur  Wiirtz.  Je  ne  savais  plus  que  penser.  C'est 
pourquoi  je  résolus  de  tout  faire  pour  tirer  la  chose  au  clair. 

Toutes  les  fois  que  le  docteur  Wiirtz  était  en  bas,  la  petite  Mar- 
guerite montait  me  prévenir,  car  c'était  pour  moi  un  grand  plaisir 
de  l'entendre  causer,  sans  me  mêler  d'ailleurs  à  la  conversation, 
sinon  par  des  monosyllabes  et  des  réponses  insignifiantes.  Vingt 
fois  je  m'étais  dit  :  Aujourd'hui  même  je  parlerai  à  M.  le  professeur 
Wurtz,  et  je  lui  demanderai  pourquoi  sa  personne  est  si  difterente  de 
sa  réputation  ;  vingt  fois  mon  courage  avait  été  decrescendo  depuis 
le  seuil  de  ma  mansarde  jusqu'au  palier  du  rez-de-chaussée,  et,  tout 
en  maudissant  ma  propre  lâcheté,  je  tournais  furtivement  à  droite 
ou  à  gauche,  derrière  les  grands  comptoirs  chargés  de  livres,  au  lieu 
d'entrer,  le  front  haut,  par  la  porte  du  milieu. 

J'eus  honte  tout  de  bon  de  cette  contradiction  que  je  trouvais  en 
moi-même,  et  comme  je  me  piquais  d'être  un  philosophe,  comme 
j'étais  lier  d'appartenir  à  la  jeune  Allemagne,  qui  se  déclare  elle- 
même  une  génération  forte  et  énergique,  je  fis  appel  à  toute  ma  vo- 
lonté. Une  réflexion  me  décida  tout  à  fait.  Qu'aurait  fait  Goethe  à 
ma  place?  Il  aurait  parlé  :  je  parlerai  donc.  Je  me  coupai  la  retraite 
à  moi-même  par  une  sorte  d'engagement  écrit  que  je  pris  sur  mon 
journal.  Juste  au  moment  où  je  finissais  de  l'écrire,  ma  porte  s'ou- 
vrit. Dans  r entre-bâillement,  j'aperçus  l'œil  mutin  et  le  petit  nez  re- 
troussé de  Marguerite.  —  Maman  m'envoie  te  prévenir  qu'il  est 
en  bas. 

Je  tressaillis,  puis,  jetant  un  regard  effaré  sur  les  quelques  lignes 
de  mon  journal  qui  liaient  ma  volonté,  je  me  précipitai  dans  l'ombre 
de  l'escalier,  comme  Gurtius  dans  le  gouffre  classique. 


IL 

M.  le  professeur  Wûrtz  était  assis  à  sa  place  habituelle,  feuille- 
tant le  grand  atlas  botanique  de  Rosenkranz,  et  donnant  des  con- 
seils à  M'"*^  Beckhaus  sur  la  dentition  de  la  petite  Martha,  tandis 
que  la  pauvre  enfant  poussait  des  cris  aigus  en  se  fourrant  son  petit 
poing  dans  la  bouche,  et  bavait  à  faire  frémir. 

Jd  m'avançai  de  trois  pas  vers  le  docteur  et  le  saluai  profondé- 
ment. —  S'il  vous  plaît,  monsieur  le  professeur  Wiirtz. 

—  S'il  vous  plaît,  monsieur  l'étudiant. 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Je  voudrais  bien,...  c'est-à-dire,  si  j'osais...  ou  plutôt  si  ce 
n'était  abuser  de  votre  bienveillance... 

Je  crois  que  j'ei  serais  resté  là  de  mon  discours,  s'il  ne  m'avait 
tendu  la  main  avec  bonté.  11  me  fit  asseoir  à  côté  de  lui,  puis  il 
m'examina  de  ses  bons  yeux  ronds,  qui  me  parurent  encore  plus 
ronds  à  travers  le  cristal  iDombé  de  ses  lunettes.  — Eh  bien!  d'abord 
dites-moi  votre  nom.  Hein?  voulez-vous? 

—  S'il  vous  plaît,  monsieur  le  professeur,  je  m'appelle  Hans 
Gellert. 

—  Cela  me  plaît  beaucoup,  dit-il  d'un  ton  de  bonne  humeur,  car 
Gellert  se  trouve  être  le  nom  d'un  de  mes  anciens  amis.  Est-ce 
que?... 

—  Précisément,  répondis-je;  je  suis  lé  fils  de  l'ingénieur  Siegfried 
Gellert,  qui  a  été  votre  camarade  à  l'université.  Si  je  ne  vous  ai  pas 
plus  tôt  présenté  mes  devoirs,  c'est  que...  —  Ici  je  rougis  malgré 
moi,  et  j'eus  quelques  secondes  d'hésitation. 

—  C'est  que,...  répéta  le  docteur  attendant  ma  réponse,  et  il  sou- 
riait comme  pour  m'encourager  à  parler. 

—  C'est  qu'après  tant  d'années  mon  père  ne  me  semble  pas  avoir 
conservé  de  vous  un  souvenir  parfaitement  exact.  Il  m'avait  dit...; 
mais  c'est  justement  là-dessus  que  je  voudrais,  si  vous  le  trouvez 
bon,  avoir  l'honneur  de  vous  demander  quelques  éclaircissemens. 

Plus  je  m'embrouillais  dans  mes  explications,  plus  l'excellant 
homme  souriait  avec  une  bonhomie  un  peu  narquoise.  —  Allons, 
dit-il,  je  parie  que  votre  père  vous  a  dit  que  son  ancien  camarade 
était  une  espèce  d'original,  de  misanthrope,...  il  a  peut-être  même 
dit  un  ours? 

Assurément  il  l'avait  dit;  c'est  bien  cela  qui  fit  que  je  rougis  en- 
core plus  que  la  première  fois,  et  j'avouai  que  je  croyais  bien  que 
c'était  quelque  chose  comme  cela. 

—  11  ne  faut  pas  dire  a  je  crois,  »  il  faut  dire  tout  simplement 
«  oui,  »  car  c'est  la  vérité,  ou  plutôt  c'était  la  vérité  du  temps  qu'il 
m'a  connu  ;  mais  il  y  a  plus  de  vingt  ans  que  je  n'ai  vu  mon  camarade 
Siegfried.  Vous  remarquerez,  Beckhaus,  dit-il  en  s'adressant  à  mon 
hôte,  que  c'est  le  troisième  étudiant  qui,  devant  témoins,  atteste 
avec  naïveté  et  avec  franchise  combien  la  réputation  du  docteur 
Wiirtz  a  jadis  été  mauvaise.  Vous  qui  n'êtes  ici  que  depuis  dix  ans, 
vous  ne  vouliez  pas  me  croire.  Vous  voilà  convaincu,  je  l'espère; 
cette  épreuve  est  décisive,  elle  sera  la  dernière.  Je  me  crois  scienti- 
fiquement autorisé  à  dire  que  l'homme  se  transforme  par  l'eiTort  de 
sa  volonté  et  à  publier  mon  grand  ouvrage  sur  la  Plastique  de  Vâme. 
Je  vous  remercie  toujours  de  n'avoir  pas  prévenu  ce  brave  garçon  et 
de  l'avoir  laissé  tomber  dans  le  piège  innocent  que  je  lui  ai  tendu. 


LE   DOCTEUR   WURTZ.  809 

Alors,  se  tournant  vers  moi  :  —  On  pourrait  justement,  dit-il , 
m'appeler  l'homme  aux  deux  réputations.  Mon  histoire  d'ailleurs  est 
fort  simple;  mais  elle  vaut  peut-être  la  peine  d'être  racontée  à  un 
jeune  homme  de  bonne  volonté  comme  vous. 

Yous  avez  lu  que  la  conversion  de  saint  Paul  date  de  sa  chute 
de  cheval  sur  le  chemin  de  Damas.  Eh  bien  !  la  mienne  date  d'une 
averse  qui  me  surprit  un  jour  que  j'avais  oublié  mon  parapluie. 
Pour  me  mettre  provisoirement  à  l'abri,  je  me  réfugiai,  faute  de 
mieux,  au  cours  de  mécanique.  Le  professeur  fit  une  foule  de  dé- 
monstrations auxquelles  je  ne  compris  rien  du  tout,  sans  doute 
parce  que  je  n'étais  pas  suffisamment  préparé.  Mon  attention  d'ail- 
leurs allait  flottant  du  tableau  oii  s'accumulaient  les  chiffres  à  la 
fenêtre  de  la  salle,  fouettée  et  lavée  par  de  bruyantes  rafales.  Je 
prenais  donc  de  mon  mieux  la  mécanique  en  patience  lorsque  le 
professeur,  résumant  la  leçon,  prononça  ces  paroles  :  «  Ainsi,  mes- 
sieurs, vous  le  voyez  clairement,  en  mécanique  il  est  démontré 
qu'aucun  mouvement  ne  se  perd;  si  minime  qu'il  soit,  il  a  dans 
l'espace  indéfini  un  retentissement  et  des  échos  sans  limites.  Son- 
gez qu'il  en  est  de  même  des  mouvemens  de  votre  âme  :  toutes  vos 
volontés,  toutes  vos  actions,  bonnes  ou  mauvaises,  ont,  dans  tout  le 
cours  de  votre  vie,  un  retentissement  nécessaire.  » 

Il  ne  voulut  pas  développer  cette  pensée,  n'étant  point  profes- 
seur de  philosophie,  et  il  passa  à  d'autres  démonstrations. 

Je  ne  puis  dire  quel  effet  produisit  cette  simple  remarque  sur  le 
reste  de  l'auditoire.  Quant  à  moi,  elle  me  frappa  comme  un  trait  de 
lumière.  Je  l'emportai  dans-  ma  mémoire,  je  la  ruminai  dans  ma 
tête,  la  développant  et  la  commentant  à  l'infini.  Elle  conclut  en 
somme  à  la  nécessité  de  faire  le  bien  et  d'éviter  le  mal.  Je  n'avais 
pas  besoin  d'aller  au  cours  de  mécanique  pour  apprendre  cela.  Sans 
doute,  mais  toute  pensée,  si  vraie  qu'elle  soit,  gagne  à  être  présen- 
tée sous  une  forme  plus  nouvelle  et  plus  saisissante,  et  celle-ci,  à 
mes  yeux,  avait  ce  double  mérite.  Je  fis  plusieurs  fois  le  tour  des 
remparts,  étonné  au  dernier  point  qu'une  forme  nouvelle  eût  suffi 
pour  rendre  cette  vérité  si  présente  à  mon  esprit  et  si  impérieuse  à. 
ma  volonté.  Quand  je  fus  rentré,  j'endossai  ma  robe  de  chambre,  le 
vêtement  philosophique  par  excellence,  et  je  méditai  longtemps, 
laissant  par  trois  fois  s'éteindre  ma  pipe,  ce  qui,  comme  tout  le 
monde  le  sait,  est  un  signe  manifeste  de  grave  préoccupation. 

Quand  je  me  levai  le  lendemain,  la  nuit  et  le  sonnneil  avaient 
apaisé  le  mouvement  un  peu  confus  de  mes  pensées  :  deux  idées  se 
montraient  clairement  à  mon  esprit.  Je  les  notai  toutes  les  deux 
sous  forme  de  maximes.  La  première  de  ces  maximes  a  fait  de  moi 
un  professeur  utile,  et  la  seconde  un  voisin  supportable.  —  N'est-il 
pas  vrai,  Beckhaus? 


810  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Ici  mon  hôte  sourit  et  secoua  la  tête  de  l'air  de  quelqu'un  qui  dit  : 
Je  ne  veux  pas  vous  interrompre;  mais  entre  nous  vous  êtes  beau- 
coup trop  modeste. 

M.  le  professeur  Wûrtz  continua  ainsi  : 

Frappé  de  l'effet  qu'avait  produit  sur  moi  la  simple  phrase  du 
professeur  de  mécanique,  je  pris  la  ferme  résolution  de  chercher 
dans  mon  enseignement,  entre  toutes  les  formes  de  la  vérité,  celle 
qui  doit  le  plus  frapper  et  le  mieux  convaincre  les  esprits.  C'est  ' 
sûrement  moins  commode  de  se  contraindre  à  chercher  cette  forme 
si  précise  que  d'adopter  une  de  celles  qui  s'en  rapprochent  suffi- 
samment; mais,  quand  on  est  professeur,  il  faut  être  bon  professeur. 
Il  faut  chercher  non  pas  sa  convenance,  mais  l'avantage  et  l'avance- 
ment moral  de  ceux  qui  vous  écoutent.  Notez  cela  sur  vos  tablettes, 
mon  cher  Gellert,  car,  sans  être  professeur,  il  y  a  toujours  dans 
la  vie  un  moment  où  tout  homme  se  trouve  mis  en  demeure  d'en 
instruire  un  autre  et  de  le  rendre  meilleur.  La  seconde  idée  est 
celle-ci  :  les  moralistes,  au  lieu  de  répéter  sans  cesse  qu'il  faut 
éviter  le  mal  et  pratiquer  le  bien,  devraient  de  temps  en  temps 
préciser  quel  est  le  devoir  de  chacun  de  nous,  et  dire  quels  sont  les 
moyens  les  plus  simples  et  les  plus  pratiques  de  i'accomphr. 

Pendant  plusieurs  jours,  je  fus  poursuivi  de  cette  idée,  qu'aucun 
mouvement  de  l'âme  ne  se  perd,  et  que  le  plus  indifférent  a  son 
écho  dans  toute  la  suite  de  la  vie.  Je  songeais  que,  si  le  professeur 
Wûrtz,  par  exemple,  était  ce  personnage  épineux,  bourru  et  mal- 
veillant que  tout  le  monde  détestait,  c'était  la  faute  de  l'étudiant 
Wûrtz,  de  l'écolier  Wûrtz,  qui  n'avait  jamais  eu  aucun  souci  de 
travailler  son  âme.  Et  il  me  semblait  clair  comme  le  jour  que,  si 
ledit  Wûrtz  avait  un  peu  de  courage,  il  se  mettrait  à  l'œuvre,  non 
pas  demain,  mais  tout  de  suite,  pour  transformer  son  âme,  comme 
les  modeleurs  transforment  une  masse  d'argile  en  une  belle  statue. 

Je  dois  l'avouer  franchement,  il  y  avait  dans  mon  enthousiasme 
et  dans  mon  désir  d'essayer  une  transformation  beaucoup  plus  de 
curiosité  scientifique  que  d'aspiration  sincère  vers  une  régénération 
morale.  J'étais  si  habitué  à  être  ce  que  j'étais,  que  je  n'entrevoyais 
pas  bien  ce  que  je  pouvais  gagner  à  un  changement.  C'est  une  force 
si  terrible  que  celle  de  l'habitude!  Je  résolus  donc,  comme  essai, 
de  combattre  une  habitude  par  une  autre.  Or  tous  les  griefs  que 
l'on  avait  contre  moi  et  tous  les  reproches  que  l'on  m'adressait 
avaient  leur  origine  dans  l'égoïsme,  qui  avait  trouvé  commode,  pour 
écarter  les  fâcheux,  de  s'envelopper  de  misanthropie  et  de  rudesse. 
Je  résolus  donc  de  porter  d'abord  toute  mon  attention  de  ce  côté  : 
mais  par  où  commencer? 


LE    DOCTEUR    WURTZ.  811 


m. 


J'en  étais  à  me  creuser  la  tête  pour  trouver  un  bon  commence- 
ment, lorsque  mon  valet  de  chambre,  le  vieil  Ivan,  entre-bâilla  la 
porte  de  mon  cabinet.  Je  me  retournai  brusquement  :  —  Pourquoi 
me  déranger  quand  je  travaille?  lui  dis-je  avec  colère. 

—  S'il  vous  plaît,  monsieur  le  professeur,  reprit  Ivan  de  sa  voix 
douce,  c'est  un  jeune  étudiant  qui  désire  vous  parler. 

—  Vous  savez  bien  que  je  n'y  suis  pas  !  criai-je  assez  haut  pour 
être  entendu  de  l'importun  qui  se  tenait  dans  la  pièce  d'entrée. 

—  C'est  ce  que  je  lui  ai  répondu;  mais  il  dit  que  c'est  pour  affaire 
grave,  et  il  est  déjà  venu  trois  fois. 

—  Allez  au  diable  !  vous  et  ce  monsieur  qui  est  déjà  venu  trois 
fois. 

Ivan  savait  ce  que  cela  voulait  dire,  et  sans  insister  davantage 
il  referma  doucement  la  porte. 

Je  cherchai  alors  à  ressaisir  le  fil  de  mes  idées  et  à  trouver  ce 
fameux  commencement  d'où  daterait  la  série  de  mes  expériences  sur 
moi-même. 

—  Eh!  parbleu,  m'écriai-je,  mon  commencement!  la  providence 
me  l'envoyait  tout  à  point,  et  il  descend  en  ce  moment  l'escalier; 
voilà  un  beau  début! 

Les  étudians  me  détestaient,  et  je  le  leur  rendais  bien.  Je  fus 
curieux  de  voir  la  mine  que  ferait  celui-ci  au  sortir  de  la  «  ta- 
nière de  l'ours,  »  comme  ils  appelaient  mon  logis.  Je  me  mis  à  la 
fenêtre;  juste  à  ce  moment,  mon  solliciteur  franchissait  le  seuil  de 
la  porte  d'entrée.  Tout  ce  que  je  pus  voir  d'en  haut,  c'est  que  c'é- 
tait un  grand  garçon  d'une  vingtaine  d'années.  Des  boucles  soyeuses 
de  beaux  cheveux  blonds  frisés  dépassaient  de  tous  côtés  sa  petite 
casquette  plate.  Il  eut  l'air  d'hésiter  sur  ce  qu'il  avait  à  faire;  puis, 
la  tête  penchée  et  pliant  légèrement  les  épaules,  il  tourna  à  gauche 
et  s'éloigna  à  pas  lents.  S'il  eût  tiré  la  porte  d'en  bas  avec  violence, 
s'il  fût  parti  la  tête  haute,  s'il  eût  fait  retentir  ses  talons  sur  le  trot- 
toir comme  un  homme  en  colère,  cela  m'eût  paru  si  naturel  que 
je  n'y  aurais  pas  songé  seulement  un  quart  de  minute.  Sa  tristesse 
et  sa  résignation  me  firent  quelque  chose;  j'eus  comme  un  mouve- 
ment de  pitié,  et  je  fus  sur  le  point  de  le  rappeler.  Déjà  je  me  pen- 
chais, les  deux  mains  appuyées  sur  la  traverse  du  balcon.  Oui! 
mais  que  dirait  ce  mauvais  drôle  de  Schnaps,  le  cordonnier  d'en 
face,  lui  qui  ricane  toujours  quand  je  passe  devant  son  échoppe, 
s'il  voyait  M.  le  professeur  Wurtz  crier  par  la  fenêtre  comme  une 
servante  qui  appelle  le  marchand  d'os  et  de  chilïons  ?  Eh  bien  !  tant 
pis  pour  ce  savetier  s'il  ricane,  je  veux  rappeler  l'étudiant  et  je  le 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rappellerai;  mais,  pendant  que  je  délibérais,  ce  dernier  marchait 
toujom's,  et  il  était  déjà  hors  de  la  portée  de  la  voix.  —  S'il  se  re- 
tournait seulement ,  je  lui  ferais  signe  de  venir  en  dépit  de  tous 
les  Schnaps  de  la  terre.  Le  hasard  voulut  qu'il  se  retournât;  par  un 
mouvement  dont  je  ne  fus  pas  maître,  je  rentrai  brusquement  la 
tête,  comme  surpris  en  flagrant  délit  d'espionnage.  —  Décidément, 
me  dis-je,  c'est  plus  difficile  que  je  ne  croyais  de  bien  faire  quand 
on  n'en  a  pas  l'habitude.  Je  me  tiendrai  désormais  en  garde  contre 
le  premier  mouvement,  car  chez  moi  c'est  le  mauvais.  En  atten- 
dant, réparons  notre  faute,  si  cela  est  possible.  —  Je  mis  donc 
fièrement  la  tète  à  la  fenêtre,  décidé  cette  fois  à  faire  des  signes  à 
l'étudiant,  et  même  à  crier  à  tue-tête,  si  cela  était  nécessaire.  L'é- 
tudiant tournait  le  coin  de  la  rue  de  la  Cigogne. 

—  Eh  bien!  si  je  courais  après  lui?  Oui,  mais  il  peut  être  entré 
dans  une  des  maisons  de  la  rue  de  la  Gigogne  ;  il  peut  avoir  pris  la 
ruelle  de  la  Nuée-Bleue;  il  peut  s'être  engagé  sous  la  voûte  des 
Brasseurs;  alors  à  quoi  bon  courir? 

Je  n'eus  pas  besoin  de  réfléchir  longtemps  pour  comprendre  que 
toutes  ces  objections  m'étaient  suggérées  par  l'égoïsme  et  la  pa- 
resse, car  après  tout,  si  j'avais  échoué  dans  mon  entreprise,  j'au- 
rais eu  du  moins  le  mérite  de  l'avoir  tentée. 

Le  dernier  coup  fut  porté  à  mes  bonnes  résolutions  par  cette  ré- 
flexion, assez  juste  d'ailleurs,  que,  tandis  que  je  raisonnais  au  lieu 
d'agir,  l'étudiant  avait  eu  le  temps  de  gagner  le  Vieux-Pont  et  de 
s'engager  dans  le  labyrinthe  inextricable  des  rues  du  faubourg  de 
Bavière. 

Après  quelques  minutes  d'une  indécision  vraiment  pénible,  je  son- 
nai Ivan.  L'étudiant  avait  peut-être  laissé  son  nom  et  son  adresse. 
Ivan  entra  discrètement.  D'habitude,  c'était  lui  qui  avait  peur  de 
moi,  cette  fois  c'est  moi  qui  avais  peur  de  lui;  il  m'avait  vu  com- 
mettre une  mauvaise  action.  11  me  sembla  saisir  l'ombre  d'un  re- 
proche sur  l'honnête  figure  de  mon  domestique,  et  son  œil  bleu  me 
parut  avoir  comme  une  expression  ironique.  Naturellement  cela  me 
déplut. 

—  Les  livres  de  ces  deux  rayons  sont  couverts  de  poussière,  lui 
dis-je  d'un  ton  rogue,  pourquoi  ne  les  avez-vous  pas  époussetés  ce 
matin? 

Sans  répondre  un  seul  mot,  il  alla  chercher  un  plumeau  et  le 
passa  à  petits  coups  méthodiques  sur  les  livres  qui  n'en  avaient  pas 
le  moindre  besoin.  J'étais  de  plus  en  plus  irrité,  car  son  extrême 
douceur  venait  de  me  mettre  une  fois  de  plus  dans  mon  tort. 

—  Mais  faites  donc  vite  et  sortez,  lui  dis-je.  On  croirait  que  vous 
faites  exprès  d'être  d'une  lenteur  aussi  agaçante! 

Il  jeta  un  dernier  coup  d'œil  sur  les  livres,  et  se  dirigea  vers  la 


LE    DOCTEUR   WURTZ.  813 

porte;  au  moment  où  il  allait  la  refermer  sur  lui,  je  fis  un  effort  qui 
coûta  beaucoup  à  ma  vanité,  et  du  ton  le  plus  indifférent  qu'il  me 
fut  possible  de  prendre  :  —  Ah  !  à  propos ,  comment  s'appelle  cet 
individu? 

—  Le  jeune  homme  a  dit  qu'il  s'appelait  Heilig,  George  Heilig,  et 
qu'il  venait... 

—  C'est  bon  ! 

Cela  était  peut-être  dit  un  peu  brusquement;  mais  aussi  de  quel 
droit  mon  domestique  viendrait-il  se  fourrer  dans  mes  affaires,  et 
me  donner  des  renseignemens  que  je  ne  lui  demande  pas?  Ivan  dis- 
parut, son  plumeau  sous  le  bras. 

Quant  à  moi,  je  me  trouvais  si  sot  et  si  désappointé  que  j'en  au- 
rais volontiers  pleuré  de  dépit.  Je  ne  savais  plus  ni  ce  que  je  vou- 
lais, ni  ce  que  je  ne  voulais  pas,  ou  plutôt  je  savais  bien  au  fond  ce 
que  je  voulais,  mais  je  n'avais  pas  le  facile  et  vulgaire  courage  de 
le  faire.  C'était  si  simple  cependant  d'aborder  franchement  la  ques- 
tion et  de  demander  où  demeurait  ce  jeune  homme,  sauf  à  faire 
ensuite  ce  que  j'aurais  jugé  convenable.  Seulement  cela  ressem- 
blait foi't  à  un  aveu,  et  je  n'étais  pas  disposé  à  faire  amende  hono- 
rable devant  mon  valet. 

Alors  je  me  levai  de  mon  fauteuil,  et  je  me  mis  à  arpenter  mon 
cabinet  dans  tous  les  sens  en  proie  à  une  agitation  nerveuse.  —  Eh 
bien!  décidément  j'irai!  me  dis-je  en  prenant  ma  canne  et  mon 
chapeau. 

J'irai,  c'est  bientôt  dit;  mais  encore  faut-il  savoir  où  aller.  Je  ne 
pus  prendre  sur  moi  d'interroger  directement  Ivan.  C'eût  été  mon- 
trer trop  d'intérêt  pour  ce  petit  Heilig.  Voici  comment  je  tournai  la 
question  :  j'étais  à  la  porte,  que  je  tenais  entr'ouverte  comme  pour 
sortir;  Ivan  était  devant  la  cheminée  occupé  à  remettre  le  globe 
d'une  pendule  qu'il  venait  de  remonter.  Je  saisis  ce  moment  où 
nous  nous  tournions  le  dos  pour  lui  demander  par-dessus  l'épaule  : 
—  N'est-ce  pas  rue  des  Tanneurs  que  demeure  ce  jeune  Liebig? 

Je  disais  rue  des  Tanneurs  comme  j'aurais  dit  rue  aux  Juifs  ou 
impasse  de  l' Ours-Noir.  Comme  cela,  ce  n'était  plus  un  renseigne- 
ment que  je  demandais,  mais  une  simple  rectification.  Cette  fois 
j'en  fus  pour  mes  frais  de  diplomatie,  et  franchement  c'était  bien 
fait.  Ivan,  après  m'avoir  appris  (parbleu!  je  le  savais  bien)  que  le 
nom  de  l'étudiant  était  Heilig  et  non  pas  Liebig,  me  déclara  qu'il 
ignorait  absolument  sou  adresse. 

Là-dessus  je  sortis,  et  je  me  mis  à  descendre  m.achinalement 
l'escalier,  profondément  mystifié,  sortant  sans  aucune  raison  de 
sortir  et  m'arrêtant  à  chaque  marche  pour  me  demander  lequel  se- 
rait le  plus  ridicule,  ou  de  rentrer  sottement,  étant  à  peine  sorti, 


81A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  de  vaguer  à  l'aventure  comme  un  chien  qui  a  perdu  son  maître. 
Je  me  révoltais  à  l'idée  de  faire  le  pied  de  grue  assez  longtemps 
pour  faire  croire  à  mon  domestique  que  j'avais  réellement  à  sortir, 
et  cependant  il  fallait  en  passer  par  là. 

Au  palier  du  premier  étage,  il  me  vint  tout  à  coup  une  idée  lumi- 
neuse. —  J'irai,  me  dis-je,  au  secrétariat  de  l'université,  et  M.  le 
secrétaire  Heindrich  me  donnera  l'adresse  de  l'étudiant  Heilig. 


IV. 


C'était  vers  la  fin  de  mai.  La  journée  était  chaude  et  brillante. 
Ëtait-elle  plus  brillante  que  celles  qui  l'avaient  précédée?  ou  bien 
la  joie  d'avoir  trouvé  une  solution,  la  conscience  que  ce  que  je  fai- 
sais là  était  décidément  bien,  lui  donnaient-elles  à  mes  yeux  un 
charme  nouveau?  Ce  que  je  sais  bien,  c'est  qu'il  me  sembla  que  je 
n'avais  joui  depuis  longtemps  d'une  aussi  belle  journée. 

Les  vieilles  maisons  de  Munchausen,  sombres  d'un  côté  de  la 
rue,  vivement  éclairées  de  l'autre,  découpaient  leurs  pignons  aigus 
et  dentelés  sur  un  ciel  d'un  bleu  humide  et  profond.  Sur  ce  bleu 
moutonnaient  de  petits  nuages  semblables  à  des  flocons  d'argent. 
Des  cigognes  traversaient  l'espace  d'un  vol  rapide,  les  pattes  re- 
jetées en  arrière.  Les  gens  que  l'on  rencontrait  avaient  l'air  heureux 
de  vivre. 

Quand  j'arrivai  au  vieil  hôtel  de  l'université,  il  était  trois  heures 
passées.  —  M.  le  secrétaire  Heindrich  est  parti  pour  sa  maison  de 
campagne  des  Tilleuls,  me  dit  le  vieux  portier,  qui  prenait  un  petit 
air  de  soleil  devant  la  porte. 

—  Merci,  Schmoll.  Un  beau  temps,  Schmoll? 

—  Un  assez  beau  temps,  Dieu  merci!  répondit  Schmoll  assez  sur- 
pris de  cet  accès  de  politesse. 

Le  croiriez-vous?  l'idée  d'une  petite  promenade  ne  m'effraya  pas 
trop,  quoique  j'eusse  éprouvé  de  tout  temps  une  horreur  systéma- 
tique pour  la  campagne,  sans  doute  parce  que  tout  le  monde  l'aime. 

Je  franchis  la  porte  de  Saxe,  et  me  voilà  tout  de  suite  dans  les 
champs.  Les  haies  d'aubépine,  blanches  de  fleurs,  embaument  l'air, 
les  abeilles  bourdonnent  de  tous  côtés,  et  l'on  entend  au  loin  le  cri 
des  cailles  dans  les  blés  verts  et  dans  les  petits  bois  de  pins.  De  la 
campagne  entière  se  dégage  une  odeur  enivrante  de  verdure  et  de 
pousses  nouvelles.  Tiens!  des  primevères!  tiens!  des  violettes!  Je 
me  demande,  sans  pouvoir  me  répondre,  depuis  combien  d'années 
je  n'ai  vu  de  violettes  et  de  primevères  qu'en  bouquets.  Les  voilà 
vivantes  e<:  comme  souriantes  sur  les  talus  des  fossés,  à  la  marge 


LE    DOCTEUR    WURTZ.  815 

des  prés  et  le  long  des  haies  !  Je  me  sens  tout  rajeuni  ;  je  crois  bien 
que  je  chanterais  si  j'osais,  mais  je  n'ose  pas,  et  alors  je  fais  un 
bouquet  de  violettes  et  de  primevères.  Mon  bouquet  est  très  beau 
et  sent  très  bon;  mais  voici  un  chaudronnier  ambulant  qui  débouche 
d'un  sentier.  J'ai  honte  de  mon  bouquet,  et  je  le  jette  dans  une 
haie.  0  puissance  de  l'opinion  publique  sur  ceux  mêmes  qui  sem- 
blent la  braver  1  Yoilà  un  philosophe  tenu  en  échec  par  un  étameur 
de  casseroles  ! 

Les  blés  succèdent  aux  luzernes,  les  jardins  aux  prairies;  la  Mun- 
chau,  fraîche  et  transparente,  glisse  rapidement  entre  ses  berges 
plantées  de  saules,  d'aunes  et  dd  peuphers,  tantôt  côtoyant  la  route, 
tantôt  l'abandonnant  pour  décrire  de  grandes  courbes  et  pousser 
une  reconnaissance  à  travers  la  campagne.  J'arrive  à  une  guinguette 
que  je  ne  connais  pas,  il  y  a  si  longtemps  que  je  ne  suis  venu  par 
ici  !  C'est  une  toute  petite  guinguette  avec  une  très  grande  en- 
seigne qui  brille  comme  un  arc-en-ciel.  La  guinguette  est  proprette 
et  avenante.  L'enseigne  étincelle  de  dorures  et  de  couleurs.  Je  lis 
en  lettres  d'or  :  Aux  armes  de  Munchamen.  En  effet,  voilà  bien  l'é- 
cusson  aux  trente-deux  quartiers  avec  tous  les  animaux  de  la  créa- 
tion héraldique,  bleus  sur  fond  d'or,  ou  dorés  sur  fond  d'azur,  et 
puis  en  exergue  la  devise  du  duc  régnant  :  virtute,  non  numéro. 
Cela  me  fait  songer  à  la  collection  de  tulipes  de  M.  le  secrétaire 
Heindrich. 

Juste  au-dessous  de  l'enseigne,  trois  dragons  du  régiment  grand- 
ducal,  attablés  devant  la  porte,  trempent  silencieusement  leurs 
grosses  moustaches  blondes  dans  d'énormes  verres  à  bière.  Ils  lais- 
sent errer  leurs  yeux  sur  la  campagne  fleurie.  Ils  me  regardent 
passer,  et  moi,  je  leur  trouve  l'air  si  heureux  et  si  bienveillant,  que 
je  leur  envoie  un  sourire  en  passant,  et  ils  me  souhaitent  cordiale- 
ment une  bonne  promenade. 

Mais  voici  qu'à  travers  un  treillage  j'aperçois  sous  une  tonnelle 
de  houblon  les  casquettes  d'un  groupe  d'étudians.  Plus  bruyans 
que  les  dragons,  ils  rient  aux  éclats,  ils  crient,  ils  applaudissent 
quelque  facétie  universitaire;  ils  entonnent  en  chœur  les  intermi- 
nables couplets  de  la  chanson  populaire  : 

Bois  de  la  Mère,  bonne  Lisette! 

Sont-ils  gais!  sont-ils  heureux  de  vivre!  s'amusent-ils  de  peu  de 
chose!  Je  pense  cela  en  moi-même,  et  j'en  suis  presque  ému;  mais 
cette  émotion  ne  dura  guère. 

Au  moment  où  je  passe  devant  la  tonnelle,  il  se  fait  tout  à  coup 
un  profond  silence,  puis  j'entends  des  chuchotemens  et  des  rires 


816  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

étouffés.  11  est  certain  qu'on  se  moque  de  moi,  et  malheureusement 
il  est  certain  qu'on  n'a  pas  tort,  quoiqu'en  ce  moment  je  ne  puisse 
me  décider  à  en  convenir;  car  enfin  qui  sait,  parmi  ces  jeunes  gar- 
çons, que  je  suis  devenu  bon,  ou  plutôt  que  j'ai  formé  le  dessein  de 
le  devenir,  ou  plutôt  que  je  fais  une  expérience  sur  moi-même? 

Tout  cela  est  fort  juste,  mais  ma  joie  est  gâtée,  et,  comme  un 
malheur  ne  vient  jamais  ssul,  je  m'aperçois  bientôt  que  la  route  se 
met  à  longer  un  mur  nouvellement  bâti.  Il  n'en  finit  pas  ce  mur, 
et  puis  il  est  tout  blanc,  exposé  en  plein  midi;  il  fait  de  la  route  une 
vraie  fournaise,  sans  compter  que  la  Munchau,  revenue  de  son  ex- 
cursion à  travers  la  plaine,  s'est  rapprochée  tout  exprès  pour  res- 
serrer le  chemin  contre  le  mur  et  m'aveugler  de  ses  reflets. 

Je  ne  suis  pas  bon  marcheur;  me  voilà  déjà  tout  en  nage,  et  j'ai 
fait  à  peine  la  moitié  de  la  course.  Continuerai-je  ou  retournerai-je 
à  Munchausen  sans  aller  plus  loin?  Après  tout,  qu'est-ce  que  cet 
Heilig  pour  qui  je  me  donne  tant  de  peine,  et  qui  probablement 
m'en  saura  si  peu  de  gré?  En  somme,  je  ne  lui  dois  rien.  Comme 
première  épreuve  de  ma  force  de  volonté,  c'est  assez  de  peine  et  de 
travail.  Je  vois  ce  que  je  puis  faire  :  je  ferai  plus  et  mi  ux  la  se- 
conde fois.  Et  puis  le  mur  que  voici  a  liien  trois  cents  pas,  oh!  oui, 
trois  cents  pas  au  moins.  Voilà  ce  que  disait  ma  lâcheté. 

Quelque  chose  en  moi  protesta.  Le  mérite,  si  mérite  il  y  avait, 
ne  consistait  pas  à  avoir  fait,  dans  une  sorte  d'ivresse,  une  joyeuse 
et  charmante  promenade;  il  consistait  à  surmonter  le  premier  dé- 
goût et  à  triompher  du  premier  obstacle  sérieux.  Le  désenchante- 
ment que  m'avaient  causé  les  rires  et  les  chuchotemens  des  étu- 
dians,  la  fatigue  que  je  commençais  à  ressentir,  la  crainte  de  la 
chaleur,  tout  cela  additionné  ensemble  formait  une  tentation  :  c'était 
la  première;  il  était  d'autant  plus  nécessaire  d'en  triompher  dès  le 
début,  si  je  ne  voulais  être  exposé  à  lâcher  pied  hçnteusement  de- 
vant chaque  nouvelle  difficulté. 

—  Point  de  sotte  faiblesse,  m'écriai-je  pour  conclure;  il  n'est 
chaleur  qui  tienne,  je  veux  aller  aux  Tilleuls,  et  j'irai,  ne  t'en  dé- 
plaise, ô  mur  blanc  !  — J'espérais  que  ce  bon  mouvement  compen- 
serait la  série  de  petites  lâchetés  que  j'avais  commises  depuis  quel- 
ques heures.  Hurrah!  pour  Heilig,  et  en  avant! 

Cela  dit,  je  donnai  un  bon  coup  de  ma  canne  sur  le  sol,  comme 
pour  confirmer  ma  résolution,  et  je  partis  du  pied  gauche,  marchant 
au  pas  et  sifïlant  la  marche  des  dragons.  Tout  en  sifflant,  je  comp- 
tais mes  pas;  le  mur  n'en  avait  que  cent  vingt.  Donc  en  cette  occa- 
sion mon  imagination,  dupe  elle-même  de  la  paresse  et  de  la  mau- 
vaise humeur,  m'avait  surfait  la  difllculté  de  toute  la  diffî^-rence  qu'il 
y  a  entre  trois  cents  et  cent  vingt.  De  ce  petit  calcul  sortit  une  réso- 


LE    DOCTEUR   WURTZ.  817 

lution  générale  ^t  motivée  de  me  défier  de  mon  imagination  et  de 
ses  chimères. 

Telle  est  la  vertu  d'une  bonne  résolution,  que  toute  ma  gaîté  me 
revint  aussitôt,  et  je  m'amusai,  le  reste  de  la  route,  comme  un  éco- 
lier qui  fait  l'école  buissonnière,  à  regarder  voler  les  papillons  au- 
dessus  des  luzernes  en  fleur  et  les  libellules  au  corselet  d'acier  bruni 
parmi  les  joncs  et  les  roseaux. 

Enfin  j'arrivai  en  vue  des  Tilleuls.  M'étais-je  assez  moqué  autre- 
fois du  nom  de  la  campagne  de  M.  le  secrétaire  Heindrich  !  Quatre 
méchans  tilleuls  abritant  une  toute  petite  grille  d'entrée  et  deux 
bancs  de  pierre  grands  comme  la  main,  cela  valait-il  la  peine  que 
l'on  en  fît  tant  de  bruit?  Le  nom  pompeux  de  cette  petite  maison  ne 
laissait-il  pas  croire  que  M.  Heindrich  avait  tout  un  vaste  domaine 
planté  d'une  forêt  de  tilleuls?  Voilà  ce  que  je  disais  autrefois  pour 
faire  de  la  peine  à  cet  excellent  homme. 

En  moi-même,  je  faisais  à  cette  heure  amende  honorable  de 
toutes  mes  railleries  d'autrefois.  C'est  un  si  joli  arbre  que  le  tilleul, 
son  nom  est  si  doux  à  prononcer.  Ces  quatre-là  surtout  m'envoyaient 
de  loin  le  parfum  subtil  et  pénétrant  de  leurs  fleurs  verdâtres,  qui 
m'arrivait,  comme  irn  souhait  de  bienvenue,  par  bouffées  si  parfu- 
mées et  si  enivrantes!  Us  avaient  un  air  hospitalier,  bon,  naïf;  ils 
étaient  là  comme  pour  faire  les  honneurs  de  la  porte  et  dire  aux 
gens  :  Entrez,  vous  êtes  ici  chez  vous! 

Et  la  collection  de  tulipes!  quel  texte  inépuisable  de  plaisanteries 
et  de  quolibets  !  Mais  j'avais  beau  faire,  M.  Heindrich  était  si  doux 
et  si  conciliant  que  je  ne  pouvais  l'amener  à  une  de  ces  bonnes 
grosses  querelles  que  j'aimais  tant. 

Je  venais  de  faire  en  moi-même  amende  honorable  aux  tilleuls; 
pendant  qu-e  j'y  étais,  je  réhabilitai  dans  mon  estime  les  tulipes,  qui 
sont,  après  tout,  de  magnifiques  échantillons  de  couleur.  Quant  à 
M.  Heindrich,  il  n'avait  pas  besoin  d'être  réhabilité  :  si  hargneux 
que  l'on  soit,  on  ne  peut  parvenir  à  cet  idéal  de  misanthropie  de  ne 
pas  aimer  au  fond  M.  notre  secrétaire. 

C'est  sans  doute  parce  que  j'avais  oublié  dans  mes  actes  de  con- 
trition mon  ancien  ennemi  Sultan  qu'il  se  montra  si  revêche.  J'al- 
lais sonner  à  la  petite  grille  dans  les  meilleures  dispositions  du 
monde,  lorsque  je  vis  apparaître  derrière  les  barreaux  la  face  de 
barbet  la  plus  irritée  et  la  plus  inhospitalière.  Sultan  aboyait  du 
haut  de  sa  tête  et  me  montrait  toutes  ses  dents,  qui  me  parurent  fort 
pointues.  Il  n'avait  pas  oublié,  lui,  nos  vieilles  querelles  d'autrefois; 
pas  plus  que  les  étudians  des  Armes  de  Mimchausen,  il  ne  semblait 
se^douter  qu'il  eut  devant  lui  un  philosophe  pratique  en  train  de 
devenir  l'ami  de  l'homme,  et  par  conséquent  celui  du  chien,  selon 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  52 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  proverbe  français.  J'eus  baau  prendre  une  voix  douce  et  l'appeler 
par  son  nom,  les  paroles  ne  lui  suffisaient  pas;  rendu  défiant  par 
l'expérience,  il  lui  fallait  des  actes.  Pendant  que  nous  discutions, 
xhacun  en  notre  langue,  M.  le  secrétaire,  attiré  par  le  bruit,  apparut 
en  manches  de  chemisa  et  en  chapeau  de  paille,  tenant  de  chaque 
main  un  arrosoir  vide  qui  laissait  encore  perler  quelques  gouttes 
sur  le  sable  fin  de  l'allée.  M.  le  secrétaire  sembla  d'abord  un  peu 
surpris  de  me  voir,  puis,  déposant  ses  arrosoirs  et  apaisant  Sultan, 
qui  tenait  à  avoir  le  dernier  mot  : 

—  Comme  c'est  aimable  à  vous,  monsieur  le  professeur  Wïirtz, 
de  me  faire  une  aussi  agréable  surprise  !  Vous  allez  d'abord  vous 
rafraîchir,  nous  causerons  ensuite. 

Je  voulus  inutilement  protester  que  je  ne  faisais  qu'entrer  et  sor- 
tir; le  brave  homme  ne  voulut  rien  entendre,  et,  me  prenant  des 
mains  ma  canne  et  mon  chapeau,  il  m'introduisit  dans  une  salle 
basse,  où  les  volets,  fermés  à  cause  de  la  chaleur,  ne  laissaient  pé- 
nétrer que  quelques  rayons  d'une  vive  lumière  où  dansaient  des 
myriades  d'atomes  dorés.  Il  y  régnait  une  fraîcheur  délicieuse,  la 
bière  était  exquise,  l'hôte  souriant.  C'était  juste  ce  que  j'aurais  pu 
souhaiter  après  ma  course  au  soleil,  et  j'admirai  comme  toutes 
choses  s'enchaînaient  pour  me  faire  en  somme  un  plaisir  de  ce  que 
j'avais  accepté  d'avance  comme  un  devoir  ennuyeux.  C'est  moi  qui 
le  premier  proposai  une  petite  visite  à  la  collection  des  tulipes. 
Mon  hôte  était  ravi.  Quand  je  lui  dis  que  les  Armes  de  Munchaiisen 
m'avaient  fait  penser  à  ses  tulipes,  il  rougit  de  plaisir,  et  poussa 
la  familiarité  jusqu'à  m'appeler  «  son  cher  M.  Wûrtz.  » 

Quand  je  dis  à  M.  le  secrétaire  pourquoi  j'étais  venu  : 

—  George  Heilig!  dit -il  en  se  frottant  le  bout  du  nez  avec  son 
index,  comme  quelqu'un  qui  fait  un  effort  de  mémoire,  George 
Heilig!  charmant  garçon...,  étudiant  du  cours  de  théologie...,  doit 
demeurer  dans  la  ruelle  des  Blancs-Moineaux,  au-dessus  d'un  ton- 
nelier. 

V. 

Je  pris  congé  et  je  partis,  les  jambes  un  peu  raides  et  légèrement 
refroidi,  sans  trop  savoir  pourquoi,  sur  mon  projet  de  réforme.  Je 
cherchai,  chemin  faisant,  la  cause  de  cette  réaction,  lorsque  je  m'a- 
perçus, à  deux  bâillemens  que  je  surpris  coup  sur  coup,  que  je 
commençais  à  avoir  très  grand'faim. 

Je  tire  ma  montre,  elle  marque  six  heures;  or  je  dîne  d'habitude 
à  six  heures  et  demie  très  précises,  et  j'avais  devant  moi  pour  plus 
d'une  grande  heure  de  marche.  Je  n'ai  pu  prévenir  Ivan,  le  gigot 


LE   DOCTEUR   AVURTZ.  819 

aux  confitures  de  groseille  sera  calciné,  et  la  choucroute  ne  sera 
pas  mangeable.  Je  me  connais,  après  un  aussi  misérable  dîner  je  ne 
dormirai  pas,  j'aurai  la  migraine,  et  ma  leçon  de  demain  sera  mau- 
vaise. C'était  la  gourmandise  qui  disait  cela  en  moi,  la  gourmandise, 
qui  est  un  vice  d'égoïste.  Je  m'en  aperçus  à  temps,  et,  comprenant 
que  je  m'en  allais  à  la  dérive  sur  un  courant  trop  bien  connu,  je  tins 
tête  à  l'orage,  et  je  fis  bonne  résistance. 

—  Ah!  il  te  faut  des  gigots  cuits  à  point,  et  l'idée  d'une  chou- 
croute manquée  suffit  pour  te  mettre  de  mauvaise  humeur!  Eh 
bien  !  tu  seras  puni  par  où  tu  as  péché  ! 

En  disant  cela,  je  pris  la  ferme  résolution  de  ne  pas  dîner  avant 
d'avoir  vu  ce  jeune  Heilig.  Qui  sait,  pensai-je,  si  le  pauvre  garçon 
n'est  pas  dans  un  besoin  pressant,  et  ne  compte  pas  les  heures  avec 
angoisse? 

Ici,  il  me  vint  une  idée  que  je  jugeai  excellente  et  qui  me  fit  sou- 
rire; je  doublai  le  pas  pour  la  mettre  plus  tôt  à  exécution.  Alors 
j'oubliai  comme  par  enchantement  ma  faim  et  ma  fatigue,  et  je  jetai 
sur  tout  ce  qui  m'entourait  des  regards  satisfaits. 

La  demie  après  sept  heures  sonnait  au  beffroi  de  la  place  d'Armes 
quand  je  commençai  à  gravir  l'escalier  étroit  de  l'étudiant.  Je  comp- 
tai d'abord  cinq  étages,  qui  m'amenèrent  essouiHé  et  haletant  au 
pied  d'une  échelle  de  meunier.  L'échelle  aboutissait  à  la  porte  d'une 
mansarde.  Je  frappai.  On  ouvrit  aussitôt,  et  George  Heilig  en  per- 
sonne m'introduisit  dans  un  réduit  dont  la  nudité  faisait  peine  à 
voir.  L'étudiant  m'offrit  poliment  son  unique  chaise,  et  attendit, 
debout,  ce  que  je  pouvais  avoir  à  lui  dire. 

J'avais  un  peu  compté  le  voir  surpris  et  charmé  de  ma  visite  et 
de  l'honneur  que  je  lui  faisais.  Surpris,  il  l'était,  cela  se  voyait  bien; 
charmé,  je  n'en  suis  pas  aussi  sûr.  Gela  me  piqua  un  peu,  mais  je 
résolus  d'à  me  contenir.  J'avais  vraiment  trop  fait  jusque-là  pour 
risquer  de  tout  perdre  par  un  faux  mouvement. 

Après  avoir  un  peu  soufflé,  je  lui  dis  :  —  Yous  êtes  venu  chez 
moi,  c'est  sans  doute  pour  affaire. 

—  En  effet,  monsieur  le  professeur,  c'est  pour  une  affaire  très 
sérieuse. 

—  Très  bien  !  mais  nous  serons  plus  à  notre  aise  chez  moi.  Al- 
lons! venez  partager  mon  souper;  nous  causerons  à  table. 

Il  rougit,  et  je  compris,  mais  trop  tard,  que  j'avais  fait  une  allu- 
sion blessante  à  la  pauvreté  de  son  logis.  Il  déclina,  en  fort  bons 
termes  d'ailleurs,  l'honneur  que  je  voulais  lui  faire,  me  demandant 
seulement  la  permission  de  me  reconduire  et  de  me  parler  en  che- 
min . 

Pour  le  coup,  c'était  trop  fort!  Me  refuser!  et  cela  quand  je  m'é- 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tais  mis  hors  d'haleine  pour  monter  ses  six  étages!  J'étais  si  loin  de 
m'attendre  à  cette  réponse,  que  je  restai  un  instant  à  regarder  l'é- 
tudiant avec  des  yeux  tout  interdits.  J'ouvrais  déjà  la  bouche  pour 
le  remettre  à  sa  place,  quand  une  réflexion  me  traversa  rapidement 
le  cerveau.  C'est  encore  une  tentation,  me  cria  une  voix  intérieure, 
allons,  ferme!  un  bon  mouvement! 

Alors  je  me  mis  à  sourire,  et,  tendant  cordialement  ma  main  au 
jeune  étudiant,  qui  n'osa  pas  me  refuser  la  sienne,  je  lui  dis  avec 
une  bonhomie  qui  me  surprit  moi-même  :  —  Non,  non!  mon  jeune 
ami,  je  ne  l'entends  pas  ainsi.  Vous  m'en  voulez,  et  vous  êtes  dans 
votre  droit;  mais  je  suis  aussi  dans  le  mien  en  essayant  d'obtenir 
mon  pardon.  Or  je  ne  croirai  l'avoir  obtenu  que  si  vous  me  faites 
le  plaisir  de  souper  avec  moi. 

11  sourit  alors,  et  s'inclinant  avec  une  grâce  courtoise  :  — Je  suis, 
dit-il,  aux  ordres  de  M.  le  professeur. 

Il  me  plaisait,  ce  garçon,  probablement  parce  que  je  m'étais 
donné  quelque  mal  à  son  idtenlion,  et  comme  j'étais  un  peu  fatigué 
d'avoir  couru  si  loin  et  d'être  monté  si  haut,  je  m'appuyai  sur  son 
bras.  Les  étudians  que  nous  rencontrions  étaient  saisis  d'une  stu- 
peur profonde  en  voyant  le  professeur  Wiirtz  passer  bras  dessus 
bras  dessous  avec  un  des  leurs.  Dans  les  groupes,  on  se  poussait  le 
coude,  on  se  retournait  quand  nous  étions  passés.  Quelques  mau- 
vais plaisans  levèrent  même  les  bras  au  ciel  comme  pour  le  prendre 
à  témoin. 

Ivan,  qui  savait  quo,  sous  aucun  prétexte,  je  n'avais  jamais  re- 
tardé d'une  minute  l'heure  de  mon  dîner,  commençait  à  se  deman- 
der sérieusement  s'il  n'irait  pas  prévenir  son  excellence  M.  le  di- 
recteur de  la  police  grand-ducale.  Son  inquiétude  se  transforma  en 
un  ahurissement  comique  quand  il  fut  témoin  de  ce  phénomène 
étrange  :  le  professeur  Wûrtz  amenant  un  convive,  et  quel  convive! 
un  étudiant!  Je  fus  obligé  de  lui  donner  deux  fois  l'ordre  de  mettre 
un  second  couvert. 

Le  gigot  aux  confitures  était-il  desséché?  Je  n'en  ai  nulle  souve- 
nance. La  choucroute  était-elle  mangeable?  Probablement,  puis- 
qu'elle fut  mangée,  et  même  d'un  assez  grand  appétit.  Quand,  à 
l'exemple  des  héros  d'Homère,  «  nous  eûmes  chassé  la  faim  et  la 
soif,  »  Ivan  mit  devant  nous  une  vieille  fiole  de  kirsh  au  ventre  re- 
bondi; nous  allumâmes  nos  pipes,  et  Ileilig  me  raconta  son  histoire. 
Il  étudiait  la  théologie  avec  l'iutentioa  d'être  pasteur;  son  père  ve- 
nait de  mourir,  laissant  à  sa  charge  le  reste  de  la  famille.  Il  lui 
fallait  donc  renoncer  à  ses  études  pour  chercher  une  place  de  pré- 
cepteur. Il  avait  appris  que  le  prince  von  Stackelbaum  cherchait  un 
précepteur.  On  lui  avait  dit  que  je  connaissais  un  peu  le  prince, 


LE    DOCTEUR   WURTZ.  821 

et  il  était  venu  à  tout  hasard  me  demander  une  lettre  de  recom- 
mandation. La  lettre  fut  écrite  séance  tenante,  et  fit  si  bon  effet 
que  mon  nouvel  ami  fut  installé  dès  le  surlendemain  dans  ses  fonc- 
tions, et  partit  pour  Milan,  où  le  prince  avait  un  haut  emploi. 

L'aventure  cependant  fit  du  bruit.  Songez  donc,  un  étudiant  avait 
été  vu  au  bras  du  docteur  Wûrtz,  puis  il  avait  mystérieusement 
disparu!  Ce  furent  bien  d'autres  exclamations  quand  on  apprit  que 
ce  même  étudiant  avait  dîné  en  téte-à-tête  avec  le  monstre  ! 

Alors  parut,  dans  une  petite  Gazette  manuscrite  que  les  étudians 
rédigeaient  et  s'amusaient  à  faire  circuler,  une  facétie,  imitée  de 
ces  articles  de  journaux  français  que  nos  voisins  d'outre -Rhin  ap- 
pellent «  articles  à  sensation.  »  Sous  ce  titre  :  Bcplorable  aventure 
d'un  étudiant  dévoré  par  un  ours,  —  horribles  détails,  l'auteur 
racontait  que  l'infortuné  Heilig,  attiré  traîtreusement  jusque  dans 
sa  caverne  par  un  ours  déguisé  en  homme ,  avait  été  mystérieuse- 
ment dévoré.  On  n'avait  retrouvé  que  la  petite  casquette,  la  pipe 
de  porcelaine  et  les  grandes  bottes  dont  on  donnait  le  portrait  au- 
thentique. Cette  boutade  fit  rire  toute  l'université  à  mes  dépens.  Un 
peu  plus  tard,  lorsque  j'en  eus  connaissance,  elle  m'amusa  beau- 
coup; c'était  bon  signe,  et  je  fus  content  de  moi. 

Comme  je  craignais  fort  les  rechutes,  je  pris  la  résolution  de  ne 
rien  négliger  de  tout  ce  qui  pourrait  m'en  préserver.  Je  crus  pru- 
dent de  prendre  toutes  mes  précautions,  comme  un  chimiste  qui 
s'assure  avec  le  plus  grand  scrupule  que  rien  ne  fera  manquer  ses 
expériences. 

Par  exemple,  je  résolus  de  ne  négliger  à  l'avenir  aucune  des  for- 
mules et  des  habitudes  de  politesse  que  j'avais  tenues  jusque-là 
en  souverain  mépris.  Je  voulais  que  ce  fussent-  pour  moi  des  signes 
extérieurs,  des  symboles  destinés  à  me  rappeler  à  toute  heure  et 
en  toute  circonstance  les  résolutions  que  j'avais  prises.  Quand  un 
groupe  d'étudians  me  saluait,  je  n'alTectais  plus  de  regarder  les  af- 
fiches de  spectacle  ou  de  vente  pour  éviter  de  rendre  le  salut.  Quand 
je  rencontrais  un  de  mes  collègues,  au  lieu  de  l'éviter,  je  le  saluais 
le  premier,  autant  que  possible;  je  devins  respectueux  pour  les 
vieillards  et  les  personnes  en  dignité,  et  courtois  pour  les  dames. 

Cela  me  fit  dans  le  commencement  un  effet  si  singulier  que  je 
fus  plusieurs  fois  sur  le  point  de  renoncer  à  ce  qui  me  paraissait 
souvent  une  inutile  et  fatigante  comédie;  mais,  comme  cela  entrait 
dans  mon  système,  je  ne  me  décourageai  pas  malgré  les  plaisan- 
teries qui  pleuvaient  de  toutes  parts.  Les  étudians  s'échelonnaient 
sur  ma  route  pour  me  forcer  de  saluer  vingt  fois  en  vingt  pas,  et  je 
les  entendais  pouffer  de  rire  lorsque  j'avais  le  dos  tourné.  Je  me 
sentis  bien  souvent  rougir  de  colère,  et  j'eus  souvent  aussi  la  ten- 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tation  de  donner  une  verte  leçon  aux  rieurs;  mais  je  me  calmais 
bien  vite  en  songeant  que  cela  était  ainsi  parce  que  je  l'avais  voulu 
ainsi,  que  je  payais  l'arriéré  d'une  vieille  dette  qu'il  s'agissait  d'é- 
teindre, au  lieu  de  l'accroître.  —  Tout  cela,  me  disais-je,  est  le 
contre-coup  de  bien  des  mauvais  mouvemens  d'autrefois,  et  je  me 
prépare  au  milieu  de  ces  épreuves  un  meilleur  avenir. 

La  Gazette  manuscrite  publia  alors  une  série  de  dessins  où  l'on 
représentait  un  ours  qui  faisait  ses  études  pour  passer  prochaine- 
ment ses  examens  de  professeur  de  maintien  et  de  maître  à  danser. 

Les  langues  cependant  allaient  leur  train  dans  la  société  de  Mun- 
chausen.  L'un  disait  :  Vous  savez,  le  docteur  Wiirtz?  il  est  très  ma- 
lade, on  dit  que  c'est  un  ramollissement  du  cerveau;  l'autre.  C'est 
une  gageure  !  —  Les  fins  politiques  se  demandaient  :  Quel  intérêt 
a-t-il  à  être  si  poli?  —  Quelqu'un  insinua  que  je  voulais  sans  doute 
devenir  recteur,  et  que  je  quêtais  des  suffrages.  Un  autre  supposa 
que  j'entrevoyais  peut-être  dans  mes  rêves  la  clé  de  chambellan. 
L'on  alla  même  jusqu'à  faire  courir  le  bruit  que  j'avais  dessein  de 
me  marier,  et  l'on  se  demandait  déjà  dans  les  salons  quelle  était  la 
malheureuse? 

Je  laissai  dire,  suivant  de  très  près  les  mouvemens  de  mon  âme 
et  m'inquiétant  peu  provisoirement  de  ceux  de  l'opinion  publique. 

Je  constatai  facilement  qu'il  y  avait  dans  l'espèce  d'allégresse  où 
me  tenait  cet  état  de  lutte  perpétuelle  plus  d'orgueil  scientifique 
que  de  désir  d'amendement  moral.  Quelquefois  je  ne  m'en  inquié- 
tais pas  trop,  parce  que,  après  tout,  je  ne  voulais  autre  chose  que 
tenter  une  expérience.  D'autres  fois  j'aurais  ardemment  souhaité 
de  me  voir  intérieurement  plus  changé.  Je  réfléchissais  cependant 
qu'il  fallait  laisser  agir  le  temps  :  vouloir  constater  une  transforma- 
tion de  l'âme  au  bout  de  quelques  semaines,  c'était  montrer  l'im- 
patience de  l'enfant  qui  va  du  doigt  gratter  la  terre  pour  voir  si  la 
graine  qu'il  a  semée  hier  n'a  pas  encore  germé.  Nous  ensemençons 
notre  âme,  c'est  Dieu  qui  fait  lever  le  grain  de  sénevé.  Cette  simple 
réflexion  me  donna  de  la  force  et  de  la  persévérance.  Cependant 
lorsqu'il  fut  de  notoriété  publique  que  mon  cerveau  n'était  pas  atta- 
qué, que  mes  leçons  avaient  même  gagné  en  clarté  et  en  profon- 
deur, lorsqu'il  fut  bien  constaté  que  je  ne  soutenais  pas  une  ga- 
geure, que  je  ne  songeais  pas  le  moins  du  monde  à  me  faire  élire 
recteur,  lorsque  les  chambellans  eurent  cessé  de  craindre  pour  leurs 
clés,  on  s'inquiéta  moins  de  mes  faits  et  gestes,  l'opinion  publique 
se  montra  moins  malveillante. 

Je  le  reconnus  à  mille  indices  auxquels  j'étais  bien  sûr  de  ne  pas 
me  tromper.  Les  étudians  cessèrent  de  se  mettre  en  espalier  pour 
me  forcer  à  exécuter  des  saluts  ridicules.  La  Gazette  manuscrite, 


LE    DOCTEUR    WURTZ.  823 

sans  renoncer  à  l'ours  qui  lui  avait  valu  tant  de  succès,  ne  publiait 
plus  de  séries  sur  ce  personnage,  mais  simplement  des  dessins  iso- 
lés, toujours  amusans,  mais  de  moins  en  moins  blessans  pour  la  vic- 
time. On  finit  par  m'accepter  tel  que  j'étais.  Les  gens  se  conten- 
taient de  dire  :  C'est  un  homme  qui  manque  de  grâce,  mais  qui  a  de 
la  bonne  volonté. 


VI. 

Dix-huit  mois  environ  après  le  commencement  de  mon  épreuve, 
M.  le  conseiller  Wentzel,  avec  qui  j'avais  causé  musique  dans  les 
salons  de  M.  le  recteur,  m'invitait  à  ses  symphonies  du  vendredi. 
Cela  fit  grand  bruit  dans  Munchausen,  parce  que  M.  le  conseiller 
était  très  avare  de  ses  invitations,  et  il  semblait  au  moins  étrange 
que  moi  précisément  je  fusse  l'objet  d'une  pareille  préférence. 

J'avais,  comme  tous  les  Allemands,  le  goût  ou  plutôt  la  passion 
de  la  musique;  mais  jusqu'alors  je  haïssais  trop  le  contact  de  la 
foule  pour  aller  entendre  au  Thiergarten  l'excellente  musique  des 
dragons,  je  me  sentais  aussi  trop  déplacé  dans  un  salon  pour  oser 
franchir  quelques-unes  des  portes  qui,  à  la  rigueur,  auraient  encore 
pu  s'ouvrir  devant  moi. 

Si  vous  avez  été  longtemps  sans  entendre  de  bonne  musique,  vous 
jugerez  de  mon  ravissement  lorsque  je  fus  à  même  d'en  écouter 
d'excellente  au  milieu  de  quelques  personnes  distinguées,  qui,  par 
cela  seul  que  nous  nous  rencontrions  sur  un  terrain  privilégié,  ne 
s'inquiétaient  pas  de  mon  passé,  et  m'accueillaient  avec  bienveil- 
lance. 

Ce  soir-là,  on  jouait  Yandcmte  de  la  Symphonie  en  la  de  Beetho- 
ven. 11  me  sembla  qu'au  début  le  grand  artiste  avait  voulu  exprimer 
l'angoisse  et  les  plaintes  d'une  âme  vaillante  écrasée  par  la  dou- 
leur; puis  tout  à  coup,  au  milieu  de  cette  immense  douleur,  on 
voit  poindre  une  lueur  d'espérance  qui  peu  à  peu  grandit,  éclaire 
l'âme  tout  entière,  et  lui  arrache  enfin  de  véritables  cris  de  triom- 
phe. C'était,  moins  la  grandeur  et  la  sublimité  du  génie,  l'image 
même  de  la  lutte  que  je  soutenais  avec  bravoure,  sinon  avec  succès, 
contre  les  défaillances  et  les  révoltes  de  mon  âme.  Voilà  du  moins 
ce  que  je  ressentais  avec  une  émotion  profonde;  cette  douleur,  je  la 
connaissais,  je  l'avais  éprouvée;  seulement  le  grand  maître  l'idéa- 
lisait et  la  rendait  sublime.  Cette  espérance,  je  l'avais  éprouvée, 
je  l'éprouvais  encore;  cette  joie,  j'espérais  bien  la  ressentir  un  jour, 
et  qui  me  dit  d'ailleurs  que  ce  jour  ne  fût  pas  arrivé?  Quels  maîtres, 
mon  Dieu  !  que  ceux  dont  les  chants  peuvent  ainsi  s'emparer  d'une 
âme  et  l'arracher  à  son  désespoir  ou  à  son  abaissement! 


824  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  la  première  fois  depuis  vingt  ans,  je  parlai  avec  une  pléni- 
tude de  cœur  et  un  abandon  qui  me  surprirent  moi-même  quand 
j'y  repensai.  Je  vis  que  j'intéressais  les  personnes  présentes;  cela 
me  mit  en  verve  et  me  fit  exprimer  sous  la  forme  la  plus  inattendue 
et  la  plus  heureuse  des  idées  qui  me  venaient  tout  à  coup  et  aux- 
quelles je  n'avais  jamais  songé. 

Lorsque  je  sortis  de  chez  M.  le  conseiller,  je  pris  par  le  plus  long, 
c'est-à-dire  par  les  remparts,  pour  rentrer  chez  moi.  Je  me  sentais 
absolument  transformé.  Pour  la  première  fois,  je  compris  qu'il  s'é- 
tait creusé  un  abîme  entre  le  passé  et  le  présent.  En  ce  moment, 
je  ne  songeais  plus  à  analyser  mes  sensations,  ni  à  suivre  un  pro- 
gramme, ni  à  faire  le  chimiste;  je  jouissais  par  le  cœur  de  la  sym- 
pathie que  j'inspirais  et  de  celle  que  je  ressentais. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  le  cœur  qui  s'épanouissait  après  une 
contrainte  morose  de  tant  d'années,  c'est  l'esprit  qui  s'ouvrait  à  des 
idées  nouvelles,  et  par-delà  les  horizons  connus  entrevoyait  des  ho- 
rizons nouveaux.  — Je  suis  heureux  !  je  suis  heureux  !  murmurais-je 
à  demi-voix  en  marchant  d'un  pas  léger  sur  les  gazons  des  rem- 
parts, les  yeux  perdus  dans  l'horizon  fantastique  que  la  lune  argen- 
tait  de  sa  lumière  tranquille. 

Quel  charme  magique  que  celui  de  la  sympathie!  Quelle  mer- 
veille que  l'attrait  mystérieux  d'une  âme  pour  une  autre  âme!  Il 
suffit  d'une  personne  distinguée  qui  vous  écoute  avec  sympathie 
pour  tirer  de  votre  âme  des  accens  inconnus,  pour  en  faire  jaillir 
des  pensées  qu'elle  ne  croyait  pas  receler.  Je  reprenais  une  à  une 
les  choses  que  j'avais  dites  chez  M.  le  conseiller,  et  il  me  semblait 
que  toutes  ces  pensées  fussent  venues  d'une  source  où  je  n'avais 
jamais  puisé  de  ma  vie.  C'est  alors  (il  m'en  souvient  comme  si  j'y 
étais  encore)  que  tout  à  coup,  entre  le  deuxième  et  le  troisième  or- 
meau à  partir  de  la  porte  Karolus-Magnus,  j'eus  comme  la  révéla- 
tion et  l 'inspiration  de  mon  livre  De  la  Sympathie.  J'ai  depuis  ap- 
profondi et  développé  le  sujet,  mais  je  n'ai  rien  changé  d'essentiel 
au  plan  que  je  jetai  sur  le  papier  avec  une  précipitation  fiévreuse 
en  rentrant  chez  moi. 

J'étais  si  heureux  et  si  troublé  que  je  ne  pouvais  parvenir  àm'en- 
dormir.  Dans  l'engourdissement  d'un  demi-sommeil,  mon  imagina- 
tion, prenant  sa  volée,  se  jouait  au  milieu  des  idées  et  des  sentimens 
qui  m'avaient  possédé  toute  cette  soirée,  et  en  composait  les  rêves 
les  plus  bizirres.  J'en  vins  à  me  figurer  que  mon  livre  De  la  Sym- 
putlde  M^w^ii  de  paraître,  et  qu'il  obtenait  le  plus  brillant  succès. 
Alors  un  de  ces  terribles  savans,  comme  notre  Allemagne  en  pro- 
duit tant,  analysait  devant  un  public  fantastique  la  vie  et  les  idées 
de  l'auteur.  Il  se  demandait  si  ce  n'était  pas  un  bonheur  pour  cet 


LE    DOCTEUR    WURTZ.  825 

homme  de  génie  d'avoir  aussi  mal  débuté  dans  la  vie,  et  de  n'avoir 
connu  la  sympathie  que  par  une  sorte  de  révélation  tardive,  qui  en 
avait  fait  pour  lui  une  vérité  lumineuse  et  «  fu'gurante,  »  et  non  un 
lieu-commun  banal  et  «rebattu.  »  (On  applaudit.  L'orateur  continue.) 
«  L'antithèse  entre  les  deux  parties  de  la  vie  de  l'illustre  M.  Wurtz 
était  peut-être  nécessaire  pour  parfaire  l'originalité  du  moi  ivuri- 
zique...  Au  fait,  quelqu'un  de  l'honorable  assemblée  peut-il  me  faire 
savoir  si  l'on  doit  dire  wiirtzique  ou  wûrtzéien?  »  Et  il  me  regardait 
en  face,  et  toute  l'assemblée  me  regardait  aussi.  L'effort  que  je  fis 
pour  chercher  lequel  des  deux  était  le  plus  conforme  à  l'usage  me 
réveilla.  Je  me  moquai  de  mon  rêve  et  de  moi-même,  et  sans  ré- 
soudre la  question  je  me  tournai  du  côté  du  mur  et  je  m'endormis. 

Le  lendemain,  dès  le  point  du  jour,  j'étais  à  l'œuvre.  J'écrivis 
de  verve  tout  le  commencement  de  mon  préambule.  Ma  main  se 
fatigua  plus  vite  d'écrire  que  mon  esprit  de  concevoir.  Pour  me  re- 
poser les  doigts  et  me  rafraîchir  la  tête,  je  voulus  me  donner  le  plai- 
sir d'une  longue  course  à  travers  champs.  Que  la  campagne  me 
parut  donc  belle!  et  cependant  l'hiver  finissait  à  peine.  De  loin  en 
loin,  quelques  rares  anémones  et  quelques  touffes  de  perce-neige 
annonçaient  seules  la  venue  prochaine  du  printemps.  Les  arbres 
étaient  encore  nus;  seuls  quelques  marronniers  avaient  risqué  leurs 
gros  bourgeons  vernissés  qui  reluisaient  au  soleil.  Les  arbres  sans 
feuilles  dessinaient  des  réseaux  délicats  sur  le  ciel  gris,  ou  bien  se 
groupaient  en  masses  qui,  de  loin,  semblaient  d'un  violet  pâle  à 
travers  la  brume  légère.  Je  m'étonnais  moi-même  de  remarquer 
ces  choses  comme  aurait  pu  le  faire  notre  illustre  compatriote  le 
peintre  Gulden,  puis  je  faisais  cette  réflexion,  banale,  je  n'en  doute 
pas,  pour  bien  d'autres,  mais  qui  avait  pour  moi  l'attrait  et  le 
charme  d'une  découverte  :  quand  le  bonheur  est  en  notre  âme,  il  y 
porte  la  flamme  et  la  foi ,  et  nous  trouvons  un  sens  nouveau  à  tous 
les  objets  où  s'arrêtent  nos  regards. 

Quand  je  rentrai  au  logis,  rafraîchi  et  renouvelé  par  cette  pro- 
menade au  grand  air,  je  me  remis  à  l'œuvre  avec  une  ardeur  in- 
vincible. 

Quel  charme  que  d'écrire,  quand  on  se  sent  en  possession  de  la 
vérité ,  quand  les  idées  jaillissent  des  profondeurs  de  l'âme  aussi 
naturellement  qu'une  source  des  flancs  d'un  rocher!  Jadis  c'était 
pour  moi  un  labeur  et  une  gêne,  à  présent  c'était  devenu,  comme 
par  enchantement,  le  fond  même  et  l'attrait  de  ma  vie.  Autrefois 
j'avais  entrepris  un  travail  sur  la  nécessité  pour  l'homme  de  s'iso- 
ler et  de  concentrer  ses  forces  morales  et  intellectuelles.  Je  soute- 
nais simplement  une  thèse  à  force  de  recherches,  de  citations  et 
de  raisonnemens,  poussé  peut-être  en  secret  par  le  désir  de  justifier 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ma  misanthropie,  et  de  lui  donner  un  faux  air  de  profondeur  et 
d'abnégation  philosophique.  Cette  idée,  qui  m'était  venue,  m'avait 
refroidi,  la  nécessité  de  soutenir  une  thèse  insoutenable  m'avait  fa- 
tigué, et  voilà  comment  mon  livre  de  la  Monade  humaine,  monu- 
ment inachevé,  gisait  au  fond  d'un  tiroir  que  je  n'osais  même  plus 
ouvrir. 

Au  contraire,  dès  que  le  sujet  de  la  sympathie  m'apparut,  tout 
me  sembla  facile.  Je  n'avais  qu'à  retourner  mon  ancienne  thèse  et 
à  en  prendre  le  contre-pied  pour  me  trouver  en  pleine  vérité,  c'est- 
à-dire  en  pleine  lumière.  Dans  mon  défunt  ouvrage,  j'avais  accu- 
mulé les  recherches  et  prodigué  les  citations;  dans  celui-ci  (beau- 
coup de  critiques  l'ont  remarqué  depuis),  j'étais  si  riche  de  mon 
propre  fonds,  que  je  n'avais  appelé  personne  à  mon  secours.  Cer- 
taines pages  ont  été  composées  avec  cette  joie  profonde  de  l'écri- 
vain qui  se  dit  :  Qui  sait?  cette  pensée  que  je  viens  d'écrire  tombera 
peut-être  sous  les  yeux  d'un  homme  à  qui  elle  fera  du  bien.  Il  y  a 
peut-être  dans  le  monde  une  âme  à  qui  elle  inspirera  quelque  ré- 
solution généreuse.  Alors  je  me  levais  subitement  de  mon  fauteuil, 
ne  pouvant  plus  tenir  en  place,  et  j'arpentais  à  grands  pas  mon 
cabinet  en  me  frottant  les  mains.  J'allais  ainsi  plein  de  contente- 
ment et  d'allégresse,  tantôt  de  la  porte  au  buste  de  Goethe,  tantôt 
de  la  cheminée  à  la  fenêtre  qui  donne  sur  la  rue.  J'écartais  douce- 
ment le  rideau,  et  je  regardais  en  bas  les  gens  qui  passaient.  Une 
de  ces  âmes  peut-être  serait  relevée  et  consolée  par  moi.  Je  me 
remettais  bien  vite  à  l'ouvrage  pour  avancer  mon  livre,  et  j'écrivais 
ainsi  jusqu'à  ce  que  la  fatigue  me  contraignît  de  m'arrêter. 

Alors  je  recommençais  mes  longues  promenades  à  travers  la 
campagne,  ou  bien,  si  la  nuit  était  venue,  je  parcourais  les  rues  de 
la  ville,  regardant  à  travers  les  fenêtres  éclairées  les  gens  qui  tra- 
vaillaient à  leurs  métiers,  ou  qui  causaient  autour  des  comptoirs, 
ou  qui  soupaient  joyeusement  en  famille.  Tous  ces  tableaux  m'amxU- 
saient  comme  un  enfant  ou  comme  un  artiste,  et  s'imprimaient  si 
nettement  dans  mon  souvenir  que  j'aurais  pu  fournir  des  sujets  à 
Ludwig  Richter  et  à  Knaus.  Sans  me  contraindre  et  sans  me  forcer, 
j'étais  naturellement  bon  et  poli  avec  tout  le  monde.  Comment  au- 
rais-je  pu  faire  autrement,  ayant  le  cœur  aussi  plein  et  aussi  heu- 
reux? 

VII. 

Le  printemps  avait  succédé  à  l'hiver,  l'été  au  printemps,  l'au- 
tomne même  était  écoulé,  et  nous  rentrions  dans  l'hiver.  A  force  d'ac- 
cmiiuler  feuillets  sur  feuillets,  j'avais  presque  terminé  mon  livre. 


LE   DOCTEUR    WURTZ.  827 

D'un  autre  côté,  les  étudians  ne  me  fuyaient  plus,  s'ils  ne  me  re- 
cherchaient pas  encore.  Il  était  évident  que  la  paix  était  faite  entre 
nous.  La  Gazette  manuscrite  avait  clos  depuis  longtemps  la  série  de 
s-es  ours,  et  s'était  rejetée  sur  les  trois  manteaux  du  docteur  Bœhm, 
sur  les  exploits  équestres  de  l'étudiant  Hiller,  et  en  dernier  lieu  sur 
les  vanteries  du  baron  von  der  Schield,  devenu  depuis  célèbre,  non- 
seulement  en  Allemagne,  mais  dans  le  monde  entier,  sous  le  nom 
de  baron  de  Munchausen. 

Un  jeune  Russe,  qui  faisait  son  tour  d'Allemagne,  s'était  arrêté  à 
Munchausen,  et  suivait  les  cours  de  l'université.  En  sa  qualité  d'é- 
tranger, il  n'était  pas  au  courant  des  anciennes  traditions  et  n'avait 
par  conséquent  aucun  préjugé  contre  moi.  11  vint  un  jour  me  trou- 
ver à  l'issue  de  la  leçon,  pour  me  demander  quelques  explications. 
Comme  c'était  un  garçon  d'un  esprit  vif  et  curieux,  la  conversation, 
commencée  au  pied  de  la  chaire,  continua  dans  la  rue.  Sans  m'en 
apercevoir,  j'entraînai  mon  interlocuteur  jusqu'à  ma  porte.  Cela  fut 
un  exemple  et  un  encouragement  pour  les  autres  étudians,  la  glace 
fut  décidément  rompue  entre  nous.  Bientôt,  une  fois  ma  leçon  finie, 
je  revins  toujours  escorté  d'un  groupe  de  fidèles.  Cela  me  lit  le  plus 
grand  honneur  dans  mon  quartier;  Schnaps  lui-même  restait  le 
marteau  en  l'air  et  comme  frappé  d'admiration.  Sans  y  songer,  il 
regagna  mon  estime,  puis  ma  pratique,  qui  lui  revenait  de  droit, 
puisqu'il  était  mon  voisin;  ses  ricanemens  seuls  l'en  avaient  privé 
jusque-là.  La  première  fois  que  je  m'arrêtai  pour  lui  parler,  je  fus 
surpris  de  son  bon  sens,  de  sa  douceur  et  de  sa  politesse.  Quant  à 
ses  ricanemens,  je  dois  l'avouer  à  ma  confusion,  ils  n'avaient  jamais 
existé  que  dans  mon  imagination.  Le  pauvre  diable  avait  tout  sim- 
plement la  bouche  trop  fendue  avec  les  coins  relevés;  qu'il  fût  gai 
ou  triste,  il  montrait  toujours  toutes  ses  dents  sans  le  vouloir. 

Voilà  où  en  étaient  les  choses  quand  l'hiver  devint  tout  à  coup 
très  rude.  Comme  les  ruisseaux  étaient  gelés,  les  petits  garçons  du 
voisinage,  le  bonnet  bien  enfoncé  par-dessus  les  oreilles,  faisaient 
pendant  des  heures  des  glissades  sous  mes  fenêtres.  Je  travaillais 
toute  la  journée,  et  leurs  cris  et  leurs  rires  me  tenaient  compagnie; 
puis  il  vint  à  neiger,  et  l'on  n'entendit  plus  aucun  des  bruits  de  la 
rue;  les  chariots  même  des  paysans  et  les  camions  des  brasseurs 
ne  produisaient  plus  qu'un  son  étouffé.  Les  petits  garçons  se  bat- 
taient à  coups  de  boules  de  neige  :  c'était  très  gai  pour  moi.  Une 
grande  lueur  blanche  éclairait  mon  cabinet.  J'étais  alors  si  heu  re  u 
que  toute  saison  m'était  bonne,  et,  comme  les  petits  garçons  de  la 
rue,  js  saluais  avec  joie  la  venue  de  chaque  journée,  sachant  d'a- 
vance qu'elle  m'apportait  de  la  joie. 

Enfin  le  livre  est  achevé,  je  sais  qu'il  est  bon  ;  me  voilà  donc  au 
comble  de  mes  vœux!  C'est  ce  que  je  me  disais  par  une  froide  ma- 


828  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tinée  de  février,  en  attaquant  avec  l'ongle  les  étincelantes  feuilles 
d'acanthe  dont  la  gelée  avait  brodé  mes  vitres  et  qui  m'empêchaient 
de  voh-  dans  la  rue.  Que  j'étais  loin  alors  de  prévoir  ce  qui  m'atten- 
dait ce  jour-là  même  ! 

Mon  manuscrit  étant  livré  à  l'imprimeur,  j'étais  condamné  pour 
quelques  jours  à  l'inaction.  Pour  tuer  le  temps,  qui  me  semblait 
d'une  lenteur  désespérante  jusqu'à  l'arrivée  des  épreuves,  j'allai 
passer  une  partie  de  la  soirée  chez  un  ami,  malgré  la  neige  épaisse 
et  le  froid  piquant.  Il  était  à  peu  près  onze  heures  quand  je  revins. 
J'avais,  pour  marcher  dans  la  neige,  de  bonnes  grosses  bottes  four- 
rées, chef-d'œuvre  de  mon  voisin  Schnaps,  et,  pour  me  défendre  du 
froid,  une  bonne  pelisse  neuve  et  un  bonnet  de  fourrure  que  j'avais 
tiré  sur  mes  yeux.  Je  m'avançais  en  trottant  dans  la  neige  épaisse, 
songeant  au  bon  feu  qui  m'attendait  et  au  paquet  d'épreuves  qui 
serait  peut-être  arrivé  pendant  mon  absence  et  que  je  voyais  déjà 
posé  au  pied  de  la  lampe.  Parvenu  dans  la  rue  du  Porte-Glaive,  à 
la  hauteur  de  la  ruelle  de  l'Homme-Masqué,  j'entrevis  un  groupe 
de  personnes  qui  semblaient  guetter  quelqu'un.  De  plus  près,  aux 
reflets  de  la  neige,  je  reconnus  que  c'étaient  des  étudians.  Par  un 
mouvement  naturel,  je  tirai,  malgré  le  froid,  ma  main  droite  des 
profondeurs  comfortables  de  ma  pelisse,  tout  prêt  à  répondre  au 
salut  qu'ils  ne  manqueraient  pas  de  m'adresser  quand  je  passerais 
auprès  d'eux.  Comme  je  n'étais  plus  qu'à  quelques  pas,  j'entendis 
que  l'on  disait  :  —  C'est  lui ,  attention  !  —  Aussitôt  un  bras  se  leva, 
armé  d'une  boule  de  neige  qui  me  parut  énorme.  Instinctivement 
je  levai  le  bras  de  mon  côté;  il  n'était  que  temps,  j'arrivai  tout  juste 
à  la  parade.  Le  visage  était  sauf,  mais  je  reçus  au  poignet  une  vio- 
lente secousse,  et  je  fus  aveuglé  un  instant  par  les  parcelles  de 
neige  qui  voltigèrent  autour  de  mes  lunettes. 

L'attaque  était  si  imprévue,  si  étrange,  que  je  n'en  compris  pas 
d'abord  toute  la  gravité.  Je  continuai  ma  route,  tout  étourdi  de  la 
secousse.  Au  moment  où  je  passais  sous  une  lanterne,  j'entendis  que 
l'on  se  disputait,  et  quelqu'un  du  groupe  appela  l'homme  à  la  boule 
de  neige  maladroit.  —  Maladroit  !  merci  bien  !  pensai-je  aussitôt, 
—  J'avais  tout  le  poignet  engourdi  de  la  violence  du  coup.  Qu'eût-ce 
donc  été  si  la  boule  m'avait  écrasé  le  nez  ou  crevé  les  yeux  du  dé- 
bris de  mes  lunettes  ! 

J'étais  ému  du  danger  que  j'avais  couru,  mais  surtout  indigné  de 
la  déloyauté  et  de  l'hypocrisie  de  ces  jeunes  gens.  Le  côté  ridicule 
de  cette  aventure  me  révoltait  et  me  ramenait  aux  plus  mauvais 
sentimens  d'autrefois.  Je  détestais  ces  étudians;  j'aurais  voulu  leur 
nuire  et  me  venger.  Ah  !  si  seulement  le  jour  qui  allait  suivre  eût 
été  un  jour  d'examens;  mais  ils  n'y  perdraient  rien  ! 

Voilà  ce  que  je  pensais  en  rentrant  chez  moi  comme  un  furieux, 


LE    DOCTEUR    WURTZ,  829 

me  traitant  d'imbécile  pour  avoir  essayé  d'être  bon  et  pour  avoir 
cru  à  la  bonté  des  autres.  Je  jetai  brutalement  ma  pelisse  à  Ivan, 
qui,  me  voyant  troublé  par  la  colère,  n'osa  me  demander  d'où  pro- 
venait une  certaine  croûte  de  neige  qu'il  avait  découverte  tout  de 
suite  à  l'avant-bras  de  la  manche  droite.  Un  paquet  d'épreuves 
m'attendait  sur  ma  table  de  travail,  je  le  pris  sans  l'ouvrir  et  je 
le  jetai  avec  mépris  dans  la  corbeille  aux  papiers  de  rebut.  Oh! 
quand  j'y  pensais,  comme  je  m'en  voulais  d'avoir  cru  à  la  sympa- 
thie, comme  je  rougissais  d'avoir  démenti  tout  le  reste  de  ma  vie, 
comme  j'étais  humilié  d'avoir  écrit  ce  qui  était  là  sous  enveloppe,  et 
que  pour  rien  au  monde  on  ne  m'aurait  fait  relire  !  Je  passai  pres- 
que toute  la  nuit  sans  dormir.  Quand  mes  yeux  commençaient  à  se 
fermer  de  lassitude,  je  revoyais  nettement  la  scène  odieuse  où  j'a- 
vais joué  le  rôle  de  victime,  et  de  victime  ridicule.  La  bande  qui 
m'avait  tendu  ce  guet-apens  était  sans  doute  allée  raconter  son  ex- 
ploit dans  quelque  brasserie  mal  famée,  et  j'étais  redevenu,  malgré 
tous  mes  efforts,  la  fable  de  ce  petit  peuple  moqueur. 

Vers  la  fin  de  la  nuit,  mes  idées  devinrent  moins  violentes,  la 
haine  avait  presque  disparu;  mais  la  tristesse,  mais  l'amer  décou- 
ragement avait  envahi  mon  âme  tout  entière. 

Le  lendemain  matin,  lorsque  l'homme  qui  venait  me  faire  la 
barbe  commença  de  me  savonner  le  menton,  il  fut  frappé  de  ma  pâ- 
leur, et  me  le  dit  avec  un  affectueux  intérêt.  Je  lui  répondis  dure- 
ment de  se  mêler  de  ses  affaires.  Il  se  mit  à  regarder  Ivan  avec 
étonnement.  Ivan,  de  son  côté,  pour  ne  pas  se  compromettre,  se 
mit  à  regarder  les  toits  chargés  de  neige.  Cette  pantomime  me  dé- 
plut, et  j'ordonnai  à  Ivan  de  s'occuper  de  son  service.  Il  sortit. 

Resté  seul,  je  m'assis  au  coin  de  la  cheminée,  le  coude  sur  le 
marbre,  la  tête  dans  la  main.  Je  songeais  à  l'immensité  de  ma  dé- 
ception. 

11  pouvait  être  onze  heures,  lorsque  j'entendis  comme  un  bour- 
donnement de  voix  confuses  sous  mes  fenêtres.  Presque  aussitôt  la 
porte  d'en  bas  s'ouvrit,  et  les  dalles  du  rez-de-chaussée  retentirent 
sous  les  coups  pressés  d'une  douzaine  de  paires  de  bottes  qui  se 
débarrassaient  de  leur  neige;  puis  on  commença  de  monter.  La  bande 
était  précédée,  dans  la  cage  de  l'escalier,  d'une  odeur  très  pronon- 
cée de  tabac  à  fumer.  Avant  que  Ivan  eût  pu  m'avertir,  j'avais  de- 
viné que  c'étaient  des  étudians. 

—  Chez  moi  !  m'écriai-je  avec  indignation,  me  braver  jusque  chez 
moi!  Si  ce  n'est  pas  le  comble  de  l'infamie  ! 

J'eus  un  instant  l'idée  d'ordonner  à  mon  domestique  de  les  jeter 
du  haut  en  bas  de  l'escalier;  mais  je  réfléchis  qu'il  lui  était  absolu- 
ment impossible  d'accomplir  à  lui  tout  seul  cette  besogne.  Je  cher- 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chais  encore  un  autre  expédient  lorsque  Ivan  entra  avec  toute  la 
bande  sur  ses  talons.  Un  grand  garçon  avec  des  cheveux  bruns  et 
des  yeux  malins  fit  un  pas  en  avant,  et  après  un  profond  salut  : 

—  Monsieur  le  professeur,  dit-il,  c'est  moi  qui  ai  eu  le  malheur,  la 
nuit  dernière,  de  vous  lancer  cette  boule  de  neige...  (Comment, 
misérable !...  et  tu  oses  me  le  dire  en  face!  —  C'est  en  moi-même 
que  je  faisais  cette  remarque.)  Je  viens,  en  présence  de  mes  cama- 
rades, vous  faire  d'abord  mes  excuses  et  me  soumettre  ensuite  à 
telle  réparation  qu'il  vous  plaira  d'exiger.  (Ici,  mon  cœur  battit  très 
fort  et  s'emplit  d'une  grande  joie,  je  commençais  à  comprendre.) 
Nous  attendions  une  autre  personne  qui  avait  mal  parlé  des  étu- 
dians,  le  baron  von  der  Schield;  j'avais  fait  le  pari  de  l'atteindre 
au  nez.  (Je  ne  pus  m'empêcher  de  sourire  en  songeant  comme  il 
avait  visé  juste.)  Nous  avons  été  trompés  par  votre  vêtement.  J'en 
suis  désolé,  car  nous  voue  aimons  et  nous  vous  respectons  comme 
vous  le.  méritez. 

J'étais  tout  troublé,  il  me  semblait  que  je  chanterais  volontiers, 
et  en  même  temps  que  cela  me  ferait  du  bien  de  pleurer.  Je  serrais 
violemment  toutes  ces  mains  qu'on  me  tendait  sans  savoir  que  dire; 
à  force  de  chercher  quelque  chose  qui  fût  en  situation,  voici  ce  que 
je  trouvai  : 

—  C'est  égal,  mon  cher  ami,  quand  c'eût  été  le  baron  von  der 
Schield  en  personne,  vous  auriez  pu  frapper  moins  raide  ! 

Tout  le  monde  se  mit  à  rire,  et  moi  plus  fort  que  les  autres,  et 
nous  nous  séparâmes  les  meilleurs  amis  du  monde.  A  peine  les  étu- 
dians  avaient-ils  disparu  que  je  tirai  vivement  le  paquet  d'épreuves 
du  panier  où  je  l'avais  jeté.  Je  dépliai  les  feuilles,  et,  les  écartant 
de  mes  yeux  à  la  longueur  du  bras,  je  regardai  d'abord  quelle  figure 
faisait  ma  prose,  maintenant  qu'elle  était  imprimée;  puis,  séance 
tenante,  je  commençai  la  correction. 


VIII. 

Ce  fut  là  ma  dernière  tentation  sérieuse;  depuis  ce  jour-là,  ma 
vie  a  toujours  été  douce  et  facile.  Si  jamais  dans  les  hivers  qui  sui- 
virent il  m'était  arrivé  de  recevoir  quelque  boule  de  neige  sur  l'o- 
reille ou  sur  l'œil,  je  me  serais  contenté  de  panser  la  partie  malade, 
sûr  d'avance  que  le  coup  ne  m'était  pas  destiné.  C'est  bien  quelque 
chose  cela  ! 

Les  paquets  d'épreuves  de  mon  livre  se  succédèrent  si  régulière- 
ment et  si  rapidement  que  l'ouvrage  fut  bientôt  en  état  de  pa- 
raître :  il  parut.  Qu'allait  dire  la  critique,  et  que  penserait  le  public 


LE    DOCTEUR   WURTZ.  831 

de  mes  idées?  Il  me  revenait  à  l'esprit  cent  choses  à  la  fois  que 
j'aurais  voulues  autres  ou  autrement  dites;  une  pensée  me  semblait 
faible,  une  autre  obscure.  Les  passages  qui  m'avaient  le  plus  ému 
quand  j'écrivais  le  livre  me  paraissaient  maintenant  ou  communs 
ou  déclamatoires.  Et  je  craignais  si  fort  de  voir  mon  jugement  con- 
firmée par  celui  des  autres  que  pendant  plusieurs  jours  je  n'osai 
sortir. 

Mes  collègues  furent  en  cette  circonstance  d'une  bonté  parfaite. 
Chaque  fois  que  je  recevais  de  quelqu'un  d'entre  eux  une  lettre  ou 
un  billet,  Ivan,  sortant  de  ses  habitudes  de  silencieuse  discrétion, 
me  demandait  si  c'était  encore  au  sujet  du  livre  de  «  monsieur.  » 
Je  lui  donnai  connaissance  de  tous  ces  documens.  Je  sais  que  c'est 
contraire  à  toutes  les  prescriptions  de  l'étiquette,  mais  le  pauvre 
garçon  était  si  heureux  et  si  fier.  Il  joignait  les  mains  et  se  récriait 
d'admiration,  tant  le  style  de  ces  messieurs  lui  paraissait  beau  et 
savant.  Et  penser  que  tout  cela  retombait  en  une  pluie  d'éloges  sur 
((  monsieur,  »  dont  on  faisait  dans  un  allemand  si  correct  un  si  tou- 
chant panégyrique.  —  Encore  une  lettre,  disait-il  d'un  air  triom- 
phant chaque  fois  qu'un  nouveau  coup  de  marteau  l'appelait  brus- 
quement à  la  porte. 

—  En  voilà  une  qui  vient  de  Munich!  —  Elle  était  de  M.  le  con- 
seiller Wentzel,  alors  en  voyage.  La  lettre  lue,  je  sentis  que  ma  vue 
s'obscurcissait,  et  je  fus  obligé  d'essuyer  mes  lunettes.  Ivan  déclara 
qu'il  n'aurait  jamais  cru  qu'une  personne  aussi  maigre  que  M.  le 
conseiller  pût  avoir  autant  de  cœur;  mais  mon  livre  lui  était  dé- 
dié, je  craignais  que  cette  circonstance  n'eût  fait  de  lui  un  juge 
partial. 

—  Milan  !  Milano,  comme  ils  mettent  sur  leur  timbre,  de  qui 
cela  peut-il  être?  se  demandait  Ivan.  —  C'était  de  George  Heilig. 
Quelle  lettre  charmante!  mais  il  était  mon  obligé,  cela  pouvait 
fausser  son  jugement,  comme  la  courtoisie  avait  pu  aveugler  mes 
collègues.  J'avais  si  grand'peur  d'être  dupe  de  ma  vanité  que  j'al- 
lais ainsi  récusant  un  à  un  tous  les  témoins  qui  venaient  déposer  de 
mon  succès. 

Quelques  jours  après  arriva  de  Milan  un  assez  gros  paquet.  Il 
contenait  quelques  mots  seulement  du  jeune  précepteur,  et  un  long 
article  découpé  dans  le  Diritto  mihmese.  L'article  le  prenait  sur  un 
ton  peut-être  un  peu  lyrique  :  il  était  d'un  Italien  !  Pour  moi,  je  n'y 
trouvais  pas  à  redire,  ni  Ivan  non  plus,  à  qui  je  tra  luisais  à  mesure 
les  passages  les  plus  intéressans.  —  Ça,  c'est  imprimé,  dit-il  sen- 
tencieusement, monsieur  le  professeur  sera  bien  obligé  d'y  croire! 

«  Qui  eût  pu  penser,  disait  le  journaliste,  qu'une  telle  lumière 
pût  briller  parmi  les  brumes  de  la  froide  Germanie,  et  que  des  ac- 


832  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cens  si  émus  et  si  pathétiques  pussent  s'échapper  du  cœur  d'un 
Tedesco?  Nous  ferons  le  plus  grand  éloge  du  livre  en  disant  qu'on 
le  croirait  l'œuvre  d'une  plume  italienne.  » 

Un  journaliste  français,  moins  lyrique  que  l'Italien,  mais  peut- 
être  plus  précis,  déclarait  qu'à  part  un  peu  de  sentimentalité  alle- 
mande (d'une  expression  d'ailleurs  assez  modérée),  le  livre  était  si 
méthodique  et  si  clair  qu'il  semblait  être  l'œuvre  non  d'un  Alle- 
mand, mais  d'un  compatriote  de  Voltaire. 

Ivan,  en  son  âme  de  bon  patriote  allemand,  était  bien  un  peu 
choqué  de  voir  l'Italien  et  le  Français  revendiquer  le  monopole  du 
sentiment  et  de  la  clarté;  mais  quand  je  lui  eus  fait  comprendre  que 
chacun  d'eux  faisait  de  mon  livre  le  plus  grand  éloge  qu'il  en  pût 
faire,  il  déclara  que  les  articles  étaieut  très  bons. 

Cependant  le  livre  de  la  Sympathie  fit  petit  à  petit  son  tour  d'Al- 
lemagne, et  il  en  rejaillit  une  certaine  gloire  non-seulement  sur 
l'auteur,  mais  encore  sur  toute  l'université  de  Munchausen.  Un  beau 
jour,  une  députation  d'étudians  m'invita  à  un  grand  banquet  uni- 
versitaire. Ce  banquet,  auquel  assistaient  tous  les  professeurs  et 
que  présidait  le  recteur,  fut  «  d'une  gaîté  folle,  sans  l'ombre  de 
désordre ,  »  ainsi  que  le  constata  la  Concordia  de  Munchausen , 
journal  bien  renseigné.  On  chanta  beaucoup  de  chants  patriotiques, 
on  but  beaucoup  de  bière  «  à  la  grande  patrie  allemande,  aux  let- 
tres allemandes,  à  la  langue  allemande.  »  A  la  fin  du  banquet,  on 
but  à  la  grande  patrie  européenne,  puis  bientôt  à  l'univers  entier. 

Un  étudiant,  aidé  de  quelques  amis  complaisans,  monta  sur  la 
table,  et,  tenant  son  verre  à  la  hauteur  de  seS  yeux,  se  mit  à  saluer 
gravement;  cela  voulait  dire  qu'il  allait  parler. 

—  Je  bois,  dit-il,  à  la  mise  en  pratique  de  cette  vertu  de  sympa- 
thie qui  a  fourni  au  héros  de  cette  fête  le  sujet  d'un  si  beau  livre. 
Je  bois  à  la  concorde  éternelle  des  étudians  de  Munchausen. 

Tout  le  monde  but  à  la  concorde  éternelle  des  étudians  de  Mun- 
chausen. 

—  A  la  bonne  harmonie  des  étudians  et  des  bourgeois  de  Mun- 
chausen, cria  l'orateur  encouragé  par  le  succès. 

Tout  le  monde  but  à  la  bonne  harmonie  des  étudians  et  des  bour- 
geois de  Munchausen.  Sur  la  motion  d'un  membre  de  l'assemblée, 
il  fut  décidé  par  acclamation  qu'à  partir  de  ce  jour  on  cesserait  de 
donner  aux  habitans  le  nom  injurieux  de  philistins. 

Alors  le  jeune  homme,  se  cambrant  avec  fierté,  leva  une  dernière 
fois  son  verre,  et  vociféra  dans  un  paroxysme  d'enthousiasme  : 

—  Au  triomphe  universel  des  théories  wiirtziques  ! 

Tous,  moins  un,  burent  au  triomphe  universel  des  théories  wiirt- 
ziques. Cet  un,  c'était  moi.  Je  ne  pouvais  décemment  boire  à  ma 


LE    DOCTEUR    WURTZ.  833 

propre  gloire  ;  mais,  tout  en  me  cachant  par  modestie,  le  nez  dans 
mon  verre,  dont  je  commençais  à  apercevoir  le  fond  :  «  Elle  est 
tranchée,  me  dis-je,  la  question  que  j'avais  laissée  indécise.  Le 
suffrage  universel,  souverain  maître  en  fait  de  langage,  vient  de  dé- 
clarer que  l'on  dira  théorie  wûrtzique  et  non  pas  wûrtzéieimc.  » 


IX. 

Il  y  a  plus  de  vingt  ans  que  tout  cela  s'est  passé.  Les  générations 
d'étudians  se  sont  transmis  fidèlement  la  tradition  de  vivre  en  bonne 
intelligence  entre  eux  et  de  ménager  les  bourgeois.  Presque  tous 
ceux  d'aujourd'hui  ignorent  l'origine  de  cette  coutume,  si  contraire 
aux  usages  des  universités  allemandes.  Si  je  vous  l'ai  rappelée,  ce 
n'est  nullement  pour  en  tirer  vanité,  mais  pour  répondre  à  votre 
question,  et  vous  expliquer  pourquoi  et  comment  j'ai  deux  réputa- 
tions, une  ici,  l'autre  dans  le  Harz.  Je  vous  prie  de  dire  à  mon  an- 
cien camarade  Siegfried  que  l'autre  ^Vûrtz  est  mort,  et  que  celui 
qui  le  remplace  est  ce  qu'on  appelle  un  brave  homme.  Demandez 
plutôt  à  Martha. 

Il  adressait  ces  mots  à  la  petite  Martha,  qui  avait  dormi  tout  le 
temps  dans  les  bras  de  sa  mère,  et  qui  venait  d'ouvrir  les  yeux. 
Marlha  eut  le  sourire  charmant  de  l'enfant  qui  s'éveille,  et  tendit 
ses  petits  bras  du  côté  de  son  vieil  ami.  Et  comme  le  vieil  ami  était 
ému,  et  qu'il  ne  voulait  pas  qu'on  s'en  aperçût,  il  prit  dans  sa  bonne 
grosse  main  la  menotte  potelée  de  l'enfant,  et  y  posa  ses  lèvres  avec 
une  tendresse  touchante. 

M.  Beckhaus,  dans  un  accès  de  sensibilité  nerveuse,  tenait  ses 
deux  mains  fortement  serrées  l'une  contre  l'autre,  et  froissait  hor- 
riblement, lui  un  libraire  si  soigneux,  la  dernière  livraison  du 
Cosmos.  M"^^  Beckhaus  pleurait  sans  fausse  honte.  Marguerite  avait 
les  joues  rouges  et  les  yeux  brillans.  Quant  à  moi,  je  remontai  bien 
vite  à  ma  mansarde  pour  écrire  ces  choses  pendant  qu'elles  étaient 
toutes  fraîches  dans  ma  mémoire. 

Depuis  ce  temps,  la  Plastique  de  l'âme  du  docteur  Wurtz  a  paru 
sumptibus  et  typis  Beckhaus. 

Jules  GiRARorix. 


TOME  LXXXVI.  —  1870.  53 


L'ANCIEN 


ET 


LE  NOUVEAU  CHRISTIANISME 


I.  Les  Orii/iiu's  du  sermon  sur  la  montagne,  1868;  la  Justice  de  Dieu,  1869,  p.ir  M.  Hippolyte 
Rodrigiies.  —  U.  Saint  Paul,  par  M.  Ernest  Renan,  1809.  —  111  llisloire  du  Credo,  par 
M.  Athanase  Coquerel  fils,  1SU9.  —  IV.  le  Chrislianismc  libéral  cl  le  miracle,  par  M.  Félix 
Pécaut,  18o9.  —  V.  Le  Cluislianismc  moderne,  étude  sur  Lessing,  par  M.  Ernest  Fontanès, 
ISOT.  —  VI.  /e  Synikile  des  apôtres,  essai  liistorique,  par  M.  Michel  Nicolas,  1867.  —  VII.  His- 
toire des  trois  preiiiiers  siècles  de  l'église,  par  M.  Edmond  de  l'ressensé,  t.  V,  1870. 


Si  la  littérature  est,  comme  on  l'a  dit,  l'expre-ssion  de  la  société, 
notre  siècle  peut  passer  pour  le  plus  religieux  peut-être  qui  ait  ja- 
mais été.  Nul  n'a  fait  la  part  plus  large  aux  préoccupations  de  ce 
genre  dans  ses  œuvres  les  plus  sérieuses  et  les  plus  hautes.  11  n'a 
pas  donné  au  monde  une  grande  religion  comme  le  premier  siècle 
de  notre  ère,  il  n'a  même  pas  produit  une  grande  réforme  religieuse 
comme  le  xvr'  siècle;  mais,  sans  parler  des  livres  d'un  caractère 
purement  esthétique,  comme  le  Génie  du  christianisme,  il  n'en  est 
point  où  la  pensée  religieuse  ait  été  plus  féconde  en  œuvres  de 
toute  espèce,  soit  dans  l'apologie,  soit  dans  la  critique,  soit  dans  la 
transformation  des  doctrines  et  des  institutions.  Et  cette  littérature, 
riche  dans  le  monde  catholique,  plus  riche  dans  le  monde  protestant, 
•  chez  lequel  l'activité  de  la  foi  compense  amplement  l'inf  rioiité  du 
nombre,  n'est  point  une  simple  satisfaction  offerte  à  la  curiosité  des 
esprits;  elle  est  l'expression  d'un  certain  état  des  âmes.  Ce  n'est 
point  seulement  la  lumière  que  le  public  des  lecteurs  y  cherche  sur 
des  prob'èmes  d'histoire  ou  de  philosophie  religieuse,  c'est  aussi  et 
surtout  la  foi  qu'il  demande.  L'étude  de  ces  questions,  faite  avec  la 


LE    NOUVEAU    CHRISTIANISME.  835 

haute  et  froide  liberté  d'esprit  qpii  sied  aux  recherches  historiques, 
a  sans  doute  une  belle  part  dans  une  telle  littérature;  mais  cette 
part,  si  importante  et  si  honorable  qu'elle  soit  pour  le  siècle  de  la 
critique,  n'est  qu'un  point  dans  l'immense  travail  de  la  pensée  reli- 
gieuse. La  plupart  des  livres  de  notre  temps  sur  les  questions  de  cet 
ordre  ont  pour  objet  des  dogmes,  des  symboles,  des  institutions, 
qu'il  s'agit  de  conserver,  de  réformer  ou  de  transformer  selon  l'é- 
glise, la  secte  ou  l'école  à  laquelle  on  appartient. 

Un  phénomène  se  produit  en  ce  moment  dans  le  monde  chré- 
tien, qui  donne  un  intérêt  particulier  à  la  question  religieuse.  Il 
semble  que  l'éternelle  lutte  entre  l'autorité  et  la  liberté  y  soit  en- 
trée dans  sa  période  aiguë,  si  l'on  en  juge  par  les  extrémités  con- 
traires vers  lesquelles  certains  représentans  des  deux  principes  en- 
traînent les  sociétés  chrétiennes.  D'un  côté  Rome  et  son  concile, 
c'est-à-dire  la  concentration  la  plus  absolue  de  l'autorité,  de  l'autre 
le  christianisme  libéral,  c'est-à-dire  l'expansion  la  p1u&  hardie  de 
la  liberté  en  matière  de  foi,  voilà  la  situation.  As^urémerit  cette 
éclatante  antithèse  ne  doit  point  être  prise  comme  formule  exacte 
du  travail  qui  se  fait  dans  cet  ordre  de  sentimens  et  d'idées.  La 
société  catholique  n'çn  est  pas  au  Syllabus,  pas  plus  que  la  société 
protestante  n'en  est  au  programme  du  christianisme  libéral.  C'est 
encore  l'orthodoxie,  catholique  ou  protestante,  qui  gouverne  avec 
plus  ou  moins  de  sagesse  les  foules  dans  le  monde  chrétien.  Ce  qui 
est  vrai,  c'est  que,  dans  cette  élite  de  croyans  qui  se  réserve  la  fa- 
culté de  penser  sur  les  choses  religieuses,  le  mouvement  des  esprits 
tend  à  cette  double  conclusion  de  l'absolue  autorité  ou  de  l'absolue 
liberté. 

L'œuvre  de  transformation  qui  prend  pour  titres  des  noms  comme 
le  christianisme  libéral,  le  christianisme  fnodejvie,  le  nnuvcau  chris- 
tianisme, rencontre  deux  sortes  d'adversaires.  Les  théologiens,  dans 
le  sens  orthodoxe  du  mot,  se  refusent  à  reconnaître  et  même  à  com- 
prendre l'à-propos  de  ces  ambitieuses  épithètes  dont  certains  rê- 
veurs de  religions,  à  leur  sens,  aiment  à  relever  leuis  pensées  mal- 
saines ou  chimériques.  Pour  eux,  il  n'y  a  pas  tel  ou  tel  christianisme, 
autoritaire  ou  libéral,  ancien  ou  moderne;  il  y  a  le  christianisme 
tout  simplement,  c'est-à-dire  la  vérité  religieuse  absolue,  qui  ne  s'est 
point  développée  dans  le  temps,  comme  les  doctrines  philosophi- 
ques, par  le  progrès  des  individus  et  des  sociétés,  mais  par  une 
tradition  continue,  fondée  sur  une  révélation  divine,  et  interprétée 
par  l'église  s'inspirant  de  l'esprit  même  de  Dieu.  Dans  la  loi  du 
Christ  comme  dans  la  loi  de  Moïse,  dans  les  livres  des  prophètes 
comme  dans  les  décisions  de  l'église,  c'est  toujours  Dieu  qui  parle, 
et  ses  communications  directes  ou  indirectes  ne  cessent  jamais  d'é- 
clairer l'esprit  et  de  fortifier  l'âme  des  fidèles.  11  y  a  bien  une 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

histoire  du  christianisme,  en  ce  sens  qu'il  y  a  un  développement 
de  la  vérité  divine  dans  le  temps  et  dans  l'espace;  mais  ni  le  pro- 
grès des  temps  ni  la  pensée  des  hommes  n'y  sont  pour  rien.  Quand 
un  changement  se  produit  d'une  époque  à  une  autre,  d'un  pays 
à  un  autre  pays,  c'est  non  point  à  telle  doctrine,  à  telle  institu- 
tion, à  tel  esprit,  k  tel  génie  des  temps,  des  races  et  des  lieux, 
qu'il  faut  l'attribuer,  mais  uniquement  à  l'intervention  de  Dieu  lui- 
même,  choisissant  tel  pays  pour  théâtre,  tel  peuple  et  tels  individus 
pour  organes  de  ses  communications,  soit  qu'il  les  produise  sous  la 
l'orme  de  grandes  révélations,  comme  pour  la  loi  de  Moïse  et  la  loi 
du  Christ,  soit  qu'il  les  dissimule  sous  la  forme  d'inspirations  per- 
sonnelles, comme  il  arrive  pour  les  œuvres  des  prophètes  et  des 
pères  de  l'église.  Si  donc  on  a  en  vue  autre  chose  que  cette  inter- 
vention dans  l'histoire  du  christianisme,  on  se  laisse  surprendre 
par  une  fausse  analogie  avec  l'histoire  des  œuvres  humaines  propre- 
ment dit3S,  Alors  même  qu'il  serait  vrai  que  Dieu  a  choisi  tel  mo- 
ment des  temps  anciens  pour  une  de  ses  révélations,  tel  moment 
des  temps  modernes  pour  une  autre,  les  mots  de  christianisme  an- 
cien, moderne,  libéral,  ne  pourraient  exprimer  qu'une  pure  coïnci- 
dence de  l'intervention  divine  avec  les  diverses  époques  historiques, 
sans  présomption  aucune  d'un  rappoi't  de  causalité  entre  le  déve- 
loppement de  la  doctrine  et  le  travail  de  la  pensée  humaine. 

C'est  en  partant  d'un  tout  autre  principe  que  les  philosophes, 
dans  le  sens  abstrait  du  mot,  s'accordent  avec  les  théologiens  pour 
affirmer  que  la  science  et  la  philosophie  n'ont  rien  à  chercher  dans 
l'histoire  des  doctrines  religieuses.  Selon  eux,  — toute  histoire  de  ce 
genre  se  réduisant  à  une  suite  de  superstitions  plus  ou  moins  con- 
traires à  la  raison  et  à  la  conscience  des  sociétés  civilisées,  ils  ne 
peuvent  s'y  intéresser  que  comme  à  un  chapitre  des  maladies  men- 
tales. Quant  aux  progrès,  aux  réformes,  aux  transformations  de  la 
pensée  religieuse  considérée  dans  son  objet,  ils  n'y  attachent  au- 
cune valeur,  convaincus  que  le  principe  des  religions,  c'est-à-dire 
l'hypothèse  du  surnaturel,  étant  faux,  vicie  par  cela  même  tout  le 
reste  :  d'où  il  suit  que  l'esprit  humain  ne  saurait  mieux  faire  que  de 
se  dégager  le  plus  complètement  possible  de  cette  atmosphère  de 
légendes,  de  rêves  et  de  fictions  qui  n'ont  rien  de  commun  avec 
une  saine  manière  de  connaître  et  de  penser.  Dès  lors,  à  quoi  bon 
nous  parler,  en  pleine  lumière  du  xix*  siècle,  de  réformer,  de  trans- 
former, d'affranchir  la  pensée  chrétienne,  comme  si  une  religion 
quelconque  pouvait  être  autre  chose  qu'une  servitude  et  une  illusion 
de  l'esprit?.. 

Ainsi  pensaient  les  théologiens  du  xv!!*"  siècle  et  les  philosophes 
du  xviii*.  La  philosophie  et  même  la  théologie  de  notre  siècle  ont 
une  autre  manière  de  voir  sur  les  questions  religieuses.  Sauf  de 


LE    NOUVEAU    CHRISTIANISME.  837 

rares  exceptions,  elles  sont  trop  pénétrées  de  l'esprit  historique, 
qui  est  le  génie  même  de  ce  siècle,  pour  ne  pas  comprendre  que 
toute  doctrine,  toute  institution,  quelle  qu'en  soit  l'origine,  subit 
l'action  des  temps,  des  lieux  et  des  sociétés  dans  lesquels  elle  vit. 
Fût-elle  tombée  du  ciel,  si  absolue,  si  immuable  qu'elle  s'affirme 
dans  la  conscience  de  ses  croyans,  elle  n'échappe  pas  plus  que  les 
autres  réalités  à  la  loi  universelle  du  devenir.  C'est  la  loi  de  la  vie. 
Il  en  est  des  doctrines  comme  des  langues  :  tant  qu'elles  sont  vi- 
vantes, elles  changent.  L'immobilité  est  l'attribut  de  la  mort;  la 
majesté  des  choses  religieuses,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  tient  à  de  tout 
autres  caractères.  Et  non-seulement  le  christianisme  a  changé,  mais, 
de  même  que  toutes  les  autres  institutions  historiques,  il  a  changé 
sous  l'influence  des  temps  et  sous  la  main  des  hommes.  11  a  son  his- 
toire, comme  toutes  les  doctrines  ou  institutions  humaines;  il  a  subi 
l'influence  des  grands  événemens;  il  a  reçu  l'empreinte  des  idées 
dominantes;  il  a  puisé  aux  sources  de  la  sagesse  profane;  il  s'est 
nourri  de  la  substance  commune  des  vérités  acquises  à  la  science 
et  à  la  conscience  humaines;  il  s'est  enrichi  des  inspirations  des  in- 
dividus qui  en  ont  fait  l'objet  de  leurs  profondes  méditations;  il  a 
eu  ses  docteurs  de  génie,  ses  héros  de  la  pensée,  disons  le  mot,  ses 
révélateurs,  de  second  ordre,  si  l'on  veut;  il  a  eu  ses  vicissitudes  et 
ses  révolutions;  enfin  il  n'a  jamais  cessé  d'être  en  communication 
intime  avec  l'esprit  humain  et  en  rapport  direct  avec  l'état  des  so- 
ciétés au  sein  desquelles  il  a  vécu.  Histoire  pleine  de  mouvement  et 
d'intérêt  qui  donne  aux  mots  ancien  et  nouveau  christianisme  une 
valeur  tellement  significative  que,  s'il  est  permis  à  un  théologien 
orthodoxe  et  à  un  philosophe  abstrait  de  n'en  pas  saisir  l'impor- 
tance, il  est  impossible  à  un  historien  d'en  laisser  échapper  le  sens! 
Autre  chose  est  l'histoire  du  dogme  chrétien,  et  autre  l'histoire 
du  christianisme.  La  première  semble  à  peu  près  épuisée;  le  dogme 
est  complet,  trop  complet  peut-être,  si  l'on  songe  à  Y  immaculée 
conception^  qui  a  passé  à  l'état  de  dogme,  et  à  l'infaillibité  absolue 
du  pape,  qui  est  en  voie  d'y  arriver.  La  seconde  est  loin  d'être 
close;  nulle  science  ne  peut  prévoir  quand  et  comment  elle  le  sera; 
nulle'philosophie  même  ne  peut  décider  a  priori  si  elle  doit  l'être 
jamais,  tant  il  y  a  tout  à  la  fois  de  fécondité  et  d'élasticité  dans  la 
pensée  chrétienne  !  Si  la  cour  de  Rome  a  la  prétention  de  la  fixer  et 
de  l'enfermer  dans  les  formules  de  son  Syllabus,  si  la  minorité  du 
concile,  un  peu  plus  libérale  que  la  cour  de  Rome,  espère  en  finir 
par  quelques  concessions  habiles  avec  l'agitation  religieuse  du  monde 
chrétien,  si  enfin  les  synodes  protestans  s'imaginent  que  la  révolu- 
tion dont  Luther  fut  le  promoteur  s'arrêtera  au  symbole  de  la  ré- 
forme, nous  croyons  que  toutes  les  autorités  plus  ou  moins  offi- 
cielles et  orthodoxes  du  christianisme  catholique  et  protestant  se 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

font  illusion.  Nul  ne  peut  affirmer  que  l'esprit  de  cette  gfande  reli- 
gion ait  dit  son  dernier  mot  en  l'an  70  du  xix"  siècle.  Des  prophé- 
ties de  ce  genre  seraient  bien  gratuites  en  présence  du  travail  qui 
se  fait  en  ce  moment  dans  toutes  les  églises  du  christianisme. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'avenir,  l'histoire  de  la  pensée  chrétienne, 
au  point  où  elle  est  arrivée,  est  déjcà  une  grande  et  riche  histoire, 
pleine  d'enseignemens  de  toute  nature,  où  l'abondance  des  discus- 
sions et  l'extrême  variété  des  formules  peuvent  à  première  vue  ca- 
cher au  regard  de  l'historien  l'ordre  simple  et  vraiment  admirable 
dô  son  développement.  Cette  histoire  nous  semble  pouvoir  se  résu- 
mar  en  deux  séries  de  mouvemens  en  sens  contraire  dont  l'une 
procède  constamment  par  voie  d'addition  du  simple  au  composé, 
et  l'autre  non  moins  invariablement  du  composé  au  simple  par  voie 
de  réduction.  A  partir  de  la  doctrine  du  Christ,  on  peut  suivre  la 
pensée  chrétienne  à  travers  les  progrès  de  son  développement  et 
de  son  organisation,  de  Jésus  à  Paul,  de  Paul  à  Jean,  de  Jean 
aux  grands  conciles  de  jNicée  et  de  Constantinople,  de  ces  conciles 
à  la  théologie  du  moyen  âge  et  au  gouvernement  de  la  papauté, 
en  obseiTant  comment  le  christianisme  se  complète  et  se  com- 
plique de  plus  en  plus  par  l'introduction  de  dogmes  et  d'institu- 
tions moins  conformes  peut-être  à  son  principe  qu'à  l'esprit  des 
temps  qu'il  a  traversés.  Puis  on  le  voit,  sous  le  souffle  de  l'esprit 
moderne,  remonter  le  courant  qu'il  avait  descendu  jusque  dans 
les  bas-fonds  du  moyen  âge,  et  retrouver  ainsi,  à  travers  la  re- 
naissance, la  réforme  et  la  philosophio,  les  pures  et  hautes  sources 
où  il  avait  primitivement  puisé,  en  laissant  au  catholicisme  romain 
sa  discipline  étroite  et  son  dogmatisme  scolastique.  Yoilà  comment 
l'ancien  et  le  nouveau  christianisme  vont  se  rejoindre  et  se  con- 
fondre sous  des  noms  différens  et  avec  des  origines  bien  diverses. 
C'est  en  le  ramenant  à  son  principe  que  les  réformateurs  et  les 
rénovateurs  modernes  et  contemporains  entendent  le  rajeunir  et 
le  renouveler,  de  manière  qu'il  puisse  être  encore  la  religion  de 
l'avenir.  Jusqu'à  quel  point  cette  thèse  est -elle  fondée  sur  l'his- 
toire du  christianisme?  L'identité  du  point  de  départ  et  du  terme  de 
son  développement  est- elle  aussi  réelle  qu'il  y  paraît?  La  loi  de 
complication  et  de  simplification  qu'on  croit  avoir  reconnue  dans  les 
deux  séries  historiques  de  ce  développement  ressort-elle  véritable- 
ment de  l'exposé  des  faits?  Tels  sont  les  problèmes  historiques  que 
font  naître  la  plupart  des  publications  contemporaines  sur  la  ques- 
tion religieuse,  et  particulièrement  celles  qui  se  rattachent  au  grand 
mouvement  de  réforme  qui  se  développe  dans  les  deux  mondes  sous 
le  nom  de  chrisLia  lisme  libéral.  Nous  avons  cru  le  sujet  assez  inté- 
ressant pour  retracer  en  quelques  traits  le  tableau  des  phases  di- 
verses par  lesquelles  a  passé  le  christianisme  depuis  le  sermon  sur 


LE    NOUVEAU    CHRISTIANISME.  S39 

la  montagne  jusqu'aux  prédications  des  plus  hardis  docteurs  du  pro- 
testantisme de  nos  jours. 

I. 

Nous  venons  de  dire  que  les  réformateurs,  même  les  plus  radi- 
caux, qui  prêchent  le  nouveau  christianisme,  n'entendent  pas  faire 
autre  chose  qu'un  retour  à  l'ancienne  doctrine  telle  qu'elle  a  dû 
sortir  de  la  bouche  du  Christ;  mais  quelle  est  cette  doctrine?  Point 
obscur  sur  lequel  la  critique  contemporaine  a  concentré  toutes  ses 
lumières  sans  être  encore  arrivée  à  produire  l'évidence.  Pourtant, 
après  une  discussion  qui  a  eu  pour  résultat  de  renvoyer  à  des  ori- 
gines différentes  et  postérieures  à  peu  près  tout  ce  qui  dans  les 
quatre  Évangiles  a  servi  de  texte  à  la  théologie  chrétienne,  l'exégèse 
de  notre  temps  a  conservé  presque  d'un  commun  accord,  comme 
enseignement  propre  du  Christ,  ce  qu'un  des  successeurs  des  apô- 
tres, Papias,  avait  appelé  les  V^ytac,  comprenant  le  sermon  sur  la 
montagne,  la  collection  des  paraboles,  enlin  toutes  les  pensées  mo- 
rales éparses  çk  et  là  dans  les  synoptiques,  où  semble  se  révéler  la 
pensée  projn-e  et  comme  l'âme  elle-même  du  Christ.  Que  l'on  pense 
avec  la  libre  critique  que  ce  fut  là  toute  la  doctiine  du  Christ,  ou 
que  l'on  persiste  à  croire,  avec  la  théologie  orthodoxe,  catholique 
ou  protestante,  que  le  dogme  entier,  dans  sa  partie  théologique  aussi 
bien  que  dans  sa  partie  morale,  est  déjà  dans  les  trois  premiers 
évangiles,  il  est  certain  que  la  doctrine  des  ■Xoyia  est  la  seule  partie 
vraiment  explicite,  claire  et  catégorique  du  dogme  primitif.  Tout 
le  reste,  alors  même  qu'on  en  reconnaît  l'authanticité  plus  que  dou- 
teuse, n'est,  de  l'aveu  des  orthodoxes,  que  le  germe  d'une  doctrine 
morale  et  théologique  qui  se  développera  ultérieurement  sous  l'in- 
spiration de  r Esprit-Saint,  disent  les  uns,  sous  l'inlluence  de  la 
tradition  hébraïque  et  de  la  sagesse  grecque,  disent  les  autres. 

Cet  enseignement  de  Jésus  suffit-il  à  constituer  un  dogme  nou- 
veau? C'est  ce  qu'il  est  difficile  d'admettre  pom'  peu  que  l'on  songe 
à  la  richesse,  à  la  profondeur,  à  la  complexité  du  dogme  chrétien, 
embrassant  dans  son  encyclopédique  synthèse  à  peu  près  tous  les 
problèmes  moraux,  théoîogiques  et  même  cosmologiques  que  la. 
philosophie  antique  avait  posés.  Quelques  maximes  de  morale  éter- 
nelle et  universelle  sur  l'amour  de  Dieu  et  du  prochain,  sur  l'oubli 
des  injures,  sur  la  justice,  sur  la  charité,  sur  la  pureté  de  cœur, 
sur  l'exaltation  des  conditions  humbles,  des  vertus  douces,  des  pen- 
sées simples,  quelques  charmantes  ou  touchantes  paraboles  sur  la 
pratique  de  ces  maximes  ne  font  point  un  dogme  dans  l'acception 
rigoureuse  du  mot.  Jésus  le  sentait  bien,  et  c'est  pour  cela  qu'il  a 
dit  :  <c  Je  ne  viens  point  détruire  la  loi,  mais  l'accomphr.  »  Ce  qui 


8A0  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

veut  dire,  surtout  avec  les  explications  et  les  exemples  très  signifi- 
catifs du  jeune  maître,  que  c'était  bien  la  pratique  de  la  loi,  non 
la  loi  elle-même,  que  le  Christ  se  donnait  la  mission  de  changer. 

Mais  cela  même,  dit-on,  n'est-il  pas  toute  une  doctrine?  Si  l'es- 
prit de  l'ancienne  loi  est  resté  caché  non-seulement  aux  pharisiens, 
mais  encore  à  tous  les  sectateurs  de  cette  loi,  s'il  a  fallu  que  le 
Christ  vînt  pour  leur  en  faire  la  révélation,  toute  pleine  de  vérités 
sublimes  et  vraiment  inouies  pour  ce  peuple  courbé  sous  le  joug  du 
formalisme  sacerdotal,  n'est-ce  point  Là  une  loi  nouvelle?  Où  rencon- 
trer dans  l'Ancien-Testament  ces  sentinians,  ces  accens  d'amour,  de 
justice,  de  charité,  de  pitié  pour  les  hommes,  de  tendresse  vraiment 
filiale  pour  le  Père  céleste,  qui  du  haut  de  sa  gloire  soutient  et 
console  ses  enfans  faibles,  souffrans  et  malheureux?  Quelle  sagesse 
de  docteur,  quelle  âme  de  prophète  a  jamais  trouvé  des  paroles 
seiiiblables?  Cette  remarque  a  du  vrai,  moins  pourtant  qu'on  ne  le 
croit  communément.  On  sent  bien  que  dans  les  paroles  de  Jésus 
respire  le  sentiment  d'une  âme  qui  ne  semble  pas  avoir  son  égale 
pour  la  pureté  et  la  douceur  parmi  les  docteurs  et  les  prophètes; 
mais  si  l'on  admet  que  le  sentiment  est  nouveau,  il  faut  bien  recon- 
naître que  la  doctrine  est  ancienne,  même  la  doctrine  du  sermon 
sur  la  montagne.  Le  plus  savant  des  hébraïsans  de  notre  temps, 
l'illustre  Munck,  avait  coutume  de  dire  que  ce  sermon  courait  les 
rues  de  Jérusalem.  C'était  peut-être  aller  un  peu  loin  à  une  époque 
où  Jérusalem  était  devenue  le  foyer  du  pharisaïsme,  où  la  parole  des 
docteurs  y  était  plus  écoutée  que  la  voix  des  prophètes;  mais  dans 
un  pays  comme  la  Judée,  où  l'enseignement  de  la  loi  et  des  pro- 
phètes était  si  populaire,  il  n'était  pas  possible  que  tous  les  textes  de 
l'Ecriture  ne  fussent  familiers  non -seulement  aux  docteurs,  mais 
aux  plus  simples  et  aux  plus  humbles  d'entre  les  Juifs.  Or  il  n'est 
pas  douteux  que  la  morale  évangélique  ne  soit  déjà  dans  l'Ancien- 
Testament,  non  pas  en  germe,  mais  formulée  en  maximes  que  le 
sermon  sur  la  montagne  reproduit  presque  textuellement.  Deux  écri- 
vains juifs  contemporains,  MM.  Joseph  Salvador  et  Hippolyte  Ro- 
drigues,  ont  mis  en  lumière  cette  ressemblance,  disons  mieux,  cette 
identité,  par  un  rapprochement  décisif  des  textes. 

Nous  nous  bornerons  à  en  rappeler  quelques-uns,  en  renvoyant 
aux 'tableaux  comparatifs  de  M.  Rodrigues  le  lecteur  qui  ne  se  fie- 
rait point  à  ses  propres  souvenirs.  Ce  n'est  pas  sur  tel  ou  tel  point 
seulement  de  la  morale  que  l.a  Bible  peut  être  rapprochée  de  l'Évan- 
gile, c'est  sur  tous.  S'agit-il  de  science,  même  estime  pour  la  sa- 
gesse des  simples  et  même  sévérité  pour  celle  des  docteurs.  Si  Jé- 
sus a  dit  :  Bienheureux  les  pauvres  en  esprit,  car  le  royaume  des 
cieux  est  à  eux,  ou  encore  :  Je  te  loue,  ô  mon  père,  de  ce  que  tu  as 
caché  ces  choses  aux  savans  et  aux  sages,  et  de  ce  que  tu  les  as  ré- 


LE    NOUVEAU    CHRISTIANISME.  Shi 

vélées  aux  petits  enfans,  un  prophète  avait  dit  :  Celui  qui  est  humble 
d'esprit  obtient  la  gloire  éternelle  (1).  S'agit-il  de  bonté,  même 
sympathie  pour  la  douceur  et  la  miséricorde,  même  éloignement 
pour  la  dureté.  Si  Jésus  a  dit  :  Bienheureux  ceux  qui  sont  doux, 
car  ils  hériteront  de  la  terre,  un  prophète  avait  dit  :  Ceux  qui  sont 
doux  posséderont  la  terre  (2).  Et  de  même,  avant  Jésus  qui  dit  : 
Bienheureux  sont  les  miséricordieux,  car  miséricorde  leur  sera  faite, 
le  texte  ancien  avait  dit  :  Celui  qui  fait  miséricorde  trouvera  la  vie, 
la  justice  et  la  gloire  (3).  S'agit- il  de  relever  la  souffrance  et  la 
misère,  mêmes  accens  de  pitié  et  mêmes  promesses  d'avenir.  Si 
Jésus  a  dit  :  Bienheureux  ceux  qui  pleurent,  car  ils  seront  conso- 
lés, un  prophète  avait  dit  :  Dieu  guérit  les  brisés  de  cœur  et  panse 
leurs  blessures.  S'agit-il  de  justice,  mêmes  promesses  aux  justes  et 
mêmes  prescriptions.  Si  Jésus  a  dit  :  Bienheureux  ceux  qui  sont 
affamés  et  altérés  de  justice,  car  ils  seront  rassasiés,  un  prophète 
n'avait-il  pas  dit  :  C'est  ici  la  porte  de  l'Éternel,  les  justes  y  entre- 
ront (A)  ?  Avant  Jésus  qui  a  dit  :  Toutes  les  choses  que  vous  vou- 
lez que  les  hommes  vous  fassent,  faites-les-leur  aussi  de  même, 
car  c'est  la  loi,  et  les  prophètes,  Hillel  avait  dit  :  Ne  fais  pas  à 
autrui  ce  qu'il  te  serait  désagréable  d'éprouver  toi-même;  voilà  le 
commandement  principal  de  la  loi  (5).  S'agit- il  de  conscience, 
même  distinction  entre  les  actes  et  les  intentions.  Si  Jésus  a  dit  : 
Bienheureux  ceux  qui  sont  nets  de  cœur,  car  ils  verront  Dieu,  le 
prophète  avait  dit  :  Qui  est-ce  qui  montera  en  la  montagne  de 
l'Éternel,  et  qui  est-ce  qui  demeurera  dans  le  lieu  de  sa  sainteté? 
Ce  sera  l'homme  qui  a  les  mains  pures  et  le  cœur  net  (6).  Avant  Jé- 
sus disant  :  Quiconque  regarde  une  femme  pour  la  convoiter  a  déjà 
commis  dans  son  cœur  un  adultère  avec  elle,  Job  avait  dit  :  J'avais 
fait  accord  avec  mes  yeux;  comment  aurais-je  donc  arrêté  mes  re- 
gards sur  une  vierge?  S'agit-il  de  charité,  mêmes  maximes  pres- 
que en  termes  identiques  sur  l'amour  du  prochain,  sur  le  pardon 
des  injures  poussé  jusqu'à  la  plus  entière  abnégation,  sur  l'assis- 
tance due  à  nos  ennemis.  Avant  Jésus,  qui  dit  :  Si  quelqu'un  te 
frappe  à  la  joue  droite,  présente-lui  aussi  l'autre,  Jérémie  avait 
dit  :  Il  est  bon  de  donner  sa  joue  au  frappeur  et  de  se  rassasier  de 
l'injure  (7);  Ésaïe  avait  dit  :  J'ai  exposé  mon  dos  à  ceux  qui  me 
frappaient  et  mes  joues  à  ceux  qui  me  tiraient  le  poil  ;  je  n'ai  point 

(1)  Proverb.  xxix,  23. 

(2)  Psaum.  XXXVIl,  11. 

(3)  Proverb.  xxi,  21. 

(4)  Psaum.  CXVIII,  20. 

(5)  Hillel,  Talmud-Sabbat,  30  b. 

(6)  Psaum.  XXIV,  3  et  4. 

(7)  Jérém.  m,  30. 


Sll2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

caché  mon  visage  en  arrière  des  opprobres  et  êes  crachats  (1). 
Enfin»  si  Jésus  a  dit  :  Aimez  vos  ennemis  et  bénissez  ceux  qui  vous 
maudissent,  faites  du  bien  à  ceux  qui  vous  haïssent  et  priez  pour 
ceux  qui  vous  persécutent,  l'ancienne  loi  n'avait-elle  pas  dit  :  Ne 
conserve  pas  de  haine  dans  ton  cœur,  ne  garde  point  de  rancune, 
ne  te  venge  point  et  aime  ton  prochain  comme  toi-même  (2)?  Si  ton 
ennemi  a  faim,  donne-lui  à  manger;  s'il  a  soif,  donne-lui  à  boire  (3). 
Si  tu  rencontres  le  bœuf  de  ton  ennemi  ou  son  âne  égarés,  tu  ne 
manqueras  pas  de  les  lui  ramener  (A).  Ce  que  je  demande  de  vous, 
dit  l'Éternel,  c'est  de  partager  votre  pain  avec  celui  qui  est  affamé, 
de  couvrir  celui  qui  est  nu,  de  consoler  celui  qui  est  affligé.  Y  a-t-il 
dans  l'Évangile  une  plus  belle  et  plus  profonde  parole  que  celle-ci  : 
je  verrai  ta  face  par  la  cliairité  (5)?  Enfin  s'agit-il  de  la  sincérité 
de  la  prière,  si  Jésus  a  dit  :  Mais  toi,  quand  tu  privés,  entre  dans 
ton  cabinet,  et,,  ayant  fermé  ta  porte,  prie  ton  père  qui  te  voit  dans 
ce  lieu  secret  et  te  récompensera  publiquement,  ne  trouve-t-on  pas 
ceci  dans  l'Ecclésiastique  :  —  il  ne  considère  pas  que  l'œil  du  Sei- 
gneur voit  toutes  choses.,  et  que  c'est  bannir  de  soi  la  crainte  de 
Dieu  de  n'avoir  que  cette  crainte  humaine  et  de  n'appréhender  que 
les  yeux  des  hommes? 

De  ces  rapprochemens,  que  la  théologie  orthodoxe  connaît  mieux 
que  nous,  quelle  conclusion  tirer?  Est-ce  à  dire  que  Jésus  n'aurait 
été  qu'un  interprète  éloquent  de  la  loi  et  des  prophètes,  comme  le 
pensent  MM.  Salvador  et  Rodrigues?  C'est  aller  bien  loin.  D'abord, 
si  cette  conclusion  ressort  du  tableau  comparatif  de  ce  dernier, 
n'est-ce  point  parce  qu'il  a  mêlé  un  peu  indiscrètement  aux  textes 
de  la  Bible,  les.  seuls  décisifs^  des  textes  du  Talmud  dont  la  date  ne 
peut  être  fixée  d'une  manière  assez  précise  pour  qu'ils  aient  la 
même  valeur  que  les  premiers?  On  peut  bien,  à  la  rigueur,  citer 
parmi  les  textes  antérieure  aux  Évangiles  les  sentences  d'Hil'lel, 
précurseur  de  Jésus,  docteur  bien  connu  pour  sa  large  fa^;on  d'in- 
terpréter la  loi,  pourvu  que  l'authenticité  des  paroles  qui  lui  sont 
attribuées  ait  été  préalablement  établie;  mais  il  y  c'aurait  des  ré- 
serves à  faire  pour  la  plupart  des  autres  citations  empruntées  au 
Talmud,  et  il  faut  bien  reconnaître  que  ce  livre  est  une  source  trop 
confuse  de  doctrines  de  toute  origine  et  de  toute  date  pour  pouvoir 
appuyer  la  thèse  de  l'identité  de  la  doctrine  hébraïque  et  de  la  doc- 
trine évangélique.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  la  doctrine  de  la 
pureté  de  cœur,  si  marquée  dans  les  Évangiles,  à  peine  sensible 

(!)  Ésaïe,  i,,  6. 

(•2    Lévit.  XIX,  17,  18, 

(3)  Proverb.  xxv,  21, 

(4)  Exod.  xxiir,  4,  5. 
(o)  Psaum.  XVII,  15. 


LE    NOUVEAU   CHRISTIANISME.  843 

dansTAncien-Testament,  n'est  guère  explicite  que  dans  le  Talmud. 
D'ailleurs,  n'y  eût-il  pas  de  raison  de  cont  ster  l'antériorité  des 
textes  talmudiques  cités  par  M.  Rodrigues,  il  faudrait  encore  avouer 
que. tous  ces  textes  réunis  ne  témoignent  pas  d'une  complète  iden-- 
tité.  Nulle  part  le  dieu  de  la  Bible  et  du  Talmud  ne  reçoit  le  beau  et 
doux  nom  qui  révèle  toute  une  doctrine  dans  les  enseignsmens 
évangéliques.  S'il  n'est  plus  le  Jéhovah  terrible  et  jaloux  de  Moïse, 
si  les  livres  des  prophètes  et  surtout  du  Talmud  lui  reconnaissent 
déjà  la  bonté,  la  miséricorde,  l'amour,  qui  sont  les  attributs  distinc- 
tifs  du  dieu  des  Évangiles,  il  n'est  pas  encore  le  père.  Aussi,  quel- 
que juste  et  bon  qu'il  soit  pour  toutes  sas  créatures,  et  en  particu- 
lier pour  les  hommes  qu'il  aime  et  assiste  quand  ils  en  sont  dignes, 
il  reste  toujours  l'objet  de  leur  crainte,  de  leur  respect,  de  leur 
adoration,  non  de  leur  filial  amour.  Alors  même  que  dans  l'antiquité 
Dieu  est  conçu  comme  un  père,  c'est  le  père  de  la  famille  antique, 
qu'on  vénère,  qu'on  n'ose  pas  aimer.  Aimer  Dieu  est  un  mot  évangé- 
lique  et  chrétien;  il  est  bien  sorti  du  cœur  de  l'incomparable  pro- 
phète qui  s'est  appelé  Fils  de  Dieu,  et  qui  n'a  jamais  compris  ni 
exprimé  les  rapports  de  Dieu  et  de  ses  créatures  autrement  que 
sous  la  forme  des  relations  intimes  et  presque  familières  qui  sub- 
sistent entre  un  père  et  ses  enfans.  Et  Jésus  avait  la  parfaite  con- 
science que  c'était  là  toute  sa  doctrine  :  aimer  Dieu  comme  un  père 
et  les  hommes  comme  des  frères;  quant  au  reste,  il  n'avait  nul  be- 
soin de  dogmatiser.  La  loi  n'était-elle  pas  là  avec  ses  commande- 
mens  et  ses  pratiques?  Pour  Jésus,  la  bonne  nouvelle  était  non  point 
une  loi  nouvelle,  mais  simplement  l'ancienne  loi  comprise  et  prati- 
quée dans  l'esprit  des  prophètes  et  des  vrais  fils  de  Dieu.  Le  messie 
ne  se  sentait  point  une  autre  mission. 

IL 

Tout  cela  expliqué  et  convenu,  il  reste  vrai  que,  réduit  pour  la 
théologie  à  ce  sentiment  de  filiale  tendresse  pour  le  père  céleste  de 
toutes  les  créatures,  pour  la  morale  à  un  recueil  de  maximes  pra- 
tiques, l'enseignement  de  Jésus  n'a  encore  aucun  des  caractères 
d'un  dog.îie  véritable,  c'est-à-dire  d'un  corps  de  doctrines  qui  se 
tiennent  entre  elles,  et  forment  un  tout  complet  fortement  organisé. 
Qui  a  fait  cette  œuvre  vitale  pour  l'avenir  du  christianisme?  Ce  n'est 
pas  Jacques,  le  chef  vénéré  de  la  première  communauté,  dite  l'église 
de  Jérusalem,  qui  resta  obstinément  attachée  aux  pratiques  de 
l'ancienne  loi.  Ce  n'est  pas  Pierre,  le  grand  nom  sur  lequel  devait 
reposer  plus  tard  tout  l'édifice  de  l'organisation  de  l'église  romaine.  • 
Les  quelques  lettres  qui  leur  sont  attribuées,  alors  même  que  l'au- 
thenticité n'en  serait  pas  contestable,  n'ont  point  une  valeur  doc- 


Shh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

trinale  suffisante  pour  qu'il  soit  possible  d'y  voir  soit  le  germe  d'un 
dogme  nouveau,  soit  même  le  simple  complément  de  l'enseigne- 
ment du  Christ.  Le  véritable  ouvrier  de  cette  œuvre,  c'est  Paul.  Ce- 
lui-ci ne  fut  pas  seulement  l'apôtre  des  gentils,  en  ce  qu'il  leur  porta 
le  premier  la  nouvelle  doctrine,  affranchie  des  proscriptions  de  l'an- 
cienne loi;  il  mérita  d'être  appelé  le  second  fondateur  du  christia- 
nisme, dont  il  constitua  et  formula  réellement  le  dogme  en  tout  ce 
qu'il  contient  d'essentiel.  S'il  entrait  dans  le  plan  de  ce  travail  d'expo- 
ser la  doctrine  contenue  dans  les  épîtres,  il  nous  serait  facile  de  jus- 
tifier ce  titre  en  faisant  voir  comment  la  plupart  des  grands  dogmes 
du  christianisme  y  ont  leur  principe  et  souvent  même  leur  formule. 
Il  nous  suffira  de  dire  qu'à  partir  de  Paul  la  tradition  chrétienne 
est  devenue  une  forte  et  originale  doctrine  qu'on  ne  peut  plus  con- 
fondre ni  avec  l'ancienne  loi  ni  avec  cette  espèce  de  morale  uni- 
verselle résumée  dans  le  sermon  sur  la  montagne,  qui  pourrait  s'ap- 
peler la  morale  même  de  la  conscience  humaine,  tant  il  serait  facile 
d'en  retrouver  les  élémens  dans  ce  qu'un  historien  contemporain  a 
eu  l'heureuse  idée  de  nommer  la  Bible  de  l'humanité!  L'enseigne- 
ment de  Paul  fait  entrer,  fait  descendre,  si  l'on  veut,  la  sagesse  du 
Christ  dans  les  formules  d'une  théologie  qui  servira  désormais  de 
texte  aux  plus  subtiles  d'scussions.  11  lui  fait  donc  perdre  quelque 
chose  de  sa  haute  généralité  et  de  son  adorable  sérénité;  mais  à  ce 
prix  il  lui  communique  le  caractère  et  la  vertu  d'un  dogme.  Et  ce 
dogme,  il  l'a  si  nettement  conçu,  si  solidement  construit,  que  les 
pères  et  les  docteurs  des  temps  postérieurs  n'ont  rien  trouvé  à  y 
changer,  ni  quant  au  fond  des  doctrines,  ni  quant  à  l'enchaînement 
logique  des  formules.  On  a  pu  enrichir  la  théologie  chrétienne  d'une 
nouvelle  doctrine,  plus  élevée  et  plus  profonde,  dont  le  symbole  de 
INicée  sera  la  formule;  on  n'a  pas  touché  à  la  doctrine  de  Paul.  Et 
quand  la  réforme ,  qui  ne  goiitait  que  médiocrement  la  théologie 
trop  peu  unitaire  pour  elle  du  grand  symbole,  voudra  en  revenir 
au  christianisme  primitif,  c'est  dans  les  épîtres  de  Paul  qu'elle  s'é- 
tablira, comme  dans  le  fort  même  de  la  pensée  chrétienne.  C'est 
que  cette  doctrine,  aussi  logique  que  pratique,  était  une  tout  autre 
discipline  pour  les  esprits  et  les  âmes  que  les  mystiques  monolo- 
gues du  livre  de  V Imitation  ou  que  la  transcendante  théologie  de 
l'évangéliste  Jean. 

Lorsqu'on  rapproche,  ainsi  que  le  fait  M.  Renan,  la  laide  et  chétive 
personne  de  ce  docteur  juif,  élevé  dans  les  écoles  de  la  vieille  loi  et 
ayant  toutes  les  passions,  tous  les  instincts  de  sa  race,  de  l'idéale 
figure  du  grand  prophète  qui  semble  n'avoir  conservé  aucune  des 
misères  de  l'humanité,  l'idée  d'une  déchéance  de  la  pensée  religieuse 
vient  naturellement  à  l'esprit.  Et  si  l'on  ajoute  à  ce  rapprochement 
tout  personnel  la  comparaison  des  doctrines,  et  qu'à  celle  de  Jésus, 


LE    NOUVEAU    CHRISTIANISME.  8Ù5 

si  large  et  si  douce,  on  oppose  celle  de  Paul,  si  forte,  mais  si  dure, 
on  se  prend  à  regretter  que  la  religion  de  la  charité  et  de  l'amour 
ait  trouvé  pour  interprète  le  docteur  du  péché  originel,  de  la  grâce, 
de  la  prédestination,  de  l'infériorité  de  la  femme,  de  l'impureté  du 
mariage.  Toutefois,  en  face  d'une  telle  œuvre,  d'un  tel  rôle  et  même 
d'un  tel  personnage,  l'histoire  ne  permet  pas  de  s'abandonner  à  ce 
genre  d'impression  tout  esthétique.  Que  la  sagesse  de  Jésus  ait  été 
de  tout  temps  et  soit  surtout  aujourd'hui  la  haute  lumière  du  chris- 
tianisme, que  son  amour  pour  Dieu  et  pour  les  hommes  en  soit  le 
plus  pur  sentiment,  cela  n'est  pas  douteux;  mais  disons  encore  une 
fois  que,  s'il  y  a  là  l'esprit  d'une  religion,  il  n'y  en  a  pas  le  corps,  à 
proprement  parler.  Autant  qu'il  nous  est  permis  d'en  juger  à  travers 
les  obscurités  et  les  fictions  de  la  légende ,  si  Jésus  a  été  le  pro- 
phète inspiré,  Paul  a  été  le  docLeur  de  la  nouvelle  religion;  en  tout 
cas,  il  en  a  été  le  premier  et  le  plus  grand.  Il  ne  faut  d'ailleurs 
jamais  oublier  que  l'histoire  fait  toujours  tort  à  ses  personnages  en 
les  laissant  voir  dans  toute  leur  réalité,  tandis  que  la  légende  idéa- 
lise et  transfigure  les  siens.  Ce  que  M.  Havet  a  si  bien  dit  de  So- 
crate  nous  est  revenu  à  la  pensée  à  propos  du  portrait  de  l'apôtre 
Paul  tracé  par  M.  Renan.  La  réalité,  physique  ou  morale,  garde  tou- 
jours quelque  chose  de  laid,  d'incorrect  ou  d'insignifiant  qui  lui 
nuit,  alors  surtout  qu'on  la  confronte  avec  un  idéal  quelconque. 

Où  Paul  a-t-il  trouvé  cette  doctrine  que  ne  contient  pas  la  tra- 
dition évangélique?  Ce  serait,  s'il  faut  l'en  croire,  dans  une  révé- 
lation toute  personnelle.  La  vérité  lui  est  apparue  dans  sa  vision  de 
Damas,  telle  que  n'a  pu  la  voir  aucun  de  ceux  mêmes  qui  ont  connu 
et  entendu  Jésus  vivant.  C'était  là,  comme  on  sait,  le  grand  sujet 
de  débat  entre  Paul  et  les  apôtres,  compagnons  de  Jésus.  Comment 
pouvait-il  porter  la  parole  au  nom  du  Christ,  lui  qui  ne  l'avait  ja- 
mais vu  ni  entendu?  C'est  à  cette  objection  que  répondait  Paul  par  le 
miracle  de  sa  révélation  particulière.  Pour  la  critique  qui  connaît  les 
textes  de  l'ancienne  loi  et  qui  sait  combien  le  jeune  docteur  y  était 
versé,  la  véritable  révélation  de  Paul  fut  la  méditation  profonde  et 
persévérante  de  cette  loi  éclairée  par  toute  la  science  des  maîtres 
qu'il  entendit.  Toute  la  doctrine  de  Paul  repose  sur  le  dogme  du  pé- 
ché originel.  C'est  ce  péché  qui  a  vicié  la  nature  humaine.  Depuis 
la  faute  d'Eve  et  d'Adam,  toute  œuvre  de  l'homme  fut  mauvaise.  La 
grâce  de  Dieu  seule  a  pu  justifier  et  sauver  ceux  dont  il  a  bien  voulu 
faire  ses  élus.  Depuis  l'arrivée  du  Christ,  cette  grâce  est  devenue  le 
don  de  tous  les  hommes  qui  ont  la  foi  au  messie  rédempleur,  à  sa 
mort,  à  sa  résurrection,  à  sa  doctrine.  C'est  la  foi,  non  les  œuvres, 
qui  justifie  et  sauve  toute  nature  humaine,  impuissante  par  elle- 
même  à  faire  un  acte  de  justice  et  une  œuvre  de  salut.  Et  comme 
toutes  ces  âmes  également  vouées  par  leur  nature  au  mal  et  à  la 


8/i6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

damnation  n'ont  aucun  mérite  personnel  qui  puisse  leur  valoir  le 
don  de  la  grâce,  il  s'ensuit  que  Dieu  la  répand  sur  qui  il  veut,  et 
que  les  honnnes  sont  véritablement  prédestinés  au  bien  ou  au  mal, 
au  salut  ou  à  la  danmation,  la  grâce  étant  le  principe  de  tout  mé- 
rite. On  voit  comment  tout  se  tient  et  s'enchaîne  dans  cette  com- 
plète et  compacte  doctrine  de  la  chute.  Or  ce  dogme  qui  est  le  pivot 
de  toute  la  doctrine  paulinienne,  Paul  ne  l'a  pas  trouvé  sur  le  che- 
min de  Damas,  il  l'a  trouvé  dans  la  Bible  elle-même,  où  il  est  déjà  le 
principe  de  toute  l'ancienne  loi.  Au  fond,  Paul  n'a  inventé  aucun  des 
grands  dogmes  de  sa  doctrine,  ni  la  chute  par  le  péché  originel,  ni 
la  perversité  radicale  de  la  nature  humaine  à  la  suite  de  ce  péché, 
ni  la  justification  par  la  grâce,  ni  la  prédestinaLioo,  ni  l'infériorité 
naturelle  de  la  f^mme.  Seulement  il  a  renouvelé  la  vertu  de  tous 
ces  dogmes  en  les  faisant  entrer  dans  la  loi  nouvelle  qu'il  définit 
d'un  mot  :  la  fui  à  Jésus-Christ,  le  verbe  incarné  de  Dieu.  Voilà 
comment  la  bonne  nouvelle  est  devenue  un  dogme,  et  le  messie  un 
rédempteur. 

La  pensée  chrétienne  ne  pouvait  s'arrêter  au  Symbole  des  apô- 
tres. En  quittant  la  Judée  avec  Paul  et  sus  compagnons,  la  nouvelle 
prédication  tombait  au  milieu  des  visions  du  giiosticisme  oriental  et 
des  théories  de  la  philosophie  grecque.  La  docte  culture  des  plato- 
niciens qui  passaient  des  écoles  de  la  philosophie  dans  les  églises 
de  la  nouvelle  religion  ne  pouvait  pas  plus  se  contenter  de  la  théo- 
logie de  la  Bible  et  des  épîtres  que  la  mystique  ivresse  des  gnos- 
tiques  qui  S3  faisaient  chrétiens.  Aux  uns  et  aux  autres,  il  fallait 
de  plus  hauts  sommets  et  de  plus  vastes  horizons.  Aussi  voyons- 
nous  la  doctrine  nouvelle  se  développer  et  se  compliquer  de  plus  en 
plus  en  s'enrichissant  de  conceptions  de  la  plus  haute  portée  méta- 
physique. Si  l'on  peut  dire  que  Paul  avait  eu  le  pressentiment  de  ce 
magnifique  progrès  quand  il  a  cité  aux  Athéniens  le  vei  s  d'Aratus  : 
en  Dieu  nous  avons  la  vie,  le  mouvement  et  l'être,  il  est  difficile  de 
reconnaître  soit  dans  les  trois  premiers  Évangiles,  soit  dans  les 
Actes  des  apôtres,  soit  dans  les  épîtres  de  Paul,  le  dogme  de  la  divi- 
nité de  Jésus-Christ,  et  encore  moins  le  dogme  de  la  Trinité.  C'est 
l'Évangile  de  Jean,  d'une  date  postérieure  et  d'un  esprit  bien  diffé- 
rent, qui  ouvre  à  la  foi  des  nouveaux  docteurs  des  perspectives  où 
la  théologie  alexandrine  devait  se  complaire  et  se  plonger  de  plus 
en  plus.  C'est  dans  ce  livre  mystique  qu'apparaissent  las  premiers 
linéamens  de  cette  doctrine  savante  et  profonde  qui  sera  élaborée 
par  les  pères  alexandrins,  puis  formulée  par  les  grands  conciles  de 
Nicée,  de  Constantinople,  d'Éphèse,  de  Chalcédoine.  Cette  nouvelle 
doctrine  du  Verbe  et  de  la  nature  divine  en  trois  personnes,  en 
embrassant  dans  une  seule  formule  les  trois  aspects  de  la  divinité 
que  la  philosophie  contemporaine  exposait  et  définissait  à  sa  façon, 


•     LE    NOUVEAU    CHRISTIANISME.  8Û7 

était  bien  faite  pour  attirer  à  la  nouvelle  religion  des  philosophes 
et  des  théologiens  qui  devaient  y  retrouver  leur  propre  tradition. 
Sans  aller  jusqu'à  se  perdre  dans  le  néoplatonisme,  coinme  l'eus- 
sent fait  quelques  pères  trop  alexandrins,  le  christianisme  des  Clé- 
ment, des  Augustin,  des  Athanase,  laissait  pénétrer  par  l'Évangile 
de  saint  Jean  les  idées  platoniciennes  dans  le  nouveau  dogme,  de 
manière  à  absorber  dans  son  symbole  tout  ce  qui  pouvait,  à  la  ri- 
gueur et  au  prix  de  grandes  subtilités  théologiques,  se  concilier 
avec  la  tradition  chrétienne.  C'était  une  transformation  bien  grave 
et  bien  radicale,  puisque  l'église  tout  évangélique  de  Jérusalem  n'a 
jamais  pu  l'accepter,  et  que  les  Juifs,  fidèles  gardiens  de  la  tradi- 
tion hébraïque,  y  ont  vu  une  sorte  de  retour  au  paganisme  par 
l'altération  profonde  du  dogme  de  l'unité  de  Dieu;  mais  le  christia- 
nisme naissant  ne  pouvait  aspirer  à  conquérir  le  monde  sans  s'as- 
similer ce  que  la  pensée  humaine  avait  conçu  de  plus  élevé  et  de 
plus  profond  sur  les  problèmes  théologiques.  C'est  une  vue  bien 
fausse  de  la  réalité  historique  que  celle  d'une  certaine  théologie 
professant  avec  Pascal  que  le  christianisme  n'est  devenu  le  maître 
de  l'humanité  que  parce  qu'il  l'a  en  tout  contredite.  L'introduction 
dans  une  certaine  mesure  des  doctrines  gnostiques  et  platoni- 
ciennes est  un  des  exemples  frappans  de  la  méthode  contraire. 

On  a  fait  beaucoup  de  recherches  et  d'hypothèses  sur  l'origine  de 
cette  transformation.  —  Naturellement  les  théologiens  la  font  re- 
monter à  fa  Bible,  ne  voulant  voir  dans  tous  ces  changemens  que  le 
développement  normal  d'une  simple  et  même  tradition  fond<^e  sur 
la  double  révélation  de  Moïse  et  de  Jésus.  Comme  leur  siège  est 
toujours  fait  d'avance,  ils  ne  se  laissent  point  déconcerter  dans 
leur  explication  par  l'analogie,  l'identité  même  parfois  des  for- 
mules, et  par  la  culture  ph'losophîque  des  pères  qui  ont  élaboré  le 
dogme  formulé  par  le  concile  de  Nicée.  Les  philosophes  expliquent 
la  transformation  de  la  théologie  chrétienne  en  la  rattachant  à  Pla- 
ton et  aux  écoles  platoniciennes.  Un  savant  critique  de  notre  temps, 
Bunsen,  a  cherché,  entre  ces  deux  hypothèses  contraires,  une  so- 
lution ingénieuse  en  imaginant  pour  Jésus,  comme  on  l'avait  fait 
pour  Platon,  une  espèce  d'enseignement  ésotérique  qui  n'aurait 
trouvé  sa  véritable  expression  que  dans  le  quatrième  Évangile  (1)  : 
hypothèse  bien  peu  conforme  à  tout  ce  que  les  synoptiques  nous 
apprennent  de  la  manière  toute  simple  et  toute  populaire  de  vivre 
et  d'enseigner  qui  paraît  propre  à  Jésus.  Se  figure-t-on  le  nouveau 
messie  tenant,  indépendamment  de  ses  prédications  aux  foules  et  de 
ses  entretiens  familiers  avec  ses  disciples,  une  école  de  profonde  et 

(1)  Ed.  Bunsen,  The  hiciden  Wisdom  of  Christ,  London  18G5.  Voyez  l'article  remar- 
quable de  M.  Émilo  Burnouf  dans  la  Revue  du  l'r  décembre  1865. 


8/i8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

subtile  exégèse,  comme  le  ferait  le  rabbin  le  plus  raffiné,  et  formant 
des  docteurs  en  théologie  dont  un  seul  aurait  révélé  tout  à  coup  le 
secret  du  maître,  après  avoir  laissé  si  longtemps  la  parole  aux  au- 
tres disciples  de  Jésus?  Qu'on  se  représente  le  Christ  assis  parmi  les 
docteurs  du  concile  de  Nicée.  Nous  avons  peine  à  comprendre  com- 
ment il  se  fut  trouvé  au  courant  des  subtiles  formules  doiit  ces  sortes 
de  discussions  étaient  hérissées.  Le  mot  de  Socrate  sur  Platon  nous 
revient  à  l'esprit  :  que  de  choses  ce  jeune  homme  me  fait  dire  !  Dans 
cette  Trinité  que  proclama  le  concile,  Jésus  eût-il  reconnu  le  Père 
céleste  et  son  Fils  bien-aimé?  11  est  permis  d'en  douter.  Il  n'eût 
pas  même  avoué  Paul  pour  son  disciple. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  hypothèses,  origine  biblique,  origine 
grecque,  origine  secrète,  la  pensée  théologique  qui  commence  à 
Jean  et  aboutit  au  concile  de  Nicée  marque  une  phase  nouvelle 
et  décisive  dans  l'histoire  du  dogme  chrétien.  On  peut  dire  que 
cette  phase  fut  l'apogée  de  son  développement  métaphysique.  Bien 
que  l'église,  avec  cette  sagesse  pratique  qui  lui  a  rarement  fait  dé- 
faut, n'ait  pas  cru  pouvoir  suivre  en  tout  les  grands  théologiens 
alexandrins,  bien  qu'elle  n'ait  accepté  ni  la  doctrine  de  la  rédemp- 
tion universelle,  ni  la  doctrine  de  la  glorieuse  résurrection  des  corps 
déjà  transfigurés  par  saint  Paul  en  corps  de  lumière,  ni  le  haut  et 
sévère  spiritualisme  d'Origène,  il  est  visible  que  le  souffle  de  Platon 
et  de  ses  disciples  orientaux  pénètre,  anime  et  soulève  jusqu'aux 
sommets  les  plus  élevés  de  la  métaphysique  les  docteurs  les  plus 
orthodoxes  du  temps,  sauf  l'école  de  Tertullien.  On  sent  que,  si  l'é- 
glise n'eût  obéi  qu'à  l'esprit  qui  l'inspirait  alors,  elle  n'eût  pas  con- 
sacré des  doctrines  dignes  d'un  autre  âge,  comme  le  dogme  naïf  et 
tout  populaire  de  la  résurrection  des  corps,  le  dogme  impitoyable 
des  peines  éternelles,  le  dogme  révoltant  des  supplices  de  l'enfer. 
Quant  au  dogme  étrange  et  si  puissant  de  la  transsubstantiation 
dans  le  sacrement  de  l'eucharistie,  s'il  répugnait  absolument  à  l'es- 
prit platonicien,  il  n'était  que  trop  conforme  à  ce  mysticisme  oriental 
qui  n'a  jamais  tenu  compte  des  lois  de  la  nature.  Un  tel  change- 
ment de  substance,  c'était  un  de  ces  mystères  do:ît  la  métaphy- 
sique des  pères  alex  mdrins  devait  le  plus  aisément  s'accommoder. 

Après  les  premiers  conciles  œcuméniques,  le  dogme  ayant  reçu 
sa  constitution  à  peu  près  complète,  il  semble  que  l'histoire  en  soit 
finie,  et  qu'il  n'y  ait  plus  qu'à  suivre  celle  de  l'organisation  et  de  la 
discipline  de  l'église.  L'histoire  du  dogme  continue  encore  pour- 
tant, sinon  pour  le  fond,  du  moins  pour  l'enseignement  des  doc- 
trines. Les  grands  théologiens  dont  les  discussions  ont  préparé  le 
concile  de  Nicée  avaient,  au  milieu  de  leurs  subtiles  distinctions, 
conservé,  avec  le  sentiment  platonicien,  le  sens  des  plus  hautas  vé- 
rités religieuses.  C'était  plutôt  l'enseignement  de  Jean  qui  les  in- 


LE   NOUVEAU   CHRISTIANISME.  8/i9 

spirait  que  celui  de  Jésus  ou  de  Paul;  mais  c'était  encore  le  souffle 
vivifiant  de  la  pensée  chrétienne.  Quand  cette  pensée  tomba  dans 
la  b:irbarie  du  moyen  âge,  elle  ne  trouva  plus  d'autre  méthode 
d'exposition  et  d'enseignement  que  le  péripatétisme.  On  sait  ce 
qu'en  fit  le  génie  d'Aristote  entre  les  mains  de  ses  interprètes  de  la 
Sorbonne  et  des  universités  du  moyen  âge.  Le  nom  de  scolastique  dit 
tout  en  fait  de  distinctions,  de  divisions  et  de  discussions  verbales. 
Si  des  docteurs  tels  que  saint  Anselme  et  saint  Thomas  ont  pu 
maintenir  la  pensée  chrétienne  dans  sa  haute  portée,  c'est  que  tous 
deux  avaient  un  esprit  assez  élevé  et  assez  profond  pour  comprendre 
ce  que  dans  le  génie  de  Platon  et  d'Aristote  il  y  a  de  plus  assimi- 
lable à  cette  pensée.  Encore  peut-on  se  demander  si  la  théologie  trop 
aristotélique  de  saint  Thomas  eût  été  du  goût  de  Paul,  de  Jean  et 
des  pères  de  l'église.  Ne  parlons  pas  du  Christ  lui-même,  qui  n'a 
jamais  laissé  échapper  l'occasion  de  montrer  son  antipathie  pour 
toute  espèce  de  scolastique.  S'il  n'eût  pas  chassé  de  son  église  les 
honnêtes  docteurs  en  Sorbonne,  comme  il  l'avait  fait  pour  les  mar- 
chands du  temple,  il  est  à  croire  que  l'auteur  du  sermon  sur  la 
montagne  et  des  paraboles  de  l'Évangile  n'eût  pas  mis  le  pied  dans 
ces  sortes  d'écoles,  où  l'esprit  de  son  enseignement  ne  s'était  guère 
plus  conservé  que  la  lettre. 

Certes  il  y  a  loin  de  la  doctrine  des  Évangiles  et  des  épîtres  à  la 
théologie  scolastique;  mais  de  la  primitive  église  à  l'église  catho- 
lique gouvernée  par  la  cour  de  Rome  il  y  a  peut-être  plus  loin  en- 
core. En  lisant  les  historiens  du  christianisme,  et  particulièrement 
M.  Renan,  on  rêve  volontiers  de  ces  heureuses  et  charmantes  pe- 
tites sociétés  chrétiennes,  d'une  allure  si  libre,  d'une  foi  si  active, 
d'une  pratique  si  simple,  en  comparaison  de  la  forte  et  minutieuse 
discip'ine,  de  la  muette  et  passive  obéissance,  qui  caractérisent  le 
gouvernement  de  nos  grandes  sociétés  catholiques  du  moyen  âge. 
La  vérité  est  que  le  christianisme  naissant  n'a  pas  plus  d'église  or- 
ganisée que  de  dogme  formulé.  Il  subit  la  loi  de  toutes  les  choses 
qui  sont  de  ce  monde  ou  qui  y  vivent;  il  lui  fallut  se  former  avant 
de  se  développer,  et  se  développer  avant  de  s'organiser.  La  bien- 
heureuse anarchie  des  premières  sociétés  chrétiennes  peut  être  en- 
viée par  les  croyans  libéraux  comme  l'idéal  des  sociétés  religieuses 
dans  la  plus  large  acception  du  mot;  mais  à  ce  moment  cet  état  re- 
ligieux fut  bien  plutôt  l'effet  d'une  nécessité  historique  provisoire 
que  d'une  théorie  bien  arrêtée  sur  le  libre  essor  des  consciences 
religieuses.  Aussitôt  que  la  société  chrétienne  eut  pris  quelque  dé- 
veloppement et  multiplié  le  nombre  de  ses  églises,  elle  éprouva  le 
besoin  d'une  discipline  plus  précise  et  d'une  sorte  de  gouverne- 
ment; central.  Quand  le  christianisme  fut  devenu  sous  Constantin 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  ^^ 


850  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  religion  de  l'empire,  les  évêques  exerçaient  déjà  un3  véritable 
autorité  sur  les  consciences  des  fidèle^.  Il  est  à  remarquer  que  les 
conciles,  sauf  celui  d.?  Jénisalem,  qui  n'en  eut  guère  que  le  nom, 
ne  se  réunirent  qu'  i  partir  de  ce  moment  sous  le  patronage  plus  ou 
moins  impérinix  des  césars  de  Byzance  :  grand  danger  pour  l'indé- 
pendance de  l'église.  La  monarchie  religieuse  était  dans  les  néces- 
sités du  temps.  Si  elle  n'eût  pas  eu  pour  chef  un  pape  à  Rome,  elle 
en  aurait  eu  un  dnns  la  personne  des  empereurs  à  Constantinople. 
On  le  vit  bien  plus  tard  par  les  exemples  de  l'église  d'Orient  et  de 
l'église  nisse,  soumises,  l'une  aux  césars  du  B.s-Empire,  l'autre  aux 
tsars  de  ]\ïo=cou  et  de  Saint-Pétersbourg.  Tous  les  empereurs  de 
Constantinople  se  mirent  à  dogmatiser,  à  commencer  par  Constan- 
tin. Il  se  permet  de  condamner  Arius,  sauf  à  embrasser  plus  tard  sa 
doctrine,  et  en  quels  termes  le  condamne-t-il?  «  Constantin  vain- 
queur, grand,  auguste,  aux  évêques  et  aux  peuples  de  la  Judée: 
Arius  doit  être  noté  d'infamie.  »  Rien  de  plus  curieux  que  sa  lettre 
aux  deux  grands  adversaires  du  concile  de  Nicée.  — -  «  Je  sais  quelle 
est  votre  dispute.  — Toi,  patriarche,  tu  interroges  tes  prêtres  sur 
ce  que  chacun  pense  d'un  texte  de  la  loi  ou  plutôt  d'une  question 
oiseuse.  —  Toi,  prêtre,  tu  proclames  ce  que  tu  n'aurais  jamais  dû 
penser,  ou  plutôt  ce  que  tu  devais  taire.  L'interrogation  et  la  réponse 
sont  également  inut'les;  tout  cela  est  bon  pour  occuper  les  loisirs 
ou  exercer  l'esprit,  mais  ne  doit  jamais  arriver  à  l'oreille  du  vul- 
gaire... Pardonnez-vous  donc  réciproquement  l'imprudence  de  la 
question  et  l'inconvenance  de  la  réponse.  »  Ne  dirait-on  pas  un  pré- 
teur romain  fermant  la  bouche  aux  di3ux  parties  plaignantes?  Son 
fils  Constance  y  mettait  .moins  de  formes  encore.  «  Quelle  partie 
es-tu  de  l'univers,  écrit-il  à  l'évêque  de  Rome  Libérius,  toi  qui  seul 
prends  le  parti  d'un  scélérat  (Athanase),  et  romps  la  paix  du  monde 
et  de  l'empire?  » 

La  constitution  de  la  discipline  et  l'organisation  de  l'église  furent 
l'œuvre  des  conciles  présidés  par  les  papes,  tandis  que  le  gouver- 
nement de  la  chrétienté  fut  la  fonction  propre  de  la  papauté.  Les 
adversaires  de  cette  institution  n'y  ont  vu  que  l'avènement  d'un 
gouvernement  monarchique  succédant  à  une  espèce  d'organisation 
démocratique  et  républicaine  de  l'église  primitive.  Ils  n'ont  point 
assez  compris  qu'elle  fut  aussi  une  garantie  nécessaire  et  urgente 
de  l'indépendance  de  l'église  chrétienne,  qui,  pour  triompher  plus 
facilement  et  plus  vite  du  paganisme,  s'était,  placée  d'elle-même 
sous  la  main  du  despotisme  impérial.  Si  la  liberté  des  consciences 
religieuses  devait  souffrir  plus  tard  de  l'autocratie  de  la  cour  de 
Rome  s'inspirant  plus  des  traditions  de  la  politique  et  de  la  diplo- 
matie que  des  pens^^es  et  des  sentimens  de  la  vraie  religion  du 
Christ,  la  liberté  de  l'église  se  trouva  bien  alors  et  môme  toujours 


LE   NOUVEAU    CHRISTIANISME.  851 

d'une  institution  qui,  en  élevant  l'évêque  de  Rome  au-dessus  de 
tous  les  autres  et  en  lui  donnant  pour  siège  l'ancienne  capitale  du 
monde  connu,  affranchissait  le  gouvernement  des  affaires  spiri- 
tuelles du  joug  des  pouvoirs  politiques,  quels  qu'ils  fussent,  mo- 
narchiques, aristocratiques  ou  démocratiques.  Quoi  qu'il  en  soit, 
la  transformation  de  l'église  chrétienne  fut  complète.  Si  l'on  veut 
juger  de  tout  le  chemin  parcouru  pour  arriver  du  christianisme  pri- 
mitif au  catholicisme  actuel,  qu'on  rapproche  du  concile  de  Jérusa- 
lem le  concile  de  1869,  où  doit,  dit-on,  se  proclamer  enfin  le  dogme 
de  l'infaillibilité  personnelle  du  souverain  pontife  en  la  personne 
de  Pie  IX,  et  par  là  se  réaliser  complètement  le  principe  de  la  mo- 
narchie absolue  appliquée  au  gouvernement  d'une  société  spiri- 
tuelle :  admirable  couronnement  de  l'édifice  auquel  il  ne  semble 
guère  que  le  fondateur  ait  songé,  pas  plus  que  ses  premiers  apôtres! 
Yoilà,  en  un  résumé  sommaire,  l'histoire  du  christianisme  depuis 
son  avènement  jusqu'au  moyen  âge.  Il  est  bien  difficile  de  ne  voir 
que  la  parole,  la  main  et  l'esprit  de  Dieu  dans  le  développement 
d'une  Institution  où  l'erreur,  l'obscurité,  la  superstition,  la  persé- 
cution, ont  une  trop  large  part  pour  que  la  trace  de  l'infirmité  hu- 
maine ne  s'y  laisse  point  apercevoir  jusque  dans  le  dogme  lui-même. 
Toutefois,  de  quelque  façon  qu'on  explique  cette  histoire,  soit  qu'on 
ne  mette  en  jeu  que  des  causes  humaines  selon  la  méthode  philo- 
sophique, soit  qu'on  fasse  intervenir  les  causes  surnaturelles  selon 
la  méthode  théologique,  il  est  constant  que  le  christianisme  a  obéi, 
dans  son  développement  sur  le  théâtre  du  temps  et  de  l'espace,  à 
la  loi  de  toutes  les  institutions  humaines,  qu'il  a  passé,  doctrine  et 
gouvernement,  par  toutes  les  phases  des  choses  qui  naissent,  crois- 
sent, s'organisent  et  s'établissent  définitivement.  Après  l'avoir  suivi 
dans  le  mouvement  d'expansion  qui  l'éloigné  déplus  en  plus  de  son 
origine,  il  nous  reste  à  le  suivre  dans  le  mouvement  de  réduction  qui 
l'en  rapproche  incessamment  sous  l'influence  des  temps  modernes. 

IIL 

Nous  sommes  vers  le  milieu  du  xy"  siècle,  après  la  prise  de  Gon- 
stantinople.  L'église  romaine  ne  connaît  plus  ni  hérésie  ni  résistance 
dans  le  monde  qui  lui  appartient.  Le  dogme  est  fixé  depuis  long- 
temps/  L'enseignement  du  dogme  est  réglé  dans  ses  moindres  dé- 
tails par  la  méthode  scolastique.  La  discipline  est  elle-même  orga- 
nisée et  réglementée  dans  ses  plus  minutieuses  prescriptions.  La 
société  catholique  ressemble  à  une  immense  armée  qui  s'ébranle  ou 
s'arrête,  combat  ou  se  repose,  sur  la  consigne  de  ses  chefs.  Mal- 
heur à  qui  parle,  p  nse  et  prie  autrement  que  ne  le  veut  le  formu- 
laire! Le  silence  même  est  suspect  chez  ceux  dont  l'église  attend 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  confession  complète  ou  une  profession  de  foi.  Rien  n'est  plus 
imposant  que  ce  gouvernement  muet,  absolu,  infaillible,  des  con- 
sciences, où  le  mot  d'ordre  à  peine  sorti  de  la  bouche  d'un  homme 
va  retentir  jusque  dans  les  parties  les  plus  reculées  du  monde  chré- 
tien sans  qu'une  voix  puisse  protester.  Et  comme  si  cette  discipline 
ne  suffisait  pas,  la  cour  de  Rome  a  son  infatigable  police  de  l'inqui- 
sition pour  rechercher  et  dénoncer  les  délits  d'hérésie  et  de  sorcel- 
lerie à  d'impitoyables  juges  qui  condamnent  et  font  brûler  des  mil- 
liers de  victimes.  Tout  à  coup  se  lève  sur  ce  monde  l'astre  de  la 
renaissance,  qui,  chassant  les  dernières  ténèbre.s  du  moyen  âge, 
inonde  de  lumière  l'aurore  des  sociétés  modernes.  Devant  les  arts 
et  les  sciences  de  l'antiquité,  l'art  gothique  et  la  science  de  l'école 
tombent  dans  le  discrédit.  Et  ce  n'est  pas  le  monde  savant  et  lettré 
seulement  qui  accueille,  admire  et  dévore  ces  œuvres  merveilleuses 
de  correction  classique,  de  grcâce  naturelle,  de  forte  pensée,  de  goût 
exquis,  de  langage  incomparable,  dont  l'esprit  humain  semblait 
avoir  perdu  le  secret;  c'est  aussi  le  monde  religieux,  c'est  surtout 
la  cour  de  Rome  et  ses  premiers  dignitaires  italiens. 

Ce  n'est  pas  à  dire  assurément  que  la  renaissance  ait  fait  la  ré- 
forme. Le  protestantisme,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  est  né  d'une  sim- 
ple question  d'administration,  le  don  des  indulgences;  se  bornant  à 
changer  la  discipline,  il  garda  le  dogme  à  peu  près  entier.  La  grande 
réforme  qu'il  accomplit  fut  d'affranchir  la  conscience  religieuse  de 
la  tutelle  qui  pesait  si  lourdement  sur  elle,  et  qui  ne  lui  laissait 
aucune  initiative,  soit  de  pensée,  soit  de  sentiment,  devant  la  pa- 
role de  Dieu  interprétée  et  formulée  par  l'autorité  de  l'église.  Or 
tout  était  là,-  au  moins  en  principe.  Qu'importait  que  la  nouvelle  re- 
ligion ne  touchât  point  au  credo,  si  le  dogme  entier  était  livré  dé- 
sormais à  la  libr^  interprétation  des  Écritures  par  la  raison  et  la 
conscience  des  croyans?  Sans  doute,  comme  il  n'y  a  pas  d'église 
sans  autorité,  l'église  réformée  eut,  elle  aussi,  son  concile  et  son 
symbole  dans  !a  confession  d'Augsbourg;  mais  le  principe  de  l'ini- 
tiative individuelle  avait  été  tellement  affirmé  devant  le  principe 
contraire  de  l'autorité  officielle,  que  nul  effort  de  l'orthodoxie  pro- 
testante, si  ce  mot  peut  être  appliqué  à  la  réforme,  ne  put  en  ar- 
rêter l'essor,  même  du  vivant  des  grands  réformateurs.  C'était  la 
porte  ouverte  à  la  liberté  en  matière  de  foi.  L'avenir  montrera  que 
nulle  nécessité  de  discipline  ne  pouvait  la  fermer;  mais  pourie  mo- 
ment la  réforme,  à  n'en  considérer  que  la  portée  doctrinale,  se  ré- 
duisit à  une  très  faible  simplification  du  dogme.  Le  culte  d€S  saints, 
le  culte  de  la  Yierge,  le  culte  des  reliques,  enfin,  ce  qui  est  plus 
grave,  l'eucharistie,  voilà  les  principaux  objets  de  la  réforme  en  ce 
qui  concerne  le  dogme  proprement  dit.  Luther  n'était  pas  seulement 
un  chrétien  fervent,  c'était  un  théologien  consommé  qui  n'entendait 


LE    NOUVEAU    CHRISTIANISME.  853 

pas  qu'on  touchât  à  l'arche  sainte  de  la  doctrine.  Il  était  plus  con- 
vaincu que  Léon  X  et  les  beaux  esprits  de  sa  cour  de  la  justice  des 
peines  éternelles,  de  l'efficacité  de  la  grâce,  de  la  prédestination 
des  élus  et  des  damnés,  de  l'existence  et  de  la  puissance  du  diable, 
des  maléfices  des  sorciers,  de  la  présence  réelle  de  Jésus-Christ  dans 
l'hostie.  La  plus  grande  hardiesse  dogmatique  de  la  réforme  fut  de 
substituer  dans  le  sacrement  de  l'eucharistie  la  consubstontialiori  à 
la  transsub.staniiati'on ,  essayant  ainsi  de  concilier  la  conservation  de 
la  substance  matérielle  avec  la  présence  de  la  personne  divine.  La 
cour  de  Rome  iie  prenait  pas  feu  comme  Calvin  sur  la  question  des 
hérésies,  et  si  elle  laissait  encore  brûler  des  hérétiques,  comme 
Bruno  et  Vanini,  par  les  tribunaux  de  l'inexorable  saint-office,  on 
peut  croire  qu'elle  n'y  mit  pas  la  même  ardeur  que  Calvin  dans  le 
procès  de  Michel  Servet.  Sur  les  choses  de  religion,  elle  n'avait 
guère  plus  de  colère  que  d'enthousiasme;  sa  passion  était  ailleurs. 

C'est  qu'en  effet  la  réforme  avait  une  tout  autre  pensée  que  celle 
d'entamer  le  dogme.  L'esprit  qui  la  suscita  était  trop  chrétien  pour 
toucher  à  autre  chose  que  l'organisation  de  l'église.  La  foi  religieuse 
des  peuples  qu'avait  entraînés  la  voix  de  Luther  ne  demandait  rien 
de  plus.  Les  sciences  de  la  nature  étaient  à  naître,  et  la  philosophie 
était  encore  livrée  aux  disputes  de  l'école  ou  engagée  dans  le»  sub- 
tils commentaires  des  érudits  sur  les  livres  de  l'antiquité.  Le  dogme 
chrétien,  tel  que  l'avaient  fait  l'ancien  et  le  Nouveau-Testament,  la 
théologie  alexandrine  et  la  théologie  scolastique,  n'avait  encore  été 
positivement  contredit  ni  par  les  révélations  des  sciences  de  la  na- 
ture et  des  sciences  historiques,  ni  par  les  intimes  révélations  de  la 
conscience  moderne.  Il  y  a  plus  :  c'est  qu'en  émancipant  la  con- 
science, la  réforme  ranima  et  fortifia  la  pensée  chrétienne,  étouffée 
par  la  scolastique  ou  énervée  par  la  renaissance.  La  foi  des  nou- 
veaux croyans  en  revint  à  la  doctrine  de  Paul  qu'avait  tempérée  le 
sens  tout  pratique  de  l'église  romaine,  et  même  jusqu'cà  la  théologie 
de  l'Ancien-Testament.  Luther  et  Calvin  reprirent  avec  une  vigueur, 
une  âpreté  que  l'église  catholique  semblait  avoir  oubliée,  les  doc- 
trines du  serf  arbitre,  de  la  grâce  omnipotente,  de  la  justice  rigou- 
reuse du  Dieu  fort,  doux  pour  ses  justes,  terrible  à  ses  ennemis. 

Mais  quand  le  jour  eut  commencé  à  se  faire  dans  la  philosophie 
par  le  progrès  des  sciences  naturelles,  dans  la  conscience  par  le 
progrès  des  sciences  morales,  il  fallut  bien  que  l'esprit  de  réforme 
dans  le  monde  chrétien  s'attaquât  au  dogme  lui-même,  et  en  re- 
tranchât comme  inutile  tout  ce  qui  ne  lui  permettait  de  s'accom- 
moder ni  à  la  science  ni  à  la  conscience  modernes.  Comment  en 
effet  conserver  cette  théologie  barbare  de  l'Ancien-Testament  qui 
confond  dans  sa  cruelle  justice,  la  Bible  dit  dans  sa  vengeance,  les 


85Ù  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

enfans  avec  les  pères,  les  innocens  avec  les  coupables?  Comment 
conserver  cette  psychologie  et  cette  morale  de  Paul  qui  font  du 
péché  une  question  d'espèce  et  non  d'individu,  et  qui  enlèvent 
l'homme  tout  le  mérite  de  ses  œuvres  en  le  reportant  à  Dieu?  Com- 
ment prendre  à  la  lettre  les  miracles  et  autres  faits  de  l'histoire  bi- 
blique devant  la  révélation  scientifique  des  lois  immuables  de  la 
nature?  Et  ne  devenait-il  pas  bien  difficile  de  conserver  cette  mys- 
térieuse théologie  du  symbole  de  Nicée  quand  déjà  toute  haute  spé- 
culation métaphysique  tombait  dans  le  discrédit?  Était-il  possible 
à  ce  lourd  navire  du  christianisme  scolastique  de  voguer  dans  les 
eaux  nouvelles  d'une  mer  aussi  orageuse  que  le  monde  moderne,  si 
l'on  ne  trouvait  moyen  d'en  alléger  le  poids  et  d'eu  simplifier  les  fa- 
cultés de  locomotion?  Le  nouveau  christianisme  dut  donc  abandon- 
ner toute  la  cosmogonie  et  une  partie  considérable  de  la  théologie 
de  l'ancienne  B'ble,  les  dogmes  fondamentaux  de  la  doctrine  pauli- 
nienne,  et  enfin  les  grands  mystères  de  la  natura  divine  qu'il  trou- 
vait, sinon  contradictoires,  du  moins  inutiles  à  la  saine  vie  reli- 
gieuse. Rendons  justice  à  l'esprit  net  et  résolu  du  xviii''  siècle.  Il 
essaya  peu  de  subtiliser  ou  d'équivoquer  avec  les  textes;  il  fit  loya- 
lement le  sacrifice  de  toute  la  partie  du  dogme  chrétien  qui  se 
trouve  en  contradiction  avec  l'expérience,  l'histoire,  la  raison,  la 
conscience,  ne  conservant  guère  que  ce  qui  en  fait  la  vérité  et  la 
vertu.  Lorsque  Kant,  Lessing,  plus  tard  Schleiermacher  et  toute 
cette  grande  école  de  théologie  allemande  parlent  du  christianisme, 
c'est  presque  toujours  en  ce  sens.  Leur  christianisme  est  celui  qui 
soutient,  fortifie,  purifie  et  console  les  âmes  bien  j^lutôt  que  celui 
qui  engage  les  intelligences  dans  les  mystérieuses  profondeurs  de  sa 
métaphysique,  ou  enlace  les  volontés  dans  les  liens  de  sa  discipline. 
En  cela,  cette  école  a  ouvert  largement  la  voie  au  christianisme  qui 
devait  plus  tard  pousser  la  réforme  jusqu'à  l'entière  suppression  du 
dogme  en  ne  conservant  que  la  morale,  et  encore  la  morale  réduite 
à  l'idéal  de  la  vie  et  de  l'enseignement  du  Christ.  Tel  semble  aussi 
avoir  été  l'esprit,  sinon  la  doctrine  explicite,  de  la  partie  généreuse 
du  clergé  français  qui  embrassa  les  principes  et  les  espérances  de 
la  révolution.  C'est  en  s'attachant  au  côté  moral  et  purement  évan- 
gélique  de  la  doctrine  que  des  prêtres  comme  Faucher  et  Grégoire 
voulaient  réconcilier  le  christianisme  avec  les  principes  de  raison, 
de  liberté,  de  justice,  de  fraternité,  que  cette  révolution  avait  in- 
scrits sur  son  programme.  En  ce  sens,  il  est  vrai  de  dire  que  le 
XVIII*  siècle  resta  chrétien  en  cessant  d'être  catholique,  et  que  sur 
cette  partie  de  la  société  qui  fut  gagnée  à  la  philosophie  la  religion 
conserva  encore  un  certain  empire. 

Ce  travail  de  simplification  qui  ramenait  déjà  le  dogme  vers  son 


LE   NOUVEAU    CHRISTIANISME.  855 

origine  fut  arrêté,  au  début  du  xix*"  siècle,  par  un  mouvement  tout 
opposé  dont  le  but  et  le  terme  devaient  être  au  contraire  la  complète 
réintégration  de  la  pensée  chrétienne  dans  la  science  et  la  philoso- 
phie modernes.  L'éclectisme  de  cette  époque  s'évertua  partout,  en 
Angleterre,  en  France  comme  en  x\llemagne,  à  montrer,  par  une 
ingénieuse  méthode  d'interprétations  et  d'explications,  que  toute 
science  et  toute  philosophie  étaient  au  moins  en  germe  au  fond  du 
christianisme;  le  tout  était  de  bien  entendre  les  textes.  C'est  ainsi 
que  la  Genèse  fut  mise  d'accord  avec  la  géologie  de  certains  sa- 
vans  anglais,  que  le  symbole  de  Nicée  prit  place  dans  la  métaphy- 
sique de  Schelling  et  de  Hegel,  que  la  dure  doctrine  de  saint  Paul 
elle-même  trouva  son  explication  et  sa  justification  dans  la  philoso- 
phie mystique  de  certaines  écoles  contemporaines.  Le  monde  savant 
fut  tout  étonné  d'apprendre  qu'il  y  a  une  astronomie,  une  géologie, 
une  histoire  chrétiennes,  comme  il  y  a  une  théologie  et  une  morale 
de  ce  nom.  C'est  qu'en  effet  toutes  les  sciences  prenaient  un  aspect 
particulier,  au  nouveau  point  de  vue  où  se  plaçaient  les  éclectiques 
de  nos  jours.  Cette  méthode  a  eu  d'abord  un  grand  succès,  grâce  au 
génie  des  hommes  et  aux  dispositions  du  temps;  mais  ce  succès  ne 
pouvait  être  qu'éphémère,  parce  qu'une  pareille  manière  de  pro- 
céder était  contraire  au  véritable  esprit  du  xix*  siècle,  esprit  cri- 
tique s'il  en  fut.  D'ailleurs  la  méthode  n'était  pas  nouvelle;  elle 
a  un  nom  bien  connu  dans  l'histoire  philosophique  et  religieuse 
de  l'esprit  humain.  Le  néoplatonisme  l'avait  essayée  pour  le  paga- 
nisme avec  une  ardeur,  une  persévérance,  un  éclat,  un  insuccès  dé- 
finitif, qu'il  est  inutile  de  rappeler.  Pour  un  siècle  comme  le  nôtre, 
si  sévère  dans  ses  méthodes,  si  instruit  dans  les  choses  de  la  nature 
et  de  l'histoire,  ce  genre  de  spéculations  n'étnit  plus  de  la  science, 
c'était  quelque  chose  qui  tenait  tantôt  du  rêve  mystique,  tantôt  du 
compromis  politique,  tantôt  de  l'exégèse  alexandrine. 

Pur  accidint  que  cet  éclectisme  malgré  toutes  les  apparences  de 
la  réalité  I  La  loi  qui  gouverne  l'histoire  moderne  du  christianisme 
reprit  bientôt  son  empire  ;  le  progrès  d'épuration  et  de  simplification 
s'accentua  de  plus  en  plus;  la  critique  souffla  sur  ces  échafaudages 
si  laborieusement  et  parfois  si  artistem.ent  construits.  La  science  sé- 
rieuse n'entendit  plus  se  prêter  à  ce  qu'il  faudrait  regarder  comme 
un  jeu  d'esprit,  si  ce  n'était  l'illus'on  d'une  foi  libérale  qui  veut  être 
de  son  siècle  en  même  temps  que  de  son  église.  L'esprit  de  ré- 
forme qui  travaille  aujourd'hui  les  sociétés  chrétiennes  ne  perd  plus 
son  temps  et  son  génie  à  concilier  les  contradictions  ou  à  con- 
fondre les  difierences.  D'une  main  ferme  et  hardie,  les  docteurs 
qu'il  inspire  séparent,  dans  le  christianisme,  la  morale  du  dogme, 
c'est-à-dire,  à  leur  sens,  le  vrai  du  réel ,  l'essentiel  de  l'accidentel, 
l'éternel  et  l'immuable  du  temporaire  et  du  variable.  A'  l'histoire  du 


856  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

passé,  ils  renvoient  toutes  les  parties  du  dogme  proprement  dit,  de- 
puis la  théologie  paulinienne  et  alexandrine  jusqu'à  la  théologie 
scolastique,  ne  gardant  que  ce  qui  fait  à  leurs  yeux  le  fond,  l'es- 
sence, l'esprit  même  du  christianisme,  la  douce  et  haute  doctrine  de 
Jésus.  Et  encore,  comme  il  est  difficile  de  ne  pas  retrouver  dans  cet 
enseignement  si  pur  et  si  parfait  quelques  réminiscences  témoignant 
du  génie  étroit  du  peuple  auquel  le  Christ  appartient,  les  docteurs 
du  christianisme  libéral  réduisent  leur  religion  à  l'idéal  plutôt  qu'à 
la  réalité  évangélique,  et,  sans  nier  celle-ci,  ne  conservent  de  la  lé- 
gende que  la  figure  d'un  Christ  vraiment  divin,  en  ce  qu'il  n'aurait 
plus  rien  de  commun  avec  les  misères  de  l'humanité.  Que  le  Christ 
ait  été  réellement  l'homme  que  les  Évangiles  nous  racont-ent,  l'é- 
cole, ou,  si  l'on  veut,  l'église  dont  nous  parlons,  n'en  fait  point  un 
article  essentiel  de  sa  religion.  L'idéal  lui  suffît,  et,  n'en  trouvant 
pas  un  plus  riche  et  plus  élevé  dans  la  conscience  moderne,  elle  le 
propose  à  la  foi  du  présent,  à  la  foi  de  l'avenir,  comme;  l'idéal  même 
de  la  conscience  humaine. 

Nul  n'a  mieux  défini  ce  christianisme  que  M.  F.  Pécaut,  l'un  de  ses 
plus  nobles  et  de  ses  plus  graves  docteurs.  «  Ce  n'est  pas  que  nous 
attachions,  dit-il,  à  ce  nom  de  chrétiens  un  prix  superstitieux  ni  une 
sorte  de  vertu  magique;  niais,  qu'on  le  veuille  ou  non,  notre  idéal 
moral  et  religieux  est  dans  ses  traits  essentiels  le  même  que  l'idéal 
de  Jésus,  et  nous  sommes  sa  postérité...  La  gloire  ineliaçable  de 
l'Évangile,  son  attrait  immortel,  c'est  toujours  d'être  la  bonne  nou- 
velle, la  nouvelle  de  la  grâce,  de  l'esprit  de  vie  qui  nous  assure  de 
l'amour  de  D'eu,  et  nous  affranchit  de  la  servitude  du  remords  et  du 
mal.  C'est  là  une  révélation  appelée  par  l'âme  humaine,  et  par  con- 
séquent écrite  dans  ses  tablettes  intimes  :  les  voyans  s'essaient  à  la 
lire  en  eux-mêmes,  et  de  siècle  en  siècle  ils  apprennent  chez  di- 
vers peuples  à  déchiffrer  le  nom  du  Père  jusqu'à  ce  que  Jésus,  en 
le  prononçant  tout  haut,  fasse  tressaillir  d'une  allégresse  féconde  la 
vieille  terre  fatiguée  de  longs  efforts.  De  là,  comme  d'une  source 
généreuse,  s'échappent  en  filets  d'eau  vive  les  meilleurs  sentimens 
qui  vont  désormais  féconder  la  civilisation  chrétienne,  l'humilité, 
la  confiance,  l'espoir  inébranlable,  la  dignité  intérieure,  le  dévoû- 
ment  obscur  même  envers  les  méchans.  Conçoit-on  aujourd'hui  une 
idée  religieuse  supérieure  à  celle-là?  Qui  voudrait  la  répudier?  qui 
oserait  en  dépouiller  ses  frères  et  s'en  dépouiller  soi-même?  Elle  est 
le  dernier  fond  de  nous-mêmes,  si  humaine,  si  naturelle,  mais  si 
profonde  et  si  malaisée  à  lire  pour  l'œil  profane  que  les  hommes 
ravis  l'ont  crue  surnaturelle  et  surhumaine  (1)  !  » 

(i)  Vcycz  les  numéros  de  janvier  et  de  février  de  l'Alliance  libérale  de  Genè¥e.  — 
Conférences  de  M.  Pécaut. 


LE    NOUVEAU    CHRISTIANISME.  857 

Yoilà  pourquoi  le  chrétien  libéral  va  s'asseoir  à  l'école  de  Jésus  : 
non  de  Jésus  le  messie,  le  Verbe  éternel,  la  deuxième  personne 
de  la  Trinité,  mais  de  Jésus  le  Fils  de  l'homme,  le  maître  doux 
et  humble  de  cœur  qui  donne  le  repos  à  l'âme,  le  maître  que 
l'amour  du  Père  et  la  tendresse  pour  les  plus  petits  d'entre  ses 
frères  élevèrent  à  une  telle  hauteur  morale  qu'il  se  sentit  le  fils 
bien-aimé  pour  lequel  le  Père  céleste  n'eut  pas  de  secrets  en  tout 
ce  qui  est  pureté,  bonté  et  sainteté.  C'est  là  le  vrai,  l'éternel  Jésus, 
celui  qui  a  fondé  la  religion  sur  la  conscience  et  ouvert  à  l'hu- 
manité les  portes  de  la  cité  du  ciel.  Est-ce  l'esprit  de  Dieu  qui 
parle  par  cette  bouche,  ou  l'esprit  de  Satan,  comme  le  veut  l'église 
romaine?  Si  le  sentiment  chrétien  n'est  pas  là,  où  sera-t-il  donc? 
Si  ce  n'est  pas  le  langage  des  vrais  enfans  de  Dieu,  où  le  trouvera- 
t-on?  Pour  nous  qu'on  peut  accuser,  il  est  vrai,  d'avoir  une  mesure 
un  peu  large  en  ces  sortes  de  choses,  nous  croyons  qu'il  y  a  bien 
des  manières  d'être  chrétien.  On  peut  l'être  selon  l'esprit  ou  selon 
la  lettre.  On  peut  l'être  aVec  Jésus,  avec  Paul,  avec  Jean,  avec  les 
théologiens  alexandrins,  avec  les  docteurs  en  Sorbonne,  avec  la 
tradition  tout  entière,  ainsi  que  l'ordonne  l'église  catholique.  Ne 
semble-t-il  pas  qu'être  chrétien  avec  le  Christ  tout  seul,  en  ne  s'in- 
spirant  que  de  son  esprit  et  de  ses  exemples,  c'est  l'être  de  la  meil- 
leure, de  la  plus  chrétienne  manière?  Qu'on  nous  dise  qu'il  n'y  a 
qu'une  élite  d'âmes  essentiellement  religieuses  auxquelles  une  telle 
inspiration  puisse  suffire  pour  vivre  dans  le  christianisme,  et  que, 
pour  le  reste,  tout  l'appareil  du  dogme  et  de  la  discipline  tradition- 
nelle est  nécessaire ,  nous  n'en  disconvenons  pas.  Sur  ce  terrain, 
bien  des  manières  de  voir  peuvent  se  concilier.  Ce  qui  nous  paraît 
dur  et  presque  odieux,  c'est  l'intolérance  des  amis  de  la  lettre  en- 
vers les  amis  de  Y  esprit,  c'est  qu'il  soit  possible  de  dire  qu'en  se 
rapprochant  du  foyer  de  toute  foi  rehgieuse,  l'âme  du  Christ,  pour 
s'y  réchauffer,  s'y  ranimer,  s'y  purifier  de  plus  en  plus,  on  s'éloigne 
de  la  religion  du  Christ. 

Telle  doctrine,  telle  église  :  l'absolue  liberté  sous  la  loi  ou  plutôt 
sous  l'esprit  du  Christ.  Là  où  il  n'y  a  plus  de  dogme,  à  proprement 
parler,  il  ne  peut  plus  y  avoir  de  discipline  et  de  gouvernement. 
Chaque  croyant  est  son  prêtre  à  lui-même,  comme  sa  véritable  Bible 
est  sa  propre  conscience  éclairée  par  la  lumière  de  l'idéal  évangé- 
lique.  Au  fond,  ee  n'est  pas  une  église,  mais  une  société  de  libres 
croyans  qui  s'enseignent,  se  dirigent  et  se  soutiennent  les  uns  les 
autres  ;  c'est  bien  la  société  des  frères  du  libre  esprit  dans  la  plus 
moderne  acception  du  mot.  D'où  que  l'esprit  soufile,  il  est  toujours 
le  bienvenu;  on  le  reçoit  et  on  s'en  pénètr-e  sans  demander  aux  in- 
spirés d'autres  titres  à  la  confiance  de  tous  que  l'excellence  de  leur 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nature  ou  la  supériorité  de  leur  sagesse.  Quant  aux  Écritures,  pour 
cette  nouvelle  église,  tout  grancï  ou  beau  livre  est  une  bible;  il  suf- 
fit qu'il  réponde  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  pur,  de  plus  saint  dans  la 
, conscience  de  chacun.  C'est  bien  toujours  l'âme  du  Christ  qui  fait 
la  vie  religieuse  des  nouveaux  chrétiens;  mais  entre  elle  et  eux  nul 
intermédiaire,  nul  enseignement  traditionnel,  nulle  autorité  qui  im- 
pose ses  décisions.  Plus  de  pape,  ce  n'est  point  assez  dire;  plus  de 
concile,  plus  de  synode,  plus  de  symbole  même  convenu  entre  tous. 
C'est  le  règne  de  cette  divine  anarchie  dont  la  primitive  église  n'a- 
vait été  qu'une  très  laible  image,  et  qui  est  l'idéal  même  de  toute 
société  vraiment  spirituelle. 

IV. 

On  voit  ce  que  devient  le  christianisme,  de  simplification  en  sim- 
plification, depuis  la  réforme  jusqu'à  nos  jours,  de  même  qu'on  a  vu 
ce  qu'il  était  devenu,  de  complication  en  complication,  depuis  son 
avi'nement  jusqu'à  la  réforme.  Ce  double  spectacle  fait  naître  des 
réflexions  bien  différentes,  selon  qu'on  le  contemple  en  chrétien 
orthodoxe,  en  chrétien  libéral,  ou  en  historien.  Où  le  chrétien  ortho- 
doxe ne  trouve  qu'à  admirer  dans  la  période  ancienne  de  Thistoire 
de.  cette  religion  et  à  déplorer  dans  la  seconde  période,  où  le  chré- 
tien libéral,  au  contraire,  ne  trouve  que  des  regrets  pour  l'une  et 
des  espérances  pour  l'autre,  l'historien  philosophe  s'attache  à  com- 
prendre et  à  expliquer  tout  ce  qu'il  y  a  de  nécessaire  dans  ce  double 
mouvement  en  sens  contraire  de  la  pensée  religieuse.  Avec  le  chré- 
tien orthodoxe,  il  accepte  le  dogme  entier,  non  plus  comme  une  seule 
et  même  révélation  dont  toutes  les  parties  sont  également  conformes 
à  l'idéal  même  du  christianisme,  mais  comme  une  succession  de  doc- 
trines correspondant  chacune  à  une  fatalité  historique  de  son  exis- 
tence. Laissant  au  croyant  libéral  le  point  de  vue  de  l'idéal,  et  s'en 
tenant,  en  sa  qualité  d'historien,  au  point  de  vue  da  la  réalité,  il 
trouve  que  le  christianisme,  eu  égard  à  l'état  des  sociétés  qu'il  devait 
conquérir,  ne  pouvait  le  faire  qu'en  s' accommodant  aux  instincts, 
aux  besoins,  aux  habitudes,  aux  nécessités  de  la  nature  humaine,  à 
tel  ou  tel  moment  de  son  histoire.  C'est  ainsi  qu'il  comprend  com- 
ment, pour  devenir  une  religion  dans  le  sens  positif  du  mot,  il  a 
fallu  que  le  christianisme  passât  de  la  morale  de  Jésus  à  la  théolo- 
gie de  Paul,  comment,  pour  devenir  la  religion  de  la  partie  la  plus 
métaphysique  et  la  plus  mystique  de  la  société  ancienne,  il  a  fallu 
qu'il  passât  de  la  doctrine  de  Paul  à  la  haute  théologie  de  l'Évangile 
de  Jean  et  du  symbole  de  INicée.  C'est  ainsi  enfin  qu'il  comprend 
que,  pour  devenir  la  religion  du  moyen  âge,  il  a  dû  descendre 


LE    NOUVEAU    CHRISTIANISME.  859 

de  ces  hauteurs  spéculatives  dans  les  nécessités  pratiques  d'une 
discipline  aussi  minutieuse  que  rigoureuse.  Gomme  toutes  les  insti- 
tutions dont  l'histoire  montre  le  développement,  le  christianisme 
n'avait  pas  le  choix  des  moyens  pour  se  répandre,  s'établir  et  se 
conserver;  quels  que  fussent  son  origine  et  son  génie  piopre,  il 
n'avait  pas  plus  la  liberté  de  ses  allures  que  toute  autre  institution 
humaine.  Il  ne  pouvait  échapper  à  la  loi  qui  régit  le  développement 
de  toute  chose  dans  le  temps  et  dans  l'espace  ;  l'idéal  ne  se  réalise 
qu'à  des  conditions  qui  ne  permettent  pas  toujours  de  mainte-nir  la 
pureté  du  principe  ou  de  l'origine.  Voilà  comment  l'historien  philo- 
sophe se  trouve  d'accord  avec  le  chrétien  orthodoxe  sur  la  légitimité 
des  dogmes  et  des  institutions  dont  s'est  enrichi  ou  compliqué,  si 
l'on  veut,  le  christianisme  primitif. 

Mais  il  est  bien  autrement  d'accord  avec  le  chrétien  libéral.  Ici 
ce  n'est  plus  la  nécessité  historique  qu'il  a  en  vue,  c'est  la  lumière 
même  de  l'idée  qui  le  fait  se  reconnaître  dans  le  mouvemont  reli- 
gieux tout  opposé  qui  s'est  produit  depuis  la  fin  du  moyen  âge 
jusqu'à  nos  jours.  La  nécessité,  si  ce  mot  peut  être  employé,  du 
progrès  qui  relève  la  religion  du  Christ,  tombée  dans  les  ténèbres 
et  les  barbaries  du  moyen  âge,  n'est  plus  une  loi  extérieure  et  ma- 
térielle de  la  réalité;  c'est  une  loi  intérieure  et  toute  spirituelle  de 
l'idée  qui,  trouvant  une  nature  mei^eure  et  mieux  préparée,  soit 
dans  les  individus,  soit  d,ans  les  sociétés  des  temps  modernes,  se 
développe  de  plus  en  plus  librement,  se  réalise  de  ptus  en  plus 
complètement,  à  mesure  qu'elle  se  sent  plus  soutenue  par  l'état  de 
civilisation  qui  correspond  à  son  expansion.  Donc,  sans  partager 
les  regrets  du  chrétien  libéral  en  tout  ce  qui  concerne  le  passé, 
l'historien  philosophe  comprend  et  juge  comme  un  continuel  pro- 
grès, dans  le  sens  absolu  du  mot,  le  travail  d'épuration  et  de  sim- 
plification qui  se  fait  dans  les  âmes  et  dans  les  églises  chrétiennes 
à  partir  de  la  renaissance,  qui  rend  la  liberté  à  la  fol  religieuse  par 
la  réforme  de  Luther,  qui  dégage  la  doctrine  du  Christ,  soit  des 
subtilités  du  symbole  alexandrin ,  soit  des  rigueurs  du  dogme  pau- 
linien ,  pour  la  montrer  au  monde  moderne  dans  toute  la  pureté  de 
sa  lumière  et  dans  toute  la  force  de  sa  vertu.  S'il  ne  peut  être  hostile 
ou  même  indifférent  à  l'histoire  des  dogmes  et  des  institutions  qui 
ont  servi  à  l'établissement  du  christianisme,  combien  sera-t-il  plus 
sympathique  à  l'histoire  des  luttes  soutenues  et  des  efforts  tentés 
pour  l'affranchir  des  servitudes  qui  pèsent  aujourd'hui  sur  lui,  et  le 
ramener  à  ce  haut  idéal  de  toute  conscience  vraiment  chrétienne 
qui  se  confond  par  certains  côtés  avec  l'idéal  même  de  la  conscience 
moderne  ! 

Quel  peut  être  l'avenir  du  christianisme  libéral  dans  les  sociétés 


860  REVUE    DES    DEUX    MO.NDES. 

actuelles?  S'il  ne  s'agissait  que  de  telle  ou  telle  réforme  tentée  par 
tels  hommes,  à  tel  moment  donné,  en  vue  de  créer  telle  église, 
toute  prévision  serait  téméraire.  Que  sont  devenues  toutes  les  ré- 
formes si  ardemment  prêchées  par  les  néo-catholiques  de  notre 
pays  qui  ont  voulu  secouer  le  joug  de  la  discipline  romaine  ou  de  la 
théologie  scolastique?  On  sait  les  infructueux  efforts  tentés  en  ce 
sens  par  Lamennais,  Bûchez,  Bordas-Dumoulin,  Huet.  Que  devien- 
dra le  mouvement  dont  les  apôtres  du  protestantisme  libéral  se 
sont  faits  les  promoteurs?  Il  semble  que  tout  concoure  au  succès 
d'une  telle  entreprise,  le  dévoûment  des  hommes,  la  faveur  des 
circonstances,  la  simplicité  essentiellement  populaire  de  la  doc- 
trine. N'est-ce  pas  la  religion  des  simples  de  cœur  et  d'esprit  telle 
que  l'enseignait  Jésus  au  peuple  de  Galilée?  On  n'y  fait  appel  ni  à 
la  théologie,  ni  à  la  métaphysique,  ni  à  l'érudition,  ni  à  la  critique, 
ni  à  aucune  science  d'école;  on  n'y  parle  qu'à  la  conscience,  qui, 
seule,  doit  répondre.  Sentir,  aimer,  tout  le  nouveau  christianisme 
est  là;  sentir  la  vérité  intime,  la  vérité  du  cœur,  c'est-à-dire  le 
beau,  le  juste,  le  bien,  l'aimer  dans  la  personne  du  Christ. 

Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  que  la  passion  de  la  pure  philoso- 
phie rendrait  indifférens  à  un  tel  progrès  de  la  vie  religieuse.  C'est 
un  beau  dessein  que  de  faire  du  nom  du  Christ  le  symbole  même 
de  la  conscience  humaine,  et  d'envelopper  l'enseignement  populaire 
de  la  morale  dans  l'auréole  d'une  telle  tradition.  On  ne  fera  pas  de 
si  tôt  une  humanité  philosophique.  Si  l'on  pouvait  faire  une  pareille 
humanité  religieuse,  ne  semble-t-il  pas  que  la  philosophie  pourrait 
attendre  patiemment  le  jour  de  son  complet  triomphe,  s'il  doit  ve- 
nir jamais?  Quel  rêve  que  celui  des  chrétiens  libéraux!  Le  christia- 
nisme leur  apparaît  comme  l'arbre  qui  devait  et  qui  peut  encore 
couvrir  le  monde.  Cet  arbre,  planté  sur  le  Golgotha  pour  le  sup- 
plice de  Jésus,  arrosé  de  son  sang,  enveloppé  de  la  bénédiction  di- 
vine comme  d'une  atmosphère  vivifiante,  s'il  ei^it  été  abandonné  à 
la  vertu  de  sa  sève  naturelle  et  de  la  grâce  d'en  haut,  eût  touché  le 
ciel  tout  d'abord,  et  bientôt  embrassé  le  monde  dans  l'universelle 
expansion  de  ses  rameaux.  La  forte  et  savante  culture  d'un  Paul, 
d'un  Jean,  des  pères  alexandrins,  des  docteurs  scolastiques,  en  fit 
l'arbre  robuste  que  l'histoire  nous  donne  à  contempler,  aux  pro- 
fondes racines  plongeant  en  terre,  au  tronc  massif  et  court,  aux  ra- 
meaux serrés  et  entrelacés,  à  la  rude  écorce,  au  feuillage  si  touffu 
qu'il  intercepte  les  rayons  de  lumière.  Et  comme,  avec  une  pareille 
constitution,  la  sève  ne  pouvait  monter,  elle  dut  se  porter  aux  extré- 
mités des  branches  au  Heu  de  se  concentrer  au  cœur  de  l'arbre  pour 
le  pousser  à  son  plus  haut  développement.  Et  alors,  après  la  bril- 
lante végétation  alexandrine,  après  la  solide  organisation  scolas- 


LE    NOUVEAU    CHRISTIANISME.  861 

tique,  soit  défaut  de  circulation,  soit  mauvaise  direction  de  la  sève, 
l'arbre  s'énerve  et  se  courbe  sous  le  poids  des  branches  qui  le  tirent 
à  terre;  il  couvre  le  monde  du  moyen  âge  d'une  ombre  épaisse  sous 
laquelle  tout  s'engourdit  ou  dort.  Qu'avait  à  faire  la  réforme  pour 
redresser  l'arbre  et  lui  faire  reprendre  son  essor  vers  les  hautes  ré- 
gions? Rappeler  la  sève  au  tronc  en  coupant  les  branches  mortes  ou 
trop  basses.  C'est  cette  œuvre  commencée  par  les  premiers  réfor- 
mateurs que  continue  le  christianisme  libéral,  en  dégageant  de  plus 
en  plus  l'arbre  de  tout  ce  qui  l'empêche  de  s'élancer  vers  le  ciel. 
C'est  ainsi  qu'il  deviendra  l'arbre  de  vie  sous  lequel  la  foi  religieuse 
de  l'humanité  retrouvera  l'air,  la  lumière  et  les  parfums  qui  forti- 
fient sans  enivrer,  qui  calment  sans  endormir. 

Ce  rêve  sera-t-il  une  réalité  ?  Dieu  seul  et  ses  prophètes  le  savent; 
mais  il  est  une  chose  que  trois  siècles  de  progrès  nous  enseignent 
avec  certitude  :  c'est  que  le  monde  religieux  s'achemine  vers  l'idéal 
rêvé  par  ses  plus  libres  enfans.  Parce  qu'on  le  voit  encore  en  im- 
mense majorité  attaché  au  dogme  et  à  ses  plus  minutieux  détails, 
on  en  conclut  qu'il  n'a  pas  changé,  qu'il  ne  changera  pas,  que  l'or- 
thodoxie de  Rome,  d'Augsbourg  ou  de  Genève  le  tient  enfermé  dans 
ses  étroites  formules.  C'est  une  erreur.  Pour  qui  y  regarde  de  près,  il 
est  manifeste  que  l'esprit  se  fait  jour  de  plus  en  plus  dans  les  con- 
sciences chrétiennes  de  notre  temps,  à  travers  la  lettre  qui  l'a  si 
longtemps  opprimé.  Si  l'on  veut  juger  de  l'importance  du  mouve- 
ment religieux  qui  se  produit  au  sein  des  sociétés  modernes,  il  ne 
faut  pas  s'en  tenir  aux  hardies  entreprises  qui  éclatent  tout  à  coup 
pour  rentrer  dans  le  néant;  il  faut  suivre  la  lente  et.  sûre  évolution 
qui  se  fait  dans  les  âmes  les  plus  esclaves  de  la  lettre  en  apparence. 
Tout  est  resté  debout,  tout  paraît  également  ferme  dans  le  dogme 
chrétien  tel  que  l'autorité  l'impose  h  ses  croyans;  mais  il  n'y  a  guère 
qu'un  lieu,  même  dans  le  monde  catholique,  où  l'on  ne  voie  pas 
qu'il  a  ses  parties  mortes  et  ses  parties  vivantes,  que  ces  dernières 
seules  en  font  la  vertu  et  peuvent  en  assurer  l'avenir.  Malheur  au- 
jourd'hui surtout  à  qui  oublie  que  la  lettre  tue  et  l'esprit  vivifiel 
Il  semble  que  le  véritable  génie  des  temps  nouveaux  échappe  éga- 
lement aux  conservateurs  du  passé  et  aux  révolutionnaires  de  l'ave- 
nir, à  voir  l'illusion  des  uns  et  le  découragement  des  autres.  Notre 
siècle  a  le  goût  de  la  tradition  et  du  progrès  tout  à  la  fois.  Il  reste 
fidèle  à  l'une  en  gardant  la  lettre;  il  sert  l'autre  en  s'inspirant  de 
l'esprit.  Il  est  visible  qu'il  se  dégoûte  ou  se  défie  de  plus  en  plus 
des  coups  de  théâtre  et  des  brusques  changemens  de  scène  qu'on 
appelle  révolutions  dans  l'histoire  des  sociétés  humaines.  C'est  Vé- 
volution  qui  paraît  devoir  être  la  forme  préférée  du  progrès  mo- 
derne. Nous  ne  savons  ce  que  l'avenir  réserve  au  monde  religieux. 


862  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  voyons  bien  le  christianisme  libéral  redoubler  d'efforts  et 
étendre  ses  conquêtes;  nous  le  voyons  en  Amérique,  avec  Chan- 
ning,  Parker  et  leurs  disciples,  entraîner  des  foules  et  fonder  des 
églises  nouvelles;  nous  le  voyons  en  Europe  rayonner  dans  tous  les 
grands  centres  de  la  vis  religieuse,  à  Paris,  à  Strasbourg,  à  Genève, 
la  ville  de  Calvin,  à  Londres,  à  Berlin,  à  Florence.  Nous  ne  serions 
pas  surpris  pourtant  si  ce  mouvement  ne  descendait  pas  de  la  haute 
et  libre  société  des  fils  de  l'esprit  dans  les  profondeui's  du  monde 
religieux,  et  si  l'immense  majorité  des  chrétiens  catholiques  ou  pro- 
testans  gardait  les  formules  de  l'orthodoxie,  tout  en  s'éclairant  des 
lumières  de  la  science  et  en  se  pénétrant  des  sentimens  de  la  con- 
science moderne. 

Il  serait  téméraire  à  nous  de  scruter  les  consci3nces  catholiques 
et  chrétiennes  de  notre  temps,  de  prétendre  y  voir  plus  clair  que 
les  croyans  eux-mêmes;  mais  il  nous  sembl  ^  que  la  foi  n'y  est  plus 
tout  d'une  pièce  comme  dans  le  passé.  La  foi  de  nos  pères  au  moyen 
âge  et  même  aux  premiers  siècles  des  temps  modernes  embrassait 
dans  une  seule  et  même  affirmation,  invincible  et  absolue,  tous  les 
articles  du  dogme;  rien  alors  n'y  blessait  la  conscience,  n'y  révoltait 
la  raison.  Aujourd'hui  il  se  fait,  comme  à  son  insu,  une  distinction, 
sinon  une  séparation,  au  fond  de  la  conscience  religieuse.  On  accepte 
tout  ce  qu'impose  l'autorité  de  l'église;  mais  on  fait  réellement  deux 
parts  du  dépôt  de  la  tradition  :  l'une  qui  comprend  tout  ce  qui  ne 
répond  plus  ni  à  la  raison  ni  à  la  science  ni  à  la  conEcîence  de  notre 
temps,  l'autre  dont  l'éternelle  et  universelle  vérité  ne  sera  jamais 
en  retard  des  progrès  de  la  civilisation  moderne.  Certes  nul  ne  peut 
se  dire  catholique  s'il  ne  professe  sincèrement  la  croyance  à  l'éternité 
des  peines,  à  la  résurrection  des  corps,  au  péché  originel,  au  mys- 
tère d'pn  Dieu  triple  et  un,  et  même  à  beaucoup  d'autres  dogmes 
de  moindre  importance;  mais  combien  de  croyans  attachent  à  ces 
choses  la  vraie  foi,  la  foi  du  sentiment?  On  y  croit  parce  que  c'est  la 
loi  de  l'rglise;  mais  le  cœur  du  chrétien  est  ailleurs,  il  est  à  ces 
idées  de  pureté,  de  justice,  de  fraternité,  d'amour,  que  respire  l'en- 
seignement évangélique,  et  que  le  croyant  retrouve  dans  les  plus 
nouvelles  inspirations  de  la  conscience  moderne.  C'est  sinon  la  seule, 
du  moins  la  foi  vraiment  vivante  des  âmes  religieuses  de  notre  temps; 
l'autre  n'est  qu'une  foi  de  tradition  qu'on  affirme,  qu'on  affirmera 
peut-être  toujours,  mais  qu'on  ne  sent  pas  vivre  dans  son  cœur. 

Yoilà  de  ces  révolutions  que  l'on  ne  comprend  point  à  Piome,  pas 
plus  aujourd'hui  que  du  temps  de  Luther,  que  Von  ne  peut  com- 
prendre, parce  Rome  est  le  siège  du  romnmsme  plutôt  que  du  chris- 
tianisme. Le  mot  est  de  l'évêque  d'Orléans,  et  il  a  encore  plus  de 


LE    NOUVEAU    CHRISTIANISME.  "    863 

portée  que  ne  lui  en  attribue  celui  qui  l'a  laissé  échapper  dans  un 
accès  de  découragement. 

Tu  rcgere  imperio  populos,  Romane,  mémento. 

Le  vers  du  poète  est  encore  vrai  :  la  Rome  chrétienne  a  toujours 
laissé  la  théologie  aux  docteurs  des  universités  et  des  ordres  reli- 
gieux, gardant  pour  elle  la  science  du  droit  canon  et  l'art  de  gou- 
verner. Malheureusement  pour  elle,  ni  cette  science  profonde  ni  cet 
art  consommé  ne  suffisent  à  diriger  le  monde  chrétien  dans  les  cir- 
constances actuelles.  11  en  est  de  la  démocratie  religieuse  comme 
de  la  démocratie  politique;  il  leur  faut  à  toutes  deux  pour  vivre  de 
plus  en  plus  de  liberté  et  de  lumière,  de  moins  en  moins  de  disci- 
pline et  de  gouvernement.  C'est  an  moment  où  les  sociétés  civi- 
lisées aspirent  à  se  gouverner  elles-mêmes  que  l'église  romaine 
arrive  à  la  plus  absolue  formule  du  gouvernement  personnel.  Il  ne 
faut  pas  être  prophète  pour  prédire  qu'un  pareil  régime  ne  sera  pas 
plus  la  loi  des  sociétés  religieuses  que  des  sociétés  politiques  de 
l'avenir.  L'esprit  du  christianisme  libéral  prévaudra  sur  le  génie 
tout  politique  du  catholicisme  romain,  non  par  un  schisme  qui 
n'est  plus  d'un  temps  trop  peu  ardent  pour  les  questions  de  dogme, 
mais  par  une  transformation  lente  et  continue  de  la  conscience  re- 
ligieuse tendant  à  se  confondre  de  plus  en  plus  avec  la  conscience 
morale  des  sociét.'s  modernes.  Quand  des  protestans  comme  M.  de 
Pressensé,  quand  des  catholiques  comme  MM.  Dupanloup  et  Gratry 
en  viennent  à  prendre  pour  leur  propre  église  le  nom  même  de 
christianisme  libéral,  qui  est  le  symbole  des  plus  hardies  réformes 
du  jour,  on  sent  que  ce  n'est  pas  la  cour  de  Rome  qui  arrêtera  l'es- 
sor de  la  pensée  religieuse.  «  C'est  dans  la  liberté  et  par  la  liberté 
que  la  grande  bataille  du  christianisme  a  été  livrée  et  gagnée  à  son 
âge  héroïque,  au  travers  même  de  l'oppression  extérieure  et  de  la 
persécution.  Je  ne  connais  pas  d'autre  moyen  de  reconquérir  ■  le 
monde  aujourd'hui  (1).  » 

Rome  n'est  pas  de  cet  avis.  Certes  il  y  a  bien  des  degrés  dans  le 
christianisme  libéral;  la  liberté  des  catholiques  ne  peut  se  donner 
carrière  comme  celle  des  protestans;  mais  Rome,  qui  s'entend  en 
discipline,  les  comprend  tous  dans  cette  ynoladie  universelle  qu'on 
appelle  l'esprit  du  siècle,  ne  sentant  pas  que  le  vrai  danger  qui 
menace  son  église  aujourd'hui,  c'est  le  sommeil  léthargique  d'une 
foi  passive  et  sarvile.  On  dit  que  ce  ne  sont  pas  les  libres  penseurs 
qui  lui  causent  le  plus  de  déplaisir  en  ce  moment;  nous  le  croyons 

(1)  De  Pressensé,  Histoire  des  trois  premiet-s  siècles  de  l'église  chrétienne,  t.  V,  avant- 
propos. 


864  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  peine,  et  d'autant  plus  qu'elle  n'a  jamais  eu  de  goût  ni  pour  la 
mystique  théologie  ni  pour  la  science  scolastique  de  ces  barbares 
d'Occident,  Germains  ou  Gaulois  de  tous  les  temps,  qui  lui  semblent 
vouloir  toujours  monter  à  l'assaut  du  Caj  itole.  Quand  la  finesse 
italienne  n'en  sourit  pas,  elle  s'en  inquiète,  sachant  par  une  longue 
expérience  combien  l'érudition  des  uns  et  l'éloquence  des  autres  la 
gênent  ou  la  troublent  dans  les  manœuvres  de  son  habile  diploma- 
tie. Ce  sont  des  enfans  pour  cette  grande  maîtresse  dans  l'art  de 
gouverner,  mais  des  enfans  terribles  dont  le  trop  violent  amour 
pour  l'église  du  Christ  a  plus  d'une  fois  agité  et  ébranlé  l'égHse  de 
Rome.  Telle  est  sa  défiance  de  la  discussion  que,  depuis  l'avéne- 
ment  des  temps  modernes,  elle  n'a  pas  senti  le  besoin  de  rallier 
autour  d'elle  les  plus  hautes  lumières  et  les  meilleures  forces  qu'elle 
trouvait  dans  son  propre  sein,  et  que,  pour  son  grand  combat  contre 
l'esprit  moderne,  elle  a  compté  sur  l'inquisition,  sur  les  jésuites, 
sur  la  faveur  des  princes,  sur  l'habileté  et  la  patience  de  sa  diplo- 
matie, sur  tout  enfin,  excepté  les  conciles.  Ne  se  fiant  qu'cà  sa  pro- 
pre sagesse,  voilà  plus  de  trois  siècles  que  Rome  gouverne  et  admi- 
nistre son  empire  sans  leur  concours,  et,  maintenant  qu'elle  vient 
d'en  réunir  un,  c'est  pour  faire  proclamer  un  dogme  qui  frappe 
désormais  l'institution  d'impuissance.  Alors,  n'entendant  plus  ces 
désagréables  contradictions  qui  vont  avoir  leur  dernier  écho  dans 
l'assemblée  actuelle,  eJle  pourra  vivre  ou  dormir  en  paix,  comme 
l'oiseau  qui  cache  sa  tête  sous  son  aile  à  l'approche  de  l'ennemi. 
C'est  que  Rome  n'aime  pas  le  bruit  et  l'éclat,  même  des  écrivains 
et  des  orateurs  qui  défendent  sa  cause.  Ce  qu'elle  aime,  ce  n'est  ni 
le  grand  cœur  d'un  Lamennais,  ni  l'âme  généreuse  d'un  Lacordaire, 
ni  le  noble  et  libéral  esprit  d'un  Montalembert,  ni  la  haute  et  large 
prédication  d'un  père  Hyacinthe,  ni  l'ardente  polémique  d'un  Gra- 
try,  ni  la  placide  dialectique  d'un  Maret,  ni  la  belle  et  forte  élo- 
quence d'un  Dupanloup,  ni  surtout  la  sagesse  un  peu  mondaine 
d'un  Darboy,  ni  même  l'acre  humeur  et  la  verve  mordante  d'un 
Veuillot;  c'est  l'obéissance  muette  chez  tous  ses  sujets,  sans  distinc- 
tion aucune  de  caractère  et  de  talent.  Seulement,  si  la  grande  sa- 
tisfaction d'être  maîtresse  chez  elle  lui  coûte  l'empire  du  monde 
catholique,  Rome  aura  eu  le  sort  de  toutes  les  puissances  qui  ne 
comprennent  pas  que  désormais  dans  la  liberté  seule  est  le  salut 
de  toute  autorité. 

É.  Vagherot. 


LA  LIBERTE 


DE 


L  ENSEIGNEMENT   SUPERIEUR 

EN  BELGIQUE 


La  France  va  proclamer  la  liberté  de  l'enseignement  supérieur. 
Une  commission  a  été  nommée  pour  étudier  la  question.  Cette  com- 
mission a  voulu  connaître  la  législation  des  pays  étrangers  sur  cette 
matière,  et  la  Belgique  a,  paraît-il,  appelé  particulièrement  son 
attention  (1).  Il  y  a  pour  cela  deux  raisons.  D'abord  le  parti  qui  a 
réclamé  le  plus  bruyamment'  la  réforme  des  lois  qui  règlent  l'en- 
seignement supérieur  a  pris  depuis  longtemps  pour  mot  d'ordre  la 
liberté  comme  en  Belgique.  En  second  lieu,  comme  aucun  pays  ne 
ressemble  autant  à  la  France  sous  le  rapport  des  mœurs,  des  lois,  de 
l'état  social  tout  entier,  il  est  plus  facile  et  plus  sûr  de  déduire  des 
conclusions  des  résultats  obtenus  en  Belg'que  que  des  faits  observés 
partout  ailleurs.  Ce  petit  royaume,  soumis  pendant  vingt  ans  à  la 
législation  française,  en  a  conservé  le  droit  civil;  mais  il  a  profon- 
dément modifié  son  droit  politique,  en  prenant  plutôt  les  États-Unis 
pour  modèle,  comme  semble  vouloir  le  faire  la  France  maintenant. 
C'est  pour  ce  motif  qu'il  peut  être  utile  de  montrer  les  difficultés  et 
les  débats  auxquels  l'établissement  de  la  liberté  de  l'instruction  su- 
périeure a  donné  lieu  en  Be'gique. 

(1)  J'ai  eu  1-honneur  d'être  appelé  par  la  commission,  mais,  à  mon  grand  regret,  je 
n'ai  pu  me  rendre  à  la  séance  où  j'étais  convoqué.  Cette  étude  résume  les  faits  que 
j'aurais  pu  faire  connaître  et  complète  ceux  que  M.  Albert  Duruy  a  déjà  exposés  dans 
la  Revue  du  I"  février. 

TOME  LXXXVI.   —  1870.  ®^ 


866  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


I. 

La  Belgique  avant  la  révolution  n'avait  qu'une  seule  université, 
celle  de  Louvain.  Fondée  en  1^26  par  Jean  IV,  duc  de  Brabant,  avec 
l'approbation  du  papo  Martin  V,  elle  avait  une  renommée  euro- 
péenne. Elle  était  riche,  jouissant  du  revenu  de  legs  et  de  fonda- 
tions considérables.  C'était  en  réalité  un  établissement  de  l'état, 
car  à  différentes  reprises  le  gouvernement  en  avait  modifié  l'orga- 
nisation et  les  règlemens.  Les  professeurs,  au  nombre  de  vingt-huit, 
étaient  nommés,  les  uns  par  le  souverain,  d'autres  par  l'autorité 
communale  de  Louvain,  d'autres  encore  par  les  facultés.  Lors  de  la 
conquête  française,  l'antique  université  fut  supprimée.  Sous  la  ré- 
publique, les  villes  s'efforcèrent  de  maintenir  quelques  établisse- 
mens  d'enseignement  supérieur.  Une  école  de  médecine  fut  établie 
à  Anvers,  et  une  école  de  droit  à  Bruxelles. 

Quand  l'empire  organisa  l'Université  de  France,  l'on  aurait  pu 
espérer  que  la  Belgique  allait  être  mieux  dotée;  mais  il  n'en  fut 
rien.  On  ne  peut  se  figurer  à  quel  point  l'intérêt  scientifique  fut  mis 
en  oubli.  Bruxelles  conserva  son  école  de  droit  avec  cinq  profes- 
seurs et  deux  répétiteurs;  mais  il  n'y  eut  pas  pour  toute  la  Belgique 
une  seule  institution  où  les  jeunes  gens  qui  se  destinaient  à  la  pra- 
tique de  la  médecine  pussent  faire  des  études  complètes.  Il  n'existait 
que  des  écoles  primaires  médicales,  organisées  exclusivement  pour 
l'instruction  des  sages-femmes  et  des  officiers  de  santé.  Dans  ce  dé- 
tail se  révèle  tout  l'esprit  du  régime  impérial  :  ce  qui  importait, 
c'était  d'aider  les  mères  à  mettre  au  monde  des  enfans,  et  de  guérir 
leurs  blessures  quand  ils  seraient  devenus  soldats. 

Après  1815,  Guillaume  d'Orange  agit  dans  un  esprit  complète- 
ment opposé;  il  s'efforça  par  tous  les  moyens  de  répandre  l'instruc- 
tion à  tous  les  degrés  :  il  en  comprenait  l'urgence.  La  Belgique, 
après  sa  lamentable  défaite  du  xv!*^  siècle,  avait  été  écrasée  sous  le 
joug  théocratique,  comme  l'Espagne  et  l'Autriche,  à  qui  elle  avait 
successivement  appartenu.  La  France  impériale  lui  avait  pris  beau- 
coup d'hommes  et  beaucoup  d'argent,  mais  ne  lui  avait  apporté  au- 
cune lumière  en  échange.  Voilà  comment  il  put  se  faire  que  l'assem- 
blée des  notables  rejeta  la  constitution  proposée  par  le  roi  Guillaume, 
uniquement  parce  qu'elle  proclamait  la  liberté  des  cultes,  cette 
«  peste  »  que  le  clergé  condamnait  déjà,  conformément  aux  décrets 
infaillibles  des  conciles  et  des  papes;  mais  Guillaume  fit  ce  qu'avait 
fait  autrefois  la  réforme  en  Allemagne  et  dans  les  Pays-Bas  :  il  fonda 
des  universités,  trois  au  lieu  d'une,  celles  de  Louvain,  de  Gand  et 
de  Liège.  Il  n'hésita  pas  à  demander  des  professeurs  au  pays  qui 
était  alors  le  foyer  des  fortes  études  :  à  l'Allemagne.  Ses  tentatives 


L  ENSEIGNEMENT  SUPÉRIEUR  EN  BELGIQUE.         867 

furent  couronnées  de  succès.  L'enseignement  supérieur,  largement 
distribué,  répandit  en  Belgique  les  idées  modernes.  C'est  dans  les 
écoles  de  Guillaume  que  se  formèrent  ces  hommes  d'élite  qui  en  1830 
formulèrent  la  constitution  démocratique  dont  le  pays  s'enorgueillit 
encore  aujourd'hui.  Le  nombre  des  étudians  augmentait  aussi  con- 
stamment :  en  1818,  la  première  année  après  la  réorganisation  des 
universités,  il  n'était  que  de  679;  en  1829,  il  s'élevait  à  1,620  (1). 

Parmi  les  réformes  que  l'on  voulait  arracher  à  l'obstination  bien 
intentionnée,  mais  mal  entendue  du  roi  Guillaume,  se  trouvait  la 
liberté  de  l'enseignement.  On  entendait  par  là  le  droit  d'étudier  où 
l'on  voulait  et  celui  d'ouvrir  des  écoles  à  côté  de  celles  de  l'état. 
Nul  ne  songeait  alors  à  fonder  des  universités.  Au  lendemain  de  la 
révolution  de  1830,  l'un  des  premiers  actes  du  gouvernement  pro- 
visoire fut  de  proclamer  la  liberté  de  l'enseignement  dans  des  termes 
qui  devinrent  ensuite  l'article  17  de  la  constitution  :  a  l'enseigne- 
ment est  libre;  toute  mesure  préventive  est  interdite.  »  Ces  quel- 
ques mots,  si  brefs,  mais  d'un  sens  si  clair  et  si  absolu,  allaient 
bientôt  amener  une  situation  sans  précédens  en  Europe.  La  révolu- 
tion de  1830  ne  se  contenta  pas  d'avoir  renversé  un  trône;  c'étaient 
les  bases  de  l'ordre  politique  qu'elle  allait  renouveler  complètement. 
Il  faut  dire  que  les  libertés  se  tiennent  par  un  lien  si  intime  qu'il 
est  difficile  d'en  accorder  une  sans  les  accorder  toutes.  Comment  à 
un  peuple  qui  va  jouir  de  la  liberté  des  cultes,  de  la  presse  et  de 
l'association,  refuser  celle  de  l'enseignement?  Peut-il  se  concevoir 
un  droit  plus  naturel,  plus  inhérent  à  la  qualité  d'être  libre  que 
celui  d'instruire  ses  semblables,  de  leur  communiquer  ses  idées,  ses 
lumières?  Pour  qui  a  joui  de  cette  faculté,  il  semble  incroyable  que 
les  habitans  d'un  pays  voisin  puissent  en  être  privés. 

En  proclamant  la  liberté,  l'état  doit-il  s'abstenir  d'entretenir 
lui-même  des  établissemens  d'instruction  publique?  Certain  parti  et 
certains  économistes  l'ont  soutenu;  mais  le  congrès  belge  de  1830 
ne  l'a  pas  pensé,  et  le  même  article  17,  qui  consacre  la  liberté  illi- 
mitée et  sans  nulle  restriction,  porte  dans  le  paragraphe  suivant  : 
«  L'instruction  publique  donnée  aux  frais  de  l'état  est  également 
réglée  par  la  loi.  »  Le  congrès  a  eu  raison.  Les  nations,  pour  sub- 
sister, pour  progresser  surtout,  ont  besoin  que  l'instruction,  à  ses 
différens  degrés,  soit  répandue  dans  toutes  les  classes  de  la  société. 
Or  il  est  démontré  par  l'expérience  qu'en  Europe,  jusqu'à  présent, 

(I)  Je  ne  crois  pas  qu'en  Belgique  personne  conteste  tout  ce  que  le  pays  a  dû  au  roi 
dont  il  a  été  amené  à  renverser  le  trône.  A  la  fête  qui  eut  lieu  le  3  novembre  1868,  pour 
célébrer  le  cinquantième  anniversaire  de  la  fondation  de  l'université  de  Liège,  le  pro- 
fesseur chargé  d'en  retracer  l'histoire,  M.  Nypels,  a  pu  dire  avec  l'approbation  una- 
nime de  ses  auditeurs  :  «  Honileur  au  monarque,  ami  des  lettres  et  des  sciences,  qui 
réorganisa  l'enseignement  supérieur  en  Belgique  !  » 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  particuliers  manquent  de  la  suite  de  vues  et  d'efforts  néces- 
saires pour  conserver,  accroître  et  communiquer  à  tout  un  peuple 
le  dépôt  des  connaissances  qui  lui  sont  indispensables.  L'état  doit 
ponc  entretenir  des  écoles.  C'est  un  de  ces  cas  d'intervention  des 
pouvoirs  publics  admis  même  par  Adam  Smith  et  préconisé  par 
Stuart  Mill  avec  une  force  de  raisonnement  irrésistible. 

Ainsi  d'une  part  droit  illimité  des  citoyens  de  fonder  des  écoles, 
mais  d'autre  part  devoir  de  l'état  d'en  entretenir  aussi  aux  frais 
du  trésor  public,  voilà  le  régime  qui  existe  en  Belgique  depuis  1830 
et  qui  existera  en  France  demain.  Cela  ne  donnerait  point  lieu  à  des 
difficultés  sérieuses,  et  en  deux  lignes  la  loi  serait  faite,  si,  comme 
conséquence  de  la  liberté  de  l'enseignement,  on  pouvait  proclamer 
la  liberté  complète  des  professions,  sauf  répression  des  délits;  mais, 
pour  certaines  fonctions  qui  semblent  pouvoir  mettre  en  danger  la 
vie  ou  la  fortune  des  citoyens,  comme  celles  de  médecin,  de  phar- 
macien, d'avocat  et  de  notaire,  l'état  croit  devoir  demander  des 
garanties  de  capacité  sous  forme  de  diplômes,  délivrés  par  des 
juges  compétens  après  examen  des  candidats.  Or  ces  diplômes, 
très  importans  dans  notre  société,  puisqu'ils  ouvrent  la  porte  des 
carrières  libérales,  qui  les  délivrera?  Tant  qu'il  n'existe  que  des 
facultés  officielles,  rien  n'est  plus  simple  :  c'est  aux  professeurs  de 
ces  facultés  qu'appartient  exclusivement  ce  que  l'on  appelle  la  col- 
lation des  grades  académiques;  mais,  quand  il  y  aura  des  facultés 
libres,  elles  ne  tarderont  pas  à  contester  le  privilège  des  professeurs 
officiels.  On  répétera  en  France  tout  ce  qui  a  été  dit  en  Belgique  à 
ce  sujet.  —  Celui  qui  est  maître  des  examçns  est  maître  de  l'ensei- 
gnement. Il  n'y  a  pas  d'enseignement  libre  tant  qne  les  résultats 
doivent  être  appréciés  par  les  professeurs  des  institutions  de  l'état, 
car  les  professeurs  des  écoles  particulières  sont  obligés  de  régler 
leur  enseignement  d'après  celui  des  examinateurs,  sinon  ils  expose- 
ront leurs  élèves  à  un  échec  probable.  Que  devient  alors  l'indépen- 
dance de  la  science,  et  comment  avec  un  pareil  despotisme  le 
progrès  par  la  concurrence  est-il  encore  possible?  Que  dirait-on 
d'une  loi  qui,  en  proclamant  la  liberté  de  l'industrie,  déciderait  en 
même  temps  que  nul  ne  peut  vendre  ses  produits,  s'ils  ne  sont  re- 
connus excellens  par  certains  fabricans  privilégiés  qui  ont  long- 
temps joui  du  monopole,  et  qui  veulent  le  conserver  dans  l'intérêt 
même  des  cliens,  qu'ils  seraient  désolés  de  voir  mal  servis?  Les  bancs 
des  écoles  libres  pourront-ils  se  garnir,  si  les  élèves  sont  soumis  à 
cette  obligation  peu  équitable  de  faire  constater  leur  capacité  par 
le  corps  enseignant  d'établissemens  rivaux?  Un  homœopathe  a-t-il 
chance  de  voir  ses  élèves  agréés  par  un  allopathe?  Ainsi  toute  doc- 
trine nouvelle  sera  une  cause  infaillible  d'insuccès  dans  ces  régions 
des  hautes  études  qu'on  prétend  avoir  affranchies.  —  Je  résume  l'ob- 


l'enseignement   supérieur   en   BELGIQUE.  869 

jection;  le  recteur  de  l'université  catholique  de  Louvain  l'a  formulée 
dans  une  pétition  adressée  en  1849  au  sénat  belge.  «  La  liberté 
d'enseignement  ne  consiste  pas  dans  le  simple  droit  d'enseigner, 
elle  consiste  dans  le  droit  d'enseigner  avec  efficacité.  Sinon  ce  se- 
rait une  lettre  morte,  une  liberté  purement  spéculative.  L'inégalité 
dans  le  bénéfice  des  études  viole  donc  la  liberté  aussi  bien  que  la 
contrainte  sur  le  fait  de  l'enseignement.  »  Voilà  ce  que  l'on  dira,  et 
ce  ne  seront  point  les  catholiques  seuls  qui  parleront  ainsi;  les  par- 
tisans des  idées  nouvelles  tiendront  le  même  langage.  Le  monopole 
officiel  sera  battu  en  brèche  de  deux  côtés  à  la  fois,  à  droite  et  à 
gauche.  11  est  instructif  de  voir  comment  en  Belgique  l'état  a  été 
réduit  sur  ce  point  à  capituler  presque  sans  résistance. 

Après  la  révolution  de  septembre  1830,  le  gouvernement  provi- 
soire maintint  les  trois  universités;  seulement  à  chacune  d'elles,  il 
supprima  une  ou  deux  facultés.  Il  ne  proclama  point  la  liberté  des 
professions;  nul  alors  ne  songeait  à  cette  réforme  radicale.  Il  décida 
que  tout  Belge  qui  aspirait  aux  grades  académiques  serait  admis  à 
se  présenter  aux  examens  devant  la  faculté  compétente,  quels  que 
fussent  le  pays  et  l'établissement  où  il  avait  fait  ses  études.  C'est 
ainsi  qu'on  entendait  alors  la  liberté  d'enseignement.  Le  droit  de 
délivrer  les  diplômes  exclusivement  réservé  aux  professeurs  offi- 
ciels ne  semblait  pas  une  restriction  à  la  liberté  ;  bientôt  cependant 
la  difficulté  allait  naître  d'une  circonstance  fortuite. 

Près  des  universités  mutilées,  des  facultés  libres  s'étaient  établies 
pour  compléter  le  cadre  de  l'enseignement  supérieur.  Le  gouverne- 
ment donna  une  sorte  d'existence  légale  à  ces  facultés  en  leur  per- 
mettant de  s'installer  dans  les  bâtimens  universitaires,  et  eu  désignant 
leurs  professeurs  pour  faire  partie  des  «  commissions  d'examen  » 
instituées  en  1831.  C'était  le  germe  des  jurys  d'examen  et  le  point 
de  départ  d'une  série  de  difficultés  qui  sont  devenues  plus  inextri- 
cables à  chaque  tentative  faite  pour  en  sortir. 

Les  facultés  libres  donnèrent  d'abord  des  résultats  peu  brillans, 
et  le  premier  rapport  officiel  publié  en  18/i3  par  le  ministre  de  l'in- 
térieur le  constate.  «  Pendant  les  quatre  années  que  dura  le  régime 
des  commissions  d'examen,  les  études  littéraires,  philosophiques  et 
scientifiqu-s,  préparatoires  aux  études  du  droit  et  de  la  médecine, 
furent  partout  presque  complètement  négligées;  »  mais  bientôt  la 
liberté  de  l'enseignement  allait  produire  un  fruit  nouveau,  très  ex- 
traordinaire et  appelé  cependant  à  un  merveilleux  développement. 
J'ai  déjà  eu  l'occasion  de  faire  connaître  ici  les  origines,  les  prin- 
cipes et  les  forces  du  parti  catholique  belge  (1).  C'était  dès  1830 
un  grand  parti  ayant  ses  racines  les  plus  lointaines  et  les  plus  pro- 

(1)  Voyez  les  Partis  politiques  en  Belgique,  dans  la  Revue  du  l*'  août  18Ci. 


870  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

fondes  dans  le  passé  du  pays  depuis  le  xvi'  siècle.  Il  avait  chassé 
deux  souverains,  Joseph  II  et  Guillaume,  coupables  d'avoir  résisté 
à  l'église.  Il  avait  réclamé  avec  acharnement  contre  le  monopole  de 
l'enseignement.  Admettant  le  principe  de  l'obéissance  passive  aux 
ordres  d"'un  chef  infaillible,  il  était  discipliné  comme  une  armée.  Il 
avait  une  autre  force  encore  :  il  possédait  tout  un  système  de  doc- 
trines complètement  arrêtées  et  bien  liées,  qu'il  voulait  inculquer 
aux  jeunes  générations.  Pour  cela,  il  lui  fallait  un  établissement 
d'enseignement  supérieur,  une  université.  Ce  furent  les  évêques  qui 
entreprirent  de  la  fonder.  Le  «  décret  »  qui  érige  l'université  catho- 
lique est  un  document  qui  mérite  de  fixer  l'attention;  il  commence 
comme  une  loi  émanant  du  pouvoir  souverain  :  «  à  tous  et  à  chacun 
de  ceux  qui  verront,  liront  ou  entendront  ces  présentes  lettres,  salut 
éternel  dans  le  Seigneur.  »  Ce  n'est  pas  sans  raison  que  les  évêques 
belges  se  servent  de  ces  royales  formules.  Ils  agissaient  en  vertu 
d'un  bref  donné  à  Rome  le  13  décembre  1833  par  le  pape  Gré- 
goire XVI.  C'était  en  réalité  la  cour  romaine  qui  fondait  une  uni- 
versité sur  le  sol  belge  pour  y  propager  les  principes  qu'elle  déclare 
seuls  conformes  à  l'éternelle  vérité.  Ce  fait  sans  précédens  n'eût 
sans  doute  pas  été  toléré  par  les  souverains  de  l'ancien  régime,  qui, 
même  quand  ils  étaient  très  dévoués  à  l'église,  persistaient  néan- 
moins à  faire  respecter  leur  souveraineté  dans  l'ordre  temporel; 
mais  il  n'en  est  pas  moins  certain  que  la  fondation  d'une  université 
catholique  par  un  bref  papal  est  un  acte  parfaitement  conforme  à  la 
liberté  de  l'enseignement  telle  qu'on  l'entend  aujourd'hui. 

Les  précautions  les  plus  rigoureuses  étaient  prises  pour  que  le 
nouvel  établissement  ne  s'écartât  jamais  de  la  plus  stricte  ortho- 
doxie. C'est  l'épiscopat  bel^e  qui  dirige  et  surveille  l'université  par 
un  recteur  qu'il  nomme  et  révoque.  Ce  recteur  est  installé  «  après 
qu'il  aura  fait  profession  de  foi  entre  les  mains  de  l'archevêque,  et 
qu'il  aura  promis  obéissance  et  fidélité  au  corps  épiscopal  de  Bel- 
gique. »  La  nomination  des  professeurs  est  faite  par  le  recteur  et 
sanctionnée  par  les  évêques  ;  «  ils  sont  aussi  tenus  de  faire  profes- 
sion de  foi  conformément  à  la  formule  arrêtée  par  le  pape  Pie  IV.  » 
«  Nous  enjoignons  aux  professeurs,  dit  encore  le  décret,  de  tenir  et 
de  professer  de  cœur  et  d'action  la  foi  catholique,  afin  qu'étrangers 
aux  nouveautés  profanes  qui  souillent  l'intégrité  de  la  foi,  ils  cher- 
chent la  science  qui  édifie  avec  charité.  » 

Le  but  et  l'esprit  de  la  nouvelle  université  étaient  également  dé- 
terminés avec  une  grande  précision.  «  Voulant  donner  une  forme  fixe 
à  cette  grande  institution  et  en  assurer  pour  toujours  la  stabilité, 
en  vertu  de  l'autorité  apostolique  et  de  la  nôtre,  nous  érigeons  et 
établissons  par  les  présentes  lettres  une  université  qui  sera  à  per- 
pétuité dirigée  par  nous  avec  un  pouvoir  suprême  et  une  continuelle 


l'enseignement    supérieur    en    BELGIQUE.  871 

sollicitude  (sauf  en  toute  chose  l'autorité  du  saint-siége);  elle  sera 
composée  de  cinq  facultés,  dont  la  première  en  dignité  est  celle  de 
la  théologie,  la  seconde  celle  du  droit,  la  troisième  celle  de  la  mé- 
decine, la  quatrième  celle  de  la  philosophie,  la  cinquième  celle  des 
sciences  mathématiques  et  physiques.  »  En  finissant,  les  évêques 
mettaient  leur  entreprise  sous  la  protection  d'une  puissance  qui 
n'abandonne  jamais,  disent-ils,  ceux  qui  l'invoquent.  Ce  n'est  point 
de  Dieu  qu'il  s'agit,  car  son  nom  n'est  point  prononcé.  «  Afin  que 
tout  ce  qui  est  réglé  et  doit  l'être  à  l'avenir  ait  toujours  un  résultat 
favorable,  nous  élevons  les  yeux  et  les  mains  vers  la  très  sainte 
Vierge,  dont  le  nom  est  rempli  de  bénédictions  et  de  faveurs  di- 
vines, et  à  laquelle  nous  recommandons  humblement  notre  aca- 
démie comme  à  une  maîtresse  et  patronne  très  puissante.  »  Il  faut 
dire  que  l'institution  était  savamment  ordonnée  d'après  le  principe 
d'une  autorité  absolue.  Grâce  à  «  la  fidélité  et  à  l'obéissance  jurées, 
et  aux  professions  de  foi  suivant  la  formule  du  pape  Pie  IV,  »  il 
n'est  pas  à  craindre  que  jamais  nouveauté  profane  y  vienne  effleurer 
la  science  orthodoxe,  ou  qu'un  nouveau  Galilée  y  apporte  le  scandale 
de  ses  découvertes.  Quand  on  établira  une  université  catholique  en 
France,  l'acte  de  fondation  sera  probablement  conçu  en  d'autres 
termes,  et  ce  seront  des  laïques  qui  le  signeront. 

Il  ne  suffisait  pas  de  créer  l'université,  il  fallait  la  faire  vivre,  se 
procurer  des  locaux,  rétribuer  les  professeurs.  Pour  une  entreprise 
laïque,  c'eût  été  une  grave  difficulté;  pour  les  évêques,  ce  n'en  était 
pas  une.  Dans  un  pays  où  la  religion  a  conservé  son  empire,  les  mi- 
nistres du  culte  ont  à  leur  disposition  des  trésors  inépuisables.  Ils 
n'ont  qu'à  frapper  le  rocher,  et  la  source  coule.  Qui  a  la  foi  est 
prompt  aux  bonnes  œuvres,  donne  volontiers  et  donne  largement. 
La  foi  est  un  levier  très  puissant  et  très  respectable  ;  ceux  qui  en 
disposent  peuvent  beaucoup,  pour  le  bien  comme  pour  le  mal.  En 
février  1834,  les  évêques  s'étaient  déjà  adressés  au  clergé  et  aux 
fidèles  de  leurs  diocèses,  sollicitant  a  messieurs  les  curés  desser- 
vans  n  de  faire  contribuer  par  tous  les  efforts  leurs  ouailles  à  l'érec- 
tion d'une  université  catholique,  a  Nous  prions,  disaient-ils,  tout 
le  respectable  clergé  de  nos  diocèses,  sans  exception,  de  donner 
l'exemple  d'une  généreuse  coopération  à  une  si  belle  œuvre,  et, 
sans  vouloir  imposer  d'obligation  à  personne  ni  mettre  des  bornes  à 
la  libéralité  de  nos  chers  collaborateurs,  nous  engageons  messieurs 
les  vicaires-généraux,  chanoines,  doyens  et  cui'és  de  première  et 
seconde  classe  à  prendre  vingt  actions,  messieurs  les  desservans  dix 
actions,  etc.  »  Il  paraît  que  certains  ecclésiastiques  ne  comprirent 
point  d'abord  toute  l'utilité  de  l'œuvre  à  laquelle  ils  étaient  appelés 
à  participer,  car  dans  son  mandement  du  5  janvier  1836  l'évêque  de 
Liège  se  vit  forcé  de  blâmer  sévèrement  «  la  détestable  indifférence 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

[pessimo.  indiffei^entia)  »  de  quelques-uns.  Leur  zèle  ne  tarda  point 
sans  doute  à  s'éveiller,  car  c'est  l'évêque  qui  nomme,  déplace  et 
dépose  les  curés.  L'épiscopat  voulait  que  tous,  même  les  plus 
humbles,  donnassent  leur  obole.  L'évêque  de  Liège,  dans  le  môme 
mandement  de  1836,  enjoint  aux  prêtres  de  son  diocèse  de  frapper 
à  toutes  les  portes  et  d'engager  les  a  ouvriers,  les  cultivateurs  et 
les  domestiques  »  à  offrir  le  denier  de  la  veuve.  Dans  toutes  les 
églises,  des  quêtes  furent  organisées  et  se  font  encore  chaque  an- 
née en  faveur  de  l'université  de  Louvain.  Les  bénédictions  du  ciel 
sont  promises  à  ceux  qui  donnent.  C'est  sans  doute  une  belle  idée 
de  faire  contribuer  tous  les  fidèles,  y  compris  les  pauvres  et  les 
ignorans,  à  la  fondation  d'une  grande  institution  d'enseignement 
supérieur,  destinée  à  répandre  sur  tout  le  pays  la  saine  lumière 
des  hautes  éludes,  les  plus  nécessaires  de  toutes  suivant  M.  Renan. 
Seulement  on  souhaiterait  peut-être  que  moins  de  contrainte  soit 
employée  à  obtenir  des  dons,  et  l'on  pourrait  aussi  faire  observer 
que,  les  curés  prenant  leur  cotisation  dans  leur  salaire  officiel, 
c'est  l'état  qui  entretient  en  partie  l'université  catholique  et  fait 
ainsi  avec  ses  deniers  concurrence  à  ses  propres  établissemens. 
La  suppression  du  budget  des  cultes  pourrait  seule  mettre  toutes 
choses  dans  l'ordre. 

Les  évêques  n'ouvrirent  d'abord  que  deux  facultés  à  Malines  ;  ils 
manquaient  de  locaux,  et  ils  espéraient  bientôt  en  avoir  de  magni- 
fiques. En  effet,  le  31  juillet  1835,  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  Ro- 
gier,  avait  déposé  un  projet  de  loi  sur  l'enseignement  supérieur, 
qui  ne  maintenait  que  deux  universités,  celle  de  Liège  et  celle  de 
Gand.  Dans  le  courant  des  débats,  M.  Rogier  proposa  même  de  n'en 
conserver  qu'une  seule,  afin  d'y  réunir  les  meilleurs  professeurs 
dont  l'état  pourrait  s'assurer  le  concours,  et  de  l'établir  à  Louvain, 
pour  qu'elle  héritât  de  la  renommée  dont  avait  joui  autrefois  celle 
du  moyen  âge;  mais  les  catholiques,  qui  avaient  leur  projet  arrêté, 
repoussèrent  cette  proposition  :  elle  fut  rejetée  par  39  voix  contre 
32  ;  le  projet  primitif  fut  voté. 

L'état  abandonnant  Louvain,  les  évêques  s'empressèrent  d'oc- 
cuper la  place  restée  vacante.  Ils  firent  avec  l'autorité  communale 
une  convention  dans  laquelle  ils  s'engageaient  à  organiser  un  en- 
seignement universitaiie  complet.  La  ville  accordait  à  l'université 
la  jouissance  gratuite  de  vastes  bâtimens  que  l'état  venait  de  céder 
à  la  commune.  Celle-ci  ne  conservait  aucun  droit  d'intervention 
ou  de  contrôle  dans  l'administration  de  l'université,  exclusivement 
réservée  au  corps  épiscopal.  Les  cours  s'ouvrirent  le  1"'  décembre 
1835.  L'organisation  de  l'enseignement  était  en  tout  semblable  à 
celle  des  universités  de  l'état. 

La  confiance  des  évêques  n'a  pas  été  déçue  ;  leur  œuvre  a  été  bé- 


l'enseignement   supérieur    en   BELGIQUE.  873 

nie.  L'université  catholique  n'a  cessé  de  grandir  ;  elle  a  toujours 
disposé  de  ressources  considérables  dont  on  ne  connaît  point  le 
total ,  mais  qui  ont  suffi  pour  bien  rétribuer  ceux  qu'elle  emploie. 
Elle  a  toujours  eu  des  professeurs  en  renom,  et  pour  en  enlever  à 
l'état  elle  n'a  jamais  hésité  à  leur  faire  une  situation  exceptionnelle. 
Dans  les  facultés  de  droit  et  de  philosophie,  elle  a  presque  autant 
d'élèves  que  les  deux  universités  de  l'état  ensemble.  La  raison  en 
est  facile  à  comprendre  :  elle  peut  d'abord  compter  sur  les  enfans 
des  familles  du  parti  catholique  et  des  familles  patriciennes;  elle 
attire  en  outre  ceux  des  indifférens  et  même  de  quelques  partisans 
des  idées  libérales,  parce  que  les  mères  s'imaginent  que  les  jeunes 
gens,  mieux  surveillés  à  Louvain,  y  ont  des  mœurs  plus  sévères. 
Il  y  a  plutôt  lieu  de  s'étonner  que  les  universités  de  l'état  puis- 
sent soutenir  la  lutte,  lorsqu'on  songe  que  la  chaire  et  le  confes- 
sionnal ne  cessent  point  de  recommander  leur  rivale. 

La  fondation  d'une  université  épiscopale,  érigée  en  vertu  d'un 
bref  du  saint-siége,  ne  pouvait  manquer  de  jeter  l'alarme  dans  les 
rangs  du  parti  qui  s'est  donné  pour  mission  de  combattre  la  domi- 
nation du  clergé.  Les  ministères  catholiques  (1)  pouvaient  nommer 
et  nommaient  en  effet  assez  souvent  des  professeurs  partageant 
leurs  opinions  dans  les  universités  de  l'état.  11  y  avait  donc  lieu  de 
craindre  que  l'enseignement  supérieur  ne  passât  complètement  sous 
l'influence  des  évoques,  qui  auraient  eu  ainsi  le  privilège  de  disci- 
pliner à  leur  guise  presque  toute  la  jeunesse  instruite  du  pays.  La 
révolution  belge  aurait  alors  abouti  au  triomphe  de  l'église  romaine, 
et  la  proclamation  de  toutes  les  libertés  à  la  suprématie  d'un  parti 
qui  ne  les  respecte  que  jusqu'à  ce  qu'il  soit  assez  fort  pour  les  im- 
moler sur  l'autel  de  l'orthodoxie. 

Le  danger  fut  compris.  Les  francs -maçons,  l'avant-garde  du 
parti  libéral  de  cette  époque,  poussèrent  le  cri  d'alarme.  Le  24  juin 
183/i,  l'avocat  Verhaegen,  grand  dignitaire  de  l'ordre,  profita  de  la 
fête  du  solstice  d'été  pour  proposer  à  la  loge  de  fonder  une  univer- 
sité à  Bruxelles,  avec  le  concours  de  toutes  les  personnes  dévouées  aux 
idées  libérales.  Le  projet  fut  accueilli  avec  enthousiasme.  De  toutes 
les  loges  de  province,  les  souscriptions  affluèrent.  Un  comité  d'ad- 
ministration fut  constitué,  un  programme  arrêté,  des  professeurs 
nommés,  et  le  20  novembre,  quinze  jours  après  l'installation  pro- 
visoire de  l'université  épiscopale  à  Malines,  l'inauguration  solen- 
nelle de  l'université  libre  eut  lieu  dans  la  grande  salle  de  l'hôtel  de 
ville  à  Bruxelles.  Le  conseil  communal,  comprenant  son  intérêt, 
accordait  à  l'établissement  naissant  un  appui  efficace  :  il  vota  en  sa 

(1)  J'ai  à  peine  besoin  de  dire  que  ce  mot  catholique  indique  non  une  certaine 
croyance  religieuse,  mais  une  certaine  nuance  politique.  Beaucoup  de  libéraux  sont  très 
bons  catholiques,  et  bien  des  «  catholiques  »  sont  des  croyans  très  peu  fervefls. 


874  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faveur  un  subside  annuel  de  30,000  francs,  et  lui  céda  la  jouissance 
d'un  excellent  local,  parfaitement  situé. 

Un  écrivain  d'un  esprit  très  fin  et  très  sensé,  né  à  Paris,  mais 
depuis  longtemps  professeur  en  Belgique,  M.  Baron,  exposa  claire- 
ment dans  le  discours  d'ouverture  la  raison  d'être  de  l'institution 
nouvelle.  «  Et  par  le  nom  imposé  à  son  université,  disait-il,  et  par 
ses  propres  déclarations,  l'épiscopat  belge  reconnaît  que  ses  doc- 
trines scientifiques  seront  de  nécessité  spéciales  et  restreintes,  car 
elles  se  rattachent  à  un  dogme  d'obéissance  passive  que  rejettent 
péremptoirement  la  Russie,  la  Grèce,  la  Suède,  le  Danemark,  la 
Grande-Bretagne,  la  Prusse,  une  partie  considérable  de  l'Allemagne 
et  des  États-Unis  d'Amérique,  c'est-à-dire  la  grande  majorité  de  la 
civilisation  humaine,  —  à  un  dogme  qui,  même  dans  les  états  catho- 
liques, est  contesté  par  une  foule  d'esprits  religieux.  Les  doctrines 
de  l'université  catholique  seront  inévitablement  incomplètes  et  ar- 
bitraires, car  non-seulement  elles  s'arrêtent  comme  les  nôtres  au 
pied  des  limites  infranchissables  de  la  morale  universelle  et  des 
lois,  mais  elles  devront  se  resserrer,  se  modifier,  se  plier,  se  tordre 
en  tout  sens,  suivant  la  suprême  volonté  des  six  dignitaires  aux- 
quels le  recteur,  unique  modérateur  de  l'enseignement,  jure  fidélité 
et  obéissance.  Mais  une  autre  opinion  s'élève  à  côté  de  la  leur,  c'est 
que  les  sciences  purement  humaines  doivent  rester  entièrement  en 
dehors  du  catholicisme.  Ce  n'est  point  être  hostile  au  catholicisme 
que  de  tracer  d'abord  une  puissante  ligne  de  démarcation  entre  ses 
doctrines  et  les  sciences  humaines,  et,  cela  fait,  de  cultiver  tout  à 
l'aise,  mais  avec  le  respect  que  nous  devons  aux  croyances  de  la 
majorité  de  nos  concitoyens,  l'immense  terrain  qui  nous  est  livré, 
de  poursuivre  dans  toutes  ses  veines  cette  mine  inépuisable,  lais- 
sant à  Dieu,  comme  disait  un  éloquent  jésuite  du  siècle  dernier,  la 
nuit  profonde  où  il  lui  plaît  de  se  retirer  avec  sa  foudre  et  ses  mys- 
tères. »  Le  sens  et  le  ton  de  ces  paroles  indiquent  quelle  a  été 
l'attitude  de  l'université  libre.  Créée  pour  la  lutte,  elle  a  combattu 
le  système  et  les  visées  catholiques,  sans  attaquer  le  dogme.  De 
même  que  l'opinion  qu'elle  représentait,  elle  a  fait  profession  de  ne 
point  sortir  de  la  sphère  laïque.  C'était  faire  preuve  de  modération 
et  de  tact.  Seulement  l'université  catholique  trouve  dans  la  foi  une 
force  de  propagande  et  un  titre  à  la  confiance  qui  manquera  tou- 
jours à  sa  rivale.  Ce  qui  a  beaucoup  contribué  au  succès  de  l'uni- 
versité libre,  c'est  que,  placée  dans  la  capitale,  elle  a  pu  profiter 
de  toutes  les  ressources  que  celle-ci  présente,  y  recruter  beaucoup 
d'étudians  et  y  trouver  des  professeurs  éminens  qu'elle  rétribue 
peu,  mais  qu'elle  autorise  à  continuer  l'exercice  de  leur  profession. 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  voir  comment  un  établissement  d'en- 
seignement supérieur  fondé  par  quelques  particuliers  a  pu  s'orga- 


L  ENSEIGNEMENT    SUPERIEUR    EN    BELGIQUE.  875 

niser,  se  gouverner  et  subsister.  La  direction  suprême  appartient  à 
un  conseil  d'administration  composé  de  onze  membres  que  choisis- 
sent les  souscripteurs.  Le  bourgmestre  de  Bruxelles  ou  un  échevin 
délégué  par  lui  préside  de  droit  et  a  voix  délibérative;  la  commune 
donnant  un  subside  important  et  la  jouissance  des  locaux,  il  est  juste 
qu'elle  intervienne  par  son  principal  magistrat.  Ce  conseil  nomme 
et  rétribue  les  professeurs,  arrête  le  programme,  exerce  en  un  mot 
la  direction  suprême.  Le  nombre  des  étudians  s'est  élevé  de  350 
à  ZiOO.  La  dépense  annuelle  dépasse  100,000  fr.  Les  rétributions 
des  élèves  donnent  plus  de  60,000  francs.  La  ville  de  Bruxelles  ac- 
corde un  subside  de  30,000  fr.  et  le  conseil  provincial  du  Brabant 
10,000  fr.  Trois  souscriptions  ouvertes  en  183/j,  1839  et  1843  ont 
produit  un  total  de  212,050  fr.  L'administration  de  l'établissement 
n'a  jamais  donné  lieu  à  aucune  difficulté;  quoique  ne  jouissant  pas 
de  la  personnification  civile,  son  existence  paraît  complètement  as- 
surée pour  l'avenir. 

D'après  ce  qui  précède,  on  voit  que  la  liberté  de  l'enseignement 
en  Belgique  n'a  pas  été  une  lettre  morte.  Les  deux  puissans  partis 
qui  se  disputent  l'opinion  ont  trouvé  chacun  assez  de  ressources  et 
inspiré  assez  de  confiance  pour  fonder  et  soutenir  une  grande  insti- 
tution d'enseignement  supérieur  à  côté  des  universités  de  l'état  et 
en  concurrence  avec  celles-ci.  C'est  un  fait  honorable  et  sans  pré- 
cédens  sur  le  continent  européen.  Il  n'a  été  possible  que  parce  que 
ces  deux  partis  ont  de  la  fixité,  de  la  permanence,  parce  qu'ils  re- 
présentent ces  deux  forces  qui,  aujourd'hui  plus  que  jamais,  se  dis- 
putent le  monde,  d'une  part  l'église  catholique,  qui  au  nom  de  son 
infaillibilité  veut  reconquérir  son  ancienne  suprématie,  et  d'autre 
part  l'esprit  moderne,  qui  résiste  et  prétend  conserver  son  indépen- 
dance. La  liberté  illimitée  de  l'enseignement  a  été  utile.  C'est  une 
conquête  définitive  à  laquelle  on  ne  touchera  pas.  Nul  ne  s'en 
plaint,  car  elle  n'a  pas  donné  lieu  au  moindre  abus. 

Ce  qui  est  plutôt  menacé,  c'est  l'instruction  supérieure  donnée 
par  fétat.  Elle  l'est  en  Belgique,  elle  ne  manquera  point  de  l'être 
en  France,  et  pour  les  mêmes  raisons.  Elle  a  deux  genres  d'adver- 
saires, tous  deux  également  puissans;  quoique  parlant  au  nom  de 
doctrines  et  dans  des  vues  complètement  opposées,  ils  se  servent 
d'argumens  identiques.  Beaucoup  d'économistes  et  d'amis  très  ar- 
dens,  —  j'ajouterai  en  ceci  très  aveugles,  —  de  la  liberté,  disent  : 
Le  rôle  propre  de  l'état  est  de  maintenir  l'ordre  et  de  garantir 
la  sécurilé  contre  les  ennemis  du  dehors  et  du  dedans,  mais  il  ne 
lui  appartient  pas  d'enseigner,  car  il  n'a  pas  de  doctrines.  Est- 
il  rien  de  plus  absurde  que  de  voir  l'état,  coiffé  du  bonnet  de 
docteur,  monter  en  chaire  pour  exposer  un  système  de  philosophie 
ou  de  cosmogonie?  Il  ne  le  peut  qu'en  restant  dans  la  sphère  des 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lieux-communs.  Il  sera  amené  à  destituer  tantôt  un  professeur  d'hé- 
breu parce  qu'il  aura  interprété  la  Bible,  tantôt  un  professeur  de 
médecine  parce  qu'il  est  soupçonné  de  darwinisme  ou  de  positi- 
visme, ou  de  quelque  autre  nouveauté  hétérodoxe.  Passe  encore  que 
l'état  fonde  des  écoles  quand  il  en  manque;  mais,  lorsqu'il  y  en  a 
pour  tous  les  goûts  et  toutes  les  opinions,  il  est  temps  que  le  gou- 
vernement s'abstienne.  La  nécessité  seule  l'autorisait  à  sortir  du 
cercle  de  ses  véritables  attributions;  cette  nécessité  n'existant  plus, 
il  faut  qu'il  y  rentre.  Voyez  les  États-Unis,  pays  modèle  en  fait 
d'instruction  publique.  Les  dilTérens  états  dépensent  sans  compter 
des  millions  pour  l'enseignement  primaire,  parce  qu'ils  sont  seuls 
capables  de  l'organiser;  ils  abandonnent  l'enseignement  supérieur  à 
l'initiative  individuelle,  parce  que  les  particuliers  sont  à  même  de 
l'entretenir  et  de  le  diriger. — Ace  raisonnement,  le  parti  des  évêques 
applaudit,  car,  chose  singulière  mais  très  explicable,  ceux  qui 
rêvent  comme  régime  de  l'avenir  la  théocratie  romaine  vantent  sou- 
vent comme  régime  actuel  les  lois  américaines. 

Aux  amis  de  la  liberté  trop  peu  prévoyans  et  aux  amis  de  l'église 
trop  habiles,  il  n'y  a  qu'une  réponse  à  faire,  c'est  celle-ci  :  en  fait 
de  gouvernement  et  de  législation,  la  situation  et  les  besoins  d'un 
pays  ne  sont  pas  ceux  d'un  autre  pays,  et  ce  qui  est  excellent  en 
Amérique  pourrait  être  détestable   en  Europe.  Il  est  certain  que 
presque  partout  en  Europe  les  partis  seuls  fonderaient  des  univer- 
sités pour  répandre  leurs  idées  et  conquérir  la  suprématie.  Nous 
aurions  des  institutions  entretenues  par  le  parti  clérical  ou  catholi- 
que, d'autres  institutions  érigées  par  les  adversaires  de  ce  parti.  La 
science  cesserait  d'être  une  élude  désintéressée,  elle  deviendrait  une 
arme  de  combat.  Involontairement,  mais  inévitablement,  le  profes- 
seur subirait  dans  ses  recherches  et  dans  ses  conclusions  l'influence 
des  idées  politiques  qui  ont  érigé  sa  chaire.  Chaque  université  for- 
merait une  corporation  militante  dont  la  mission  serait  de  combattre 
le  système  de  la  corporation  rivale.  Ce  serait  un  devoir,  car  chaque 
parti  est  convaincu  que  ses  adversaires  conduisent  la  société  à  sa 
perte.  Il  n'y  aurait  plus  de  place  pour  la  science  impartiale,  et  la 
jeunesse  serait  partagée  en  deux  factions  irrrconciliables,  prépa- 
rées à  la  guerre  civile  par  la  guerre  des  doctrines.  Là  où  il  y  au- 
rait des  partis  homogènes,  puissans  et  très  hostiles  les  uns  aux 
autres,  il  y  aurait  des  universités  libres,  dans  les  conditions  que 
nous  venons  d'indiquer;  il  n'y  en  aurait  d'aucune  sorte  dans  les 
pays  où  de  semblables  partis  n'existeraient  pas.  Voilà  pourquoi 
il  faut  qu'en  Europe  l'état  continue  à  maintenir  un  enseignement 
supérieur,  et  qu'il  s'elforce  de  le  rendre  aussi  fort  que  possible.  Le 
but  suprême,  unique,  doit  être  le  progrès  de  la  science  et  la  re- 
cherche de  la  vérité.  Ce  n'est  pas  que  le  gouvernement  ne  doive 


l'enseignement   supérieur    en   BELGIQUE.  877 

nommer  que  des  hommes  sans  opinion,  il  ne  nommerait  que  des 
hommes  qui  ne  pensent  point,  mais  il  doit  les  choisir  pour  leurs  con- 
naissances. Le  gouvernement  respectera  dans  le  professeur  la  li- 
berté du  citoyen;  le  professeur,  les  exigences  d'un  enseîgnem  mt 
fait  pour  tous  et  rétribué  par  tous  (1).  C'est  ainsi  que  l'université 
officielle  aura  sa  place  marquée  et  son  rôle  nécessaire  entre  les  in- 
stitutions créées  par  les  partis. 

La  liberté  est  un  droit,  car  il  doit  être  permis  à  tout  citoyen  de 
communiqu3r  le  résultat  de  ses  travaux.  Elle  est  aussi  un  bien,  car 
par  la  concurrence  elle  hâte  la  marche  en  avant;  mais  en  Europe 
elle  serait  funeste,  si  elle  avait  pour  conséquence  d'anéantir  l'ensei- 
gnement de  l'état.  Cela  fut  si  bien  compris  en  Belgique  dès  1830, 
qu'on  inséra  dans  l'article  17  de  la  constitution  la  phrase  que  nous 
transcrivions  plus  haut:  «l'instruction  publique  donnée  aux  frais  de 
l'état  sera  réglée  par  la  loi.  »  Seulement  les  catholiques  ne  tardè- 
rent pas  cà  chercher  le  moyen  d'enlever  à  ce  paragi'ai)he  toute  va- 
leur pratique.  Un  de  leurs  chefs  les  plus  éloquens  et  les  plus  habiles, 
M.  Dechamps,  soutint  que  le  texte  constitutionnel  n'impose  pas  à 
l'état  Vobligation  d'enseigner;  ce  texte  signifierait  seulement  que, 
si  l'état  enseigne,  la  loi  doit  régler  l'enseignement.  «  L'état,  disait 
M.  Dechamps,  n'a  jamais  ni  pouvoir  ni  mission  d'enseigner,  parce 
que,  n'ayant  jamais  été  le  représentant  d'une  doctrine,  il  a  toujours 
manqué  de  la  première  condition  pour  enseigner,  et  à  plus  forte 
raison  n'a -t -il  point  ce  pouvoir  aujourd'hui  que  la  division  des 
croyances  rend  sa  neutralité  obligée,  dans  le  domaine  des  idées  et 
des  convictions.  »  M.  Dechamps  en  concluait  que,  si  les  établisse- 
mens  libres  suffisent  aux  besoins  de  la  population,  l'état  n'a  plus  à 
s'ingérer  dans  l'enseignement.  Le  rapport  où  l'orateur  catholique 
exposait  cette  manière  de  voir  provoqua  dans  la  chambre  et  dans 
tout  le  pays  une  si  vive  émotion,  que  nul  n'osa  déposer  une  propo- 
sition formelle;  mais  le  principe  n'a  pas  été  abandonné,  il  est  de- 
venu un  axiome  et  un  mot  d'ordre  pour  tout  le  parti  catholique.  Ce 
n'est  que  la  conséquence  rigoureuse  de  son  système. 

IL 

Un  autre  incident  vint  soulever  une  question  qui  se  rattache  in- 
timement à  la  liberté  de  l'enseignement  et  aussi  à  la  séparation  de 

(I)  La  limite  est  difficile  à  tracer.  Le  tact  et  le  respect  de  la  pensée  d'autnii  doivent 
y  suffire.  En  Belgique,  même  les  ministères  catholiques  n'ont  pas  dénié  aux  profes- 
seurs le  droit  d'exprimer  toute  leur  pensée  dans  leurs  écrits.  Un  professeur  de  l'uni- 
versité de  Gand,  M.  Laurent,  avait  puLlié  un  livre  d'histoire  da  is  lequel  il  montrait 
les  iniquités  et  les  malheurs  produits  par  certains  dogmes  catholiques.  Sa  destit  .tien 
fut  réclamée  très  énergiqucment,  mais  le  ministère,  quoiqu'il  appartint  à  l'opinion  ca- 
tholique, sut  respecter  la  liberté  de  la  science. 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'église  et  de  î'état,  c'est  la  question  de  la  personnification  civile. 
Déjà  en  France  le  clergé,  dans  une  pétition  adressée  à  la  commis- 
sion d'enquête,  vient  de  demander  qu'on  reconnaisse  les  facultés 
libres  comme  personnes  civiles,  avec  droit  d'acquérir  des  propriétés 
par  legs  et  donation.  M.  Prevost-Paradol ,  dans  la  France  nouvelle, 
a  bien  montré  l'importance  du  problème,  sans  insister  assez,  me 
semble-t-il,  sur  les  conséquences  de  la  solution  qu'il  considère 
comme  seule  équitable.  «  Le  droit  pour  l'église,  dit-il,  de  possé- 
der, d'hériter,  d'acquérir,  le  droit  de  réunir  dans  la  main  des  chefs 
de  fassociation  toutes  les  ressources  dont  elle  dispose,  sont  des 
conséquences  indispensables  de  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état, 
et  l'on  ne  peut  même  donner  le  nom  de  concession  à  la  recon- 
naissance de  droits  si  légitimes,  car  le  refus  de  reconnaître  ces 
droits,  tout  en  séparant  l'église  de  l'état,  serait  une  persécution  vé- 
ritable. »  C'est  exactement  le  langage  que  tinrent  les  catholiques  en 
invoquant  la  liberté  de  l'enseignement,  quand  en  I8/1I  deux  repré- 
sentans,  MM.  Dubus  et  Brabant,  proposèrent  au  parlement  de  re- 
connaître à  l'université  de  Louvain  la  qualité  de  personne  civile.  Les 
termes  de  la  proposition  étaient  très  modérés  et  très  habilement  con- 
çus. L'université  ne  pouvait  acquérir  des  biens  qu'avec  l'autorisa- 
tion du  gouvernement,  et  cette  autorisation  ne  pouvait  plus  être 
accordée  dès  que  les  acquisitions  auraient  constitué  un  revenu  total 
de  300,000  francs.  Indépendamment  de  la  contribution  ordinaire, 
il  devait  être  perçu  annuellement  sur  ces  biens  un  impôt  de  k  pour 
100  du  revenu  cadastral. 

Les  personnes  civiles,  disaient  les  partisans  de  cette  mesure, 
ayant  droit  de  posséder  et  d'ester  en  justice,  sont  créées  par  la  puis- 
sance publique.  Le  droit  romain  les  a  reconnues  sous  le  nom  à'uni- 
versitates  ou  collegia.  Depuis  Justinien  jusqu'à  nos  jours,  elles  se 
sont  partout  multipliées,  et,  malgré  les  abus  dont  elles  n'ont  pas 
été  exemptes,  elles  ont  contribué  pour  une  large  part  aux  progrès 
de  la  civilisation  en  Europe.  La  révolution  française  en  a  détruit 
beaucoup,  mais  elle  a  respecté  celles  qui  avaient  pour  but  de  don- 
ner l'instruction  ou  de  secourir  les  malades.  Quoique  l'opinion  leur 
soit  hostile,  nos  lois  les  admettent;  mais  c'est  en  Angleterre,  aux 
États-Unis  surtout,  qu'il  faut  voir  les  résultats  admirables  dus  aux 
associations,  à  qui  l'on  accorde  sans  difficulté  l'existence  légale. 
Puisque  nous  adoptons  les  libertés  américaines,  il  faut  aussi  nous 
approprier  les  lois  qui  seules  les  rendent  fécondes.  Pourquoi  tous  les 
peuples  civilisés  ont-ils  reconnu  des  personnes  civiles?  Parce  que 
ces  établissemens,  ayant  un  caractère  de  perpétuité,  peuvent  seuls 
répondre  à  un  besoin  permanent.  Or  il  n'existe  pas  de  fondations 
plus  utiles  que  celles  qui  ont  pour  objet  d'encourager  les  hautes 
études  et  de  répandre  l'instruction  supérieure,  car  c'est  celle-ci  qui 


L  ENSEIGNEMENT   SUPERIEUR    EN   BELGIQUE.  879 

fait  la  gloire,  la  richesse,  la  puissance  d'un  peuple.  Quand  un  bien- 
faiteur de  l'humanité  fonde  un  hospice  ou  seulement  un  lit  dans 
un  hôpital,  on  applaudit;  mais  si  quelqu'un,  plus  occupé  du  déve- 
loppement des  esprits  que  de  la  conservation  des  corps  et  plus  at- 
tentif au  progrès  des  lumières  qu'au  soulagement  des  maladies, 
veut  ériger  une  université  ou  doter  une  chaire,  on  repousse  la  main 
du  généreux  et  intelligent  donateur.  Les  fondations  destinées  à  l'in- 
struction publique  sont  plus  dignes  de  la  faveur  du  législateur  que 
celles  qui  sont  destinées  à  l'entretien  des  hospices ,  d'abord  parce 
qu'elles  répondent  à  un  besoin  plus  élevé,  ensuite  parce  que  la  cha- 
rité privée,  touchée  par  la  vue  des  maux  physiques,  ne  manquera 
pas  de  les  soulager,  tandis  qu'elle  restera  indifférente  à  la  misère 
morale  et  au  grand  mal  de  l'ignorance,  lequel  étant  invisible  ne 
frappe  pas  les  sens.  D'ailleurs,  si  l'on  a  proclamé  la  liberté  de  l'en- 
seignement supérieur,  c'est  sans  doute  afin  qu'elle  donne  lieu  à 
la  création  d'institutions  libres  assez  puissantes  pour  organiser  des 
études  sérieuses.  Or,  pour  qu'elles  puissent  le  faire  et  contribuer 
ainsi  au  progrès  et  à  la  diffusion  de  la  science,  il  faut  qu'elles  aient 
le  droit  de  compter  sur  l'avenir  et  de  s'assurer  des  ressources  per- 
manentes. Établir  une  université  digne  de  ce  nom  n'est  pas  l'œuvre 
d'un  jour.  Il  faut  qu'on  sache  qu'elle  durera,  sinon,  création  éphé- 
mère, elle  n'aura  ni  professeurs  ni  élèves.  Si  son  existence  doit 
dépendre  du  produit  éventuel  de  souscriptions  annuelles,  elle  ne 
pourra  jamais  s'élever  au  niveau  des  anciennes  universités.  Les  uni- 
versités du  moyen  âge,  celles  de  l'Angleterre,  le  Harvard  collège 
aux  États-Unis,  se  sont  développés  sur  la  base  solide  d'un  fonds 
productif  dont  ils  étaient  propriétaires.  Le  sort  des  établissemens  de 
l'état  est  assuré  par  le  budget;  si  donc  on  refuse  aux  établissemens 
libres  les  moyens  de  durée  indispensable,  la  concurrence  est  impos- 
sible et  la  liberté  n'est  qu'un  vain  mot.  Le  monopole  est  rétabli  de 
fait. 

D'ailleurs  quelles  objections  peut-on  invoquer?  C'est  un  privi- 
lège, dit-on,  et  il  ne  doit  plus  y  en  avoir  pour  personne.  Sans  doute, 
mais  l'université  catholique  ne  réclame  aucun  privilège.  Elle  veut 
au  contraire  que,  comme  en  Amérique,  tout  établissement  d'in- 
struction supérieure  soutenu  par  la  confiance  du  public  et  capable 
de  rendre  des  services  au  pays  obtienne  également  la  personnifica- 
tion civile.  — Mais,  répondra-t-on ,  c'est  un  précédent  dangereux; 
toutes  les  associations  qui  couvrent  le  pays,  écoles,  sociétés  de  mu- 
sique ou  de  tir,  couvens,  réclameront  la  même  faveur,  et  les  per- 
sonnes réelles  seront  écrasées  sous  ce  réseau  de  personnes  fictives. 
C'est  tout  simplement  la  reconstitution  de  l'ancien  régime.  Cette 
objection  n'est  point  sérieuse,  car  le  pouvoir  législatif  sera  juge, 
et  il  n'accordera  le  droit  de  posséder  qu'aux  établissemens  qui  ré- 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pondent  à  un  besoin  élevé,  général  du  pays,  et  qui  ne  peuvent 
vivre  autrem  mt.  —  On  évoque  encore  le  fantôme  de  la  mainmorte; 
mais  rien  n'est  plus  facile  que  de  conjurer  ce  danger.  Qu'on  limite 
la  quantité  d'immeubles  que  chaque  institution  pourra  posséder. 
D'ailleurs,  en  Amérique,  en  Angleterre,  l'étendue  des  biens  de  main- 
morte ou  de  majorât  est  immense.  On  ne  remarque  pas  pourtant  que 
ces  pays  soient  moins  riches,  moins  prospères  que  les  autres.  —  Vous 
insistez,  et  vous  dites  que  l'université  catholique,  personne  civile, 
l'emporterait  bientôt  sur  ses  rivales,  et  qu'elle  arriverait  ainsi  à  un 
monopole  véritable.  Si  cela  était,  c'est  que  la  sagesse  de  ses  règle- 
mens  et  l'excellence  de  ses  leçons  lui  auraient  valu  la  confiance  de 
tous  les  parens,  et  dès  lors  qui  pourrait  s'en  plaindre?  Si  un  S3rvice 
de  transport  é  ait  si  parfaitement  organisé  qu'il  évitât  toujours  tout 
accident  et  qu'il  accaparât  par  suite  tous  les  voyageurs,  ne  faudrait- 
il  point  s'en  féliciter?  Mais  cette  appréhension  ('e  monopole  est  mal 
fondée.  Le  parti  libéral,  l'état  tout  au  moins,  peut  donner  à  ses  éta- 
blissemens  un  développement  proportionné  à  celui  des  institutions 
dont  on  craindrait  la  suprématie.  Le  pays  ne  pourrait  que  profiter 
de  cette  obligation  imposée  à  tous  les  concurrens  de  rendre  leur 
enseignement  aussi  parfait  que  possible. 

Malgré  ces  raisons  très  plausiloles  en  apparence  et  parfois  très 
bien  exposées  (1),  la  répulsion  qu'inspira  la  proposition  de  MM.  Du- 
bus  et  Brabant  fut  si  violente  qu'ils  crurent  devoir  la  retirer.  Cepen- 
dant le  motif  de  cette  hostilité  de  l'opinion  ne  fut  point  franche- 
ment dit  au  sein  des  chambres  à  cette  époque.  Aujourd'hui  il  saute 
aux  yeux  :  ce  qui  fait  que  l'on  n'accordera  pas  facilement  aux  éta- 
blissemens  catholiques,  ni  même  aux  églises  catholiques,  ce  droit 
illimité  de  posséder  et  d'acquérir  que  l'ancien  régime  ne  leur  a 
concédé  nulle  part  et  que  pourtant  M.  Prevost-Paradol  déclare  ne 
pouvoir  leur  être  refusé  sans  iniquité,  c'est  que  l'orthodoxie,  par  la 
voix  des  papes  et  des  conciles,  a  condamné  les  principes  sur  lesquels 
repose  la  société  moderne,  et  que,  si  l'église  l'emportait  définitive- 
ment, elle  s'empresserait  de  les  abolir.  Quand  on  se  trouve  en  pré- 
sence d'un  parti  qui  ne  réclame  la  liberté  pour  lui  qu'afin  de  la 
ravir  aux  autres  dès  qu'il  sera  le  maître,  ce  n'est  pas  une  raison 
suffisante  pour  lui  refuser  la  liberté,  car  celle-ci,  comme  le  soleil, 
doit  être  à  tout  le  monde,  mais  c'en  est  une  pour  ne  pas  accorder  des 
faveurs  qui  peuvent  ramener  un  jour  le  despotisme  théocratique.  La 
personnification  civile  n'est  pas  une  conséquence  nécessaire  de  la 
liberté;  c'est  une  exception  au  droit  commun,  que  le  législateur  peut 
refuser  quand  il  y  voit  un  sérieux  inconvénient.  Ce  qui  est  excellent 

(1)  Notamment  dans  une  brochure  sans  nom  d'auteur  publiée  à  Louvain  en  1841 
sous  le  titre  d'Examen  de  ta  proposition  de  MM.  Dubus  et  Brabant. 


l'enseignement    supérieur    en    BELGIQUE.  881 

aux  Etats-Unis  et  en  Angleterre,  où  plusieurs  sectes  se  disputent 
l'empire  des  âmes,  serait  probablement  funeste  dans  un  pays  où 
domine  un  culte  qui  s'inspire  d'idées  radicalement  hostiles  à  la  ci- 
vilisation moderne.  En  résumé,  il  y  a  un  grand  nombre  d'excellentes 
raisons  à  invoquer  en  faveur  de  la  personnification  civile  des  uni- 
versités libres,  et  il  n'y  en  a  guère  qu'une  seule  à  lui  opposer;  mais 
celle-ci  paraît  devoir  peser  plus  que  toutes  les  autres  ensemble  (1). 


III. 


Les  deux  incidens  que  nous  venons  de  relater  ont  été  vite  clos. 
L'opinion  publique  s'était  aussitôt  prononcée  très  énergiquement 
pour  le  maintien  des  universités  de  l'état  et  contre  la  personnifi- 
cation des  universités  libres  ;  mais  il  est  une  autre  question  aussi 
importante  peut-être,  plus  complexe  sans  contredit,  et  à  laquelle 
on  n'a  pas  encore  trouvé  de  solution  généralement  acceptée  :  c'est 
celle  des  jurys  d'examen.  Il  importe  de  ne  la  point  négliger,  parce 
que  certaines  personnes  voudraient  introduire  en  France  le  système 
belge. 

En  1835,  au  moment  où  les  chambres  abordèrent  la  discussion 
de  la  loi  qui  devait  régler  l'enseignement  supérieur,  il  existait  donc 
en  Belgique  deux  universités  de  l'état,  celle  de  Liège  et  celle  de 
Gand,  et  deux  universités  libres,  celle  de  Louvain,  fondée  par  les 
évèques,  celle  de  Bruxelles,  fondée  par  le  parti  libéral.  Comme 
l'avait  dit  un  homme  d'état  qui  s'était  spécialement  occupé  de  ces 
questions,  M.  Nothomb,  actuellement  ambassadeur  à  Berlin,  u  la 
coexistence  de  l'enseignement  donné  aux  frais  de  l'état  et  des  in- 
stitutions libres  soulève  un  problème  tout  nouveau,  sans  précédent 
dans  le  droit  public,  et  devant  lequel  on  peut  sans  df'shonneur  s'ar- 
rêter et  même  hésiter  (2).  »  En  effet,  si,  pour  exercer  en  qualité  de 
médecin  ou  d'avocat,  il  faut  des  diplômes,  altribuera-t-on  le  droit 
de  les  délivrer  aux  facultés  de  l'état,  comme  sous  le  régime  hollan- 
dais et  comme  en  France?  C'est  le  système  le  plus  logique,  car  les 
diplômes  ne  sont  qu'une  mesure  de  police  préventive,  destinée  à 

(1)  En  Belgique,  la  crainte  de  voir  s'établir  un  précédent  en  faveur  du  droit  des 
universités  d'acquérir,  même  indirectement,  est  poussée  très  loin,  comme  le  prouve 
le  fait  suivant.  Le  fondateur  de  l'université  de  Bruxelles,  M.  Vcrluiegon,  a  légué  à  la 
ville  de  Bruxelles  une  somme  de  100,000  fr.  afin  que  le  revenu  en  snjt  appliqué  à  l'uni- 
versité de  cette  ville.  Le  legs  n'était  pas  fait  à  l'université,  incapable  d'acquérir,  mais 
à  la  ville,  qui  est  une  personne  civile.  Néanmoins  le  gouvernement  tarde  depuis  bien 
des  années  à  le  ratifier. 

(2)  Discussion  de  la  loi  sur  l'enseignement  supérieur,  p.  36,  Bruxelles  184i. 
TOME  LX&XVU  —  1870.  5ii 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

garantir  la  sécurité  des  citoyens,  et  nul  ne  conteste  que  toute  me- 
sure intéressant  la  sécurité  publique  ne  soit  du  ressort  exclusif  de 
l'état;  mais  ce  système  aurait  placé  certainement  les  universités 
libres  dans  une  position  subalterne.  Or  elles  réclamaient  tout  au 
moins  l'égalité,  et  comme  elles  avaient  pour  elles  à  la  fois  et  le  parti 
catholique  à  cause  de  celle  de  Louvain,  et  le  parti  libéral  avancé  à 
cause  de  celle  de  Bruxelles,  force  était  de  subir  leurs  conditions. 
C'est  ainsi  que  les  chambres  furent  amenées  à  instituer  un  jury 
unique  pour  tous  les  candidats,  n'importe  où  et  comment  ils  avaient 
fait  leurs  études.  Il  y  avait  un  jury  distinct  pour  chaque  grade  dans 
chacune  des  quatre  facultés.  Chaque  jury  était  composé  de  sept 
membres  nommés  annuellement,  savoir  :  deux  par  la  chambre  des 
représentans,  deux  par  le  sénat  et  trois  par  le  gouvernement.  Ce 
régime,  déclaré  provisoire,  n'était  voté  que  pour  trois  ans;  mais, 
malgré  de  nombreux  essais  de  réforme,  il  demeura  en  vigueur  jus- 
qu'en 1849,  c'est-à-dire  pendant  quatorze  ans. 

Le  jury  central  réunissait  de  grands  avantages.  Il  avait  de  l'au- 
torité, de  la  solennité.  Il  établissait  une  commune  mesure  pour  ap- 
précier les  connaissances  acquises  par  les  étudians  de  tout  le  pays. 
Les  uns  n'avaient  pas  à  subir  une  épreuve  sévère,  les  autres  une 
épreuve  rendue  facile  par  l'indulgence  ou  la  complaisance.  Il  y  avait 
égalité  pour  tous.  C'est  avec  raison  qu'un  ministre,  M.  de  Decker, 
pouvait  dire  :  a  Quoi  de  plus  rassurant  sous  le  rapport  de  la  liberté, 
et  de  plus  fécond  sous  le  rapport  de  la  science,  que  l'institution,  au 
nom  de  la  société,  de  cette  haute  magistrature  de  l'intelligence  de- 
vant laquelle  l'enseignement  supérieur  officiel  et  l'enseignement  su- 
périeur libre  viennent  faire  leurs  preuves  et  s'exercer  aux  luttes  utiles 
d'une  loyale  émulation?  »  Mais  le  mode  de  nomination  de  ce  jury  cen- 
tral était  très  mauvais.  En  appelant  l'intervention  des  chambres,  il 
faisait  dépendre  les  choix  des  influences  politiques.  L'intérêt  des 
partis,  non  l'intérêt  de  la  science,  les  dictait.  C'était  pour  défendre 
la  liberté  de  l'enseignement  contre  les  empiétemens  de  l'état  que 
l'on  avait  réservé  au  parlement  le  droit  de  désigner  quatre  membres 
sur  sept;  «  mais,  comme  le  disait  M.  Nothomb  en  ISlih,  s'il  y  a  un 
danger,  c'est  de  paraître  rattacher  la  destinée  des  établissemens  li- 
bres aux  majorités  parlementaires  et  aux  scrutins  électoraux;  c'est 
de  sembler  assigner  aux  représentans  des  intérêts  généraux  du  pays 
le  mandat  spécial  et  impératif  de  sauvegarder  un  établissement  ré- 
puté à  tort  menacé.  »  Un  second  vice  du  jury  central,  c'est  que,  les 
mêmes  examinateurs  étant  constamment  réélus,  il  se  formait  une 
commission  permanente  qui  tenait  en  réalité  dans  ses  mains  la  di- 
rection suprême  de  tout  l'enseignement  supérieur.  Nous  montrerons 
plus  loin  le  mal  qui  en  résultait. 


l'enseignement   supérieur   en   BELGIQUE.  883 

En  18/i/li,  M.  Nothomb,  alors  ministre  de  l'intérieur,  proposa, 
quoique  appartenant  au  parti  catholique,  de  conférer  au  gouverne- 
ment le  droit  de  nommer  chaque  année  les  membres  du  jury,  les 
chefs  des  universités  de  l'état  et  ceux  des  deux  universités  libres 
entendus,  de  manière  que  dans  chaque  jury  les  quatre  établisse- 
mens  fussent  représentés.  Le  projet  fut  rejeté  par  li9  voix  contre  li2. 
C'est  seulement  depuis  la  loi  du  15  juillet  18/i9  que  le  jury  central  a 
été  remplacé  par  les  jurys  combinés,  qui  fonctionnent  encore  main- 
tenant et  qu'on  voudrait  introduire  en  France. 

Voyons  d'abord  comment  ces  jurys  sont  formés;  nous  examine- 
rons ensuite  les  résultats  qu'ils  ont  produits.  L'article  hO  de  la  loi 
disait  :  «  Le  gouvernement  procède  à  la  formation  des  jurys  char- 
gés des  examens  et  prend  les  mesures  réglementaires  que  leur  or- 
ganisation nécessite.  Il  compose  chaque  jury  d'examen  de  telle  sorte 
que  les  professeurs  de  l'enseignement  dirigé  par  l'état  et  ceux  de 
l'enseignement  privé  y  soient  appelés  en  nombre  égal.  »  Afin  de 
mettre  la  loi  à  exécution,  il  est  formé  en  vue  de  chaque  grade  deux 
jurys  universitaires  pour  les  élèves  des  universités,  et  un  jury  central 
pour  les  élèves  qui  ont  fait  des  études  privées.  Le  jury  central  est 
composé  de  quatre  professeurs  appartenant  aux  quatre  universités,  et 
d'un  président  choisi  en  dehors  de  l'enseignement.  Les  jurys  univer- 
sitaires sont  constitués  de  la  manière  suivante  :  chacune  des  deux 
universités  de  l'état  est  alternativement  combinée  avec  une  des  uni- 
versités libres;  cette  année-ci  Liège  avec  Louvain,  et  Gand  avec 
Bruxelles;  l'an  prochain,  Liège  avec  Bruxelles,  Gand  avec  Louvain. 
Dans  le  jury  de  chaque  grade  siègent  les  professeurs  qui  ont  fait 
les  cours  sur  lesquels  les  élèves  sont  interrogés.  Ils  appartiennent 
en  nombre  égal  à  chacune  des  universités  combinées.  Chaque  pro- 
fesseur interroge  sur  la  matière  qu'il  a  enseignée,  et  il  dispose,  pour 
examiner  ses  élèves,  de  deux  fois  plus  de  temps  que  le  profes- 
seur de  l'établissement  rival.  Le  président  du  jury  est  pris  hors  du 
corps  professoral;  en  cas  de  partage  égal  des  voix,  la  sienne  décide. 
Ce  que  l'on  a  voulu,  c'est  d'abord  établir  une  égalité  parfaite  entre 
les  établisseniens  libres  et  ceux  de  l'état,  en  second  lieu  forcer  l'é- 
lève à  suivre  les  cours,  en  faisant  dépendre  le  succès  de  ses  exa- 
mens de  la  voix  de  ses  maîtres,  enfin  organiser  le  contrôle  récipro- 
que des  universités  et  des  professeurs. 

Bientôt  des  plaintes  très  vives  surgirent  contre  le  nouveau  sys- 
tème. A  peine  appliqué,  on  proposa  de  l'abandonner.  Le  30  janvier 
1856,  M.  de  Decker,  ministre  de  l'intérieur,  déposa  un  projet  de  loi 
qui  rétablissait  le  jury  central,  en  autorisant  le  gouvernement  aie 
nommer  de  façon  que  les  quatre  universités  existantes  y  fussent 
également  représentées.  Ce  projet  ne  fut  pas  accueilli.  Les  jurys 


884  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

combinés  furent  maintenus;  seulement  la  loi  du  1*'"  mai  1857  vînt 
décider  que  les  élèves  ne  seraiqnt  plus  examinés  sur  certains  cours; 
il  leur  suffirait  de  produire  un  certificat  constatant  qu'ils  ont  suivi 
ces  cours  avec  assiduité  et  avec  fruit. 

Aura-t-on  bien  compris  quel  est  actuellement  le  système  suivi  en 
Belgique  pour  la  collation  des  grades  académiques?  Il  est  si  com- 
pliqué qu'il  est  très  difficile  de  le  faire  parfaitement  saisir  à  ceux 
qui  ne  l'ont  pas  vu  fonctionner.  Au  fond,  il  repose  sur  deux  disposi- 
tions distinctes,  mais  également  funestes  dans  leurs  conséquences  : 
les  jurys  combinés  et  les  cours  à  certificat.  M.  Duruy  a  fait  au  sein 
du  sénat  français  une  critique  très  vive,  mais  très  juste  des  cours  à 
certificat,  en  montrant  que  les  branches  auxquelles  on  avait  donné 
ces  brevets  d'infériorité  étaient  pour  la  plupart  celles  qui  offrent  le 
plus  de  portée  scientifique.  Seulement  il  faut  dire,  à  la  justification 
de  ceux  qui  ont  fait  adopter  les  cours  à  certificat,  qu'ils  n'enten- 
daient aucunement  sacrifier  ces  branches;  ils  voulaient  au  contraire 
y  laisser  au  professeur,  qui  n'a  pas  à  enseigner  en  vue  de  l'examen, 
plus  de  latitude  dans  le  choix  et  dans  l'étendue  de  ses  développe- 
mens  théoriques.  Malheureusement,  ainsi  qu'on  l'avait  prévu,  les 
étudians  ont  conclu,  comme  M.  Duruy  au  sénat,  que  les  cours  à  cer- 
tificat sont  des  cours  accessoires,  et  généralement  ils  rie  leur  ont 
accordé  que  leur  présence  obligée  et  non  leur  attention. 

Quant  aux  jurys  combinés,  il  n'y  a,  je  crois,  personne  en  Bel- 
gique qui  les  approuve.  Les  étudians  dans  leurs  congrès,  les  pro- 
fesseurs de  l'état  dans  les  réunions  académiques,  les  ministres  même 
au  sein  des  chambres,  les  ont  condamnés  de  la  façon  la  plus  nette. 
Seuls  peut-être  certains  professeurs  de  l'université  de  Louvain 
s'exprimeront  avec  plus  de  réserve,  parce  qu'ils  craindront  qu'on 
n'adopte  un  régime  moins  favorable  à  leur  influence.  Les  jurys 
combinés  ont  nui  aux  études,  voilà  un  fait  avoué  par  ceux-là 
mêmes  qui  doivent  être  portés  à  se  faire  illusion  sur  ce  point.  Dès 
1853,  les  présidons  des  jurys,  réunis  en  commission  extraordinaire, 
constataient  que  les  hautes  études  étaient  en  décadence.  En  1856, 
le  ministre  de  l'intérieur,  appartenant  à  l'opinion  catholiqu-e,  M.  de 
Decker,  disait  dans  un  rapport  aux  chambres  :  «  Le  système  des 
jurys  combinés  est  aujourd'hui  jugé.  On  peut  soutenir,  sans  crainte 
d'être  dément-,  qu'il  est  condamné  par  tous  les  profess 'ursqui  l'ont 
pratiqué  depuis  cinq  ans.  Leur  témoignage  confirme  l'existence  des 
griefs  signalés  et  qui  sont  inhérens  au  principe  de  l'institution.  » 
En  1860,  un  autre  ministre  de  l'intérieur,  libéral  cette  fois,  M.  Ro- 
gier,  disait  :  «  A  moins  de  supposer  que  tous  les  hommes  qui  pren- 
nent part  aux  examens  des  élèves  se  trompent,  il  faut  bien  le  con- 
stater avec  eux,  le  niveau  des  études  a  baissé.  »  Je  ne  citerai  pas 


l'enseignement    supérieur    en   BELGIQUE.  885 

ici  les  avis  motivés  des  facultés  et  des  conseils  académiques,  ils  ne 
font  que  corroborer  l'appréciation  des  ministres  (1). 

Voici  en  peu  de  mots  les  inconvéniens  du  système  actuel.  Il  nuit 
à  la  dignité  du  corps  enseignant,  car  la  loi  elle-même  le  met  en 
suspicion.  Elle  semble  douter  de  sa  bonne  foi,  puisqu'elle  soumet  les 
professeurs  de  l'état  à  la  surveillance  des  professeurs  des  institu- 
tions libres  et  réciproquement.  Les  représentans  de  deux  universités 
qui  ont  des  opinions  et  des  intérêts  difîérens  étant  mis  en  présence, 
ils  s'entendent  ou  trop  bien  ou  trop  mal.  Dans  le  premier  cas,  on 
aboutit,  pour  le  choix  des  questions  et  l'appréciation  des  réponses, 
à  une  indulgence  telle  que  l'examen  devient  illusoire,  et  qu'autant 
vaudrait  le  supprimer.  Dans  le  second  cas,  il  y  a  des  luttes  ar- 
dentes, des  débats  passionnés;  le  professeur  est  amené,  malgré  lui, 
à  se  faire  l'avocat  de  ses  élèves  au  lieu  d'en  être  le  juge.  Le  jury 
se  partage  en  deux  camps  hostiles,  et  c'est  la  voix  du  président 
seul  qui"  décide,  quoiqu'il  ne  puisse  connaître  suffisamment  les  dif- 
férentes branches  qui  ont  fait  l'objet  de  l'examen.  Pour  que  les  uni- 
versités libres  subsistent,  il  leur  faut  avant  tout  des  succès  réels  ou 
apparens,  il  faut  enfin  que  leurs  élèves  n'échouent  pas.  Les  uni- 
versités de  l'état,  dont  le  sort  est  assuré  par  le  budget,  pourraient 
oublier  l'intérêt  d'argent  et  ne  considérer  que  celui  de  la  science; 
mais  à  moins  d'être  injustes,  et  de  l'être  à  leurs  dépens,  elles  ne 
peuvent  se  montrer  plus  rigoureuses  que  leurs  rivales,  et  ainsi  c'est 
l'appréciation  la  plus  complaisante  qui  l'emporte.  L'indulgence  d'une 
moitié  du  jury  entraîne  nécessairement  l'indulgence  de  l'autre  moi- 
tié. Le  jury  combiné  tue  le  haut  enseignement,  parce  qu'il  lui  ôte 
ce  qui  fait  sa  force  et  sa  vie,  l'originalité  des  doctrines,  la  nou- 
veauté des  aperçus,  la  personnalité  des  opinions.  Un  enseignement 
fait  dans  cet  esprit  préparerait  l'échec  de  l'élève,  tandis  que  des 
lieux -communs  inattaquables  assureront  son  succès.  Le  profes- 
seur se  gardera  d'exposer  des  idées  qui  pourraient  donner  lieu  à 
contestation.  Il  ne  sortira  pas  des  questions  banales;  mais  celles-là, 
il  les  exposera  dans  tous  leurs  détails,  avec  clarté  et  méthode,  afin 
que  l'étudiant  puisse  répondre  imperturbablement.  Le  travail  du 
maître  consistera  donc  à  préparer  l'étudiant  à  l'examen;  le  travail 
de  l'élève  à  avoir  des  cahiers  complets  et  à  les  savoir  par  cœur. 
Dans  certaines  institutions,  on  a  été  jusqu'à  dicter  des  formulaires. 
Toute  science  est  ramenée  ainsi  à  la  forme  d'un  catéchisme,  et  la 
mémoire  prend  la  place  de  l'étude  et  de  la  réflexion.  Le  professeur 
est  obligé  chaque  année  de  suivre  le  même  programme  et  de  par- 

(1)  Ils  ont  été  publiés  dans  le  rapport  triennal  sur  la  situation  de  renseignement  su- 
périeur, déposé  en  1853  par  le  ministre  de  rintérieur,  M.  l'iercot.  Ils  méritent  d'ôtre 
consultés  par  les  personnes  qui  veulent  étudier  la  question  sous  toutes  ses  faces. 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

courir  le  cercle  des  questions  habituelles.  C'est  le  triomphe  complet 
de  la  routine  et  de  l'uniformité. 

La  mission  des  universités  est  de  développer  l'esprit  scientifique. 
C'est  à  ce  titre  seulement  qu'elles  méritent  la  faveur  de  l'état  et  des 
particuliers.  Les  hautes  études  ne  portent  de  fruits  dignes  des  sa- 
crifices dont  elles  sont  l'objet  que  quand  elles  sont  poursuivies  d'une 
façon  désintéressée,  dans  la  pensée  unique  d'étendre  le  cercle  des 
connaissances  humaines.  Or  est-ce  le  résultat  que  l'on  a  obtenu? 
Nullement.  La  loi  ayant  tout  fait  aboutir  aux  jurys  d'examen,  les 
élèves  ne  travaillent  que  pour  obtenir  les  diplômes.  Le  meilleur  pro- 
fesseur à  leurs  yeux  est  nécessairement  celui  qui  les  leur  fera  con- 
quérir avec  le  moins  d'efforts.  Dès  lors  l'enseignement  le  plus  sec, 
mais  le  plus  méthodique,  le  plus  facile  à  réduire  en  formules,  sera 
le  type,  et  il  faudra  bien  s'y  conformer  sous  peine  de  paraître  dans 
les  jurys  avec  un  désavantage  certain.  Attelez  deux  chevaux  à  un 
char,  c'est  le  moins  ardent  qui  réglera  l'allure.  Le  système  des 
jurys  combinés  a  donc  pour  effet  d'affaiblir  le  goût  de  la  science, 
que  les  universités  ont  pour  but  d'entretenir. 

Si  les  résultats  n'ont  pas  été  meilleurs,  ce  n'est  pas  la  faute  de  la 
liberté,  c'est  la  faute  de  la  réglementation.  Depuis  1830,  la  liberté 
d'enseignement  n'a  existé  en  Belgique  que  de  nom.  Les  hautes 
études  ont  été  écrasées  sous  la  plus  dure  des  tyrannies,  celle  du 
programme.  11  faut  bien  le  noter,  c'est  pour  satisfaire  les  institutions 
libres  que  la  liberté  a  été  enchaînée.  Qu'importe  que  chacun  puisse 
à  son  gré  ériger  une  chaire  ou  constituer  une  université,  si  la  né- 
cessité de  faire  subir  aux  élèves  de  nombreux  examens  devant  les 
mêmes  jury s^force  toutes  les  institutions  existantes  à  suivre  la  même 
marche,,  à  prendre  les  mêmes  méthodes,  à  exposer  les  mêmes  choses 
de  la  même  manière  et  dans  le  même  ordre?  Ainsi  je  ne  pourrais 
enseigner  le  droit  romain  d'abord,  le  droit  moderne  ensuite,  ou  bien 
remplacer  l'explication  d'auteurs  anciens  par  la  philologie  compa- 
rée, car  je  sortirais  du  cadre  des  examens,  mes  élèves  ne  seraient 
pas  préparés  à  les  subir,  mon  institution  serait  déserte.  De  cette  fa- 
çon, le  droit  de  fonder  des  écoles  est  illimité,  mais  l'enseignement 
scientifique  est  complètement  asservi.  Et  qu'on  ne  s'empresse  pas 
d'accuser  l'ingérence  bureaucratique  de  l'état.  L'état  n'est  point 
coupable,  le  mal  est  inhérent  au  système.  Si  l'on  impose  aux  élèves 
des  institutions  libres  l'obligation  de  subir  une  série  d'examens  de- 
vant un  jury,  ces  institutions  devront  dire  :  Faites-nous  connaître 
les  matières  sur  lesquelles  porteront  les  interrogations  dans  chaque 
épreuve,  déterminez  exactement  la  limite  de  vos  exigences  ;  sinon 
nos  élèves  seront  livrés  à  l'arbitraire  de  vos  examinateurs,  et  il  nous 
sera  impossible  de  les  préparer  convenablement  aux  examens  que 
vous  leur  prescrivez.  Ce  sont  les  établissemens  libres  qui  réclame- 


l'enseignement   supérieur    en   BELGIQUE.  887 

ront  comme  une  garantie  le  programme  obligatoire.  La  même  servi- 
tude s'imposera  aux  établissemens  ofliciels;  la  variété  des  moyens 
pour  atteindre  le  but  commun,  l'esprit  d'innovation  et  de  progrès, 
qui  sont  les  bons  côtés  de  la  libre  concurrence,  disparaîtront,  et  l'on 
aura  ainsi  tous  les  inconvéniens  du  monopole  sans  aucun  des  bons 
efïets  de  la  liberté. 

Je  crois  d'ailleurs  que  le  système  des  jurys  combinés  serait  inappli- 
cable en  France.  On  a  pu  l'introduire  en  Belgique  parce  que  le  pays 
est  petit,  qu'il  s'y  trouvait  exactement  deux  universités  libres  et 
deux  universités  de  l'état,  et  qu'on  pouvait  par  suite  les  réunir  deux 
à  deux;  mais  supposez  un  nombre  plus  grand  et  variable  de  facultés 
répandues  sur  la  surface  de  la  France,  et  dont  que-lques-unes  n'au- 
raient qu'une  existence  éphémère  ou  intermittente  :  comment  leur 
donner  place  dans  la  loi  et  déterminer  d'avance  leur  droit  d'inter- 
venir dans  la  formation  des  commissions  d'examen?  Vouloir  or- 
ganiser des  jurys  scientifiques  dans  lesquels  les  facultés  libres  au- 
raient exactement  la  même  part  d'influence  que  les  facultés  officielles, 
c'est  s'engager  dans  une  voie  sans  issue,  ainsi  que  le  prouvent  les 
tâtonnemens,  les  malheureux  essais ,  les  mesures  provisoires ,  dont 
on  ne  sort  pas  depuis  quarante  ans  en  Belgique.  11  faut  laisser  à  la 
Belgique  cette  malencontreuse  institution,  qui  ne  tardera  pas  à  dis- 
paraître devant  la  réprobation  universelle. 

IV. 

Quel  système  convient-il  alors  d'adopter  pour  la  collation  des  di- 
plômes? Trois  systèmes  principaux  méritent  de  fixer  l'attention.  Le 
premier  consiste  à  ne  plus  exiger  aucun  diplôme  et  à  proclamer  la 
complète  liberté  des  professions,  comme  aux  États-Unis.  Le  second 
consiste  à  attribuer  aux  facultés  officielles  seules  le  droit  de  faire 
subir  les  examens  à  tous  les  candidats,  comme  en  France.  Le  troi- 
sième consiste  à  laisser  toutes  les  facultés  délivrer  les  diplômes 
comme  elles  l'entendent,  sauf  à  établir  un  examen  professionnel 
final,  un  staats-examen,  comme  en  Prusse,  épreuve  qui  n'a  d'autre 
but  que  de  s'assurer  si  le  candidat  a  les  connaissances  nécessaires 
pour  exercer  sa  profession  sans  compromettre  la  vie  ou  la  fortune 
des  cliens.  Apprécions  rapidement  ces  trois  systèmes. 

Logiquement,  la  liberté  d'enseignement  conduit  à  la  liberté  des 
professions.  Plus  les  lumières  sont  répandues,  mieux-les  particuliers 
sont  à  même  de  distinguer  ce  qui  leur  est  utile  -de  ce  qui  leur  est 
nuisible.  La  tutelle  de  l'état  est  une  nécessité  transitoire.  Indispen- 
sable pour  les  peuples  mineurs,  elle  n'est  plus  qu'une  gêne  pour 
les  nations  où  l'instruction  est  générale.  Je  crois  qu'en  Europe  le 
diplôme  est  encore  nécessaire  pour  l'exercice  de  la  médecine  et 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  pharmacie,  et  pour  le  notariat,  qui  est  une  fonction  publique. 
L'ignorance  en  médecine  peut  causer  un  mal  irréparable  ;  une  er- 
reur tue.  Le  malade  ne  peut  juger  ni  du  médicament  qu'on  lui 
donne  ni  des  effets  qu'il  produit.  Si  son  médecin  l'a  empoisonné,  il 
n'est  plus  temps  d'en  changer.  Pour  le  diplôme  d'avocat,  les  mêmes 
raisons  n'existent  pas.  Le  client  peut  apprécier  si  son  conseil  le 
comprend;  qu'il  aille  à  l'audience,  il  entendra  si  l'avocat  plaide  bien. 
Perd-il  son  procès  en  première  instance,  il  peut  s'adiesser  à  un 
autre  pour  l'appel;  point  de  mal  irréparable.  D'ailleurs,  même  si  l'on 
abolit  le  diplôme  obligatoire,  les  plaideurs  continueront  à  s'adresser 
aux  diplômés  volontaires,  et  ils  choisiront  de  préférence  ceux  qui 
ont  passé  leurs  examens  devant  les  universités  les  plus  célèbres.  En 
Belgique,  devant  les  tribunaux  de  commerce,  plaidait  qui  voulait, 
et  pourtant,  dans  un  port  comme  Anvers,  des  intérêts  énormes  sont 
en  jeu.  Les  plaideurs  ont-ils  profité  de  la  faculté  que  leur  laissait 
la  loi?  Nullement;  ils  ont  toujours  employé  des  avocats,  et  les  meil- 
leurs. Dans  aucune  autre  profession,  la  réputation  acquise  n'exerce 
autant  d'attraction.  Tout  le  monde  s'adresse  aux  avocats  en  renom, 
quoiqu'ils  se  fassent  payer  cher,  et  que  le  temps  leur  manque  pour 
bien  étudier  tous  Iv^s  dossiers.  Les  jeunes  avocats  ne  trouvent  guère 
de  clientè'e;  donc  ceux  qui  n'auraient  pas  même  ce  titre  seraient 
tout  à  fait  d  laissés. 

Aux  agens  de  change,  on  confie  des  millions  sans  qu'ils  donnent 
de  reçu;  ils  disposent  de  vingt  fois  plus  de  valeurs  que  les  avo- 
cats, et  ils  en  disposent  sans  qu'aucun  contrôle  soit  possible.  Néan- 
moins, en  Belgique,  cette  prof  ssion  a  été  déclarée  complètement 
libre,  sans  nulle  garantie,  et  personne  ne  réclame  le  rétablissement 
des  anciens  privilèges.  Dans  les  mines,  dans  les  usines,  sur  les  che- 
mins de  fer,  l'ingénieur  tient  dans  ses  mains  la  vie  d'un  grand 
nombre  de  personnes;  cependant  c'est  encore  une  profession  libre. 
Ainsi  donc,  sauf  pour  la  médecine,  liberté  des  professions  comme 
conséquence  logique  de  la  liberté  du  travail,  telle  me  paraît  devoir 
être  la  solution  en  ce  point.  Les  facultés  continueraient  à  délivrer 
des  diplômes  après  examen,  l'état  cesserait  d'en  exiger.  Les  avocats 
se  constitueraient  en  confréries,  dont  ils  régleraient  les  conditions 
d'admission  et  d'expulsion.  Le  public  ne  manquerait  pas  de  s'adres- 
ser à  celles  qui  auraient  su  acquérir  une  réputation  de  science  et 
d'honnêteté.  L'habitude  nous  cache  ce  qu'il  y  a  d'absurde  à  voir 
l'état  nous  fournir  des  avocats  brevetés  avec  garantie  du  gouverne- 
ment. C'est  évidemment  un  reste  de  l'institution  gothique  des  cor- 
porations. Si  l'état  (roit  devoir  empêcher  les  citoyens  de  s'adresser 
à  un  conseil  ignorant,  pourquoi  permet-il  aux  jeunes  gens  de  vingt 
et  un  ans  de  manger  leur  fortune,  quand  ils  en  disposent  avant 
d'avoir  acquis  la  sagesse  nécessaire  pour  en  faire  bon  usage?  Bien 


l'enseignement   supérieur   en   BELGIQUE.  889 

plus  d'argent  se  perd  et  se  perdra  de  la  sorte  que  par  le  choix  d'un 
mauvais  avocat. 

Mais,  dira-t-on,  c'en  sera  fait  de  la  science  juridique.  —  Comme  si 
c'étaient  les  examens  officiels  qui  la  font  fleurir  !  En  Angleterre,  avant 
qu'on  eût  introduit,  il  y  a  douze  ans,  un  examen  final  facullatif, 
les  épreuves  que  subissait  le  barrister  consistaient  à  dîner  de  temps 
en  temps  au  local  de  la  corporation.  Est-il  un  pays  cependant  qui 
ait  produit  plus  d'avocats  éminens  et  faisant  plus  grand  honneur  à 
la  profession?  L'enseignement  de  la  physique,  de  la  chimie,  de  la 
géologie,  de  la  philologie  et  de  tant  d'autres  sciences  n'aboutit  pas 
à  un  examen  imposé  par  la  loi.  Ces  branches  des  connaissances  hu- 
maines sont-elles  plus  délaissées  que  le  droit?  sont-elles  moins  ap- 
profondies? y  a-t-on  fait  moins  de  progrès?  Les  résultats  sont  là  qui 
répondent.  J'avoue  n'avoir  jamais  trouvé  une  raison  vraiment  sé- 
rieuse pour  continuer  à  exiger  un  brevet  à  l'entrée  de  la  carrière 
du  barreau.  En  Belgique,  l'opinion  publique  ne  tardera  pas  à  en 
exiger  la  suppression.  Déjà  les  deux  journaux  les  plus  importans 
du  pays,  représentant  les  deux  nuances  du  libéralisme,  l' Indépen- 
dance belge  et  l'Echo  du  parlement,  se  sont  prononcés  dans  ce  sens. 
On  peut  s'étonner  qu'un  pays  qui,  dès  1830,  a  osé  adopter  des  liber- 
tés aussi  périlleuses  en  apparence  que  celles  de  la  presse,  de  l'en- 
seignement, de  l'association  sans  restriction  aucune,  ait  cru  devoir 
prendre  cette  illusoire  précaution  des  diplômes  du  doctorat  en  droit. 
Comment!  vous  avez  assez  de  confiance  dans  le  bon  sens  des  ci- 
toyens pour  remettre  à  leurs  votes  la  direction  de  la  chose  publique, 
et  vous  craignez  de  leur  laisser  le  libre  choix  d'un  conseil  quand  il 
s'agit  de  leurs  intérêts  privés!  Vous  les  supposez  à  la  fois  capables 
de  choisir  un  législateur,  incapables  de  se  choisir  un  avocat!  Quelle 
contradiction  !  Dans  le  premier  cas,  un  mauvais  choix  peut  entraîner 
la  perte  du  pays;  dans  le  second  cas,  il  ne  peut  léser  que  celui  qui 
aura  manqué  de  discernement.  Il  est  pourtant  bien  évident  qu'un 
individu  verra  plus  clair  dans  ses  propres  affaires  que  dans  celles 
de  l'état.  Ainsi  la  tutelle  officielle  est  moins  nécessaire  dans  la  sphère 
privée  que  dans  celle  de  l'intérêt  public. 

Maintenant,  si  l'on  conserve  les  diplômes,  au  moins  pour  les  mé- 
decins, reste  à  voir  qui  les  délivrera.  Il  y  a  de  bonnes  raisons  pour 
réserver  ce  droit  aux  facultés  de  l'état.  En  Belgique,  ce  système  a 
été  défendu  avec  beaucoup  d'énergie  par  l'université  de  Gand  (I), 
et  voici  à  peu  près  le  résumé  des  argumens  qu'elle  invoquait.  — 
S'assurer  si  ceux  qui  veulent  pratiquer  la  médecine  ou  le  droit  ont 
les  connaissances  nécessaires  pour  ne  pas  compromettre  la  vie  ou 


(1)  Rapport  sur  l'état  de  l'instruction  supérieure  présenté  aux  chambres  législatives 
le  19  décembre  1853  par  M.  Piercot,  ministre  de  l'intérieur,  p.  302. 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  fortune  de  leurs  cliens,  c'est  une  mesure  de  garantie  sociale  et 
de  police  préventive  qui  est  exclusivement  de  la  compétence  de 
l'état.  Si  la  précaution  est  nécessaire,  l'état  seul  a  le  droit  et  le 
devoir  de  la  rendre  efficace.  Il  ne  peut  se  décharger  de  ce  soin  sur 
des  établissemens  particuliers,  puisque  c'est  le  résultat  de  l'en- 
seignement de  ces  institutions  qu'il  s'agit  de  contrôler.  L'état  veut 
avoir  la  garantie  que  les  universités  privées  forment  des  médecins 
et  des  avocats  capables  ou  tout  au  moins  non  dangereux  par  inca- 
pacité, et  ce  seraient  ces  universités  elles-mêmes  qui  seraient  char- 
gées de  le  constater!  Ce  serait  évidemment  rendre  la  garantie  illu- 
soire, et  alors  autant  l'abolir.  La  loi  impose  certaines  précautions 
aux  fabriques  de  poudre;  quelle  efficacité  aurait  cette  loi,  si  les  fa- 
bricans  de  poudre  étaient  eux-mêmes  chargés  d'en  surveiller  l'exé- 
cution? Les  examens  sont  incontestablement  une  mesure  de  haute 
police  :  la  police,  le  soin  de  la  sécurité  publique,  est  du  ressort  de 
l'état;  donc  la  désignation  des  examinateurs  est  une  fonction  exclu- 
sivement gouvernementale.  Quand  les  institutions  privées  réclament 
au  nom  de  la  liberté  le  droit  d'intervenir  dans  la  formation  des  jurys 
d'examen,  elles  confondent  deux  choses  très  distinctes.  La  liberté 
existe  quand  tous,  —  individus  ou  associations,  —  peuvent  ouvrir 
des  cours,  ériger  des  chaires,  organiser  des  facultés  et  enseigner  ce 
qu'ils  veulent,  sans  nulle  mesure  préventive  ni  restrictions  autres 
que  celles  du  code  pénal  ;  mais  de  cette  liberté  ne  résulte  point  du 
tout  le  droit  pour  ces  institutions  privées  de  décider  ou  de  contri- 
buer à  décider  si  leurs  élèves  sont  capables  d'être  sans  danger  des 
avocats  ou  des  médecins.  Si  un  certain  contrôle  est  indispensable, 
plus  les  institutions  libres  seront  nombreuses,  diverses  dans  leurs 
méthodes  et  dans  leur  enseignement,  moins  on  pourra  leur  aban- 
donner la  mission  d'exercer  ce  contrôle,  et  plus  l'état  sera  tenu  de 
se  la  réserver  à  lui-même. 

Il  faut  avouer  que  ce  sont  là  des  raisons  très  fortes,  et  elles  me  pa- 
raissent irréfutables  en  tant  qu'elles  s'appliquent  à  un  examen  final, 
professionnel,  qui  a  pour  but  de  donner  à  la  société  les  garanties 
dont  elle  croit  encore  avoir  besoin;  mais,  quand  il  s'agit  des  grades 
scientifiques  exigés  à  chaque  pas  que  l'étudiant  fait  dans  ses  études, 
les  objections  s'élèvent  en  foule.  On  peut  dire  d'abord  que,  si  l'état 
veut  contrôler  la  marche  des  hautes  études  scientifiques,  il  sort  de 
son  domaine,  ensuite  que  c'est  établir  la  suprématie  d'une  doctrine 
officielle,  car  les  opinions  et  les  livres  des  examinateurs  seront  né- 
cessairement suivis  par  le  plus  grand  nombre  des  éludians.  La  do- 
mination absolue  du  programme  est  rétablie.  Les  institutions  libres 
devront  se  conformer  au  moule  officiel ,  sinon  leurs  élèves  échoue- 
ront aux  examens.  Impossible  d'intervertir  l'ordre  des  matières  ou 
d'en  approfondir  une,  sauf  à  en  traiter  une  autre  comme  secondaire. 


l'enseignement    supérieur    en   BELGIQUE.  891 

Le  joug  de  l'uniformité  pèse  à  nouveau  sur  tout  le  monde.  La  spon- 
tanéité, l'esprit  de  progrès  et  d'innovation,  sont  frappes  de  mort. 
Le  jury  officiel  en  matière  scientifique  est  la  négation  de  la  liberté. 
Malgré  le  plus  ^sincère  désir  de  se  montrer  impartial,  ce  jury  pourra- 
t-il  mettre  dans  la  même  balance  les  doctrines  qu'il  croit  fausses, 
dangereuses,  perverses,  et  d'autres  doctrines  qu'il  croit  vraies,  salu- 
taires et  nécessaires?  De  Bonald  et  de  Maistre  seraient-ils  bons  juges 
du  mérite  d'un  disciple  d'Hegel  ou  de  Kant?  Ils  ne  l'auraient  pro- 
bablement pas  compris,  et  ni  Fichte  ni  Schelling  n'auraient  obtenu 
leur  diplôme. 

Un  des  membres  les  plus  distingués  du  parti  catholique  en  Bel- 
gique, M.  Dechamps,  a  caractérisé  d'une  façon  si  exacte  le  rôle  et 
l'influence  des  jurys  scientifiques,  que  nous  croyons  pouvoir  repro- 
duire ici  ses  paroles.  «  Le  jury  d'examen,  disait-il,  n'est  pas  un 
jury  spécial  et  professionnel  comme  la  commission  centrale  de  Ber- 
lin, c'est  un  conseil  supérieur  des  hautes  études  où  l'enseignement 
tout  entier  vient  se  centraliser.  Le  jury,  en  interrogeant  sur  tout, 
enseigne  tout.  C'est  le  programme  vivant  imposé  aux  universités  de 
l'état,  aux  universités  libres  et  aux  études  privées.  Les  professeurs 
des  universités  doivent  enseigner  d'après  les  idées,  d'après  les  mé- 
thodes que  les  membres  du  jury  ont  adoptées;  les  professeurs  ne 
sont  plus  que  les  répétiteurs  des  membres  du  jury.  L'élève  n'a  plus 
les  yeux  fixés  sur  le  professeur,  mais  sur  l'examinateur.  Les  pro- 
fesseurs, ne  participant  point  à  l'examen,  perdent  toute  autorité, 
toute  influence  sur  leurs  élèves;  cette  autorité,  cette  influence,  sont 
dévolues  aux  membres  du  jury.  Le  jury,  placé  ainsi  au  faîte  de  l'en- 
seignement, est  une  puissance  véritable;  c'est  le  gouvernement  de 
l'enseignement  supérieur  en  Belgique.  »  On  ne  saurait  mieux  mon- 
trer la  grandeur  et  le  vice  de  l'institution.  Il  n'y  a  rien  à  ajouter;  il 
suffit  de  demander  si  la  science  doit  être  gouvernée,  si  l'enseigne- 
ment, soumis  à  la  discrétion  de  ce  tribunal  suprême,  dont  les  sen- 
tences sont  sans  appel,  est  vraiment  libre. 

Ce  qui  précède  nous  conduit  forcément  à  préconiser  le  troisième 
système.  Dans  ce  système,  les  facultés  officielles  et  les  institutions 
libres  délivreraient  les  diplômes  scientifiques,  et  un  jury  nommé 
par  le  gouvernement  le  brevet  de  capacité  exigé  pour  pratiquer  le 
droit  ou  la  médecine.  Chacun  rentrerait  dans  son  rôle;  les  universités 
s'occuperaient  de  science,  l'état  de  la  police  médicale  ou  judiciaire. 
Les  professeurs  des  facultés  examineraient  les  élèves  pour  s'assurer 
s'ils  ont  suivi  leurs  leçons  avec  fruit,  s'ils  ont  compris  les  principes. 
Le  jury  officiel  ne  les  examinerait  que  pour  se  convaincre  qu'ils 
peuvent  sans  péril,  les  uns  plaider,  les  autres  soigner  les  malades. 
Un  seul  examen  final  et  pratique,  c'est  tout  ce  que  l'état  est  en  droit 
d'imposer  sous  un  régime  de  liberté  véritable.  Ce  système  est  en 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vigueur  en  Prusse.  En  Angleterre,  outre  les  dîners  à  payer,  le  can- 
didat doit,  ou  suivre  des  cours  pendant  trois  ans,  ou  subir  un  exa- 
men final  devant  la  corporation.  En  Belgique,  le  conseil  académique 
de  l'université  de  Gand  avait  dès  1836  demandé  que  l'examen  né- 
cessaire pour  l'exercice  d'une  profession  fût  seul  subi  devant  un 
jury,  et  que  les  grades  académiques  fussent  accordés  par  toutes  les 
universités,  sans  qu'il  en  résultât  aucun  effet  civil.  «  S'il  est  essen- 
tiel à  la  société,  disait  le  rapport,  que  nul  ne  puisse  pratiquer  la 
médecine  et  la  jurisprudence  sans  avoir  fait  ses  preuves  devant  un 
jury  commun,  il  n'existe  pas  de  motifs  pour  que  des  examens  préa- 
lables, qui  par  eux  seuls  ne  confèrent  aucun  droit  dans  la  société, 
soient  soumis  à  la  même  condition,  surtout  lorsque  cette  condition 
paraît  nuire  tant  à  la  valeur  réelle  de  ces  examens  qu'à  la  direction 
et  au  succès  des  études.  »  L'université  de  Liège  s'est  prononcée  en 
faveur  de  ce  système  chaque  fois  que  le  gouvernement  a  cru  devoir 
la  consultar,  et  plusieurs  de  ses  professeurs  l'ont  exposé  et  défendu 
dans  des  écrits  où  la  qusstion  est  envisagée  sous  toutes  ses  faces  (1). 
Parmi  les  hommes  de  quelque  autorité  qui  partagent  cette  opinion, 
on  peut  citer  le  ministre  actuel  des  finances,  M.  Frère-Orban.  En 
France,  c'est  exactement  le  même  système  que  réclame  le  clergé. 
La  pétition  récemment  adressée  à  la  haute  commission  d'enquête 
par  les  ecclésiastiques  du  nord-est  demande  que  «  les  facultés  libres 
aient  le  droit  de  conférer  les  mêmes  grades,  donnant  les  mêmes  pri- 
vilèges que  les  diplômes  conférés  par  les  facultés  de  l'état.  L'état, 
pour  assurer  son  contrôle,  pourrait  établir  à  l'entrée  des  carrières 
publiques  des  examens  professionnels,  soit  locaux,  soit  généraux, 
également  obligatoires  pour  les  gradués  des  facultés  officielles  et 
pour  ceux  des  facultés  libres.  »  L'organisation  des  jurys  recomman- 
dée par  M.  Albert  Duruy  ressemble  beaucoup  à  celle  qu'ont  préco- 
nisée les  universités  de  l'état  belge  et  le  clergé  français,  sauf  que 
M.  Duruy  l'applique  à  tous  les  examens.  Le  législateur,  en  l'adop- 
tant, aurait  c 'tte  rare  bonne  fortune  de  satisfaire  à  la  fois  les  dif- 
férons partis.  D'où  provient  cet  accord  exceptionnel?  De  ce  que  la 
liberté  répond  aux  vœux  de  tous,  chacun  espérant,  par  ses  efforts, 
l'emporter  sur  ses  concurrens. 

Les  avantages  de  ce  système  sont  nombreux  et  grands.  C'est  le 
seul  qui  soit  conforme  au  principe  de  la  liberté  de  l'enseignement, 
le  seul  qui  rende  ce  principe  fécond.  De  cette  façon,  chaque  faculté, 
ofTicielle  ou  libre,  organise  son  enseignement  comme  elle  l'entend, 

(1)  On  pourra  consulter,  entre  autres,  les  publications  suivantes:  Réforme  de  l'ensei- 
gnement supérieur,  par  M.  Trasenstcr,  de  la  facult(5  des  sciences,  —  la  Liberté  de  l'ensei- 
gnement et  la  science,  par  M.  Spring,  de  la  faculté  de  médecine,  et  l'Introduction  au 
remarquable  ouvrage  que  M.  Alphonse  Le  Roy,  de  la  faculté  des  lettres,  vient  de  con- 
sacrer à  l'histoire  de  l'université  de  Liège. 


l'enseignement   supérieur   en   BELGIQUE.  893 

adopte  le  programme,  les  méthodes,  les  idées  qui  lui  paraissent  les 
meilleures,  et  ensuite  le  public  juge  l'arbre  d'après  ses  fruits.  Il  y 
a  réellement  concurrence,  comme  dans  les  autres  branches  de  l'ac- 
tivité humaine.  Tant  pis  pour  ceux  qui  enseignent  mal.  Leurs  élèves 
échoueront  devant  le  jury  professionnel  ou  dans  leur  carrière,  et  dès 
lors  ils  verront  leurs  institutions  désertées  languir  et  succomber.  Les 
professeurs  et  les  étudians,  n'ayant  plus  à  s'occuper  de  ces  exa- 
mens multipliés  à  passer  chaque  année  devant  le  jury,  pourront 
s'adonner  librement  aux  véritables  études  scientifiques.  Dans  les 
facultés,  le  professeur  interrogera  ses  élèves,  parce  que  pour  les 
études  théoriques  ce  sont  là  les  seuls  interrogatoires  sérieux;  il  ces- 
sera d'être  un  «  préparateur  d'examen  »  et  le  répétiteur  des  exa- 
minateurs officiels.  Les  leçons  deviendront  l'objet  principal,  les 
examens  la  chose  secondaire;  ce  n'est  qu'à  cette  condition  que  le 
haut  enseignement  remplit  sa  mission.  La  liberté  des  doctrines  sera 
complète  en  toute  matière;  chaque  université  exposera  les  s'ennes. 
Pour  délivrer  le  brevet  professionnel,  le  jury  final  ne  s'inquiétera 
que  de  l'aptitude  pratique,  non  des  méthodes  ou  des  théories  qui 
ont  permis  de  l'acquérir.  Une  vie  nouvelle  pénéti-era  l'instruction 
supérieure.  Aujourd'hui  l'étudiant  en  général  ne  pense  qu'à  une 
chose  :  entasser  dans  sa  tête  le  plus  vite  possible  tous  les  faits,  tous 
les  détails  qu'on  peut  lui  demander.  Il  n'exerce  guère  que  ses  doigts 
quand  il  prend  des  notes,  et  sa  mémoire  quand  il  s'efforce  de  les 
apprendre  par  cœur.  Sans  contredit,  cela  développe  moins  l'intelli- 
gence que  ne  le  fait  l'instruction  primaire  ou  secondaire.  L'ensei- 
gnement affranchi  redeviendra  vivant,  et  les  élèves,  délivrés  du  cau- 
chemar de  l'examen  officiel  de  chaque  année,  pourront  s'initier  à  la 
science  sous  la  conduite  des  maîtres  qu'ils  croiront  les  meilleurs. 

Mais,  dira-t-on,  cette  liberté  absolue,  proclamée  à  une  époque  où 
la  poursuite  des  plaisirs  frivoles  entraîne  les  uns,  et  la  poursuite  des 
biens  matériels  les  autres,  n'aura-t-elle  pas  pour  elfet  d'abaisser  le 
niveau  des  études  universitaires?  Il  ne  suffit  pas  à  un  pays  d'avoir 
des  médecins  et  des  avocats  qui  ne  tuent  ou  ne  ruinent  pis  habi- 
tuellement leurs  cliens;  il  faut  des  hommes  d'une  instruction  supé- 
rieure, qui  fassent  faire  des  progrès  à  la  jurisprudence  et  à  l'art  de 
guérir.  —  Sans  doute;  mais  qui  les  formera  le  mieux,  les  universités 
dirigées  librement  par  leur  conseil  académique  et  stimulées  par  la 
concurrence,  ou  les  facultés  réglementées,  soumises  à  la  loi  étroite 
d'un  programme  uniforme  et  entravées  par  les  exigences  sans  cesse 
renouvelées  des  examens  officiels?  L'expérience  a  prononcé  sur  ce 
point.  C'est  en  Allemagne,  où  le  système  de  l'examen  professionnel 
{staats- examen)  est  appliqué,  que  les  universités  ont  le  plus  contri- 
bué au  progrès  de  la  science,  et  ont  le  plus  répandu  le  goût  des 
fortes  études.  En  Belgique  comme  en  France,  la  profession  d'ingé- 


894  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nieur  est  libre,  on  peut  la  pratiquer  sans  produire  un  brevet  de  ca- 
pacité; mais  il  existe  des  écoles  spéciales,  annexées  aux  universités 
de  l'état,  qui  forment  des  ingénieurs,  et  qui,  après  examen,  déli- 
vrent des  diplômes.  Or  ces  cours  spéciaux  sont  plus  fréquentés,  ces 
diplômes  plus  recherchés  par  les  étrangers  que  ceux  des  autres  fa- 
cultés. Ne  peut-on  pas  en  conclure  qu'il  en  sera  de  même  pour  les 
cours  de  droit  et  de  médecine?  D'ailleurs  le  jury  professionnel  aura 
évidemment  égard  à  la  valeur  des  diplômes  qu'on  produira  devant 
lui.  Les  cours  de  l'enseignement  libre  seront,  dit-on,  insuffisans. 
Qu'importe,  si  ceux  des  facultés  de  l'état  sont  bons?  Ceux-ci  seront 
d'autant  plus  suivis,  et  ce  seront  eux  qui  empêcheront  le  niveau  des 
études  supérieures  de  déchoir.  Si  les  institutions  privées  donnent  trop 
facilement  leurs  diplômes,  elles  auront  bientôt  lieu  de  s'en  repentir. 
Ces  diplômes,  et  pour  le  public  et  pour  le  jury  professionnel,  n'éta- 
blissant pas  une  présomption  de  capacité,  seront  comme  non  avenus. 
Ils  n'auront  aucune  valeur,  dès  lors  on  ne  les  recherchera  pas.  Pour- 
quoi voit-on  en  Belgique  des  Russes,  des  Polonais,  des  Espagnols,  des 
Brésiliens,  des  Roumains,  se  disputer  les  diplômes  que  délivrent  les 
écoles  des  mines  et  du  génie  civil?  Parce  que  ces  diplômes,  n'étant 
délivrés  qu'après  des  épreuves  sérieuses,  constituent  pour  ceux  qui 
en  sont  porteurs  un  titre  sérieux  à  la  confiance  de  leurs  concitoyens 
ou  de  leurs  gouvernemens  respectifs.  En  Allemagne,  les  universités 
qui  se  sont  montrées  trop  indulgentes  se  sont  perdues  de  réputation. 
Elles  n'attiraient  que  les  incapables,  et  par  suite  leurs  diplômes 
étaient  devenus  comme  un  brevet  d'infériorité.  Au  lieu  d'une  bonne, 
c'était  une  mauvaise  note.  Qui  donc  ferait  des  efforts  pour  en  ob- 
tenir une  semblable?  Dans  la  sphère  de  l'enseignement  comme  dans 
toutes  les  autres,  organisez  une  responsabilité  sérieuse  et  ne  crai- 
gnez rien  de  la  liberté;  elle  n'aura  que  de  bons  effets,  pourvu  qu'elle 
soit  complète. 

V. 

Si  l'on  adopte  le  système  de  l'examen  professionnel,  restera  une 
question  délicate  à  résoudre  :  comment  former  le  jury  à  qui  sera  dé- 
volue l'importante  et  délicate  mission  d'ouvrir  aux  candidats  l'en- 
trée des  professions  privilégiées?  On  ne  peut  le  composer  seule- 
ment de  professeurs  des  facultés  officielles,  car  l'enseignement  libre 
pourrait  prétendre  qu'il  est  sacrifié.  D'ailleurs  il  n'y  faut  pas  que  des 
professeurs.  Puisqu'il  s'agit  d'apprécier  l'aptitude  pratique,  des  ma- 
gistrats, des  médecins  pratiquans  seraient  de  très  bons  juges.  On 
pourrait  former  une  liste  assez  nombreuse  d'hommes  compétens  dé- 
signés par  les  facultés  libres,  par  les  facultés  officielles,  par  les 
corps  scientifiques  et  par  la  magistrature,  les  uns  pour  l'examen  de 


l'enseignement   supérieur    en  BELGIQUE.  895 

médecine,  les  autres  pour  l'examen  de  droit.  Le  sort  désignerait 
chaque  année  les  membres  du  jury  de  telle  façon  que  la  moitié 
seulement  appartiendrait  à  l'enseignement.  Il  faudrait  ainsi  deux 
tirages  au  sort,  l'un  parmi  les  professeurs,  l'autre  parmi  les  per- 
sonnes étrangères  à  l'enseignement.  Celles-ci  devraient  fournir  un 
membre  de  plus,  afin  de  former  une  majorité  en  cas  de  partage 
égal  des  voix.  Le  tirage  au  sort  ou  un  autre  mode  de  roulement  se- 
rait indispensable  pour  éviter  que  le  jury  fût  toujours  composé  des 
mêmes  examinateurs.  M.  Albert  Duruy  propose  de  créer  «  la  fonction 
d'examinateur,  qui  deviendrait  la  récompense  des  services  rendus 
aux  sciences  par  des  hommes  étrangers  aux  rivalités  qui  pourraient 
se  produire  entre  l'enseignement  libre  et  l'enseignement  officiel. 
Ainsi  composés,  dit-il,  les  jurys  échapperaient  à  tout  reproche  de 
partialité  aussi  bien  que  par  leur  composition  ils  contribueraient  à 
maintenir  le  niveau  des  études.  » 

Outre  que  ce  serait  créer  une  nouvelle  catégorie  de  fonctionnaires 
quand  au  contraire  il  en  faudrait  réduire  le  nombre,  l'expérience  a 
montré  en  Belgique  les  inconvéniens  qui  résulteraient  d'un  sem- 
blable système.  Le  jury  central,  de  1835  à  18A9,  était  composé  des 
mêmes  membres  constamment  réélus  par  les  chambres.  Il  en  résul- 
tait que  les  opinions  de  ces  examinateurs  s'imposaient  à  l'enseigne- 
ment tout  entier.  Ils  devenaient  la  norme  vivante,  l'autorité  su- 
prême, la  science  incarnée.  Avaient -ils  fait  un  cours,  publié  des 
livres,  tous  les  candidats  ne  suivaient  que  les  méthodes  et  les  idées 
qui  y  étaient  contenues.  Dans  ce  système,  la  liberté  ne  peut  plus 
produire  la  diversité,  car  l'uniformité  s'impose  de  fait.  Tout  exa- 
minateur a  ses  questions  favorites,  sa  manière  d'interroger.  Elles 
seront  bientôt  connues,  et  les  étudians  auront  soin  de  diriger  leurs 
études  en  conséquence  :  on  étudiera  l'examinateur,  non  la  science. 
Il  se  formera  un  recueil  des  questions  habituellement  posées,  et  l'on 
ne  verra  que  celles-là.  Voici  ce  que  disait  à  ce  sujet  dès  18A2  la 
faculté  des  sciences  de  Liège  :  a  La  permanence  du  jury  est  con- 
traire au  progrès  de  la  science,  en  ce  qu'elle  établit  un  véritable 
monopole  pour  les  opinions  scientifiques  des  membres  du  jury.  Les 
professeurs  sont  obligés,  dans  l'intérêt  de  leurs  élèves,  de  diri- 
ger leur  enseignement  d'après  les  idées  qui  dominent  dans  le  jury, 
même  lorsqu'ils  ne  les  adoptent  pas  eux-mêmes.  Un  jury  perma- 
nent, au  lieu  de  stimuler  l'activité  scientifique  et  de  maintenir  une 
féconde  émulation,  donne  une  prééminence  absolue  à  certains  sys- 
tèmes peut-être  surannés  ou  abandonnés.  11  n'existe  pas  d'idées  ou 
de  méthodes  privilégiées  dans  la  science;  il  n'en  faut  donc  pas  im- 
poser à  l'enseignement.  D'ailleurs  la  stagnation  dans  le  mouvement 
scientifique,  produite  par  le  monopole  accordé  h  certaines  opinions, 
compromet  l'avenir  intellectuel  du  pays,  car  ce  sont  non  pas  les  aca- 


896      .  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

démies,  mais  les  universités  qui  transmettent  la  science  aux  géné- 
rations à  venir.  »  Ajoutez  à  ces  considérations  que  la  science  se 
transforme  et  progresse  chaque  jour.  Il  est  donc  nécessaire  que  la 
composition  du  jury  puisse  se  modifier  aussi,  afin  de  donner  place 
aux  idécis  nouvelles,  chose  impossible  avec  un  jury  permanent.  Ce 
qui  n'a  peut-être  pas  de  trop  graves  inconvéniens  quand  il  s'agit 
des  sciences  exactes  en  offrirait  de  très  fâcheux  pour  le  droit  et  la 
médecine.  Dans  l'enseignement  supérieur  comme  dans  l'état,  il  faut 
que  les  institutions  et  les  hommes  puissent  se  renouveler  suivant 
le  progrès  des  idées  et  le  changement  des  situations. 

Je  résumerai  maintenant  les  conclusions  que  l'on  peut  tirer  des 
faits  observés  en  Belgique.  La  liberté  complète  de  l'enseignement 
n'a  produit  aucun  des  maux  que  l'on  redoutait;  nul  ne  regrette  la 
suppression  absolue  de  toute  mesure  préventive.  Les  seuls  établis- 
semens  qui  ont  pu  s'établir  et  subsister  sont  ceux  qui  répondaient 
aux  besoins  et  aux  idées  des  deux  grands  partis  politiques  qui  se  di- 
visaient le  pays;  mais  d'autre  part  la  liberté  n'a  pas  produit  les  heu- 
reux résultats  qu'on  en  espérait,  parce  que  des  examens  multipliés 
devant  des  jurys  combinés  ont  imposé  l'uniformité  des  méthodes  et 
des  études,  affaibli  la  spontanéité  scientifique  chez  les  professeurs, 
imposé  de  purs  exercices  de  mémoire  aux  étudians,  et  en  somme 
fait  triompher  le  lieu-commun  et  la  routine.  Si  l'on  accorde  aux 
institutions  privées  un  droit  de  représentation  égal  à  celui  des 
facultés  officielles,  on  s'engage  dans  une  série  de  difficultés  sans 
issue.  Le  principe  ayant  été  admis  en  Belgique,  depuis  près  de 
quarante  ans,  on  n'est  point  parvenu  à  sortir  du  provisoire,  et  ni 
ministères  ni  commissions,  malgré  d'incessans  travaux,  ne  sont  ar- 
rivés à  proposer  un  système  satisfaisant.  La  seule  solution  que  tous 
les  partis  pourraient  accepter,  et  qui  rendrait  à  la  science  son  libre 
essor,  consisterait  à  permettre  à  toutes  les  facultés  de  délivrer  des 
diplômes  scientifiques,  en  réservant  à  l'état  le  droit  de  s'assurer, 
par  un  examen  professionnel,  si  les  gradués  peuvent  pratiquer  sans 
inconvéniens.  Ce  contrôle  ne  paraît  indispensable  que  pour  les  no- 
taires, les  pharmaciens  et  les  médecins.  Pour  les  avocats,  il  pour- 
rait être  supprima,  la  corporation  adoptant  d'ailleurs  telles  mesures 
d'ordre  et  ûà  garantie  qu'elle  jugerait  utiles. 

En  Belgique,  c'est  l'église  qui  a  su  le  mieux  profiter  de  la  liberté  de 
l'enseigneme.it  supérieur.  Disposant  de  la  confiance  des  mères  d^  fa- 
mille et  des  contribuions  plus  ou  moins  volontaires  des  fidèles,  les 
évêquîs  ont  organisé  une  université  catholique  très  puissante,  en 
tout  soumise  aux  ordres  de  Rome.  Il  en  sera  de  même  en  France. 
Si  ce  n'est  pas  une  raison  pour  reculer  devant  la  liberté,  c'en  est 
une  pour  bien  organiser  l'enseignement  de  l'état.  Si  l'on  ne  veut 
pas  que  la  majorité  des  jeunes  gens  soit  formée  sous  l'influence  des 


l'enseignement   supérieur    en   BELGIQUE.  897 

idées  iiltramontaines,  il  faut  à  tout  piix  constituer  des  universités 
publiques,  pour  lesquelles  on  fasse  au  moins  ce  que  font  pour  les 
leurs  les  plus  petits  états  de  l'Allemagne.  Il  est  probable  qu'en 
France  l'organisation  de  l'instruction  supérieure  devra  être  nota- 
blement fortifiée  (1).  A  Paris,  l'état  pourra  facilement  soutenir  la 
lutte;  mais  supposez  qu'en  province,  à  Lyon,  à  Bordeaux,  à  Lille,  il 
s'établisse  des  universités  catholiques  soutenues  par  les  municipa- 
lités, à  qui  elles  apporteraient  des  avantages  matériels  non  moins 
qu'intellectuels,  appuyées  par  la  propagande  active  de  tout  le  clergé 
et  organisées  d'une  façon  complète  en  corporation  enseignante, 
comme  celle  de  Louvain,  est-il  probable  que  les  facultés  officielles, 
isolées  et  peu  encouragées  comme  elles  le  sont  maintenant,  puissent 
résister  à  la  concurrence  qui  leur  sera  faite,  à  la  guerre  qui  leur  sera 
déclarée?  L'énorme  terrain  que  le  clergé  a  gagné  en  moins  de  vingt 
ans  dans  le  domaine  de  l'instruction  primaire  et  moyenne  donne  la 
mesure  des  conquêtes  qu'il  fera  dans  celui  de  l'instruction  supé- 
rieure. Ce  n'est  certes  pas  le  parti  opposé  aux  idées  ultramontaines 
qui  pourra  lutter,  sauf  encore  à  Paris.  Il  est  trop  divisé  en  nuances 
diverses,  trop  peu  habitué  à  la  discipline  et  à  des  efforts  persévé- 
rans,  pour  résister  à  un  adversaire  qui  tient  le  cœur  des  mères,  et 
qui  pratique  la  vertu  militaire  de  l'obéissance  passive.  L'état  seul 
sera  de  force  à  faire  équilibre  à  l'épiscopat.  Il  faudra  que  le  gou- 
vernement ne  recule  point  devant  les  sacrifices  et  les  réformes  in- 
dispensables. Sinon,  partout  en  province,  le  clergé  parviendra, 
après  un  certain  temps,  à  s'assurer  un  véritable  monopole. 

(1)  Dans  un  livre  récent  et  des  plus  instructifs,  M.  Hillcbrand  a  parfaitement  montré 
le  déplorable  contraste  que  présente  l'enseignement  supérieur  de  la  France  comparé  à 
celui  de  l'Allemagne.  Citons  seulement  un  détail  financier.  Tandis  qu'une  université 
allemande  coûte  eu  moyenne  un  demi-million  par  an,  la  France  seule,  parmi  les  état» 
civilisés,  s'est  fait  un  revenu  des  frais  d'inscription  que  paient  les  étudians.^En  1863, 
les  neuf  facultés  de  droit  ont  rapporté  1  million  200,000  francs,  elles  n'en  ont  coûté 
que  870,000.  En  Belgique,  les  deux  universités  de  l'état  coûtent  environ  900,000  francs 
par  an,  ce  qui  équivaut  au  prix  d'entretien  des  universités  allemandes,  et  elles  ne  rap- 
portent rien,  attendu  que  les  inscriptions  sont  abandonnées  aux  professeurs.  Chaque 
université  compte  ordinairement  trente-huit  professeurs;  leur  traitement  fixe  va  de  5,000 
à  10,000  francs,,  et  ils  le  conservent  intégralement  quand  ils  obtiennent  «  l'éméritat.  » 
Les  inscriptions  ont  produit  en  1867  à  Gand  47,108  fr.,  à  Liège  79,715  fr.  L'inscription 
générale  aux  cours  est  de  200  ou  de  250  francs.  Le  produit  des  inscriptions  se  partage  dans 
chaque  faculté  d'après  le  nombre  d'heures  que  chaque  cours  comporte.  En  y  ajoutant 
le  produit  des  examens,  quelques  professeurs  arrivent  à  un  revenu  total  de  15,00J  fr. 
On  serait  mal  venu  en  Europe  à  montrer  de  la  parcimonie  pour  l'enseignement  supérieur 
quand  on  voit  les  sacrifices  que  s'imposent  pour  cet  objet  des  sociétés  naissantes.  Otag» 
dans  la  Nouvelle-Zélande,  une  ville  dont  les  maisons  sont  encore  construites  en  bois, 
vient  d'ériger  une  chaire  de  littérature  ancienne  et  une  autre  de  littérature  moderne 
avec  des  traitemens  de  600  liv.  sterl.,  non  compris  le  produit  des  inscriptions.  Le  vice- 
roi  d'Egypte  a  créé  une  chaire  d'antiquités  égyptiennes  avec  un  traitement  de  35,000  fr, 

TOME  LXXXTI.    —   18'i0.  57 


898  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Des  trois  demandes  formulées  en  France  par  les  autorités  ecclé- 
siastiques, notamment  dans  les  pétitions  adressées  à  la  commission 
par  le  clergé  du  nord-est,  les  deux  premières  ne  peuvent  être  re- 
poussées sans  porter  atteinte  à  la  liberté  et  sans  nuire  aux  progrès  de 
la  science.  Il  faut  premièrement  accorder  à  tous  sans  restriction  le 
droit  d'enseigner;  les  mesures  préventives  sont  toujours  éludées  et 
ne  sont  point  nécessaires.  Secondement,  pour  que  la  concurrence 
puisse  introduire  la  variété  et  le  progrès  dans  les  méthodes  et  dans 
les  principes  de  l'enseignement  supérieur,  il  est  nécessaire  de  per- 
mettre aux  facultés  libres  de  délivrer  des  diplômes  scientifiques, 
sauf  à  imposer  un  examen  professionnel  avant  d'ouvrir  aux  gradués 
l'entrée  de  certaines  fonctions  spéciales;  mais  il  faut  rejeter  inexo- 
rablement le  troisième  point,  la  personnification  civile  réclamée  en 
faveur  des  universités  privées.  Si  la  liberté  est  de  droit  commun 
pour  tous,  la  faculté  de  fonder  une  personne  civile,  capable  d'ac- 
quérir par  voie  d'achat,  de  legs  et  de  donation,  est  au  contraire 
une  exception  au  droit  commun,  un  privilège,  et  le  pouvoir  législatif 
peut  l'accorder,  s'il  le  juge  utile  à  la  nation,  le  refuser  s'il  le  juge 
dangereux.  Or  ici  le  danger  est  réel  et  grand.  Les  corporations  ec- 
clésiastiques seraient  douées  d'une  puissance  d'acquisition  dont  il 
est  impossible  de  prévoir  les  limites.  Par  la  confession,  plus  encore 
par  l'influence  exercée  sur  les  fidèles  aux  approches  de  la  mort, 
le  clergé  peut  obtenir  des  donations  et  des  legs  chaque  jour  et  de 
tous,  des  pauvres  non  moins  que  des  riches.  Dans  tous  les  pays,  les 
souverains,  même  les  plus  pieux,  n'ont  cessé  de  promulguer  édits 
sur  édits  pour  arrêter  l'accroissement  continuel  des  biens  de  ce  que 
l'on  appelait  les  gens  de  mainmorte.  Accordez  la  personnification 
civile,  supprimez  ces  entraves,  et  avant  un  siècle  l'église  sera  dix 
fois  plus  riche  et  plus  forte  qu'avant  la  grande  révolution,  car  elle 
s'est  donné  un  grand  but  à  atteindre,  la  conquête  du  monde  au  profit 
des  idées  romaines,  et  elle  est  bien  mieux  organisée  pour  la  lutte 
qu'autrefois.  En  Belgique,  presque  chaque  commune  a  son  couvent- 
école  (1).  Que  cette  école  puisse  acquérir,  et  bientôt  elle  sera  pro- 
priétaire de  tout,  car  elle  recevra  sans  cesse  et  ne  vendra  ni  ne  par- 
tagera jamais.  La  terre  n'en  serait  peut-être  pas  plus  mal  cultivée, 
car  les  corporations  sauraient  la  louer  aussi  bien  que  les  propriétaires 
actuels;  mais  le  mal  fait  à  la  société  serait  incalculable.  Que  devien- 

(1)  On  estime  qu'il  en  existe  près  de  1,500.  L'augmentation  du  nomlire  d^s  couvens 
est  en  voie  d'alarmer  tous  les  états,  même  l'Angleterre,  Le  parlement,  sur  la  proposition 
de  M.  Newdegate,  vient  d'ordonner  ujie  enquête  à  ce  sujet.  D'après  le  Times,  eu  1830 
il  n'y  avait  en  Angleterre  que  11  oouvens;  on  y  compte  aujourd'hui  69  monastères  et 
223  couvens  de  femmes.  En  Prusse  il  existe  maintenant  14  couvens  de  jésuites  et  833  au- 
tres couvens  peuplés  de  7,000  religieux  des  deux  sexes.  En  France  en  18G4,  les  congré- 
gations d'hommes  comptaient  17,800  membres  et  celles  de  femmes  90,350.  A  Paris,  l«s 
écoles  primaires  laïques  ont  32,996  élèves,  les  écoles  congréganistes  38,890. 


L  ENSEIGNEMENT   SUPERIEUR    EN    BELGIQUE.  899 

drait  un  pays  possédé  par  une  église  soumise  au  pouvoir  absolu  d'un 
chef  infaillible  qui  transforme  en  dogme  la  condamnation  de  toutes 
les  libertés?  La  France  ne  peut  donc,  comme  l'Amérique,  accorder 
la  personnification  aux  sociétés  d'enseignement  sous  peine  de  deve- 
nir un  état  bien  plus  théocratique  encore  que  ne  l'était  l'Espagne 
sous  Philippe  II.  Voilà  ce  qu'il  faut  dire  nettement  et  bien  faire  com- 
prendre à  tous.  Au  reste  les  universités  libres  se  soutiennent  et  pro- 
spèrent en  Belgique  sans  jouir  de  ce  privilège.  Il  en  serait  de  même 
en  France;  ainsi  nulle  difficulté  en  ce  point,  elle  ne  s'élèvera  qu'au 
moment  où  on  essaiera  de  séparer  radicalement  l'église  de  l'état. 

En  résumé,  si  l'on  veut  loyalement,  sincèrement  la  liberté  de 
l'enseignement,  la  loi  ne  devrait  contenir  que  deux  articles.  Le  pre- 
mier proclamerait  la  liberté  sans  restriction  d'aucune  sorte,  sauf 
répression  des  délits  prévus  par  le  code  pénal.  Le  second  imposerait 
à  ceux  qui  voudraient  exercer  certaines  professions  l'obligation  de 
subir  un  examen  de  nature  à  prouver  qu'ils  peuvent  le  faire  sans 
danger  pour  leurs  cliens.  Du  silence  de  la  loi  résulterait  que  la  per- 
sonnification des  facultés  est  écartée,  mais  qu'elles  pourraient  con- 
férer tous  les  grades  scientifiques  auxquels  aucun  privilège  légal  ne 
serait  attaché.  D'un  autre  côté,  l'état  devrait  réorganiser  complète- 
ment et  fortifier  singulièrement  tout  l'enseignement  supérieur  offi- 
ciel. Il  faudrait  remplacer  l'université  par  des  universités,  c'est- 
à-dire,  au  lieu  de  ce  vaste  mécanisme  administratif,  —  création 
artificielle  d'un  homme  de  guerre,  —  ressusciter  et  doter  généreuse- 
ment ces  républiques  scientifiques,  organismes  vivans  et  autonomes, 
que  le  besoin  de  s'instruire  avait  fait  naître  en  France  comme  dans 
toute  l'Europe,  et  qui,  conservées,  agrandies,  réformées  au-delà  du 
Rhin,  y  produisent  de  si  merveilleux  fruits.  La  concurrence  forcera 
l'état  à  entrer  dans  cette  voie.  Des  universités  catholiques  s'établi- 
ront, elles  auront  beaucoup  d'argent  et  beaucoup  d'élèves;  elles 
rétribueront  leurs  professeurs  bien  mieux  que  l'état.  La  réunion  des 
diftérentes  branches  de  l'enseignement  formera  un  centre  scienti- 
fique où  élèves  et  professeurs  vivront  dans  une  atmosphère  intel- 
lectuelle qui  fera  profiter  chacun  des  lumières  de  tous,  et  elles  ne 
tarderont  pas  à  écraser  complètement  les  facultés  isolées.  Si  l'état 
comprend  et  sait  remplir  le  devoir  que  cette  concurrence  lui  im- 
pose, la  liberté  rendra  la  vie  au  haut  enseignement  et  lui  fera  pro- 
duire les  plus  heureux  résultats  pour  le  progrès  des  sciences;  mais, 
si  l'état  maintient  le  système  actuel,  l'épiscopat  saura  conquérir  un 
monopole  de  fait,  et,  comme  il  n'est  point  probable  que  la  France  se 
laisse  ramener  au  moyen  âge  sans  résister,  la  liberté  n'aura  fait  que 
multiplier  les  semences  de  discorde  et  de  guerre  civile. 

Emile  de  Lavelete. 


M^^   DE    STEIN 

ET   GOETHE 


I. 

Le  voyage  en  Italie  est  dans  l'histoire  de  Goethe  une  des  périodes 
qui  marquent  le  plus;  cette  ardente  aspiration  d'enfance  exprimée 
dans  ses  premiers  vers,  ce  rêve  continu  de  l'homme  et  de  l'artiste 
n'a  dû  peut-être  son  accomplissement  qu'à  tel  de  ces  romanesques 
épisodes  qu'il  vivait,  ou  plutôt  qu'il  se  guindait  à  vivre,  afin  de 
mieux  les  raconter  ensuite.  Personne  moins  que  Goethe  ne  sut  ja- 
mais prendre  librement  un  parti;  il  n'arrivait  à  son  propre  desi- 
deratum que  par  un  effort  extraordinaire  sur  lui-même.  A  mesure 
qu'il  avance  dans  la  vie,  cette  action  des  hommes  et  des  circon- 
stances ne  fait  que  le  dominer  davantage.  A  Weimar,  les  emplois 
publics,  les  charges  de  cour,  l'amitié  du  prince,  ne  le  laissent  plus 
respirer;  les  complications  enguirlandent  ses  heures,  il  va  de  succès 
en  succès,  plane  aux  plus  hautes  sphères;  son  influence  s'étend 
partout.  Sa  fortune  lui  permettrait  déjà  de  s'appartenir  à  lui-même, 
de  s'échapper  au  pays  où  sa  vocation  l'appelle;  pourquoi  ne  le  fait-il 
pas?  pourquoi  reste-t-il?  L'amour  d'une  grande  dame,  souveraine- 
ment belle  et  intelligente,  le  retient,  le  captive.  Attendons  que  les 
conflits  éclatent,  que  les  libres  engagemens  soient  devenus  des 
chaînes,  que  le  grand-duc  ait  découragé  ses  vrais  amis  en  renon- 
çant aux  principes  de  gouvernement  reconnus  d'abord  par  lui  comme 
lys  seuls  praticables.  —  Goethe  ne  demandait  qu'à  fuir,  qu'à  s'en 
aller.  L'Italie,  inondée  de  soleil,  l'attirait  plus  que  jamais,  comme 
une  île  d'enchantement  et  de  salut.  Lorsqu'on  l'automne  de  1786,  se 
trouvant  à  Carlsbad  avec  Charles-Auguste,  il  décampa  tout  à  coup, 
et  par  la  Bavière  et  le  Tyrol  gagna  Venise  sans  avoir  averti  personne, 
sa  nature  depuis  longtemps  le  poussait  hors  de  Weimar;  mais,  selon 


MADAME    DE    STELN.  901 

toute  apparence,  il  n'en  fût  point  sorti  par  sa  volonté  simple,  si 
d'insupportables  troubles  de  cœur  n'eussent  en  quelque  sorte  fait 
une  extravagance  de  la  plus  sage  des  résolutions.  Abordons  l'ai- 
mable objet  de  cette  flamme  délirante. 

Charlotte-Ernestine-Albertine  de  Schardt,  mariée  au  baron  Fré- 
déric de  Stein,  écuyer  du  grand-duc  de  Weimar,  était  née  en  17/12. 
Elle  avait  donc  sept  ans  de  plus  que  Goethe,  lequel  en  comptait 
trente-trois  lorsqu'il  fit  sa  connaissance  à  Weimar,  après  avoir  de 
loin  déjà  fort  admiré  sa  personne,  comme  on  peut  le  voir  par  une 
lettre  du  docteur  Zimmermann.  «  A  Strasbourg,  entre  cent  autres 
silhouettes,  j'ai  montré  la  vôtre,  madame;  jamais,  à  mon  avis,  on 
n'a  jugé  d'une  tête  avec  plus  de  génie,  jamais  on  n'a  parlé  de  vous 
avec  plus  de  vérité.  Il  viendra  sûrement  vous  faire  visite  à  Weimar. 
Rappelez-vous  alors  que  tout  ce  que  je  lui  ai  dit  de  vous  à  Stras- 
bourg lui  a  fait  perdre  le  sommeil  pendant  trois  jours  !  »  Goethe, 
en  admiration  devant  le  portrait,  avait  écrit  au  bas  :  ((  Ce  serait  un 
beau  spectacle  de  voir  comment  se  réfléchit  le  monde  dans  une  telle 
âme;  si  j'en  juge  par  la  douceur  de  la  physionomie,  elle  voit  le  monde 
comme  il  est,  mais  par  le  médium  de  l'amour.  »  Bientôt  ce  fut  au 
tour  de  M'"^  de  Stein  de  s'informer  de  Goethe,  et  le  bon  docteur  de 
répondre  à  la  curieuse  dame  :  «  Yous  voulez  que  je  vous  parle  de 
Goethe,  vous  désirez  le  voir?  mais,  pauvre  âme,  vous  n'y  pensez  pas; 
vous  désirez  le  voir,  et  vous  ne  savez  pas  à  quel  point  cet  homme 
aimable  et  charmant  pourrait  vous  devenir  dangereux.  » 

Dès  son  arrivée  à  Weimar,  Goethe  fréquenta  la  maison  de  M'"*  de 
Stein.  Ces  deux  intelligences  semblaient  faites  l'une  pour  l'autre. 
D'abord  le  goût  des  arts  et  des  sciences  les  rapprocha,  puis  à  cette 
première  sympathie  de  plus  doux  rapports  succédèrent,  si  bien 
que  Goethe  en  vint  finalement  à  ne  plus  voir  les  choses  que  «  par 
le  médium  de  l'amour.  »  C'est  du  moins  ce  qu'il  donne  à  entendre 
à  la  comtesse  Stolberg  dans  une  lettre  de  cette  époque  (17  mai  1776)  : 
((  Après  dîner,  je  suis  allé  voir  la  comtesse  de  Stein,  un  ange  de 
femme  à  qui  je  dois  bien  de  l'apaisement  et  de  pures  félicités.  » 
Goethe  était  ainsi  fait  que  chez  lui  une  préoccupation  amoureuse 
chassait  l'autre.  Son  cœur  presque  aussitôt  se  partageait,  et,  quand 
il  aim.ait  passionnément  deux  femmes ,  il  lui  en  fallait  trouver  une 
troisième  avec  qui  tenir  registre  de  ses  sensations.  Il  avait  encore 
à  son^côté  cette  adorable  Frédérique  Brion,  qu'une  autre  recommen- 
çait à  l'intéresser,  et  que  Frédérique  Oeser  recevait  à  ce  sujet  ses 
confidences.  De  même  aujourd'hui  la  comtesse  Auguste  Stolberg 
l'écoutait  raconter  comme  quoi  dans  son  cœur  M'""  de  Stein  avait 
pris  la  place  de  Lilli.  «  Que  voulez-vous?  c'était  comme  semé  d'a- 
vance en  moi,  et  sans  que  j'y  aie  songé,  c'était  poussé  !  » 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Une  femme  portée  aux  idéalités  doit  nécessairement  être  incom- 
prise de  son  mari.  C'est  la  loi  depuis  le  commencement  du  monde, 
et  M.  le  baron  de  Stein,  froid,  gourmé,  homme  et  gentilhomme  de 
cour  et  d'étiquette,  n'était  pas  pour  faire  mentir  cette  loi.  M'"*^  de 
Stein,  loin  de  trouver  le  bonheur  dans  le  mariage,  n'y  avait  appris 
qu'à  douter  d'elle-même,  et  c'est  contre  ce  doute  profond,  mélan- 
colique, inexprimable,  que  Goethe  eut  à  réagir  tout  d'abord.  La 
manière  dont  il  s'y  prit  doit  être  la  bonne,  si  j'en  crois  une  lettre 
fort  rassurante  écrite  presqu'au  début  de  cette  relation.  oLe  monde 
recommence  à  me  plaire;  je  m'en  étais  séparée,  vous  me  réconci- 
liez avec  lui  ;  il  y  a  un  an  à  peine,  je  voulais  mourir,  maintenant, 
grâce  à  vous,  je  veux  vivre.  » 

Bientôt  l'attachement  fut  dans  son  plein  (novembre  1776),  et  le 
règne  de  la  grande  dame,  type  d'Iphigénie  et  de  la  princesse  Éléo- 
nore  dans  Torqiiato  Tasso,  s'établit  pour  ne  plus  finir.  A  quatre- 
vingts  ans,  le  sentiment  vivait  encore,  accru  en  quelque  sorte  par  la 
perte  même  de  celles  que  la  mort  lui  prenait  :  mère,  sœur,  amante. 
«  C'était  un  lien  entre  elle  et  moi  pareil  à  ceux  que  forme  la  nature  (1) .  » 
Ce  noble  et  sévère  attachement  où  la  passion  e^it  pourtant  son  heure 
ne  fut  pas  toujours  exempt  de  troubles  ;  il  en  coûtait,  il  en  cuisait 
à  Goethe  de  sentir  aux  bras  d'un  autre,  à  qui  elle  appartenait,  cette 
belle  et  intelligente  personne  qu'il  adorait,  et  pour  laquelle,  tout 
en  platonisant,  il  brûlait  de  plus  de  feux  qu'Achille  n'en  alluma. 
«  Pourquoi  chercher  à  nous  abuser?  Nous  ne  nous  sommes  rien,  non, 
rien  l'un  à  l'autre,  et  nous  nous  sommes  trop  !  »  Et  autre  part  (1781)  : 
«  Mon  âme  est  désormais  inséparable  de  la  tienne;  quel  vœu,  quel 
sacrement  imaginer  pour  légitimer  cette  union  indissoluble?  Les 
Juifs  ont  des  liens  dont  ils  s'enlacent  dans  leurs  prières.  Ainsi  lors- 
que ta  pensée  rae  possède,  je  serre  autour  de  mon  bras  quelque  ru- 
ban dérobé  à  tes  cheveux,  à  ta  ceinture,  et  je  t'invoque,  ô  dame  de 
sagesse,  de  modération  et  de  patience,  mais  sans  pouvoir  participer 
à  ces  vertus  dont  tu  gardes  le  secret  pour  toi  seule.  Oh!  par  pitié, 
je  t'en  supplie  à  genoux,  complète  ton  ouvrage  et  fais  que  je  sois 
heureux  !  » 

Le  vœu  fut-il  entendu,  exaucé?  Les  mémoires  du  temps  disent 
que  non,  et  aussi  les  correspondances;  mais  ce  billet  qu'on  va  lire, 
que  de  choses  ne  trahit-il  pas  !  a  Cette  nuit,  enivré,  éperdu,  je  fus  au 
moment  de  jeter  à  la  mer  mon  anneau  de  Poîycrate,  car  je  songeais, 
dans  le  silence  et  l'ombre,  à  mes  félicités.  Je  calculais,  j'addition- 
nais; que  de  trésors,  de  délices,  quelle  somme!  »  Et  voyez  la  coïn- 
cidence :  tandis  que  l'amant  se  livrait  à  cette  arithmétique  enthou- 

(1)  Voyez  les  lettres  h  Lavatcr,  1774-1783. 


MADAME    DE    STEIN.  903 

siaste,  l'allière  baronne  traçait  de  son  côté  quelques  lignes  de  nature 
apparemment  assez  inflammable,  puisque  Goethe,  après  les  avoir 
lues  et  dévorées,  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  les  présenter  à 
la  bougie,  afin  de  les  soustraire  à  tout  regard  profane  et  d'en  con- 
server les  cendres  comme  un  religieux  souvenir. 

Soyons  discret,  car  si  l'alcôve  s'entr'ouvrit,  elle  se  referma  sou- 
dain, et  ce  quart  d'heure  mystérieux,  ineflable,  nul  en  dehors  des 
deux  amans  ne  l'entendit  sonner.  Ajoutons  que  dans  une  liaison 
dont  la  réserve  et  le  parfait  respect  des  bienséances  sociales  avaient 
dèsj'origine  marqué  le  caractère  platonique,  ces  délices  d'un  mo- 
ment ne  pouvaient  être  chez  la  femme  qu'un  oubli  suivi  d'immédiats 
regrets  et  d'un  mouvement  de  retraite  qui,  en  décourageant  l'amant 
passionnément  récidiviste,  éloigna  pour  un  temps  du  moins  l'ado- 
rateur servant.  «  C'est  la  vérité,  désormais  mes  sens  t'appartiennent 
à  ce  point  que  rien  en  moi  ne  pénètre  sans  te  payer  des  droits.  11 
semble  que  dans  mes  yeux,  dans  mes  oreilles,  ta  chère  main  ait 
posté  de  mignons  esprits  qui  de  tout  ce  que  j'entends  et  vois  récla- 
ment pour  toi  tribut.  Adieu  donc,  toi  l'élément  de  mon  existence, 
le  commencement  et  la  fin  de  mes  joies  et  de  mes  douleurs;  en  te 
possédant,  qu'est-ce  qui  pouvait  me  manquer?  en  ne  t'ayant  pas, 
que  puis-je  avoir?  » 

Goethe,'  à  une  certaine  période  de  cette  liaison,  avait  écrit  à  M""'  de 
Stein  qu'elle  était  «  la  seule  femme  dont  l'amour  l'eût  rendu  pleine- 
ment heureux,  la  seule  qu'il  eût  jamais  aimée  sans  angoisses,  et 
qui  fût  capable  de  voir  les  choses  d'assez  haut  pour  lui  souhaiter 
bonne  chance,  s'il  lui  arrivait  d'en  aimer  une  autre  davantage.  » 
Goethe,  lorsqu'il  parlait  ainsi,  s'abusait;  c'était  le  poète  qui  s'avan- 
çait, et  non  l'homme.  J'ai  cité  cette  superbe  création  d'Iphigénie, 
pour  laquelle  trois  personnes,  également  recommandables  à  divers 
titres,  ont  posé  :  la  tragédienne  Corona  Schroeter,  M'"^  de  Stein  et 
la  grande-duchesse  Louise,  femme  de  Charles-Auguste  de  Saxe- 
Weimar,  le  maître  de  Goethe  et  son  ami.  Corona  Schroeter,  la  plas- 
tique et  belle  jeune  fille,  fut  ce  mannequin  sur  lequel  les  peintres 
essaient  des  costumes  :  on  fit  jouer  harmonieusement  sur  ses  épaules 
les  plis  de  la  draperie  grecque;  mais  M'"*"  de  Stein,  la  princesse 
Louise,  furent  les  vrais  modèles,  «  car  ces  deux  femmes  étaient  la 
gloire  de  leur  sexe,  et  tout  leur  effort  tendait  vers  le  beau  moral. 
Elles  ne  disaient  pas  comme  le  proverbe  :  ce  qui  plaît  est  permis ,  elles 
disaient  :  Cela  seul  est  permis  qui  répond  aux  convenances.  »  C'est 
contre  cette  dévotion,  peccable  peut-être  comme  toutes  les  dévotions 
de  la  terre,  mais  profojidément  enracinée  au  cœur  de  la  grande 
dame  weimarienne,  c'est  contre  ce  culte  invétéré  des  convenances 
que  vint  échouer  la  passion  de  Goethe.  Non  content  du  sacrifice  ob 


904  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tenu,  il  osa  réclamer  davantage,  il  demanda  à  M'"*  de  Stein  de  quit- 
ter un  époux  si  fort  au-dessous  d'elle  par  l'intelligence  et  de  venir 
vivre  avec  lui,  offrant  pour  sa  part  de  renoncer  à  tous  les  honneurs, 
à  tous  les 'avantages  de  la  situation  qu'il  occupait  près  du  grand- 
duc.  M'"^  de  Stein,  digne  et  pourtant  émue,  écarta  la  proposition. 
((  Ce  qu'on  vous  demande,  ce  n'est  pas  le  renoncement  à  votre  amour, 
c'est  le  renoncement  dans  l'amour.  »  Goethe  refusa  de  se  soumettre, 
n'ayant  jamais  appartenu  h  cette  race  des  amans  qui  souffrent.  A 
dater  de  ce  moment  (1786),  les  astres  cessèrent  de  lui  commander 
d'attacher  indissolublement  sa  destinée  à  M"^  de  Stein;  il  se  prit  à 
se  reconquérir,  et  s'en  alla  voyager  en  Italie. 

Son  premier  séjour  à  Rome  fut  de  quatre  mois;  dès  la  fin  de  cette 
année,  il  agitait  la  pensée  de  s'en  revenir  à  Weimar.  Il  s'estimait 
complètement  guéri,  régénéré;  il  revenait  «  à  la  santé,  au  senti- 
ment de  l'histoire,  de  la  poésie  et  de  l'antique.  »  C'était  assez  pour 
lui  de  bénéfice;  son  dévoûment  au  pays,  au  grand-duc,  aux  frais 
duquel  il  voyageait  royalement,  s'opposait  à  de  plus  longs  retards. 
Il  s'en  fallait  d'ailleurs  de  beaucoup  que  dans  les  cercles  de  Weimar 
cette  absence  fût  envisagée  favorablement.  0n  reprochait  à  Goethe 
de  jeter  l'or  par  les  fenêtres,  tandis  que  d'humbles  commis  mal 
payés  s'escrimaient  à  dépêcher  sa  besogne.  Le  salon  de  M'"^  de  Stein 
servait  surtout  de  centre  aux  malveillans,  et  la  belle  Diane  venge- 
resse décochait  sur  l'Endymion  révolté  les  traits  cruels  de  son  car- 
quois, piquée  au  jeu  qu'elle  était  par  le  récit  de  certaine  aventure 
peu  à  l'honneur  de  son  héros. 


II. 

Une  fois  en  Italie,  Goethe,  qui  déjà  n'était  plus  dans  le  septième 
ciel,  retomba  sur  la  terre,  et  joyeusement  s'y  laissa  vivre.  A  peine 
en  villégiature  à  Castelgandolfo,  il  fit  la  connaissance  d'une  aimable 
et  jolie  Milanaise  en  visite  chez  une  de  ses  amies  de  Rome.  «  Ce  fut 
l'affaire  d'un  moment,  un  éclair,  un  caprice,  une  de  ces  distractions 
d'un  cœur  désormais  sûr  de  lui-même,  et  qui,  ne  craignant  rien, 
s'empare  pour  un  instant  de  l'objet  le  plus  désirable  qu'il  ren- 
contre. »  Goethe  ne  tarda  pas  d'apprendre  que  cette  jeune  fille  était 
fiancée  à  un  autre,  et  peut-être  alors  eut-il  quelque  remords  de 
l'avoir  si  rapidement  menée  à  mal.  Toujours  est-il  qu'à  cette  nou- 
velle il  imprima  résolument  un  caractère  plus  discret  à  sa  fréquen- 
tation; il  évita  désormais  de  se  trouver  en  tête-à-tête  avec  sa  maî- 
tresse, et,  «  sans  se  départir  de  sa  tendresse  pour  elle,  s'efforça  de 
liii  témoigner  plus  de  réserve  et  plus  d'égards.  »  Cependant  le 


MADAME    DE    STEIN.  905 

fiancé  se  dégagea  brusquement;  le  mofde  cette  rupture  ne  fut  pas 
prononcé,  mais  Goethe  n'eut  peut-être  qu'à  regarder  dans  sa  con- 
science pour  le  lire.  La  pauvre  enfant  en  ressentit  un  affreux  crève- 
cœur,  la  fièvre  mit  ses  jours  en  danger,  et  le  brillant  damoieeau, 
qui  pendant  cette  crise  avait  naturellement  passé  par  les  émotions 
les  plus  douloureuses,  ne  se  sentit  pas  de  joie  lorsqu'il  revit  à 
quelque  temps  de  là  sa  jolie  convalescente  se  promenant  dans  la 
voiture  d'Angelica  Kauffmann.  De  part  et  d'autre,  on  se  tendit  la 
main,  on  s'attendrit,  et  M'""  Angelica,  toujours  bonne,  permit  à  l'a- 
mant éploré  de  prendre  place  dans  le  carrosse.  Bientôt  Goethe  vint 
voir  la  jeune  fille  chez  son  frère,  commis  dans  une  maison  de  com- 
merce, et  dont  elle  tenait  très  respectablement  le  modeste  intérieur. 
L'entretien,  enjoué  d'abord  et  familier,  tournait  à  l'attendrissement, 
lorsque,  le  frère  entrant,  «  il  fallut  se  quitter  en  prose;  »  mais  à  peine 
Goethe  avait-il  mis  le  pied  dans  la  rue,  qu'il  aperçut  la  gracieuse 
enfant  penchée  à  sa  fenêtre,  et  la  conversation  reprit  sur  nouveaux 
frais.  En  attendant  que  le  cocher  reparût,  on  échangea  des  baisers 
et  des  aveux  si  tendres,  si  charmans,  que  jamais,  au  dire  de  l'a- 
mant trop  poète,  «  ils  ne  devaient  sortir  de  son  cœur  ni  de  sa  mé- 
moire. »  Voilà  ce  qu'on  se  racontait  à  Weimar  en  même  temps  que 
bien  d'autres  histoires  encore  moins  édifiantes,  et  je  laisse  à  penser 
si  M'"'  de  Stein  approuvait  une  telle  conduite.  Goethe  n'ignorait 
lien  de  ces  petites  cabales;  mais  le  grand-duc  ne  tarda  pas  à  le 
rassurer  en  prolongeant  indéfiniment  son  congé,  et  le  priant,  au 
nom  de  leur  amitié,  d'en  faire  le  plus  large  emploi.  Goethe  avait  en- 
vie de  parcourir  le  sud;  au  commencement  de  février  1787,  il  était 
à  Naples. 

Ses  lettres,  pittoresques,  rapides,  amusantes,  émues  et  passion- 
nées en  présence  d'un  spectacle  de  la  nature,  d'un  objet  d'art,  nous 
livrent  jour  par  jour  toutes  les  sensations  du  voyage.  On  ne  faisait 
pohit  alors  de  politique  à  Naples.  En  a-t-on  jamais  fait?  la  politique 
fut-elle  jamais  autre  chose  là  qu'un  bruit  de  plus  perdu  dans  le  va- 
carme universel?  Crier,  musiquer,  s'escrimer  en  gesticulations,  en 
grimaces,  passionner  indifféremment  tout  ce  qu'on  fait,  voilà  la  vie,' 
—  une  pantomime,  un  feu  d'artifice  sans  fin.  Du  luxe  sans  richesse, 
de  ia  pauvreté  qui  n'est  point  la  misère,  l'or  et  les  haillons  pêle-mêle, 
et,  pour  qui  voudrait  appliquer  aux  choses  nos  principes  de  morale, 
une  confusion  babélique!  Mentir,  dire  la  vérité,  être  un  fripon  ou  un 
galant  homme,  manquer  à  sa  parole  ou  la  tenir,  c'est  en  général  ab- 
solument la  même  affaire;  il  n'y  a  de  distinction  que  dans  la  conve- 
nance particulière  de  chacun,  et  la  vie  est  là  si  splendide,  la  nature 
et  les  hommes,  le  pays  et  la  mer  vous  donnent  un  si  grandiose,  un 
si  complet  spectacle,  que  l'idée  de  moraliser  ne  s'éveille  en  vous  que 


906  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  tard,  et  lorequ'au  repos  vous  agitez  et  ruminez  vos  souvenirs. 
N'oublions  pas  le  Vésuve,  d'où,  comme  du  ciel,  on  plane  sur  l'étince- 
lante  cité,  Poinpéi,  la  ville  de  Titus  et  de  Vespasien,  où  vous  assistez 
au  mouvement  de  cette  vie  romaine  dont  près  de  deux  mille  ans  nous 
séparent,  et  Pœstura  avec  ses  temples  grecs,  superbes  dans  leur 
isolement,  tout  cela  rapproché  à  souhait,  fondu  dans  l'harmonie  du 
tableau.  Mais  les  ruines  grecques,  on  ne  les  voit,  on  ne  les  goûte 
pleineftient  qu'en  Sicile.  En  avril,  Goethe  s'embarque;  il  revient  à 
Naples  au  mois  de  mai,  après  avoir  exploré  l'île  dans  tous  ses  recoins 
etpris  connaissance  d'un  monde  nouveau.  Si  étranges,  si  admirables 
étaient  les  découvertes  faites  par  lui  dans  cette  Afrique  du  nord 
qu'en  se  retrouvant  à  Rome,  au  terme  de  son  expédition,  il  croit 
rentrer  dans  son  domicile  naturel.  C'est  du  reste  une  sensation  con- 
nue de  tous  les  voyageurs,  qui,  après  avoir  quitté  Rome,  y  revien- 
nent ensuite  après  une  absence  plus  ou  moins  longue;  on  se  figure 
revoir  une  patrie,  il  semble  que  ces  lieux  vous  aient  attendu,  vous 
reconnaissent,  que  ces  pierres  vo-us  disent  quelque  chose  des  belles 
années  de  votre  enfance.  Goethe  raconte  avec  ravissement  cette  im- 
pression; pour  la  première  fois,  il  se  sentait  calme,  il  se  sentait 
vivre.  «  Je  rêve,  écrit-il,  un  rêve  de  jeunesse.  »  Il  avait  jusque- 
là  nagé  dans  un  étroit  ruisseau  dont  ses  bras,  en  s'ouvrant,  tou- 
chaient les  deux  bords;  il  se  roulait  maintenant  en  plein  océan, 
libre  de  choisir  ses  courans  et  toujours  voguant  vers  l'infini.  De 
cette  antiquité  confusément  pressentie  et  désormais  l'objet  d'études 
si  profondes,  l'Allemagne  n'avait  pu  même  lui  donner  un  avant- 
goût;  il  vivait  en  commerce  immédiat,  incessant,  avec  les  origi- 
naux, touchait  du  doigt  les  Phidias  et  les  Michel-Ange,  et  se  faisait 
litière  de  chefs-d'œuvre,  lui  qui  à  Weimar  en  était  réduit  à  devoir 
se  contenter  de  quelques  plâtres  et  de  quelques  estampes. 

Rome  est  assurément  une  ville  comme  les  autres,  et  cependant 
qui  peut  nier  l'action  qu'elle  exerce  sur  les  esprits?  De  même  qu'il 
y  a  des  lieux  doués  par  leurs  sources  de  propriétés  salutaires, 
d'autres  où  la  nature  a  déposé  le  précieux  trésor  de  ses  métaux  et 
de  ses  pierreries,  il  semble  que  Rome  ait  ce  don  d'attirer,  d'occuper 
éternellement  l'imagination  des  hommes.  Quiconque  aura  du  haut 
du  Gapitole  contemplé  les  monts  albains  ne  les  oubliera  plus;  ces 
lignes  fermes  et  délicates  lui  resteront  dans  la  mémoire  comme 
l'écriture  d'une  main  chérie.  Des  événemens  accomplis  là  depuis 
des  milliers  d'années,  de  tout  cet  entassement  de  gloire  et  de  cata- 
strophes, une  sorte  d'atmosphère  intellectuelle  se  dégage  qui  vous 
enveloppe  et  vous  retient;  on  dirait  que  les  nuages  ont  gardé  quel- 
que chose  de  ce  grand  bruit  de  pas  humains  qui  s'est  fait  sur  ce 
sol,  et  qu'il  vous  en  revient  par  momens  un  sourd  et  mystérieux 


MADAME    DE    STEIN.  907 

écho.  «  Qui  a  vu  Rome  ne  saurait  plus  jamais  être  absolumeni  mal- 
heureux, ))  écrit  Goetlie,  attribuant  au  souvenir  de  la  ville  éternelle 
cette  vertu  réconfortante  propre  aux  idées  philosophiques  et  reli- 
gieuses, et  il  ajoute  :  «  A  peine  de  retour  d'une  excursion  dans  la 
montagne,  me  voici  de  nouveau  sous  le  charme,  tranquille,  satisfait, 
travaillant  dans  le  calme  et  l'oubli  de  tout  ce  qui  se  passe  en  de- 
hors de  moi,  et  paisiblement  visité  par  les  ombres  de  mes  amis.  » 

Tasse  et  Iphigîine  furent  le  produit  du  voyage  en  Italie.  C'est  à 
ces  œuvres  qu'il  travaillait  à  Rome,  et  ces  œuvres  parlent  assez 
haut  pour  qu'il  soit  inutile  d'insister  sur  l'influence  d'un  tel  climat. 
Lorsque  Goethe  quitta  l'Allemagne,  Weimar  et  sa  société  formaient 
tout  son  horizon;  lorsqu'il  y  rentra,  Weimar  ne  fut  plus  que  le  point 
d'où  son  action  rayonna  sur  le  monde.  Au  provincialisme  avait  suc- 
cédé l'esprit  d'universalité;  c'était  la  même  flamme  qu'autrefois, 
mais  plus  calme,  plus  concentrée,  éclairant  l'espace  du  haut  d'un 
phare.  Avant  que  les  circonstances  l'eussent  contraint  à  ce  voyage, 
Goethe  pouvait  en  quelque  sorte  avoir  des  doutes  sur  sa  vocation. 
Que  d'influences  ne  subissait-il  pas,  que  de  tiraillemens  en  sens 
divers,  que  d'élémens  contraires  à  l'harmonique  pondération  de  sa 
nature  dont  il  allait  se  voir  délivré ,  —  ce  goût  de  la  politique  et  de 
l'officiel,  par  exemple,  qu'il  croyait  être  dans  son  tempérament,  et 
qui  n'était  que  le  résultat  de  son  amitié  pour  Charles-Auguste!  «  Je 
me  suis  retrouvé,  écrit-il  au  grand-duc,  et  comme  qui  ?  je  me  suis 
retrouvé  comme  artiste.  »  C'est  à  Rome  que  Goethe  apprit  que  pour 
tenir  dans  I3  monde  la  seule  place  qui  lui  convînt,  pour  vivre  en 
parfait  accord  avec  lui-même,  il  lui  fallait  être  poète.  L'art  en  effet 
ne  se  contente  pas  de  célébrer  là  ses  plus  beaux  triomphes,  il  y 
enseigne  aussi  qu'il  est  le  principe  de  vie.  Comment,  en  présence 
de  l'œuvre  de  Michel-Ange  à  la  Sixtine,  de  Raphaël  au  Vatican,  ne 
pas  se  dire  que  créer  de  pareilles  choses  est  le  plus  noble  emploi  où 
le  génie  humain  puisse  jamais  prétendre?  Nulle  part  plus  que  sur 
ce  terrain  séculaire  de  la  politique,  l'action  de  l'art  ne  se  montre 
utile  et  féconde.  C'est  que  la  politique  ne  gouverne  que  l'heure  pré- 
sente. L'instajit  qu'elle  dirige  a  reçu  de  plus  haut  son  impulsion  : 
au-dessus,  bien  au-dessus  des  événemens,  plane  la  force  intellec- 
tuelle qui  seule  conduit  les  peuples  vers  leur  destinée  et  donne  leur 
rang  historique  aux  nations.  Qu'on  mette  dans  un  plateau  de  la  ba- 
lance toutes  les  victoires  des  Grecs,  tout  ce  qu'ont  fait  de  grand  les 
Périclès,  les  Alcibiade,  les  Alexandre,  et  dans  l'autre  l'œuvre  d'un 
Homère,  d'un  Eschyle  et  d'un  Phidias;  le  poids  de  l'esprit  l'empor- 
tera, l'intelligence  de  ces  trois  hommes  prévaudra  sur  toute  l'his- 
toire politique  de  leur  nation.  Que  serait  Jules  II  sans  Michel-Ange, 
sans  Raphaël?  Celui-Là  cependant  mit  la  main  plus  avant  que  per- 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sonne  dans  les  destinées  de  l'Italie  de  son  temps;  mais  il  comprit, 
aima,  pratiqua  ces  deux  souverains  génies,  et  c'en  est  assez  pour 
lui  assurer  sa  place  au  premier  rang  de  cette  aristocratie  humaine, 
de  ce  groupe  de  héros  qui,  sans  avoir  reçu  le  don  de  produire  par 
eux-mêmes,  ont  su  dès  le  présent  distinguer  ce  que  l'avenir,  parlant 
de  leur  période,  ne  devait  nommer  qu'avec  enthousiasme.  Elisabeth 
vaut  double  par  Shakspeare,  Charles-Auguste  par  Goethe;  les  grands 
artistes  sont  les  plus  fiers  symboles  du  développement  humain.  Dites 
simplement  :  Corneille,  Molière,  Voltaire,  Rousseau,  et  dans  ces 
quatre  noms  vous  avez  compris  tous  les  rois,  tous  les  ministres, 
toutes  les  favorites,  tous  les  maréchaux,  toutes  les  victoires,  toutes 
les  idées  de  notre  histoire  pendant  deux  siècles. 

Goethe  décrit,  dans  les  dernières  pages  de  son  Voyage  en  Italie, 
la  maison  qu'il  habitait  à  Rome  :  ces  grandes  pièces  aérées,  com- 
modes, ce  vaste  et  frais  atelier  où  s'entassaient  les  plâtres  de  tous 
ses  modèles  favoris,  ce  coin  de  terre  où  le  vieil  abbate  cultivait  des 
citronniers,  la  belle  vue  sur  les  jardins,  les  balcons,  les  terrasses. 
—  Hélas  !  il  lui  fallut  abandonner  tout  cela  et  quitter  aussi  la  paix 
céleste  qu'il  goûtait,  et  qu'il  sentait  si  bien  ne  plus  jamais  devoir 
retrouver  ailleurs.  «  A  l'instant  du  départ  (avril  1788),  j'éprou- 
vai une  douleur  particulière.  C'est  en  effet  une  émotion  intraduisi- 
ble que  celle  qui  vous  prend  quand  on  s'éloigne  de  cette  capitale  du 
monde  après  s'y  être  pour  quelque  temps  naturalisé,  et  en  se  di- 
sant qu'on  n'y  reviendra  plus.  Nul  ne  saurait  parler  d'un  tel  état 
à  moins  de  l'avoir  ressenti.  »  Et  Goethe  se  serait  bien  gardé  d'écrire 
une  ligne  ou  d'en  parler,  de  peur  de  voir  trop  hâtivement  s'évaporer 
le  délicat  parfum  de  sa  douleur.  Pour  que  rien  ne  vînt  le  distraire 
des  premières  voluptés  de  sa  peine,  il  ferma  les  yeux.  Il  les  rouvrit 
capendant  bientôt  au  spectacle  du  monde,  toujours  si  beau  à  con- 
templer quand  notre  âme  est  émue.  «  Je  me  remis  par  un  plus 
libre  élan  d'activité  poétique.  L'idée  de  Tasse  était  sur  le  métier, 
j'en  élaborai  de  préférence  les  scènes  les  plus  en  rapport  avec  mes 
dispositions  du  moment.  A  Florence,  la  plus  grande  partie  de  mon 
séjour  se  passa  à  écrire  dans  les  jardins  et  les  promenades,  et  je 
n'ai  qu'à  relire  aujourd'hui  certaines  scènes  pour  retrouver  la  sen- 
sation immédiate  de  ce  temps.  »  Gomme  jadis  Virgile  pour  Alighieri, 
le  Tasse  fut  pour  Goethe  en  cette  occasion  un  compagnon  de  route, 
mieux  encore,  un  guide,  un  consolateur  aux  heures  d'affliction  : 

Tu  sei  il  mio  maestro,  il  mio  siguorc! 

L'amant  d'Éléonore  d'Esté,  après  avoir  reconduit  hors  d'Italie  l'a- 
mant de  M"""  de  Stein,  l'aida  par  sa  présence  à  surmonter  bien  des 
tristesses. 


MADAME    DE    STEIN.  909 

En  ces  deux  ans,  Goethe  s'était  fait  de  Rome  une  patrie;  lorsqu'il 
se  retrouva  dans  son  coin  étroit  de  Weimar,  le  mal  du  pays  l'en- 
treprit, il  voulait  s'échapper,  fuir  de  nouveau  vers  l'Italie;  le  travail 
seul  le  détourna  de  ce  projet.  «  Sur  ce  globe  terrestre  si  mobile, 
on  n'arrive  au  calme,  au  bonheur,  que  par  l'amour,  la  pratique 
du  bien  et  la  science.  »  L'étude  fut  donc  alors  son  vrai  refuge.  La 
froideur  de  ses  amis  l'avait  en  arrivant  déconcerté;  venaient  main- 
tenant les  sarcasmes,  les  médisances.  Il  savait  que  les  Acastes  et  les 
Clitandres  du  cercle  de  M"'^  de  Stein  ne  le  ménageaient  pas.  Les  épi- 
grammes  pleuvaient  sur  l'homme  aux  rubans  verts,  dont  le  tort  était 
peut-être  d'avoir  grandi  trop  vite,  car,  ne  l'oublions  pas,  le  Goethe 
d'aujourd'hui  n'avait  plus  rien  de  celui  d'autrefois.  Dans  ce  voyage 
en  Italie,  qui  fixe  le  point  de  séparation  entre  sa  jeunesse  et  sa  ma- 
turité, une  révolution  venait  de  s'accomplir;  au  physique  de  même 
qu'au  moral,  il  s'était  transformé.  A  ce  moment,  Goethe  abordait 
la  quarantaine.  C'en  était  fait  du  brillant  et  fiévreux  damoiseau 
qu'on  avait  vu  partir  naguère.  Ce  personnage-là  désormais  appar- 
tenait au  mythe,  l'homme  qui  revenait  se  possédait  tout  entier  : 
Cumes  et  la  sibylle  l'avaient  instruit;  pénétré  jusqu'au  fond  de 
l'âme  de  sa  vocation,  il  en  portait  le  geste  et  la  dignité.  Il  pouvait 
souffrir  encore  des  caprices  d'une  femme,  des  injustes  reproches  de 
ses  amis;  mais,  quant  à  le  détourner  de  sa  voie,  nulle  influence  hu- 
maine n'y  réussirait. 

Célimène  comprit  d'un  coup  d'œil  la  situation  et  s'en  émut;  les 
mécontens  vinrent  se  grouper  autour  d'elle.  Pour  des  griefs,  as- 
surément elle  en  avait,  mais  de  nature  à  ne  point  agiter  en  d'au- 
tres circonstances  le  cœur  d'une  grande  dame  si  contemplative  et 
si  dédaigneuse  des  plaisirs  vulgaires.  La  vérité  de  cet  antagonisme 
qui,  à  partir  de  cette  époque,  devait  toujours  s'accentuer  davan- 
tage, fut  dans  l'indépendance  reconquise  que  Goethe,  aux  pre- 
miers momens,  laissa  paraître  sans  l'afficher  aucunement,  mais  de 
l'air  d'un  homme  désormais  trop  maître  de  lui-môme  pour  ne  pas 
vouloir  l'être  aussi  de  ses  maîtresses.  Or  c'est  ce  dont  à  aucun  prix 
on  ne  voulait;  plus  l'homme  était  devenu  grand,  plus  on  tenait  à 
régner  sur  lui.  Qui  sait  si,  par  un  de  ces  sacrifices  illustres  aux- 
quels le  monde  a  vu  les  plus  hautes  vertus  se  résigner  en  déses- 
poir de  cause,  qui  sait  si  l'on,  n'eût  pas  été  jusqu'cà  se  départir  des 
réserves  qui  jadis  avaient  tant  irrité  l'amant  jaloux  de  tous  ses 
droits?  Mais  Goethe,  en  voyageant,  avait  changé  d'humeur,  et  c'é- 
tait assez  qu'il  revînt  précédé  de  la  réputation  d'un  mauvais  sujet 
pour  qu'on  offrît  au  brillant  libertin,  en  pleine  possession,  ce  que  le 
plus  sensible  et  le  plus  épris  des  amans  n'avait  obtenu  qu'à  la  dé- 
robée, et  encore...  Goethe  venait  de  remplir  l'Italie  du  bruit  de  ses 


910  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

fredaines;  les  sens  à  côté  de  l'esprit  avaient  mené  leur  fête,  et, 
comme  ces  demi-dieux  du  paganisme  qui  comptent  leurs  travaux  et 
leurs  scandales  par  douzaines,  le  mythique  jeune  homme,  avant  de 
s'engouffrer  dans  son  nuage,  s'était  un  peu  bien  licencieusement 
donné  carrière.  Nous  connaissons  la  jolie  Milanaise  de  Castelgan- 
dolfo;  une  autre  déjà  l'avait  précédée  :  la  petite  danseuse  de  corde 
dont  Goethe,  à  peine  débarqué  à  Venise,  s'était  amouraché  en  la 
voyant  travailler  sur  la  place  Saint-Marc,  et  qui,  seule,  servit  de 
type  à  Mignon.  Elle  s'appelait  Bettina  comme  l'autre,  car  dans  cette 
Utanie  d'aimables  pécheresses  les  mêmes  noms  reparaissent  à  cha- 
que instant  pour  désigner  des  figures  distinctes,  ce  qui  ne  laisse 
pas  d'amener  bien  des  confusions  dans  les  commentaires.  Les  maî- 
tresses de  Goethe  sont  doubles;  il  y  a  Bettina-Mignon  (1),  comme 
il^y  a  Bettina  d'Arnim,  comme  il  y  a  Frédérique  Oeser  et  Frédérique 
Brion,  comme  il  y  a  Charlotte  Kestner  (celle  de  Werther)  et  Char- 
lotte de  Stein,  Christiane  Vulpius  (qui  fut  sa  femme)  et  Christiane 
Neumann  des  Elégies,  comme  il  y  a  la  Milanaise  du  premier  séjour 
à  Rome  et  la  Milanaise  du  second  séjour. 

En  avril  1788  en  effet,  se  trouvant  à  Rome  pour  la  seconde  fois, 
il  y  redevint  la  proie  d'autres  amours  plus  irritantes  peut-être,  bien 
qu'assurément  moins  avouables.  C'était  encore  une  fille  de  Milan, 
mais  plus  belle,  plus  plastique,  servant  de  modèle  dans  les  ateliers. 
Son  nom,  comme  du  reste  celui  de  la  gentille  enfant  dont  nous 
avons  esquissé  le  profil,  demeure  un  secret  pour  l'histoire,  et  c'est 
seulement  dans  une  correspondance  du  temps  qu'on  trouve  trace  de 
cette  anecdote.  Voici  en  effet  ce  que  nous  apprend  une  lettre  de 
Schiller  à  Koerner  (2).  «  Cette  après-midi,  j'eus  la  visite  de  Goeth-e 
et  de  Meyer,  qui  tous  les  deux  reviennent  de  Suisse.  A  ce  propos, 
Meyer  m'en  a  raconté  de  belles;  il  paraîtrait  que  Goethe,  au  dire  des 
gens  qui  l'ont  connu  à  Rome,  aurait  lié  commerce  avec  une  fille  du 
pays,  d'extraction  assez  basse  et  de  mœurs  fort  suspectes;  on  ajoute 

(1)  Nous  n'avons  point  à  définir  ici  la  nature  du  sentiment  que  lui  inspira  cette  jolie 
enfant  de  Bohême,  espèce  d"Esméralda  avant  la  lettre,  dont  il  fut  avant  tous  le  portrai- 
tiste. Curiosité  d'imagination,  sympathie  et  convoitise,  il  y  eut  de  tout  cela.  Au  sortir 
de  cette  atmosphère  ambrée  du  salon  de  M'"«  de  Stein,  bourré  de  délicatesses  et  de 
préciosités,  il  avait  hâte  de  se  reprendre  à  la  nature,  de  mordre  en  plein  fruit  vert.  Mi- 
gnon aime  Wilhelm  Meister  sans  être  aimée  de  lui;  ce  fut,  j'imagine,  l'histoire  de  la 
pauvre  ballerine.  «  Antoinette  a  des  désirs  qu'il  ne  me  convient  pas  de  satisfaire,  et  je 
l'évite,  »  avait  écrit  le  Goethe  de  Francfort  d'une  des  quatre  filles  Gérock,  qui  passe  pour 
avoir  sa  part  à  revendiquer  dans  le  personnage  de  Mignon.  Pour  l'adorable  bohémienne 
de  Venise,  il  ne  l'évita  point;  bien  au  contraire,  il  passait  sa  vie  à  lui  voir  exécuter  sa 
danse  des  œufs.  «  J'y  dépensai  d'enthousiasme  mon  meilleur  temps  et  mon  meilleur  ar- 
gent; «  puis  il  partit  avec  des  souvenirs  plein  le  cœur  et  tout  un  essaim  de  rimes  dans 
la  tête. 

(2)  Correspondances  de  Schiller  et  de  Koerner,  1774-1805,  L  IV. 


MADAME    DE    STEIN.  911 

même  qu'il  l'aurait  épousée.  Meyer  m'a  donné  sur  le  sujet  tant  de 
particularités,  que  je  n'en  puis  douter;  ainsi  Goethe  paierait  une 
pension  aux  parens  et  à  la  sœur,  avec  laquelle  il  avait  commencé 
par  entrer  en  relations.  La  personne  était  connue  de  tous  les  jeunes 
artistes;  elle  faisait  le  métier  de  modèle.  Mets-toi  en  quête  d'infor- 
mations précises  là-dessus,  et  ne  manque  pas  de  m'instruire  de  tout 
ce  que  tu  apprendras.  J'en  suis  profondément  désolé  pour  Goethe, 
car  il  s'agit  d'une  vraie  drôlesse  qui  l'aurait  indignement  dupé.  » 
Koerner  obéit  au  vœu  de  Schiller,  et  sa  réponse  contient  le  résumé 
de  ses  renseignemens.  «  Il  n'y  a  que  trop  de  vrai  dans  tout  ce  que 
Meyer  t'a  raconté,  cependant  la  situation  n'est  point  si  désastreuse^ 
Et  d'abord,  de  mariage  il  n'a  jamais  été  question;  mais  ce  qu'on, 
m'assure,  c'est  que  Goethe  a  emmené  la  donzelle  de  Rome  et  l'a 
conduite  avec  lui  en  Suisse.  Comme  tu  penses,  je  ne  lui  ai  point 
parlé  de  cette  laide  histoire;  mais,  sans  avoir  eu  besoin  de  le  ques- 
tionner, je  crois  savoir  maintenant  de  source  certaine  qu'il  a  laissé 
la  demoiselle  en  Suisse  et  pris  des  mesures  pour  qu'elle  y  reçût 
quelque  éducation.  Il  se  peut  qu'il  ait  sur  elle  des  projets  d'avenir, 
lesquels  ne  se  réaliseront  pas,  j'en  jurerais.  Les  sens  l'auront,  comme 
d'habitude,  entraîné.  Or  ce  n'est  pas  avec  ses  lettres  qu'elle  le  m.ain- 
tiendra  sous  son  empire.  Peut-être  aussi  qu'en  Suisse  le  temps  va 
lui  sembler  bien  long,  et  alors  un  faux  pas  est  vite  fait;  une  autre 
n'a  qu'à  lui  plaire  davantage,  l'enlever,  et  Goethe  en  sera  quitte 
pour  un  peu  d'argent.  »  Là  s'arrêtent  les  confidences  de  Koerner, 
le  seul  avec  Schiller  qui  dise  un  mot  de  cette  histoire,  sur  laquelle 
nous  fermerons  aussi  la  parenthèse. 

Pour  épuiser  la  chronique  galante  de  ce  voyage  en  Italie,  citons 
encore  cette  princesse  napolitaine  que  Gdethe  appelle  «  dame  Ko- 
bold.  »  Le  nom  dit  tout  :  nature  mobile,  ardente  et  démoniaque, 
dont  l'aventure  avec  le  poète  rappelle,  mais  de  loin  et  sans  qu'il  y 
ait  eu  de  conséquences  fâcheuses,  l'histoire  de  Rossini  avec  la  prin- 
cesse Borghèss.  Il  y  eut  aussi  la  marquise  Branconi,  rencontrée  à 
Lausanne  en  1779  lors  du  second  voyage  en  Suisse,  et  plus  tard 
retrouvée  à  Weimar.  C'était  une  délicieuse  et  fort  galante  personne 
qu'une  liaison  avec  le  duc  de  Brunswick  avait  déjà  rendue  célèbre, 
et  dont  la  comtesse  Sanvitale  du  Tasse  offre  un  portrait  assez  res- 
semblant, u  Elle  me  paraît  si  belle,  si  adorable,  écrit  Goethe  à 
M'"  de  Stein,  que  j'en  suis  à  me  demander  si  tout  cela  peut  bien 
être  ainsi  que  je  le  vois  ;  un  esprit,  un  mouvement,  des  clartés  sur 
toutes  choses  qui  vous  confondent!  Il  faut  vraiment  dire  de  cette 
femme  ce  que  raconte  Ulysse  du  rocher  de  Scylla  :  nul  oiseau,  fut-ce 
la  colombe  rapide  qui  porte  à  Jupiter  l'ambroisie,  ne  le  peut  effleu- 
rer sans  y  blesser  son  aile.  »  Ce  qui  étonne  en  pareil  cas  bien  au- 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trement  que  tous  les  mérites  petits  et  grands  de  la  marquise  Bran- 
coni,  c'est  de  voir  un  amant  venir  ainsi  parler  d'une  autre  femme 
à  sa  maîtresse.  Tout  porte  à  croire  que  cet  excès  de  lyrisme  affecta 
désagréablement  le  cœur  de  M'"*  de  Stein.  Il  convient  aussi  de  se 
représenter  sous  son  véritable  aspect  la  société  weimarienne  d'alors, 
uniquement  préoccupée  des  choses  de  l'esprit. 

Tout  absolutisme  en  ce  monde  est  funeste,  à  commencer  par  ce- 
lui de  l'intelligence.  Où  le  culte  de  l'imagination  règne  seul,  la  raison 
et  la  morale  ont  bientôt  fait  de  perdre  leurs  droits.  Rien  ne  rappelle 
le  iroubadoiirisme  provençal  comme  cette  période  intellectuelle  et 
galante  jusqu'au  raffinement  de  la  société  de  Weimar.  Dans  ces 
belles  dames  du  cercle  de  la  grande-dachesse  Louise,  on  croirait 
voir  revivre  les  Ermengarde  de  Narbonne  et  les  Éléonore  de  Guienne; 
c'est  la  cour  d'amour  en  porcelaine  de  Saxe  rococo.  «  Il  est  permis 
de  prendre  pour  quelque  temps  une  autre  amante  afin  d'éprouver  la 
première.  —  L'époux  divorcé  peut  fort  bien  devenir  l'amant  de  sa 
femme  mariée  à  un  autre.  Le  véritable  amour  ne  saurait  exister 
entre  époux.  »  Qu'est-ce  que  les  rapports  d'un  Goethe  avec  une 
Charlotte  de  Stein ,  sinon  la  mise  en  action  la  plus  ouverte  et  la 
plus  ingénue  de  ces  préceptes?  Aucun  ne  sera  omis,  croyez-le  bien. 
On  en  vient  à  se  demander  si  le  divorce  ne  serait  pas  ce  qu'il  y  au- 
rait de  mieux,  mais  on  hésite,  on  recule  devant  un  éclat;  la  loi  du 
mariage  peut  bien  être  offensée,  violée  aux  yeux  de  tous  sans  le 
moindre  scandale,  mais  une  séparation  qui  mettrait  ces  deux  amans 
en  pleine  et  légitime  possession  l'un  de  l'autre  pourrait  faire  du 
bruit.  On  continuera  donc  à  vivre  sur  le  même  pied.  M"""  de  Stein 
n'était  pas,  tant  s'en  faut,  une  héroïne  de  George  Sand,  une  de 
ces  natures  qui,  lorsque  la  passion  a  sonné  le  boute-selle,  par- 
tent en  guerre  à  fond  de  train  contre  toutes  les  institutions  divines 
et  humaines;  c'était  plutôt  une  grande  coquette  fort  éprise  de  son 
amour  et  en  même  temps  fort  à  cheval  sur  le  dada  du  qu'en  dira - 
t-on,  et  pensant,  comme  M'"^  Necker,  que  si  un  homme  (Goethe 
par  exemple)  doit  savoir  braver  l'opinion,  une  femme  doit  s'y  sou- 
mettre. M""^  de  Stein  ne  voulait  rien  au-delà  de  ce  que  le  monde 
autorise,  et  le  monde  de  Weimar  à  cette  époque  avait,  comme  on 
dit,  la  manche  large.  D'autre  part,  si  sa  conscience  eût  parlé  plus 
haut  que  son  cœur,  elle  se  serait  empressée  de  rompre  avec  Goethe; 
mais  M'"*'  de  Stein  était  une  Céllmène  sans  héroïsme,  elle  avait  plus 
de  qualités  que  de  vertus.  Trop  vaine  pour  renoncer  aux  hommages 
d'un  adorateur  dont  les  assiduités  en  la  compromettant  lui  faisaient 
une  sorte  de  gloire,  elle  tenait  de  sa  naissance  et  de  son  éducation 
première  des  principes  qui  par  momens  tendaient  à  prévaloir;  elle 
avait  des  fluctuations,  sinon  des  remords.  Un  jour,  sur  le  blanc 


MADAME    DE    STEIN.  913 

d'une  lettre  de  Goethe,  elle  écrivit  cette  pensée  en  vers  très  délica- 
tement tournés  :  «  Ce  que  je  ressens  est-il  donc  si  coupable,  et  ma 
conscience,  que  j'interroge,  ne  me  dira-t-elle  pas  enfin  quel  parti 
prendre  et  comment  expier  un  péché  si  doux?  »  L'honnête  femme 
et  la  muse  se  livraient  combat,  et  de  cette  lutte  sourde  et  intermit- 
tente Goethe  recevait  les  contre-coups. 

L'amour  ayant  vécu  sa  période,  il  avait,  au  retour  d'Italie,  voulu 
réclamer  l'amitié.  —  Mauvais  système.  Cette  greffe-là  n'a  jamais 
rien  produit  de  bon.  L'arbre  édénique  où  la  main  d'Eve,  sous  les 
yeux  du  serpent,  cueillit  la  pomme  n'a  qu'un  fruit  trop  rare,  trop 
exquis,  pour  se  multiplier  en  des  variétés  de  fantaisie;  mal  avisé 
qui  veut  en  utiliser  les  boutures  :  tôt  ou  tard  il  s'apercevra  qu'il  a 
mordu  dans  la  cendre.  Hercule-Goethe  revenu  de  ses  pérégrinations 
lointaines  n'eût  sans  doute  pas  demandé  mieux  que  de  filer  aux 
pieds  de  sa  maîtresse  l'éternel  fuseau  des  amours  abstraites  ;  mais 
la  moderne  Omphale  ne  lui  laissa  pas  même  goûter  en  paix  cet 
agrément.  Les  situations  fausses  ont  cela  de  particulier  qu'elles  n'en 
finissent  jamais.  Les  occasions  de  rupture,  si  fréquentes,  si  sou- 
daines aux  vrais  instans  de  la  félicité,  ne  se  présentent  plus,  ou 
plutôt  il  y  en  a  tant  qu'on  ne  sait  désormais  auxquelles  se  prendre. 
Pourquoi  rompre  aujourd'hui  avec  une  situation  qu'on  a  supportée 
hier,  et  qui  n'est  au  demeurant  ni  pire  ni  meilleure?  Goethe,  n'y 
tenant  plus,  écrivit  la  lettre  qu'on  va  lire;  c'est  un  de  ces  manifestes 
que  lancent  les  désespérés,  et  qui,  à  défaut  de  dénoûment,  amènent 
d'ordinaire  une  interruption  dans  les  habitudes,  car  de  dénoûment 
sérieux  et  définitif,  il  ne  saurait,  en  ces  sortes  d'affaires,  y  en  avoir 
d'autre  que  celui  dont  la  mort  règle  le  programme. 

((  Vos  reproches,  écrit-il  (1"  juin  1787),  m'ont  été  au  premier 
moment  très  sensibles;  croyez  pourtant  qu'il  ne  m'en  reste  au  cœur 
point  d'amertume.  Je  sais  faire  la  part  de  chacun,  et  si  vous  avez 
eu  quelque  peu  à  supporter  de  moi,  il  n'est  que  juste,  en  revan- 
che, que  je  souffre  à  mon  tour  par  vous.  Du  reste,  il  vaut  mieux 
s'expliquer  ainsi  à  l'amiable,  quitte  à  s'en  aller  chacun  de  son  côté, 
si  l'on  ne  parvient  à  s'entendre.  Il  va  sans  dire  que  j'aurai  toujours 
mauvaise  grâce  à  vouloir  compter  avec  vous,  étant  en  tout  état  de 
cause  et  ne  pouvant  que  rester  votre  débiteur.  Merci  de  votre  lettre, 
bien  que,  sous  plus  d'un  rapport,  elle  m'ait  péniblement  affecté. 
J'hésitais  à  répondre,  car  il  est  difficile  en  pareil  cas  d'être  juste 
sans  blesser.  Combien  je  vous  aime,  combien  j'avais  à  cœur  de  rem- 
plir mon  devoir  envers  vous  et  envers  Fritz  (1),  je  croyais  l'avoir 
assez  prouvé  par  mon  retour  d'Italie.  Le  grand-duc  aurait  voulu 

(I)  Frédéric,  le  fils  de  M'"*  de  Stein. 

TOME  LXXXVI,  —  1870.  58 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

m'y  voir  prolonger  mon  séjour;  Herder  venait  de  rentrer  en  Alle- 
magne; je  n'avais  d'ici  à  quelque  temps  aucun  service  qui  rendît 
nécessaire  ma  présence  auprès  du  prince  héréditaire  :  c'est  donc 
pour  vous,  pour  vous  seule  et  pour  Fritz  que  je  revenais,  et  dans 
quelles  dispositions  vous  retrouvé-je  !  comment  fus-je  reçu  de  vous 
comme  de  mes  amis  !  Cependant  la  grande-duchesse  part  en  voyage; 
elle  emmène  Herder,  et  veut  aussi  me  prendre  avec  elle  :  je  refuse 
pour  ne  pas  quitter  mes  amis,  pour  rester  à  vos  côtés.  Je  reste, 
comme  je  suis  revenu,  à  cause  de  vous,  de  mes  amis,  et  c'est  pour 
ra'entendre  répéter  à  toute  heure  que  je  n'aime  personne,  et  ferais 
tout  aussi  bien  d'être  absent.  Remarquez  qu'il  n'était  pas  même 
question  en  ce  moment  de  cette  relation  qui  paraît  tant  vous  irriter. 
Qu'est-ce,  voyons,  que  cette  relation?  quel  obstacle  crée-t-elle  à  mes 
autres  affections?  à  qui  est-ce  que  je  dérobe  ce  que  je  donne  de 
mes  sentimens  à  cette  pauvre  créature  (1),  les  heures  que  je  passe 
avec  elle?  Interrogez  Fritz,  Herder,  ceux-là  qui  m'approchent  de 
plus  près;  ils  vous  diront  si  je  suis  moins  sympathique  aux  gens, 
moins  dévoué  qu'autrefois,  si  je  n'appartiens  pas  au  contraire  plus 

(1)  La  pauvre  créature  ici  n'est  autre  qu'une  blonde  et  jolie  enfant  que  le  hasard 
avait  poussée  sur  son  chemin,  et  qui  finit  par  devenir  sa  femme.  Fille  d'un  modeste  li- 
bra'rc,  Christiane  Vulpiais,  douée  d'une  éducation  assez  médiocre  et  n'ayant  pour  elle 
que  son  frais  visage,  ses  belles  boucles,  ses  lèvres  de  pourpre,  son  pied  mignon,  cette 
Bettina  bourgeoise  devait  naturellement  peu  réussir  près  de  la  noblesse  et  du  monde 
esthétique  de  Wcimar,  et  M""  de  Stein,  toute  la  première,  n'avait  point  à  la  ménager. 
Elle  commença  par  l'appeler  dédaigneusement  «  la  domoiselle  de  M.  le  conseiller  privé,  n 
et  plus  tard  aflbcta  de  la  présenter  aux  yeux  du  monde  sous  les  traits  d'une  seconde 
Thérèse  Levasseur.  Goethe,  à  travers  toutes  ses  escapades  romanesques,  avait  toujours 
rêvé  les  joies  de  la  famille.  Dans  cette  éblouissante  jeune  fille  qui  s'offrait  à  lui  sans 
naissance,  sans  fortune  et  sans  titre,  vit-il  du  premier  coup  d'œil  celle  qui  pouvait  lui 
donner  un  bonheur  qu'il  ne  devait  attendre  ni  d'une  comtesse  ni  d'un  bel  esprit?  Pensa- 
t-il  avoir  découvert  là  cet  être  bon,  naturel,  féminin,  destiné  à  ne  s'occupei'  que  de 
son  intérieur,  à  ne  rien  savoir  des  intrigues  du  dehors,  h  ne  jamais  Tinterroger  sur 
rien  :  étoile  fixe  et  bienfaisante  dont  la  douce  hieur  reposei-ait  ses  yeux  de  l'importune 
fascination  de  tant  de  soleils?  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il  la  prit  avec  lui  et  ne 
la  quitta  plus.  C'était  une  Catherine  d'Heilbronn,  vivant  dominée,  subjuguée  par  le  re- 
gard du  maître,  voulant  ce  qu^l  voulait,  soumise  et  passive  jusqu'à  la  déchéance.  «Rien 
ne  manquait  à  cet  heureux  mariage,  si  ce  n'est  la  bénédiction  du  prêtre,  »  écrit  assez 
ingéniutnent  l'honnête  M.  Riemer,  un  de  ces  commentateurs  sans  préjugés  qui  détes- 
tent l'hypocrisie,  même  alors  qu'elle  est  un  simple  hommage  rendu  à  la  vertu.  La  bé- 
nédiction, après  s'être  fait  attendre  dix-sept  ans,  eut  lieu  pourtant  le  19  octobre  1S06, 
trois  jours  après  la  bataille  d'Iéna.  Goethe  connaissait  trop  bien  le  cœur  des  femmes; 
il  avait  trop  voyagé  dans  ce  pays  du  Tendre  pour  ne  pas  savoir  ce  que  valent  ces  sen- 
timens, ua  peu  vulgaires  peut-être,  mais  qui  ne  vous  marchandent  jamais  ni  la  sou- 
mission iii  le  sacrifice.  11  lui  resta  jusqu'à  la  fin  très  fidèlement  attaché.  La  douleur  qui 
le  prit  en  perdant  cette  brave  et  bourgeoise  gardienne  de  son  foyer  fut  de  nature  à 
venger  la  pauvre  Vulpius  de  bien  des  sarcasmes  décochés  d'en  haut  par  telle  grande 
dame. 


MADAME    DE    STEIN.  915 

que  jamais  au  inonde,  à  mes  affections,  et  c'est  toi,  la  plus  tendre, 
la  plus  intime,  la  meilleure  de  ces  affections,  c'est  toi  qui  me  re- 
proches ma  conduite  !  Quels  sont  donc  mes  crimes  pour  avoir  mérité 
le  traitement  que  tu  m'infliges,  et  qu'en  vérité  je  ne  saurais  sup- 
porter davantage?  Si  je  suis  en  humeur  de  causer,  tu  me  fermes  la 
bouche  par  ton  silence,  tu  réponds  par  la  plus  froide  indifférence  à 
la  sympathie  dont  je  t'environne,  et  ne  me  parles  que  de  mon 
égoïsme  et  de  mon  ingratitude.  Mes  mouvemens,  ma  façon  d'être, 
jusqu'à  l'air  de  mon  visage,  tout'semble  te  déplaire  en  moi.  Tu  con- 
trôles, tu  récrimines,  enfin  je  me  sens  de  plus  en  plus  mal  à  mon 
aise,  et  je  renonce  à  voir  renaître  et  refleurir  la  confiance  dans  un 
cœur  qui  m'a  de  parti-pris  et  si  capricieusement  repoussé.  » 

III. 

Méritée  ou  non,  la  sortie  était  vive.  Après  avoir  lu  cette  lettre, 
M™^  de  Stein  prit  une  plume  et  se  contenta  d'y  apposer  le  paraphe 
qui  suit  :  «  Oh!!!  »  Dans  cette  exclamation  vocative,  chacun  lira  ce 
qu'il  voudra;  ironie  et  colère,  sanglots  étouffés,  orages  intérieurs, 
amers  ressentimens,  que  de  choses  dans  ces  trois  points  d'exclama- 
tion, comme  dans  le  coup  d'éventail  de  Célimène  éconduite!  Le 
message  de  Goethe,  sévère  et  catégorique,  n'admettait  pas  de  ré- 
plique; une  rupture  seule  y  pouvait  répondre  :  on  se  quitta. 

Goethe  n'était  ni  un  Don  Juan  ni  un  Casanova;  au  fond,  il  a  beau- 
coup aimé,  et  remarquez  que  nous  ne  disons  pas  cela  le  moins  du 
monde  pour  qu'il  lui  soit  beaucoup  pardonné.  A  travers  toutes  les 
folles  escapades  de  sa  vie  de  jeunesse,  toutes  les  expériences  et  toutes 
les  cm'iosiiés  de  son  âge  mûr,  il  conserva  le  respect,  le  culte  de  la 
femme.  S'il  paya  plus  que  de  raison  assurément  son  tribut  à  l'hu- 
maine'^nature,  du  moins  jamais  ses  faiblesses  n'eurent  l'orgueil  du 
vice,  et  ce  n'est  pas  lui  qu'on  accusera  d'avoir  avili  ses  victimes.  Non; 
ses  maîtresses,  tout  au  contraire,  il  les  a  pom'  l'immortalité  glori- 
fiées dansl'idéal.  De  Frédérique  il  a  fait  Marguerite,  puis  Claire;  de 
Christiane,  il  a  fait  Euphrosine;  de  M™«  de  Stein,  Éléonore  d'Esté  et 
Iphigénie.  a  L'amour  est  tout;  vivre  sans  aimer,  c'est  battre  de  la 
vaine  paille.  »  Que  la  rupture  vînt  de  la  femme  ou  de  lui-même, 
que  la  séparation  lui  fût  imposée  par  les  circonstances,  il  dévorait 
sa  peine,  et  silencieusement  l'enfermait  dans  son  cœur  assez  ouvert, 
assez  vaste,  pour  que  les  nouveaux  bonheurs  s'y  logeassent  côte  à 
côte  avec  les  anciens  chagrins.  Les  rapports  entre  Goethe  et  M"*^  de 
Stein  devaient  finir  cependant  par  se  renouer  (1).  L'interruption 

(1)  Avaient-ils  jamais  été  brisés?  On  ne  se  voyait  plus,  mais  sans  cesser  absolument 


916  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dura  sept  ans,  puis  un  beau  jour  on  se  revit  comme  si  l'on  s'était 
quitté  la  veille,  et  les  choses  alors  s'établirent  d'elles-mêmes  sur  le 
pied  où  Goethe  les  avait  voulues  à  son  retour  d'Italie.  Seulement  à 
cette  époque  c'était  trop  tôt;  il  y  a  de  ces  tableaux  de  mœurs  qui 
ne  sont  à  leur  point  que  lorsque  le  temps  a  mis  dessus  sa  patine. 
Celui-ci,  par  exemple,  pour  être  vu  tout  à  son  avantage,  a  besoin 
que  vous  l'observiez  au  demi-jour  de  cette  période. 

Entre  cette  personne  d'esprit  vieillissante  et  ce  grand  homme, 
tout  jeunesse  et  tout  flamme  en  son  apaisement,  une  intimité  nou- 
velle se  forma  au-dessus  des  orages  de  la  vie.  Plus  de  contradic- 
tions, de  malentendus  possibles,  on  se  voit  à  toute  heure,  d'une 
maison  à  l'autre,  les  billets  vont  et  viennent;  on  continue  à  vivre  à 
deux,  mais  après  s'être  chacun  de  son  côté  reconquis.  Goethe  n'avait 
jamais  trompé  M™""  de  Stein,  son  tort  fut  au  contraire  de  n'avoir  pas 
craint  de  l'entretenir  de  ses  aventures  galantes  ta  un  moment  où  la 
coquetterie  était  chez  elle  encore  à  l'état  aigu.  Coquette,  elle  le  fut 
jusque  dans  la  mort;  mais  sa  nature  avait  eu  aussi  sa  crise  de  trans- 
formation. Sur  ce  terrain  tout  aplani  où  l'on  se  retrouvait,  les  choses 
du  cœur  et  de  l'intelligence  devaient  seules  prévaloir.  On  s'installa 
donc  pour  ne  le  plus  quitter  dans  le  fauteuil  de  Julie  d'Angennes, 
oubliant  la  Julie  de  Rousseau,  entrevue  un  moment  en  rêve,  et  la 
Géhmène  allemande  en  vint  tout  naturellement  à  se  dire  comme 
M"''  de  Lespinasse  :  «  Que  m'importe  que  mon  amant  me  trompe  si  je 
l'aime?  »  N'essayons  pas  de  nombrer  les  hommes  dont  une  femme 
ne  conserve  la  fidélité  qu'à  ce  prix,  la  liste  en  serait  trop  longue. 
Goethe  ne  pouvait  s'attacher  que  dans  ces  conditions;  la  femme  à 
laquelle  il  appartenait  momentanément  n'était  là  que  pour  lui  faire 
en  quelque  sorte  mieux  goûter  les  autres  femmes,  et  pour  recevoir 
ses  confidences  à  leur  sujet.  Si  M'"^  de  Stein  le  garda  jusqu'à  la  fin, 
elle  dut  son  long  règne  à  l'exquise  souplesse  qu'elle  mit,  je  ne  dirai 
pas  seulement  à  prendre  en  patience  une  situation  qu'il  n'y  avait 
point  à  gouverner,  mais  à  s'y  intéresser  de  cœur  et  d'esprit.  Elle 
eut  des  condescendances  de  grande  dame  et  même  des  sympathies 
pour  toutes  les  héroïnes  de  la  légende,  elle  tendit  de  la  meilleure 
grâce  sa  belle  main  à  Bettina  d'Arnim,  à  Christiane  Neumann,  sourit 
de  son  plus  doux  sourire  à  cette  adorable  enfant  qui  s'appelait  Ul- 

de  s'occuper  l'un  de  l'autre,  lui  toujours  affectueux  pour  le  fils  de  M"'"  de  Stein  quand 
il  le  rencontrait,  elle  moins  indulgente  et  reportant  trop  volontiers  sur  le  fils  do  Goethe 
la  haine  qu'à  cette  époque  elle  nourrissait  pour  la  mère.  Cependant  ton  ancienne  ten- 
dresse était  loin  de  l'avoir  abandonnée,  et  ce  sentiment  ne  laissait  pas  de  se  montrer 
au  besoin  très  vivacc.  «  Je  n'aurais  jamais  cru,  écrit-elle  à  son  fils  Frédéric  (12  jan- 
vier 1801),  que  notre  ami  d'autrefois  me  fût  resté  si  clier;  il  a  fallu,  pour  me  l'ap- 
prendre, la  grave  maladie  qui  le  retient  depuis  neuf  joun.  » 


MADAME    DE    STEIN.  917 

rique  de  Levezow,  et  fut  en  1823  la  suprême  illusion  amoureuse, 
ultima  Thule,  du  grand  voyageur,  venu  à  Marienbad  pour  des  études 
minéralogiques,  et  trouvant  là  «  parmi  tant  de  pierres  son  dernier 
diamant.  » 

M'"''  de  Stein  mourut  à  quatre-vingt-cinq  ans  (janvier  1827). 
«  C'est  le  premier  chagrin  qu'elle  me  cause,  »  disait  avec  une  émo- 
tion pleine  de  délicatesse  Louis  XIV  en  perdant  Marie-Thérèse. 
M'"^  de  Stein  ne  voulut  même  pas  que  sa  mort  fût  pour  Goethe  une 
occasion  d'ennui ,  et  comme  il  détestait  tout  cérémonial  funèbre , 
elle  régla  de  son  lit  la  marche  de  son  propre  enterrement,  ordon- 
nant de  faire  un  détour  pour  ne  point  passer  devant  la  demeure  de 
son  vieil  ami.  Cette  espèce  de  stoïcisme  n'a  rien  qui  doive  nous 
étonner  chez  les  femmes  de  cette  période.  Quelque  vingt  ans  aupa- 
ravant, la  mère  de  Goethe  en  avait  déjà  donné  un  exemple.  Sa  ma- 
ladie n'ayant  pas  eu  le  temps  de  se  répandre  en  ville,  une  invitation 
à  dîner  pour  le  lendemain  lui  arriva  au  moment  qu'elle  allait  rendre 
l'âme.  Aussitôt  la  fière  matrone  demande  une  plume  et  de  l'encre, 
et  ni  plus  ni  moins  que  s'il  se  fût  agi  d'une  excuse  ordinaire,  écrivit 
à  ses  amis  de  ne  pas  l'attendre,  car  elle  avait  a  à  mourir  entre 
temps.  »  M.  Cousin,  qui  savait  l'Allemagne  comme  M'"""  de  Staël,  et 
c'est  tout  dire,  ignorait  cette  anecdote.  Un  jour  que  nous  la  lui  ra- 
cq,ntions,  il  en  prit  texte  et  partit  de  là  pour  une  de  ces  superbes 
digressions  où  son  esprit,  toujours  sur  le  qui-vive,  aimait  à  s'élan- 
cer d'un  grand  coup  d'aile.  La  mère  l'amena  tout  naturellement  à 
parler  du  fils,  qu'il  avait  connu  autrefois,  et  dont  à  son  tour  il  nous 
dit  la  mort,  «  belle  et  plastique  mort  qui  ressemble  à  sa  vie;  son 
pouls  comme  de  lui-même  s'arrêta,  sans  que  l'harmonie  de  l'être 
fût  rompue.  Point  de  secousse,  d'agonie,  surtout  point  de  troubles 
d'esprit,  de  terreurs.  —  Que  voulez -vous?  c'était  un  homme  du 
xviii"  siècle.  »  Il  y  a  donc  une  manière  de  mourir  propre  à  chaque 
siècle;  pourquoi  chaque  siècle  n'aurait-il  pas  aussi  sa  façon  d'ai- 
mer? Gardons-nous  de  condamner  trop  vite  ce  qui  nous  étonne,  je 
ne  dis  pas  ce  qui  nous  scandalise,  car  les  moralistes  du  temps  où 
nous  vivons,  à  moins  d'être  de  francs  hypocrites,  n'ont  point  à  le 
prendre  de  si  haut  avec  la  société  du  passé.  D'ailleurs  aimer  est  la 
grande  affaire,  la  vraie,  l'unique  loi  de  force,  de  productivité,  de 
conservation.  Le  sentiment  est  tout,  l'objet  n'est  rien  : 

Je  te  dois  tout  à  toi,  puisque  c'est  toi- que  j'aime, 

a  dit  Voltaire  dans  un  des  vers  les  plus  humains,  les  mieux  venus 
de  la  langue  française.  Ce  magistrat  qui  voulait  que  derrière  tout 
criminel  on  cherchât  la  femme  n'était  qu'un  juge  sans  philosophie 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  ne  voyait  qu'un  des  côtés  de  la  question,  car  si  la  femme  a  sa 
part  dans  le  mal,  la  part  qui  lui  revient  du  bien,  du  beau,  reste 
immense.  Cherchez-la  derrière  le  crime  et  le  vice,  et  vous  la  trou- 
verez, c'est  plus  que  probable;  mais  cherchez-la  surtout  à  côté  du 
génie,  et  vous  bénirez  éternellement  son  influence.  Derrière  quel 
chef-d'œuvre,  quel  acte  d'héroïsme  n'est-elle  pas?  D'elle  tout  est 
fécond,  jusqu'aux  tourmens  qu'elle  inflige  au  cœur  de  l'homme. 
Molière  a  pu  maudire  Armande  Béjart,  ou  plutôt  nous  pouvons, 
nous,  la  maudire,  car  lui,  si  magnanime,  ne  l'eût  point  fait;  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  sans  Armande  le  Misanthrope  n'existerait 
pas. 

Dans  la  société  allemande  de  cette  période,  et  principalement 
dans  ce  groupe  de  Weimar,  les  femmes  idéales  florissaient  ;  on  peut 
donc  supposer  que,-  même  sans  M'"*  de  Stein,  Iphigénie  et  le  Tasse 
auraient  vu  le  jour;  à  défaut  de  la  belle  et  intelligente  baronne, 
une  auguste  princesse  était  là  pour  inspirer  ces  deux  illustres  créa- 
tions, auxquelles,  en  tout  état  de  cause,  elle  ne  fut  d'ailleurs  pas 
étrangère.  J'ai  nommé  la  grande-duchesse  Louise,  que  Goethe  aima 
aussi,  bien  qu'en  tout  honneur  et  respect  cette  fois,  car  elle  était  sa 
souveraine  et  plus  encore,  la  femme  de  Charles-Auguste,  son  ami  ; 
mais  ce  que  M"**  de  Stein  a  seule  inspiré,  provoqué,  c'est  le  voyage 
en  Italie.  Elle  est  \ci^  volens,  nolens,  la  véritable  instigatrice,  et 
cela,  chose  triste  à  dire,  par  les  petits  côtés  de  sa  nature.  Cette 
crise,  qui  sauva  Goethe  et  le  mit  à  flot,  fut  le  résultat  non  voulu 
par  elle,  mais  forcé,  des  mille  complications  qu'elle  lui  créait,  et 
voilà  comment  Yéternel  fêtninin  doit  être  glorifié  jusqu'en  ses 
plus  féroces  diableries,  car  la  morale  du  brave  Chrysale  ne  s'ap- 
plique point  aux  héros  de  ce  monde,  et  telle  grande  coquette,  en 
poussant  hors  de  ses  gonds  le  génie  qu'elle  traîne  à  sa  suite,  aura 
plus  fait  pour  la  gloire  d'un  grand  homme  que  l'honnête  et  digne 
femme  qui  raccommode  ses  chausses,  soigne  son  pot-au-feu,  et  qui 
ne  peut  rien,  elle,  que  pour  son  bonheur. 

M'"^  de  Stein  n'apparaît  dans  le  monde  que  passé  la  première  jeu- 
nesse; ses  portraits  nous  la  représentent  déjà  presque  sur  le  retour. 
C'est  une  de  ces  muses  de  salon  auxquelles  un  peu  de  fard  ne 
messied  pas,  et  qu'il  faut  voir  dans  un  cadre  à  la  pâle  clarté  des 
bougies,  et  non  en  plein  soleil,  comme  les  Béatrix,  les  Frédérique. 
Je  me  la  figure  à  trente-huit  ans,  bien  tournée,  avec  un  certain 
embonpoint,  plutôt  grande;  beaucoup  de  calme,  de  dignité,  polie  à 
l'excès  envers  le  commun  des  martyrs,  et  gardant  ses  familiarités 
et  son  esprit  pour  les  princes  et  les  gens  de  son  monde.  Elle  a  le 
visage  ovale,  les  traits  fins,  un  peu  tirés.  Rien  en  somme  de  ce 
qui  caractérise  la  beauté,  mais  de  la  physionomie,  du  charme  tant  et 


MADAME    DE    STEIN.  919 

plus,  et  —  pour  éclairer  tout  cela  —  deux  beaux  yeux  d'expression 
mobile,  diverse,  passant  du  grave  au  doux,  et,  que  leur  lumière 
rayonne  ou  se  voile,  toujours  pleins  d'intelligence  et  de  captation. 
Elle  avait,  comme  M*"'  de  Staël,  l'habitude  en  causant  d'agiter  à  la 
main  quelque  chose  :  un  couteau  d'ivoire,  un  crayon,  une  fleur. 
Toutes  les  femmes  de  ce  temps-là  se  ressemblent  par  je  ne  sais  quel 
idéal  de  convention  dans  la  façon  d'être  et  dans  la  mise,  do-nt  les  por- 
traits d'Angelica  Kauffmann  donnent  bien  la  note.  C'est  le  règne  des 
draperies,  des  beaux  bras  et  de  la  harpe.  Hors  de  son  salon,  elle 
était  naturelle,  ses  billets  le  prouvent,  et  aussi  ses  vers,  très  rares, 
mais  excellens,  qui  sont  beaucoup  moins  des  morceaux  de  poé- 
sie que  des  découpures  prises  sur  le  vif  k  l'emporte-pièce,  et  des- 
tinées, comme  ces  fleurs  qu'on  enferme  dans  un  livre,  à  marquer 
une  date,  à  perpétuer  le  souvenir  d'une  sensation.  On  ne"  saurait 
prétendre  qu'avec  Goethe  elle  se  soit  jamais  maniérée-^  elle  resta  ce 
qu'elle  était,  une  personne  d'infiniment  d'esprit,  de  goût  et  de  dis- 
tinction, très  femme  et  très  coquette,  c'est-à-dire  trois  fois  plus 
qu'il  n'en  faut  pour  faire  le  malheur  d'un  honnête  homme,  car  si 
les  derniers  temps  de  cette  relation  furent  «  le  soir  d'un  beau 
jour,  »  le  début  pour  Goethe  fut  un  enfer.  —  Et  voyez  la  juste  rému- 
nération des  choses  d'ici-bas,  c'est  du  mal  qu'elle  aura  causé  que  la 
postérité  lui  tiendra  meilleur  compte.  Éléonore  d'Esté  fut  aimée  du 
Tasse,  qui  en  devint  fou;  Charlotte  de  Stein  aima  Goethe,  qui  par 
elle  apprit  à  souffrir,  et  les  deux  noms  d' Eléonore  et  de  Charlotte 
vivront  autant  que  ceux  du  Tasse  et  de  Goethe.  Je  n'ai  jamais  com- 
pris pourquoi  Ton  appelait  «  fléaux  de  Dieu  »  les  conquérans; 
fléaux  tout  court,  à  la  bonne  heure!  Il  n'y  a  de  fléaux  de  Dieu  en 
ce  monde  que  les  femmes,  car  à  l'idée  du  mal  qu'elles  peuvent  faire 
et  qu'elles  fout,  l'idée  de  grâce  et  de  salut  vient  aussitôt  se  joindre, 
effaçant  tout  de  son  éclat. 

Henri  Blaze  de  Bury. 


LA 


QUESTION  OUVRIÈRE 

AU  DIX-NEUVIÈME  SIÈCLE 


II. 

LES  TRADe's    unions   ET   L'ASSOCIATION   INTERNATIONALE   DES   TRAVAILLEURS    (1). 


Les  associations  ouvrières  qui  se  sont  constituées  au  début  de 
ce  siècle  en  Angleterre  sous  les  noms  de  tradé's  societies  et  de  tra- 
de's  unions  ont  depuis  quelques  années  vivement  excité  l'attention 
publique.  Leur  existence,  jusque-là  obscure  et  presque  ignorée,  s'é- 
tait manifestée  au  grand  jour  en  1866  par  une  série  d'attentats 
contre  les  personnes  et  les  propriétés,  dont  les  villes  de  Sheiïield  et 
de  Manchester  furent  le  théâtre.  Une  enquête  ordonnée  par  le  par- 
lement, conduite  avec  une  remarquable  habileté  et  une  égale  im- 
partialité, produisit  sur  l'organisation,  le  but  et  la  politique  de  ces 
sociétés  les  renseignemens  les  plus  nombreux  et  les  plus  circon- 
stanciés. Tous  les  détails  de  leur  vie  intime  et  de  leur  action  au 
dehors  ont  été  enregistrés  dans  d'énormes  procès-verbaux  qui  ne 
comprennent  pas  moins  de  onze  volumes.  Il  importait  de  condenser 
la  lumière  de  tous  ces  rayons  épars  :  M.  le  comte  de  Paris,  dans  un 
livre  d'une  conception  simple,  d'une  exécution  sobre  et  d'une  facile 
lecture,  s'est  chargé  de  cette  tâche  malaisée,  et  s'en  est  acquitté  avec 

(1)  Voyez  la  Uevue  du  l*'  mars. 


LA    QUESTION    OUVRIÈRE.  921 

un  grand  bonheur.  Grâce  à  lui ,  le  public  français  a  été  familiarisé 
avec  ces  associations  ouvrières  anglaises.  Cependant,  si  apprécié 
qu'il  ait  été  en  Angleterre  comme  sur  le  continent,  l'ouvrage  de  M.  le 
comte  de  Paris  ne  donne  pas  le  dernier  mot  sur  la  constitution  et 
sur  le  rôle  des  trades  unions.  Des  matériaux,  non-seulement  plus 
abondans,  mais  plus  concluans,  sont  aujourd'hui  à  notre  disposi- 
tion. Les  membres  de  la  commission  d'enquête  ont  déposé  leur  rap- 
port final;  ils  ont  été  contraints  par  l'opinion  publique  de  se  pro- 
noncer, et,  comme  il  arrive  toujours  en  pareil  cas,  ils  ont  été  en 
désaccord.  L'on  a  eu  l'opinion  de  la  majorité  et  celle  de  la  minorité; 
l)ien  plus,  quelques  membres  même  de  la  majorité  ont  cru  devoir 
faire  sur  certains  points  des  réserves  ou  des  observations  qui  les 
séparent  de  leurs  collègues.  Cette  variété  d'appréciations  et  de  do- 
cumens  est  aussi  propre  à  éclairer  le  lecteur,  qui  cherche  à  connaître 
le  sujet  sous  toutes  ses  faces,  qu'à  embarrasser  le  législateur,  qui 
doit  traduire  en  prescriptions  légales  les  suggestions  des  commis- 
saires de  l'enquête.  A  côté  de  ces  travaux  officiels  se  sont  produits 
dernièrement  des  ouvrages  substantiels  d'une  incontestable  valeur, 
et  qui  se  distinguent  par  la  diversité  de  leur  esprit  et  de  leurs  ten- 
dances. L'un  d'eux,  écrit  par  un  économiste  radical,  M.  Thornton, 
a  les  plus  hautes  visées  :  il  s'arme  en  guerre  contre  l'économie  poli- 
tique classique,  et  dans  une  apologie  effrénée  des  coalitions  et  des 
trade's  unions  il  trace  avec  l'animation  de  l'enthousiasme  le  tableau 
vivant  des  associations  ouvrières  en  Angleterre.  Plus  modeste  dans 
ses  prétentions,  M.  James  Stirling,  dans  un  opuscule  des  plus  judi- 
cieux, nous  décrit  sans  pitié  les  incontestables  maux  produits  par 
l'unionisme,  et  rétablit  avec  vigueur  les  vrais  principes  scientifiques 
méconnus  par  les  chefs  et  par  les  apologistes  des  trade's  unions. 
C'est  à  ces  différentes  sources  que  nous  allons  puiser  pour  esquisser 
la  constitution,  le  but  et  les  résultats  de  ces  corporations,  qui  ont 
l'ambition  de  transformer  les  relations  sociales.  On  ne  saurait  con- 
tester l'opportunité  d'une  pareille  étude  au  moment  où  de  nom- 
breux indices  nous  annoncent  qu'un  grand  effort  se  fait  en  France 
parmi  les  populations  ouvrières  pour  former  une  fédération  de  tra- 
vailleurs dont  l'objet  avoué  serait  de  réduire  le  capital  à  merci. 

L 

Les  trade's  unions  ou  unions  de  métiers  naquirent  spontanément, 
il  y  a  cinquante  années,  dans  un  grand  nombre  de  localités  et  d'in- 
dustries. Elles  furent  le  produit,  non  d'un  plan  systématique  éma- 
nant de  l'intelligence  d'un  homme,  mais  de  l'instinct  des  masses 
populaires;  elles  se  constituèrent  d'abord  indépendamment  les  unes 


922  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

des  autres  :  c'étaient  de  petites  sociétés  enfermées  dans  les  étroites 
limites  d'une  ville  ou  d'un  district.  Leur  caractère,  dès  l'origine,  fut 
multiple.  Elles  étaient  à  la  fois  des  corps  de  résistance  ou  plutôt 
d'agression,  ayant  pour  but  de  provoquer  la  hausse  des  salaires,  la 
diminution  des  heures  de  travail  et  toutes  les  autres  arîiéliorations 
souhaitées  par  l'ouvrier.  En  même  temps,  elles  faisaient  pour  la 
plupart  fonction  de  sociétés  de  secours  mutuels.  Cette  double  attri- 
bution est  restée  le  trait  distinctif  de  ces  associations.  C'est  grâce  à 
cet  appât  de  subventions  en  cas  de  chômage  ou  de  maladies  qu'un 
nombre  immense  d'ouvriers  vinrent  s'enrégimenter  dans  ces  cor- 
porations. La  guerre  entre  le  capital  et  le  travail,  qui  paraît  s'en- 
venimer de  jour  en  jour,  leur  valut  aussi  un  très  gros  contingent 
d'adhérens.  Sous  ces  influences,  elles  n'ont  cessé  de  se  multiplier, 
de  croître  et  de  s'affermir.  Elles  sont  aujourd'hui  au  nombre  de 
2,000;  elles  forment  un  personnel  d'environ  800,000  hommes;  leur 
budget  annuel  est  évalué  à  1  million  de  livres  sterhng  (25  millions 
de  francs).  Il  n'est  pas  une  industrie,  si  petite  qu'elle  soit,  si  élevée 
ou  abaissée  sur  l'échelle  des  arts,  qui  ne  compte  dans  son  sein  une 
ou  plusieurs  trades  unions.  Sur  la  liste  immense  de  ces  associa- 
tions, l'on  voit  figurer  des  métiers  dont  le  nom  et  l'existence  étaient 
auparavant  inconnus  de  la  plupart  des  hommes.  A  supposer  qu'une 
fatalité  inexorable  dût  faire  un  jour  disparaître  de  la  terre  tous  les 
monumens  de  notre  civilisation,  il  suffirait  de  retrouver  la  nomen- 
clature des  unions  anglaises  pour  se  former  une  idée  complète  de 
l'infinie  variété  de  nos  industries  et  de  notre  excessive  division  du 
travail. 

11  y  a  dans  le  développement  de  l'unionisme  deux  phases  diffé- 
rentes :  l'une  est  caractérisée  par  le  morcellement,  l'autre  par  la 
concentration  de  ces  sociétés  ouvrières.  A  mesure  que  se  perfec- 
tionnaient les  voies  de  communication,  que  les  idées  et  les  hommes 
sur  tous  les  points  du  territoire  se  mêlaient  davantage,  les  sociétés 
voisines  fusionnaient,  des  groupes  plus  considérables  se  consti- 
tuaient, et  par  ce  système  d'agrégation  continue  l'on  voyait  s'orga- 
niser peu  à  peu  de  vastes  fédérations  d'ouvriers  d'un  même  métier. 
Les  grandes  unions  anglaises  ont  ainsi  une  origine  récente  ;  aucmie 
n'a  été  créée  de  toutes  pièces  ou  par  voie  de  rayonnement,  toutes  sont 
nées  par  la  réunion  de  petits  groupes  préexistans.  On  voit  combien 
a  été  spontané,  naturel  et  progressif  l'essor  des  associations  ou- 
vrières en  Angleterre.  Elles  ont  été  le  fruit  du  temps  et  des  circon- 
stances beaucoup  plus  que  de  la  réflexion.  C'est  là  un  exemple  de 
l'intensité  et  de  la  généralité  de  cette  force  sociale  qui  pousse  dans 
notie  siècle  tous  les  élémens  similaii'es  à  se  chercher  et  à  s'absorber 
mutuellement,  et  qui  produit  en  politique  les  grandes  nationalités, 


LA    QUESTION   OUVRIÈRE.  923 

en  industrie  les  vastes  compagnies  anonymes ,  dans  la  vie  civile  ces 
associations  gigantesques  de  citoyens  réunis  par  l'analogie  des  oc- 
cupations, des  tendances  et  des  intérêts.  Les  principales  unions  an- 
glaises portent  dans  leur  nom  même  l'indice  de  ce  développement 
successif;  les  plus  importantes  s'intitulent  sociétés  fusionnées  [amal- 
gamated).  Parmi  celles-ci,  il  faut  ranger  la  plus  célèbre,  mais  non 
la  plus  nombreuse  des  trades  unions^  celle  des  mécaniciens  (amal- 
gamated  engùieers),  cpii  date  de  1851  et  compte  43,000  membres; 
chaque  année,  elle  reçoit  2,000  ou  3,000  adhérens  nouveaux.  Telle 
est  aussi  une  association  moins  grandiose,  mais  remarquable  par  son 
organisation,  celle  des  charpentiers  fusionnés  [cmialgamated  carpcn- 
ters),  qui  a  8,261  membres.  Les  grandes  sociétés  aspirent  continuel- 
lement dans  leur  sein  les  groupes  moins  importans;  c'est  ainsi  que  la 
société  des  charpentiers  fusionnés  reçut  en  une  seule  année  l'adhé- 
sion de  2,500  nouveaux  frères,  ce  qui  augmenta  son  eftectif  d'un 
quart;  une  corporation  rivale,  les  Operative  housc  carpcnlcrs,  ga- 
gna aussi  2,500  membres  en  un  an;  la  Friendly  socicty  of  ope- 
rative îïiasons  fit  4,760  recrues  en  1866.  Une  société  toute  locale, 
celle  des  peintres  en  bâtiment  de  Manchester,  compte  3,960  mem- 
bres, dont  1,209  s'affilièrent  il  y  a  trois  ans.  Plus  les  unions  sont 
puissantes,  plus  elles  exercent  d'attraction  sur  les  unions  inférieures. 
On  conçoit  que  la  politique  et  les  procédés  de  ces  associations  va- 
rient en  raison  de  leur  grandeur.  Aussi  importe-t-il  de  distinguer 
les  sociétés  locales,  enfermées  dans  l'enceinte  d'une  ville,  les  sociétés 
provinciales,  qui  s'étendent  à  tout  un  district  considérable,  et  les  so- 
ciétés nationales;  dont  la  sphère  d'action  n'a  d'autre  limite  que  celle 
même  du  pays.  Il  est  d'autant  plus  important  de  ne  pas  confondre 
ces  trois  catégories  que  les  écrivains  sans  impartialité  prennent  la 
tactique  de  n'en  considérer  qu'une  seule  et  de  masquer  les  deux 
autres.  Ceux  qui  veulent  faire  ressortir  les  plus  mauvais  côtés  de 
l'unionisme  ne  présentent  aux  yeux  que  les  unions  locales,  comme 
celles  de  Sheiïield,  déplorables  coteries  de  malfaiteurs,  de  dupes  ou 
de  victimes;  ceux  au  contraire  qui  prétendent  faire  admirer  et  aimer 
les  trade's  unions  insistent  uniquement  sur  les  grandes  associations 
nationales,  comme  celles  des  mécaniciens  ou  des  charpentiers  fu- 
sionnés, et  décrivent  avec  détail  leur  organisation,  l'intelligence  et 
la  modération  de  leurs  chefs,  la  discipline  et  la  bonne  tenue  de  leurs 
affiliés. 

Si  l'on  se  formait  une  idée  de  la  conduite  des  unions  anglaises 
uniquement  sur  l'examen  de  leurs  statuts,  on  ne  serait  pas  éloigné 
de  reconnaître  que  ces  sociétés  réalisent  l'un  des  types  les  plus  ac- 
complis du  gouvernement  de  tous  par  tous.  Il  n'est  pas  de  constitu- 
tion, fabriquée  de  toutes  pièces  dans  la  tête  d'un  philosophe,  oîi  de 


924  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  grandes  précautions  aient  été  prises  pour  prévenir  les  abus  de 
lK)uvoir  et  pour  remettre  aux  mains  des  intéressés  la  décision  et  le 
contrôle  de  toutes  les  affaires  importantes.  C'est  un  des  points  de 
vue  les  plus  curieux  de  l'histoire  de  l'unionisme  que  l'observation 
du  fonctionnement  des  institutions  démocratiques  radicales  sans 
aucun  alliage  d'esprit  aristocratique  ou  bourgeois.  Ceux  qui  se  sont 
fait  un  idéal  social  d'où  disparaîtrait  toute  autorité  personnelle  qui 
ne  proviendrait  point  du  mandat  populaire  peuvent  contempler  les 
traders  unions  et  se  complaire  à  cette  vivante  image  de  leurs  rêves. 
C'est  surtout  dans  les  petites  sociétés  locales  qu'enferme  l'enceinte 
étroite  d'une  ville  et  d'un  métier  que  l'on  doit  s'attendre  à  décou- 
vrir les  fruits  naturels  et  bienfaisans  des  principes,  des  mœurs  et 
des  traditions  démocratiques  dans  leur  pureté  originelle.  Les  corpo- 
rations de  cette  catégorie  ont  un  nombre  de  membres  restreint, 
quelques  centaines  le  plus  souvent,  trois  ou  quatre  mille  au  plus. 
Tous  se  connaissent,  se  rencontrent  chaque  jour  à  l'ouvrage,  sont 
au  courant  des  affaires  qui  font  l'objet  de  leur  association.  Quelle 
occasion  plus  belle  pour  inaugurer  ce  que  l'on  appelle  le  gouverne- 
ment direct,  et  pour  le  pratiquer  avec  sincérité  et  efficacité  !  Com- 
ment supposer  que  la  majorité  n'ait  pas  le  dernier  mot  dans  ces 
réunions  d'amis  et  de  frères ,  que  les  fonctions  qui  sont  électives  et 
de  courte  durée  ne  présentent  pas  toutes  les  garanties  de  responsa- 
bilité véritable,  qu'il  soit  possible  à  quelques  hommes  de  s'imposer 
à  ces  sociétés  malgré  leur  répugnance,  de  s'y  arroger  un  pouvoir 
absolu  et  de  s'ériger  en  césars  dans  ces  imperceptibles  républiques? 
Et  cependant  les  faits  sont  là,  évidens,  inexorables,  qui  prouvent 
que  dans  toutes  ces  unions  inférieures  il  n'y  a  ni  liberté  ni  contrôle. 
Les  partisans  les  plus  décidés  des  associations  ouvrières  anglaises 
sont  contraints  d'en  convenir.  Nul  n'est  plus  explicite  sur  ce  point 
que  l'ardent  apologiste  des  tradés  iinions,  M.  Thornton.  «  C'est 
dans  ces  unions  restreintes,  dit-il, -qu'on  peut  voir  à  l'occasion  se 
manifester  la  fréquente  prédilection  du  suffrage  universel  pour  l'im- 
périalisme, son  inclination  à  laisser  le  soin  de  régler  toutes  choses  à 
un  seul  individu.  Si  nous  voulions  trouver  à  quoi  ressemblent  dans 
l'antiquité  les  unions  urbaines,  il  nous  faudrait  jeter  les  yeux  sur 
ces  petites  démocraties  de  la  Grèce  primitive  qui,  par  suite  appa- 
remment de  leur  extrême  petitesse,  dégénérèrent  rapidement  en 
aristocraties  ou  en  autocraties.  » 

Bien  des  circonstances  secondent  et  perpétuent  cette  concentra- 
tion des  pouvoirs.  Les  conditions  mêmes  qui  en  théorie  semblent  à 
quelques-uns  le  plus  propices  au  jeu  régulier  des  institutions  libres 
se  retournent  dans  la  pratique,  et  amènent  des  effets  contraires  à 
ceux  que  l'on  se  croyait  en  droit  d'attendre.  Le  petit  nombre  des 


LA    QUESTION    OUVRIERE.  925 

membres  des  unions,  leur  perpétuel  contact,  favorisent  l'intimidation 
et  la  corruption  même.  Sans  cesse  sous  les  yeux  des  fonctionnaires 
qui  émanent  nominalement  de  leur  choix,  les  aflîliés  sont  soumis  à 
une  siu'veillance  d'Argus  qui  pas  un  instant  ne  les  abandonne.  Ils 
ont  toujours  besoin  du  concours  de  leurs  chefs  pour  se  procurer  de 
l'ouvrage  quand  ils  en  manquent,  pour  obtenir  des  secours  en  cas 
de  maladie,  d'accident  ou  de  chômage  forcé;  contre  les  décisions  de 
la  junte  directrice,  ils  n'ont  d'ailleurs  aucun  recours.  Il  n'est  pas 
besoin  d'être  grand  prince  pour  se  livrer  au  favoritisme  ou  à  l'arbi- 
traire. Tout  chef  d'une  petite  union  anglaise  a  ses  moyens  de  ré- 
compense et  de  punition,  par  conséquent  aussi  ses  courtisans  et  ses 
esclaves.  Quelle  est  dans  ces  infimes  sociétés  démocratiques  l'iné- 
galité des  charges  et  de  l'autorité  entre  des  fonctionnaires  égaux 
par  l'origine  de  leur  mandat?  Une  intéressante  déposition  de  l'en- 
quête vient  nous  l'apprendre.  L'on  demandait  à  un  ouvrier  qui 
avait  siégé  pendant  seize  semaines  dans  le  comité  d'une  union 
quelles  étaient  les  fonctions  des  membres  de  ce  comité.  Le  témoin 
répondit  qu'il  ne  le  savait  pas.  —  Mais  vous-même  que  faisiez- 
vous?  —  J'étais  assis  en  silence,  et  je  sirotais  de  l'aie.  — Et  les 
autres,  que  faisaient-ils?  —  Beaucoup  sirotaient  aussi  leur  aie.  — 
Dans  la  réunion  sur  laquelle  le  témoin  était  interrogé,  il  avait,  di- 
sait-il, signé  un  papier  rédigé  par  le  secrétaire,  mais  il  ne  l'avait 
pas  lu,  ni  entendu  lire,  et  il  en  ignorait  le  contenu.  —  Mais  les  mem- 
bres du  comité  n'ont-ils  donc  rien  autre  chose  à  faire  que  de  siro- 
ter de  la  bière?  —  Le  témoin  ne  le  pouvait  dire.  Pendant  les  seize 
semaines  qu'il  avait  siégé,  il  n'avait  rien  découvert  à  cet  égard. 
Comment  en  serait-il  autrement?  Ces  petites  républiques  ont,  elles 
aussi,  leurs  candidats  officiels  que  l'on  paie  en  pots  de  bière  et  dont 
on  n'exige  que  des  signatures,  instrumens  passifs  qui  se  sont  en- 
gagés d'avance  à  ratifier  toutes  les  décisions  ou  tous  les  comptes 
qu'ils  sont  supposés  contrôler.  Il  serait  intéressant  de  tracer  la  phy- 
sionomie des  fonctionnaires  de  ces  irades  unions  locales.  En  nous 
abandonnant  cà  notre  inspiration  propre,  nous  craindrions  de  faire 
un  portrait  de  fantaisie  qui  touchât  à  la  caricature;  laissons  ce  soin  cà 
l'apologiste  habituel  des  associations  ouvi'ières  anglaises,  M.  Thorn- 
ton,  qui  s'acquittera  de  cette  tâche  en  maître.  «  Vrais  démagogues, 
dit-il,  tapageurs,  avides,  ail  tongue  and  stomach  (toute  langue  et 
tout  estomac),  ils  arrivent  à  une  fonction  à  force  de  déclamation  et 
d'hypocrisie,  et  ne  la  convoitent  que  pour  les  rations  de  pain  et 
de  poisson,  de  bière  et  de  grog  qu'elle  rapporte,  le  petit  relief 
qu'elle  donne,  la  paresse  qu'elle  autorise,  et  les  faciUtés  qu'elle  offre 
pour  commettre  des  détournemens  et  des  malversations.  Des  ap- 
pâts de  ce  genre  dans  les  unions  ne  font  pas  faute  aux  ambitions 


926  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  bas  étage.  »  La  vérité  de  ces  paroles  est  confirmée  par  les  faits 
les  mieux  établis;  ce  n'est  pas  seulement  la  présence  d'un  Brodhead 
à  la  tête  de  la  corporation  des  remouleurs  de  scies  de  Sheffield, 
c'est  tout  un  ensemble  de  circonstances  analogues  que  l'on  ne  peut 
prétendre  accidentelles  ou  transitoires.  N'a-t-on  pas  vu  quelques- 
unes  de  ces  petites  associations  maintenir  en  fonction  des  hommes 
convaincus  d'avoir  provoqué  des  crimes  et  stipendié  des  assassins? 
Tous  les  chefs  ne  sont  pas  sans  doute  aussi  profondément  dépravés, 
mais  la  plupart  n'offrent  aucune  garantie  sérieuse  de  caractère  et 
d'esprit  de  conduite.  «  Ces  hommes,  dit  encore  M.  Thornton,  n'ont 
pas  été  assurément  investis  de  leurs  fonctions  sans  égard  pour  les 
aptitudes  qu'elles  exigent;  mais  ils  les  doivent  aussi  en  grande  par- 
tie k  d'autres  recommandations,  parmi  lesquelles  figure  principale- 
ment leur  qualité  de  bons  convives.  Il  est  peut-être  indispensable 
qu'ils  possèdent  une  instruction  suffisante  pour  rédiger  passable- 
ment un  rapport  ou  un  flamboyant  manifeste;  mais,  s'ils  ont  la  ré- 
putation d'être  de  joyeux  compagnons,  d'une  gaîté  discrète  entre 
deux  vins,  sachant  chanter  une  chanson  égrillarde  et  raconter  un 
bon  conte,  cela  ajoute  énormément  au  crédit  qu'ils  inspirent.  » 
INous  n'aurions  pas  cru  nos  voisins  aussi  accessibles  à  ces  charmes 
extérieurs  et  à  ces  grâces  superficielles  que  notre  sociabihté  fait  ap- 
précier à  la  population  française.  Telle  est  la  constitution  de  ces 
unions  locales,  et  voilà  leurs  chefs;  pour  qu'on  les  juge  en  toute 
connaissance  de  cause,  il  nous  reste  à  montrer  quelles  sont  leurs 
œuvres;  c'est  ce  que  nous  examinerons  plus  loin. 

Plus  régulières  et  plus  imposantes  dans  leurs  allures,  plus  res- 
pectables aussi,  pour  employer  une  heureuse  expression  anglaise, 
sont  les  trade's  unions  qui  s'étendent  à  toute  une  province  ou  à  tout 
un  district.  Le  despotisme  des  chefs  y  est  plus  dissimulé  sous  les 
apparences  ;  il  s'y  fait  jour  d'une  manière  moins  brutale  et  y  laisse 
une  place  plus  grande  soit  à  la  discussion,  soit  même  parfois  à  la 
résistance.  Ces  unions  provinciales  sont  naturellement  divisées  en 
plusieurs  branches  appelées  loges,  que  domine  un  comité  central  et 
exécutif;  mais  ce  ne  sont  pas  les  institutions  représentatives  qui 
fonctionnent  dans  ces  associations  et  les  régissent.  L'ouvrier  a  tou- 
jours une  prédilection  pour  le  gouvernement  direct,  croyant  y  trou- 
ver plus  de  garanties.  Toutes  les  importantes  questions  de  «  politique 
pratique,  »  —  ce  mot  pompeux  est  une  métaphore  pour  désigner 
les  grèves,  —  sont  systématiquement  remises  au  sulïrage  univer- 
sel. L'un  des  commissaires  de  l'enquête,  M.  Harrisson,  nous  a  dé- 
crit le  procédé  qui  met  cette  machine  en  mouvement.  Des  bulletins 
de  vote  sont  envoyés  à  tous  les  membres  de  la  société.  Plusieurs 
fois  de  suite  les  mesures  à  prendre  sont  examinées  dans  chaque  loge 


LA   QUESTION    OUVRIERE.  927 

par  l'ensemble  des  affiliés.  Dans  certains  cas,  par  exception,  les  dif- 
férentes loges  choisissent  des  délégués  qui  se  concertent  entre  eux, 
non  sans  en  appeler  parfois  à  leurs  constituans,  et  souvent  après 
plusieurs  mois  de  délibérations  publiques  l'on  s'arrête  à  la  décision 
qu'appuie  la  majorité  des  suffrages.  Où  trouver  une  constitution  plus 
rationnelle  et  plus  parfaite?  Malheureusement  elle  est  aussi  déce- 
vante en  pratique  que  recommandable  en  théorie.  Ce  sont  les  mem- 
bres du  comité  directeur  qui  ont  la  haute  main  et  le  dernier  mot 
dans  toutes  les  discussions.  On  l'a  bien  vu  dans  la  dernière  et  im- 
mense grève  des  puddlers  du  Staffordshire ,  qui,  de  l'aveu  des  dé- 
fenseurs mêmes  des  trades  unions,  a  été  déterminée  uniquement  par 
la  junte  dh-ectrice. 

Il  est  naturel,  il  est  inévitable  que  les  fonctionnaires  qui  sont  h  la 
tête  de  ces  associations  aient  une  disposition,  inconsciente  peut-être, 
à  encourager,  si  ce  n'est  à  provoquer  les  grèves.  Ce  serait  mal 
connaître  les  hommes  que  de  ne  pas  les  croire  capables  d'abuser  des 
pouvoirs  presque  illimités  que  les  circonstances  leur  ont  confiés.  Ce 
serait  ignorer  complètement  le  caractère  de  ces  ouvriers  parvenus 
que  de  ne  pas  constater  l'irrésistible  fascination  qu'exerce  sur  leur 
esprit  naïf  la  facilité  de  jouer  un  rôle  public  et  d'être  aux  yeux  de 
tous  des  personnages.  Présider  de  grands  meetings,  faire  des  dis- 
cours devant  de  nombreuses  assemblées,  rédiger  des  manifestes, 
parlementer  sur  le  pied  d'égalité  avec  d'opulens  patrons,  diriger, 
pousser,  retenir  les  masses  obéissantes,  conclure  et  signer  des  traités 
de  paix,  voir  son  nom  imprimé  dans  tous  les  journaux  et  répandu 
sur  tout  le  territoire,  est-ce  qu'il  n'y  a  pas  dans  cette  puissance  et 
dans  cette  célébrité,  si  éphémères  qu'elles  soient,  un  appât  séduc- 
teur, un  charme  entraînant,  un  indomptable  attrait?  Toutes  ces 
jouissances,  qui  semblaient  autrefois  réservées  aux  classes  riches,  il 
est  donné  aujourd'hui  aux  esprits  distingués  des  classes  inférieures 
de  les  savourer;  c'est  avec  délices  et  enivrement  qu'ils  goûtent  ce 
fruit  jusque-là  défendu.  L'on  amuse  les  hommes  comme  les  en- 
fans  avec  des  hochets.  Dans  ces  jeux  de  l'ambition,  ils  peuvent  ap- 
porter plus  de  sérieux  et  de  gravité  en  apparence,  mais  au  fond 
ils  gardent  la  même  naïveté.  La  plupart  de  ces  chefs  ne  sont  d'ail- 
leurs pas  des  ambitieux  vulgaires,  ce  sont  aussi  des  croyans;  ils  ont 
foi  en  leur  credo,  ils  se  regardent  comme  les  représentans  attitrés 
de  l'humanité  souffrante  et  militante,  comme  les  pionniers  de  l'a- 
venir. Au  sentiment  exagéré  de  leur  importance  personnelle,  ils  joi- 
gnent celui  d'une  mission  providentielle;  ce  sont  des  tribuns  dou- 
blés d'apôtres. 

Nous  arrivons  à  ces  grandes  associations  nationales  qui  fournis- 
sent aux  partisans  de  l'unionisme  l'objet  de  peintures  complaisantes 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  développemens  lyriques.  Ces  vastes  sociétés,  dont  quelques- 
unes  comptent  jusqu'à  50,000  adhérens,  frappent  de  respect,  si  ce 
n'est  de  stupeur,  ceux  qui  s'approchent  d'elles  pour  les  étudier.  Ce 
n'est  pas  que  toutes  soient  exemptes  de  défauts  graves  qui  sautent 
dès  l'abord  aux  yeux.  Il  en  est,  comme  la  corporation  des  mineurs, 
la  plus  importante  de  toutes  par  le  nombre,  qui  se  montrent  parfois 
dans  la  pratique  aussi  turbulentes  et  aussi  anarchiques  que  les  plus 
petites  unions  locales.  Elles  ont  des  délégués  payés,  qui  sont  des 
agitateurs  à  gages.  Un  ouvrier,  qui  déposait  devant  la  commission 
d'enquête,  dépeignait  admirablement  l'éloquence  et  l'action  de  l'un 
de  ces  délégués,  u  II  excitait  les  ouvriers  à  un  très  haut  degré,  mais 
souvent  sans  se  rendre  compte  de  l'effet  de  ses  paroles;  c'était  du 
reste  un  orateur  très  puissant,  qui  avait  une  très  puissante  voix  et 
qui  faisait  beaucoup  de  bruit.  —  Comme  un  tambour?  »  reprit 
M.  Rœbuck,  l'un  des  plus  éminens  membres  de  la  commission.  Un 
fracas  confus  de  paroles  qui  entraînent  les  masses  ouvrières  à  la 
bataille,  c'est  souvent  là  toute  la  philosophie  et  toute  la  politique 
des  fonctionnaires  unionistes.  Il  ne  faut  cependant  pas  calomnier 
par  des  assimilations  inexactes  les  corporations  modèles,  comme 
celles  des  mécaniciens  ou  des  charpentiers  fusionnés.  Là  se  ren- 
contre un  appareil  complet  d'institutions  sagement  pondérées. 

L'union  des  charpentiers  fusionnés  [amalgamated  carpentei's)  n'a 
guère  que  8,000  membres  répartis  en  190  branches  ou  loges  :  c'est 
peu  pour  une  association  nationale  de  premier  ordre;  mais  elle  ra-  ' 
chète  son  infériorité  numérique  par  sa  bonne  organisation  inté- 
rieure. Une  loge  ne  peut  compter  moins  de  7  membres,  ni  plus  de 
300.  Chaque  loge  est  d'ailleurs  un  corps  complet,  ayant  ses  fonc- 
tionnaires propres,  élus  généralement  tous  les  trois  mois,  sauf  le 
trésorier,  le  secrétaire  et  le  rapporteur,  qui  restent  une  année  en 
charge  :  elle  recueille,  garde  et  dépense  ses  propres  revenus;  elle 
jouit  ainsi  du  self-govermnent.  Les  dignitaires  sont  élus  dans  des 
assemblées  auxquelles  chaque  membre  doit  assister  sous  peine  d'a- 
mende. Il  y  a,  toutes  les  fois  que  les  circonstances  le  requièrent, 
des  réunions  du  comité  pour  l'expédition  des  affaires  courantes; 
tous  les  quinze  jours,  la  loge  entière  est  convoquée  en  assemblée 
générale  ordinaire  pour  contrôler,  approuver,  réformer  les  décisions 
des  fonctionnaires  et  régler  l'emploi  des  fonds.  Le  pouvoir  central 
de  la  société  est  conféré  à  un  conseil  général,  composé  de  1  prési- 
dent et  de  16  membres,  dont  6  sont  élus  par  les  loges  de  Londres 
et  les  autres  par  les  loges  provinciales.  Ce  conseil  est  renouvelable 
par  moitié  tous  les  six  mois.  Comme  les  membres  provinciaux  n'au- 
raient guère  le  temps  ni  les  moyens  d'assister  à  de  fréquep.tes  réu- 
nions dans  la  métropole ,  le  maniement  des  affaires  est  abandonné 


LA   QUESTION    OUVRIERE.  029 

en  fait  à  un  conseil  exécutif  qui  comprend  les  6  membres  métro- 
politains etl  président  élu  par  les  loges  de  Londres.  Ce  conseil  exé- 
cutif a  des  attributions  très  nettement  délimitées  en  théorie,  mais 
presque  infinies  en  pratique.  Il  exerce  sur  les  différentes  loges  un 
droit  de  contrôle  et  de  tutelle;  il  surveille  spécialement  leurs 
finances,  juge  les  appels  formés  contre  leurs  décisions,  autorise 
l'établissement  de  nouvelles  loges,  décrète,  sanctionne  et  clôt  les 
grèves.  II  n'a  d'ailleurs  pas  le  pouvoir  constituant,  qui  n'appartient 
qu'à  la  société  tout  entière.  Les  décisions  du  conseil  exécutif  ne 
sont  pas  sans  appel;  si  une  log3  se  prononce  contre  à  la  majorité  des 
deux  tiers  des  voix,  l'on  doit  recourir  à  un  plébiscite.  Le  suffrage 
universel  décide  ainsi  en  dernier  ressort,  et  casse  ou  modifie  les 
résolutions  des  fonctionnaires  élus.  On  voit  combien  de  précau- 
tions ont  été  prises  pour  que  les  autorités  unionistes  ne  soient  que 
les  humbles  exécuteurs  de  la  volonté  populaire.  Vanité  des  consti- 
tutions écrites,  quand  elles  sont  en  opposition  avec  les  mœurs  et 
les  siluations  sociales!  Ces  mandataires  entourés  de  tant  de  li- 
sières théoriques  ont  dans  la  pratique  les  allures  les  plus  indépen- 
dantes. Rééligibles  tous  les  six  mois,  ils  sont  perpétuellement  réé- 
lus; ils  se  maintiennent  de  longues  années  en  charge,  et  sont  bientôt 
considérés  comme  des  hommes  nécessaires.  Ils  respectent  la  lettre 
des  statuts  et  en  violent  l'esprit.  Ils  jouissent  de  l'avantage  im- 
mense de  l'initiative,  prennent  leur  temps  pour  poser  les  questions, 
rédigent  les  formules  et  ont  toujours  gain  de  cause.  C'est  une  illusion 
de  s'imaginer  qu'on  peut  fonder  une  liberté  réelle  et  un  contrôle  effi- 
cace dans  une  société  où  tout  est  poussière,  où  le  niveau  implacable 
d'une  égalité  géométrique  n'a  laissé  subsister  que  des  molécules 
éparses,  sans  cohésion  ni  résistance.  La  diversité  des  conditions  et 
des  influences  sociales,  c'est  une  pièce  nécessaire  au  mécanisme  des 
institutions  lib^ra'es,  c'en  est  même  le  moteur  essentiel.  Dans  ces 
vastes  associations  d'individus  que  l'on  appelle  les  unions  natio- 
nales, il  n'y  a  pas  un  homme  qui  ait  une  personnalité  assez  forte,  un 
crédit  assez  universel,  une  situation  assez  affermie,  pour  se  dres- 
ser contre  les  fonctionnaires  élus  et  former  un  noyau  d'opposition. 
D'autres  circonstances,  qui  tiennent  au  but  même  de  l'unionisme, 
tendent  à  y  déve'opper  la  concentration  des  pouvoirs  et  à  empêcher 
le  contrôle.  Les  unions  sont  des  corps  militans;  à  proprem.3nt  par- 
ler, ce  sont  des  régimans,  une  armée  toujours  en  présence  de  l'en- 
nemi. Dans  cette  lutte  acharnée  et  sans  trêve  que  le  travail  a  entre- 
prise contre  le  capital,  la  nécessité  de  la  discipline  est  reconnue  par 
tous.  La  soumission  aux  ordres  des  chefs  est  la  première  qualité 
requise.  Ce  n'est  pas  à  l'hsure  de  la  lutte,  c'est  après  le  triomphe 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  59 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  rivalités  et  les  compétitions  de  personnes  ou  de  principes 
pourront  trouver  leur  place. 

C'est  une  loi  providentielle  ou,  si  l'on  veut,  une  loi  organique  de 
notre  état  social  que  la  présence  et  le  concours  de  toutes  les  classes 
soient  nécessaires  pour  le  fonctionnement  d'institutions  libérales. 
Ayez  un  gouvernement  d'aristocratie,  de  bourgeois  ou  d'ouvriers, 
et  vous  n'aurez  jamais  qu'un  gouvernement  despotique  :  ce  sera  un 
comité  de  salut  public,  un  conseil  des  dix  ou  une  dictature  ;  ce  ne 
sera  pas  une  administration  pacifique  et  régulière.  Dans  toutes  ces 
associations,  qui  se  recrutent  exclusivement  au  sein  d'une  classe  en 
vue  d'une  lutte  sociale,  ce  seront  toujours  les  minorités  radicales  qui 
exerceront  la  prépondérance.  Le  fait  est  reconnu  par  les  plus  chauds 
partisans  de  l'unionisme,  par  M.  Thornton  lui-même.  «  Il  ressort 
clairement,  dit-il ,  que  les  conseils  exécutifs  des  unions  ouvrières 
sont  parfaitement  en  situation  d'exercer  sur  les  membres  la  haute 
pression  dont  l'opinion  publique  les  accuse.  Il  est  en  outre  certain 
que  tous  maintenant  exercent  cette  pression  d'une  manière  plus  ou 
moins  violente,  ce  plus  ou  ce  moins  dépendant,  pour  chaque  cas 
particulier,  en  partie  du  caractère  collectif  de  l'union  engagée  dans 
l'affaire,  en  partie  des  caractères  individuels  de  ses  directeurs.  » 

Les  fonctionnaires  de  ces  grandes  unions  nationales  diffèrent 
beaucoup  de  leurs  collègues  des  unions  inférieures  :  ce  sont  des  let- 
trés, des  diplomates,  des  politiques.  Ils  ont  les  yeux  fixés  sur  l'ave- 
nir, et  par  conséquent  évitent  ou  préviennent  les  impatiences  et  les 
tentatives  hasardées  ou  prématurées;  ils  affectent  la  modération,  le 
calme  et  la  dignité.  Leur  parole  est  emmiellée  ;  ce  sont  des  pilotes 
qui  prétendent  à  l'habileté  non  moins  qu'à  la  vigilance  :  ils  co- 
pient les  hommes  d'état,  beaucoup  sont  de  véritables  doctrinaires. 
Le  sentiment  de  la  responsabilité  immense  qui  pèse  sur  eux  les 
oblige  d'ailleurs  à  contenir  leur  personnel  plutôt  qu'à  l'exciter. 
Ces  positions  ne  sont  pas  des  sinécures,  elles  exigent  une  activité 
fébrile,  au  moral  et  au  physique.  L'un  des  directeurs  de  ces  so- 
ciétés, M.  Mac  Donald,  président  de  l'association  nationale  des 
bouilleurs,  déclare  qu'en  sept  ans  il  a  pris  part  à  1,600  réunions, 
parcouru  230,000  milles  (près  de  100,000  lieues),  écrit  17,000  let- 
tres. Pour  tous  ces  labeurs,  ces  fonctionnaires  ont  de  maigres  ap- 
pointemens.  Le  secrétaire-général  de  la  société  des  charpentiers 
fusionnés  n'a  que  130  livres  sterling  par  an,  soit  3,250  francs.  Les 
allocations  extraordinaires  pour  frais  de  déplacement  sont  plus  gé- 
néreusement calculées.  Comme  jeton  de  présence  à  une  assemblée 
de  jour,  un  membre  du  conseil  exécutif  des  mécaniciens  reçoit  l'é- 
quivalent de  son  salaire  habituel,  plus  5  shil.  ou  6  shil.  6  pence 


LA    QUESTION   OUVRIÈRE.  931 

selon  l'éloignement  du  lieu  de  la  réunion.  Un  délégué  de  la  même 
société  envoyé  en  mission  touche,  outre  son  salaire  ordinaire  et 
ses  frais  de  voyage,  7  shillings  par  jour  pour  «  autres  dépenses.  » 
Un  meeting  que  tinrent,  il  y  a  deux  ans,  les  maçons  en  briques  de 
Sheffield  coûta  27,000  francs  à  la  société,  chaque  membre  ayant 
reçu  14  francs  33  centimes  par  jour,  plus  ses  frais  de  logement  et 
de  transport  en  chemin  de  fer,  sans  compter  60  centimes  pour  ra- 
fraîchissemens. 

Dans  ces  corporations,  comme  dans  toutes  les  associations  hu- 
maines, les  finances  jouent  un  grand  rôle.  Nous  avons  déjà  indiqué 
que,  pour  remplir  leurs  caisses,  l'immense  majorité  des  unions  an- 
glaises avaient  eu  recours  à  l'appât  des  secours  mutuels;  quelques- 
unes  même  vont  jusqu'à  donner  à  leurs  membres  des  pensions  de 
retraite.  Dans  la  société  des  charpentiers  fusionnés,  chaque  affdié 
doit,  outre  une  entrée  de  5  shil.  (6  fr.  25),  une  cotisation  hebdoma- 
daire de  1  shil.  (l  fr.  25),  c'est-à-dire  2  livres  sterl.  13  shil.  par  an 
(66  fr.  25).  Le  salaire  de  ces  ouvriers  étant  habituellement  de  30  à 
36  shil.  par  semaine,  les  versemens  qu'ils  font  à  l'union  équivalent 
à  une  taxe  de  8  pence  par  livre  sterling  de  revenu,  ou  de  3  pour  100. 
Le  budget  de  l'union  se  divise  en  trois  chapitres.  L'un  est  consacré 
aux  secours  mutuels,  et  comprend,  entre  autres  articles,  des  sub- 
ventions allant  jusqu'à  12  shil.  par  semaine  en  cas  de  maladie,  des 
pensions  hebdomadaires  de  5,  7  ou  8  shil.  aux  vieillards,  des  frais 
d'enterrement  qui  s'élèvent  jusqu'à  12  livres  sterl.  (300  fr. )  pour 
tout  membre  faisant  partie  de  la  société  depuis  plus  de  six  mois.  Le 
second  chapitre  concerne  les  affaires  dites  du  métier,  c'est-à-dire 
principalement  l'entretien  des  grèves.  Le  dernier  chapitre  renferme 
les  frais  généraux.  Si  l'on  considère  qu'outre  les  avantages  énoncés 
l'union  promet  à  ses  adhérens  des  primes  pour  l'émigration,  des  in- 
demnités en  cas  d'accident,  des  assurances  contre  la  perte  de  leurs 
outils,  on  peut  juger  qu'une  pareille  association  est  un  immense  bien- 
fait pour  ceux  qui  en  font  partie;  mais  ici  encore  il  faut  se  mettre  en 
garde  contre  les  séductions  des  statuts.  Quoique  jusqu'à  présent, 
dans  les  années  de  paix  industrielle,  les  grandes  unions  aient  toujours 
équilibré  leur  budget  par  des  excédans  considérables,  il  résulte  des 
recherches  d'habiles  comptables  qu'à  la  longue,  quand  leurpersonnel 
sera  un  peu  vieilli  et  qu'elles  devront  servir  des  pensions  de  retraite, 
elles  seront  dans  l'impossibilité  de  tenir  leurs  engagemens.  Il  en  se- 
rait ainsi  alors  même  que  ces  associations  emploieraient  toutes  leurs 
ressources  à  un  but  charitable  ei  renonceraient  à  les  gaspiller  en 
frais  de  grèves.  Or  jusqu'ici  c'est  toujours  la  grève  qui  est  le  but 
de  l'unionisme,  c'est  en  vue  de  la  soutenir  qu'on  recueille  et  qu'on 
amasse  des  capitaux.  Par  la  perspective  des  secours  mutuels  et  des 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

retraites,  les  unions  ont  recruté  de  nombreux  aclhérens.  L'ouvrier 
qui,  séduit  par  ce  mirage,  leur  a  fait  quelques  versemens,  pour  ne 
pas  perdre  ses  droits  acquis  est  obligé  à  une  passive  obéissance, 
car,  fît-il  partie  depuis  vingt  ans  de  l'association,  il  est  toujours  ex- 
posé à  une  expulsion  arbitraire  sans  la  moindre  indemnité.  D'un 
autre  côté,  la  tentation  est  bien  forte  pour  les  fonctionnaires  unio- 
nistes de  sacrifier  à  la  guerre  industrielle  les  fonds  destinés  à  assu- 
rer le  repos  de  leurs  adhérens.  La  pratique  justifie  souvent  ces  deux 
vers  anglais  si  judicieux  : 

«  How  oft  the  siglit  of  means  to  do  ill  deeds 
Makes  deeds  ill  donc.  » 

Que  les  comptes  de  ces  unions  laissent  fort  à  désirer  sous  le  rap- 
port de  l'exactitude,  personne  n'en  sera  surpris.  D'abord  la  classe 
ouvrière  entend  peu  la  comptabilité;  puis,  ce  qui  est  plus  grave,  il 
y  a  de  fréqu^îus  exemples  d'iniprobité.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les 
caissiers  qui  empoitent  la  caisse,  l'effronterie  et  l'hypocrisie  vont 
plus  loin;  l'on  a  vu  des  trésoriers  sommés  pendant  la  nuit  de  re- 
présenter le  matin  suivant  les  fonds  qui,  d'après  leurs  livres,  de- 
vaient être  entre  leurs  mains,  avoir  leur  maison  brûlée  ou  pillée 
avant  le  jour.  Des  secrétaires  ont-  souvent  déchiré  de  leui*  grand 
livre  les  pages  qui  auraient  fait  découvrir  leurs  fraudes.  Ces  détour- 
nemens  criminels  sont  quelquefois  d'une  impudence  qui  atteint  le 
comble  du  ridicule  et  du  comique.  Il  s'est  trouvé  un  caissier  qui  a 
eu  recours  à  l'ingénieux  expédient  de  laisser  tomber  son  livre  dans 
le  feu  et  de  l'y  laisser  se  consumer  entièrement,  parce  que,  dit-il 
ensuite  sans  s'excuser,  il  n'avait  pas  de  pincettes  à  sa  disposition,  et 
se  serait  brûlé  les  doigts,  s'il  avait  essayé  de  le  retirer  des  flammes. 
Il  y  a  loin  de  là  certes  à  ces  habitudes  de  régularité  scrupuleuse  qui 
distinguent  les  maisons  commerciales  anglaises.  Nos  voisins  aiment 
à  raconter  avec  orgueil  que,  dans  une  grande  maison  de  banque  de 
Londres,  où  tous  les  jours  on  remue  des  millions,  les  comptes  ayant 
présenté  un  soir  une  erreur  d'un  penny  (10  centimes),  personne  ne 
quitta  l'établissement  que  le  malheureux  penny  ne  fût  retrouvé.  Il 
est  encore  des  vertus  ou  des  qualités  bourgeoises  dont  bs  fonction- 
naires unionistes  auraient  besoin  de  faire  l'apprentissage. 

II. 

Nous  avons  étudié  le  mécanisme  de  l'organisation  des  unions  an- 
glaises, il  est  temps  de  le  voir  fonctionner.  Les  unions  poursuivent 
l'élévation  de  la  condition  de  l'ouvrier,  but  légitime,  méritoire 
même;  mais  presque  toutes  ces  associations  se  sont  trompées  sur 


LA   QUESTION   OUVRIERE.  933 

les  meilleurs  moyens  de  l'atteindre.  Il  importe  cependant  de  ne 
pas  faire  peser  sur  elles  une  égale  responsabilité,  de  ne  pas  perdre 
de  vue  la  distinction  radicale  que  nous  avons  établie  entre  les  pe- 
tites unions  locales  et  les  giandes  unions  nationales.  Prenons  comme 
exemple  l'union  des  briquetiers.  On  sait  que  toutes  les  villes  anglaises 
sont  bâties  en  briques.  11  n'est  pas  téméraire  de  dire  qu'on  trouverait 
difficilement  sur  la  terre  une  engeance  plus  despotique,  plus  arro- 
gante et  plus  inepte  à  la  fois  que  ces  populations  de  briquetiers  an- 
glais ;  ils  se  sont  formés  en  congrégations  qui  ont  divisé  le  terri- 
toire en  zones  et  qui  ne  permettent  pas  l'entrée  de  briques  faites 
dans  une  zone  étrangère;  ils  ont  prohibé  toute  espèce  de  machines 
ou  d'engins,  ainsi  que  l'emploi  des  briques  mécaniques.  Ils  ont  fait 
avec  les  maçons  et  les  tailleurs  de  pierres  dtîS  conventions  dont 
voici  quelqu3s  articles  :  les  pierres  ne  peuvent  être  taillées  dans 
les  carrières  et  doivent  être  amenées  brutes  à  l'endroit  où  elles  se- 
ront employées;  il  est  défendu  à  l'aide-maçon  de  porter  des  briques 
dans  une  brouette;  c'est  dans  une  auge  qu'il  les  doit  mettre,  et  en- 
core n'en  doit-il  avoir  plus  de  huit  à  la  fois.  Grâce  à  ces  règlemens, 
la  dépgnse  pour  le  consommateur  est  surélevée  de  35  pour  100.  On 
remplirait  des  pages  entières  de  prescriptions  aussi  vexatoires.  Mal- 
heureusement la  contagion  de  ces  mesures  arbitraires  atteint  les 
unions  d'ordre  supérieur.  Un  des  grands  constructeurs  de  Londres, 
M.  Tjollope,  raconte!  que,  s'adressant  en  ces  termes  à  un  ouvrier  hon- 
nête :  «  Eh  bijn  '  voyons,  est-ce  là  ce  que  vous  appelez  une  bonne 
journée  de  travail?  »  il  lui  fut  répondu  :  «  Non,  monsieur;  mais  on  ne 
me  permet  pas  de  faire  plus  que  rties  camarades.  »  Une  autre  fois  le 
même  industriel  reprochait  à  un  ouvrier  de  se  rendre  à  son  ouvrage 
comme  un  limaçon.  «  J'en  suis  bien  fâché,  monsieur,  lui  répliqua- 
t-on;  mais  on  ne  nous  permet  pas  de  nous  échauffer,  si  c'est  votre 
temps  que  nous  dépensons.  »  Tous  ces  faits  ne  sont  que  trop  réels, 
beaucoup  d'unions  font  un  crime  à  leurs  affiliés  d'être  actifs  au  tra- 
vail; il  ne  leur  est  pas  permis  de  devancer  leurs  camarades  {to  best 
their  mates).  Trop  de  diligence  à  l'atelier  peut  entraîner  une 
amende  à  la  loge.  D'autre  part,  même  les  grandes  corporations 
sont  hostiles  à  l'introduction  des  machines  ou  en  paralysent  les  ef- 
fets bienfaisans.  Que  de  luttes  n'a  pas  eu  à  soutenir  un  industriel 
sorti  de  la  classe  ouvrière,  M.  Nasmyth,  pour  avoir  inventé  ces 
mervJlleuses  machines-outils  qui  ont  si  fort  contribué  au  dévelop- 
pement de  notre  civilisation  contemporaine!  M.  le  comte  de  Paris 
nous  raconte  que  dans  les  Mcrsey  iron  works  deux  ouvriers  lami- 
neurs, qui  ne  travaillaient  pas  plus  que  leurs  camarades,  se  trou- 
vèrent gagner,  l'un  ZiOO  livres  sterling  (10,000  fr.),  et  l'autre  AôO  li- 
vres sterling  (11,250  fr.)  par  an,  parce  qu'un  perfectionnement 


934  REVUE    &ES    DEUX   MONDES. 

mécanique  avait  été  introduit  dans  la  fabrication,  et  qu'il  n'avait 
pas  été  possible  aux  patrons  de  changer  la  base  des  tarifs  de  sa- 
laires auparavant  en  usage.  On  devine  si  un  pareil  état  de  choses 
facilite  les  progrès  de  la  production. 

Une  des  prétentions  les  plus  exorbitantes  des  unions  anglaises 
et  assurément  la  plus  universelle  de  toutes,  c'est  de  fixer  et  de 
restreindre  le  nombre  des  apprentis.  Sur  ce  point,  il  n'y  a  qu'une 
voix  dans  les  grandes  comme  dans  les  petites  associations.  On  doit 
croire  que  les  ouvriers  unionistes  ont  une  conscience  particulière  ou 
une  conception  toute  spéciale  de  notre  régime  industriel;  c'est  avec 
une  parfaite  naïveté  qu'ils  exposent  à  cet  égard  leurs  revendications 
sans  se  douter  de  ce  qu'elles  ont  de  tyrannique  et  d'injuste.  «  La 
limitation  du  nombre  des  apprentis,  dit  l'un  d'eux,  est  toute  simple  : 
nous  considérons  que,  comme  ouvriers  qui  avons  été  élevés  dans 
ce  métier  et  avons  passé  plusieurs  années  à  l'apprendre,  nous  avons 
le  droit,  dans  une  certaine  mesure,  de  limiter  le  nombre  des  bras 
précisément  à  la  demande  qui  peut  exister.  »  C'est  prétendre  à 
beaucoup  de  clairvoyance  et  d'impartialité.  Un  autre  parle  avec 
moins  dâ  détours.  «  La  manière  dont  nous  considérons  cette  ques- 
tion des  apprentis  est  simplement  celle-ci  :  nous  avons  appris  un 
métier,  et  nous  voulons  qu'il  nous  permette  une  vie  honorable  {res- 
pectable living).  »  Il  ne  vient  même  pas  à  la  pensée  de  cet  affilié 
des  unions  que  beaucoup  d'autres  personnes  dans  le  monde  vou- 
draient, elles  aussi,  vivre  honorablement.  Si  les  ouvriers  seuls 
étaient  imbus  de  ces  sophismes,  on  aurait  des  regrets,  non  de  l'é- 
tonnement;  mais  beaucoup  de  publicistes  les  accueillent  et  les  pro- 
pagent. Or  qu'arriverait-il  si  toutes  les  professions  qui  tiennent  la 
tête  de  l'échelle  du  travail  faisaient  triompher  cette  prétention  de 
restreindre  le  nombre  des  apprentis?  C'est  qu'en  dehors  d'une  cer- 
taine classe  de  privilégiés,  tous  les  ouvriers  seraient  condamnés  à 
être  des  manœuvres.  En  réalité,  c'est  une  petite  aristocratie  d'arti- 
sans qui  veut  s'attribuer  le  monopole  des  métiers  lucratifs  aux  dé- 
pens des  travailleurs  moins  fortunés  et  de  la  jeune  génération.  Pour 
les  partisans  de  ce  système,  la  connaissance  et  la  pratique  d'un  art 
manuel  est  une  propriété  comme  une  charge  de  notaire  ou  d'avoué. 
«  Nous  ne  demandons  pas,  disait  un  affilié  des  trade's  lun'om,  que 
la  loi  intervienne  pour  étendre  à  cette  propriété  la  même  protection 
qu'aux  privilèges  des  avocats,  des  médecins  et  des  autres  professions 
dites  libérales;  nous  cherchons  à  nous  l'assurer  par  la  formation 
des  unions.  »  Il  y  a  dans  ces  paroles  une  assimilation  choquante: 
quoi  que  l'on  puisse  penser  de  l'utilité  des  examens  pour  l'entrée 
du  barreau  ou  de  la  carrière  médicale,  il  est  complètement  fiux  de 
dire  que  le  nombre  des  avocats  ou  des  médecins  soit  borné;  ces 


LA    QUESTION    OUVRIÈRE.  935 

professions  sont  accessibles  à  tous.  Encore  le  stage  des  avocats  et 
des  médecins  n'est-il  nullement  prescrit  en  considération  des  per- 
sonnes déjà  engagées  dans  ces  carrières,  c'est  dans  l'intérêt  du  pu- 
blic et  surtout  des  classes  les  moins  éclairées  qu'on  l'exige.  Fidèles 
à  la  logique,  les  ouvriers  unionistes  poussent  jusqu'aux  mesures  les 
plus  extrêmes  le  principe  de  la  restriction  de  la  concurrence.  Ici, 
l'on  déserte  deux  ateliers  parce  que  les  patrons  emploient  leurs 
propres  fils;  là,  une  union  d'ourdisseurs  ne  permet  pas"  à  la  femme 
et  aux  sœurs  d'un  de  leurs  membres  d'ourdir,  sous  prétexte  que 
les  règlemens  interdisent  ce  travail  aux  femmes.  Ailleurs,  des  per- 
fectionnemens  mécaniques  ayant  focilité  certains  travaux,  les  maî- 
tres avaient  cru  pouvoir  les  confier  à  des  enfans;  ils  avaient  compté 
sans  les  unions,  qui  voulurent  les  maintenir  à  des  hommes  faits. 
Les  associations  les  plus  éclairées  se  rendent  complices  de  ces  abus 
de  pouvoir.  Le  secrétaire  des  mécaniciens  fusionnés  déclara  dans 
l'enquête  que,  depuis  dix  ans,  une  des  principales  causes  de  que- 
relles avec  les  patrons  était  le  fréquent  emploi  d'enfans.  Or  il  ne 
faut  pas  oublier  que  les  prodigieux  perfectionnemens  survenus  dans 
la  fabrication  des  machines  y  rendent  beaucoup  d'ouvrages  très  fa- 
ciles et  peu  fatigans. 

Le  travail  à  la  tâche  est  également  attaqué  et  prohibé  par  beau- 
coup de  trades  unions,  et  en  particulier  par  les  plus  puissantes  et 
relativement  les  plus  éclairées  de  ces  sociétés,  celles  des  ouvriers  en 
bâtimens  et  celles  des  mécaniciens.  Ce  serait  faire  injure  au  lecteur 
que  d'exposer  ici  les  raisons  qui  font  du  salaire  à  la  tâche  le  mode 
de  rétribution  le  plus  parfait  et  le  plus  avantageux  à  la  fois  aux  ou- 
vriers, aux  patrons  et  à  la  société  tout  entière.  On  parle  beaucoup 
depuis  quelques  mois  d'associer  les  travailleurs  aux  profits  des  pa- 
trons; or  le  travail  aux  pièces  est  une  forme  de  cette  participation 
aux  bénéfices,  mais  les  unionistes  sont  d'un  avis  contraire.  Il  n'est 
pas  de  sophismes  qu'ils  n'emploient  pour  justifier  leurs  préventions 
contre  ce  mode  perfectionné  d'organisation  de  l'industrie.  Ils  allè- 
guent que  le  travail  à  la  tâche  pousse  les  ouvriers  à  l'intempérance, 
qu'il  rabaisse  la  main-d'œuvre  et  produit  de  mauvais  ouvrage.  Il  se 
trouve  des  écrivains  de  talent,  comme  M.  Thornton,  pour  appuyer 
ces  préjugés,  en  dépit  de  l'évidence  et  de  l'accord  unanime  des  in- 
dustriels, qui  n'ont  pourtant  aucun  intérêt  à  avoir  des  ouvriers  dé- 
bauchés et  du  travail  mal  fait.  Nous  regrettons  que  M.  le  comte  de 
Paris  semble  donner  sur  ce  point  gain  de  cause  aux  réclamations 
des  unionistes.  «  Pourquoi  le  paiement  à  la  journée  serait-il  si  mau- 
vais, disait  un  ouvrier  devant  la  commission  d'enquête,  puisque, 
depuis  le  premier  ministre  de  sa  majesté  jusqu'au  dernier  mousse 
de  la  marine  royale,  tous  les  employés  de  l'état  sont  payés  à  la 
journée,  et  n'en  remplissent  pas  moins  bien  leur  devoir?  »  Cette 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réponse  plus  ou  moins  spirituelle  ne  saurait  satisfaire  le  bon  sens  : 
le  travail  à  la  tâche  n'est  possible  que  dans  les  occupations  qui  pro- 
duisent un  résultat  matériel  facilement  appréciable  et  mesurable; 
or  ce  n'est  pas  le  cas  pour  les  services  intellectuels  d'un  administra- 
teur; ce  n'est  pas  le  cas  non  plus  pour  l'ouvrage  d'un  matelot  de  la 
marine  de  l'état,  qui  ne  fournit,  en  fin  de  compte,  aucun  article 
ayant  une  valeur  reconnue  dans  le  commerce.  11  faut  traiter  avec 
sévérité  tous  ces  déplorables  sophismes.  La  vraie  cause  de  l'hosti- 
lité de  plusieurs  irades  unions  importantes  contre  le  travail  à  la 
tâche  a  été  indiquée  par  les  commissaires  de  l'enquête,  c'est  que  ce 
mode  de  paiement  fait  ressortir  l'immense  influence  de  la  volonté  et 
de  l'attention  sur  la  productivité  du  travail.  Les  médiocres  ouvriers 
n'ont  aucun  intérêt  à  la  constatation  de  cette  vérité,  et,  comme  ils 
dominent  dans  les  unions,  ils  prohibent  toute  autre  forme  de  rétri- 
bution que  le  salaire  à  la  journée. 

Toutes  ces  prétentions  des  ouvriers  unionistes  n'ont  dans  la  pra- 
tique d'autre  appui  que  les  grèves.  La  préparation  et  l'organisation 
des  grèves,  c'est  donc  la  grande  affaire  des  triidés  unions,  tout  le 
reste  n'est  qu'accessoire;  mais  une  grave  difficulté  se  présente.  Pour 
que  les  coalitions  soient  efficaces,  il  faut  l'unanimité  de  tous  les  tra- 
vailleurs d'un  métier  ou  tout  au  moins  d'une  usine;  il  faut  en  outre 
prévenir  l'arrivée  d'ouvriers  étrangers.  Par  un  système  de  terreur 
organisée,  les  associations  anglaises  ont  essayé  d'atteindre  ce  ré- 
sultat. Il  n'est  moyen  d'intimidation  auquel  elles  n'aient  eu  recours. 
11  faut  ici  encore  distinguer  les  corporations  locales  et  les  corpora- 
tions nationales.  Les  premières  n'ont  reculé  devant  aucune  violence 
et  aucun  crime  :  les  autres  se  sont  montrées  plus  réservées,  plus 
dissimulées,  disons  le  mot,  plus  hypocrites.  11  est  inutile  de  faire 
ici  le  récit  des  crimes  de  Sheffield  ou  de  Manchester  :  des  ouvriers 
inoffensifs  tués  à  coups  de  fusil,  des  familles  entières  que  Ton  fait 
sauter  avec  de  la  poudre,  c'est  là  ce  que  dans  l'argot  des  unionistes 
on  appelle  nj'ob,  une  petite  affaire.  Il  se  trouve  des  hommes  qui,  à 
prix  débattu,  se  chargent  de  ces  exécutions.  Nous  avons  les  comptes 
des  unions,  et  nous  savons  à  combien  reviennent  au  xix*^  siècle  les 
assassinats,  les  incendies  et  autres  méfaits.  Les  Saltabadils  et  tous 
les  spadassins  de  théâtre  ou  de  roman  sont  loin  de  vendre  leurs 
services  à  si  bon  compte.  Si,  dans  une  œuvre  d'imagination,  on 
lisait  que  deux  hommes  se  sont  chargés,  moyennant  37  francs 
50  cent,  chacun  ,  de  faire  sauter  dans  sa  maison  avec  de  la  poudre 
ime  personne  qui  leur  était  inconnue,  on  crierait  à  l'invraisara- 
blance:  cependant  ce  fait  et  d'autres  analogues  sont  démontrés  par 
l'enquête.  On  connaît  l'étrange  épisode  historique  du  vieux  de  la 
montagne  et  des  ismaéliens  il  y  a  huit  siècles.  Poussés  par  l'es- 
poir d'un  paradis  dont  on  leur  donnait  un  avant-goût  terrestre,  les 


LA    QUESTION    OUVRIERE.  937 

disciples  fanatisés  de  ce  mystérieux  personnage  se  livraient  sans 
hésiter  à  tous  les  assassinats  qui  leur  étaient  ordonnés.  Les  unions 
ouvrières  ne  manquent  pas  davantage  de  séides  ou  de  bandits. 
L'apologiste  de  ces  associations,  M.  Thornton,  n'hésite  pas  à  le  re- 
connaître. «  Dans  toute  grande  union  ouvrière,  dit-il,  il  y  a  tou- 
jours des  individus  aussi  disposés  que  les  carhonori  italiens  ou  les 
ribandmen  écossais  à  exécuter  tout  ce  que  leurs  chefs  leur  com- 
manderont, pourvu  qu'ils  soient  payés  en  conséquence.  »  Et  ce  n'est 
pas  là  une  situation  transitoire.  Les  membres  de  la  commission 
d'enquête  les  plus  favorables  aux  iradé s  unions  reconnaissent  que 
les  crimes  de  Sheflield  ne  forment  que  quelques  anneaux  d'une 
longue  chaîne  de  méfaits.  Ils  avouent  que  les  hlue  books  qui  con- 
tiennent les  rapports  des  comités  parlementaires  de  182Zi,  1825, 
1838,  regorgent  (/rm?)  d'histoires  aussi  lugubres.  Il  paraîtrait  même 
que  les  procédés  des  unionistes  se  seraient  amendés  :  ils  auraient 
renoncé  à  l'usage  du  vitriol  pour  défigurer  ceux  qui  les  gênent.  En 
revanche,  ils  continuent  à  pratiquer  les  incendies;  les  faits  de  Thorn- 
cliffe,  vieux  de  deux  mois  à  peine,  en  sont  la  preuve.  Il  est  des  at- 
tentats qui  sont  plus  odieux  encore  :  tel  est  celui  de  faire  sauter  à 
coups  de  pouce  les  yeux  de  ceux  qui  entravent  l'action  des  unions,  to 
gouge  ihe  eyes  oui.  —  L'histoire  d'Italie  nous  apprend  que  du  temps 
d'Alexandre  VI,  le  duc  de  Gandia  ayant  été  assassiné  et  jeté  dans 
le  Tibre  par  son  frère  César,  on  procéda  à  une  enquête.  Un  bate- 
lier avait  tout  vu,  et  quand  on  lui  demanda  pourquoi  il  n'avait  pas 
fait  sa  déposilion  plus  tôt,  il  répondit  qu'ayant  connu  dans  sa  vie 
un  grand  nombre  d'aventures  pareilles  auxquelles  personne  n'avait 
fait  attention,  il  n'avait  pas  cru  que  la  dernière  dût  produire  plus 
d'impression  que  les  autres.  Dans  la  récente  enquête  anglaise,  il  se 
passa  quelque  chose  d'analogue.  Un  grand  nombre  d'ouvriers,  in- 
terrogés sur  des  faits  d'intimidation  dont  ils  avaient  été  victimes, 
refusèrent  d'abord  de  parler,  puis  déclarèrent  qu'ils  s'explique- 
raient, si  on  leur  donnait  les  moyens  d'émigrer  aussitôt  après  leur 
déposition.  Quand  on  a  réussi  à  inspirer  cette  terreur,  il  n'est  besoin 
que  de  l'entretenir  de  loin  en  loin  par  quelques  rares  actes  d'op- 
pression. —  Il  est  d'autres  pratiques  moins  criminelles,  mais  d'un 
usage  plus  général  :  tel  est  le  rattening,  qui  consiste  à  dérober  à 
un  ouvrier  ses  outils  et  à  le  mettre  ainsi  dans  l'impossibilité  de  tra- 
vailler. 

Les  grandes  unions  nationales  se  gardent  d'encouiager  des  mé- 
faits aussi  éhontés,  c'est  un  mérite  que  nous  leur  reconnaissons; 
mais  entre  leur  conduite  et  celle  des  unions  locales  il  n'y  a  qu'une 
différence  de  forme  et  de  mesure.  Leur  politique  repose  aussi  sur 
l'intimidation  ;  elles  y  apportent  seulement  plus  de  ménagemens  en 
apparence.  Un  de  leurs  procédés  habituels  est  de  déf-^ndre  à  leurs 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

affiliés  de  travailler  avec  des  ouvriers  non-unionistes.  Il  n'y  a  rien 
là  qui  puisse  tomber  sous  le  coup  de  la  loi.  Qu'on  réfléchisse  cepen- 
dant aux  conséquences  de  cette  excommunication.  Les  grandes  as- 
sociations des  mécaniciens  et  des  charpentiers  comprennent  soit  la 
moitié,  soit  les  deux  tiers  des  ouvriers  de  ces  deux  états;  or,  les 
unionistes  refusant  de  travailler  dans  le  même  atelier  que  les  non- 
unionistes,  il  en  résulte  que  ces  derniers  sont  souvent  dans  l'im- 
possibilité de  trouver  de  l'ouvrage,  ils  sont  réduits  à  une  vie  misé- 
rable. Parfois,  avec  des  bras  robustes  et  une  volonté  énergique,  ils 
ne  peuvent  gagner  le  pain  de  leur  famille.  On  nous  dira  que  c'est 
là  une  contrainte  morale,  ce  n'en  est  pas  moins  une  évidente  vio- 
lation de  la  liberté  du  travail.  M.  Thornton,  dans  une  remarquable 
page,  a  minutieusement  décrit  les  efiets  de  cette  barbare  interdic- 
tion. Il  a  fait  ressortir  que  l'ouvrier  non-unioniste  était,  par  suite  de 
cette  mesure,  réduit  en  une  sorte  d'esclavage,  qu'il  n'avait  plus  la 
disposition  de  sa  personne,  qu'il  était  dans  un  état  aussi  pitoyable 
que  le  nègre  africain  sous  le  fouet  de  son  maître;  mais  le  même 
écrivain,  après  nous  avoir  dépeint  ces  tortures,  les  déclare  légi- 
times et  n'adresse  aucun  reproche  aux  grandes  unions  qui  en  usent. 
Il  est  un  autre  procédé  auquel  les  unionistes  ont  recours,  c'est  une 
sorte  de  mise  au  secret  des  ouvriers  qui  leur  déplaisent.  Il  est  dé- 
fendu aux  affiliés  de  l'union  de  leur  açlresser  la  parole  ou  de  ré- 
pondre à  leurs  questions  :  c'est  ce  que  l'on  appelle  envoyé?^  à  Co- 
ventry.  Toutes  ces  pratiques  sont  habituelles,  et  rentrent  dans  ce 
que  l'on  nomme  le  fuir  play^  le  jeu  loyal.  Ainsi,  tandis  qu'il  n'est 
qu'une  voix  parmi  les  hommes  libéraux  pour  blâmer  les  proscrip- 
tions en  politique,  les  unions  ouvrières  les  plus  considérées  remet- 
tent en  honneur  ce  moyen  barbare,  et  l'emploient  sur  la  plus  large 
échelle.  Dans  le  cours  même  des  grèves,  l'on  voit  se  produire,  avec 
l'approbation  des  autorités  des  principales  trades  unions,  des  abus 
non  moins  crians.  Quand  une  grève  est  décrétée,  l'on  entoure  les 
usines  mises  en  interdit  d'une  sorte  de  douane  ou  de  cordon  sani- 
taire formé  par  un  certain  nombre  de  délégués  qui  ont  pour  mis- 
sion de  détourner  à  tout  prix,  soit  au  moyen  d'argent,  soit  même 
par  la  violence,  les  ouvriers  étrangers  que  les  patrons  auraient  pu 
recruter.  Ce  système,  connu  sous  le  nom  de  j^icketing,  entraîne  à 
sa  suite  un  inévitable  cortège  de  menaces  et  de  rixes.  La  politique 
des  grandes  unions  ne  diffère  donc  pas,  à  tout  considérer,  de  la  po^ 
litique  des  unions  de  bas  étage;  selon  une  heureuse  expression  de 
M.  Stirling,  elle  a  pour  principe  d'allier  un  maximum  de  compres- 
sion avec  un  minimun  de  violation  de  la  loi.  Elle  fait  surtout  un 
usage  illimité  de  ce  que  les  unionistes  appellent  eux-mêmes  «  les 
vexations  pacifiques.  » 

Quels  sont  les  résultats  de  tous  ces  efforts?  La  situation  maté- 


LA    QUESTION    OUVRIÈRE.  93\) 

rielle  des  ouvriers  unionistes  s'est-elle  élevée  en  proportion  de  leurs 
sacrifices?  Y  a-t-il  eu  une  hausse  notable  des  salaires  par  suite  de 
ces  coalitions  et  de  toutes  ces  mesures  artificielles?  La  réponse  est 
d  s  plus  difficiles.  Il  est  hors  de  doute  que  la  rétribution  de  l'ou- 
vrier s'est  accrue;  les  partisans  des  trades  unions  s'emparent  de 
ce  fait  pour  conclure  à  l'efficacité  de  leur  système.  C'est  là  cepen- 
dant une  conclusion  précipitée  et  peu  conforme  aux  règles  de  la 
s  ;iae  logique.  C'est  une  des  plus  belles  harmonies  de  notre  état  so- 
cial que  la  situation  des  travailleurs,  même  les  plus  infimes,  ait  une 
tendance  à  devenir  meilleure  à  mesure  que  les  moyens  de  produc- 
tion, les  découvertes  scientifiques,  l'instruction  générale,  se  perfec- 
tionnent. Tous  les  pays  civilisés  confirment  l'existence  et  la  perma- 
nence de  cette  loi  providentielle.  Il  est  incontestable  que  depuis  trente 
ans,  dans  toutes  les  contrées,  dans  toutes  les  professions,  les  salaires 
ont  notablement  augmenté.  Les  unions  ouvrières  ont-elles  contribué 
à  ce  mouvement?  iNous  ne  le  pensons  pas;  un  examen  attentif  des 
faits  semble  démontrer  le  contraire.  Il  est  possible  que  certaines 
grandes  unions  aient  pu  faire  monter  momentanément  et  surtout 
nominalement  la  rétribution  de  l'ouvrier  au-delà  du  taux  où  l'aurait 
portée  le  cours  naturel  des  choses;  mais  il  ne  faut  pas  être  dupe  de 
ce  mirage.  Qu'est-il  arrivé,  par  exemple,  pour  les  constructeurs 
d,3  vaisseaux  de  la  Tamise?  Leur  salaire  a  été  poussé  à  7  shillings 
à  force  de  coalitions;  mais  l'industrie  de  la  construction  a  déserté 
presque  immédiatement  une  contrée  inhospitalière,  la  plupart  des 
maisons  se  sont  fermées,  et  celles  qui  restent  ouvertes  n'emploient 
plus  que  le  dixième  des  bras  qu'elles  occupaient  autrefois.  Un  grand 
nombre  de  forges  du  nord  de  l'Angleterre  se  sont  affaissées  égale- 
ment sous  la  pression  des  exigences  intempestives  et  malavisées 
des  ouvriers.  Les  lieux  où  l'industrie  est  le  plus  prospère,  c'est- 
à-dire  où  la  condition  du  travailleur  est  le  mieux  assurée,  sont 
précisément  ceux  où  les.  unions  n'ont  pas  pénétré  ou  bien  ont  été 
vaincues  :  telles  sont  les  rives  de  la  Clyde  pour  la  construction  des 
navii-es.  11  résulte  de  la  déposition  de  M.  Clarck,  directeur  des 
grandes  forges  da  Merthyr-Tydvil,  qui  emploient  9,000  ouvriers, 
qiie  les  salaires  n'ont  cessé  de  monter  dans  cette  exploitation,  bien 
qti'aucune  union  n'y  existât.  «  Je  ne  crois  pas,  dit  M.  Robinson, 
ingénieur  des  ate'iers  de  construction  de  l'Atlas  à  Manchester,  que 
tout  ensamble  ces  unions  aient  beaucoup  fait  accroître  les  salaires 
dans  leurs  industries  respectives;  mais  je  suis  intimement  convaincu 
que  leur  tandance  est  de  diminuer  la  somme  de  travail  obtenue  pour 
un  certain  salaire,  et  par  conséquent  d'accroître  matériellement  le 
coût  de  production.  »  C'est  à  cette  opinion  qu'il  faut  s'en  tenir. 
Sans  profiter  à  l'ouvrier,  l'unionisme  a  nui  aux  patrons,  aux  con- 
sommateurs, en  un  mot  à  tout  le  monde.  On  a  calculé  que  les  me- 


940  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

sures  arbitraires  prises  par  les  unions  dans  Tindustrie  du  bâtiment 
renchérissaient  de  35  pour  100  dans  certaines  localités,  et  spéciale- 
ment à  Manchester,  le  prix  de  revient  d'une  maison,  et  que  le  loyer 
de  l'ouvrier,  qui  est  en  moyenne  de  h  shillings  par  semaine,  pour- 
rait tomber  à  3  shillings,  si  ces  règlemens  arbitraires  n'existaient 
pas.  Ainsi  un  renchérissement  général  du  prix  des  choses  sans  une 
augmentation  réelle  des  salaires,  tel  est  le  précieux  résultat  qu'ont 
amené  tant  d'ingénieuses  combinaisons.  Ajoutons  que  les  plus  émi- 
nens  industriels  se  trouvent  découragés  et  rejelés  avant  le  temps 
en  dehors  des  afiaires.  Des  Trollope,  des  Nasmyth,  les  hommes  les 
plus  éclairés  et  qui  faisaient  foire  le  plus  de  progrès  à  leurs  arts, 
déclarent  se  retirer  dix  ans  plus  tôt  qu'ils  n'en  auraient  eu  l'inten- 
tion. Le  capital  émigré  et  va  chercher  dans  les  pays  étrangers  une 
destinée  moins  agitée;  les  commandes  continentales  désapprennent 
la  route  de  l'Angleterre  et  s'adressent  à  la  France,  à  la  Belgique  ou 
à  l'Allemagne  du  nord.  Le  trouble  apporté  dans  les  relations  com- 
merciales, l'incertitude  dans  les  livraisons,  écartent  les  consomma- 
teurs étrangers.  Si  l'industrie  des  machines  a  pris  en  France,  de- 
puis dix  ans,  un  si  grand  essor,  ce  n'est  pas  seulement  aux  acquits 
à  caution  qu'elle  le  doit,  c'est  surtout  à  l'appui  indirect  que  lui  prê- 
taient les  irades  unions  anglaises,  à  la  prime  qui  résultait  en  sa 
faveur  de  l'état  de  chômage  ou  de  désorganisation  des  grandes 
usines  britanniques.  Voilà  ce  que  les  faits  établissent.  Il  est  faux  de 
dire  que  les  salaires  sont  plus  élevés  pour  les  ouvriers  unionistes 
que  pour  les  non-unionistes;  cela  ne  pourrait  être  exact  que  pour 
les  localités  où  les  membres  des  unions,  étant  en  très  grand  nombre, 
refusent  de  travîi'ler  avec  les  autres  ouvriers,  et  rejettent  par  con- 
séquent ceux-ci  en  dehors  des  ateliers,  les  réduisant  à  l'état  de  pa- 
rias. Il  y  a  des  unions  parmi  les  fileurs,  il  n'y  en  a  pas  parmi  les  tis- 
seuses, et  les  salaires  de  ces  dernières  n'ont  pas  suivi  une  moindre 
progression  que  ceux  des  premiers.  Il  y  a  telles  usines  métallurgi- 
ques à  Wolverhampton  où,  de  1831  à  1860,  la  rémunération  de  la 
main-d'œuvre  semble  être  restée  stationnaire;  il  en  est  de  même 
pour  les  briquetiers  de  certaines  villes,  comme  Newcastle.  Au  con- 
traire les  journaliers  agricoles,  qui  continuent  à  traiter  isolément 
avec  ceux  qui  les  emploient,  ont  vu  le  prix  de  leur  travail  s'élever 
de  25  pour  100.  M.  Stirling  nous  fait  remarquer  que  la  même  hausse 
s'est  produite  dans  la  solde  des  volontaires  pour  l'armée,  quoiqu'il 
n'y  ait  aucune  coalition  possible  entre  les  malheureux  qui  traitent 
avec  le  sergent  recruteur.  Enfin  les  gages  des  domestiques  ont 
éprouvé  le  même  mouvement  ascensionnel,  et  la  plus  abandonnée 
des  servantes  à  tout  faire  a  vu  hausser  son  salaire  d'une  manière 
plus  rapide  que  le  plus  intraitable  des  ouvriers  mécaniciens. 

Gomment  d'ailleurs  l'unionisme  pourrait-il  avoir  une  efficacité? 


LA   QUESTION   OUVRIÈRE.  941 

Son  unique  chance  de  succès  était  d'opposer  aux  patrons  isolés  une 
ligue  compacte  des  travailleurs.  Mettre  successivement  en  interdit 
toutes  les  différentes  usines  de  l'Angleterre,  les  vaincre  l'une  après 
l'autre,  c'était  un  p'an  ingénieux,  mais  qui  est  à  tout  jamais  déjoué. 
Les  coalitions  d'ouvriers  ont  amené  des  coalitions  de  patrons.  Mal- 
gré toutes  les  diflicultés  que  présentait  un  tel  projet,  les  industriels 
anglais  sont  parvenus  à  se  concerter  et  à  former  une  ligue  défen- 
sive. Ils  ont  imité  la  stratégie  de  leurs  adversaires  et  n'ont  été  que 
trop  loin  dans  cette  voie.  Ils  ont  eu  comme  les  ouvriers  leurs  listes 
de  proscription;  ils  ont  établi  entre  eux  une  complète  solidarité.  Dès 
que  les  ouvriers  d'une  usine  se  mettent  en  gi'ève,  tous  les  industriels 
du  même  district  renvoient  leur  personnel  et  ferment  leurs  ateliers; 
cela  s'appelle  un  lock  ont.  Il  y  en  a  eu  une  multitude  d'exemples  en 
Angleterre.  Ce  sont  là  des  représailles  sauvages,  mais  nécessaires. 
On  devine  ce  que  devient  l'industrie  avec  de  parei's  procédés.  Les 
règlemens  de  plusieurs  de  ces  unions  de  maîtres  sont  curieux  à  étu- 
dier. Telle  est  V Association  des  fabricans  de  fer  du  nord  de  l'An- 
gleterre. Chaque  industriel  assure  contre  la  grève  tout  ou  partie  de 
ses  fours  à  puddler,  en  s'engageant  par  écrit  à  payer,  sur  la  réqui- 
sition du  secrétaire,  une  somme  déterminée  par  le  nombre  de  ses 
fours  et  le  rendement  qu'il  leur  assigne.  Si  ses  ouvriers  le  quittent, 
l'association  lui  paie,  selon  l'assurance,  k  liv.  sterl.  (100  francs)  ou 
3  liv.  sterl.  (75  fr.)  par  semaine  et  par  four.  Cette  subvention  est 
prélevée  sur  les  fonds  souscrits  par  les  autres  membres.  L'encaisse 
de  cette  association  se  montait,  en  1866,  à  1  million  200,000  fr. 
Dans  les  corporations  de  maîtres  moins  bien  organisées,  les  indus- 
triels parviennent  cependant  à  s'entendre  pour  se  soutenir  et  em- 
pêcher les  membres  les  plus  faibles  de  fléchir  sous  le  poids  des 
billets  à  payer,  des  remboursemens  et  des  livraisons  à  faire,  ou  des 
dommages-intérêts  de  retard  à  solder.  Voilà  ce  qu'ont  produit  les 
traders  unions.  Ouvriers  et  patrons  ne  contractent  plus  individuelle- 
ment :  ils  s'organisent  en  armées  formidables  et  compactes;  c'est 
la  grande  guerre  avec  tous  ses  fléaux,  ou  plutôt,  selon  l'expression 
de  M.  le  comte  de  Paris,  c'est  un  de  ces  duels  japonais  où  chaque 
combattant  doit  se  donner  la  mort  de  sa  propre  main. 

Si  inefficaces  au  point  de  vue  matériel,  les  traders  unions  exercent- 
elles  une  influence  appréciable  sur  l'inteUigence  et  la  moralité  des  tra- 
vailleurs? C'est  ici  que  les  partisans  de  l'unionisme  se  vantent  d'un 
triomphe  incontesté.  N'est-il  pas  vrai,  disent-ils,  que  les  habitudes 
de  l'ouvrier  gagnent  à  cette  organisation  austère,  que  c'est  une 
saine  et  fortifiante  discipline  qui  trempe  les  esprits  et  les  âmes,  les 
tire  des  vulgarités  de  la  vie  journalière  pour  leur  ouvrir  des  hori- 
zons infinis?  Voilà  un  jugement  auquel  nous  ne  saurions  souscrire. 
Au  point  de  vue  du  métier,  l'unionisme  forme  de  mauvais  artisans; 


9A2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  entrave  l'instruction  professionnelle  par  ses  règlemens  sur  l'ap- 
prentissage, décourage  le  zèle  de  l'ouvrier,  arrête  et  punit  comme 
un  crime  la  noble  ambition  de  s'élever.  N'est-ce  pas  lui  qui,  lors  de 
la  discussion  de  la  réforme  électorale,  émettait  ce  principe,  que  les 
ouvriers  économes  sont  des  égoïstes  qui  ne  méritent  pas  d'être  élec- 
teurs? A  un  point  de  vue  plus  général,  il  dégrade  l'homme,  l'asser- 
vit, lui  ôte  l'initiative  et  jusqu'à  la  liberté  naturelle  de  penser  et  de 
se  conduire.  C'est  un  joug  écrasant  qui  anéantit  la  personne  hu- 
maine. De  même  que  les  membres  d'une  société  célèbre,  l'ouvrier 
unioniste  est  instruit  avant  tout  à  l'obéissance  ;  il  doit  se  soumettre 
ut  cadacer.  Les  mêmes  hommes  qui  n'ont  pas  assez  de  critiques, 
et  nous  ne  saurions  les  en  blâmer,  contre  la  centralisation  admi- 
nistrative regardent  comme  une  école  bienfaisante  pour  l'ouvrier 
d'être  noyé  dans  une  de  ces  vastes  agrégations,  asiles  de  tous  les 
despotismes.  D'ailleurs  on  ne  peut  considérer  l'unionisme  sans  le 
cortège  de  désordres  qui  le  suit.  Ainsi  que  toutes  les  mauvaises 
plantes,  il  porte  partout  avec  lui  des  parasites  nuisibles.  En  dehors 
des  cadres  des  unions,  il  y  a  des  agitateurs  de  profession,  des  en- 
trepreneurs de  grèves,  qui  jouent  un  grand  rôle  en  Angleterre.  Ce 
sont  des  aventuriers  qui  lèvent  des  corps  francs,  servent  toutes  les 
causes  moyennant  finances,  et  qui,  au  mieux  de  leurs  intérêts  per- 
sonnels, tantôt  poussent  les  ouvriers  à  se  mettre  en  chômage,  tantôt 
se  font  piyer  par  les  patrons  pour  les  engager  à  rentrer  dans  les 
usines.  Cette  déplorable  industrie  gagne  du  terrain,  et,  nous  dit 
M.  Thornton,  on  ne  manque  jamais  de  la  rencontrer  partout  où  l'u- 
nionisme fleurit. 

Il  ne  suffit  pas  de  constater  le  mal  social,  il  faut  encore  indiquer 
ou  tout  au  moins  chercher  le  remède,  —  tâche  difficile,  poursuite  in- 
grate. —  Les  commissaires  de  l'enquête  anglaise  y  ont  donné  tous 
leurs  soins,  ils  ne  sont  pas  parvenus  à  satisfaire  l'attente  de  l'opi- 
nion publique  ;  on  les  a  accusés  d'irrésolution,  on  leur  a  reproché 
des  compromis  et  des  demi-mesures.  Nous  ne  saurions  nous  mon- 
trer sévère  pour  cette  hésitation  légitime  dont  se  sentent  saisis  les 
esprits  les  plus  décidés  en  face  de  l'intensité  de  la  crise  et  de  l'in- 
sufiisance  des  palliatifs.  Il  n'est  pas  plus  aisé  de  faire  cesser  l'état 
de  guerre  industriel  que  de  mettre  fin  à  l'état  de  guerre  politique. 
En  pareille  matière,  les  solutions  et  les  projets  sont  d'une  concep- 
tion commode  et  d'une  application  le  plus  souvent  impossible  :  ils 
valent  en  pratique  les  rêves  de  paix  perpétuelle  formés  au  dernier 
siècle  par  l'abbé  de  Saint-Pierre;  mais,  si  l'on  ne  peut  espérer  ex- 
pulser immédiatement  et  à  tout  jamais  ce  fléau  des  grèves  et  des 
luttes  entre  ouvriers  et  patrons,  il  est  des  adoucissemens  dans  le 
droit  des  gens,  des  acheminemens  à  une  pacification  définitive  qu'on 
peut  sans  utopie  découvrir,  et  qui  n'exposent  à  aucune  déception. 


LA   QUESTION   OUYRIÈRE.  9A3 

La  situation  des  traders  unions  devant  la  loi  et  la  société  était, 
jusqu'à  ces  derniers  temps,  mal  définie.  Si  libérale  que  soit  dans 
son  ensemble  la  législation  anglaise,  elle  a  toute  une  réserve  et 
comme  un  arsenal  de  vieux  statuts  non  abrogés  qui  sont  à  l'occa- 
sion des  armes  de  despotisme  et  d'iniquité.  Depuis  un  demi-siècle, 
les  coalitions  sont  permises  en  Angleterre;  mais  des  bills  surannés 
qui  n'ont  pas  été  rapportés  défendent,  sous  des  peines  sévères,  la 
conspiracy  et  le  restraint  of  trade,  —  on  appelle  ainsi  toute  mesure 
propre  à  entraver  les  échanges  et  à  troubler  le  cours  naturel  de 
l'industrie.  Un  grand  nombre  des  procédés  adoptés  par  les  traders 
unions  tombaient  clans  cette  catégorie  de  délits  punissables  :  ainsi 
le  picketing  ou   l'établissement  de  sentinelles  autour  des  usines 
mises  en  interdit  était  un  acte  de  7'estraint  of  trade.  Il  en  résultait 
que  très  souvent  les  ouvriers,  usant  du  droit  que  la  loi  leur  recon- 
naissait de  se  mettre  en  grève,  pouvaient  être  recherchés  et  con- 
damnés pour  des  pratiques  accessoires  et  presque  inséparables  des 
coalitions.  Cette  législation  était  dangereuse,  parce  qu'elle  était  à 
la  fois  inefficace  et  irritante;  rien  d'imprudent  comme  de  donner 
en  essayant  de  retenir.  Dans  une  époque  démocratique  comme  la 
nôtre,  il  faut  que  les  situations  soient  franches;  mieux  vaut  la  com- 
pression avouée  que  ce  mélange  hybride  et  malfaisant  de  lois  offi- 
ciellement libérales  et  de  pratiques  hypocritement  restrictives.  Voici 
surtout  où  était  l'iniquité  :  d'après  la  législation  anglaise,  les  asso- 
ciations qui  encouragent  le  restraint  of  trade  sont  privées  du  béné- 
fice de  posséder  et  de  celui  d'ester  en  justice.  Ainsi  les  traders 
unions,  presque  sans  exception,  par  cette  seule  raison  qu'elles  atta- 
quaient le  travail  à  la  tâche  ou  qu'elles  voulaient  limiter  le  nombre 
des  apprentis,  étaient  mis^s  hors  la  loi;  si  leurs  fonds  de  réserve 
étaient  volés  par  les  fonctionnaires  ou  les  caissiers  qui  en  avaient  la 
garde,  elles  ne  pouvaient  ni  faire  condamner  les  prévaricateurs,  ni 
récupérer  leurs  biens.  Un  grand  nombre  de  faits  de  ce  genre  se 
présentèrent,  et,  si  prouvés  qu'ils  fussent,  les  tribunaux  refusèrent 
justice  aux  trade  s  unions;  on  pouvait  avec  impunité  dérober  leurs 
trésors.  On  conçoit  les  rancunes  et  les  haines  que  cet  état  de  choses 
devait  susciter.  Mises  au  ban  de  la  société,  les  unions  lui  ren- 
daient au  centuple  l'hostilité  dont  elles  étaient  victimes.  L'unani- 
mité des  commissaires  de  l'enquête  a  reconnu  qu'il  fallait  sortir  de 
cette  situation  aussi  compromettante  qu'injustifiable.  Tous  ont  pro- 
clamé qu'on  devait  accorder  aux  associations  ouvrières  la  recon- 
naissanci3  légale  et  les  faire  enregistrer  comme  les  autres  compa- 
gnies de  commerce  ou  de  bienfaisance  (1).  Cependant  la  majorité 

(I)  Voyez  la  Reme  du  1"  décembre  1869  sur  la  législation  anglaise  en  matière  de 
sociétés. 


Qllll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  commissaires  a  voulu  faire  de  cette  patente  légale  un  droit  non 
pas  absolu,  mais  conditionnel.  Pour  l'obtenir,  on  voudrait  ex-ger 
des  unions  la  preuve  qu'elles  renoncent  à  limiter  le  nombre  des  ap- 
prenlis,  à  prohiber  le  travail  à  la  tâche,  à  défendre  à  leurs  affiliés 
de  travailler  avec  les  ouvriers  non  unionistes;  on  voudrait  aussi 
engager  les  tnide's  unions  par  l'appât  de  faveurs  supplémentaires  à 
séparer  complètement  les  fonds  qui  servent  aux  grèves  et  les  fonds 
qui  sont  desLinés  aux  secours  mutuels.  Ces  intentions  sont  bonnes 
et  louables;  si  elles  pouvaient  être  efficaces,  nous  ne  leur  ménage- 
rions pas  notre  approbation.  Dans  l'état  actuel,  nous  ne  saurions 
admettre  les  restrictions  qu'on  propose,  ce  sont  de  pauvres  moyens, 
en  complète  disproportion  avec  la  fin  qu'on  désire.  On  n'amènera 
pas  ainsi  les  associations  ouvrières  à  s'amender;  on  les  irritera  da- 
vantage, on  accroîtra  leurs  rancunes,  on  augmentera  les  sympa- 
thies déjà  trop  fortes  qu'elles  rencontrent  dans  les  classes  labo- 
rieuses. La  seule  mesure  à  laquelle  des  hommes  sérieux  puissent 
s'arrêter,  c'est  de  faire  cesser  l'iniquité  flagrante  qui  permet  de  vo- 
ler avec  impunité  les  traclés  unions'^  c'est  là  une  innovation  néces- 
saire, mais  il  importe  de  n'en  pas  détruire  l'effet  par  des  restrictions 
inutiles.  En  acquérant  une  situation  légale,  il  faut  espérer  que  les 
associations  ouvrières  anglaises  adouciront  un  peu  leurs  procédés. 
En  tout  cas,  s'il  importe  de  laisser  se  produire  au  grand  jour  les  doc- 
trines, quelque  perverses  ou  erronées  qu'elles  puissent  être,  il  est 
du  devoir  du  gouvernement  de  punir  et  de  prévenir  les  délits  et  les 
crimes.  11  faut  que  les  ouvriers  non-unionistes  sachent  que  la  force 
sociale  les  protège.  L'administration  anglaise  s'est  montrée  trop 
timide  et  la  justice  trop  impuissante  dans  toutes  ces  grèves  et  tous 
ces  désordres  qui  ont  rempli  l'Angleterre.  Le  devoir  de  la  police  et 
de  l'armée  n'est  pas  seulement  de  maintenir  la  sécurité  des  routes 
et  des  domiciles  contre  les  brigands  et  les  voleurs,  c'est  encore  d'as- 
sister les  faibles  dans  les  luttes  professionnelles  et  de  mettre  les 
dissidens  à  couvert  de  toutes  les  vexations  dont  ils  sont  le  plus  sou- 
vent victimes.  Aussi  faut-il  approuver  sans  réserve  l'idée  émise  par 
l'unanimité  des  commissaires,  d'instituer  un  mini^tèi-e  public  pour 
poursuivre  d'office  les  ouvriers  qui  se  rendent  coupables  de  violence 
ou  de  menaces  contre  leurs  camarades.  Les  membres  de  la  commis- 
sion d'enquête  ont  aussi  grande  confiance  dans  l'efficacité  de  tri- 
bunaux de  conciliation  composés  mi-partie  de  patrons,  mi-partie 
d'ouvriers,  et  qui  interviendraient  à  l'annonce  d'une  grève  pour  es- 
sayer de  la  prévenir.  C'est  l'i  un  espoir  trop  phi!anthro})ique  pour 
n'être  pas  encouragé  dans  une  certaine  mesure.  Il  est  utile  que  des 
délibérations  et  des  conférences  précèdent  ces  grandes  guerres  in- 
dustrielle^;  mais  il  ne  faut  pas  se  dissimuler  que  très  souvent  toutes 
ces  tentatives  d'accord  préalable  échoueront  misérablement.  Il  fau- 


LA    QUESTION   OUVRIÈRE.  9A5 

cirait  de  part  et  d'autre  uns  transformation  dans  les  mœurs  pour 
que  l'ent  !nte  entre  ouvriers  et  patrons  fût  toujours  possible.  Si  l'on 
peut  souhaiter  cette  transformation  et  y  travailbr,  il  serait  chimé- 
rique de  l'attendre  dans  un  prochain  avenir.  Tout  au  moins  doit-on 
repousser  les  procédés  irritans  et  inefficaces  :  aussi  nous  n'hésitons 
pas  à  condamner  le  conseil  donné  par  le  Times  et  suivi  par  un  grand 
nombre  d'inchistriels,  d'expulser  des  ateliers  tous  les  ouvriers  qui 
ne  renonceront  pas  formellement  aux  unions.  Ce  n'est  pas  par  de 
tels  moyens  qu'on  résoudra  le  problème. 

Une  question  se  pose  encore  devant  nous  :  quel  est  l'avenir  ré- 
servé aux  irades  ?«î2V;yî.s.^  Doivent-elles  périr,  s'amender  ou  rester 
dans  le  statu  quo?  Il  est  impossible  de  supposer  qu'elles  soient  des- 
tinées à  promptement  disparaître.  Elles  ont  une  vitalité  qu'on  ne 
peut  nier.  Pourront-elles  se  modifier  de  manière  à  n'être  plus  un 
péril  social?  Selon  l'expression  de  M.  le  comte  de  Paris,  le  cheval 
de  bataille  ne  pourra-t-il  pas  un  jour  s'atteler  à  la  charrue?  C'est  là 
une  éventualité  que  l'on  peut  admettre.  Oui,  au  bout  d'un  certain 
nombre  d'années,  quand  il  aura  traversé  bien  des  guerres,  reçu  bien 
des  coups,  éprouvé  bien  des  déboires,  quand  il  sera  usé,  exténué, 
peut-être  alors  l'unionisme  voudra-t-il  quitter  ses  vastes  projets  de 
conquête  et  de  gloire,  travailler  à  une  œuvre  plus  modeste,  plus 
régulière  et  plus  fructueuse.  Il  y  a  dans  l'unionisme  deux  mauvaises 
choses  :  les  grèves  et  la  discipline  despotique;  il  y  a  au  contraire 
un  germe  excellent  :  c'est  l'assurance,  les  secours  mutuels  en  cas 
de  maladie,  de  chômage  forcé,  de  pertes  d'outils,  les  primes  à  l'é- 
migration ,  les  retraites.  Cela  peut  être  dévelo};pé  sur  une  vaste 
échelle,  il  n'y  aurait  même  pas  besoin  que  les  cotisations  fussent 
notablement  augmentées;  si  elles  renonçaient  aux  grèves,  les  asso- 
ciations ouvrières  recevraient  des  dons,  des  legs,  qui  les  mettraient 
à  flot.  Nulle  part  l'assurance  n'a  été  instituée  d'une  manière  aussi 
large  et  compréhensive  que  dans  les  tirade  s  umons;  il  serait  pos- 
sible, par  la  solidarité  établie  entre  les  sociétés  des  diflférens  mé- 
tiers, d'amortir  le  coup  des  crises  commerciales  qui  affectent  si 
cruellement,  à  des  intervalles  presque  réguliers,  les  ouvriers  de 
nos  grandes  industries.  Voilà  les  fruits  bienfaisans  dont  l'espoir 
nous  est  permis;  mais,  ne  nous  faisons  pas  illusion,  la  sagesse 
n'entre  dans  le  cœur  des  hommes  qu'à  la  suite  des  malheurs  et  des 
épreuves.  Ce  sont  les  verges  des  événemens  qui  corrigeront  et  re- 
dresseront l'enfance  de  ces  associations  exubérantes.  En  attendant, 
nous  sommes  en  pleine  guerre  industrielle,  et  nous  y  serons  de  lon- 
gues années  encore.  Avant  d'arriver  à  cette  période  bienfaisante  de 
maturité  et  de  repos,  il  est  à  craindre  que  les  irade's  wiions  ne  s'or- 
ganisent d'une  manière  plus  compacte  pour  le  combat  à  outrance. 

lOME  LXXXVI.  —  1870.  60 


946  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


III. 


C'est  une  erreur  de  croire,  comme  des  écrivains  récens  trop  enclins 
à  l'optimisme,  que  les  tradc's  iinions  sont  sur  le  point  de  se  convertir 
aux  saines  doctrines  économiques.  M.  Thornton,  qui  connaît  mieux 
que  personne  les  idées  des  unionistes  et  qui  les  défend, se  garde  bien 
de  dire  que  la  phase  militante  des  associations  ouvrières  touche  à  sa 
fin.  Il  déclare  au  contraire  que  les  difTérentes  unions  doivent  former 
entre  elles  une  fédération  nationale,  puis  nouer  des  relations  avec 
les  sociétés  analogues  de  l'étranger,  et  arriver  à  constituer  ainsi  une 
immense  ligue  des  ouvriers  d'Europe  et  d'Amérique,  en  vue  non  pas 
sans  doute  de  supprimer  le  capital,  qui  est  un  agent  nécessaire, 
mais  de  lui  dicter  des  lois  et  de  l'asservir  dans  tous  les  pays  civili- 
sés. Cet  écrivain,  essayant  de  préciser  le  moment  où  ce  résultat  sera 
définitivement  acquis,  estime  qu'au  train  actuel  des  choses  il  ne 
faudra  pas  plus  de  cent  ans.  C'est  nous  laisser  beaucoup  de  répit. 
Déjà  les  trodes  iinious  ont  cherché  à  se  rapprocher  les  unes  des 
autres,  tandis  qu'autrefois  elles  restaient  cantonnées  dans  leurs 
corps  d'état  respectifs;  l'on  a  vu  pendant  ces  dernières  années  des 
sociétés  de  métiers  dilTérens  se  prêter  assistance  en  cas  de  grève. 
L'association  des  ouvriers  de  Londres  sous  la  direction  de  M.  Pot- 
ter,  l'un  des  membres  influens  de  l'ancienne  ligue  pour  la  réforme 
électorale,  a  émis  la  prétention  de  devenir  le  leprésentant  suprême 
des  unions  formées  dans  les  différentes  industries.  Quelques  corps 
d'état,  comme  les  tailleurs  de  Londres,  sont  entrés  en  rapport  avec 
les  ouvriers  de  Paris,  de  Berlin  et  de  Genève.  L'on  voit  que  le  mou- 
vement qui  porte  les  différens  groupes  d'artisans  à  se  concerter  et 
à  se  lier  les  uns  aux  autres  n'est  pas  arrivé  à  sa  dernière  période;  il 
serait  même  plus  juste  de  le  considérer  comme  ne  faisant  que  com- 
mencer. 

La  manifestation  la  plus  éclatante  des  aspirations  et  des  espé- 
rances ouvrières,  c'est  la  constitution  en  France  de  Y Assoriatron 
internationale  des  travailleurs.  Née  dans  l'ombre  il  y  a  quelques 
années,  elle  s'est  fait  connaître  par  le  retentissement  des  congrès 
qu'elle  a  tenus  en  Belgique  et  en  Suisse,  et  où  elle  a  émis  les 
doctrines  les  plus  subversives.  Cet  embryon  de  ligue  ouvrière  uni- 
verselle est-il  appelé  à  un  développement  considérable?  Il  est 
intéressant  de  comparer  cette  création  française  avec  les  unions 
anglaises.  En  Angleterre,  les  sociétés  d'artisans  sont  sorties  de 
l'instinct  populaire,  et  se  sont  formées  isolément  dans  tous  les 
centres  industriels,  puis  ont  grandi  peu  à  peu  à  l'écart,  pour  se 
rapprocher  successivement  les  unes  des  autres  et  devenir  en  cin- 


LA    QUESTION    OUVRIÈRE.  9Â7 

qualité  ans  des  puissances  considérables,  suivant  en  cela  la  marche 
naturelle  queriiistorien  latin  assigne  à  la  croissance  même  des  états. 
\] Association  iiUcnuitioiuile  au  contraire  est  née  de  toutes  pièces 
dans  le  cerveau  de  quelques  ouvriers  parisiens  ;  elle  s'est  formée 
comme  un  état-major  sans  armée  ou  comme  une  administration  sans 
administrés  :  de  là  sa  faib'esse  actuelle.  Elle  n'a  qu'un  personnel 
d'agitateurs.  Elle  ressemble  assez  à  une  ville  que  des  spéculateurs 
auraient  bâtie  pour  y  attirer  des  habitans;  ceux-ci  ne  sont  pas  en- 
core venus,  et  c'est  un  problème  de  savoir  s'ils  viendront  jamais. 
Un  autre  trait  distingue  VînienuUionale  des  trade's  unions.  Ces 
dernières  n'ont  pas  rédigé  un  programme  philosophique  ou  écono- 
mique; elles  luttent  contre  les  patrons,  non  pour  exterminer  le  ca- 
pital et  le  remplacer  par  des  combinaisons  artificielles,  mais  seule- 
ment en  vue  d'obtenir  chaque  jour  des  conditions  meilleures.  Leur 
politique  est  empirique,  complètement  dégagée  des  .systèmes.  \J In- 
ternationale a  une  doctrine,  un  plan  de  palingénésie,  une  philoso- 
phie sociale,  elle  parle  un  langage  sibyllin  et  alfecte  des  prétentions 
illimitées.  Aussi,  tandis  que  lestrades  unions  sont  de  redoutables 
instrumens  d'action  matérielle,  Y  Internationale  n'a  été  jusqu'ici 
qu'un  élément  d'agitation  morale.  Les  premières  ont  de  nombreux 
corps  de  troupes  qui  opèrent  sur  tous  les  points  du  territoire  an- 
glais; l'autre  n'a  que  des  cadres  qui  lancent  des  manifestes  et  font 
des  plans  de  campagne,  sans  qu'il  en  puisse  sortir  aucun  résultat 
immédiat. 

Cependant  YAssodalion  internationale  a  Ml  récemment  bien  des 
efforts  pour  se  constituer  une  base  solide  d'opérations.  Elle  s'efforce 
de  fonder  des  sociétés  de  résistance  ou  des  chambres  syndicales  ou- 
vrières :  l'on  nous  apprend  qu'il  en  existe  déjà  soixante;  mais  quelle 
est  l'organisation  de  ces  groupes,  et  de  quel  effectif  disposent-ils? 
C'est  un  mystère.  Nous  avons  sous  les  yeux  un  document  intéres- 
sant, véritable  manifeste  anonyme  lancé  dans  le  public  par  des 
ouvriers  parisiens  lors  de  la  première  grève  du  Creuzot.  Il  y  est  dit 
que  «  cette  grève  ne  recevant  pas  son  mot  d'ordre  de  Paris  et  ne 
s'appuyant  pas  sur  les  fédérations  ouvrières  parisiennes,  dont  l'im- 
portance grandit  tous  les  jours,  ne  peut  ni  s'étendre,  ni  se  prolon- 
ger. »  —  «  Tous  les  ouvriers  de  Paris,  ajoute-t-on,  tendent  de  plus 
en  plus  à  former  une  vaste  fédération  de  travailleurs,  organisés  hié- 
rarchiquement et  ayant  à  sa  tête  un  véritable  ministère  res-pon- 
sable,  chargé  de  résister  au  capital  et  de  lui  faire  concurrence.  Bien 
convaincu  que  le  droit  c'est  la  forre,  et  que  la  force  c'est  l'ordre, 
ils  se  sont  surtout  préoccupés  jusqu'ici  d'oigan'ser  Y  ordre  dans  les 
masses,  et  l'on  peut  dire  qu'ils  ont  presque  atteint  leur  but...  Ils  se 
sont  s-:;rvis  du  droit  de  réunion  pour  reconstituer  sur  de  nouvelles 
bases  les  corporations  féodales  des  corps  et  métiers  que  1789  avait 


9/l8  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

abolies,  afin  de  livrer  les  travailleurs  pieds  et  poings  liés  à  la  féoda- 
lité financière...  Loin  de  se  haïr  comme  les  corporations  féodales, 
les  corporations  nouvelles  se  donnent  la  main  les  unes  aux  autres,  et 
tendent  à  réaliser  un  vaste  plan  de  fédération  ouvrière  représentée 
par  un  véritable  parlement  ouvrier...  Leur  but  est  non  pas  d'amener 
le  capital  à  comi)osition,  mais  de  l'exclure  et  de  lui  substituer  le  capi- 
tal collectif  de  la  fédération  ouvrière.  »  Le  même  document  avoue  les 
défaites  de  la  première  heure.  «  On  peut  dire  que,  pour  le  moment, 
l'ère  des  grèves  est  c^ose.  La  fédération  ouvrière  se  recueille,  écono- 
mise et  s'organise.  Pour  elle  comme  pour  tout  grand  corps  mililanty 
la  liberté  ne  peut  être  que  dans  la  discipline...  Elle  fonde  de  vrais 
clubs  à  l'anglaise,  qui  sont  à  la  fois  cercles,  restaurans,  bibliothè- 
ques et  cafés.  Elle  cherche  à  cumuler  tous  les  profits  qu'une  foule 
de  spéculateurs  avides  réalisent  sur  l'ouvrier  isolé  et  sans  appui,  et 
elle  lui  procure  en  même  temps  des  bureaux  de  pla  ement.  Ainsi 
tout  doit  profiter  à  la  masse  ouvrière  et  se  centraliser  entre  les 
mains  de  ses  délégués...  Les  travailleurs  posent  sans  bruit  les  as- 
sises de   fondation  d'un  nouvel  édifice  social,  créé  exclusivement 
par  eux  et  pour  eux...  Leurs  premières  épargnes  ont  été  gaspillées 
en  épreuves  stériles,  mais  instructives.  Dès  que  celui  qu'ils  auront 
reformé  avec  leurs  économies  leur  paraîtra  suffisant,  nous  verrons 
recommencer  entre  le  capital  ouvrier  et  celui  des  patrons  une  lutte 
dont  toutes  les  grèves  précédentes  ne  sauraient  nous  donner  une 
idée,  la  lutte  du  nombre  organisé  et  discipliné  contre  l'oligarchie 
financière  qui  a  succédé  à  la  vieille  féodalité  du  moyen  âge,  lutte 
d'intelligence  contre  intelligence  et  de  capitaux  cont -e  capitaux,  lutte 
virile,  sérieuse  et  loyale,  qui  doit  asseoir  définitivement  les  bases 
de  la  démocratie  moderne.  »  Tels  sont  les  passages  les  plus  mar- 
quans  du  p'us  récent  manifeste  des  ouvriers  parisiens.  Ils  peuvent 
à  la  fois  inquiéter  et  rassurer;  ce  langage  en  effet  est  celui  d'hommes 
aussi  pleins  d'ambition  que  vides  de  ressources.  Qu'est-ce  d'ail- 
leurs que  cette  fédération  ouvrière?  Est-ce  la  même  association  que 
Ylnternationnlc?  Ce  n'est  pas  probable.  L'anarchie  serait  donc  au 
camp  des  travailleurs?  11  y  a  trois  ans,  M.  Julian  Fane,  secrétaire 
de  l'ambassade  ang'aise  à  Paris  et  chargé  d'affaires  par  intérim, 
écrivait  à  lord  Stanley  «  qu'une  enquête,  analogue  à  celle  qui  allait 
avoir  lieu  en  Angleterre,  devrait  également  être  faite  en  France.  » 
A  notre  avis,  la  seule  enquête  efficace  en  pareille  matière,  c'est  la 
publicité.  Aussi  faut-il  désirer  la  suppression  de   l'article  291  du 
code  pénal,  qui  prohibe  les  associations  de  plus  de  vingt  personnes. 
Tous  les  esprits  judicieux  comprennent  que  la  société  est  beaucoup 
plus  facile  à  défendre  contre  les  attaques  au  grand  jour  que  contre 
les  menées  souterraines. 

Les  faits  nous  démontrent  que  les  premiers  essais  de  solidarité 


LA   QUESTION    OUVRIÈRE.  9li9 

entre  les  clifTérens  corps  d'état  pour  soutenir  les  grèves  ont  été  jus- 
qu'ici en  France  complètement  infructueux.  L'on  a  vu  en  1869  les 
ouvriers  en  métaux  cle  Givors  adresser  des  demandes  de  subsides 
aux  ouvriers  des  forges  et  fonderies  de  Saint-Etienne,  ainsi  qu'aux 
ouvriers  de  Vialas  et  de  Youlte.  Les  ouvriers  en  instrumens  de  chi- 
rurgie, dans  leur  récente  coalition,  prétendaient  pouvoir  disposer 
de  50,000  francs,  quoique  leurs  deniers  personnels  n'allassent  pas 
au-delà  de  1,500  francs.  Les  mégissiers,  tn  décembre  1869,  ont 
obtenu  de  la  fédération  ouvrière  parisienne  un  capital  de  13,500  fr. 
L'on  sait  que  les  tailleurs  de  Paris,  il  y  a  trois  ans,  reçurent  une 
dizaine  de  mille  francs  de  leurs  confrères  de  Londi'es.  Les  bronziers 
en  1867  obtinrent  des  ouvriers  d'Angleterre  un  subside  de  20,000  fr. 
Une  subvention  de  12,000  francs  a  été  envoyée  de  Paris  aux  ou- 
vriers de  Genève;  mais  qu'est-ce  que  ces  sommes  pour  soutenir  la 
coalition  de  tout  un  corps  d'état?  Il  faudrait  un  trésor  bien  autre- 
ment a'imenté  pour  exercer  une  action  perceptible  sur  le  combat 
entre  le  capital  et  le  travail.  Peut-on  croire  que  dans  l'avenir  les 
corporations  françaises  réussiront  à  trouver  de  plus  abondantes  res- 
sources? Ce  leur  sera  toujours  très  diflicile.  Ce  qui  fait  la  force  des 
trade's  unions,  c'est  qu'elles  sont  presque  toutes  des  sociétés  de 
secours  en  même  temps  que  des  machines  de  guerre.  Elles  prélè- 
vent sur  leurs  membres  des  cotisations  de  1  franc  25  cent,  par  se- 
maine, quelquefois  davantage,  en  échange  d'assistance  et  d'assu- 
rance dans  des  cas  déterminés.  Aussi  ont-elles  à  leur  disposition  un 
encaisse  considérable,  qu'elles  peuvent  employer  occasionnellement 
en  frais  de  grèves.  Une  pareille  organisation  n'était  possible  qu'au 
début  de  ce  siècle,  alors  que  les  associations  de  secours  mutuels 
prenaient  naissance.  Les  trade's  unions  ont  accaparé  ce  service,  et 
l'on  ne  peut  le  leur  enlever.  En  France  au  contraire,  les  sociétés 
de  secours  mutuels  existent  partout  aujouid'hui,  sous  la  direction 
tantôt  des  municipalités,  tantôt  des  chefs  d'industrie.  Par  suite  de 
l'adjonction  de  membres  honoraires,  qui  versent  sans  rien  recevoir, 
les  cotisations  demandées  à  l'ouvrier  sont  très  réduites.  Il  en  résulte 
que  les  corporations  ouvrières  formées  en  vue  des  grèves  n'ont 
rien  à  attendre  de  ce  côté.  Elles  ne  peuvent  demander  au  travailleur 
un  sacrifice  considérable  et  permanent  pour  une  lutte  éventuelle  et 
lointaine;  elles  sont  incapables  de  faire  conçu]  rence  aux  institutions 
déjà  vieilles  et  richement  subventionnées.  Elles  peuvent,  il  est  vrai, 
essayer  de  s'emparer  par  un  coup  de  main  des  caisses  de  sociétés 
de  secours  existantes;  mais  il  est  facile  à  la  loi  d'empêcher  cet  abus. 
On  doit  prévoir  que,  par  suite  des  convoitises  naturelles  des  gré- 
vistes, la  question  d.es  sociétés  de  secours  mutuels  deviendra  dans 
peu  de  temps  l'un  des  champs  de  bataille  les  plus  disputés  et  les 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  décisifs  de  notre  époque;  mais  avec  de  bonnes  mesures  la 
victoire  y  est  assurée  à  la  cause  de  l'ordre  et  de  la  liberté.  En  l'ab- 
sence de  ces  fonds  de  secours,  les  corporations  ouvrières  vivent 
d'expédiens.  Les  unes  s'adonnent  au  commerce  et  s'elforcent  d'a- 
masser quelques  profits  en  supprimant  quelques  intermédiaires.  La 
plupart  s'adressent  simplement  à  la  charité.  Nous  avons  plus  d'une 
fois,  à  la  sortie  des  réunions  de  Belleville,  rencontré  sur  le  pas  de 
la  porte  deux  femmes  avec  des  bourses,  réclamant  l'assistance  pour 
les  ouvriers  de  Bâle,  alors  en  coalition.  Chacun  déposait  son  obole; 
mais  ce  qui  tombait  ainsi  entre  les  mains  de  ces  chanoinesses  du 
socialisme  était  un  bien  mince  tribut  pour  suffire  aux  frais  d'une 
grève. 

Le  nerf  de  la  guerre  fait  donc  défaut  aux  corporations  ouvrières 
françaises  ;  il  faudra  bien  des  années  pour  qu'elles  puissent  amasser 
un  trésor,  si  même  elles  y  ré  assissent  jamais.  Qaoi  qu'il  en  soit, 
nous  sommes  à  présent,  au  point  de  vue  industriel  comme  au  point 
de  vue  politique,  à  l'état  de  paix  armée.  Le  silence  et  le  repos  qui 
nous  entourent  sont  précaires.  De  toutes  parts,  l'on  fait  et  l'on  an- 
nonce des  armemens  et  des  plans  de  campagne;  les  Allemands  ont 
un  mot  qui  peint  admirablement  les  relations  de  nos  ouvriers  et  de 
nos  industriels  :  c'est  la  kriegsbereitschaft,  la  mise  sur  pied  de 
guerre,  la  préparation  à  l'attaque  et  à  la  défense.  Que  résulte-t-il 
de  tous  ces  efforts?  Une  assez  grande  somme  d'inquiétudes,  de  dé- 
fiances et  de  mauvais  procédés  réciproques.  Quant  aux   craintes 
sérieuses,  la  vraie  sagesse  et  l'expérience  les  éloignent  de  tous  les 
esprits  judicieux.  Dût  V Internationale  changer  sa  misère  en  opu- 
lence, ses  vastes  projets  sont  marqués  au  coin  de  l'utopie  et  desti- 
nés à  un  humiliant  échec.  Au  début  de  ce  siècle,  un  grand  homme 
de  guerre,  armé  de  la  plus  excessive  concentration  de  pouvoirs  qui 
se  soit  jamais  rencontrée  dans  des  mains  humaines,  conçut  le  plan 
audacieux  de  réduire  à  merci  la  nation  la  plus  commerçante  en  lui 
fermant  tous  les  marchés  du  monde.  On  sait  ce  que  devint  le  fameux 
blocus  continental,  qui  paraissait  une  conception  de  génie.  Il  en 
sera  de  même  de  ce  blocus  du  capital,  que  Y  Association  interna- 
tionale des  travailleurs  prétend  établir.  L'on  ne  parviendra  pas  à  le 
rendre  complètement  effectif,  et  toute  cette  machine  de  guerre  cra- 
quant sur  un  point  restera  sans  résultat. 

Ce  n'est  pas  par  de  tels  moyens  que  l'on  obtiendra  la  hausse  des 
salaires.  Nul  plus  que  nous  ne  la  désire;  mais  nous  la  voulons  durable 
et  effective.  Or,  pour  y  arriver,  il  n'est  qu'une  seule  voie  :  l'aug- 
mentation de  la  production,  l'accroissement  de  l'efficacité  du  travail 
de  l'ouvrier.  Hors  de  ces  conditions,  tout  est  mirage  et  déception. 
Par  la  volonté  et  l'intelligence,  par  une  organisation  chaque  jour 


LA    QUESTION   OUVRIÈRE.  951 

plus  perfectionnée  de  l'industrie,  l'assistance  de  machines  plus 
puissantes,  l'accumulation  de  capitaux  nouveaux,  par  l'ouverture 
de  marchés  lointains,  l'on  peut  développer  dans  une  très  large  me- 
sure cette  force  productive  qui  réside  dans  la  tête  et  dans  les  bras 
de  l'homme.  C'est  là  le  progrès  réel  et  désirable.  Quant  à  prendre 
au  patron  ou  au  consommateur  pour  donner  à  l'ouvrier,  c'est  une 
pure  chimère.  L'ouvrier  serait  la  première  victime  d'aussi  dérai- 
sonnables tentatives.  Faire  hausser  le  prix  des  choses  pour  obtenir 
un  plus  fort  salaire,  c'est  un  jeu  d'enfant  sans  réflexion,  car,  si  un 
pareil  mouvement  s'effectuait  dans  toute  la  série  de  la  production, 
l'ouvrier,  payant  plus  cher  toutes  les  choses  qu'il  achèterait,  au- 
rait une  rétribution  nominalement  grossie,  effectivement  station- 
naire.  —  Mais  le  patron,  nous  dit-on,  voilà  l'exploiteur  auquel  il 
faut  faire  rendre  gorge.  Déplorable  illusion  de  la  souffrance  ou  de 
l'envie!  Bien  loin  d'être  trop  élevés,  les  gains  des  industriels  ne 
sont  actuellement  que  suffisans  pour  entretenir  l'esprit  d'entre- 
prise, ce  ressort  moteur  de  toute  civilisation.  Autrefois,  au  début 
de  la  grande  industrie,  alors  que  la  concurrence  n'était  pas  encore 
éveillée,  les  profits  purent  être  très  considérables;  d'immenses 
fortunes  purent  s'élever  en  peu  de  temps.  Aujourd'hui,  soumise  à 
la  lutte  de  toutes  les  nations  du  monde,  à  toutes  les  éventualités 
d'un  commerce  souvent  traversé  par  des  crises,  les  gains  des  ma- 
nufacturiers sont  modestes,  et  ne  font  que  compenser  les  risques 
auxquels  leur  existence  et  leurs  capitaux  sont  assujettis.  Un  scep- 
tique grec,  auquel  l'on  montrait' dans  le  temple  de  Neptune  un 
double  rang  de  gouvernails  offerts  par  les  matelots  que  leurs  in- 
vocations au  dieu  avaient  sauvés  de  la  tempête,  répliquait  par  cette 
parole  :  u  mais  où  sont  les  gouvernails  de  ceux  qui  ont  été  engloutis 
dans  les  flots?  »  U  en  est  de  même  du  temple  de  la  Fortune  :  l'on  y 
voit  en  lettres  d'or  les  noms  des  hommes  qui  sont  sortis  victorieux 
de  ce  rude  combat  de  l'industrie;  il  n'y  est  fait  aucune  mention  de 
ceux  qui  ont  succombé  dans  la  lutte,  et  pourtant  ils  sont  nombreux, 
mais  ils  n'attirent  pas  la  vue  et  demeurent  ignorés.  Ainsi  l'on  ne 
peut  toucher  aux  profits  des  patrons  sans  tuer  l'esprit  d'entreprise. 
C'est  donc  ailleurs  que  l'ouvrier  doit  chercher  la  mine  qu'il  peut  et 
qu'il  doit  exploiter  :  cette  mine,  c'est  la  nature,  et  c'est  aussi  lui- 
même.  Il  est  deux  mots  austères  qui  sont  le  commencement  et  la 
fin  de  toute  saine  philosophie  sociale.  «  Effort  et  sacrifice,  a  dit 
Kant,  ce  sont  les  élémens  de  toute  vertu;  »  ajoutons  :  Ce  sont  les 
deux  sources  de  toute  prospérité. 

Paul  Leroy-Beaulieu. 


LE 


CONGRES   INTERNATIONAL 

L'ARCHÉOLOGIE    PRÉHISTORIQUE 

(session   de  Copenhague) 


I. 

LES    MUSÉES     ANTÉHISTORIQUES    DE     COPENHAGUE, 


I. 

Le  temps  n'est  plus  où,  pour  expliquer  les  origines  des  nations 
de  l'Europe  occidentale,  on  se  contentait  des  documens  transmis  par 
les  auteurs  classiques.  Un  double  courant  nous  emporte  aujourd'hui 
bien  au-delà  des  Romains  et  des  Grecs,  au-delà  des  peuples  dont 
ils  nous  ont  conservé  les  traditions.  Les  études  philologiques  de 
quelques  hommes  éminens,  anglais,  allemands,  français,  danois  (i), 
avaient  ouvert  la  voie  et  conduit  l'ethnologiste  jusqu'au  cœur  de 
l'Asie.  Le  savant  ouvrage  de  M.  Pictet  a  couronné  pour  ainsi  dire 
cet  ensemble  de  recherches.  On  a  contesté  quelques-uns  des  résul- 
tats, et  je  n'ai  rien  moins  que  qualité  pour  juger  la  valeur  de  criti- 
ques formulées  surtout  au  nom  de  la  linguistique;  mais  fussent-elles 
toutes  vraies,  les  faits  fondamentaux  n'en  resteront  pas  moins  ac- 
quis. Bien  avant  les  âges  où  débute  notre  histoire,  la  race  aryenne 

(1)  On  peut  citer  entre  autres  les  fondateurs  de  la  Société  asiatique  de  Calcutta  (178i) 
et  surtout  William  Jones,  Carcy,  Wilkins,  Colcbrooke,  puis  Frédéric  Schlrgcl,  François 
Bopp,  Guillaume  de  Humboldt,  Burnouf,  Rask,  etc.  [La  Science  du  langage,  par  Max 
Muller.) 


UN    CONGRÈS    INTERNATIONAL.  953 

sortie  du  massif  montagneux  où  nous  la  retrouvons  encore  à  peu 
près  dans  son  état  primitif  (1)  avait  rayonné  en  tous  sens  et  poussé 
comme  un  large  éventail  ses  tribus  européennes  ou  asiatiques  de 
rindus  et  du  Gange  à  la  mer  Baltique,  du  Bolor  jusqu'aux  extré- 
mités de  l'archipel  britannique.  Or,  en  arrivant  en  Europe  et  en 
pénétrant  jusqu'aux  extrémités  du  continent,  ces  enfans  de  l'Asie 
ne  trouvèrent  pas  une  terre  inoccupée.  D'autres  races  les  avaient 
précédés.  C'est  chez  celles-ci  qu'il  faut  chercher  nos  ancêtres  les 
plus  reculés.  Parmi  elles,  il  en  est  qui,  contemporaines  des  éléphans 
et  des  rhinocéros  européens,  remontent  au-delà  des  derniers  grands 
événemens  géologiques  dont  notre  globe  fut  le  théâtre.  D'autres  ont 
vécu  dans  nos  environs  avec  le  renne,  avec  le  bœuf  musqué  et  di- 
verses espèces  animales  toutes  refoulées  aujourd'hui  dans  des  ré- 
gions glacées.  D'autres  enfin,  plus  modernes  sans  nul  doute,  n'ont 
pris  possession  du  sol  que  depuis  les  derniers  bouleversemens  phy- 
siques. 

L'histoire  est  également  muette  sur  toutes  ces  populations  an- 
tiques, dont  l'existence  est  pourtant  attestée  par  des  ossemens,  par 
des  objets  fabriqués  de  main  d'homme,  et  même  par  de  véritables 
monumens.  Quelques-uns  de  ces  derniers  avaient  seuls  attiré  l'at- 
tention des  antiquaires,  et  encore  les  plus  importans  peut-être 
étaient-ils  restés  inconnus  ou  négligés  jusqu'au  moment  où  l'ini- 
tiative des  savans  Scandinaves  vint  stimuler  l'esprit  de  recherches  et 
montrer  l'importance  de  faits  dont  la  signification  n'avait  pas  été 
jusque-là  comprise.  En  fouillant  des  marais  tourbeux  et  des  tas  de 
coquilles  abandonnées,  Thomsen,  ÎNilsson,  Forshammer,  Steenstrup, 
Worsaae  et  leurs  disciples  en  avaient  retiré  une  foule  d'objets  qui, 
réunis  et  groupés  méthodiquement,  jetaient  sur  le  plus  obscur  passé 
de  ces  régions  un  jour  tout  à  fait  inattendu.  Ces  savans  avaient  fondé 
l'archéologie  préhistorique.  Après  quelques  hésitations,  on  se  résolut 
à  marcher  sur  leurs  traces.  M.  Boucher  de  Peilhes,  en  créant  l'ar- 
chéologie paléontologique,  vint  donner  à  ce  mouvement  une  impul- 
sion décisive.  Bientôt,  en  Angleterre,  en  France,  en  Italie,  en  Al- 
lemagne et  jusqu'en  Espagne  et  en  Portugal,  les  découvertes  se 
succédèrent.  La  nouvelle  science  grandit  avec  la  rapidité  qui  carac- 
térise le  développement  intellectuel  de  notre  siècle.  Dès  à  présent, 
on  peut  dire  qu'elle  est  prête  à  se  constituer,  embrassant  d'un  côté 
le  commencement  de  nos  temps  historiques  proprement  dits,  de 
l'autre  les  âges  paléontologiques  de  l'homme  européen  et  tous  les 
temps  intermédiaires. 

(1)  Guidé  par  diverses  considérations,  j'avais  dspuis  longtemps  signalé  dans  mes  cours 
les  Mamoges  comme  représentant  le  tronc  càryen  dans  son  état  primitif.  Les  dernières 
études  faites  sur  les  lieux  par  M.  Lojean  ont  entièrement  confirmé  cette  manière  d'ap- 


95/i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Cette  indication  suffit  pour  faire  comprendre  combien  sont  nom- 
breux et  complexes  les  problèmes  que  doit  aborder  ce  nouvel  ordre 
d'études.  Tout  en  offrant  de  grandes  analogies,  les  objets  recueillis 
sur  divers  points  de  l'Europe  ne  sont  pas  tellement  semblables  que 
les  questions  de  contemporanéité  ou  de  succession  dans  le  temps  ne 
soient  souvent  difficiles  à  résoudre.  Souvent  aussi  les  données  pu- 
ren>3nt  archéologiques  sont  insuffisantes,  et  il  faut  recourir  aux 
sciences  naturelles,  à  la  géologie,  à  l'histoire  des  animaux  ei  des 
végétaux  vivans  ou  fossiles,  pour  poser  des  jalons  et  distinguer 
des  époques.  Des  comparaisons  minutieuses,  le  concours  d'hommes 
spéciaux  et  livrés  aux  études  les  plus  diverses,  deviennent  donc 
nécessaires  pour  donner  des  bases  solides  aux  inductions  tirées  des 
faits.  C'est  ce  que  comprirent  de  bonne  heure  les  fondateurs  mêmes 
de  la  nouvelle  science,  comme  le  prouve  la  liste  des  noms  cités 
plus  haut;  c'est  ce  que  sentirent  aussi  quelques  hommes  réunis  par 
les  liens  de  l'amitié  et  de  la  science,  lorsqu'ils  instituèrent  le  con- 
grès international  d'anthropologie  et  d'archéologie  préhistorique. 

Les  débuts  en  furent  modestes.  La  société  italienne  des  sciences 
naturelles  siégeait  en  session  extraordinaire  à  la  Spezzia  en  1865. 
Quelques-uns  de  ses  membres  se  constituèrent  en  section  spéciale 
pour  mettre  en  commun  les  résultats  de  leurs  études  sur  les  temps 
préhistoriques,  puis  la  pensée  leur  vint  de  transformer  cette  asso- 
ciation fortuite  en  un  congrès  international  qui  se  réunirait  chaque 
année  dans  un  pays  différent.  Dès  l'année  suivante,  à  Neuchâtel, 
M.  Desor  voyait  se  grouper  autour  de  lui  un  plus  grand  nombre 
d'adhérens  attirés  surtout  par  le  désir  d'étudier  les  collections  dra- 
guées au  fond  des  lacs  sur  l'emplacement  des  cités  lacustres  de  la 
Suisse.  En  1867,  Paris  fut  choisi  pour  lieu  de  réunion.  On  savait  que 
l'exposiLion  universelle  amènerait  à  côté  des  collections  de  notre  ca- 
pitale de  nombreux  termes  de  comparaison.  Les  archéologues,  les 
anthropologistes,  comprirent  tout  ce  que  la  science  devait  gagner  à 
cette  concentration  de  matériaux  habituellement  épars.  Ils  s'inscri- 
virent en  foule  sur  la  liste  des  adhérens  au  congrès  (1).  Les  séances, 
présidées  par  M.  Lartet,  dont  le  nom  se  rattache  d'une  manière  si 
intime  à  la  découverte  de  l'homme  fossile,  eurent  lieu  dans  le  grand 
amphithéâtre  de  l'Ecole  de  médecine.  Elles  furent  constamment  si 
bien  remplies,  que  le  compte-rendu  a  fourni  la  matière  d'un  fort 

précier  les  faits.  Ce  sont  évidemment  les  Mamoges,  et  non  pas  une  prétendue  colonie 
macédonienne,  qui  ont  donné  aux  montagnards  du  Cachemii^e  les  traits  européens. 

(1)  Le  congrès  de  Paris  a  réuni  3G3  souscripteurs,  dont  221  français  et  142  étran- 
gers. Grâce  aux  circonstances  exceptionnelles  au  milieu  desquelles  il  s'est  ouvert,  on 
y  a  compté  des  membres  appartenant  à  presque  tous  les  états  civilisés  de  l'ancien  et 
du  iN'ouveau-Moude. 


UN   CONGRÈS    INTERNATIONAL.  955 

volume  in-8°.  La  session  de  1868  se  tint  à  Londres,  sous  la  prési- 
dence de  l'éminent  naturaliste  sir  John  Lubbock.  Elle  fut  et  devait 
être  moins  brillante.  Bien  que  riche  de  son  propre  fonds,  l'Angle- 
terre seule  ne  pouvait  éveiller  un  intérêt  aussi  puissant  que  la 
France,  aidée  du  concours  que  lui  avait  apporté  le  monde  entier. 
Pourtant  là  aussi  on  éclaircit  des  questions  délicates,  on  constata 
des  résultats  importans  et  nouveaux. 

A  mesure  que  le  congrès  se  développait,  et  que  l'on  touchait  à 
des  problèmes  plus  nombreux  et  plus  graves,  on  sentait  davantage 
le  besoin  de  remonter  aux  sources  mêmes  de  la  science,  de  visiter 
ces  collections  danoises  dont  l'exposition  de  1867  avait  fait  entre- 
voir la  richesse,  d'entendre  sur  les  lieux  et  en  présence  des  faits  les 
fondateurs  de  l'archéologie  préhistorique.  Aussi  la  ville  de  Copen- 
hague était-elle  désignée  comme  lieu  de  réunion  pour  1869,  et  l'on 
appelait  à  la  présidence  le  digna  successeur  de  Thomsen,  le  célèbre 
archéologue  M.  Worsaae,  directeur  des  musées  royaux.  Les  savans 
danois  comprirent  ce  que  leurs  collègues  attendaient  d'eux,  et  d'a- 
près les  mesures  qu'ils  prirent  tout  d'abord  on  put  prévoir  aisément 
que  la  session  présenterait  un  intérêt  exceptionnel,  rehaussé  par 
les  charmes  de  cette  hospitalité  cordiale  dont  les  populations  Scan- 
dinaves ont  conservé  le  secret.  Disons  tout  de  suite  que  sur  tous 
les  points  l'attente  générale  a  été  dépassée. 

Au  jour  fixé,  le  chemin  de  fer  déposait  à  la  gare  de  Copenhague 
un  assez  grand  nombre  d'étrangers,  Belges,  Suisses,  Allemands  ou 
Français.  Là,  nous  trouvions  M.  V^ildemar  Schmidt,  secrétaire  du 
comité  d'organisation,  et  chacun  de  nous  recevait  un  billet  portant 
le  nom  de  l'hôtel  et  le  numéro  de  la  chambre  qui  lui  étaient  des- 
tinés. Des  voitures  retenues  d'avance  nous  emportaient  rapidement 
vers  ces  demeures  que  nous  n'avions  pas  eu  le  souci  de  chercher. 
Deux  heures  après  s'ouvrait  la  grande  salle  de  l'université.  Sur  le 
trajet,  nous  avions  vu  la  foule  remplir  les  rues  et  se  presser  sur  nos 
pas.  En  arrivant,  nous  trouvions  réunis  à  côté  de  nos  collègues  tous 
les  hauts  fonctionnaires  civils  et  militaires,  les  ministres,  les  am- 
bassadeurs présens  à  Copenhague.  Le  roi  Christian  IX,  la  famille 
royale,  arrivaient  bientôt,  et  notre  président  présentait  au  souve- 
rain les  principaux  savans  étrangers.  Des  chants  nationaux,  entonnés 
par  des  chœurs  d'étudians,  ouvraient  la  séance.  M.  Worsaae,  après 
avoir  rappelé  l'ensemble  des  études  préhistoriques  accomplies  en 
Scandinavie,  saluait  ses  collègues  de  tout  pays  réunis  sous  le  dra- 
peau de  la  science  nationale.  L'un  de  nous  répondait  par  quelques 
mots  improvisés  bien  à  la  hâte,  et  la  séance  finissait  par  de  nouveaux 
chants.  Certes  jamais  pareil  accueil  n'avait  été  fait  à  une  réunion 
purement  scientifique.  A'iui  seul,  il  révélait  dans  les  populations 


956  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

danoises  un  mouvement  remarquable  que  nous  allions  comprendre 
et  apprécier  de  plus  en  plus. 

Près  de  deux  cents  hommes  de  science  étrangers  au  Danemark 
avaient  envoyé  leur  adhésion  au  congrès;  cent  onze  avaient  fait  le 
voyage  de  Copenhague  (1).  Les  Français  à  eux  seuls  représentaient 
près  du  quart  des  arrivans.  Il  est  facile  de  s'expliquer  cet  empres- 
sement, quelque  peu  exceptionnel  de  notre  part.  Les  organisateurs 
de  la  réunion  avaient  senti  que,  pour  attirer  les  étrangers,  ils  de- 
vaient renoncer  à  leur  langue  maternelle,  bian  rarement  parlée 
ailleurs  qu'en  Danemark.  Par  cela  même,  ils  avalant  acquis  le  droit 
de  demander  à  chacun  le  même  sacrifice,  et  ils  avaient  décidé  que 
toutes  les  communications  se  feraient  en  français.  Cette  condition, 
acceptée  sans  murmure,  a  été  strictement  observée  pendant  toute 
la  session,  et,  tout  amour-propre  mis  à  part,  il  est  permis  d'en 
constater  l'utilité  pratique.  A  l'un  de  nos  banquets,  on  fit  excep- 
tion à  la  règle;  on  voulut  que  des  toasts  fussent  portés  dans  le  lan- 
gage de  toutes  les  nationalités  représentées  autour  de  la  même  ta- 
ble. Or,  chaque  fois  que  l'orateur  levait  son  verre,  c'était  encore  en 
français  qu'il  fallait  traduire  sa  pensée  pour  la  majorité  des  assis- 
tans.  L'expérience  était  décisive,  et  chacun  comprit  ce  qu'auraient 
été  nos  séances,  si  l'on  n'avait  eu  soin  d'adopter,  selon  l'heureuse 
expression  de  M.  Worsaae,  une  langue  internationale  pour  le  con- 
grès international. 

Les  études  et  les  travaux  commencèrent  le  lendamain  de  la 
séance  d'ouverture,  et,  grâce  aux  ordonnateurs  du  congrès,  ils  mar- 
chèrent sans  perte  de  temps.  Chacun  de  nous  avait  reçu  en  arrivant 
un  plan  de  la  ville  et  de  ses  environs  accompagné  des  explications 
nécessaires  pour  en  faciliter  l'usage,  des  notices  et  des  livrets  rela- 
tifs aux  principales  collections,  un  programme  détaillé  de  l'emploi 
du  temps.  Deux  parts  avaient  été  faites  de  nos  journées.  A  neuf 
heures  du  matin,  tous  les  musées  publics  et  de  riches  collections 
particulières  (2)  s'ouvraient  à  quiconque  se  présentait  muni  de  sa 

(1)  Le  nombre  des  adhésions  envoyées  au  congrès  de  Copenhague  a  été  en  tout  de 
416.  Voici  dans  quelle  proportion  les  diverses  nations  se  sont  trouvées  représentées  lors 
dek  réunion  :  Allemagne  17, —  Belgique  7,—  Espagne  2,—  Finlande  1,  —  France  20, 
—  Angleterre  7,  —  Hongrie  1,  —  Italie  6,  —  Norvège  9,  —  Pays-Bas  3,  —  Rouma- 
nie 2,  — Russie  fi, —  Suède  26,  —  Suisse  2,—  Danemark  226,—  soit  en  tout  337  mem- 
bres présens  et  qui  ont  presque  tous  régulièrement,  assisté  aux  séances. 

(2)  Une  mention  spéciale  est  due  à  celle  de  M.  Petersen.  Plusieurs  riches  amateurs 
tels  que  le  grand-vcneur,  M.  Bech,  et  le  baron  de  Zytphen,  avaient  fait  transporter  à 
l'université  les  plus  beaux  objets  faisant  partie  de  leurs  collections.  A  côté  de  ces  vi- 
trines figuraient  les  cartons  apportés  de  diverses  parties  de  l'Europe  par  plusieurs  sa- 
vans  étrangers.  Enfin  une  foule  de  dessins  et  de  photographies  achevaient  de  transfor- 
mer en  un  musée  temporaire  du  plus  grand  intérêt  les  larges  corridors  de  l'université. 


UN    CONGRÈS    INTERNATIONAL.  957 

carte;  les  directeurs,  les  conservateurs,  les  propriétaires,  étaient 
à  leur  poste,  prêts  à  donner  toutes  les  explications,  à  répondre  à 
toutes  les  qiiest'ons.  A  des  jours  fixés  d'avance,  ils  faisaient  tour  à 
tour  de  véritables  conférences  en  présence  des  richesses  scienti- 
fiques réunies  et  méthodiquement  classées  par  eux-mêmes,  passant 
d'une  vitriiie  à  l'autre,  plaçant  entre  nos  mains  les  objets  les  plus 
remarquables,  mêlant  à  leurs  démonstrations  ces  réllexions,  ces 
aperçus,  que  l'on  ne  trouve  dans  aucun  livre,  qui  jaillissent  de  la 
conversation  et  ouvrent  parfois  les  plus  nouveaux  horizons.  La  ma- 
tinée passait  vite  au  milieu  de  pareilles  études.  A  une  heure,  on 
se  réunissait  dans  la  grande  salle  de  l'université  pour  n'en  sortir 
qu'à  quatre  ou  cinq  heures;  on  y  revenait  à  huit  heures.  Là,  chacun 
apportait  le  résultat  de  ses  travaux,  préparés  d'avance  ou  impro- 
visés sur  les  lieux.  La  lecture  des  mémoires,  les  communications 
verbales  se  succédaient  et  soulevaient  des  discussions  chaque  jour 
plus  instructives.  Nous  tous,  enfans  des  contrées  méridionales,  nous 
écoutions  surtout  avec  une  attention  presque  anxieuse  ces  savans 
du  nord,  que  nous  étions  venus  interroger,  les  Milsson,  les  Steen- 
strup,  les  Worsaae  et  leurs  élèves,  devenus  autant  de  collaborateurs 
éminens.  Toutefois  cette  juste  déférence  n'anêtait  pas  la  liberté  de 
l'examen,  et  plus  d'une  fois,  sans  cesser  de  rendre  hommage  à 
leurs  maîtres,  les  disciples  les  ont  combattus. 

Au  sortir  de  ces  séances  si  pleines,  il  fallait  1  ien  songer  aux  né- 
cessités de  la  vie.  Ici  encore  M.  Schmidt  et  ses  collègues  avaient 
tout  prévu.  Dans  un  des  premiers  restaurans  de  la  ville,  ils  avaient 
retenu  quelques  salons  qui  devinrent  le  siège  d'un  cercle  tempo- 
raire. Les  publications  périodiques,  des  brochures,  de  grands  ou- 
vrages, y  avaient  été  réunis.  Une  table  à  prix  convenus  et  modestes 
était  réservée  aux  membres  du  congrès;  mais  la  plupart  d'entre  eux 
n'y  prirent  place  que  rarement,  grâce  à  l'hospitalité  danoise.  Le  pre- 
mier empressement,  loin  de  diminuer,  semblait  croître  de  jour  en 
jour.  G'é  ait  à  qui  nous  introduirait  dans  sa  maison,  à  qui  nous  au- 
rait comme  convives,  à  qui  nous  ferait  le  mieux  les  honneurs  du 
pays.  Hommes  d'état  en  retraite  ou  encore  mêlés  aux  luttes  quoti- 
diennes, professeurs  de  l'université  ou  des  collèges,  publicistes, 
magistrats,  négocians,  banquiers,  simples  bourgeois,  rivalisaient  à 
cet  égard.  C'est  ainsi  qu'isolément  ou  par  groupes  nous  avons  visité 
les  restaurans  champêtres  aussi  bien  que  les  riches  villas  qui  se 
succèdent  sur  les  rives  du  Sund.  Nous  ne  les  oublierons  pas  plus 
les  uns  que  les  antres.  Bien  souvent  nous  reviendrons  en  pensée 
à  ces  modestes  cabinets  que  réchauffait  un  beau  soleil  d'automne,  à 
ces  allées  dont  les  arbres  ont  pour  ainsi  dire  le  pied  dans  la  mer,  à 
ces  gazons  illuminés  par  d'immenses  feux  de  joie  ou  par  des  feux 


ÔÔS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  Bengale  dont  les  eaux  du  Siind  reflétaient  les  clartés  changeantes, 
à  ces  allées  du  parc  royal  ombragées  par  les  hêtres  séculaires  dont 
tout  Danois  s'enorgueillit  à  juste  titre,  à  ces  pelouses  où  paissent 
en  liberté,  comme  les  antilopes  au  milieu  des  plaines  d'Afrique,  des 
troupeaux  de  daims  et  de  cerfs.  Nous  n'oublierons  pas  davantage 
le  cercle  des  étudians  et  l'accueil  de  cette  jeunesse  qui,  pour  deux 
ou  trois  visiteurs,  illuminait  sa  grande  salle  de  réception,  entonnait 
ses  chants  nationaux  et  ouvrait, — surtout  aux  Français, —  le  cabinet 
où  se  conservent  pieusement  les  photographies  des  camarades  tom- 
bés dans  la  dernière  guerre. 

Le  roi,  la  famille  royale,  qui  nous  avaient  accueillis  au  sortir 
même  des  wagons,  semblaient  avoir  pris  à  tâche  de  témoigner  jus- 
qu'au dernier  jour  leur  haute  sympathie  pour  le  congrès.  Deux  fois 
nous  fûmes  appelés  en  corps  à  des  fêtes  royales.  Une  première  in- 
vitation nous  valut  des  places  réservées  au  spectacle  le  jour  où, 
pour  la  première  fois,  parut  en  public  la  jeune  et  charmante  prin- 
cesse récemment  arrivée  de  Suède.  On  sait  avec  quelle  joie  cette 
union  a  été  accueillie  dans  les  deux  royaumes,  en  Danemark  sur- 
tout. La  soirée  à  laquelle  nous  assistions  en  portait  l'empreinte  vi- 
sible. A  l'éclat  d'une  cérémonie  officielle,  elle  joignait  la  cordialité 
d'une  fête  de  famille.  Les  visages  étaient  franchement  épanouis. 
Quand  l'hymne  national,  le  chant  de  Christian  IV,  se  fit  entendre, 
il  trouva  rapidement  de  l'écho.  Peu  à  peu  les  lèvres  s'entrouvrirent, 
on  se  borna  d'abord  à  chantonner,  puis  les  voix  s'élevèrent,  et  les 
dernières  strophes  furent  entonnées  par  toute  la  salle.  Nous  ne  pou- 
vions malheureusement  nous  joindre  à  nos  hô-es  et  faire  notre  par- 
tie dans  ce  chœur  improvisé;  mais,  quand  des  hourras  régulière- 
ment lancés  saluèrent  le  roi  et  les  siens,  aucun  de  nous  ne  resta  en 
arrière,  et  les  savans  prussiens  eux-mêmes  unirent  de  cœur  leurs 
acclamations  à  celles  des  Danois. 

Nous  n'avions  été  que  des  conviés  accidentels  à  la  soirée  dont  je 
viens  de  parler.  Cette  représentation  théâtrale  était  indépendante 
du  congrès.  Le  roi,  voulant  faire  plus,  nous  invita  à  dîner  à  Chris- 
tiansborg,  dans  ce  palais  habituellement  inhabité,  et  qui  s'ouvre 
seulement  pour  les  fêtes  solennelles.  Tous  les  étrangers  reçurent 
des  cartes  personnelles,  et,  en  entrant  dans  les  salons  royaux,  ils  y 
trouvèrent  leurs  principaux  collègues  danois  mêlés  aux  membres 
du  corps  diplomatique,  aux  ministres,  aux  grands  de  l'état.  Une 
table  d'environ  deux  cent  quarante  couverts  était  dressée  dans  la 
vaste  et  élégante  salle  des  chevaliers.  Toute  la  famille  royale  y  prit 
place,  ayant  en  face  d'elle  le  bureau  et  quelques-uns  des  principaux 
membres  du  congrès.  Pendant  le  repas,  la  musique  fit  entendre  les 
airs  nationaux  des  divers  peuples  représentés  à  la  réunion  scienti- 


UN    CONGRÈS    INTERNATIONAL.  959 

fique.  Au  dessert,  le  roi  but  à  l'anglaise  avec  plusieurs  d'entre  nous, 
puis,  en  quelques  paroles  simples  et  graves,  il  porta  un  toast  au 
congrès  et  remercia  les  hommes  d'étude  qui  étaient  venus  rendre 
hommage  au  savoir  danois.  L'illustre  et  vénérable  archéologue  sué- 
dois Sven  jSilsson  répondit  au  nom  de  tous.  Ensuite  vinrent  les  cause- 
ries, et  là  encore  le  roi,  la  reine,  les  princes,  réservèrent  à  peu  près 
tout  leur  temps  pour  ceux  que  recommandait  seulement  leur  qualité 
d'hommes  de  science.  Certes  ils  n'eussent  pu  recevoir  avec  plus 
d'éclat,  avec  plus  de  grâce  et  de  bienveillance,  les  envoyés  des  plus 
puissans  états  ou  des  majestés  en  voyage. 

L'antique  hospitalité  semble  exister  encore  en  Danemark.  —  La 
science  fut  toujours  en  honneur  dans  l'Athènes  du  nord.  Les  études 
antéhistoriques,  considérées  à  juste  titre  comme  essentiellement  na- 
tionales, y  sont  en  grande  faveur.  Les  journaux  de  Copenhague  en- 
tre iennent  et  vulgarisent  ces  sentimens.  Tous,  ils  se  sont  fait  les 
interprèLes  quotidiens  de  nos  travaux  et  ont  consacré  de  longues 
colonnes  à  nos  séances,  si  bien  qu'en  cas  de  perte  de  nos  archives 
la  collection  du  Ddgbludel  pourrait  servir  à  retrouver  les  actes  du 
congrès.  Le  prédécessiiur  du  roi  actuel,  Frédéric  VII,  fut  un  archéo- 
logue distingué.  Christian  IX  lui-même  est  président  de  la  Société 
des  antiquaires;  seul,  ou  accompagné  du  prince  royal,  il  assiste 
souvent  aux  séances  comme  un  simple  membre.  Toutes  ces  circon- 
stances rendent  compte  en  partie  de  l'accueil  exceptionnel  fait  par 
la  haute  société,  par  les  classes  éclairées  de  Copenhague,  aux  plus 
modestes  représentans  d'un  ordre  d'idées  exclusivement  scientifi- 
ques. Pourtant  ni  les  mœurs,  ni  les  traditions,  ni  l'influence  de  la 
presse,  ne  sauraient  expliquer  pourquoi  le  même  empressement  nous 
attendait  partout,  pourquoi  la  foule  nous  entourait  avec  la  plus  af- 
fectueuse curiosité  dans  les  allées  de  Tivoli,  pourquoi  notre  appa- 
rition dans  une  petite  ville,  dans  les  campagnes,  faisait  éclater  une 
véritable  allégresse.  En  m'exprimant  ainsi,  je  n'exagère  pas.  Pour 
convaincre  le  lecteur,  il  suffira  de  raconter  brièvement  une  de  ces 
excursions  dont  la  science  était  le  but,  et  que  nos  hôtes,  aidés  par 
la  population  entière,  savaient  transformer  en  fêtes  splendides  pour 
le  cœur  autant  que  pour  l'intelligence. 

Au  nombre  des  objets  les  plus  curieux  que  nous  venions  étudier 
en  Danemark,  il  faut  placer  les  kjœkkenmœddîngs,  littéralement  les 
déblais  de  cuisine.  Ce  sont  des  amas  de  coquilles  d'huîtres,  de  bu- 
cardes,  etc.,  au  milieu  desquelles  sont  disséminés  des  ossemens 
beaucoup  plus  rares  de  poissons,  de  mammifères,  d'oiseaux.  Ces 
restes  des  repas  des  antiques  peuplades  du  Ultoral  forment  des  ac- 
cumulations souvent  considérables,  parfois  de  véritables  collines. 
Bien  des  objets  travaillés  de  main  d'homme,  et  surtout  des  outils 


9(50  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

OU  des  armes  en  silex,  en  os,  etc.,  ont  été  perdus  et  ensevelis  au 
milieu  de  ces  immondices.  Recueillis  aujourd'hui  et  plac:'s  dans  nos 
musées,  ils  ont  fourni  un  des  chapitres  les  plus  intéressans  dà  cette 
histoire  perdue  au-d.là  des  plus  lointains  souvenirs,  et  que  les  an- 
tiquaires scandnaves  ont  les  premiers  cherché  à  retrouver.  C'est 
une  de  ces  mines  de  doeumens  située  à  Sœlager,  à  plusieurs  lieues 
de  Copenhague,  que  nous  devions  examiner  et  exploter.  Ici  notre 
guide  naturel  était  le  célèbre  naturaliste  Steenstrup,  dont  quelques 
travaux  sont  déjà  connus  des  lecteurs  de  la  fievue  (I),  et  qui,  par 
ses  investigations  persévérantes,  par  ses  ingénieuses  expériences, 
a  éclairci  de  la  manière  la  plus  inattendue  quelques-uns  des  pro- 
blèmes les  plus  complexes  de  l'archéologie  préhistorique.  M.  Steen- 
strup accepta  de  grand  cœur  la  tâche  qui  lui  incombait,  et  partit 
à  l'avance  pour  commencer  la  fouille  et  préparer  nos  propres  re- 
cherches. 

Deux  jours  après,  nous  allions  rejoindre  l'éminent  pionnier.  Un 
train  spécial  nous  emportait  de  grand  matin,  et  nous  déposait  à 
Rœskilde,  antique  capitale  du  Danemark,  dont  la  magnifique  cathé- 
drale est  devenue  ie  Saint-Denis  danois.  La  ville  était  déjà  en  mou- 
vement, et  la  population  entière  nous  attendait;  toutes  les  maisons 
étaient  pavoisé  s;  partout  le  daiiebrog  déployait  son  large  champ 
rouge  et  sa  croix  blanche,  associés  d'ordin.ire  aux  couleurs  de 
Suède  et  de  Norvège;  partout  les  têtes  se  découvraient  sur  notre 
passage,  partout  éclataient  les  hourras.  Ceux-ci  redoublèrent  quand 
nous  arrivâmes  sur  la  jetée,  quand  nous  monlâmes  à  bord  du  ba- 
teau à  vapeur,  tout  enguirlandé  de  feuillage  et  largement  pavoisé, 
qu'une  compagnie  locale  avait  mis  à  la  disposition  du  congrès.  Nous 
répondîmes  de  notre  mieux,  et  bientôt  notre  pacifique  expédition 
fila  rapidement  à  la  surface  de  ce  beau  fiord  d'où  sortirent  tant  de 
fois  les  Hottes  dévastatrices  des  l'ois  de  la  mer.  Par  les  soi-ns  du  ca- 
pitaine Wilde,  que  nous  devions  plus  tard  rencontrer  dans  toutes 
les  circonstances  où  il  pouvait  nous  être  utile,  de  longues  tables 
avaient  été  dressées  sur  le  pont,  et  nos  appétits,  stimulés  par  l'air 
marin,  firent  bravement  honneur  au  substantiel  déjeuner  qu'elles 
portaient. 

Le  temps  passe  vite  quand  on  satisfait  à  la  fois  le  corps,  l'intelli- 
gence et  le  cœur.  Nul  de  nous  certainement  n'auiait  pu  dire  com- 
bien d'heures  s'écoulèrent  à  remonter  le  fiord,  — tantôt  admirant 
les  rivages  le  long  desquels  nous  glissions,  contemplant  quelque 
village,  quelque  petit 3  ville  d'où  nous  arrivaient  de  lointains  hour- 
ras, signalant  de  hauts  tumuli,  sépultures  des  vieux  vikings,  nous 

(!)  Voyt'z  la  livraison  du  1*""  juillet  1856. 


UN   CONGRÈS   INTERNATIONAL.  961 

laissant  aller  à  rêver  devant  un  coin  de  forêt  réfléchi  par  le  flot,  — 
tantôt  nous  livrant  à  quelqu'une  de  ces  conversations  à  la  fois  sé- 
rieuses et  enjouées  où  la  science  revêl  l'apparence  de  la  plaisan- 
terie, et  dont  le  charme  est  inexprimable.  Toujours  est-il  que  nous 
nous  trouvâmes  tout  à  coup  au  pied  d'un  débarcadère  assez  rude 
et  d'une  longue  jetée  formée  de  blocs  confusément  entassés.  On 
n'en  atteignit  pas  moins  la  plage  sans  accidens,  et  là  nous  eûmes 
une  preuve  nouvelle  de  cette  remarquable  attraction  exercée  par  le 
congrès.  Plus  de  soixante  voitures  traînées  par  de  robustes  che- 
vaux, et  dont  la  plupart  rappelaient  le  char-à-bancs  de  nos  pro- 
priétaires aisés,  attendaient,  prêtes  à  nous  conduire  au  lieu  de  la 
fouille.  C'étaient  les  équipages  d'autant  de  paysans  (1)  qui,  sur  un 
simple  avis,  avaient  abandonné  leurs  travaux  et  se  mettaient  avec 
le  plus  complet  désintéressement  à  la  disposition  des  savans  étran- 
gers venus  pour  étudier  leurs  antiquités  nationales.  Quel  est  le  pays, 
nous  demandions-nous,  où,  pour  un  semblable  motif  et  sans  l'inter- 
vention d'aucune  autorité,  on  obtiendrait  un  pareil  résultat?  Fran- 
çais ou  Anglais,  Suisses  ou  Russes,  Belges  ou  Italiens,  nous  étions 
bien  forcés  de  reconnaître  que  ce  ne  serait  chez  aucun  de  nous» 

Malgré  cette  réflexion  passablement  pénible  pour  notre  amour- 
propre,  nous  profitâmes  du  bon  vouloir  qui  la  faisait  naître;  bien- 
tôt notre  longue  caravane  traversait  le  village  de  Linaes,  entière- 
ment habité  par  des  pêcheurs.  Lui  aussi  s'était  pavoisé  autant  qu'il 
avait  pu  le  faire.  Les  drapeaux  n'étaient,  il  est  vrai,  ni  aussi  grands, 
ni  aussi  frais  qu'à  Rœskilde  ;  il  y  en  avait  dans  le  nombre  de  bien 
petits ,  de  bien  passés  et  parfois  de  bien  déchirés  !  Qu'importe  ? 
Ils  nous  tenaient  le  même  langage  que  l'étendard  royal  arboré  à 
Christiansborg,  ils  nous  souhaitaient  aussi  la  bienvenue.  Sur  le 
seuil  d'une  pauvre  chaumière,  un  vieux  marin  à  cheveux  blancs 
nous  apparut  comme  la  personnification  de  ces  sentimens  que  nous 
étions  fiers  d'inspirer.  Revêtu  de  ses  habits  de  fête  à  demi  neufs, 
montrant  à  sa  boutonnière  la  croix  d'argent  que  porte  également  le 
souverain,  il  se  tenait  droit  comme  pour  passer  une  inspection,  et 
nous  saluait  comme  autant  d'amiraux.  Nous  lui  rendîmes  ses  saluts 
avec  un  véritable  attendrissement.  Deux  d'entre  nous  descendirent 
de  voiture,  et,  quoique  bien  pourvus  d'allumettes,  lui  demandèrent 
du  feu  pour  leurs  cigares.  Ce  fut  un  bon  mouvement  qui  a  donné, 
j'en  suis  sûr,  à  ce  brave  invalide  un  souvenir  de  joie  pour  le  reste 
de  ses  jours. 

Grâce  à  nos  équipages,  nous  atteignîmes  en  moins  d'une  demi- 

(1)  Le  paysan  dans  ce  pays  est  presque  toujours  propriétaire  et  relativement  riche. 
Il  met  son  principal  orgueil  à  avoir  d'excellens  chevaux  et  une  jolie  voiture. 

TOME  LXXXVI.   —  1870.  61 


962  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

heure  le  but  de  notre  course.  Une  vaste  tente  où  flottait  le  drapeau 
national,  une  enceinte  marquée  par  de  simples  cordes  et  qu'entou- 
rait la  population  voisine,  le  faisait  reconnaître  de  loin.  La  fouille  était 
ouverte  au  pied  d'une  petit?  colline  à  laquelle  s'adosse  lekjœkken- 
mœdding.  M.  Steenstrup  l'avait  préparée  méthodiquement  et  de 
manière  .qu'on  pût  en  bien  voir  la  structure  et  la  composition.  Il 
aurait  voulu  donner  à  ce  sujet  quelques  explications  préliminaires; 
mais  comment  retenir  cent  cinquante  paléontologistes  et  archéolo- 
gues mis  pour  la  première  fois  en  présence  d'un  kjœkkenmœd- 
ding?  Ils  fondirent  dessus  comme  sur  une  proie  ;  plus  d'un,  dans  sa 
précipitation,  roula  le  long  des  talus  éboulés  sous  ses  pieds,  mais 
se  releva  plus  ardent  à  la  curée.  Pioches,  marteaux,  grattoirs, 
couteaux,  cannes,  au  bcsoiji  de  simples  clés,  attaquèrent  avec  une 
ardeur  fébrile  la  coupe  savamment  disposée,  et  qui,  grâce  à  la  mo- 
bilité des  matériaux,  présenta  bientôt  le  plus  parfait  désordre.  Pen- 
dant deux  heures,  on  travailla  ainsi  des  pieds  et  des  mains,  et  ce 
labeur  ne  fut  pas  perdu.  Pas  un  de  nous  ne  revint  les  mains  vides. 
Chacun  avait  fait  sa  trouvaille  et  montrait  à  ses  voisins  des  silex 
rudement  taillés  en  forme  de  haches,  de  couteaux,  de  grattoirs,  de 
pointes  de  flèches,  des  ossemens  de  mammifères  ou  d'oiseaux,  des 
vertèbres,  des  arêtes  de  poissons,  etc.  Le  tout,  soigneusement  em- 
paqueté, prit  place  dans  les  poches,  dans  les  gibecières.  Les  plus 
zélés  y  joignirent  même  cpielques  kilogrammes  de  ces  coquilles 
draguées  et  mangées  par  les  plus  anciens  habitans  de  ces  côtes. 

Chargés  de  notre  butin  scientifique,  nous  regaguàmes  le  bateau. 
Les  tables  se  trouvèrent  chargées  comme  le  malin  et  plus  abon- 
damment encore;  elles  furent  fêtées  à  l'avenant,  les  conversations 
reprirent,  chaleureuses  et  gaies.  Tout  souriait  autour  de  nous.  Un 
magnifique  soleil  d'automne  lançait  ses  derniers  rayons  et  donnait 
au  paysage  des  aspects  tout  nouveaux;  le  fiord  était  uni  comme  une 
glace.  Animés  par  l'exercice,  par  la  joie  du  savoir  acquis  et  des 
trouvailles  faites,  un  peu  aussi  par  les  vins  gMiéreux  de  nos  hôtes, 
nous  nous  sentions  tous  transformés.  C'était  une  de  ces  heures  trop 
rares  où  les  années  semblent  disparaître,  où,  malgré  les  cheveux 
gris  et  la  barbe  blanche,  on  se  sent  jeune  d'esprit  et  de  cœur.  Puis 
le  crépuscule  vint  avec  ses  teintes  de  plus  en  plus  foncées,  qui  peu 
à  peu  confondirent  les  objets  et  rétrécirent  l'horizon.  X  ce  moment, 
une  douzaine  de  nos  collègues  danois,  montés  sur  la  dunette,  en- 
tonnèrent leurs  chants  nationaux.  Bercés  par  ces  refrains  tour  à 
tour  mâles  ou  gais,  nous  atteignîmes  la  jetée  de  Rœskilde,  où  nous 
attendait  une  foule  aussi  pressée^  aussi  accueillante  que  le  matin. 
Là  encore  le  capitaine  Wilde  prit  la  tète  et  nous  conduisit  à  la  ca- 
thédrale, dont  les  portes  s'ouvrirent  pour  nous  montrer  la  vaste  nef 


UN    CONGRÈS    INTERNATIONAL.  963 

illuminée  du  haut  en  bas  comme  aux  plus  grands  jours  de  fête. 
Nous  entrâmes  aux  sons  de  l'orgue  jouant  un  air  triomphal,  et, 
tout  en  admirant  cette  église  fort  curieuse  au  point  de  vue  de  l'art, 
plus  d'un  sans  doute  s'oublia  dans  les  graves  pensées  que  l'heure, 
le  lieu  et  la  mise  en  scène  étaient  bien  faits  pour  inspirer.  Ainsi  finit 
cette  journée,  une  de  celles  dont  on  garde  précieusement  le  sou- 
venir comme  des  mieux  remplies  et  des  plus  heureuses. 

Deux  fois  encore  le  congrès  quittait  Copenhague  pour  des  excur- 
sions analogues.  Il  s'agissait  tantôt  de  visiter  de  vieux  châteaux, 
tantôt  de  comparer  les  tumuli  et  les  dolmens  du  Danemark  à  ceux 
de  notre  Bretagne,  ou  de  visiter  quelque  lieu  célèbre  dans  les  tra- 
ditions du  pays.  Nous  avons  ainsi  revu  Rœskilde  de  jour,  et  salué 
chez  lui,  au  grand  détriment  de  sa  cave,  notre  brave  capitaine 
Wilde;  nous  avons  traversé  de  nouveaux  villages,  visité  d'autres 
villes,  parcouru  le  magnifique  parc  du  comte  de  Holstein,  attenant 
à  la  vallée  et  au  lac  légendaires  de  Herthadal  (1).  Partout,  toujours, 
nous  avons  été  reçus  de  même.  Les  paysans  ont  hissé  leurs  mo- 
destes drapeaux ,  les  citadins  ont  pavoisé  leurs  rues  et  les  salles  de 
banquets;  le  grand  seigneur  a  élevé  des  arcs  de  triomphe  et  offert  à 
ses  hôtes  de  passage  une  hospitalité  qui,  pour  être  de  courte  durée, 
n'en  était  que  plus  splendide.  Dans  le  sentiment  qui  éclatait  ainsi  à 
tous  les  degrés  de  l'échelle  sociale,  il  y  avait  quelque  chose  de  plus 
que  l'amour  des  études  préhistoriques.  Ce  quelque  chose,  à  demi 
instinctif  dans  les  classes  inférieures,  parfaitement  raisonné  chez 
les  gens  éclairés,  est  facile  à  comprendre,  et  l'on  n'a  d'ailleurs  pas 
cherché  à  le  cacher. 

De  tout  temps,  les  Danois  ont  aimé  profondément  leur  patrie.  Ils 
la  chérissent  peut-être  plus  encore  depuis  ses  revers.  Notre  petit 
pays,  notre  dier  petit  pays,  disent-ils  presque  toujours  en  parlant 
d'elle,  et  la  voix  la  plus  rude  trouve  des  inflexions  caressantes  pour 
prononcer  ces  mots,  qui,  dans  la  bouche  des  femmes,  prennent  quel- 
que chose  de  touchant.  On  dirait  qu'elles  parlent  d'un  enfant  adoré. 
Notre  venue  flattait  ce  noble  sentiment  dans  ce  qu'il  a  de  plus  déli- 
cat. On  sait  comment  dans  la  guerre  soutenue  contre  l'Allemagne 
et  l'Autriche,  comment  dans  les  négociations  qu'a  soulevées  le  traité 
de  Prague,  le  Danemark  a  été  abandonné  par  les  états  les  plus  di- 
rectement intéressés  à  sa  conservation.  Au  silence  trop  général  qui 
accueillait  leurs  justes  plaintes,  les  Danois  ont  pu  se  croire  oubliés 
du  monde.  Ils  ont  tressailli  d'aise  en  apprenant  que  l'Europe  intel- 

(1)  Cette  vallée  était,  dit-on,  le  principal  sanctuaire  de  Hertha,  qui  personnifiait  la 
Terre.  Le  petit  lac  aux  bords  duquel  nous  avons  déjeuné  recevait,  assure-t-on  encore, 
la  plupart  des  offrandes  offertes  i\  la  déesse,  et  devrait,  à  ce  titre,  receler  dans  son  fond 
tourbeux  bien  des  trésors  archéologiques. 


96/i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ligente  répondait  d'une  manière  exceptionnelle  à  l'appel  des  savans 
nationaux,  et  leur  envoyait  plus  d'adhésions  que  n'en  avait  reçu 
Paris  lui-même.  Ils  ont  éprouvé  un  mouvement  de  juste  fierté  en 
voyant  arriver  à  Copenhague,  pour  prendre  part  au  congrès,  en  de- 
hors de  toute  cause  accessoire  d'attraction,  presque  autant  d'étran- 
gers qu'en  avait  vu  la  capitale  de  la  France  en  temps  d'exposition. 
Ils  se  sont  étonnés  en  comptant  parmi  ces  visiteurs  qui  venaient  pour 
ainsi  dire  se  mettre  à  leur  école  quelques  hommes  éminens  qui  dans 
les  luttes  politiques  s'étaient  montrés  des  plus  durs  envers  eux.  Ils 
ont  senti  que,  faibles  et  malheureux  dans  les  champs  de  la  guerre, 
ils  étaient  restés  grands  et  forts  sur  le  terrain  de  l'intelligence,  et 
se  sont  promis  de  garder  cette  supériorité  que  la  force  brutale  ne 
peut  ravir.  Ils  ont  espéré  que  nous  rentrerions  dans  nos  patries  prêts 
à  redire  ce  que  nous  aurions  vu,  prêts  à  soutenir  que  le  Danemark 
n'est  pas  mort. 

Je  ne  crains  pas  do  l'aflirmer,  cet  espoir  n'aura  pas  été  déçu.  J'en 
ai  pour  garans  les  séntimens  que  j'ai  entendu  exprimer  partons  mes 
collègues,  sans  acception  de  nationalité.  Et  ce  n'était  pas  seulement 
la  reconnaissance  pour  une  réception  inattendue  qui  les  faisait  par- 
ler. L'immense  majorité  d'entre  nous  étaient  exclusivement  des 
hommes  de  science,  bien  étrangers  aux  agitations  de  la  politique 
active;  mais  la  science  ne  dessèche  pas  le  cœur,  elle  ne  rend  pas 
aveugle  aux  grands  faits  de  ce  monde.  Peut-être  même  l'homme  in- 
telligent, habitué  à  réfléchir,  qui  assiste  sans  s'y  mêler  aux  luttes 
journalières,  voit-il  parfoi  plus  juste  que  le  plus  habile  des  com- 
battans.  Les  accidens  du  jour  ne  lui  cachent  pas  les  faits  généraux 
et  la  résultante  des  choses.  Eh  bien!  pour  qui  connaît  la  situation 
du  Danemark,  pour  qui  a  pu,  comme  nous,  juger  ce  peuple  et  sen- 
tir battre  le  cœur  de  îa  nation,  deux  faits  sont  incontestables  :  le 
premier,  c'est  qu'il  y  a  dans  ce  petit  pays  une  nationalité  vivace 
qui  résisterait  au  besoin  à  la  force  la  plus  brutale,  aux  plus  longues 
persécutions;  le  second,  c'est  que  ces  séntimens  de  patriotisme 
existent  chez  un  peuple  remarquable  par  son  développement  intel- 
lectuel et  moral,  égal  et  supérieur  sous  certains  rapports  à  n'im- 
porte quel  peuple  d'Europe,  et  qui,  injustement  opprimé,  mérite  à 
tous  égards  l'intérêt  sympathique  et  actif  de  quiconque  aime  la 
justice. 

Un  autre  fait  non  moins  évident  à  nos  yeux,  c'est  qu'en  défendant 
sa  propre  cause  le  Danemark  combat  dans  l'intérêt  de  tous.  Le 
principe  de  l'agglomération  des  peuples  par  races,  plus  ou  moins 
contre-balancé  par  celui  du  vote  populaire,  menace  de  mettre  à 
néant  tous  les  traités  anciens  et  nouveaux.  J'ai  constamment  re- 
poussé pour  mon  compte  cette  dangereuse  application  des  sciences 


UN    CONGRÈS    INTERNATIONAL.  965 

ethnographiques.  Dans  l'immense  majorité  des  cas,  elle  ne  repose 
que  sur  des  erreurs  ;  elle  est  certainement  bien  plus  propre  à  éter- 
niser l'esprit  de  guerre  et  de  haine  qu'à  engendrer  la  paix  univer- 
selle promise  en  son  nom.  Tout  au  moins  devrait-elle  être  faite  avec 
loyauté.  La  sécurité  de  tous,  celle  même  des  victorieux  d'aujour- 
d'hui, est  évidemment  à  ce  prix.  C'est  cette  loyauté  qui  est  mani- 
festement méconnue  par  la  manière  dont  on  a  traité  le  Dçinemark. 
Je  ne  veux  même  pas  parler  de  cet  article  5  du  traité  de  Prague  si 
ouvertement  violé.  Alors  même  qu'il  n'existerait  pas,  les  votes  du 
Slesvig,  la  ténacité  avec  laquelle  ils  sont  maintenus ,  devraient  dic- 
ter la  marche  à  suivre.  Ces  votes  ont  nettement  montré  dans  le  du- 
ché deux  populations  distinctes  :  l'une  où  dominent  les  tendances  et 
les  affections  allemandes,  l'autre  toute  danoise  de  cœur  comme  de 
race.  Sous  peine  de  mentir  à  tout  ce  qu'elle  invoque  pour  elle- 
même,  l'Allemagne  doit  accepter  le  partage  et  le  provoquer  au 
besoin.  Pai-dessus  tout,  elle  se  doit  de  repousser  et  de  flétrir  les 
odieuses  mesures  qui  pèsent  sur  le  Slesvig,  et  qu'ignore,  on  aime  à 
le  croire,  le  vieux  souverain  au  nom  duquel  elles  sont  prises.  Intro- 
duire de  force  au  sein  d'une  population  des  juges,  des  instituteurs, 
des  prêtres  qu'elle  ne  peut  comprendre  et  dont  elle  ne  peut  être  com- 
prise, rendre  ainsi  l'administration  de  la  justice  illusoire  et  empê- 
cher un  peuple  entier  de  s'instruire,  de  prier  en  commun,  est  un 
crime  qui  doit  révolter  le  philosophe  autant  que  le  croyant,  l'homme 
de  cœur  de  tout  pays. 

Si,  oubliant  sa  vieille  et  proverbiale  honnêteté,  l'Allemagne  fer- 
mait les  yeux,  si  elle  sanctionnait  par  son  silence  la  violation  de  la  loi 
qui  préside  à  sa  propre  réorganisation,  si  les  libéraux  de  la  confédé- 
ration germanique,  infidèles  à  leurs  propres  principes,  continuaient  à 
méconnaître  les  droits  les  plus  sacrés  des  races  même  vaincues,  n'y 
aurait-il  pas  là  de  quoi  justifier  les  craintes  qui  nous  ont  été  maintes 
fois  exprimées?  —  Ce  n'est  pas,  nous  disait-on,  le  Slesvig  danois 
seul  qui  est  en  cause,  c'est  le  Danemark  tout  entier.  Que  seraient 
200,000  âmes  de  plus  pour  la  grande  Allemagne?  Ce  qu'elle  veut, 
ce  sont  toutes  nos  populations  maritimes,  celles  du  Jutland,  de  la 
Fionie,  de  Seeland.  Le  continent  ne  suffit  pas  à  son  ambition  éveil- 
lée; elle  comprend  trop  bien  qu'à  notre  époque  un  peuple  n'est 
réellement  grand  et  fort  qu'à  la  condition  d'avoir  sa  part  de  la  do- 
mination des  mers.  Voilà  pourquoi  l'Allemagne  ménage  avec  soin 
cette  pomme  de  discorde  entre  elle  et  nous,  prête  à  saisir  le  moindre 
prétexte  pour  faire  un  dernier  pas,  pour  pousser  ses  frontières  jus- 
qu'au Sund,  et  l'Europe,  qui  nous  a  abandonnés  une  fois,  nous  aban- 
donnera sans  doute  encore. 

Après  tout,  ces  craintes  ne  sont  peut-être  pas  sans  fondement.  La 


966  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soif  des  conquêtes  ne  s'éteint  pas  au  premier  succès,  la  politique  a 
parfois  des  aveuglemens  bien  étranges.  La  France  et  l'Autriche  sont 
bien  loin  et  bien  occupées  !  Pour  se  venger  de  quelque  petite  dé- 
convenue ou  seulement  pour  le  plaisir  de  fortifier  encore  la  puissance 
qu'elles  ont  saluée  comme  notre  rivale,  l'Angleterre  pourrait  bien 
permettre  la  formation  d'une  grande  marine  de  plus,  la  Russie  pour- 
rait bien  se  laisser  placer  dans  la  fâcheuse  alternative  ou  d'être  en- 
fermée dans  la  Baltique,  ou  de  conquérir  la  Suède  et  la  Norvège.  Le 
Danemark  pourrait  donc  encore  se  retrouver  isolé  en  face  de  l'Alle- 
magne. Dans  sa  lutte  avec  un  état  qui  compte  presque  autant  de  sol- 
dats qu'il  a  lui-même  d'habitans  de  tout  âge  et  de  tout  sexe,  l'hé- 
roïsme dont  il  a  fait  preuve  se  retrouverait  à  coup  sûr,  mais  ne  le 
sauverait  pas.  11  doit  donc  chercher  au  dehors  des  garanties  de  sécu- 
rité. La  plus  sérieuse  sans  contredit  serait  cette  union  ou  mieux  cette 
confèdvratîon  Scandinave  qu'appellent  de  tous  leurs  vœux  des  deux 
côtés  du  Suud  les  cœurs  patriotes,  les  esprits  clairvoyans.  Du  reste 
cette  union  est  trop  dans  la  force  des  choses,  dans  la  logique  des 
événemens  accomplis  ailleurs  pour  ne  pas  se  réaliser.  Quelles  en 
seront  les  conditions?  Nous  n'avons  aucune  qualité  pour  les  suggérer 
ou  les  prévoir.  C'est  aux  Scandinaves  seuls  de  résoudre  le  problème- 
qui  intéresse  à  peu  près  au  même  degré  les  trois  nations  et  les  deux 
dynasties,  les  peuples  et  les  souverains  (1). 

Toutefois  on  ne  saurait  méconnaître  que,  pour  atteindre  ce  but,  les 
Scandinaves  auront  k  se  faire  des  concessions  réciproques,  à  subir 
quelques  sacrifices.  Dès  à  présent,  il  en  est  un  que  les  Danois  doi- 
vent accepter,  —  sacrifice  bien  léger  en  apparence,  bien  pénible  en 
réalité  et  peut-être  difficile,  car  il  touche  aux  traditions  les  plus 
populaires,  aux  sentimens  les  plus  patriotiques.  Il  faut  renoncer  à 
ce  beau  chant  national  que  nous  avons  entendu  si  souvent  à  la  table 
des  étudians  comme  au  spectacle  de  la  cour.  Certes  l'air  lui-même 
peut  être  et  sera  conservé,  les  paroles  doivent  disparaître;  elles 
pourraient  être  un  obstacle  sérieux  au  rapprochement  des  deux  peu- 
ples, car  elles  célèbrent  les  guerres  entre  Scandinaves  et  les  vic- 
toires remportées  sur  les  Suédois,  désignés  ici  sous  le  nom  de  Goths. 
Comment  tendre  la  main  aux  populations  de  l'autre  côté  du  Sund 
avec  ce  cri  de  haine  et  de  triomphe  à  la  bouche  (2)?  Sans  doute, 

(1)  Les  lecteurs  de  la  Bévue  n'ont  certainement  pas  oublié  avec  quelle  autorité  M.  Gef- 
froy  a  développé  tout  récemment  les  considérations  que  je  me  borne  à  indiquer  ici. 

(2)  Voici  les  premières  strophes  de  ce  chant  : 

«  Le  roi  Christian  se  tenait  au  grand  mât,  dans  le  nuage  et  la  fumée.  Il  maniait  si 
terriblement  son  épée  que  casques  et  fronts  des  Goths  volaient  en  éclats.  Les  poupes 
et  les  mâts  de  l'ennemi  tombaient  dans  le  nuage  et  la  fumée; 

«  Qui  devant  le  Chi-istian  danois  soutiendra  le  combat?  Nielz  Juel  attendait  l'éclat 


UN   CONGRÈS   INTERNATIONAL.  067 

c'est  le  sentiment  de  cette  contradiction  qui  fermait  d'abord  tant  de 
lèvres  devant  la  noble  jeune  fille  que  la  population  danoise  tout  en- 
tière accueillait  comme  un  gage  d'alliance  et  d'espoir.  Tel  qu'il  est, 
ce  chant  rappelle  un  passé  qui  ne  doit  plus  renaître,  des  sentimens 
qui  ne  sont  plus.  Si  Christian  lY  revenait  au  monde,  ce  n'est  certes 
pas  contre  les  Goths  qu'il  tirerait  la  lourde  épée  couchée  sur  son 
tombeau  dans  la  chapelle  de  Rœskilde.  C'est  à  eux  au  contraire 
qu'il  tendrait  sa  main  désarmée. 


II. 

Le  patriotisme  des  Danois,  servi  par  une  énergie  à  la  fois  active  et 
patiente,  se  retrouve  partout.  Il  a  été  pour  une  bonne  part  dans  la 
formation  de  leurs  plus  beaux  musées;  il  assure  le  développement 
futur  de  ceux  qui  laissent  encore  à  désirer.  Au  temps  de  la  prospérité, 
une  souscription  publique,  à  laquelle  concoururent  toutes  les  classes 
de  la  population,  permit  à  la  ville  de  Copenhague  d'élever  au  grand 
sculpteur  dont  elle  est  si  justement  fière  ce  monument  unique  au 
monde  où  Thorwaldsen  repose  entouré  d'un  musée  presque  entière- 
ment composé  de  ses  propres  œuvres  (1).  Au  lendemain  même  des 
revers,  l'université,  la  ville,  l'état,  le  roi,  reconstruisaient  les  bâti- 
mens  universitaires,  donnaient  aux  collections  zoologiques  recueil- 
lies par  les  Eschricht  et  les  Steenstrup  les  galeries  qui  leur  faisaient 
défaut,  consacraient  une  maison  entière  au  laboratoire  de  physio- 
logie, remaniaient  les  musées  d'ethnologie  et  d'archéologie  pré- 
historique, et  réorganisaient  le  musée  des  souverains,  comme  si  les 
•malheurs  politiques  avaient  redoublé  dans  la  population  l'ambition 
des  choses  de  la  science  et  de  l'art. 

De  toutes  ces  collections,  les  plus  remarquables  sans  contredit 
sont  celles  qui  touchent  k  l'histoire  du  pays.  Elles  ne  sont  pour 
ainsi  diie  que  le  développement  d'une  institution  fondée  à  Copen- 
hague vers  le  milieu  du  xvii*  siècle  par  le  roi  Frédéric  III.  Sous 

de  la  tempête.  Voici  l'heure!  Il  a  hissé  le  pavillon  rouge,  il  a  accablé  les  ennemis  de 
coups  rcdouljlés; 

«  Et  eux  aussi  s'écrient  à  travers  l'éclat  de  la  tempête  :  L'heure  est  venue!  Sauve  qui 
peut!  Qui  devant  le  Juel  danois  soutiendra  le  combat?  » 

(1)  Le  musée  Thorwaldsen  ne  comprend  que  les  œuvres  du  maître  et  un  certain 
nombre  d'oljets  d'art  qu'il  avait  réunis  surtout  pendant  son  séjour  en  Italie.  Les  bâ- 
timens  rappellent  dans  leur  ensemble  les  sépultures  grecques  et  étrusques.  Ils  entou- 
rent une  cour  dont  la  décoration  est  empruntée  aux  mêmes  données.  Le  tombeau,  placé 
au  milieu  de  l'enceinte,  consiste  seulement  en  un  petit  tertre  couvert  de  lierre  et  en- 
touré d'un  cadre  de  granit  portant  le  nom  de  l'artiste  et  les  dates  de  sa  naissance  et 
de  sa  mort  :  19  novembre  1770—24  mars 


968  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  nom  de  Chambre  d'nrt,  co  souverain  commença  une  collection 
d'objets  rares  et  curieux  qui,  accrue  par  les  soins  de  ses  succes- 
seurs, s'est  divisée  en  musées  distincts,  mais  reliés  par  de  nom- 
breux rapports.  En  première  ligne  se  place  naturellement  le  Musée 
des  antiquités  du  Nord,  commencé  dès  1807  par  R.  Nyerup,  mais 
dont  le  véritable  fondateur  est  C.  J.  Thomsen.  Pendant  un  demi- 
siècle,  ce  savant,  dont  le  nom  est  resté  populaire  en  Danemark,  lui 
consacra  tout  ce  qu'il  avait  d'énergie  et  d'activité  (1)  ;  admirable- 
ment secondé  par  d'éminens  collaborateurs,  par  l'émulation  qu'il 
avait  éveillée  dans  tous  les  rangs  de  la  société,  il  laissa  en  mourant 
une  œuvre  jusqu'à  ce  jour  sans  rivale. 

Thomsen  ne  se  contentait  pas  de  recueillir,  de  classer,  de  décrire 
les  monumens,  les  objets  de  toute  sorte  qui  racontaient  l'histoire 
de  sa  patrie.  Il  aurait  voulu  que  tout  Danois  en  sût  autant  que  lui. 
Dans  cette  pensée,  chaque  fois  que  s'ouvrait  le  musée,  il  était  là 
devant  les  vitrines,  prêt  à  expliquer  à  tout  venant  la  signification 
de  ce  qu'elles  contenaient.  Les  femmes,  les  enfans,  les  soldats,  les 
paysans,  étaient  pour  lui  des  auditeurs  aussi  dignes  d'attention  que 
le  grand  seigneur  ou  l'érudit.  Dans  un  pays  où  l'instruction  est  gé- 
nérale, cet  enseignement  populaire  devait  porter  ses  fruits.  Thom- 
sen lui  dut  plus  d'un  objet  précieux  apporté  par  quelques-uns  de 
ses  disciples  de  passage.  Sur  ses  instances,  facilement  écoutées,  la 
loi  vint  en  outre  à  son  secours.  En  Danemark,  quiconque  découvre 
un  objet  antique  doit  le  remettre  à  l'autorité  locale.  On  reçoit  en 
échange  le  prix  marchand  de  l'objet,  plus  une  prime  en  rapport 
avec  l'importance  de  la  trouvaille.  Ce  contrat,  fidèlement  exécuté 
de  part  et  d'autre,  a  valu  au  musée  des  antiquités  quelques-unes  de 
ses  pièces  les  plus  remarquables  (2). 

Ainsi  accrue  par  le  concours  de  tous,  la  collection  nationale  gran- 
dit si  rapidement  qu'à  la  mort  de  Thomsen  on  reconnut  la  nécessité  de 
la  remanier  complètement.  Grâce  au  savoir  et  à  l'activité  dévouée  du 
directeur,  M.  Worsaae,  et  des  inspecteurs,  MM.  Engelhardt,  Herbst 
et  Strunk,  secondés  par  des  volontaires,  parmi  lesquels  M.  Valde- 
mar  Schmidt  mérite  d'être  cité  en  première  ligne,  ce  travail  fut 
accompli  en  trois  années  (3).  Il  finissait  pour  ainsi  dire  quand  nous 

(1)  De  1815  à  1865. 

(2)  Un  pauvre  journalier,  défrichant  une  pièce  de  terre  qu'il  avait  prise  à  bail,  ren- 
contra sous  sa  pioche  un  certain  noniljre  d'anneaux  d'or  dont  il  ne  soupçonnait  pas  la 
valeur.  Un  voisin  lui  en  offrit  environ  200  francs,  somme  qu'il  trouvait  certainement  très 
Lellc;  mais,  pour  obéir  à  la  loi,  il  porta  sa  trouvaille  à  qui  de  droit  et  reçut  une  somme 
cinq  ou  six  fois  plus  forte.  Des  faits  de  cette  nature  sont  vite  connus.  Aussi  pas  un 
paysan  danois  n'hésite  à  préscnkr  aux  autorités  compétentes  les  objets  qu'il  trouve, 
certain  d'en  recevoir  un  juste  prix. 

(3J  18G0-1869. 


UN    CONGRÈS    INTERNATIONAL.  969 

arrivâmes  à  Copenhague,  et  nous  pûmes  voir  toutes  les  richesses 
accumulées  depuis  le  commencement  du  siècle  admirablement  dis- 
posées et  classées  sous  plus  de  trente-cinq  mille  numéros.  Ce  chiffre 
est  d'ailleurs  bien  loin  de  représenter  celui  des  objets  eux-mêmes. 
On  n'a  pas  séparé  ceux  qu'on  a  trouvés  sous  la  même  pierre  ou  dans 
le  même  dolmen;  on  les  a  laissés  sous  la  même  étiquette,  qui  com- 
prend ainsi  des  objets  parfois  très  nombreux.  Par  exemple,  dans  un 
seul  des  quatre  cercueils  que  renfermait  le  tumulus  de  Treemoi,  en 
Jutland,  on  a  trouvé  toute  une  garde-robe  du  temps,  des  bonnets, 
un  manteau,  une  sorte  de  jupon,  une  longue  ceinture,  deux  châles 
à  grandes  franges,  le  tout  en  tissu  de  laine  d'une  conservation  par- 
faite et  accompagné  d'une  cassette  en  écorce,  d'une  petite  boîte, 
d'un  peigne  en  corne,  d'un  couteau  et  d'un  glaive  en  bronze  dans 
son  fourreau  de  bois  sculpté  (1).  En  contemplant  ces  objets  réunis, 
le  visiteur  se  fait  aisément  une  idée  de  la  civilisation  de  cette  épo- 
que. Quant  aux  objets  trouvés  isolés,  ils  forment  de  nombreuses 
séries  où  l'on  peut  suivre  pas  à  pas  les  progrès  de  l'industrie  da- 
noise, depuis  les  silex  les  plus  grossièrement  taillés  jusqu'à  ces 
merveilles  qu'ont  su  réaliser  le  moyen  âge  et  la  renaissance. 

Un  seul  reproche,  ce  me  semble,  doit  être  adressé  à  Thomsen  et 
à  ses  dignes  disciples.  Ils  ont  merveilleusement  su  réunir  et  inter- 
préter les  œuvres  de  l'homme,  ils  ont  négligé  ou  même  détruit 
l'homme  lui-même.  Ces  tumuli,  ces  chambres  de  géans  si  habile- 
ment explorés  par  eux,  ne  renfermaient  pas  seulement  des  outils, 
des  armes,  des  parures,  des  vêtemens;  il  y  avait  aussi  des  sque- 
lettes, 15  dans  la  chambre  de  Tielm,  80  dans  le  tumulus  de  Bor- 
rebye,  près  de  100  dans  celui  de  Skovsgaard.  Comment  n'a-t-on  pas 
mis  à  conserver  ces  ossemens,  ou  tout  au  moins  les  têtes,  le  soin 
qui  faisait  recueillir  jusqu'au  moindre  fragment  de  pierre  ou  de 
métal  ?  Quelle  magnifique  annexe  au  Musée  des  antiquités  du  Nord 
qu'un  musée  renfermant  les  restes  des  hommes  qui  taillèrent  le 
silex,  coulèrent  le  bronze  ou  forgèrent  le  fer  dans  ces  âges  reculés! 
Malheureusement  peu  d'antiquaires  comprennent  encore  l'immense 
intérêt  qui  s'attache  aux  collections  de  cette  nature.  Les  incertitudes, 
les  tâtdnnemens  inséparables  de  toute  science  naissante  leur  inspi- 
rent une  grande  défiance  pour  les  études  anthropologiques,  pour 
les  résultats  qu'elles  donnent.  Ils  oublient  que  Farchéologie  a  eu 
également  ses  débuts,  qu'elle  se  trompe  parfois.  Aussi  n'ai-je  trouvé 
à  Copenhague  qu'environ  70  têtes  humaines  extraites  de  ces  vieilles 
tombes.  En  outre,. au  lieu  d'être  réunies,  elles  sont  divisées  en  quatre 

(1)  Guide  illustré  du  musée  des  antiquités  du  Nord,  par  M.  C.  Engelhardt,  socnîtairc? 
do  la  Société  des  antiquaires. 


970  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

lots  placés  dans  les  collections  de  physiologie  et  d'anatomie,  aux 
archives  du  musée  et  à  l'université  (1).  Espérons  qu'à  l'avenir  il  n'en 
sera  plus  ain^i,  que  les  savans  danois  recueilleront  les  os  de  leurs 
pères  avec  autant  d'intérêt  que  les  produits  de  leur  industrie,  et 
que  le  Musée  d'anthropologie  Scandinave  rivalisera  dans  peu  d'an- 
nées avec  ses  frères  aînés  (2). 

Le  Musée  ethnologique yïonàé  aussi  par  Thomsen  (1851),  est  placé 
à  côté  du  précédent,  dans  le  Palais  du  Prince.  Il  ne  devait  primiti- 
vement servir  qu'à  fournir  des  renseignemens  sur  la  vie  et  les  mœurs 
des  divers  peuples  modernes;  mais,  sous  la  direction  de  M.  Worsaae, 
grâce  au  zèle  éclairé  du  conservateur-adjoint,  M.  Steinhaur,  et  de 
M.  Yaldemar  Schmidt,  homme  d'mi  savoir  aussi  sûr  que  varié,  ce 
musée  a  reçu  dans  ces  dernières  années  une  extension  considéra- 
ble. C'est  laque  l'on  a  réuni  entre  autres  tous  les  objets  d'antiquité 
préhistorique  provenant  des  diverses  régions  étrangères  au  nord 
Scandinave.  Ainsi  compris,  il  fournit  déjà,  il  fournira  de  plus  en 
plus  de  précieux  élémens  de  comparaison.  Il  est  très  instructif  de 
juxtaposer  les  œuvres  de  nations  arrivées  à  peu  près  au  même  point 
de  civilisation  et  de  développement.  L'unité  de  la  nature  humaine  se 
montre  alors  souvent  d'une  manière  irrécusable.  Le  temps  et  la  dis- 
tance n'y  font  rien,  pas  plus  que  la  différence  des  races.  Le  sauvage 
de  nos  jours  se  sert  d'outils  qu'on  pourrait  confondre  avec  ceux  de 
nos  vieux  ancêtres,  et  ceux-ci  ont  creusé  des  troncs  d'arbre  pour  en 
faire  des  canots  tout  comme  le  font  encore  les  tribus  restées  en  de- 
hors du  mouvement  civilisateur.  Parfois  la  ressemblance  est  frap- 
pante, parfois  aussi  l'avantage  appartient  incontestablement  à  quel- 
ques-uns de  ces  hommes  placés  de  nos  jours  aux  derniers  rangs. 
Jamais  canot  trouvé  sur  les  bords  de  la  Baltique  ou  dans  la  vallée 
de  la  Somme  n'a  certes  approché  de  ceux  que  fa]3rique  le  nègre 
mincopie  des  îles  Andaman. 

Les  deux  musées  précédens  permettent  d'étudier  en  elle-même 
et  d'un^  manière  comparative  l'histoire  archéologique  du  Danemark 
jusqu'en  1660.  Le  Musée  chronologique  des  rois  conduit  le  visiteur 
jusqu'à  nos  jom^s.  Ce  dernier  musée  est  l'aîné  de  tous;  l'origine  en 
remonte  à  1648.  Il  fut  fondé  dans  le  château  de  Rosenborg,  con- 
struit par  Christian  IV,  et  sans  doute  en  vue  de  conserver  ce  qui 
rappelait  le  plus  intimement  ce  roi  resté  si  populaire.  Continuée  de- 

(11  Ce  dernier  lot  est  la  propriété  personnelle  de  M.  Stcenstrup. 

(2)  Si  l'on  adoptait  cette  pensée,  il  faudrait,  bien  entendu,  réunir  toutes  les  têtes  os- 
seuses de  diverses  races  à  celles  des  Danois  anciens  ou  modernes.  Copenhague  pos- 
sède déjà  quelques  élémeas  très  sérieux  d'un  musée  anthropologique.  Je  citerai  en  par- 
ticulier la  belle  collection  de  tètes  de  Groënlandais  formée  par  Eschricht  et  celle  des 
têtes  de  Nicobar,  qui  toutes  deux  dépendent  des  galeries  d'anatomie. 


UN   CONGRES   INTERNATIONAL.  971 

puis  cette  époque,  cette  collection  s'est  enrichie  un  peu  confusé- 
ment de  règne  en  règne;  mais,  grâce  à  l'homme  éminent  qui  Ig, 
dirige  aujourd'hui  et  qui  l'a  remaniée  en  entier,  elle  est  devenue 
une  des  gloires  scientifiques  de  Copenhague  (1).  Le  musée  propre- 
ment dit  se  compose  de  dix  chambres.  Chacune  d'elles  renferme  le 
portrait  d'un  seul  roi,  ceux  de  ses  contemporains  les  plus  remar- 
quables, ses  bijoux,  ses  armes,  ses  vêtemens  journaliers  ou  de  pa- 
rade, placés  en  évidence  ou  conservés  dans  des  meubles  entourés 
d'ustensiles  qui  ont  tous  appartenu  à  ce  prince  ou  tout  au  moins 
qui  datent  de  son  temps.  De  cette  disposition  il  résulte  qu'en  pas- 
sant de  chambre  en  chambre  on  fait  pour  ainsi  dire  une  promenade 
à  travers  près  de  trois  siècles  (2),  et  qu'on  saisit  d'un  coup  d'œil 
ce  qu'étaient  les  hautes  classes  de  la  société  danoise  à  chacune  des 
dix  étapes  formées  par  autant  de  règnes.  En  appliquant  à  ce  musée 
spécial  la  méthode  d'arrangement />«?-  trouvaille,  M.  Worsaae  a  fait 
de  ce  qui  aurait  pu  n'être  qu'un  cabinet  de  curiosités  un  magni- 
fique complément  du  musée  des  antiquités  et  de  celui  d'ethnologie. 
J'ai  peu  de  chose  à  dire  des  collections  zoologiques,  anatomiques 
et  physiologiques.  Lors  de  notre  séjour  à  Copenhague,  on  avait 
commencé  depuis  peu  seulement  l'installation  des  premières  dans 
les  nouveaux  bâtimens  qui  leur  sont  destinés.  Les  deux  autres,  très 
complètes  au  point  de  vue  de  l'enseignement,  grandiront  sans  doute 
encore;  mais  je  ne  saurais  passer  sous  silence  le  laboratoire  de  phy- 
siologie ,  construit  naguère  sous  la  direction  du  savant  professeur 
actuel,  M.  Panum.  Le  local  consiste  en  un  grand  corps  de  logis  à 
trois  étages;  des  cabanons  spacieux,  situés  au  rez-de-chaussée, 
sont  réservés  aux  animaux  mis  en  expérience.  Les  pièces  spéciales 
renferment  les  grands  appareils  d'expérimentation;  l'une  d'elles  est 
réservée  aux  études  micrographiques;  une  autre  à  un  laboratoire  de 
chimie  physiologique.  Des  piles,  placées  à  demeure,  envoient  leurs 
fils  conducteurs  en  tout  sens,  et  distribuent  l'électricité  partout  où 
elle  peut  être  requise.  Le  professeur,  ses  aides,  les  élèves,  ont 
leurs  laboratoires  distincts.  Enfin  l'amphithéâtre  est  placé  au  centre 
de  cet  ensemble,  où  tout  est  disposé  de  manière  à  faciliter  l'étude 
et  l'enseignement.  Je  dois  le  dire,  je  n'ai  pas  visité  cet  établissement 
modèle  sans  un  certain  sentiment  de  tristesse  que  je  n'ai  d'ailleurs 
eu  que  trop  d'occasions  d'éprouver.  Je  venais  de  voir  en  Belgique 
des  villes  faire  de  leurs  universités  de  véritables  monumens.  Je 
voyais  le  petit  Danemark  donner  à  la  sienne  une  salle  où  pouvaient 


(1)  M.  Worsaae  a  eu  pour  aides  dans  ce  travail  MM.  Lossoc  et  Andersen,  conserva- 
teurs-adjoints. 

(2)  De  Christian  IV  (1588-1648)  à  Frédéric  VII  (1848-1863). 


972  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  tenir  des  séances  i-oyales,  bâtir  tout  exprès  pour  loger  ses  col- 
lections zoologiques,  consacrer  à  la  physiologie  une  maison  entière 
pour  laboratoire.  Comment  ne  pas  se  rappeler  le  triste  amphi- 
théâtre où  se  passent  nos  plus  grandes  solennités  universitaires, 
les  étranges  locaux  où  travaillent  nos  plus  éminens  physiologistes, 
et  notre  pauvre  Muséum,  toujours  réduit  à  ces  vieux  bâtimens,  la 
plupart  accommodés  tant  bien  que  mal  à  un  usage  pour  lequel  ils 
n'avaient  pas  été  faits,  et  dont  on  signale  l'insuffisance  depuis  plus 
de  trente  ans? 

Pour  créer  leurs  collections  zoologiques,  anatomiques,  physiolo- 
giques, les  Danois  ne  pouvaient  puiser  qu'aux  sources  communes  à 
tous  les  peuples.  En  fait  d'antiquités  locales,  ils  étaient  au  contraire 
placés  dans  des  conditions  exceptionnellement  favorables.  Nulle  part 
les  chambres  sépulcrales  de  toute  sorte  ne  sont  plus  nombreuses  et 
plus  riches  en  objets  de  diverses  époques.  Les  Danois  de  tous  les 
temps  ont  eu  le  culte  des  tombeaux.  Qu'ils  aient  enseveli  les  corps 
intacts  ou  qu'ils  en  aient  recueilli  les  cendres  après  les  avoir  brûlés, 
ils  semblent  avoir  toujours  placé  à  côté  du  mort  ses  effets  les  plus 
précieux,  ses  armes  favorites  ou  de  riches  offrandes.  Les  habitudes 
des  races  qui  se  sont  mélangées  en  Danemark,  la  nature  du  sol 
même,  ont  concouru  au  même  résultat.  J'ai  déjà  parlé  des  kjœk- 
kenmœddings  formés  par  les  tribus  de  la  côte,  qui  venaient  à  peu 
près  régulièrement  sans  doute  manger  au  même  lieu  les  produits 
de  leur  pêche  ou  de  leur  chasse,  et  laissaient  mêlés  aux  débris 
de  ces  repas  des  spécimens  de  leurs  industries  rudimentaires.  Dans 
l'intérieur  des  terres,  au  milieu  des  champs,  sous  de  larges  pierres 
ou  dans  quelque  vase  grossier,  on  a  trouvé  fréquemment  'de  véri- 
tables nids  d'objets  attestant  une  civilisation  progressive.  Dans  l'îlot 
de  Munko,  près  de  Svendborg,  on  rencontra  sous  une  pierre  et  en- 
tourés d'une  terre  noirâtre  six  vases  d'or  superposés  trois  par  trois. 
On  pourrait  citer  bien  d'autres  exemples.  Peut-être  s'agissait-il  ici 
d'une  simple  cachette;  mais  souvent  aussi  ces  dépôts  apparaissent 
avec  les  caractères  d'offrandes  aux  morts  ou  de  rites  religieux.  Tel 
est  celui  de  Ringe,  où  une  simple  bague,  enveloppée  d'une  étoffe 
de  laine,  figurait  au  milieu  de  quelques  ustensiles  et  de  restes  de 
bois  carbonisés. 

Toutefois  ce  sont  surtout  les  pièces  d'eau,  les  étangs,  devenus 
aujourd'hui  autant  de  marais  et  disséminés  en  grand  nombre  sur 
tout  le  sol  du  Danemark,  qui  recevaient  ces  tributs  funéraires,  ces 
offrandes  à  la  Divinité.  Aussi  est-ce  là  que  les  savans  de  Copenhague 
ont  fait  leurs  plus  nombreuses  et  quelques-unes  de  leurs  plus  belles 
trouvailles.  Dans  le  Jutland,  la  tourbière  de  Kœr  a  donné  plus  de 
dix-huit  cents  pièces  d'ambre  façonnées  en  grains  et  en  pendans; 


UN   CONGRES  INTERNATIONAL.  973 

celle  de  Lœsten,  près  de  quatre  mille  objets  de  même  nature  ren- 
fermés dans  un  coffret  de  bois.  C'était  probablement  le  fonds  de 
commerce  de  quelque  bijoutier  de  l'âge  de  pierre  (1).  On  a  retiré 
de  la  tourbière  de  Lavindsgaard  un  vase  en  bronze  dont  le  couvercle 
avait  été  cloué,  renfermant  onze  vases  en  or  repoussé  au  marteau, 
et  dont  les  manches  se  terminaient  en  tête  de  cheval.  Sans  doute  ils 
avaient  servi  aux  cérémonies  religieuses.  Dans  le  pré  marécageux 
de  Nydam,  qui  fut  jadis  un  bras  de  mer,  on  a  trouvé  un  bateau  de 
25  mètres  de  long  chargé  d'armes  magnifiques  :  épées  damassées, 
flèches  portant  des  runes  magiques,  couteaux,  haches  de  guerre, 
boucliers,  harnais,  etc.,  tous  brisés,  tordus,  hachés  et  mêlés  à  des 
ossemens  de  chevaux,  dont  les  têtes  montrent  de  longues  et  pro- 
fondes entailles.  Évidemment  tout  atteste  qu'un  grand  sacrifice  avait 
eu  lieu  sur  ce  point,  et  que  le  navire  portant  ces  offrandes  opimes 
avait  été  coulé  à  dessein. 

Les  marais  du  Danemark  n'ont  pas  seulement  conservé,  souvent 
de  la  façon  la  plus  remarquable,  les  objets  qui  leur  étaient  confiés. 
Ils  les  ont  pour  ainsi  dire  classés.  Grâce  au  développement  progres- 
sif de  la  tourbe,  chacun  de  ces  dépôts  a  gardé  son  rang  d'immer- 
sion, est  resté  séparé  de  ceux  qui  l'avaient  précédé  et  de  ceux  qui 
l'ont  suivi.  Ces  marais  sont  ainsi  devenus  en  quelque  sorte  des  mu- 
sées naturels  où  les  couches  de  tourbe  représentent  les  tablettes. 
Les  marais  à  forêts  [scovmoses)  surtout  ont  à  ce  point  de  vue  un 
intérêt  exceptionnel.  Généralement  plus  profonds,  presque  toujours 
moins  étendus  que  les  marais  à  prairies  {kjaermoses)  et  les  marais 
à  bruyères  [lynginoscs),  ils  se  prêtent  mieux  que  les  uns  et  les  au- 
tres à  des  études  détaillées.  Enfin  la  végétation  forestière,  qui  leur 
a  valu  leur  nom,  porte  avec  elle  des  enseignemens  spéciaux.  De- 
puis longtemps,  je  les  connaissais  de  réputation  et  me  serais  bien 
gardé  de  quitter  Copenhague  sans  les  avoir  vus  de  mes  propres 
yeux.  Quelques  jours  après  la  clôture  du  congrès,  M.  Steenstrup 
voulut  bien  me  servir  de  guide.  Par  une  froide  et  pluvieuse  journée 
de  septembre,  qui  ne  rappelait  guère  notre  excursion  au  kjœkken- 
mœdding  de  Sœlager,  nous  partîmes  en  tête-à-tête  pour  les  marais 
de  Rudersdal.  Chemin  faisant,  nous  en  visitâmes  d'autres,  et  en  quel- 
ques heures,  grâce  aux  indications  qui  m'étaient  données,  je  pus 
constater  un  à  un  tous  les  faits  essentiels.  On  comprendra  sans  peine 
que  l'intérêt  de  cette  étude  me  fit  aisément  oublier  la  bruine  et  le 
froid ,  contre  lesquels  mon  savant  et  aimable  cicérone  nous  avait 
d'ailleurs  ménagé  des  ressources. 

Les  scovmoses  se  présentent  sous  la  forme  d'excavations  parfois 

(1)  Engelhardt,  Guide  illustré. 


974  EEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

très  circonscrites,  ayant  jusqu'à  dix  ou  douze  mètres  de  profondeur, 
plus  ou  moins  irrégulières  et  creusées  dans  un  terrain  de  l'époque 
glaciaire,  dont  les  cailloux  et  les  blocs  rocheux  sont  d'origine  sué- 
doise. A  la  suite  d'observations  faites  par  lui-même  en  Islande, 
M.  Steenstrup  a  donné  de  la  formation  de  ces  cavités  une  explica- 
tion très  plausible.  Il  pense  que  de  grandes  masses  de  glace,  acci- 
dentellement empâtées  dans  le  limon  de  cette  époque,  ont  fondu 
sur  place,  laissant  pour  ainsi  dire  le  moule  qu'elles  occupaient.  Les 
pluies,  les  agens  atmosphériques,  ont  achevé  de  façonner  le  creux 
où  s'est  ensuite  formé  le  marais.  Celui-ci  repose  sur  un  fond  d'ar- 
gile ne  présentant  aucune  trace  de  débris  organiques  et  résultant 
évidemment  des  premiers  lavages  des  parois.  Au-dessus  sont  super- 
posées des  couches  tourbeuses  de  composition  bien  distincte  :  d'a- 
bord un  lit  de  tourbe  où  le  microscope  montre  des  fragmens  indéter- 
minables des  végétaux  les  plus  inférieurs,  puis  une  seconde  couche 
où  l'on  distingue  déjà  des  mousses  à  organisation  plus  élevée  et 
des  pins  sylvestres  robustes,  mais  grêles  et  rabougris  comme  ayant 
végété  sur  un  sol  peu  fait  pour  eux;  enfin  apparaissent  des  bruyères 
mêlées  aux  bouleaux,  aux  aunes,  aux  noisetiers. 

Telle  est  la  composition  du  marais  tourbeux  proprement  dit,  ou 
région  centrale  du  scovmose.  Les  parois  de  la  cavité  doivent  être 
considérées  à  part.  Elles  constituent  ce  qu'on  a  nommé  à  juste  titre 
la  région  forestière.  Ces  parois  ont  été  en  effet  le  siège  d'une  riche 
végétation  arborescente  qui  date  de  l'apparition  des  mousses.  Trou- 
vant dans  le  sol  glaciaire  un  terrain  des  plus  convenables,  elle  s'est 
largement  développée,  et  elle  aussi  présente  une  succession  d'es- 
sences bien  digne  d'attention.  D'abord  se  montre  le  pin  sylvestre 
seul,  dont  les  troncs  rapprochés  et  de  la  plus  belle  venue  devaient 
former  de  magnifiques  forêts.  Plus  tard  apparaissent  les  chênes,  qui 
bientôt  régnent  à  leur  tour  sans  partage.  Ces  arbres,  bien  rarement 
attaqués  par  l'homme,  grandissaient  et  périssaient  sur  place  (1). 
Lorsqu'ils  tombaient,  c'était  naturellement  du  côté  du  marais,  et  leurs 
vieux  troncs,  immergés  dans  ces  eaux  conservatrices,  se  retrouvent 
encore  dans  la  tourbe,  souvent  enchevêtrés  et  entre-croisés  comme 
si  d'habiles  bûcherons  avaient  dirigé  leur  chute  vers  le  centre  du 
scovmose.  En  se  superposant  naturellement,  ils  ont  divisé  la  masse 
tourbeuse  en  couches  étagées  et  apporté  des  élémens  d'évaluation 
relative  dans  la  chronologie  de  ces  âges  reculés. 

Le  hêtre,  aujourd'hui  l'arbre  national  du  Danemark,  et  dont  le 
parc  royal  de  Copenhague  possède  de  si  beaux  spécimens,  manque 


(i)  L'homme  a  parfois,' mais  rarement,  abattu  quelques-uns  de  ces  arbres  en  les  at- 
taquant à,  l'aide  du  feu,  comme  j'ai  pu  le  constater  moi-même. 


UN    CONGRÈS    INTERNATIONAL.  975 

absolument  aux  scovmoses.  En  revanche,  le  chêne  a  disparu  presque 
entièrement  de  ce  pays.  Quant  au  pin,  les  plus  vieilles  légendes 
elles-mêmes  n'en  disent  rien.  Tous  les  arbres  de  cette  espèce  qui 
existent  de  nos  jours  sont  d'introduction  artificielle  et  récente.  Bien 
probablement  la  main  de  l'homme  n'a  été  pour  rien  dans  la  suc- 
cession de  ces  essences  forestières.  Des  populations  clair-semées  et  à 
demi  sauvages  pouvaient  détruire  des  forêts,  elles  n'am-aient  su  les 
replanter.  Nous  avons  donc  là  un  exemple  de  ces  changemens  spon- 
tanés de  flore,  de  ces  invasions  de  plantes,  que  les  botanistes  ont 
tant  de  fois  constatés.  Ainsi  le  règne  végétal  permettrait  d'établir 
dans  le  passé  du  Danemark  des  divisions  chronologiques  analogues 
à  celles  que  le  règne  animal  a  fournies  pour  la  France.  A  la  suite 
de  ses  belles  recherches  sur  la  succession  des  faunes  contempo- 
raines de  l'homme,  M.  Lartet  a  divisé  les  temps  préhistoriques  de 
notre  pays  en  quatre  époques  :  celle  de  l'ours  des  cavernes,  celle 
du  mammouth  et  du  rhinocéros,  celle  du  renne  et  celle  de  l'urus. 
En  Danemark,  on  pourrait  distinguer  les  âges  du  pin,  du  chêne  et 
du  hêtre,  les  deux  premiers  entièrement  écoulés,  le  troisième  en- 
core dans  son  plein. 

Toutefois  c'est  à  l'industrie  humaine  que  les  savans  Scandinaves 
ont  emprunté  leurs  dénominations  chronologiques,  et  il  est  aisé  de 
comprendre  qu'ils  aient  agi  ainsi.  L'archéologie,  point  de  départ  de 
leurs  recherches,  était  restée  le  but  de  leurs  études.  Ils  ne  deman- 
daient aux  sciences  naturelles  que  de  les  aider  dans  des  travaux 
qui  conservaient  d'ailleurs  leur  caractère  prmiitif.  Évidemment  ils 
ne  pouvaient  guère  aller  chercher  dans  un  ordre  d'idées  et  de  faits 
accessoires  les  divisions  fondamentales  de  ce  qui  pour  eux  était 
l'essentiel.  Au  contraire,  en  étudiant  les  outils,  les  armes  laissées 
par  leurs  ancêtres,  ils  ont  vu  les  anciens  ouvriers  employer  succes- 
sivement trois  sortes  de  matériaux  de  plus  en  plus  aptes  à  répondre 
à  tous  les  besoins  de  l'homme;  ils  ont  constaté  que  la  civilisation 
se  modifiait  et  grandissait  proportionnellement.  Ils  ont  été  conduits 
de  la  sorte  à  reconnaître  les  âges  de  la  pierre,  du  bronze  et  du  fer. 
Ces  dénominations  et  les  idées  qu'elles  entraînent  ont  été  d'abord 
reçues  avec  méfiance  et  repoussées  par  bien  des  savans.  Elles  sont 
acceptées  aujourd'hui,  et  personne  n'ignore  la  signification  de  ces 
mots.  Eux  aussi  nous  rejettent  bien  loin  en  arrière.  L'âge  du  fer 
nous  ramène  à  l'aube  des  temps  de  l'histoire,  les  deux  autres  appar- 
tiennent à  la  période  préhistorique. 

Les  recherches  faites  en  Danemark  ont  conduit  à  constater  une 
certaine  coïncidence,  fortuite  sans  doute,  mais  qui  n'en  est  pas 
moins  curieuse ,  entre  les  périodes  marquées  par  la  végétation  et 
celles  que  caractérise  le  développement  progressif  de  l'industrie 


976  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

humaine.  L'homijie  n'a  laissé  aucune  trace  de  son  existence  dans 
les  couches  les  plus  inférieures  des  marais  tourbeux,  dans  l'argile, 
dans  la  tourbe  amorphe;  il  se  montre  de  très  bonne  heure  au  mi- 
lieu des  forêts  de  pins  des  scovmoses.  A  ce  moment,  quoique  fixé  à 
demeure,  il  est  exclusivement  chasseur  et  pécheur;  il  ne  fabrique 
ses  ustensiles  et  ses  armes  qu'en  travaillant  la  pierre  et  l'os.  Il  se 
couvre  sans  doute  des  dépouilles  dues  à  la  chasse;  il  n'a  d'autre 
animal  domestique  que  le  chien.  Il  se  nourrit  comme  le  font  encore 
les  Esquimaux,  broyant  les  alimens  avec  toutes  ses  dents,  de  ma- 
nière à  user  les  incisives  et  les  canines  en  même  temps  que  les  mo- 
laires, si  bien  qu'on  distingue  presque  à  première  vue  une  mâchoire 
de  cette  époque.  Quoique  placé  dans  des  conditions  peu  favorables, 
on  le  voit  d'ailleurs  grandir  et  se  développer  dans  une  certaine 
mesure.  Les  arts  se  perfectionnent;  la  pierre,  d'abord  grossièrement 
travaillée,  prend  sous  sa  main  des  formes  mieux  accusées,  puis  elle 
se  polit  et  se  taille  avec  un  art  remarquable.  Il  est  tel  poignard  en 
silex  des  vitrines  de  Copenhague,  à  lame  plate  et  allongée,  tran- 
chante des  deux  côtés,  à  manche  guilloché  par  petits  éclats,  que 
nos  plus  habiles  ouvriers  seraient  certainement  bien  en  peine  de 
reproduire.  En  même  temps  il  semble  que  les  populations  renon- 
cent au  moins  en  partie  aux  habitudes  du  chasseur.  Elles  se  fixent 
sur  les  points  les  plus  fertiles  du  territoire,  et  M.  Worsaae  est  amené 
à  regarder  comme  probable  qu'avant  la  fin  de  l'âge  de  pierre  elles 
se  livraient  à  l'agriculture  et  possédaient  des  troupeaux  (1). 

Le  bronze  remplace  la  pierre  à  peu  près  au  moment  où  le  chêne 
prend  la  place  du  pin.  L'homme  de  cette  époque  est  évidemment 
supérieur  à  son  devancier.  S'il  ne  sait  pas  encore  souder  les  mé- 
taux, s'il  ne  connaît  ni  le  fer  ni  l'argent,  il  manie  le  bronze  et  l'or 
avec  une  habileté  réelle.  Il  coule  le  premier  pour  en  faire  ses  armes 
offensives  et  défensives,  ses  outils,  ses  ustensiles,  ses  trompettes 
de  guerre.  Il  coule  de  même  le  second  pour  obtenir  des  ornemens 
ou  des  vases  massifs;  mais  il  sait  aussi  le  réduire  en  lames  minces 
et  le  repousser  au  marteau  pour  décorer  ses  boucliers,  ses  casques, 
ses  glaives,  ou  l'étirer  en  fils  qui  se  transformaient  en  bagues  et  en 
bracelets.  Souvent  ces  divers  objets  se  font  remarquer  par  leur 
forme  élégante,  et  portent  des  ornemens  d'un  goût  très  pur,  géné- 
ralement empruntés  aux  lignes  géométriques.  L'homme  du  bronze 
a  d'ailleurs  multiplié  ses  auxiliaires.  Il  se  montre  accompagné  d'un 
chien  supérieur  à  celui  de  l'âge  précédent,  du  mouton,  qui  lui  four- 
nit une  laine  grossière  pour  tisser  ses  vêtemens,  du  bœuf,  de  la 

(1)  The  Antiquilies  of  South  JuUand  or  Sleswick.  [Archeological  Journal  of  Royal 
archeological  Institute  of  Great  Bretain  and  Ireland,  1S66.) 


UN   CONGRES    INTERNATIONAL.  977 

chèvre,  du  porc,  du  cheval.  Ces  animaux  domestiques  sont  encore, 
il  est  vrai,  caractérisés  par  leur  petitesse,  par  la  gracilité  de  leurs 
membres.  Ils  appartiennent  tous  à  des  races  inférieures;  mais  on  ne 
peut  contester  que  l'homme  du  bronze  n'ait  fait  un  pas  très  consi- 
dérable en  avant.  Sans  être  passé  par  l'état  intermédiaire  de  pas- 
teur, il  apparaît  presque  d'emblée  comme  agriculteur  et  commer- 
çant (1). 

Au  chêne  succède  le  hêtre,  et  à  peu  près  en  même  temps  le  fer 
se  montre  en  Danemark.  Ici,  pas  de  transition  entre  les  deux  âges. 
«  On  passe  subitement  de  l'épée  moulée  en  bronze  à  l'épée  damas- 
sée, chef-d'œuvre  de  la  forge  du  fer  (2).  »  De  ce  moment  datent  en- 
core les  plus  anciens  signes  alphabétiques  trouvés  en  Scandinavie. 
Les  deux  grands  élémens  de  la  civilisation  moderne  dans  le  monde 
de  la  pensée  et  dans  le  monde  des  faits  matériels  pénètrent  donc  à 
la  fois  dans  ces  régions  boréales.  Ils  sont  accompagnés  du  verre  et 
de  l'argent,  tous  deux  inconnus  aux  âges  précédens.  Les  races  d'a- 
nimaux domestiques  s'améliorent  sensiblement.  Le  cheval  ne  sert 
plus  seulement  de  monture,  il  est  en  outre  attelé.  L'agriculture  se 
développe,  le  commerce  grandit  et  s'étend.  C'est  lui  sans  doute  qui 
dès  les  premiers  siècles  de  notre  ère  introduit  en  Danemark  des 
monnaies  romaines,  plus  tard  des  monnaies  byzantines.  Les  arts 
utiles  et  d'agrément  suivent  la  même  progression.  Les  tissus  de  laine 
sont  admirablement  perfectionnés;  de  grands  bateaux  fort  bien  con- 
struits remplacent  les  simples  canots.  L'ornementation  s'inspire  de 
la  nature  vivante  et  reproduit  des  plantes,  des  animaux,  des  hommes 
avec  des  attributs  parfois  fantastiques.  Tout  enfin  semble  préparer 
cette  étrange  époque  où  le  nord  Scandinave  déborde  pour  ainsi  dire 
en  tout  sens,  où  ses  vikings  ravagent  le  reste  de  l'Europe  en  atten- 
dant l'heure  de  s'y  fixer,  et  vont  jusque  dans  le  Nouveau-Monde 
faire  ces  conquêtes,  ces  découvertes  que  nous  a  révélées  un  émule 
des  Thomsen  et  des  Nilsson  (3). 

Les  âges  dont  il  vient  d'être  question  n'ont  rien  d'absolu  et  doi- 
vent toujours  être  considérés  à  un  point  de  vue  local  et  relatif.  Ils 
n'ont  nullement  coïncidé  dans  le  monde,  dans  l'Europe,  pas  même 
dans  des  contrées  assez  peu  distantes.  Dès  leurs  premières  luttes 
avec  les  Romains,  les  Gaulois  maniaient  des  armes  de  fer,  et  ce  n'est 
que  vers  le  m"  siècle  de  notre  ère  que  ce  métal  paraît  avoir  pénétré 
en  Danemark  (ù).  Dans  ces  régions  du  nord,  l'âge  du  bronze  avait 


(1)  Worsaae,  ihe  Antiquities  of  South-Jutland  or  Sleswkk. 

(2)  Engclhardt,  Guide  illustré. 

(3)  Rafn,  Anliquitates  americanœ. 

(4)  Worsaae. 

TOME   LXXXVI.    —    1870.  02 


978  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

donc  régné  jusque-là.  Quand  avait-il  commencé,  et  surtout  à  quelle 
date  pourrait-on  reporter  les  débuts  de  l'âge  de  pierre,  c'est-à-dire 
l'apparition  de  l'homme  dans  ces  pays?  —  Ici  l'histoire  se  tait.  On 
avait  espéré  suppléer  à  son  silence  par  des  calculs  basés  sur  l'ob- 
servation des  phénomènes  naturels.  M.  Steenstrup  a  essayé  d'éva- 
luer le  temps  que  suppose  la  formation  des  lits  de  tourbe  accumulés 
dans  les  marais.  11  pense  qu'au  moins  quatre  mille  ans  sont  néces- 
saires pour  leur  donner  une  épaisseur  de  vingt  pieds;  mais  lui- 
même  reconnaît  qu'il  peut  se  tromper  du  simple  au  double.  J'ajou- 
terai que  l'erreur  peut  être  plus  considérable  encore.  Les  nombres 
donnés  par  divers  auteurs  comme  représentant  l'accroissement  an- 
nuel de  la  tourbe  varient  dans  le  rapport  de  1  à  20.  En  présence 
d'écarts  aussi  considérables,  on  ne  peut  même  pas  penser  à  prendre 
des  moyennes. 

Jusqu'ici  on  ne  peut  guère  attacher  plus  de  confiance  aux  autres 
procédés  d'évaluation  employés  par  divers  auteurs.  Cependant  on 
aurait  tort  d'abandonner  cet  ordre  de  recherches.  Quand  nous  con- 
naîtrons mieux  un  plus  grand  nombre  de  faits  et  que  nous  pourrons 
les  contrôler  les  uns  par  les  autres,  nous  parviendrons  sans  doute  à 
les  interpréter.  Nous  ne  devons  pas  renoncer  à  déterminer,  au  moins 
d'une  m-anière  approximative,  le  nombre  d'années  qui  nous  sépare 
du  moment  où  s'établit  à  la  surface  du  globe  l'ordre  de  choses  ac- 
tuel. Quoi  qu'il  en  soit,  l'âge  de  pierre  du  Danemark  est  postérieur 
à  cette  époque  initiale.  Aucun  grand  phénomène  n'est  venu  boule- 
verser ce  sol  depuis  que  l'homme  en  a  pris  possession.  Nulle  part 
les  débris  de  son  industrie  ne  se  sont  montrés  associés  aux  restes  des 
grands  mammifères  qui  occupèrent  jadis  une  partie  de  l'Europe,  les 
éléphans,  les  rhinocéros,  les  grands  ours  des  cavernes.  On  ne  les 
trouve  pas  même  à  côté  des  ossemens  du  renne.  L'homme  des 
kjœkkenmœddings  est  donc  bien  postérieur  aux  hommes  d'Auri- 
gnac,  de  Moulin-Quignon,  de  Cro-Magnon,  ainsi  qu'aux  habitans 
de  ces  grottes  du  Férigord  si  savamment  explorées  par  MM.  Lartet 
et  Ghristy,  à  ceux  des  grottes  de  Belgique  découverts  par  Schmer- 
ling  et  M.  Dupont.  Entre  l'âge  de  pierre  de  nos  vieux  ancêtres  et 
celui  des  premiers  Danois,  il  y  a  toute  une  période  géologique. 

A.    DE    QUATREFAGES. 


IMPRESSIONS 

DE  VOYAGE   ET   D'ART 


III. 

LES     ÉGLISES     DU     MONT    J  A  N I G  U  L  E  (1). 


I.    —   SAINT-PIERUE-IN-MONTORIO.   —   SÉBASTIEN    DEL    PIOMBO  A   ROME. 

«  Surtout  n'oubliez  pas  Saint- Pierre-in-Montorio,  »  m'avait  dit 
quelques  jours  avant  mon  départ  pour  Rome  une  dame  protestante. 
Je  n'avais  garde  d'oublier  une  recommandation  qui  me  venait  d'un 
camp  si  peu  suspect  d'admiration  pour  la  capitale  du  catholicisme, 
et  je  dis  à  mon  tour  à  tous  les  futurs  visiteurs  :  N'oubliez  pas  de 
consacrer  une  de  vos  premières  visites  à  Saint-Pierre-in-Montorio, 
car,  indépendamment  de  l'intérêt  qui  s'attache  aux  noms  de  deux 
grands  artistes,  Sébastien  del  Piombo  et  Bramante,  cette  église  est 
par  un  beau  jour  le  but  de  promenade  le  plus  heureusement  choisi. 
Elle  est  construite  à  mi-côte  du  gentil  mont  Janicule,  la  plus  riante 
des  collines  de  Rome,  à  l'endroit  où,  selon  la  tradition,  saint  Pierre 
fut  crucifié.  A  vos  pieds  grouille  le  morose  faubourg  du  Transte- 
vère,  et  quand  on  vient  de  parcourir  ses  rues  étroites  et  muettes, 
aux  maisons  ornées  de  festons  de  loques  et  de  guirlandes  de  chif- 
fons, d'observer  sa  population  à  la  fois  robuste  et  souflrante,  cras- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mars  1870. 


980  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seuse  et  superbs,  à  qui  le  rire  semble  inconnu,  il  y  a  une  indicible 
volupté  à  gravir  la  pente  du  Janicule,  en  respirant  l'air  libre  et 
pur.  Un  peu  au-dessus  de  Saint-Pierre,  la  fontaine  Paolina,  créa- 
tion du  pape  Borghèse,  dégorge  ses  eaux  abondantes  qui  tombent 
dans  cette  demi-solitude  avec  un  bruit  de  cascade  ou  de  torrent, 
et  en  face  de  la  fontaine  se  découvre  une  des  vues  de  Rome  les  plus 
propres  à  inspirer  la  rêverie.  C'est  là  qu'il  faut  monter,  si  l'on  veut 
savourer  avec  une  mélancolie  sans  tristesse  le  sentiment  du  néant 
de  la  grandeur  humaine,  que  j'ai  trouvé  partout  ailleurs  âpre  et 
sombre.  Oh!  qu'il  est  doux  de  s'accouder  sur  la  rampe  de  la  colline, 
et  là  de  se  laisser  assourdir  par  le  tapage  de  l'eau  Paolina,  en  con- 
templant les  toits  et  les  dômes  de  la  célèbre  ville!  Eh  quoi!  ce  n'est 
que  cela  Rome?  On  dirait  un  grand  village  perdu  au  milieu  de  la 
plaine  et  assiégé  par  la  campagne,  qui  de  toutes  parts  le  presse  et 
l'envahit.  Pour  compléler  la  rêverie,  les  seuls  bruits  qui  vous  arri- 
vent sont  des  bruits  de  la  nature  :  quelque  rare  murmure  du  vent 
dans  les  arbres,  un  hennissement  de  cheval,  un  braiment  d'âne,  et 
par  instans,  partant  de  la  villa  Pamphily,  couronne  de  cette  colline, 
des  voix  joyeuses  de  promeneurs  ou  des  cris  de  serviteurs  qui, 
transformés  par  la  distance,  semblent  l'appel  lointain  de  pâtres  ras- 
semblant leurs  troupeaux.  De  l'énorme  entassement  de  maisons  et 
d'édifices  d'en  bas,  aucun  bruit  ne  monte  (car  Rome  est  une  ville 
sans  rumeurs),  sauf  ces  bruits  qui  appartiennent  aux  localités  rus- 
tiques, quelquefois  un  bourdonnement  de  cloches,  et,  chose  curieuse, 
de  temps  à  autre  le  clairon  perçant  du  coq;  au  moins  voilà  tout  ce 
que  nous  avons  entendu  pendant  la  demi-heure  que  nous  avons 
passée  sur  le  Janicule  à  regarder  ce  panorama.  Cette  vue  de  Rome 
est  à  peu  de  chose  près  celle  que  l'on  a,  non  loin  de  là,  de  la  terrasse 
de  Saint-Onuphre  ou  de  la  fenêtre  du  Vatican  qui  s'ouvre  en  face  de 
la  bibliothèque;  seulement  ici,  à  Saint-Plerre-in-Montorio,  le  carac- 
tère rustique  est  plus  fortement  marqué  :  nous  sommes  loin  du 
spectacle  royal  qui  se  découvre  du  haut  du  sauvage  Aventin  et  du 
magnifique  décor  qui  se  déroule  devant  l'élégant  Pincio. 

Dans  la  cour  du  cloître  de  Saint-Pierre-in-Montorio ,  un  petit 
temple  rond  s'élève  à  la  place  présumée  du  martyre  du  prince  des 
apôtres.  Il  fut  dessiné  par  Bramante.  A  Saint-Pierre,  au  Vatican,  au 
palais  Giraud  de  la  place  de  Scossa-Cavalli,  Bramante  a  montré  avec 
quelle  rare  harmonie  il  sait  unir  la  grandeur  et  la  pureté  ;  dans  ce 
ravissant  bijou,  il  a  montré  l'alliance  de  la  pureté  et  de  la  grâce. 
Comme  le  cercle  qui  marque  la  naissance  de  la  petite  coupole  est  à 
la  fois  élégant  et  fin,  et  comme  la  lumière  rit  de  se  voir  emprison- 
née dans  cette  geôle  au  dessin  si  correct!  Comme  l'édifice  entier 
pose  sur  sa  base  de  pierre  avec  légèreté!  Mais  cela  est  païen,  bien 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  981 

païen  cette  fois,  et  n'est  en  rapport  ni  de  près  ni  de  loin  avec  aucun 
des  sentimens  du  christianisme.  A  l'extérieur,  on  dirait  un  pavillon 
de  repos  fait  pour  réparer  les  lassitudes  heureuses,  ou  pour  faciliter 
les  rêveries  où  l'âme  aime  à  se  faire  des  promesses  de  joie;  à  l'inté- 
rieur, c'est  un  temple  pour  le  fils  de  Yénus,  ou,  si  l'on  tient  absolu- 
ment à  l'associer  au  culte  chrétien,  c'est  une  adorable  volière  pour 
la  colombe  du  Saint-Esprit.  Il  me  semble  le  voir,  le  divin  oiseau 
captif,  tournant  autour  du  cercle  de  la  coupole,  élégante,  mais  trop 
étroite  représentation  de  l'éternité,  cherchant  à  s'échapper  et  volant 
dans  son  impatience  du  haut  au  bas  de  cette  cage  où  vont  peut-être 
venir  le  saisir  les  nymphes  faciles  qui  dans  le  sacclhim  souterrain, 
grotte  lumineuse,  antre  riant,  pleurent  sans  doute  la  mort  de  quel- 
que pâtre  aimé  des  dieux.  Il  n'est  pas  possible  en  effet  que  cette 
chapelle  souterraine  soit  consacrée  au  souvenir  de  Simon  Pierre, 
pêcheur  de  Galilée,  type  éternel  du  plébéien,  au  dévoûment  sans 
bornes,  à  la  foi  profonde,  et  du  tragique  martyre  qu'il  subit  en  ce 
lieu  :  non,  le  souvenir  sacré  qui  vit  dans  ce  coquet  caveau,  c'est  bien 
plutôt  celui  de  quelque  Hylas  aimé  des  nymphes  qui  trouva  la  mort 
par  imprudence  d'amour,  ou  celui  de  quelque  Daphnis  poète, 

....  Usque  ad  sidéra  notus 
Formosi  pccoris  custos,  formosior  ipse. 

Mais  que  nous  importe  après  tout?  Si  cet  édifice  n'est  pas  chré- 
tien, il  est  bien  italien,  et  il  nous  parle  de  l'Italie  ancienne  et  mo- 
derne avec  un  charme  auquel  on  ne  cherche  pas  à  se  soustraire. 
J'oublie  les  grands  souvenirs  de  l'église  naissante,  et  je  pense  aux 
églogues  de  Mantoue;  puis,  franchissant  les  siècles,  mon  imagina- 
tion s'arrête  aux  pastorales  italiennes  du  Tasse  et  de  Guarini.  N'ai-je 
pas  là  sous  les  yeux  un  de  ces  temples  où  leurs  bergers  vont  con- 
sulter l'oracle,  faire  leurs  vœux,  suspendre  leurs  guirlandes,  joindre 
leurs  mains  par  le  mariage,  par  exemple  ce  temple  du  Pastor  fido 
où  le  prêtre  Montano  fait  ses  sacrifices  à  Diane  et  consulte  les  voix 
divines  qui  parlent  d'amour  et  d'hyménée  (1)? 

Ici  le  prêtre  Montano  m'est  représenté  par  les  deux  moines  qui 
me  montrent  l'église  :  l'un,  petit  vieux  à  barbe  blanche,  traînant 
péniblement  les  pieds;  l'autre,  jeune  homme  maigre,  hâve,  aux 
yeux  brillans  de  fièvre,  dont  toute  la  personne  semble  indiquer 
l'abandon  de  soi  et  une  sorte  de  muet  désespoir.  Avec  mes  deux 
moines,  mes  riantes  pensées  de  tout  à  l'heure  s'envolent  bien  vite, 
et  des  rêveries  graves  de  plus  d'une  façon  viennent  m'assaillir.  Tous 
deux  portent  le  même  habit,  mais  ils  n'appartiennent  pas  à  la  même 

1^)  Ce  joli  temple  a  cependant  un  défaut;  la  hauteur  est  trop  grande  pour  le  dia- 
mètre, et  ce  défaut,  dans  lequel  Bramante  s'est  laissé  tomber  pour  donner  à  son  bijou 
architectural  un  caractère  plus  spiritualiste,  est  tout  ce  que  cet  édifice  a  de  chrétien. 


982  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Italie;  ils  soi)t  plus  que  séparés  par  l'âge,  je  jurerais  que  leurs  âmes 
n'ont  rien  de  commun.  Le  bon  vieillard  m'apparaît  comme  une 
représentation  de  l'ancienne  Italie  avec  sa  léthargie  qui  faisait  cou- 
ler si  facilement  le  temps,  sa  bonhomie  qui  prenait  la  vie  pour  ce 
qu'elle  valait,  sa  placidité,  sa  politesse.  Gratîœ  danti,  me  dit-il  spi- 
rituellement avec  une  intonation  où  l'humilité  d'un  vieux  franciscain 
s'allie  à  la  finesse  ironique  d'un  vieil  Italien,  lorsque  je  lui  mets 
dans  la  main  une  pièce  de  menue  monnaie  ;  mais  le  jeune,  avec  sa 
navrante  figure,  m'a  l'air  d'avoir  été  mal  dompté  par  le  cloître  : 
je  l'entends  qui  pousse  de  petits  rugissemens  fauves  pendant  que 
je  contemple  la  fresque  de  Sébastien  del  Piombo.  Pauvre  enfant!  il 
me  fait  mal  à  regarder;  sa  vue  fait  lever  dans  ma  mémoire,  je  ne 
sais  trop  pourquoi,  le  souvenir  d'un  vers  terrible  de  Leopardi,  et 
pendant  qu'il  mugit  sourdement,  moi,  je  marmotte  à  mi-voix  : 

A  palpitarsi  move 

Questo  mio  cor  di  sasso 

L'accompagnement  est  en  parfait  accord  avec  la  musique  qui  lui  a 
échappé,  et  par  le  fait  il  me  semble  voir  dans  cet  enfant  la  traduc- 
tion en  prose  plébéienne  d'une  ode  violente  d'Alfîeri,  de  Foscolo  ou 
de  Leopardi,  tandis  qu'avec  le  vieux  moine  je  remontais  facilement 
à  l'Italie  heureuse  de  Métastase. 

A  l'entrée  de  Saint -Pierre-in-Montorio  se  trouve  la  principale 
richesse  de  l'église  (1),  une  fresque  représentant  la  Flagellation 
peinte  dans  la  première  chapelle  de  droite  par  Sébastien  del  Piombo. 
Cette  fresque  est  une  des  plus  belles  choses  qu'il  y  ait  à  Rome.  Ce 
n'est  pourtant  pas  par  la  profondeur  du  sentiment  ni  par  le  pathé- 
tique de  la  composition  que  brille  cette  œuvre.  La  même  scène, 
traitée  par  les  Flamands,  a  une  tout  autre  frénésie;  aussi  la  fresque 
de  Sébastien  del  Piombo  n'a-t-elle  guère  chance  d'émouvoir  ceux 
qui  ont  contemplé  à  Saint-Paul  d'Anvers  la  déchirante  Flagellation 
de  Rubens,  dont,  par  parenthèse,  notre  musée  de  Marseille  possède 
une  belle  répétition.  Ici  nous  nous  permettrons  de  faire  remarquer 
combien  tout  est  incertain,  puisque  nous  ne  sommes  pas  sûrs  de  voir 

(1)  Saint-Pierre-in-Montorio  a  perdu  son  grand  ornement,  la  Transfiguration  de  Ra- 
phaël que  l'on  y  voyait  autrefois.  Le  chef-d'œuvre  a  été  remplacé  par  une  bonne  copie 
du  Martyre  de  saint  Pierre  du  Guide,  peinture  qui  est  en  rapport  plus  exact,  il  faut  bien 
l'avouer,  avec  l'origine  et  le  caractère  de  cette  église.  On  y  voit  encore  pourtant  plusieurs 
choses  remarquables  outre  la  fresque  de  Sébastien  del  Piombo,  quelques  tombeaux  in- 
téressans,  une  chapelle  décorée  par  Bermn,  un  bas-relief  représentant  saint  François 
soutenu  par  les  anges,  —  nous  aurons  occasion  de  le  rappeler  lorsque  nous  parlerons  de 
ja  sainte  Thérèse  de  Bcrnin,  —  et  enfin,  en  face  de  la  Flagellation  de  Sébastien  del 
Piombo,  une  autre  fresque  de  Jean  de  Vecchis  représentant  saint  François  recevant  les 
stigmates,  page  d'une  belle  ordonnance  et  dont  le  dessin  est,  comme  celui  de  l'œuvre  de 
Sébastien,  attribué  à  Michel-Ange. 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  98â 

les  choses  telles  qu'elles  sont  réellement,  mais  telles  que  les  préoccu- 
pations habituelles  et  la  forme  de  notre  esprit  veulent  que  nous  les 
voyions.  Cette  même  scène,  qui  nous  a  paru  froide  de  sentmient,  a 
lait  au  contraire  une  impression  de  violence  sur  un  des  plus  brillans 
écrivains  de  ce  temps-ci,  M.  Taine.  Obéissant  aux  tendances  de  son 
vigoureux  esprit,  qui  devant  toute  chose  a  besoin  d'un  trait  net  et 
ferme  qui  la  résume,  la  grave  et  la  classe,  se  rappelant  d'ailleurs  que 
le  dessin  dô  cette  page  remarquable  a  été  attribué  à  Michel-Ange, 
le  jeune  écrivain  a  surtout  été  préoccupé  de  chercher  dans  cette  fla- 
gellation u  les  attitudes  sculpturales,  les  muscles  tordus  et  tendus 
du  patient  et  des  bourreaux.  »  Attitudes  sculpturales,  oui;  muscles 
tendus  et  tordus,  franchement,  non.  A  la  vérité  un  des  bourreaux 
lève  un  bras  pour  frapper  en  détournant  à  demi  le  corps,  et  ce  mou- 
vement, qui  force  le  torse  à  le  suivre ,  imprime  un  pli  à  la  chair; 
mais  il  n'y  a  là  ni  tension  ni  violence,  c'est  le  même  mouvement 
que  nous  avons  fait  dans  nos  heures  les  plus  calmes  lorsque,  sans 
changer  d'attitude ,  nous  avons  détourné  la  tête  pour  voir  quelque 
objet  placé  derrière  nous.  Et  comme  ce  bourreau  frappe  molle- 
ment, sans  conviction!  dirai -je  presque;  il  lève  son  paquet  de 
cordes  tout  simplement  pour  avoir  occasion  de  faire  mieux  ressor- 
tir les  lignes  de  son  corps,  qui  est  en  eflét  irréprochable.  Cette  fla- 
gellation est  un  jeu,  on  le  voit  bien  au  calme  du  Christ,  calme  qui 
est  non  pas  le  résultat  de  la  résignation  ou  du  stoïque  effort  d'une 
âme  divine,  mais  le  résultat  d' une  parfaite  indifférence  pour  des  coups 
dont  aucun  ne  peut  meurtrir  sa  chair.  Cette  fresque  a  été  tout  sim- 
plement un  prétexte  à  montrer  trois  beaux  corps;  cependant,  en 
dépit  de  son  insignifiance  morale,  on  reste  longtemps  cloué  devant 
cette  œuvre,  car  ces  trois  corps  robustes,  élancés,  souples,  sveltes, 
à  la  manière  de  ceux  des  jeunes  gens  de  Michel-Ange,  présentent 
le  plus  parfait  modèle  de  dessin  qu'il  nous  ait  été  donné  de  voir 
jusqu'à  ce  jour,  si  parfait,  que  l'âme,  satisfaite  de  la  volupté  que 
lui  donne  cette  profonde  science  de  métier,  ne  demande  rien  au-delà. 
Contempler  cette  fresque  donne  le  même  genre  de  plaisir  que  l'on 
trouve  à  lire  une  page  de  prose  indigente  d'idées,  mais  bien  équili- 
brée, d'une  correction  accomplie  et  d'une  forme  flatteuse  à  l'oreille. 
La  beauté  du  dessin  triomphe,  dis-je,  de  l'insignifiance  du  senti- 
ment moral  ;  elle  fait  un  miracle  plus  difficile  encore,  elle  triomphe 
de  la  couleur  de  Sébastien  del  Piombo,  qui  a  quelque  chose  de  sin- 
gulièrement désagréable,  même  dans  ses  œuvres  les  plus  brillantes, 
—  tout  disciple  du  Giorgione  qu'il  ait  été,  —  et  qui  est  ici  noire 
à  l'excès,  comme  si  elle  avait  été  calle  de  poussière  de  charbon 
mouillée  d'eau  (1). 

(1)  Sebastien  del  Piombo  a  fait  une  répétition  réduite  de  cette  fresque  dans  un  petit 
tableau  cjui  se  trouve  à  la  galerie  Borghèse. 


98/4  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Singulier  talent  que  celui  de  Sébastien  del  Piombo!  Cet  artiste 
n'a  pas  un  atome  de  génie  véritable,  de  sentiment  moral,  et  cepen- 
dant il  excite  l'admiration,  tant  il  est  maître  de  ses  moyens.  Il  est 
impossible  de  ne  pas  être  frappé  de  la  belle  ordonnance  de  ses 
scènes,  de  son  habileté  à  disposer  et  à  grouper  ses  personnages,  de 
la  fierté  de  leurs  allures  et  de  leurs  attitudes.  Tout  cela  est  composé 
à  froid,  mais  avec  la  sûreté  d'une  main  qui  ne  peut  errer;  tout  cela 
est  sorti  non  pas  directement  de  la  contemplation  de  la  nature, 
mais  de  la  méditation  intelligente  des  grandes  œuvres  créées  par 
l'art  italien  ;  bref,  comme  certains  poètes  classiques,  Sébastien  del 
Piombo  atteint  à  la  grandeur  par  la  rhétorique.  Une  certaine  inspi- 
ration est  compatible  avec  la  rhétorique,  une  inspiration  compa- 
rable à  ce  qu'on  appelle  dans  l'ordre  des  sentimens  les  amours  de 
tète  :  aussi,  quand  je  dis  que  Sébastien  del  Piombo  compose  à  froid, 
faut-il  entendre  ces  mots  avec  une  nuance.  Il  a  l'enthousiasme  des 
formes  pour  elles-mêmes,  et  il  s'échauffe  à  combiner  des  lignes 
comme  un  rhéteur  qui  aime  et  possède  son  art  s'échauffe  à  combi- 
ner des  phrases.  Toutes,  les  fois  que  j'ai  regardé  ses  tableaux,  j'ai 
retrouvé  en  moi  exactement  la  même  sensation  que  j'avais  éprouvée 
lorsque  j'avais  lu  les  œuvres  du  poète  anglais  John  Dryden.  En  te- 
nant compte  des  différences  qui  séparent  les  deux  arts  de  la  peinture 
et  de  la  poésie,  les  deux  époques  et  les  deux  civilisations,  Dryden 
est  justs  l'analogue  de  Sébastien  del  Piombo;  c'est  la  même  nature 
et  la  même  forme  d'esprit,  la  même  science  consommée,  la  même 
habileté  à  suppléer  à  l'insuffisance  de  l'inspiration  par  la  connais- 
sance profonde  des  beaux  modèles,  à  faire  apparaître  des  fantômes 
de  grandeur,  d'énergie,  de  beauté,  et  à  les  faire  prendre  pour 
des  réalités.  Lisez  par  exemple  les  deux  admirables  odes  de  Dry- 
den, Sainte  Cécile  et  la  Fête  (V Alexandre,  qui  sont  justement  re- 
gardées comme  deux  chefs-d'œuvre  classiques  :  ce  sont  deux  in- 
spirations de  tête  dans  lesquelles  la  facile  et  naïve  spontanéité  de 
la  nature  n'est  pour  rien;  le  poète  s'est  mis  à  couver  ses  sujets 
comme  une  poule  ses  œufs,  et  il  a  fini  par  s'échauffer  lui-même 
dans  cette  incubation.  Cependant  quel  sentiment  profond  de  ce  qui 
constitue  l'ode  dans  le  seul  choix  de  ces  sujets  !  Comme  le  poète 
a  bien  reconnu  que  ces  sujets  étaient  lyriques  par  essence,  qu'ils 
se  prêtaient  naturellement  au  fracas  des  grandes  images,  au  beau 
délire  qui,  selon  notre  législateur  poétique,  est  dans  l'ode  un  effet 
de  l'art,  et  qu'en  mêms  temps  ils  contenaient  les  ressources  néces- 
saires pour  maintenir  ce  délire  dans  les  cadres  sévères  des  compo- 
sitions classiques,  pour  conserver  l'unité  au  sein  de  l'apparente 
incohérence  des  sentimens  contraires!  Que  manque-t-il  à  Dryden 
pour  être  mis  sur  la  ligne  des  très  grands  poètes?  En  vérité,  je  ne 
sais  trop.  Éloquence,  énergie,  sentiment  du  drame,  fierté  du  nombre, 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'arT.  985 

beauté  des  images,  il  a  tout  cela,  et  davantage  encore,  c'est-à-dire 
une  couleur  superbe,  même  dans  ses  plus  faibles  œuvres,  une  cou- 
leur que  bien  des  poètes  romantiques  pourraient  lui  envier.  Je  défie 
qu'on  le  lise  sans  l'admirer;  mais  cette  admiration  est  stérile  :  quand 
on  a  dit,  cela  est  vraiment  beau,  tout  est  fini;  jamais  Dryden  n'a 
fait  naître  une  pensée  ou  un  sentiment.  Il  en  est  de  même  de  Sé- 
bastien del  Piombo.  Ses  œuvres  ne  font  passer  aucune  étincelle  dans 
celui  qui  les  admire,  et  on  s'en  retourne  après  les  avoir  vues  juste 
aussi  riche  de  vie  morale  qu'auparavant. 

Il  y  a  de  lui  à  Santa-Maria-del-Popolo,  dans  !a  chapelle  des 
Chigi,  un  ouvrage  qui  m'a  fait  connaître  une  singulière  aventure. 
J'ai  dit  que  la  science  de  métier  de  Sébastien  del  Piombo  était  telle 
qu'elle  triomphait  de  sa  stérilité  morale  et  de  sa  désagréable  cou- 
leur; mon  aventure  de  Santa-Maria-del-Popolo  semblerait  prouver 
qu'elle  peut  triompher  même  de  l'obscurité.  Par  deux  fois,  je  n'ai  pu 
voir  cette  immense  toile  qu'à  travers  un  rideau  d'ombre,  soit  que 
l'heure  ne  fut  pas  favorable,  soit  que  la  chapelle  fût  mal  éclairée  ces 
jours-là  par  suite  de  quelque  disposition  fâcheuse,  et  cependant  par 
deux  fois  je  me  suis  retiré  avec  la  conviction  que  je  venais  de  me 
trouver  devant  une  belle  chose.  Si  on  m'avait  interrogé  sur  cette  toile, 
j'aurais  répondu  sans  hésitation  aucune  :  C'est  un  chef-d'œuvre.  Et 
qu'en  avais-je  vu  cependant  avec  les  plus  extrêmes  efforts  de  mon 
attention?  Rien  que  deux  personnages,  mais  deux  personnages  d'une 
telle  allure  qu'ils  ne  pouvaient  appartenir  qu'à  une  œuvre  magistrale. 
Je  me  suis  donc  vertueusement  obstiné  à  retourner  à  Santa-Maria- 
del-Popolo  jusqu'à  ce  que  j'eusse  rencontré  la  minute  heureuse  où 
le  caprice  de  la  lumière  et  peut-être  aussi  la  bienveillance  des  sa- 
cristains me  permettraient  de  voir  ce  tableau  délivré  de  son  voile 
d'ombre.  Les  bons  sentimens  sont  quelquefois  récompensés,  et  enfin, 
un  jour  que  la  lumière  inondait  à  flots  la  chapelle  des  Chigi,  j'eus  le 
plaisir  de  reconnaître  que  mon  jugement,  que  je  pouvais  appeler  en 
toute  vérité  un  jugement  à  l'aveugle,  avait  frappé  juste.  Cette  im- 
mense toile,  qui  occupe  toute  la  muraille  au-dessus  de  l'autel,  re- 
présente une  Nativité,  que  je  crois  être  celle  de  saint  Jean-Baptiste, 
car  autrement  je  n'en  comprendrais  pas  la  disposition.  Le  peintre  a 
divisé  son  tableau  en  plusieurs  scènes  à  l'imitation  des  maîtres  de 
l'ancienne  école;  seulement  cette  division,  au  lieu  d'être  faite  par 
compartimens  et  dans  de  petits  cadres,  a  été  faite  dans  un  même 
tableau,  par  plans  et  sur  une  échelle  énorme.  Au  premier  plan,  un 
groupe  de  femmes,  d'enfans,  de  jeunes  gens,  contemplent  le  bam- 
bin qui  vient  de  naître,  ou  préparent  les  langes  pour  protéger  son 
petit  corps.  Rien  n'est  plus  noble  que  cette  longue  ligne  de  person- 
nages, tous  irréprochablement  beaux,  tous  posés  dans  des  attitudes 


986  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soigneusement  choisies  :  au  centre,  tenant  l'enfant  sur  ses  genoux, 
se  présente  une  femme  que  je  crois  être  la  Vierge  elle-même,  car 
son  expression  a  cette  pureté  traditionnelle  qui  la  fait  reconnaître 
aussitôt,  à  quelque  type  national  que  le  peintre  emprunte  ses  traits. 
Sur  le  second  plan,  on  voit  Elisabeth  étendue  dans  son  lit  d'ac- 
couchée, et  enfin  au  troisième  plan  deux  vieillards  arrêtés  devant 
la  porte  de  la  chambre  prennent  congé  l'un  de  l'autre;  c'est  sans 
doute  Zacharie  reconduisant  un  de  ces  voisins  qui,  selon  le  récit 
de  saint  Luc,  remplirent  sa  maison  à  la  naissance  de  Jean-Baptiste. 
Au-dessus  de  cette  scène  plane  Dieu  le  père,  qui  vient  d'inspirer  Za- 
charie de  son  esprit  prophétique.  La  composition  de  cette  œuvre  est 
grandiose,  rien  de  mieux  distribué  que  ces  groupes  de  personnages 
tous  sévèrement  beaux;  mais  quand  on  a  longuement  admiré,  on  est 
obligé  de  s'avouer  que  c'est  là  une  belle  chose,  non  selon  la  nature, 
mais  selon  l'art,  non  selon  l'âme,  mais  selon  l'intelligence,  et  on  se 
dit  que  le  moindre  Angelico  de  Fiesole  exercerait  sur  le  contempla- 
teur une  tout  autre  contagion  d'attendrissement,  de  dévotion  et  de 
sympathie. 

Le  chef-d'œuvre  de  Sébastien  del  Piombo  à  Rome  est  le  portrait 
de  l'amiral  André  Doria,  dans  le  cabinet  de  famille  de  la  galerie 
Doria.  Il  est  placé  en  face  du  portrait  du  pape  Pamphily  (Inno- 
cent X)  par  Yelasquez,  figure  de  pontife  bougon,  qui  doit  avoir  été 
souvent  de  mauvaise  humeur,  la  plus  hargneuse  que  je  connaisse 
après  celle  du  terrible  Jules  II.  Comme  j'ignore  la  date  précise  de 
ce  portrait  d'Innocent  X,  j'aime  à  croire  qu'il  fut  peint  par  Ye- 
lasquez dans  quelqu'un  des  jours  sombres  de  ce  pontificat,  par 
exemple  celui  où  fut  exécuté  l'ordre  de  raser  Castro.  Quoi  qu'il  en 
soit,  c'est  une  fort  belle  chose,  très  mstructive  par  le  contraste 
qu'elle  présente  avec  les  œuvres  italiennes  nées  d'un  tout  autre  sys- 
tème d'art,  et  je  ne  conçois  pas  bien  que  Stendhal  ait  pu  dire  qu'elle 
avait  l'air  tout  étonnée  de  se  trouver  en  compagnie  de  tant  de  mer- 
veilles. Combien  ces  deux  images  placées  en  face  l'une  de  l'autre 
font  naître  de  sombies  rêveries  et  parlent  éloquemment  de  la  tris- 
tesse inhérente  aux  grandes  conditions!  Le  visage  d'Innocent  X  est 
d'un  grognon,  celui  d'André  Doria  n'exprime  que  mépris  secret  et 
froide  réserve.  La  désagréable  couleur  grise  de  ce  portrait  a  été, 
dirait-on,  choisie  tout  exprès  par  Sébastien  del  Piombo  pour  faire 
encore  mieux  ressortir  l'expression  glacée  de  ce  visage  aigre  et  cou- 
pant comme  une  bise  inattendue  survenant  après  les  premiers  beaux 
jours.  L'amiral  est  tout  droit  debout,  aperçu  jusqu'à  mi-jambes, 
tenant  à  la  main  l'insigne  du  commandement,  coilïé  d'un  bonnet  de 
velours  noir.  La  taille  est  robuste  et  bien  prise,  la  main  belle  et 
noble;  l'âge  est  à  peu  près  celui  qu'il  devait  avoir  à  l'avènement  au 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  987 

trône  de  notre  roi  François  P'",  c'est-à-dire  cinquante  ans.  Oui,  c'est 
bien  la  véritable  image  d'André  Doria,  car  l'attitude  dit  :  c'est  un 
homme  puissant,  et  le  visage  dit  :  c'est  un  homme  malheureux. 

Malheureux,  il  le  fut  du  commencement  à  la  fin  de  sa  vie,  et  de 
la  pire  misère  qui  puisse  affliger  un  homme  d'un  grand  cœur  :  ce 
fut  un  patriote  sans  patrie.  Génois  de  la  plus  illustre  race,  c'est  à 
peine  s'il  connut  Gênes,  et  quand  il  y  rentra  sur  ses  vieux  jours,  ce 
fut  pour  lui  porter  le  bienfait  de  cette  liberté  qu'il  lui  avait  acheté 
par  toute  une  longue  vie  d'aventures,  de  déboires  et  de  fatigues. 
Tout  jeune,  il  avait  vu  obscurcie  la  gloire  de  ra  famille,  si  puis- 
sante un  demi-siècle  auparavant,  et  qui  avait  failli  mettre  fin  à 
l'existence  de  Venise,  les  Fieschi  faire  et  défaire  les  doges,  le  peuple 
passer  son  temps  à  essayer  quelles  chahies  lui  iraient  le  mieux,  et 
se  parer  un  jour  des  bracelets  de  fer  de  la  France,  le  lendemain  du 
collier  d'airain  de  Sforza.  Alors  il  alla  de  maître  en  maître,  cher- 
chant gloire  et  fortune,  comme  s'il  eût  été  un  aventurier  de  nais- 
sance; il  en  connut,  comme  les  pauvres  mercenaires,  de  toute  âme 
et  de  tout  caractère,  de  bons  et  de  mauvais,  d'indignes  et  de  nobles  : 
le  pape  Cibo,  Alphonse  d'Aragon,  Charles  YIII,  Louis  XII,  François  I", 
Charles-Quint.  Lui  qui  par  héritage  aurait  dû  trouver  dans  son  ber- 
ceau le  commandement  des  flottes  de  Gênes,  lui  dont  le  palais  regarde 
la  mer,  et  qui  de  sa  terrasse  pouvait  monter  à  bord  du  vaisseau  ami- 
ral, il  lui  fallut,  comme  un  corsaire,  créer  une  flotte,  et  se  faire, 
ce  qu'on  n'avait  pas  encore  vu,  condottiere  de  la  mer.  Cependant 
ces  fatalités-là  ne  sont  encore  rien  pour  un  tel  homme  :  ce  qui  glace 
le  cœur  et  apprend  le  souverain  mépris,  c'est  d'être  obligé,  pour 
sauver  son  œuvre,  d'avoir  recours  à  la  perfidie  et  à  la  ruse,  c'est  de 
prononcer  le  mot  terrible  de  l'archange  de  Milton  :  Evil,  bemy  good. 
Certes  les  Génois  ne  comprirent  sans  doute  jamais  légèrement  de 
quel  prix  André  Doria  avait  payé  la  liberté  dont  il  leur  faisait  ca- 
deau, prix  bien  cher  pour  une  âme  noble,  car  c'était  celui  de  la  défec- 
tion et  de  la  trahison.  Quelles  tortures  durent  l'assaillir  quand,  pour 
sauver  le  but  qu'il  poursuivait,  il  lui  fallut  trahir  la  France  et  son 
roi,  qu'il  aimait,  pour  l'Espagne,  qu'il  abhorrait!  Voilà  ce  qui  répand 
sur  son  visage  cette  ombre  froide  que  le  Florentin  Alamanni  lui  mon- 
trait comme  une  tache  sur  l'éclat  de  sa  vie,  tache  qu'il  avouait  en 
soupirant.  C'est  cette  âme  malheureuse  que  Sébastien  del  Piombo 
nous  a  fait  apparaître  dans  le  portrait  de  la  galerie  Doria,  page 
historique  de  la  plus  haute  importance  et  véritable  apologie  de  la 
nature  de  l'amiral.  «  Ne  voyez-vous  donc  pas  ce  que  je  souffre?  nous 
dit  ce  visage  blêmi  par  les  soucis  et  le  chagrin  secret,  cet  œil  atone, 
ces  lèvres  muettes  qui  retiennent  les  paroles  étroitement  captives.  Je 
sers  ceux  que  je  hais,  je  méprise  ceux  que  j'aime,  je  tiens  mon  âme 


988  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  verrou  de  la  dissimulation,  mon  cœur  dans  un  donjon  de  glace; 
j'appelle  le  soupçon  prudence,  le  mensonge  sagesse,  la  trahison 
vertu,  et  tout  cela  pour  des  gens  qui  n'ont  rien  à  me  donner  en 
paiement  de  telles  douleurs,  si  ce  n'est  la  domination  sur  leurs  per- 
sonnes,—  futile  récompense  dont  je  me  soucie  encore  moins  que  de 
tout  le  reste,  misérable  hochet  qu'il  faut  laisser  aux  ambitieux  vul- 
gaires dont  le  cœur  bas  ignore  que  rien  en  ce  monde  ne  vaut  le 
prix  dont  on  l'achète.  »  Peu  de  choses  à  Rome  m'ont  ému  autant 
que  ce  portrait,  car  je  lui  dois  d'avoir  eu  réellement  pour  la  pre- 
mière fois  la  perception  claire  de  ce  que  fut  ce  grand  homme  qui 
nous  fit  tant  de  mal. 

La  grande  salle  du  palais  Doria  k  Gênes  contient  un  autre  por- 
trait de  l'amiral.  Celui-là  fut  peint  par  Perino  del  Vaga,  et  repré- 
sente André  Doria  passé  à  l'état  de  vieux  sorcier.  Là,  c'est  un  être 
presque  fantastique  et  qui  fait  vraiment  peur.  La  tristesse  du  portrait 
de  Sébastien  del  Piombo  s'est  changée  en  taciturnité  morose;  de  pro- 
fondes rides  plissent  ses  joues;  il  est  devenu  borgne,  et  dans  l'œil 
qui  reste  ouvert  brille  la  flamme  d'une  cruauté  tranquille  :  c'est 
vraiment  l'image  de  la  solitude  misanthropique.  Pour  unique  com- 
pagnon, il  a  près  de  lui  un  chat  noir,  qui  soulève  son  dos  en  arc  de 
pont  et  lève  la  queue  en  trompette.  «  Voilà  tout  ce  qui  me  reste 
maintenant  'en  ce  monde ,  a  l'air  de  nous  dire  ce  vieux  nécroman- 
cien qui  tira  Gênes  d'entre  les  morts.  J'avais  aussi  un  grand  chien 
danois  que  m'avait  donné  l'empereur  Charles-Quint  et  qui  portait 
le  nom  superbe  de  Jupiter.  Il  est  mort;  je  l'ai  fait  enterrer  tout 
en  haut  des  jardins  de  mon  palais,  dans  un  mur  d'une  force  cy- 
clopéenne,  et  j'ai  marqué  la  place  où  repose  la  dépouille  de  mon 
animal  bien-aimé  par  une  colossale  statue  de  Jupiter  lançant  la 
foudre,  afin  que  ceux  qui  apercevront  de  deux  lieues  ce  gigantesque 
rébus  de  pierre  s'informent  de  sa  signification,  et  transmettent  en- 
suite aux  autres  hommes  la  nouvelle  importante  du  décès  de  mon 
chien.  »  Ce  portrait  nous  reporte  à  peu  près  à  l'époque  où  André 
Doria  poursuivait  de  ses  longues  et  implacables  vengeances  les  Fies- 
chi,  meurtriers  de  son  neveu  Giannetto.  On  l'a  taxé  à  cette  occasion 
de  cruauté;  mais  était-ce  donc  en  vain  que  le  héros  avait  servi  l'Es- 
pagne et  fait  la  guerre  contre  les  Turcs?  A  quoi  nous  servirait  l'ex- 
périence, si  nous  ne  profitions  pas  de  ses  leçons?  André  Doria  avait 
d'ailleurs  le  droit  d'être  implacable;  il  avait  fait  un  miracle,  celui 
de  ressusciter  Gènes,  alors  cjue  dans  toute  l'Italie  les  républiques 
succombaient  l'une  après  l'autre  pour  ne  plus  se  relever,  et  il  se 
rencontrait  des  téméraires  pour  toucher  à  ce  miracle!  Si  la  conspi- 
ration de  Louis  Fieschi  eût  réussi,  il  est  probable  que  Gènes  aurait 
succombé  avec  l'œuvre  d'André  Doria,  et  alors,  pendant  les  siècles 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  989 

qui  suivirent,  l'Italie  en  aurait  été  réduite  aux  deux  points  de  Venise 
et  de  Rome  pour  attester  son  indépendance  devant  les  autres  nations. 
Grâce  à  André  Doria,  elle  conserva  un  troisième  foyer  d'existence; 
au  moment  où  elle  allait  tomber  dans  la  plus  extrême  misère,  le  hé- 
ros lui  rendit  le  service  d'accroître  au  moins  en  elle  l'illusion  de 
sa  liberté. 

Nous  voilà  bien  loin  en  apparence  de  Saint-Pierre-in-Montorio,  et 
cependant  nous  pouvons  dire  que  nous  n'avons  pas  bougé  de  place; 
c'est  par  la  Flagellation  de  Sébastien  del  Piombo  que  nous  avons  été 
conduit  à  André  Doria,  et  c'est  encore  le  nom  de  Doria  que  nous  ren- 
controns à  quelques  pas  au-dessus  de  Saint-Pierre,  à  la  délicieuse 
villa  Pamphily,  la  plus  charmante  de  Rome  pour  quiconque  préfère 
aux  plaisirs  de  l'art  les  jouissances  physiques  que  donne  la  nature. 
Donc,  si  vous  aimez  mieux  rafraîchir  votre  sang  par  les  baumes  de 
l'air  que  l'échaufier  par  l'enthousiasme  du  génie  humain,  si  vos  yeux 
sont  plus  gourmands  de  la  verdure  des  plantes  que  de  la  blancheur 
des  marbres,  si  vous  savez  apprécier  ce  plus  réel  des  plaisirs  de  ce 
monde,  s'asseoir  par  terre,  sur  une  herbe  tiède,  bien  essuyée  de 
toute  humidité  par  un  beau  soleil,  — l'homme  est  tellement  le  fils  de 
la  terre  qu'il  ne  repose  vraiment  bien  que  sur  son  sein,  —  allez  sou- 
vent à  la  villa  Pamphily.  Partout  les  arts  vous  poursuivent  à  Rome, 
et  ce  n'est  pas  leur  échapper  que  de  se  réfugier  à  la  villa  Albani,  à 
la  villa  Borghèse,  à  la  villa  Ludovisi.  La  villa  Pamphily  est  le  seul 
endroit  de  Rome  où  la  nature  tienne  sa  puissante  pharmacie  de  re- 
mèdes aux  dégoûts,  fatigues,  indigestions,  hébétemens,  que  ne  peu- 
vent manquer  d'engendrer  de  temps  à  autre  tant  de  statues  et  de  ta- 
bleaux. Oh!  bonheur,  il  n'y  a  pas  une  œuvre  d'art;  mais  pourquoi 
faut-il  que  de  malencontreux  archéologues  y  aient  découvert  des  co- 
lumbaria?  Cette  vétusté  sépulcrale  fait  vraiment  tache  dans  ce  beau 
parc,  où  domine  la  nature  à  la  jeunesse  éternellement  renouvelée. 
C'est  à  la  villa  Pamphily  que  je  me  suis  rendu  compte  pour  la  pre- 
mière fois  de  la  beauté  qui  est  particulière  aux  pins  de  la  campagne 
romaine.  C'est  le  plus  aristocratique  de  tous  les  arbres:  il  se  suffit  à 
lui-même,  il  n'a  pas  besoin  de  voisins;  la  solitude,  loin  de  nuire  à  sa 
beauté,  la  déploie  au  contraire  dans  tout  son  faste.  D'autres  arbres, 
le  chêne,  le  hêtre,  peuvent  vivre  solitaires;  mais  le  chêne  a  dans  la 
solitude  quelque  chose  d'un  paysan  sauvage,  le  hêtre  quelque  chose 
de  commun;  le  pin  au  contraire  est  un  grand  seigneur  qui  ne  perd 
rien  de  son  élégance  à  être  isolé,  car  il  y  gagne  de  mieux  faire  res- 
sortir son  individualité,  de  mieux  montrer  la  différence  qui  le  sépare 
des  autres  essences.  Le  pin  est  une  harmonie  à  lui  tout  seul;  il  fait 
bouquet  d'arbres  à  lui  tout  seul  :  deux  pins  bien  placés  et  bien  espa- 
cés suffisent  pour  constituer  un  paysage;  on  n'a  pour  s'en  convaincre 


990  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'à  se  rendre  au  Ponte-Molle.  Un  spirituel  écrivain  a  comparé  fa- 
cétieusement  leur  forme  à  celle  d'un  parapluie  qui  tantôt  serait  ou- 
vert et  tantôt  serait  fermé;  il  ne  croyait  pas  si  bien  dire.  Le  pin  est 
en  effet  un  parasol,  mais  un  parasol  royal,  et  en  le  regardant  on 
songe  à  ces  ombrelles,  qui  sont  des  tentes,  sous  lesquelles  voyagent 
les  rajahs  de  l'Orient.  C'est  le  pin  qui  a  créé  le  paysage  historique, 
car  à  son  aspect  la  pensée  en  naît  spontanément  dans  l'esprit;  c'est 
en  effet  le  seul  arbre  qui  puisse  abriter  également  les  bergers,  les 
héros  et  les  dieux.  Ses  rameaux  sont  assez  austères  pour  que  la 
Vesta  mater  aime  à  promener  sa  chasteté  sous  leur  ombre,  assez 
élégans  pour  que  la  chaude  Yénus  aime  à  leur  demander  l'apaise- 
ment de  ses  ardeurs;  Sylla,  après  avoir  abdiqué  la  dictature,  peut 
venir  chercher  le  repos,  Gicéron  discourir  avec  ses  amis  de  la  mo- 
rale platonicienne  sous  la  protection  de  son  dais  verdoyant. 

J'ai  dit  que  la  villa  Pamphily  ne  contenait  aucun  objet  d'art;  elle  en 
contient  un  cependant,  et  qui  a,  pour  nous  Français,  un  intérêt  par- 
ticulièrement sensible.  C'est  à  la  villa  Pamphily  que  commença  en 
18/i9  l'attaque  de  Rome  par  les  troupes  françaises,  non  sans  quelque 
dommage  pour  le  superbe  parc.  Un  monument  funèbre,  élevé  dans 
un  coin  de  la  villa,  marque  cette  date  d'une  manière  durable,  et  sur 
un  des  flancs  de  marbre  de  ce  monument  je  lis  que  c'est  le  prince 
Philippe -André  Doria  qui,  mû  de  piété  ou  de  pitié  {pielate  peut 
avoir  l'un  ou  l'autre  sens),  le  fit  ériger  pour  donner  la  sépulture 
aux  soldats  français  tombés  dans  le  combat. 

II.    —    SAINT-ONUPHRE.    —   SOUVENIRS    DD    TASSE.    —    LÉONARD    DE    VINCI 
A    ROME.   —    LE    PINTURICCHIO. 

Sur  la  seconde  pointe  du  Janicule  se  dresse,  comme  un  château- 
fort  de  la  religion,  le  cloître  de  Saint-Onuphre;  ara:  pacis,  arx  quie- 
tîs,  me  répétais-je  pendant  que  je  gravissais  la  colline  en  pensant 
que  c'était  à  cette  forteresse  inoffensive  que  le  charmant  Torquato 
Tasso  était  venu  demander  un  abri  contre  les  derniers  assauts  du 
monde.  Ce  cloître  fut  l'Ararat  où  s'arrêta  enfin  sa  faible  barque  si 
longtemps  noyée  des  pluies  du  ciel  et  si  cruellement  secouée  par  la 
marée  de  la  vie;  c'est  là  qu'il  fut  surpris  par  la  mort  pendant  qu'il 
attendait  le  couronnement  promis  par  le  pape  Aldobrandini,  pontiie 
remarquable,  sur  la  mémoire  duquel  pèsent  cependant  deux  torts 
bien  graves,  une  négligence  et  une  atteinte  à  la  justice  :  la  négli- 
gence, ce  fut  de  ne  pas  hâter  le  couronnement  du  Tasse  ;  l'atteinte 
à  la  justice,  ce  fut  de  permettre  l'exécution  de  la  petite  Béatrice 
Cenci  après  lui  avoir  fait  grâce  une  première  fois,  —  alors  qu'elle 
méritait  plutôt  une  récompense  nationale  pour  avoh'  débarrassé  le 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  991 

monde  de  son  épouvantable  père.  Toutefois  c'est  à  la  papauté  que 
revient  tout  l'honneur  des  tardives  réparations  faites  au  plus  aimable 
des  grands  poètes.  C'est  la  papauté  qui  entoura  de  paix  et  de  con- 
solations ses  derniers  jours,  et  c'est  le  pape  actuel  qui,  deux  siècles 
et  demi  après  les  jours  de  Clément  VIII,  a  payé  la  dette  de  l'Italie 
envers  cette  illustre  mémoire.  Nous  avons  peu  l'amour  des  pompes 
officielles  et  des  cérémonies  publiques;  cependant  nous  aurions  bien 
voulu  être  à  Rome  le  jour  d'avril  1857  où,  en  présence  de  toutes 
les  autorités  de  la  ville,  les  os  du  poète  fui'ent  retirés  de  la  tombe 
modeste  où  les  avaient  déposés  les  bons  hiéronymites  pour  aller 
prendre  possession  du  monument  élevé  par  la  sollicitude  de  Pie  IX. 
Je  crains  seulement  qu'il  n'y  eût  là  une  bien  grosse  foule,  et  dans 
cette  foule  bien  des  indifférens  dont  l'ombre  fiévreuse  du  poète  a  pu 
s'effaroucher.  Même  après  sa  mort,  il  semble  que  le  Tasse  réclame 
des  ménagemens,  que  sa  mémoire  ait  plus  besoin  d'être  dorlotée 
qu'acclamée,  qu'il  nous  demande  tendresse  et  sympathie  plutôt 
qu'admiration.  Que  pouvait  faire  le  Tasse  à  cette  foule  qui  ne  com- 
prend que  les  grands  hommes  assez  robustes  pour  être  cahotés  en 
triomphe  au  bout  de  ses  poignets?  Parmi  les  lettrés  même,  sa  gloire 
a  subi  quelque  éclipse  depuis  que  la  critique  a  réduit  la  poésie  à 
n'être  plus  qu'une  province  de  l'histoire;  il  n'y  a  pas  là  assez  d'ori- 
gines, de  questions  de  race,  de  problèmes  archéologiques  pour  nous 
intéresser;  aussi  ne  trouverait-on  ses  admirateurs  que  parmi  ceux 
qui  ont  conservé  pur  de  toute  altération  scientifique  le  culte  de 
la  beauté,  qui  jouissent  des  voluptés  de  la  poésie  comme  on  jouit 
d'une  belle  journée,  sans  souci  des  lois  de  la  lumière  et  des  phé- 
nomènes de  la  météorologie,  ou  dans  celles  des  régions  aristocra- 
tiques qui  n'ont  pas  été  encore  assez  entamées  par  le  monde  utili- 
taire pour  perdre  le  souvenir  que  la  grâce  des  formes  est  une  partie 
intégrante  de  la  noblesse,  et  la  magnificence  des  spectacles  exté- 
rieurs une  partie  intégrante  de  la  grandeur.  Le  génie  du  Tasse 
doit  être  estimé  comme  une  chose  rare  et  précieuse,  non  comme 
une  chose  d'un  usage  universel;  c'est  une  sorte  de  joyau  de  famille 
de  forme  exquise  pour  la  nation  italienne,  et  il  semble  qu'il  devrait 
être  traité  comme  les  joyaux  de  famille,  qu'on  ne  laisse  pas  manier 
par  toutes  les  mains.  Si  les  choses  de  ce  monde  étaient  plus  souvent 
réglées  par  le  tact  de  l'imagination,  le  seul  qui  soit  infaillible,  parce 
que  c'est  le  seul  qui  recherche  l'harmonie,  voici  quel  aurait  dû  être 
pour  une  cérémonie  funèbre  en  l'honneur  du  Tasse  l'idéal  d'un  cor- 
tège :  une  douzaine  de  dames  italiennes  choisies  pour  leur  sensibi- 
lité et  leurs  vertus,  cinq  ou  six  pâtres  de  la  campagne  romaine 
choisis  pour  leur  beauté  et  la  pureté  de  leur  race,  une  vingtaine  de 
religieux  désignés  par  leurs  lumières,  une  députation  de  lettrés  pris 
parmi  ceux  qui  ont  une  tournure  don-quichottique  d'imagination, 


992  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deux  ou  trois  mondains  renommés  pour  leur  sentiment  de  l'élé- 
gance, et  quelques  représentans  de  la  grandeur  déchue,  —  il  y  en 
a  toujours  à  Rome,  —  présidés  par  le  souverain  pontife.  Le  carac- 
tère d'une  assemblée  ainsi  composée  serait  exactement  assorti  au 
caractère  du  génie  du  Tasse.  Rossini  vivait  encore  à  cette  époque, 
on  lui  aurait  demandé  la  cantate  nécessaire  pour  cette  occasion,  en 
le  priant  de  ressusciter  en  lui  l'inspiration  du  troisième  acte  d'O- 
thello, l'expression  musicale  qui  a  la  plus  étroite  analogie  avec  la 
poésie  du  Tasse ,  et  qui  en  évoque  le  mieux  les  belles  images  et  les 
radieuses  tristesses  passionnées.  Voilà  le  cortège  véritable  qui  suit 
l'ombre  de  Torquato  ;  tout  autre  est  pour  lui  cortège  de  barbares, 
même  pris  clans  sa  propre  nation. 

Sous  la  restauration,  le  pape  Léon  XII  avait  défendu  qu'on  mon- 
trât aux  étrangers  la  chambre  que  le  Tasse  occupait  à  Saint-Onu- 
phre.  Stendhal  s'indignait  de  cette  défense,  parce  qu'il  en  avait  été 
victime.  Pour  moi,  je  ne  la  trouve  nullement  dépourvue  de  sens.  Le 
pape  Léon  XII  se  plaçait  à  un  point  de  vue  religieux,  il  lui  semblait 
qu'il  y  avait  une  sorte  de  paganisme  dans  ces  visites  à  la  chambre 
du  Tasse,  et  que  ces  pèlerinages  devaient  être  réservés  aux  mé- 
moires consacrées  par  la  religion;  or  c'est  précisément  parce  que  ce 
pèlerinage  suppose  un  culte  qu'on  devrait  ne  pas  rendre  banal  l'ac- 
cès de  cette  chambre,  et  ne  le  permettre  qu'aux  personnes  qui  prou- 
veraient qu'elles  font  partie  de  ce  culte.  Les  milliers  d'indifl'érens 
et  de  désœuvrés  qui  visitent  cette  chambre  ne  perdraient  rien  à  ne 
pas  la  voir,  car,  après  tout,  quel  objet  peut  les  intéresser?  Le  masque 
funèbre  du  Tasse?  il  est  beau,  cela  est  vrai;  mais,  pour  la  plupart 
des  visiteurs,  les  cabinets  des  successeurs  de  Curtius  en  France  et 
de  M'"*"  Tussaud  cà  Londres  offrent  des  sujets  d'intérêt  bien  plus  ac- 
tuel :  le  pauvre  fauteuil  éraillé  sur  lequel  s'est  assis  le  poète?  le  der- 
nier des  cockrieys  n'en  voudrait  pas  pour  s'y  asseoir;  son  modeste 
secrétaire?  n'importe  quel  scribe  n'en  voudrait  pas  pour  y  serrer  ses 
paperasses.  Mais  cette  chambre,  vraie  cellule  de  solitaire,  prend  un 
tout  autre  aspect  quand  on  se  rappelle  les  sentimens  qui  occupèrent 
les  dernières  années  du  poète,  et  que  l'œil  fixé  sur  ces  débris  on 
peut  se  réciter  ces  vers  de  la  Gerusalemme  : 

Cosi  pensando,  aile  più  eccelse  cime 
Ascèse  :  e  quivi  inchino  e  riverente, 
Alzo  il  pcnsier  sovra  ogiii  ciel  sublime, 
E  le  luci  fissô  nell'  oriente. 
La  prima  vita  e  le  mie  colpe  prime, 
Mira  con  occhio  di  pietà  clémente, 
Padre  e  signore;  e  in  me  tua  grazia  piovi, 
Si  che  '1  mio  vecchio  Adam  purghi  e  rinnovi. 

A  mesure  que  ces  vers  s'échappent  de  la  mémoire,  cette  chambre 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'ART.  093 

nue  devient  vivante;  elle  s'anime  des  rêveries  où  le  poète  s'y  est 
absorbé,  des  souvenirs  qu'il  y  a  repassés,  des  larmes  qu'il  y  a  peut- 
être  versées.  Le  fluide  d'un  parfum  à  la  fois  galant  et  funèbre,  mou- 
dain  et  religieux,  circule  autour  de  vous,  et  on  revoit  le  Tasse  tantôt 
assis  près  de  sa  fenêtre,  se  réchauffant  à  cette  belle  lumière  ita- 
lienne dont  il  fut  un  si  grand  peintre,  regardant  le  ciel  bleu  où  pas- 
sent les  grands  nuages  blancs  avec  une  extase  d'artiste  amoureux 
des  couleurs  et  de  mystique  épris  du  paradis,  —  tantôt,  incor:  igible 
rêveur,  souriant  encore  au  fantôme  de  la  gloire,  qui  le  berce  de 
consolations  chimériques,  psndant  que  derrière  lui  la  porte  donne 
sans  bruit  passage  à  la  consolation  plus  réelle  de  la  mort. 

Cette  visite  à  la  chambre  du  Tasse  serait  une  occasion  toute  na- 
turelle d'exprimer  notre  sentiment  sur  le  génie  du  grand  poète; 
malheureusement  il  se  trouve  qu'ici  même,  à  cette  place,  nous 
avons  dit,  il  y  a  déjà  quelques  années,  ce  que  nous  avions  à  dire  sur 
ce  sujet,  à  peu  près  épuisé  pour  nous  aujourd'hui.  Nous  ferons  seu- 
lement deux  observations  sur  les  reliques  de  Saint-Onuphre.  Dans 
le  nombre  ss  trouve  un  autographe  du  Tasse.  Ce  précieux  papier 
jauni  ne  fait  pas  mentir  l'opinion  de  ceux  qui  voient  dans  l'écriture 
une  image  de  l'àme  qui  a  conduit  la  main.  Celle  du  Tasse  est  en  exact 
rapport  avec  son  g'^nie;  élancée  et  nette  en  même  temps,  svelte 
avec  vigueur,  aussi  lisible  qu'au  premier  jour  en  dépit  du  temps, 
elle  est,  comme  sa  poésie,  d'une  élégance  ferme,  durable,  ayant  du 
corps.  Le  masque  funèbre  est  très  sérieusement  beau;  ce  visage,  que 
M.V.  Cherbuliez  a  justement  défini  celui  d'un  cavalier,  semble  encore 
vivant;  la  mort  n'y  est  marquée  que  par  le  nez,  qui  est  aminci,  al- 
longé et  comme  pincé,  ce  qui  est  le  premier  et  souvent  le  seul  stig- 
mate de  laideur  qu'elle  impose  à  ceux  qui  sont  partis  avec  une  âme 
en  paix  et  sans  agonie  convulsive.  Rien  de  hagard  ni  de  bouleversé  : 
la  vie  quitta  doucement  celui  qui  portait  ce  visage,  elle  n'en  fut 
pas  violemment  arrachée  ;  mais  la  beauté  de  ce  masque  fait  sin- 
gulièrement rêver  :  le  visage  est  celui  d'un  homme  de  trente  à 
trente-cinq  ans,  et  cependant  nous  savons  que  le  Tasse  en  avait 
cinquante-six  lorsqu'il  est  mort.  Ajoutez  à  cela  les  fièvres  des  pas- 
sions contrariées  et  de  l'amour-propre  outragé,  les  sept  années  de 
prison  à  Ferrare,  la  folie,  la  vie  errante,  tout  ce  qui  peut  vieillir 
prématurément  un  homme  enfin,  et  vous  serez  étonné  de  l'em- 
preinte de  jeun  sse  qui  marque  les  traits  de  cette  image.  C'est  que 
l'âme  non-seulement  modèle  le  corps  selon  sa  propre  forme,  mais 
maintient  cette  forme  même  en  dépit  du  temps  et  des  accidens  les 
plus  destructeurs.  Un  autre  bien  remarquable  exemple  de  ce  phé- 
nomène fut  celui  du  pauvre  Henri  Heine,  que  nous  eûmes  occasion 
de  voir  quelques  mois  avant  sa  fin.  Il  est  mort  à  l'âge  même  du 

TOME   LXXXYI.    1870.  63 


994  fiEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Tasse,  cinquante-six  ans;  depuis  plus  de  dix  ans,  il  était  couché  sur 
un  lit  de  tortures,  ne  dormant  qu'avec  le  secours  de  l'opium,  aveu- 
glé par  la  paralysie  ;  le  visage  cependant  avait  conservé  une  jeu- 
nesse, je  dirai  presque  une  adolescence  incomparable.  Il  aurait  été 
très  difficile  de  comprendre  les  deux  poètes  avec  des  traits  pareils, 
s'ils  avaient  eu  d'autres  génies  que  ceux  qui  les  distinguent;  mais 
cette  bizarrerie  se  trouvait  en  harmonie  singulière  avec  les  natures 
de  leurs  talens.  L'un  et  l'autre  avaient  des  âmes  de  substance  jeune; 
celle  du  Tasse  fut  pétrie  de  lumière  et  d'élégance,  celle  de  Heine 
de  grâce  voluptueuse  et  de  turbidence  enjouée.  Ces  élémens ,  qui 
chez  la  plupart  des  hommes  sont  des  élémens  de  transition,  mar- 
quant un  âge,  étaient  chez  eux  les  élémens  permanens,  l'être  même, 
et  c'est  pourquoi  le  Tasse,  même  hébété  par  la  folie  et  la  douleur, 
mourut  avec  le  visage  d'un  cavalier  italien,  et  Heine,  même  para- 
lysé et  aveugle,  avec  le  visage  d'un  étudiant  allemand. 

Le  pape  Pie  iX  a  fait  ce  qu'il  a  pu  pour  que  ce  monument  qu'on 
doit  appeler  expiatoire  fût  digne  du  Tasse.  D'abord  il  a  eu  la  bonne 
pensée  de  le  faire  élever  au  moyen  des  seules  souscriptions  four- 
nies par  les  admirateurs  du  grand  poète,  ce  qui  était  la  meilleure 
manière  d'appeler  les  Italiens  à  réparer  les  torts  de  leurs  devan- 
ciers, tout  en  dispensant  le  profammi  vulgns  de  toute  participation 
quelconque  à  un  acte  d'une  moralité  appréciable  seulement  du  petit 
nombre.  Il  a  fait  aussi  richement  décorer  la  chapelle  où  le  monu- 
ment est  placé.  C'était  Canova  qu'il  aurait  fallu  au  pape  pour  ce 
tombeau,  ou  Thorwaldsen  à  défaut  de  Canova;  mais  un  certain 
guignon  accompagne  le  Tasse  jusque  dans  la  mort,  et  son  ombre 
a  dû  se  contenter  du  très  estimable  monument  élevé  par  le  com- 
mandeur de  Fabris,  qui  ne  s'est  épargné  ni  le  labeur  de  la  main, 
ni  les  fatigues  plus  grandes  de  la  méditation.  Il  est  évident  que  l'au- 
teur de  cette  œuvre  s'est  ingénié,  a  cherché,  a  senti  la  noble  ambi- 
tion de  ne  pas  être  au-dessous  de  son  sujet.  Ce  monument  sent 
l'huile,  pourrait-on  dire,  s'il  était  permis  d'appliquer  à  une  œuvre 
de  sculpture  l'expression  qu'on  applique  parfois  aux  œuvres  de  l'es- 
prit. Sur  le  bas-relief  est  sculptée  la  procession  des  amis  qui  ac- 
compagnèrent le  Tasse  à  sa  dernière  demeure,  le  fidèle  Manso, 
<juariai,  d'autres  moins  célèbres;  au-dessus  se  présente  le  poète 
adressant  ses  vers  à  la  Vierge,  qui  apparaît  au  milieu  d'un  chœur 
d'anges.  Ce  monument  a,  selon  nous,  le  tort  grave  de  dissimuler  le 
caractère  général  du  poète  et  de  ne  rappeler  au  lecteur  que  le  Tasse 
de  la  dernière  heure.  Ce  n'est  pas  le  Tasse  lui-même  qui  est  ho- 
noré dans  ce  tombeau,  c'est  le  Tasse  des  années  romaines  ;  mais  où 
est  le  Tasse  de  Naples  et  de  Ferrare,  le  poète  des  sonnets  et  des  ma- 
drigaux, l'auteur  de  YAmùita,,  le  diantre  de  la  Gerusalemtne ,  le 


IMPRESSIONS   DE   VOYAGE   ET   d'aRT.  995 

platonicien  mêlé  de  chrétien?  C'est  en  vain  que  nous  le  cherchons. 
Tort  grave,  car  un  monument  funèbre  ne  peut  avoir  que  deux  ca- 
ractères :  ou  bien  il  doit  être  un  monument  simplement  commémo- 
ratif  d'une  mémoire  illustre,  ou  bien  il  doit  exprimer  la  nature  gé- 
nérale du  mort,  et  non  telle  ou  telle  de  ces  natures  épisodiques  qui 
se  rencontrent  à  tel  ou  tel  moment  de  la  vie  d'un  grand  homme, 
mais  qui  ne  sont  pas  essentiellement  lui,  et  ne  sont  pas  liées  à  ce 
qu'on  peut  appeler  son  âme  permanente.  Il  est  vrai  qu'un  tombeau 
qui  aurait  laissé  transparaître  la  complète  nature  du  Tasse  aurait 
pu  sembler  déplacé  dans  une  église;  mais  il  y  avait  un  moyen  d'ob- 
vier à  cet  inconvénient.  C'est  au  grand  air,  en  pleine  lumière, 
qu'aurait  dû  s'élever  le  monument  destiné  au  plus  grand  peintre 
de  la  lumière  qu'ait  eu  l'Italie.  Pourquoi  ne  l'a-t-on  pas  placé  au 
centre  de  la  petite  terrasse  devant  Saint-Onuphre,  d'où  l'on  a  une 
si  belle  vue  de  Rome,  et  où,  selon  toute  probabilité,  le  Tasse  est 
venu  bien  souvent  s'asseoir? 

Un  autre  fils  bien  illustre  de  l'Italie  a  laissé  à  Saint-Onuphre  une 
de  ces  précieuses  œuvres  dont  il  iùt  si  avare,  et  dont  le  temps 
semble  plus  jaloux  que  des  œuvres  de  tout  autre  artiste,  car  celles 
qu'il  n'a  pu  détruire  entièrement  et  d'un  coup,  il  les  ronge  lente- 
ment. C'est  une  madone  peinte  cà  fresque  sur  le  mur  du  corridor  qui 
conduit  à  la  chambre  du  Tasse  par  Léonard  de  Yinci.  Cette  œuvre 
offre  cette  particularité  curieuse,  qu'elle  ne  porte  aucun  des  carac- 
tères des  figures  peintes  par  Léonard.  La  seule  expression  de  cette 
Yierge,  un  peu  molle  et  sans  beaucoup  de  noblesse,  est  une  expres- 
sion de  complaisant  orgueil  maternel.  Sur  ses  genoux  se  tient  de- 
bout l'enfant  Jésus,. robuste  bambin,  d'âge  difficile  à  préciser  comme 
beaucoup  des  bambini  peints  par  le  Pérugin;  un  doigt  levé,  il  parle 
avec  autorité  au  donataire,  bon  vieillard  qui  écoute  respectueuse- 
ment, sa  barrette  à  la  main.  Cela  rappelle  par  le  caractère  pittores- 
que, et  beaucoup  plus  encore  par  le  génie  moral,  l'école  d'Ombrie 
et  l'ancienne  école  bolonaise,  le  Pérugin  et  Francia.  Dans  cette  pe- 
tite fresque  se  trouvent  les  deux  idées  profondes  que  l'on  rencontre 
si  souvent  dans  les  représentations  de  l'enfant  Jésus  par  Francia  et 
Pérugin.  La  première  de  ces  idées  est  l'indication  de  la  divinité  par 
la  stature  de  l'enfant.  En  parlant  récemment  de  la  Yierge  byzantine 
de  Santa-Maria-in-Cosmedin ,  nous  faisions  remarquer  que  l'artiste 
grec  avait  su  faire  une  vierge  géante  sans  exagérer  les  proportions 
ordinaires  du  corps  humain;  ainsi  font  pour  l'enfant  Jésus,  un  peu 
plus  loui^ement,  il  est  vrai,  que  l'artiste  grec,  Pérugin  et  Francia. 
La  stature  exceptionnelle  de  ces  bambini  en  fait  des  sortes  d'é- 
nigmes qui  arrêtent  l'attention.  On  se  sent  en  présence  d'un  être 
mystérieux  devant  cet  enfant  qui  donne  envie  de  se  demander  s'il 


096  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  venu  au  monde  tout  grandi.  On  a  bien  plus  envie  encore  de 
se  demander  s'il  est  venu  au  monde  avec  le  don  de  la  parole,  car 
la  seconde  idée  qu'ont  exprimée  Francia  et  Pérugin  est  celle  de 
l'autorité  magistrale  innée  dans  Jésus.  Ce  bambino  est  impérieux 
comme  un  roi;  son  geste  commande,  son  regard  impose  l'adora- 
tion ;  le  souverain  se  marque  dans  toutes  ses  attitudes  et  dans  tous 
ses  mouvemens;  il  est  roi,  même  à  l'âge  où  il  s'ignore  lui-même, 
où  il  est  encore  enveloppé  dans  les  ténèbres  de  l'instinct  physique. 
Cette  idée  profonde,  si  conforme  à  la  plus  sévère  orthodoxie  chré- 
tienne, Pérugin  l'a  répétée  bien  des  fois,  jamais  mieux  peut-être 
que  dans  un  remarquable  tableau  sur  bois  que  possède  le  musée 
de  iNancy,  tableau  où  l'on  voit  le  petit  saint  Jean  se  prosterner  avec 
une  humilité  spontanée  adorable  devant  l'enfant  Jésus,  dont  toute 
la  personne  exprime  instinctivement  l'autorité.  C'est  cette  même 
idée  que  Raphaël  a  transformée  dans  ses  bmnhim  aux  yeux  si  re- 
doutables qui  mêlent  aux  grâces  de  la  faiblesse  la  terreur  inhé- 
rente à  la  puissance.  On  la  rencontre,  il  est  vrai,  chez  Léonard, 
ainsi  qu'en  témoigne  le  petit  drame  de  la  Vierge  an  Boc/ter,  mais 
altérée  et  sans  grande  signification.  Dans  cette  fresque  de  Saint- 
Onuphre  au  contraire,  elle  a  été  exprimée  aussi  entière,  plus  en- 
tière même  qu'elle  ne  le  fut  jamais  chez  les  maîtres  que  nous  avons 
cités.  L'as;pect  d'autorité  de  l'enfant  fait  une  impression  d'autant 
plus  grande  que  celui  qui  prend  ses  ordres  et  écoute  sa  parole  est 
plus  vénérable.  Cet  auditeur  qui  reçoit  les  leçons  de  Jésus  est  un 
homme  d'un  visage  indiquant  la  force,  le  sérieux  de  l'esprit;  c'est 
un  puissnnt,  c'est  un  docte,  et  cependant  il  écoute  avec  obéissance 
les  ordres  de  l'enfant.  Rarement  nous  avons  vu  mieux  rendu  le  sens 
des  doctrines  chrétiennes  :  les  sages  seront  instruits  par  les  enfans, 
et  les  savans  par  les  petits.  On  a  voulu  rapporter  l'honneur  de  cette 
fresque  à  une  influence  passagère  qu'auraient  exercée  sur  Léonard 
les  peintres  de  l'Ombrie  à  l'époquo  où  il  fit  son  voyage  à  Rome 
(1505),  époque  où  le  Pinturicchio,  un  des  plus  illustres  disciples  du 
Pérugin,  peignait  précisément  la  tribune  de  Saint-Onuphre;  mais,  si 
la  fresque  de  Léonard  a  été  peinte  à  cette  époque,  ne  faudrait-il  pas 
y  voir  un  hommage  rendu  à  l'école  d'Ombrie  par  l'imitation  de  son 
propre  style,  une  politesse  faite  avec  génie  par  un  maître  à  d'autres 
maîtres,  plutôt  que  le  résultat  d'une  influence  bien  sérieuse?  Tout 
indique  quelque  chose  de  semblable,  car  cette  fresque  a  é".é  visible- 
ment exécutée  avec  précipitation,  et  il  semble  que  Léonard  n'ait  eu 
d'autre  désir  que  celui  de  laissera  Saint-Onuphre  une  ébauche  ma- 
gistrale. On  sait  le  so'n  minutieux  qu'il  apporta  toujours  dans  l'exé- 
cution de  ses  œuvres;  il  n'y  eut  jamais  observateur  plus  scrupuleux 
de  la  forme.  Eh  bien  !  certaines  parties  de  cette  fresque  sont  à  peine 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   D  ART.  997 

achevées,  et  les  mains  de  l'enfant  notamment  sont  mal  dessinées 
et  d'un  volume  presque  monstrueux. 

La  fresque  de  Saint-Onuphre  est  donc  curieuse  plutôt  que  très 
belle;  son  grand  int'M'èt  est  de  nous  montrer  un  Léonard  accidentel 
que  l'on  ne  rencontre  dans  aucune  autre  œuvre.  Du  reste,  il  faut 
l'avouer,  Rome  ajoute  peu  de  chose  au  sentiment  qu'un  Parisien  lettré 
peut  avoir  aisément  de  Léonard.  Parmi  les  grands  Italians,  il  en  est 
un  au  moins  que  nous  sommes  à  même  de  mieux  juger  que  ses  com- 
patriotes eux-mêmes,  les  Milanais  exceptés.  Avec  la  Vierge  nu  Ro- 
cher ^  la  Sainte  Anne,  la  Joronde,  le  Saint  Jean-Baptiste,  il  nous  est 
facile  de  nous  former  une  opinion  complète,  définitive,  certains,  sur 
Léonard,  ce  que  nous  ne  pourrions  dire  de  tout  autre  artiste  italien. 
Voir  Léonard  à  Paris,  c'est  un  peu,  toutes  différences  gardées,  comme 
voir  Rubens  à  Anvers;  car  les  œuvres  trop  rares  encore  que  nous  pos- 
sédons de  cet  artiste  unique  sont  celles  où  son  génie  se  révèle  dans 
toute  son  intimité  et  toute  sa  profondeur.  A  Rome  au  contraire, 
on  peut  dire  que  Léonard  est  inconnu.  Cette  ville  ne  possède,  à  ma 
connaissance,  que  trois  œuvres  de  l'illustre  maître  :  la  fresque  de 
Saint-Onuphre,  la  Vanité  et  la  Modestie  du  palais  Sciarra,  le  por- 
trait de  Jeanne  de  JSaples  de  la  galerie  Doria.  Or  nous  avons  vu 
ce  qu'il  faut  penser  de  la  fresque  de  Saint-Onuphre;  quant  aux 
deux  autres  œuvres,  l'une,  le  portrait  de  Jeanne  de  Naples,  est 
simplement  attribuée  à  Léonard;  l'autre,  la  toile  du  palais  Sciarra, 
est,  selon  certains  connaisseurs,  un  ouvrage  de  Luini,  et,  il  faut  le 
dire,  la  figure  de  la  Vanité  donne  à  cette  supposi:ion  une  certaine 
vraisemblance.  Qu'il  soit  de  Luini  ou  de  Léonard,  ce  n'en  est  pas 
moins  un  charmant  ouvrage.  Il  faudrait  seulement  le  débaptiser,  je 
crois,  et  l'appeler  l'esprit  religieux  et  l'esprit  mondain.  Dans  un 
cadre  de  petite  dimension,  deux  figures  forment  antithèse.  L'une 
est  vêtue  avec  recherche,  ses  yeux  affectent  l'étonnement  de  la  naï- 
veté, un  sourire  enivré  entrouvre  ses  lèvres,  elle  minaude,  peut-on 
dire,  jusqu'aux  oreilles,  tant  sa  bouche  est  prolongée  par  le  rictus 
de  la  coquetterie;  c'est  la  Vanité,  ou  pour  mieux  dire  la  Fausseté, 
car  tout  est  faux  dans  cette  figure  :  la  corruption  se  cache  sous  ce 
regard  étonné;  cette  coquetterie  ne  recouvre  que  sécheresse,  ce  sou- 
rire énorme  ressemble  vaguement  à  la  grimace  d'une  tête  de  mort. 
Toute  cette  personne  sonne  creux  et  fait  songer  aux  sépulcres  blan- 
chis de  rÉcritiire.  Eile  écoute  avec  un  étonnement  joué,  mêlé  d'iro- 
nie feinte,  les  discours  de  la  Modestie,  adorable  figure,  coiffée  d'une 
sorte  de  mezzaro  épais  ou  de  voile  grossier  de  religieuse,  au  regard 
chaste,  au  souiire  fin  et  sage.  Ce  qui  nous  porte  à  croire  que  l'œuvre 
est  bien  de  Léonard,  c'est  que  cette  figure  de  la  Modestie  exprime  à 
merveille  le  caractère  moral  qui  semble  avoir  été  pour  l'auteur  de 


998  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Joconde  l'idéal  d'une  belle  âme,  une  candeur  savante.  La  vertu 
de  cette  Modestie  n'est  pas  une  ignorante  naïveté,  un  charmant  in- 
stinct; ce  n'est  pas  la  virginité  rougissante  de  l'âme  avant  le  grand 
et  redoutable  hymen  de  la  vie  :  c'est  une  vertu  acquise  par  préfé- 
rence volontaire,  choisie,  après  délibération,  par  bon  goût  autant 
que  par  sagesse.  Dans  cette  toile  au  moins,  la  modestie  remporte  le 
triomphe  que  lui  accorde  si  rarement  la  vie,  car  entre  ces  deux 
figures  l'amour  ne  saurait  hésiter.  Irrésistible  aussi,  mais  d'une  tout 
autre  façon,  est  la  figure  de  Jeanne  de  Naples.  Rarement  la  sensua- 
lité s'est  présentée  armée  d'une  aussi  redoutable  douceur.  Contem- 
pler cette  tête  mignonne,  au  frais  incarnat,  aux  cheveux  dorés,  c'est 
contempler  la  lumière  d'un  beau  jour,  et  le  cœur  se  fond  lentement 
devant  elle,  comme  une  cire  qui  resterait  exposée  à  l'action  d'un 
soleil  de  printemps.  Nous  sommes  loin  ici  de  la  Joconde  à  l'impé- 
nétrable sourire  :  dans  ce  visage,  tout  mystère  est  à  découvert; 
l'âme  apparaît  à  fleur  de  regard;  celui  qui  s'approchera  gagnera  la 
contagion  d'amour  aussi  certainement  qu'il  trouvera  la  fraîcheur, 
s'il  cherche  l'ombre,  et  la  chaleur,  s'il  cherche  le  soleil. 

Les  deux  grandes  richesses  de  Saint-Onuphre  sont  les  fresques 
peintes  à  l'extérieur  de  l'église  sur  les  lunettes  du  portique  par  le 
Dominiquin,  et  les  décorations  de  la  tribune  que  se  sont  partagées 
Balthazar  Peruzzi  et  le  Pinturicchio.  Ce  dernier  a  également  peint 
à  fresque  sur  un  des  murs  de  l'église  une  toute  gracieuse  madone; 
or,  comme  ce  pieux  badinage  d'un  pinceau  sévère  décore  l'église  à 
la  manière  dont  un  croquis  tracé  avec  goût  sur  un  mur  nu  décore  l'a- 
telier d'un  jeune  artiste,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'émettre 
l'hypothèse  que  cette  petite  fresque  pourrait  bien  être  l'origine  de 
celle  de  Léonard.  Léonard,  piqué  d'émulation  par  cette  madone  que 
le  Pinturicchio  avait  peinte  en  s'amusant,  a-t-il  voulu  montrer  son 
savoir-faire,  ou  bien  a-t-il  été  invité  à  le  montrer,  ou  bien  les  deux 
artistes  ont-ils  d'un  commun  accord,  dans  une  heure  d'enjouement 
généreux,  décidé  cet  assaut  de  leurs  deux  talens,  et  ont-ils  enrichi 
les  bons  hiéronymites  de  ce  double  cadeau  par  manière  de  diver- 
tissement? iNous  ne  savons,  mais  quelque  chose  nous  avertit  que 
ces  deux  madones  s'expliquent  l'une  par  l'autre,  et  que,  si  elles  ne 
sont  pas  nées  simultanément  d'une  même  pensée,  l'une  des  deux 
doit  certainement  son  existence  à  l'autre. 

Les  ouvrages  que  le  Pinturicchio  a  laissés  à  Rome  sont  nombreux 
et  considérables,  et,  à  l'exception  du  petit  Couronnement  de  la 
Vierge,  page  admirable  par  le  sérieux  du  sentiment,  à  la  galerie  du 
Vatican,  ils  appartiennent  tous  à  la  peinture  à  fresque,  la  seule 
vraie  et  grande  peinture,  comme  le  disait  si  justement  Michel-Ange, 
et  comme  on  le  comprend  si  bien  après  quelques  semaines  de  séjour 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  999 

à  Rome.  Au  Vatican,  le  Pinturicchio  a  peint  les  lunettes  de  trois  des 
salles  de  l'appartement  Borgia;  à  Santa-Maria-del-Popolo,  deux 
chapelles  et  le  plafond  du  chœur;  à  Santa- Croce-in-Gerusalemme, 
une  longue  bande  de  peinture,  sorte  de  plinthe  circulaire  imagée 
dans  la  partie  inférieure  de  la  coupole  de  la  tribune;  à  Santa- 
Maria-d'Âra-Cœli,  une  chapelle  consacrée  à  la  mémoire  de  saint 
Bernardin  de  Sienne;  enfin  à  Saint-Onuphre,  la  partie  supérieure 
de  la  tribune  et  la  petite  Vierge  que  nous  venons  de  mentionner. 
S'il  est  d'autres  ouvrages  de  lui,  nous  ne  les  avons  pas  vus;  mais 
il  suffit  de  ceux  que  nous  venons  de  mentionner  pour  apprendre  au' 
lecteur  quelle  est  l'importance  de  cet  artiste  à  Rome.  A  l'exception 
de  Michel-Ange,  de  Raphaël  et  du  Dominiquin,  nul  artiste  n'a  fait 
autant  que  le  Pinturicchio  pour  la  décoration  de  la  ville  éternelle. 
Eh  bien!  malgré  tant  de  travaux,  k  Pinturicchio  passe  presque 
inaperçu  à  Rome,  et  la  plupart  des  voyageurs  s'en  retournent  cer- 
tainement sans  emporter  de  lui  aucun  souvenir  durable.  Diflerentes 
circonstances  exphquent  le  guignon  qui  s'attache  à  ce  grand  artiste, 
si  pur,  si  pieux,  si  sérieux,  si  digne  d'une  meilleure  gloire.  La  plu- 
part des  chapelles  qu'il  a  peintes  sont  fort  sombres;  celle  de  la  té- 
nébreuse églis3  d'Ara-Cœli  ne  reçoit  le  jour  que  d'un  seul  côté  :  aussi 
n'y  a-t-il  qu'une  des  murailles  qui  se  laisse  facilement  étudier.  Les 
salles  de  l'appartement  Borgia  sont  fermées  au  public  et  ne  se  voient 
pas  sans  une  permission  assez  difficile  à  obtenir.  Quand  on  obtient 
cette  permission,  on  trouve  des  peintures  très  endommagées  par 
l'humidité,  presque  invisibles  grâce  à  l'obscurité  des  salles  et  à  la 
hauteur  des  lunettes,  à  moins  cependant  qu'on  ne  se  décide  à  grim- 
per sur  des  échelles  placées  dans  la  bibliothèque,  sans  aucun  souci 
de  savoir  si  le  gardien  qui  vous  accompagne  ne  prendra  pas  mau- 
vaise opinion  de  vos  manières.  Notre  amour  des  arts  nous  a  poussé 
àpren  .re  courageusement  ce  parti;  mais  un  gcntleriutn  anglais  cor- 
rect ne  l'aurait  point  fait,  et  serait  sorti  de  l'appartement  Borgia 
aussi  avancé  qu'en  y  entrant.  Grâce  à  la  malveillance  du  hasard, 
une  injustice  imméritée  pèse  donc  sur  ce  grand  talent.  Essayons  de 
la  réparer  autant  'qu'il  est  en  nous. 

Bernardin  Pinturicchio,  le  plus  illustre  à  mon  gré  des  peintres 
qui  se  rattachent  à  l'école  du  Pérugin,  fut  l'ami,  presque  le  cama- 
rade de  Raphaël,  quoique  son  aîné  de  beaucoup,  et  il  l'emmena, 
dit-on,  travailler  avec  lui  aux  fameuses  peintures  de  la  sacristie  du 
duomo  de  Sienne;  mais  un  monde  sépare  les  deux  artistes,  et,  si 
nous  ne  savions  pas  qu'ils  ont  été^  contemporains,  nous  pourrions 
croire  qu'ils  ont  vécu  à  plus  d'un  siècle  de  distance,  tant  leurs  ma- 
nières de  comprendre  l'art  sont  différentes.  C'est  en  considérant  les 
peintures  du  Pinturicchio  que  nous  avons  eu  nettement  conscience 


1000  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  la  première  fois  d'une  certaine  corruption  introduite  dans  l'art 
par  les  grands  artistes  de  la  renaissance,  principalement  par  Ra- 
phaël, corruption  que  ce  dernier  sut  contenir  dans  de  justes  limites, 
mais  qui,  après  lui,  exerça  librement  ses  ravages,  et  fin't  par  en- 
fanter ce  qu'on  afortbien  appelé  l'art  académique.  Jusqu'à  Raphaël, 
la  peinture  avait  été  surtout  expression;  le  premier,  il  abusa  de 
l'élément  dramatique  de  la  gesticulation,  de  la  pantomime,  de  l'ac- 
tion scénique,  du  jeu  des  membres.  11  a  été  très  bien  dit  que  la 
peinture  était  l'art  dramatique  par  excellence;  mais  pourquoi  est- 
elle  dramatique?  Est-ce  seulement  parce  qu'elle  permet  de  grouper 
plus  facilement  que  la  sculpture  plusieurs  personnages  dans  une 
action  commune?  Non,  c'est  parce  qu'elle  permet  de  faire  apparaître 
l'âme  humaine,  qui  est  dramatique  par  essence,  étant  passion  et 
mouvement.  Et  par  quels  moyens  et  quels  organes  l'âme  parvient- 
elle  surtout  à  jaillir  au  dehors?  Par  le  mouvement  des  traits  et  par 
les  yeux.  Le  jeu  de  la  physionomie,  surtout  le  regard,  voilà  donc 
le  domaine  propre  de  la  peinture.  Les  anciens  maîtres,  de  Giotto 
à  Léonard,  Léonard  lui-même  encore,  ne  s'y  trompèrent  pas  :  aussi 
firent-ils  prédominer  l'expression  sur  la  pantomime;  seulement  Léo- 
nard s'écarte  de  cette  tradition  en  ce  sens  qu'il  cherche  à  établir  un 
équilibre  exact  entre  les  diverses  émotions  de  la  physionomie  et  les 
attitudes  corporelles  qui  leur  correspondent  naturellement.  Les  an- 
ciens peintres  s'inquiétaient  donc  moins  de  l'attitude  et  de  la  pan- 
tomime qu'on  ne  l'a  fait  depuis  Raphaël.  En  étaient-ils  moins  dra- 
matiques pour  ce'a?  Nullement.  La  peinture,  s'il  s'agit  de  rendre  les 
formes  et  les  attitudes  du  corps,  est  inférieure  à  la  sculpture;  mais 
en  revanche  elle  lutte  en  toute  réalité  avec  la  vie  pour  le  langage 
du  regard.  Un  corps  reproduit  par  la  peinture  ne  sera  jamais  qu'une 
image;  mais  deux  yeux  brûlans  d'amour,  de  courroux,  de  piété, 
d'extase,  sont  aussi  vrais  sur  la  toile  d'un  grand  maître  qu'ils  le 
sont  dans  la  nature.  Et  cette  vérité  conserve  éternellement  sa  sin- 
gulière magie;  au  bout  d'une  heure  de  contemplation,  les  expres- 
sions de  ces  regards  n'ont  rien  perdu  de  leur  première  vivacité. 
L'illusion  ne  s'est  pas  dissipée;  au  contraire,  au  bout  de  cinq  mi- 
nutes, elle  s'est  dissipée  pour  les  attitudes  et  surtout  pour  les 
gestes.  Quelque  vivant  que  soit  un  geste  reproduit  par  la  peinture, 
il  est  comme  figé  par  l'immobilité  qui  lui  est  imposée;  mais  il  n'y  a 
aucune  immobilité  dans  l'expression  du  regard,  et  le  fluide  de  la 
vie  s'en  échappe  incessamment  dans  la  peinture  comme  dans  la  réa- 
lité. La  peinture  peut  donc  faire  le  plus  là  où  ella  ne  peut  faire  le 
moins;  elle  peut  rendre  visible  l'invisib'e,  c'est-à-diie  l'âme,  tandis 
qu'avec  les  cor|)s  opaques,  si  faciles  à  saisir  en  apparence,  elle  ne 
parvient  qu'à  faire  apparaître  leurs  fantômes. 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  1001 

Voilà  le  charme  profond  du  Pinturicchio,  surtout  dans  ces  fresques 
de  Saint-Onuphre  et  dans  le  petit  tableau  du  Couronnement  de  la 
Vierge  :  il  peint  des  âmes.  Cc'pendant  il  sait  revêtir  ces  âmes  de 
corps  robustes  et  beaux  ;  ses  personnages  ne  sont  point  d'intangibles 
vapeurs  myst'ques,  ce  sont  des  représentations  solidement  accusées 
de  réalités  bien  vivantes.  Parmi  les  nombreuses  figures  de  ces  fres- 
ques de  Saint-Onuphre,  une  surtout  ne  me  sortira  jamais  de  la  mé- 
moire :  celle  d'une  jeune  sainte,  debout,  la  tête  inclinée  avec  une 
humilité  d'adoration  charmante,  superbe  fille  à  la  beauté  vigou- 
reuse et  presque  populaire.  Les  Italiens  ont  rarement  mérité  le  re- 
proche qu'on  fait  aux  peintres  mystiques  de  peindre  des  âmes  im- 
matérielles, et  le  Pinturicchio  l'a  mérité  moins  que  tout  autre  :  ses 
personnages  ont  donc  des  corps  capables  de  porter  leurs  âmes, 
quelque  chargées  qu'elles  soient  de  sentimens  et  de  pensées;  mais 
c'est  à  ce  rôle  que  le  Pinturicchio  borne  les  corps;  il  ne  leur  permet 
qu'une  ou  deux  attitudes  et  leur  interdit  rigoureusement  toute  pan- 
tomime démonstrative.  Au  contraire  les  âmes  parlent  par  le  regard 
avec  une  austérité,  une  ardeur,  une  piété,  une  sincérité,  une  bonho- 
mie incroyables.  Ce  sont  des  âmes  sans  feintise,  modestes  autant 
que  vraies,  qui  laissent  couler  tout  bonnement  leurs  sentimens  de 
la  source  de  la  natura,  qui  n'attendent  pas  pour  les  laisser  voir  qu'ils 
se  présentent  sous  la  forme  d'un  flot  triomphant  ou  d'un  jet  excep- 
tionnellement beau,  comme  le  font  trop  souvent,  à  partir  de  Ra- 
phaël, les  personnages  de  la  peinture.  Ces  âmes-là  n'ont  pas  eu 
d'heures  où  elles  aient  été  plus  pieuses,  plus  austères,  plus  vraies 
qu'à  d'autres;  elles  ont  constamment  gardé  leurs  vertus,  et  voilà 
pourquoi  elles  possèdent  une  naïveté  que  ne  posséderont  plus  les 
figures  de  l'art  dans  les  siècles  suivans.  Ajoutez  encore,  ainsi  que 
me  le  disait  très  justement  notre  directeur  de  l'académie  de  Rome, 
à  qui  je  soumettais  les  observations  qui  précèdent,  que  le  Pinturic- 
chio, comme  tous  les  maîtres  antérieurs  à  Raphaël,  a  le  respect  de 
ses  sujets  à  un  point  où  les  artistes  postérieurs  ne  l'eurent  jamais. 
Il  songe  à  la  vérité  plus  qu'à  la  beauté,  mais  il  est  récompensé  de 
cette  déféience,  car  la  beauté  qu'il  ne  cherche  pas,  il  la  trouve 
presqu'à  son  insu  et  contre  son  gré. 

Cette  profondeur  d'expression,  qui  éclate  surtout  dans  les  fres- 
ques de  Saint-Onuphre,  où  l'artiste  a  représenté  des  apôtres  et  des 
saintes  rangés  ou  agenouillés  aux  côtés  de  la  Vierge  assise  dans  sa 
gloire,  n'est  qu'un  des  dons  du  Pinturicchio.  Il  en  a  de  fort  nombreux 
et  de  fort  divers,  quelques-uns  même  assez  surprenans.  Au  risque  de 
me  faire  accuser  de  paradoxe,  j'ose  déclarer  qu'à  mon  avis  le  Pintu- 
ricchio est  un  des  plus  grands  peintres  de  paysage  qu'ait  eus  l'Italie. 
A  la  vérité  ces  paysages,  qui  sont  simplement  l'encadrement  néces- 


1002  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

saire  des  scènes  que  représente  le  Pinturicchio,  pourront  paraître  un 
peu  nus;  mais  de  quels  élémens,  je  vous  prie,  se  compose  le  paysage 
ordinaire  de  l'Italie?  L'air,  le  vaste  espace,  de  doux  contours  de 
collines,  de  molles  ondulations  de  terrains,  des  arbres  rares  et  ma- 
gnifiques, voilà  le  paysage  habituel  de  l'Italie,  et  c'est  celui-là  que 
le  Pinturicchio  reproduit  en  maître.  Que  ses  horizons  sont  étendus! 
que  ses  lointains  ont  de  profondeur!  Ils  sont  gens  de  goût  difficile 
ceux  qui  refuseront  d'avouer  que  le  paysage  de  la  fresque  de  Santa- 
Croce,  où  le  Pinturicchio  a  peint,  réunies  en  une  seule,  diverses 
scènes  ayant  rapport  à  la  découverte  de  la  croix,  compose  un  su- 
perbe encadrement.  De  goût  plus  difficile  encore  sont  ceux  qui 
n'admireront  pas  la  liberté  avec  laquelle  joue  l'air  dans  cette  fresque 
d'Ara  Cœli,  où  le  peintre  a  représenté  le  corps  de  saint  Bernardin 
porté  au  milieu  d'une  foule  immense  sur  une  place  publique  de 
Sienne.  Il  y  a  dans  cette  fresque,  la  plus  remarquable,  à  mon  gré, 
des  œuvres  du  peintre  à  Rome,  une  étonnante  profondeur  de  per- 
spective; rarement  artiste  en  tout  cas  nous  a  donné  à  ce  point  le 
sentiment  de  l'espace,  de  l'impalpable  vide.  Et  le  paysage  du  Mar- 
tyre de  saint  Sébastien  dans  l'appartement  Borgia,  est-ce  qu'il  n'est 
pas  profondément  romain  dans  son  austère  nudité,  ne  vous  semble- 
t-il  pas  par  son  aridité  morose  un  coin  de  la  plaine  si  triste  et  si 
grandiose  de  la  Via  Appia?  Cette  plaine,  merveilleux  emplacement 
pour  l'exercice  du  tir  à  la  cible,  est  bien  en  rapport  aussi  avec  la 
nature  du  supplice,  et  cette  solitude  fait  mieux  ressortir  la  férocité 
des  bour-reaux  que  ne  le  ferait  tout  autre  paysage.  Là,  les  arch  rs 
peuvent  prendre  le  martyr  pour  point  de  mire  de  leur  adresse  sans 
avoir  à  craindre  qu'aucun  pli  de  terrain,  aucun  arbre  feuillu,  au- 
cun détail  naturel  vienne  détourner  ou  arrêter  leurs  flèches.  Cette 
harmonie  entre  la  scène  et  le  paysage  qui  lui  sert  de  cadre  arrête 
encore  l'attention  dans  la  lunette  du  même  appartement  Borgia 
où  est  représentée  l'ascension  de  Jésus;  c'est  au  milieu  d'une  cam- 
pagne d'une  douceur  heureuse  que  Jésus  se  sépare  de  ses  disci- 
ples, qui  le  suivent  de  leurs  regards  attendris,  montant  au  milieu 
des  fraîches  teintes  d'une  aube  italienne.  Cependant,  pour  le  Pin- 
turicchio comme  pour  tous  les  grands  peintres  italiens  de  la  belle 
époque,  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  paysage  n'est  qu'un  acces- 
soire, qu'un  encadrement  sans  sérieuse  importance;  nous  sommes 
bien  loin  encore  des  jours  où  Annibal  Carrache,  voulant  représen- 
ter les  principaux  épisodes  de  la  vie  de  la  Vierge,  créera  les  ad- 
mirables compositions  qui  se  voient  au  palais  Doria,  mais  qui  ont 
le  tort  considérable  de  renverser  les  rôles  et  de  faire  de  la  scène  un 
accessoire  du  paysage. 

Encore  une  remarque.  Les  fresques  de  l'appartement  Borgia  sont 


IMPRESSIONS    DE   VOYAGE    ET   d'aRT.  4003 

celles  où  le  Pinturicchio  a  répandu  le  plus  doux  coloris,  ainsi  que  le 
lui  permettaient  et  la  nature  du  lieu  et  la  destination  de  ces  pein- 
tures, car  le  Pinturicchio  est  d'une  si  scrupuleuse  sévérité  que  d'or- 
dinaire il  n'a  pas  recours  au  charme  de  la  couleur.  Ses  fresg^ues 
sont  dépourvues  de  tout  éclat,  sans  être  pour  cela  déplaisantes  à 
l'œil;  les  fresques  d'Ara-Cœli  sont  à  peu  près  noires,  et  n'en  laissent 
pas  moins  un  souvenir  profond.  On  dirait  que  le  peintre  a  eu  scru- 
puie  d'employer  pour  les  fresques  des  églises  toutes  les  ressources 
de  l'art,  et  qu'il  se  serait  reproché  un  trop  beau  coloris  comme  un 
péché  envers  le  sérieux  que  lui  commandaient  ses  sujets  et  surtout 
leur  destination;  mais  à  l'appartement  Borgia  il  s'agissait  de  faire 
avant  tout  des  peintures  décoratives,  et  le  Pinturicchio  s'est  accordé 
dans  une  honnête  mesure  l'indulgence  qu'il  s'était  refusée  ailleurs. 
Quelques  traces  d'archaïsme  assez  singulières  se  remarquent  dans 
ces  peintures  de  l'appartement  Borgia  :  par  exemple,  lorsque  le 
peintre  a  besoin  de  représenter  un  édifice,  une  maison,  un  palais, 
une  tour,  il  se  sert  d'un  procédé  de  maçonnerie  qui  fait  saillie  sur 
la  muraille  d'une  épaisseur  d'un  pouce  au  moins.  Cette  bizarrerie 
est-elle  due  à  une  gaucherie,  ou  bien  a-t-elle  un  but  de  décora- 
tion? La  dernière  hypothèse  est  évidemment  la  vraie,  car,  si  cette 
bizarrerie  devait  s'expliquer  par  une  gaucherie  de  l'artiste,  elle  se 
rencontrerait  dans  ses  autres  œuvres  toutes  les  fois  qu'il  a  eu  be- 
soin de  figurer  un  édilice.  En  tout  cas,  il  est  certain  que  cette  sin- 
gularité est  lom  d'ê!;re  choquante,  et  que  l'on  peut  la  dire  savante 
plutôt  que  naïve,  car  elle  est  d'un  effet  décoratif  des  plus  heureux; 
la  lumière  s'accroche  gaîment  aux  angles  de  ces  miniatures  de  ma- 
çonnerie, et  quand  on  voit  ces  fresques  au  printemps,  bien  éclairées 
par  la  lumière  itaHenne,  cette  particularité  doit  leur  prêter  une 
sorte  de  riante  réalité  qui  les  met  en  harmonie  avec  le  spectacle  de 
la  nature  du  dehors. 

Emile  Montégut. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  avril  1870. 

Un  de  ces  derniers  jours,  comme  nous  flottions  sans  cesse  entre  l'in- 
cident de  la  veille  et  l'incident  du  lendemain,  comme  nous  en  étions 
encore  à  nous  demander  si  nous  entrions  dans  une  crise  nouvelle  pro- 
voquée par  ce  plébiscite  qui  a  éclaté  à  l'improviste,  un  étranger,  homme 
d'esprit,  accoutumé  à  suivre  nos  affaires,  nous  disait  avec  un  mélange 
de  surprise  et  d'inquiétude  :  «  Ce  qui  se  passe  en  France  est  vraiment 
d'un  prodigieux  intérêt  pour  nous  tous  Européens.  Vous  nous  don- 
nez quelquefois,  il  est  vrai,  de  bien  mauvais  exemples  dans  tous  les 
genres.  N'importe,  la  France  est  toujours  la  France;  tous  les  yeux  sont 
fixés  sur  elle  aujourd'hui  plus  que  jamais.  Il  y  a  seulement  un  fait  qui 
nous  effraie  autant  qu'il  nous  intéresse,  parce  que  nous  ne  le  compre- 
nons guère.  Vous  êtes  un  peuple  étrange.  A  peine  êles-vous  engagés  dans 
une  voie,  vous  voulez  à  tout  prix  et  d'un  seul  coup  aller  jusqu'au  bout. 
La  réalité  profitable  et  solide  du  moment  ne  vous  suffit  pas.  On  dirait 
que  vous  tenez  absolument  à  dégager  la  quintessence  des  choses,  à  dé- 
monter pièce  à  pii  ce  le  mécanisme  de  vos  institutions  pour  tout  re- 
mettre en  ordre  selon  le  meilleur  modèle.  Vous  êtes  des  théoriciens 
agitateurs  et  ingénieux.  Un  jour,  vous  vous  livrez  à  des  assauts  d'élo- 
quence pour  rechercher  s'il  n'y  a  point  par  hasard  incompatibilité  entre 
le  suffrage  universel  et  la  monarchie.  Un  autre  jour,  il  s'agit  de  sa- 
voir si  les  réformes  que  vous  avez  conquises  sont  des  concessions  ou 
des  restitutions,  ou  des  revendications  de  droits  imprescriptibles.  Vous 
voilà  maintenant  occupés  à  vous  débattre  sur  un  plébiscite  qui  n'est 
qu'un  expédient  périlleux,  s'il  n'est  pas  la  théorie  la  plus  vaine.  La 
passion  de  la  logique  et  des  mots  retentissans  vous  perd.  Vous  livrez  à 
chaque  instant  la  proie  pour  l'ombre.  Voyez  l'Angleterre  :  si  Ton  vou- 
lait mettre  la  coliérence  dans  ses  institutions,  rien  ne  resterait  debout, 
ce  serait  une  véritable  confusion.  Est-ce  que  l'Angleterre  s'est  inquié- 
tée de  quelques  dissonances  ou  de  quelques  contradictions  apparentes 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1005 

lorsqu'elle  a  réalisé  les  deux  ou  trois  grandes  réformes  par  lesquelles 
elle  s'est  rajeunie  depuis  quarante  ans?  L'Italie  elle-même,  la  dernière 
venue  dans  la  voie  parlementaire,  —  l'Italie  a  une  constitution  dont  un 
des  premiers  articles  porte  encore  que  la  religion  catholique  est  la  reli- 
gion de  l'état;  cela  ne  l'a  pas  empêchée  de  proclamer  ou  à  peu  près  la 
séparation  de  l'état  et  de  l'église,  sans  songer  à  refaire  son  statut.  Que 
la  logique  absolue  ne  trouve  pas  toujours  son  compte  dans  cette  manière 
de  procéder,  c'est  bien  possible.  Est-ce  une  meilleure  politique  de  vou- 
loir tout  faire  à  la  fois  et  de  se  jeter  à  corps  perdu  dans  ces  expériences 
agitées  où,  sous  prétexte  de  l'absolu  et  des  principes,  on  remet  tout  en 
question  deux  ou  trois  fois  par  mois,  au  risque  d'avoir  une  crise  par 
semaine?  »  Celui  qui  parlait  ainsi  pouvait  bien  avoir  quelque  raison;  il 
racontait  dans  tous  les  cas  notre  histoire  de  ces  derniers  jours  telle  que 
l'ont  faite  des  incidens  assez  imprévus,  quoique  peut-être  inévitables. 

Non,  en  vérité,  les  choses  ne  peuvent  jamais  marcher  en  France 
comme  elles  marchent  partout.  Elles  procèdent  de  cette  manière  d'en- 
tendre la  politique  qu'on  nous  reproche,  et  qui  nous  conduit  parfois 
à  de  si  étranges  aventures.  La  passion  de  la  logique  et  du  drame  nous 
entraîne.  Quand  il  y  a  quelque  difficulté  secrète,  on  peut  être  sijr  que 
de  tous  les  côtés,  du  côté  du  gouvernement  aussi  bien  que  du  côté 
de  l'opposition,  on  ne  négligera  rien  pour  en  provoquer  l'explosion,  ou 
du  moins  on  ne  fera  rien  pour  l'éviter,  et  quand  il  y  a  quelque  appa- 
rence d'éclaircie  dans  nos  affaires,  on  peut  dire  d'avance  que  ce  ne  sera 
pas  pourlongteuips.  Pendant  quelques  semaines,  tout  avait  repris  un  cer- 
tain air  de  confiance  et  de  sécurité.  Le  ministère  du  2  janvier  semblait 
plus  que  jamais  à  l'abii  de  toute  menace,  il  avait  cela  pour  lui  que  le  sen- 
timent public  le  reconnaissait  comme  seul  possible.  La  lettre  par  laquelle 
l'empereur  avait  demandé  à  M.  le  garde  des  sceaux  de  préparer  avec  ses 
collègues  un  sénatus-consulte  définitif  paraissait  fixer  le  dernier  terme 
de  la  révolution  constitutionnelle  qui  s'accomplit,  et  ce  sénatus-consulte 
lui-même,  sans  être  parfait,  pouvait  après  tout  être  considéré  comme 
une  réalisation  suffisante  des  conditions  essentielles  d'un  régime  de  li- 
berté parlementaire.  On  croyait,  en  un  mot,  toucher  à  la  terre  ferme  et 
dépasser  le  dernier  cap  des  tempêtes,  au-delà  duquel  on  pourrait  enfin 
s'occuper  librement  et  utilement  des  affaires  du  pays.  Point  du  tout;  en 
peu  de  jours,  en  peu  d'heures,  la  face  des  choses  change  subitement. 
Au  moment  où  l'on  y  pensait  le  moins,  la  proposition  d'un  plébiscite 
éclate  comme  une  bombe  fulminante,  et  met  le  désarroi  dans  tous  les 
rangs.  Le  ministère  s'ébranle  et  se  disloque  à  moitié;  les  animosités 
se  réveillent;  le  corpS  législatif  ne  sait  plus  où  il  en  est;  le  sénat  pré- 
sente son  œuvre  de  réforme  constitutionnelle  dans  une  atmosphère 
chargée  d'orages.  La  politique  reprend  son  caractère  laborieux  et  obs- 
cur, les  esprits  se  rejettent  dans  la  défiance  et  le  trouble;  a  les  b3aux 
jours  d'Aranjuez  tirent  à  eur  fin.  »  Voilà  le  résultat;  la  cause,  c'est  évi- 


1006  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

demment  ce  coup  de  théâtre  du  plébiscite,  cette  proposition  extrême  et 
imprévue  de  soumettre  la  réforme  constitutionnelle  à  la  ratification  du 
suffrage  universel  sous  une  forme  et  dans  des  conditions  qu'on  ne  con- 
naît même  pas  encore. 

Et  d'abord  il  y  a  une  première  question  qu'il  eût  été  assez  intéressant 
d'éclaircir,  qu'on  eût  pu  serrer  de  plus  près  dans  la  dernière  interpel- 
lation du  corps  législatif  au  sujet  de  la  crise  ministérielle.  D'où  est  venue 
cette  pensée?  A  quel  moment  précis  et  sous  quelle  impression  s'est- 
elle  produite?  La  génération  de  l'idée  du  plébiscite,  c'est  ce  qu'il  faudrait 
connaître  pom*  en  saisir  le  caractère  ou  l'opportunité.  Un  appel  au  peu- 
ple est  sans  doute  toujours  un  acte  qui  a  une  apparence  de  hardiesse  et 
de  grandeur;  ce  n'est  pas  cependant  un  motif  pour  invoquer  ce  suprême 
arbitrage  populaire  sans  mie  évidente  nécessité.  Or,  s'il  y  a  une  diose 
claire  aujourd'hui,  c'est  que  la  nécessité  d'un  plébiscite  n'était  rien 
moins  que  démontrée,  puisque  personne  n'y  avait  pensé  sérieusement 
jusqu'ici.  On  n'y  a  pas  pensé  lorsque,  durant  les  dernières  années,  on  a 
fait  des  réformes  qui  n'étaient  point  assurément  dans  l'esprit  de  la  con- 
stitution de  1852.  On  n'y  a  pas  pensé  après  les  élections  de  1869,  lorsque 
l'empereur  répondait  au  projet  d'interpellation  des  116  par  son  message 
du  12  juillet;  on  n'y  a  pas  songé  davantage  à  l'occasion  du  sénatus- 
consulte  du  8  septembre.  On  n'y  pensait  même  pas  encore  lorsqu'on  a 
présenté,  il  y  a  quinze  jours,  le  dernier  sénatus-consulte,  puisque,  selon 
l'aveu  de  M.  le  garde  des  sceaux,  on  s'était  ingénié  à  combiner  les  ar- 
ticles de  la  constitution  nouvelle  de  façon  à  ne  pas  heurter  trop  direc- 
tement le  plébiscite  qui  a  fondé  le  régime  actuel.  Quelle  que  soit  la 
force  qu'on  puisse  attendre  d'une  grande  consultation  populaire,  le  sys- 
tème qu'on  a  suivi  était  effectivement  des  plus  simples.  On  n'a  pas  pensé 
du  premier  coup  à  recourir  au  peuple,  parce  que  le  peuple  venait  de  se 
prononcer  par  les  élections.  En  remettant  la  liberté  dans  les  institutions, 
on  croyait  justement  se  conformer  au  vœu  national,  à  la  volonté  natio- 
nale. Invoquer  aujourd'hui  la  nécessité  d'un  plébiscite,  c'est  avouer  in- 
directement que  ce  qu'on  a  fait  depuis  six  mois,  on  n'avait  pas  le  droit 
de  le  faire,  que  le  sentiment  du  pays  en  est  encore  à  se  manifester.  C'est 
toujours  le  même  procédé  plein  de  mystère  et  de  danger  qui  consiste  à 
remettre  en  question,  ne  fût-ce  que  pour  la  forme,  ne  fût-ce  que  pour  un 
instant,  ce  qu'on  croyait  acquis  et  irrévocable.  —  Vous  voulez  consulter 
le  peuple  et  lui  demander  si  décidément  il  préfère  la  constitution  libérale 
de  1870  à  la  constitution  autoritaire  de  1852!  —  Mais  alors  que  signifie 
tout  ce  qu'ont  fait  les  pouvoirs  réguliers  depuis  un  an?  Où  est  le  titre 
moral  d'existence  du  ministère  du  2  janvier?  Tout  ce  qui  existe  jusqu'ici 
n'est  donc  encore  que  provisoire,  et  la  liberté  n'est  qu'un  candidat,  selon 
l'expression  plus  brillante  que  juste  de  M.  le  garde  des  sceaux?  A  la  ri- 
gueur, on  aurait  compris  un  plébiscite  au  mois  de  juillet  1869,  lorsque 
rien  n'était  fait,  lorsqu'on  allait  entrer  dans  une  voie  nouvelle. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  1007 

Aujourd'hui,  après  tout  ce  qui  a  été  accompli,  un  vote  n'est  plus  qu'un 
acte  d'enregistrement  presque  superflu  auquel  pouvait  suppléer  sans 
contredit  l'assentiment  visible,  éclatant,  du  pays.  Remarquez  que,  lors- 
que la  question  de  la  dissolution  du  corps  législatif  s'est  élevée  il  y  a 
deux  mois  à  peine,  on  a  justement  invoqué  cette  raison  qu'il  était  inutile 
et  dangereux  d'agiter  la  France  entière  pour  une  élection  nouvelle  en 
présence  d'une  manifestation  toute  récente  du  suffrage  universel.  Main- 
tenant, ouvrir  dans  les  trente-sept  mille  communes  françaises  un  scrutin 
par  lequel  on  demande  au  peuple  s'il  veut  le  régime  parlementaire,  la 
responsabilité  ministérielle,  un  sénat  constituant  ou  un  sénat  législatif, 
livrer  pendant  quelques  jours  toutes  les  institutions  aux  débats  passion- 
nés des  réunions  publiques  et  de  la  presse,  c'est,  à  ce  qu'il  paraît,  la 
chose  la  plus  simple  du  monde!  En  lui-même,  le  plébiscite  n'était  donc 
imposé  ni  par  une  nécessité  politique  invincible  ni  par  les  circonstances; 
mais  il  a  créé  un  bien  autre  danger,  il  a  rallumé  toutes  les  discussions. 
Ce  qu'on  n'entrevoyait  peut-être  qu'à  demi ,  et  sans  en  mesurer  la  gra- 
vité, dans  un  sénatus-consulte,  on  s'est  mis  à  le  regarder  de  plus  près  et 
on  s'est  trouvé  en  présence  d'une  situation  sérieusement  engagée  par 
les  conséquences  mêmes  qu'on  attribue  au  prochain  vote  populaire.  On 
a  voulu  savoir  ce  que  c'était  que  ce  système  plébiscitaire  qui  va  entrer 
dans  nos  institutions  pour  y  tenir  garnison  à  côté  du  système  parlemen- 
taire, et  on  s'est  demandé  aussi  comment  le  gouvernement  avait  pu 
se  laisser  conduire  à  cette  extrémité,  au  risque  de  se  déchirer  lui-même 
avant  d'en  venir  là. 

S'il  n'y  avait  en  effet  devant  nous  qu'un  plébiscite  de  circonstance, 
fût-il  inopportun,  ce  ne  serait  rien  ;  mais  il  y  a  un  principe  inscrit  dans 
la  constitution ,  restant  debout  comme  une  force  indépendante,  comme 
une  menace.  Ce  principe  d'un  droit  d'appel  au  peuple,  inhérent  à  la 
responsabilité  impériale,  passe  aujourd'hui  sans  plus  de  façon  d'une 
constitution  autoritaire  dans  une  constitution  libérale.  Il  serait  assez 
difficile.,  à  vrai  dire,  de  savoir  ce  qu'il  peut  faire  dans  le  régime  nouveau 
qui  s'inaugure  et  quel  rôle  peut  lui  être  réservé.  Sans  doute  il  ne  peut 
plus  avoir  le  même  caractère  ni  la  même  portée  qu'autrefois,  puisque 
tout  est  changé,  puisqu'il  y  a  maintenant  un  ministère  responsable,  sans 
le  concours  duquel  un  acte  souverain  ne  serait  plus  qu'une  résunection 
dictatoriale.  Ce  n'est  pas  moins  une  étrange  anomalie  qu'on  s'efforce  de 
conserver  dans  une  constitution  qui  offre  tous  les  moyens  réguliers  de 
consulter  la  nation,  au  moment  même  où  l'on  travaille  à  fonder  le  gou- 
vernement du  pays  par  le  pays.  Ce  droit  d'appel  au  peuple,  en  dehors 
de  toutes  les  représentations  organisées,  où  a-t-on  jamais  vu  qu'il  ait 
été  une  fonction  naturelle  du  pouvoir,  et  qu'il  ait  rien  sauvé?  Dans  les 
circonstances  ordinaires,  c'est  un  moyen  dont  on  ne  peut  pas  même 
se  servir  parce  que  ce  serait  déployer  un  appareil  ridiculement  dis- 
proportionné avec  le  résultat  qu'on  veut  atteindre;  dans  les  circon- 


1008  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Stances  exceptionnelles,  extrêmes,  il  peut  quelquefois,  nous  en  conve- 
nons, être  une  ressource  désespérée  aux  mains  d'un  pouvoir  résolu  à 
recourir  à  la  force.  Dans  ce  cas,  de  quelque  façon  que  tourne  le  combat, 
c'est  une  révolution,  et  un  article  constitutionnel  est  parfaitement  inu- 
tile. —  Mais  alors,  dira-t-on,  s'il  survient  des  conflits  entre  les  pouvoirs, 
on  ne  pourra  donc  pas  les  dénouer  pacifiquement?  —  11  y  a  au  contraire 
un  moyen  très  simple  que  toutes  les  constitutions  réservent  au  chef  de 
l'état  sous  un  régime  monarchique,  c'est  le  droit  de  dissoudre  la  chambre 
élective. —  Mais  si  c'est  la  même  chambre  qui  revient  avec  un  mandat 
nouveau  et  une  pensée  persistante?  —  Alors  effectivement  la  question  se 
complique;  seulement,  dans  ce  cas,  on  voit  bien  qu'il  ne  s'agit  pas  de 
dénouer  pacifiquement  des  conflits,  ce  qui  est  toujours  possible  par  ces 
transactions  qui  sont  l'essence  du  régime  constitutionnel,  il  s'agit  de  les 
trancher  au  profit  d'une  autorité  prépondérante,  et  l'appel  direct  au 
peuple  n'est  qu'une  diversion  hardie  pour  enlever  un  vote  en  déplaçant 
les  questions.  On  est  obligé,  pour  discuter  cette  singulière  prérogative, 
de  s'engager  dans  une  véritable  métaphysique  de  coups  d'état. 

Tout  ce  qu'on  peut  dire  de  mieux,  c'est  que  ce  droit  ne  peut  plus 
avoir  les  conséquences  pratiques  qu'il  a  eues,  et  que  l'empereur  paraît 
y  tenir,  moins  sans  doute  pour  ce  qu'il  en  peut  faire  que  parce  qu'il  y 
voit  en  quelque  sorte  le  titre  distinclif  de  sa  souveraineté.  L'empereur 
tient  à  garder  son  caractère  de  souverain  élu  et  à  laisser  dans  la  con- 
stitution le  cachet  de  son  origine  populaire.  — Soit;  qu'on  laisse,  si  l'on 
veut,  dans  la  constitution  nouvelle,  à  côté  de  la  responsabilité  impériale, 
ce  droit  vague,  mystérieux,  d'en  appeler  au  peuple  dans  certaines  cir- 
constances exceptionnelles;  mais  il  y  a  autre  chose  dans  le  pi'ojet  qu'a- 
vait présenté  le  gouvernement  et  que  la  commission  du  sénat  propose 
de  consacrer,  il  y  a  cet  article  relégué  à  la  fin  et  qui  déclare  que  la 
constitution  nouvelle,  telle  qu'elle  va  être  votée,  ne  pourra  plus  désor- 
mais être  réformée  que  par  le  peuple  sur  la  proposition  de  l'enipjreur. 
Quel  motif  y  a-t-il  ici  de  soustraire  un  acte  aussi  grave  que  la  réforme 
de  la  constitution  à  la  délibération  réfléchie  de  tous  les  pouvoirs  pu- 
blics? Cette  délibération  n'est-elle  pas  au  contraire  le  préliminaire  na- 
turel, nécessaire,  d'un  remaniement  des  institutions  fondamentales?  Le 
sénat  en  prend  bien  vite  son  parti,  et  il  nous  laisse  là  un  singulier  tes- 
tament de  son  existence  de  corps  constituant.  Les  raisons  que  donne 
l'honorable  rapporteur  de  la  commission,  M.  le  président  Devienne,  ne 
nous  semblent  pas  des  plus  sérieuses,  elles  nous  font  bien  plutôt  sentir 
la  gravité  de  la  détermination  qu'on  va  prendre. 

Cette  immutabilité  constitutionnelle  qu'on  propose  se  comprendrait 
encore  à  demi,  si  le  sénat,  entrant  dans  une  voie  qui  semblait  toute 
tracée,  s'était  mis  courageusement  à  élaguer,  à  simplifier  la  loi  orga- 
nique, en  la  réduisant  à  quelques  dispositions  essentielles  sur  lesquelles 
il  est  inutile  de  discuter  parce  qu'elles  sont  invariables.  Loin  de  là,  dans 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1009 

cette  constitution  remaniée,  refondue  et  corrigée,  le  sénat  a  fait  entrer 
des  détails  presque  minutieux  et  des  choses  au  moins  superflues;  il  a 
tenu  à  ce  qu'on  sût  bien  que  l'empereur  prononce  la  clôture  des  ses- 
sions, qu'il  nomme  et  révoque  les  conseillers  d'état;  il  est  allé  même 
jusqu'à  imprimer  le  sceau  fondamental  à  des  particulariiés  du  règle- 
ment intérieur  des  chambres;  il  a  érigé  le  comité  secret  en  dogme,  de 
telle  sorte  que  par  le  fait,  sans  qu'on  l'ait  voulu,  sans  qu'on  y  prenne 
garde,  la  situation  ancienne  se  trouve  singulièrement  aggravée.  Autre- 
fois du  moins,  si  la  constitution  renfermait  des  minuties,  elle  pouvait 
être  réformée,  et  elle  l'a  été  plus  d'une  fois;  si  le  corps  législatif  n'avait 
rien  à  voir  dans  une  telle  réforme,  le  sénat  était  encore  consulté; 
c'était,  faute  de  mieux,  l'apparence  d'une  intervention  législative.  Au- 
jourd'hui ce  n'est  plus  même  cela.  11  faut  un  plébiscite  pour  statuer 
sur  le  scrutin  de  liste  aussi  bien  que  sur  la  dynastie.  On  rend  de  cette 
manière,  à  ce  qu'on  dit,  le  pouvoir  constituant  au  peuple;  oui,  à  une 
condition,  c'est  que  le  chef  de  l'état  est  seul  juge  de  ce  qu'il  soumettra 
au  peuple  et  de  l'heure  où  il  le  consultera.  Ainsi,  voilà  qui  est  clair,  un 
article  constitutionnel  prétend  que  l'empereur  gouverne  avec  le  concours 
du  sénat,  du  corps  législatif;  mais,  quand  il  s'agit  de  la  première  des 
questions  de  gouvernement,  les  deux  assemblées  ne  sont  plus  que  les 
très  humbles  et  très  inutiles  spectatrices  d'un  tête-à-lête  mystérieux  du 
chef  de  l'état  et  du  peuple.  Disons  le  mot,  on  place  la  constitution  sous 
clé,  et  on  remet  la  clé  à  l'empereur.  On  dira  tout  ce  qu'on  voudra,  on 
vantera  les  merveilles  du  système  plébiscitaire;  ce  n'est  point  là  certai- 
nement du  libéralisme,  et,  puisqu'on  en  est  maintenant  à  citer  si  sou- 
vent Montesquieu,  on  devrait  se  souvenir  de  la  distinction  qu'il  fait  entre 
le  pouvoir  du  peuple  et  la  liberté  du  peuple.  Nous  sommes,  nous,  pour 
la  liberté  du  peuple  contre  ce  qui  n'est  que  l'illusion  du  pouvoir  du 
peuple,  et  dans  cette  discussion  qui  va  s'ouvrir  au  sénat  il  est  impos- 
sible que  les  esprits  sérieux  ne  soient  pas  frappés  de  ces  anomalies, 
qu'ils  ne  tiennent  pas  à  les  faire  disparaître;  il  est  impossible  qu'au 
dernier  moment  l'empereur  lui-même  ne  sente  pas  le  besoin  de  dissiper 
les  équivoques  par  quelque  libérale  transaction,  de  rendre  à  tous  les 
pouvoirs  publics  le  droit  de  délibérer  sur  les  futures  révisions  constitu- 
tionnelles. C'est  ce  droit  que  la  constitution  nouvelle  ne  reconnaît  pas, 
c'est  ce  droit  qu'elle  doit  reconnaître. 

Frjjnchement  oîi  était  la  nécessité  de  soulever  tous  ces  problèmes  qui 
ne  sont  qu'une  source  de  dissentimens  et  de  scissions?  Un  aurait  évité 
facilement  ce  qui  est  arrivé  en  s'attachant  à  l'intention  qu'on  avait  eue 
d'abord  de  dégager,  de  simplifier  la  constitution,  au  lieu  de  se  jeter 
dans  les  fondrières  des  plébiscites  présens  et  futurs.  On  aurait  dû  pré- 
voir les  complications  et  se  tenir  en  garde;  mais  ici  justement  commence 
ce  que  nous  appellerons  une  question  de  conduite  pour  le  gouverne- 

TOME  LXXXVI.  —  1870.  64 


JOIO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment.  Le  cabinet  du  2  janvier,  nous  le  craignons  fort,  est  arrivé  au 
plébiscite  sans  le  savoir,  par  une  pente  naturelle,  par  une  sorte  de  con- 
séquence forcée  du  système  qu'il  a  suivi.  Il  a  voulu  trop  faire  à  la  fois, 
il  a  remué  trop  de  clioses,  il  s'est  trop  complu  dans  les  illusions  faciles 
d'un  pouvoir  que  sa  mission  libérale  rendait  populaire.  Le  ministère  a 
résolu  le  problème  de  tenir  tête  courageusement  à  de  véritables  difficul- 
tés, de  gagner  une  multitude  de  batailles  parlementaires,  sans  affermir 
sensiblement  sa  position,  sans  se  créer  un  terrain  ferme  et  solide.  Il  a 
eu  certainement  de  brillantes  journées,  il  a  fait  preuve  d'une  bonne  vo- 
lonté évidente,  montré  les  meilleures  intentions;  il  n'est  pas  sûr  qu'a- 
vec d  incontestables  instincts  libéraux  il  ait  eu  vraiment  jusqu'ici  une 
politique.  Il  a  cru  qu'il  agissait  quand  il  nommait  des  commissions, 
quand  il  multipliait  devant  la  chambre  les  déclarations  qui  ralliaient 
un  instant  de  triomphantes  majorités.  Malheureusement  ce  n'était  pas 
assez.  A  quoi  lui  ont  servi  les  commissions  qu'il  a  nommées?  Il  y  en 
avait  une  qui  avait  été  chargée  de  préparer  un  plan  d'organisation  mu- 
nicipale de  la  ville  de  Paris,  elle  était  même  parvenue  à  rédiger  un 
projet  où  chacun  avait  mis  la  main;  puis,  quand  le  vote  est  venu,  le 
projet  a  été  repoussé,  et  on  s'est  remis  à  l'œuvre  avec  peu  de  chances 
d'arriver  à  un  résultat  définitif.  La  commission  de  décentralisation,  elle 
aussi,  n'est  point  sans  avoir  eu  quelques  malheurs.  Elle  n'a  pas  pu  s'en- 
tendre sur  la  question  de  la  nomination  des  maires,  ou  du  moins  elle 
s'est  divisée  en  fractions  presque  égales,  les  uns  se  prononçant  pour  la 
nomination  des  maires  par  le  gouvernement,  les  auti'es  pour  l'élection. 
Le  système  de  l'élection  a  triomphé  à  une  voix  de  majorité,  puis  la  dif- 
ficulté a  été  de  préciser  le  mode  électoral,  et  en  fin  de  compte  le  mi- 
nistre, qui  aurait  dû  commencer  par  là,  puisque  c'était  avant  tout  une 
question  de  responsabilité  politique,  le  minisire  de  l'intérieur,  repre- 
nant son  initiative,  seuible  décidé  aujourd'hui  à  présenter  une  loi  qui 
maintiendra  provisoirement  à  l'administration  le  droit  de  nommer  les 
maires.  La  commission  de  l'enseignement  supérieur  aura  de  la  chance, 
si  elle  arrive  à  quelque  résultat  plus  précis.  Au  fond,  toutes  ces  combi- 
naisons ont  été  des  moyens  de  popularité  et  de  ralliement  qui  ont  eu 
peut-être  un  succès  momentané,  mais  qui  ne  sont  pas  d'une  efficacité 
bien  durable.  La  vérité  est  qu'en  cela,  comme  dans  sa  politique  vis-à-vis 
du  corps  législatif,  le  ministère  a  procéd.^  par  la  voie  des  expédiens.  II  a 
lutté  contre  les  difficultés  de  sa  situation,  il  a  vécu  par  la  parole  plus  que 
par  l'action,  par  la  séduction  plus  que  par  l'autorité.  A  y  regarder  de 
près,  c'est  là  toute  sa  tactique  depuis  trois  mois.  De  temps  à  autre,  il . 
est  arrivé  avec  une  déclaration  libérale  faite  pour  exercer  une  influence 
heureuse  et  pour  dissiper  momentanément  les  nuages  en  tenant  tous 
les  partis  en  haleine.  Un  jour,  c'est  la  déclaration  sur  les  candidatures 
officielles;  un  autre  jour,  c'est  une  déclaration  sur  l'organisation  civile 
de  l'Algérie;  puis  est  venue  la  promesse  du  sénatus-consulte,  et  c'est 


V  REVUE.    CHRONIQUE.  1011 

ainsi  que,  pressé  successivement,  gagné  quelquefois  de  vitesse  par  les 
difficultés  toujours  renaissantes,  il  est  arrivé  presque  sans  s'en  douter 
au  plébiscite  comme  au  dernier  des  expédiens.  Il  a  cru  sans  doute  faire 
la  chose  la  plus  simple,  la  plus  décisive,  la  plus  propre  à  simplifier  dé- 
finitivement la  situation.  Malheureusement  il  s'est  fait  illusion  sur  deux 
points  graves;  il  a  soulevé  d'une  main  bien  hardie  ou  bien  légère  cette 
immense  question  du  droit  plébiscitaire,  qui.,  si  elle  n'est  pas  résolue 
par  un  compromis,  peut  laisser  un  germe  fatal  dans  notre  transfor- 
mation, et  du  même  coup  il  s'est  frappé  lui-même,  il  s'est  senti  ébranlé 
par  la  retraite  de  M.  Buffet,  suivie  mainteuant  de  la  retraite  de  M.  le 
comte  Daru,  de  sorte  qu'il  y  a  un  plébiscite  d<3  plus  et  deux  ministres 
de  moins.  C'est  M.  le  comte  Daru  qui,  pour  affiimer  la  parfaite  unité 
du  cabinet,  assurait,  il  y  a  deux  mois,  qu'on  ne  pourrait  détacher  une 
pierre  de  l'édifice  du  2  janvier  sans  que  l'édifice  s'écroulât  tout  entier. 
Deux  pierres  viennent  de  touiber  coup  sur  coup,  l'édifice  subsiste  en- 
core sans  doute,  puisque  c'est  iM.  Emile  Ollivier  qui  aujourd'hui  comme 
hier  est  le  chef  du  cabinet.  La  situation  cependant  ne  laisse  pas  de  de- 
venir délicate,  et  elle  est  aggravée  par  les  circonstances  mêmes  dans 
lesquelles  s'accomplit  ce  démembrement. 

Lorsque  ces  jours  derniers  M.  Jules  Favre  essayait  avec  plus  de  pas- 
sion que  d'habileté  de  provoquer  des  explications  sur  cette  récente  crise 
ministérielle,  il  dépassait  assurément  la  mesure  de  la  vérité  €t  de  la 
justice  en  s'armant  de  la  dignité  d'un  mini^stre  démissionnaire  contre  le 
reste  du  cabinet,  en  représentant  le  ministère  survivant  comme  ayant 
cessé  d'être  un  pouvoir  parlementaire  pour  devenir  le  complaisant  docile 
du  gouvernement  perscnnel.  Couvrir  de  fleurs  un  peu  trop  artificielles 
le  ministre  des  finances,  redevenu  simple  député,  n'était  qu'un  moyen 
d'aiguiser  des  sarcasmes  plus  amers  contre  ceux  dont  il  venait  de  se  sé- 
parer. 11  n'est  pas  moins  certain  que  la  retraite  de  M\L  Buffet  et  Daru, 
s'accomplissant  à  cette  heure,  entre  un  sénatus-consulte  où  les  deux 
ministres  ont  mis  leur  nom  et  un  plébiscite  qui  n'est  pas  encore  voté, 
prend  une  signification  singulière.  M.  Buffet  n'avait  pas  besoin  de  s'ex- 
pliquer pour  qu'on  devinât  son  «ecret.  Il  est  bien  clair  que,  dans  cette 
lutte  intime  qui  a  dû  s'engager,  l'ancien  ministre  des  finances  repré- 
sentait les  scrupules  parlementaires,  les  répugnances  contre  la  politique 
plébiscitaire.  A  quel  moment  précis  ces  scrupules  se  sont-ils  éveillés? 
Com:rent,  après  avoir  signé  le  sénatus-consulte,  après  avoir  paru  cou- 
vrir d'une  apprabatio-n  silencieuse  le  plébiscite  annoncé  au  corps  légis- 
latif, M.  Buffet  en  est-il  venu  tout  à  coup  à  croire  qu'il  ne  pouvait  pas 
aller  plus  loin?  Ce  n'est  qu'une  affaire  de  détail.  Le  fait  est  que  le  mi- 
nistre des  finances  s'est  arrêté,  sans  doute  en  partie  à  cause  du  plébis- 
cite actuel,  plus  probablement  encore  parce  qu'il  n'a  pas  pu  obtenir  des 
garanties  de  délibération  législative  pour  les  plébiscites  possibles  de 
l'avenir.  Il  a  reculé  devant  l'inconnu,  et,  sa  résolutio-n  une  fois  prise, 


1012  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  n'avait  pins  aucune  raison  d'accepter  devant  le  pays,  devant  les  cham- 
bres, la  solidarité  d'une  politique  qu'il  cessait  d'approuver.  11  n'en  était 
pas  tout  à  fjit  de  même  de  M.  le  comte  Daru,  qui  tout  d'abord  ne  par- 
tageait pas  les  scrupules  de  M.  Buffet,  qui  a  même  été,  dit-on,  l'un  des 
promoteurs  ou  l'un  des  défenseurs  du  plébiscite.  L'honorable  ministre 
des  affaires  étrangères  avait  été  plus  sensible  à  cette  hardiesse  confiante 
d'un  appel  au  pays;  il  n'y  voyait  pas  les  dangers  que  d'autres  y  décou- 
vraient; mais,  lui  aussi,  il  s'est  arrêté  à  un  certain  moment.  Sans  parler 
des  liens  qui  l'a' tachaient  au  ministre  des  finances,  avec  qui  il  est  entré 
au  pouvoir,  il  a  pu  essayer  de  limiter  le  système  plébiscitaire  pour 
l'avenir,  de  faire  la  part  de  la  délibération  parlementaire,  et,  n'ayant 
pas  réussi,  il  paraît  décidément  se  retirer;  d'un  pas  un  peu  plus  tar- 
dif, un  peu  plus  hésitant,  il  suit  M.  Buffet. 

Première  crise  pour  le  cabinet  du  2  janvier.  Qu'en  résultera-t-il?  Ce 
n'est  pas  encore  aujourd'hui  que  le  véritable  sens  de  celte  scission  ou 
de  cette  évolution  ministérielle  peut  apparaître  d'une  façon  distincte. 
Pour  le  moment,  le  premier  danger  est  écarté  par  le  seul  fait  que  le  mi- 
nistère reste  ce  qu'il  était,  sauf  les  deux  hommes  distingués  qui  s'en 
détachent,  et  pour  quelques  jours  il  y  a  une  route  toute  tracée.  Le  sé- 
natus-cmsulte  va  être  discuté  au  Luxembourg;  au  bout  de  cette  discus- 
sion est  le  plébiscite.  Le  corps  législatif,  de  son  côté,  se  met  aujourd'hui 
en  vacances  pour  quelques  semaines,  et  cette  prorogation,  on  ne  le 
cache  pas,  a  pour  principal  objet  de  permettre  aux  députés  d'aller  se 
mêler  à  l'agitation  du  pays.  Tout  va  donc  se  concentrer  dans  le  prochain 
vote  populaire.  |  our  lequel  le  gouvernement  a  demandé  à  tous  ses  agens 
«  une  activité  dévorante.  »  Jusque-là,  la  politique  n'a  plus  qu'un  seul 
but,  une  seule  préoccupation,  le  vote  du  1"  mai  ou  du  8  mai,  puisque 
la  date  est  encore  incertaine;  mais  c'est  le  lendemain  que  les  difficultés 
renaîtront,  que  la  situation  parlementaire  du  cabinet  devra  se  dessiner, 
et  que  les  conséquences  de  la  retraite  de  deux  membres  du  ministère 
se  feront  inévitablement  sentir.  Nous  ne  recherchons  même  point  si 
M.  Buffet  et  M.  le  comte  Daru  sont  des  ministres  faciles  ou  difficiles  à 
remplacer.  La  question  n'est  pas  là,  elle  est  dans  le  déplacement  d'in- 
fluences et  d'opinions  qui  peut  en  résulter,  dans  ce  premier  ébranle- 
ment d'un  pouvoir  qui  s'était  proposé  la  réforme  politique  de  la  France. 
MM.  Daru  et  Buffet  étaient  des  ministres  médiocres  ou  supérieurs;  mais 
leur  présence  au  pouvoir  servait  à  caractériser  le  cabinet  du  2  janvier, 
elle  était  le  signe  parlant  de  l'alliance  des  diverses  fractions  d"u  libé- 
ralisme modéré  de  la  chambre.  Les  deux  ministres  étaient  mieux  en- 
core, ils  représentaient  dans  le  ministère  un  certain  élément  de  consis- 
tance et  de  solidité,  certaines  traditions.  Aujourd'hui,  par  la  force  même 
des  choses,  cette  situation  se  trouve  nécessairement  altérée,  et  on  ne 
le  voudrait  de  part  ni  d'autre  qu'il  en  serait  encore  ainsi.  M.  Emile  01- 
livier  est  toujours  là,  il  est  vrai ,  prêt  à  tenir  tête  aux  orages  parlemen- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1013 

taires;  il  aura  du  talent,  de  l'éloquence  quand  il  faudra,  cela  n'est  pas 
douteux,  il  ne  livrera  pas  l'honneur  des  institutions  libérales  qu'il  s'est 
chargé  de  réaliser,  nous  en  sommes  convaincus.  M.  Emile  Ollivier  est 
aujourd'hui  ce  qu'il  éiait  hier,  mais  il  ne  peut  pas  faire  que  sa  situation 
n'ait  changé  jusqu'à  un  certain  point,  et  s'il  en  pouvait  douter,  il  n'au- 
rait qu'à  bien  voir  ceux  qui  se  réjouissent  et  ceux  qui  s'inquiètent  de  la 
rupture  du  faisceau  formé  le  2  janvier.  Tout  est  là.  Avec  les  meilleures 
intentions,  M.  le  garde  des  sceaux,  placé  désormais  sur  un  terrain  assez 
glissant,  peut  se  laisser  entraîner  dans  des  alliances  passablement  com- 
promettantes. Avec  un  talent  que  nul  ne  conteste,  il  a  besoin  de  se  sur- 
veiller pour  ne  pas  se  laisser  aller  à  des  inspirations  quelquefois  par  trop 
mobiles.  M,  Emile  Ollivier  va  au  plébiscite  avec  une  belle  audace  et  une 
conviction  ardente;  il  est  persuadé,  il  l'aflirmait  hier  encore,  que  le  vote 
populaire  donnera  au  gouvernement  la  force  de  marcher  fermement  dé- 
sormais, u  sans  aucune  espèce  de  préoccupation,  les  \eux  fixés  en  avant,» 
dans  les  voies  nouvelles  où  les  contestations  passionnées  ne  l'arrêteront 
plus.  Rien  de  mieux,  M.  Emile  Ollivier  se  laisserait  aller  cependant  à  une 
naïve  illusion,  s'il  croyait  que  ce  plébiscite,  fût  il  aussi  victorieux  qu'il 
en  a  l'espérance,  va  tout  trancher.  C'est  alors  au  contraire  que  commen- 
cera l'œuvre  difficile,  parce  qu'il  s'agira  d'appliquer  ces  institutions  li- 
bérales que  le  peuple  ratifiera  sans  nul  doute,  de  régler  cette  activité 
ministérielle  qui  a  été  jusqu'ici  un  peu  fébrile,  de  débrouiller  cette  con- 
fusion que  les  derniers  événemens  ont  laissée  un  peu  partout,  et  de  faire 
sentir  enfin  une  direction  qui  s'est  trop  souvent  égarée  dans  un  tour- 
billon de  bonnes  résolutions  sans  résultat. 

S'il  n'y  avait  pas  maintenant  cette  unique  préoccupation  qui  efface 
tout  et  absorbe  tout  en  France,  si  nous  n'avions  pas  les  émotions  d'un 
scrutin  où  la  liberté,  selon  le  mot  de  M.  le  garle  des  sceaux,  se  pré- 
sente comme  le  seul  candidat  officiel,  ce  serait  une  belle  occasion  de 
suivre  les  destinées  de  cet  autre  plébiscite  qui  se  prépare  à  Rome,  qui 
n'est  peut-être  pas  d'une  moindre  importance,  et  qui  ne  laisse  pas,  lui 
aussi,  d'exciter  d'étranges  agitations.  C'est  le  plébiscite  conciliaire  sur  les 
questions  de  foi  religieuse  et  sur  l'infaillibilité  personnelle  du  pape.  Où 
en  est  sur  tout  cela  la  politique  de  la  France?  Qu'est-il  arrivé  des  com- 
munications adressées  par  notre  gouvernement  au  saint-siége,  des  ré- 
ponses du  cardinal  Antonelli,  des  représentations  et  des  exposés  qui  ont 
été  depuis  expédiés  de  Paris  à  Rome?  Le  plus  clair,  c'est  qu'on  s'était 
un  peu  avancé,  qu'on  s'était  aventuré  dans  des  négociations  un  peu  dé- 
cousues, après  lesquelles  il  a  bit^i  fallu  s'arrêter,  et  peut-être  M.  le 
comte  Daiu  se  considère-t-il  aujourd'hui  comme  fort  heureux  de  se  dé- 
gager de  ces  broussailles  où  il  s'était  jeté  avec  plus  de  bonne  volonté  que 
de  réflexion.  Les  affaires  de  Rome  ont  cela  de  particulier,  que  le  mieux 
est  de  ne  point  y  entrer,  parce  qu'on  ne  peut  plus  en  sortir.  On  discute, 
on  échange  des  dépêches,  on  reçoit  des  explications  habilement  évasives 


1014  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  n'expliquent  rien,  on  se  heurte  contre  une  impassibilité  tranquille 
sur  laquelle  viennent  s'émousser  les  résolutions  les  plus  fermes;  pen- 
dant ce  temps  les  événemens  suivent  leur  cours,  les  décisions  les  plus 
graves  passent  à  travers  toutes  les  résistances,  et  on  est  un  peu  moins 
avancé  qu'on  ne  l'était  auparavant.  Si  on  avait  voulu  sérieusement  agir 
à  Rome  et  se  dégager  de  toute  solidarité  importune  ou  compromettante, 
il  n'y  avait  qu'un  moyen,  c'était  de  rappeler  sans  plus  de  retard  notre 
corps  d'occupation  et  de  laisser  le  gouvernement  romain  à  sa  pleine 
liberté  comme  aussi  à  toute  sa  responsabilité.  Dès  qu'on  ne  se  décidait 
pas  à  en  venir  là,  il  n'y  avait  plus  rien  à  faire.  On  sait  bien  que  les  re- 
montrances diplomatiques ,  les  dépêches,  les  observations,  sont  à  peu 
près  inutiles.  Eût-on  envoyé  un  ambassadeur  extraordinaire  pour  parler 
au  concile,  à  quoi  serait-on  arrivé?  Cet  ambassadeur,  fort  extraordinaire 
en  effet,  aurait  été  vraisemblablement  assez  embajTassé  de  lui-même  et 
de  son  rôle  dans  l'assemblée  du  Vatican.  On  s'en  est  prudemment  tenu 
à  l'ambassadeur  ordinaire,  qui  vient  de  repartir  pour  Rome  avec  des  in- 
structions nouvelles,  après  être  venu  chercher  à  Paris  le  dernier  mot 
du  gouvernement.  11  sera  probablement  aussi  heureux  que  l'eût  été  un 
représentant  spécial,  c'est-à-dire  qu'il  n'obtiendra  pas  davantage. 

Au  point  où  en  sont  les  choses,  il  n'est  pas  douteux  que  la  cour  de 
Rome  ne  soit  parfaitement  décidée  à  aller  jusqu'au  bout,  à  demander  la 
consécration  des  dogmes  auxquels  elle  tient,  qui  ont  été  la  vraie  raison 
de  la  convocation  de  la  grande  assemblée  de  l'église,  et  l'opposition  qui 
s'élève  dans  le  concile  peut  retarder,  sans  les  empêcher,  les  décisions 
suprêmes.  On  se  défend  vainement  contre  l'inévitable  proclamation  des 
doctrines  du  Syllabus  et  de  rinfaillibihté  du  pape.  Telle  qu'elle  est  ce- 
pendant, cette  opposition  intérieure  du  concile  ne  laisse  pas  d'avoir  son 
importance  par  la  fermeté  avec  laquelle  elle  dispute  le  terrain,  par  l'es- 
prit qu'elle  porte  dans  les  discussions  théologiques,  par  les  idées  qu'elle 
expose  quelquefois  au  grand  scandale  des  bons  pères,  qui  se  croient 
réunis  pour  voter  selon  le  cœur  du  saint-père  et  non  pour  tant  parler. 

Ce  concile  de  Rome  offre  en  vérité  un  étrange  spectacle;  il  prend  en 
certains  jours  la  physionomie  des  parlemens  les  plus  agités.  Ces  sept 
cents  vieillards,  fermes  soutiens  de  l'autorité,  forment  au  sein  du  Vati- 
can une  bruyante  arcadie  qui  ressemble  presque  à  celle  de  notre  corps 
législatif.  Récemment  encore  un  évêque  de  la  Croatie,  M.  Strossmayer, 
homme  d'énergie  et  d'intelligence,  éloquent  même  en  parlant  latin,  a 
eu  le  malheur  de  vouloir  soutenir  que  toutes  erreurs  modernes  ne  déri- 
vaient pas  nécessairement  du  protestantisme  et  d'invoquer  l'autorité  de 
quelques-uns  des  protestans  célèbres  de  tous  les  temps,  Leibniz,  M.  Gui- 
zot.  Il  n'en  a  pas  fallu  davantage  pour  provoquer  une  véritable  explosion 
de  murmures  et  d'interpellations.  On  a  crié  à  l'hérétique,  on  a  demandé 
à  l'audacieux  prélat  s'il  n'avait  pas  honte  de  parler  ainsi  auprès  du  tom- 
beau des  apôtres.  L'orage  s'est  renouvelé  avec  plus  de  violence  encore 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1015 

lorsque  M.  Strossmayer,  tenant  à  fixer  le  sens  d'un  article  du  règlement 
imposé  au  concile,  a  demandé  si  les  décrets  de  foi  devraient  être  votés 
à  la  simple  majorité  numérique  des  voix  ou  à  l'unanimité  morale  des 
suffrages.  Aussitôt  un  effroyable  tumulte  a  éclaté,  comme  si  ce  mot 
d'unanimité  morale  allait  droit  à  ce  qui  était  dans  l'esprit  de  tous,  l'in- 
faillibilité du  pape.  L'orateur  s'est  vu  assailli  d'interruptions,  et  n'a  pu 
aller  plus  loin;  il  n'a  eu  d'autre  ressource  que  de  protester  contre  les 
violences  qui  étouffaient  sa  parole.  Bref,  à  mesure  que  le  concile  avance 
dans  ses  travaux,  il  y  a  chez  la  plupart  des  prélats,  déjà  suffisamment 
fixés  sur  ce  qu'ils  doivent  faire,  une  impatience  croissante,  et  on  ap- 
proche sans  doute  du  moment  où  le  dernier  mot,  le  mot  décisif,  sera 
prononcé  par  une  assemblée  qui  est  arrivée  à  Rome  avec  la  prémédita 
tion  de  faire  un  pape  infaillible.  Qu'on  couronne  donc  le  pontife  de  cette 
dernière  gloire  de  l'infaillibilité,  suprême  et  naïve  ambilioii  de  Pie  IX. 
Ce  sera  une  victoire  apparente  pour  le  pape  actuel  et  une  défaite  pour 
la  papauté,  car,  s'il  est  aisé  de  trouver  dans  un  concile  une  majorité 
dévouée,  il  est  un  peu  plus  difficile  de  vaincre  cette  opposition  exté- 
rieure grandissante,  qui  prenait  récemment  un  accent  particulier  en 
passant  par  la  bouche  d'un  mourant,  M.  de  Montalembert,  (3n  a  empê- 
ché à  Rome  un  service  funèbre  qui  devait  être  célébré  pour  l'ancien 
chef  du  parti  catholique  français,  et  voici  que  M.  de  Montalembert  pro- 
teste encore  même  après  sa  mort  dans  quelques  pages  qui  précèdent 
un  petit  livre  publié  ces  jours  derniers  sous  ce  titre  de  Tes'ament  du 
fere  Lacordaire.  Il  n'hésite  pas  à  ranger  dans  l'armée  de  ceux  qui  protes- 
teraient comme  lui  l'intrépide  dominicain  qui  appelait  le  gouvernement 
romain  «  un  gouvernement  d'ancien  régime,  »  et  l'infaillibilité  «  la  plus 
grande  insolence  qui  se  soit  autorisée  encore  du  nom  de  Jésus-Christ.  » 
Voilà  les  victoires  des  docteurs  nouveaux  de  l'autocratie  pontificale!  A 
chaque  bataille  qu'ils  gagnent,  ils  voient  diminuer  leur  armée,  ils  sou- 
lèvent contre  leur  cause  les  esprits  les  plus  éminens,  et  ils  ne  continuent 
pas  moins  à  se  complaire  dans  leur  imperturbable  orgueil. 

Les  crises  sont  partout  aujourd'hui  et  elles  prennent  toutes  les  formes. 
Elles  sont  religieuses,  locales,  politiques,  nationales,  et  quelquefois  elles 
réunissent  tous  ces  caractères.  C'est  véritablement  une  crise  organique 
qui  se  déroule  en  ce  moment  à  Vienne,  dans  cette  partie  de  l'empire 
autrichien  qui  s'appelle  la  Cisleithanie;  ici  on  ne  sait  plus  trop  comment 
sortir  de  la  confusion  où  l'on  est  tombé,  et  on  touche  de  fort  près  à  la 
nécessité  d'une  nouvelle  réforme  constitutionnelle  pour  essayer  une  fois 
de  plus  de  faire  vivre  ensemble  tous  les  élémens  incohérens  qui  s'agi- 
tent dans  l'empire.  C'eit  une  lutte  permanente  et  par  instans  très  aiguë 
entre  deux  politiques,  l'une  prétendant  soumettre  toutes  provinces 
réunies  sous  le  nom  de  Cisleithanie  à  un  système  d'unité  et  de  forte 
centralisation,  l'autre  cherchant  la  paix  dans  la  conciliation  et  tendant 
à  rapprocher  les  nationalités  différentes  sous  un  régime  plus  ou  moins 


1016  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

fédéralisé.  Déjà,  il  y  a  trois  mois,  cette  lutte  produisait  une' première 
crise  qui  faisait  sortir  du  cabinet  cisleithan  les  représentans  de  l'idée 
fédéraliste,  le  comte  Taaffe,  qui  était  président  du  conseil,  le  comte 
Potoçki,  M.  Berger.  Les  centralistes  allemands  restaient  maîtres  du  ter- 
rain. Le  docteur  Giskra,  MM.  Hasner,  Herbst,  Brestl,  triomphaient  com- 
plètement. Ils  n'avaient  plus  qu'à  gouverner  selon  leurs  idées,  sans  avoir 
à  se  débattre  dans  ces  tiraillemens  intérieurs  auxquels  ils  attribuaient 
leur  impuissance;  mais  ce  n'était  là  qu'une  illusion  des  plus  singulières: 
ou  bien  ils  devaient,  à  leur  tour,  être  conduits  à  négocier  avec  les  pro- 
vinces dissidentes  en  reconnaissant  jusqu'à  à  un  certain  point  leurs 
droits,  et  alors  ils  se  mettaient  en  contradiction  avec  leurs  opinions,  — 
ou  bien  ils  devaient  songer  à  pousser  jusqu'au  bout  l'a]  plication  de  leurs 
idées,  et  alors  ils  ne  pouvaient  manquer  de  rencontrer  devant  eux  les 
nationalités  non  allemandes  irritées  de  cette  déception  nouvelle.  Dans 
les  deux  cas,  ils  devaient  inévitablement  se  trouver  aux  prises  avec  des 
difficultés  presque  insurmontables.  S'ils  ne  faisaient  rien,  ils  étaient 
destinés  à  périr  assez  tristement  un  jour  ou  l'autre.  Le  cabinet  vien- 
nois le  sentait  bien,  il  se  voyait  dans  une  impasse,  et  un  des  esprits 
les  plus  habiles  du  ministère,  le  docteur  Giskra,  songeait  alors  à  cher- 
cher dans  une  réforme  radicale  et  profonde  de  la  loi  électorale  les 
moyens  de  sortir  de  ces  inextricables  complications;  mais  cette  œuvre 
elle-même  était  à  coup  sûr  des  plus  difficiles,  outre  qu'elle  n'aurait  pas 
résolu  la  question  des  nationalités.  On  paraissait  tout  d'abord  encoura- 
ger M.  Giî-kra  et  le  soutenir  dans  son  entreprise  de  réforme  électorale, 
puis  ses  collègues  eux-mêmes  l'abandonnaient,  et  M.  Giskra  se  retirait. 
C'était  inévitablement  pour  le  ministère  un  symptôme  de  mort  pro- 
chaine. Un  certain  nombre  de  députés  des  provinces  non  allemandes  au 
Reichsrath  lui  ont  donné  le  dernier  coup,  il  y  a  quelques  jours,  en  décla- 
rant qu'ils  se  retiraient,  n'ayant  plus  rien  à  faire  avec  un  gouvernement 
qui  méconnaissait  tous  leurs  droits.  Cette  déclaration  était  signée  de  plus 
de  quarante  députés  de  la  Galicie,  de  la  Carniole,  de  la  Bukovine,  de  la 
Styrie,  de  Trieste,  de  telle  sorte  que  maintenant,  après  la  retraite  déjà 
ancienne  des  rf  présentans  de  la  Bohême,  après  la  retraite  plus  récente 
des  députés  tyroliens,  le  Reichsralh  ne  compte  plus  que  les  mandataires 
des  provinces  allemandes,  de  la  Haute  et  Basse-Autriche,  de  la  Silésie, 
de  la  Carinthie.  Le  jour  où  cette  situation  est  apparue  dans  ce  qu'elle  a 
de  criant,  le  ministère  s'est  hâté  de  porter  sa  démission  à  l'empereur. 
C'était  provisoirement  la  démission  de  la  politique  centraliste.  Il  n'est 
point  facile  à  ccup  sûr  de  rendre  un  gouvernement  à  cette  Cisleithanie 
toute  disloquée.  L'empereur  François-Joseph  s'est  adressé  à  un  des  mi- 
nistres démissionnaires  du  mois  de  janvier,  au  comte  Potoçki,  qui  s'est 
mis  aussitôt  bravement  à  l'œuvre  sans  réussir  à  former  une  adminis- 
tration définitive,  et  il  est  certain  que,  dans  de  telles  conditions,  il  est 
difficile  de  savoir  ce  qui  peut  être  définitif.  Le  comte  Potoçki  s'est  borné 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  1017 

alors  à  constituer  un  ministère  provisoire  qui  a  pour  principale  mission 
de  dissoudre  le  Rcischralh  et  les  diètes  provinciales  pour  faire  des  élec- 
tions nouvelles.  Le  nom  seul  du  premier  ministre  cependant  est  déjà  le 
signe  d'une  victoire  relative  des  idées  de  conciliation.  Ce  n'est  malheu- 
reusement qu'une  étape  dans  une  crise  qui  tient  à  l'organisme  de  l'Au- 
triche, et  qui  est  trop  profonde  pour  céder  à  de  vains  palliatifs. 

CH.   DE    MAZADE. 


LE   SOCIALISME    CONTEMPORAIN. 

S'il  fallait  une  nouvelle  preuve  qu'on  ne  tue  pas  les  idées  en  les  em- 
pêchant de  se  produire,  le  spectacle  auquel  nous  assistons  depuis  un  an 
suffirait  pour  nous  la  fournir.  Parce  que  nous  avons  vécu  pendant  vingt 
années  sous  un  régime  de  silence  forcé  parce  que  les  aspirations  com- 
primées ne  pouvaient  se  faire  jour,  parce  que  certaines  institutions  phi- 
lanthropiques avaient  été  créées  avec  beaucoup  d'éclat  dans  l'intemion 
hautement  proclamée  de  venir  en  aide  aux  classes  nécessiteuses,  on 
s'était  imaginé  que  la  paix  s'était  faite  dans  les  esprits,  que  les  théories 
socialistes,  qui  en  I8/18  et  1849  avaient  un  moment  menacé  l'ordre 
établi,  s'étaient  à  jamais  évanouies,  et  que  les  splendeurs  du  nouveau 
régime,  semblables  à  l'aube  naissante,  avaient  dissipé  le  cauchemar 
d'une  révolution  sociale.  Nous  voyons  aujourd'hui  ce  qu'il  faut  penser 
de  cette  conversion  ;  dès  que  la  plus  légère  (issure  leur  a  permis  de  se 
manifester,  nous  avons  vu  reparaître  les  mêmes  doctrines  et  les  réu- 
nions publiquts  retentir  des  mêmes  accusations  contre  la  société. 

Puisque  aussi  bien  la  force  est  impuissante,  c'est  à  la  discussion  qu'il 
faut  avoir  recours,  et  puisque  les  baïonnettes  n'ont  jamais  rien  démon- 
tré, adres3X)ns-iious  une  fois  pour  toutes  à  la  logique  et  au  bon  sens.  Le 
meilleur  mo;,  en  d'avoir  raison  de  ces  théories  insensées  qui,  sous  prétexte 
de  fai.e  le  bonheur  de  tous,  commencent  par  bouleverser  l'existence  de 
chacun,  c'est  la  diffusion  de  l'économie  politique.  M.  Bénard,  dans  un 
ouvrage  intitulé  le  Socialisme  d'hier  et  celui  (^aujourd'hui  (1),  s'attaque 
directement  aux  difféientes  écoles  socialistes,  montre  ce  qu'elles  ont 
de  spécieux  et  n'en  laisse  aucun  vestige.  L'analyse  de  ces  utopies  fait 
reconnaître  avec  une  profonde  tristesse  que,  bien  que  se  déguisant  sous 
des  noms  différens,  elles  sont  absolument  les  mêmes  que  .celles  que 
nous  avons  déjà  vues  il  y  a  vingt  ans. 

Mous  rencontrons  en  première  ligne  ceux  qui  demandent  la  liquida- 
tion sociale.  Celle  opération,  suivant  eux,  pourrait  se  faire  sans  spolier 

(1)  Le  Socialisme  d'hier  et  celui  d'aujourd'hui,  par  M.  Bùnard;  1  vol.  iii-32;  Guil- 
laumiu. 


1018  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

personne;  tous  les  droits,  tous  les  intérêts,  seraient  sauvegardés;  seule- 
ment cliacun  serait  exproprié  pour  cause  de  félicité  publique  moyennant 
une  indemnité  préalable,  et  muni  d'un  titre  constatant  ses  droits.  Ce  que 
rapporteraient  ces  titres,  ces  créances  sur  l'actif  social,  on  n'en  dit  rien, 
et  tout  fait  supposer  qu'ils  seraient  inertes  entre  les  mains  de  leurs  dé- 
tenteurs. Cette  liquidation,  qui  aboutirait  en  fin  de  compte  à  une  spolia- 
tion, aurait  pour  objet,  d'après  les  inventeurs,  de  mettre  les  instrumens 
de  travail  à  la  portée  de  tous  ceux  qui  sont  en  état  de  s'en  servir.  C'est 
la  vieille  théorie  du  droit  au  travail  qui  se  reproduit  sous  une  formule 
nouvelle  sans  avoir  gagné  en  vieillissant.  Mettre  du  travail  à  la  disposi- 
tion de  ceux  qui  en  demandent  ou  leur  fournir  un  outillage  complet, 
n'est-ce  pas  absolument  la  même  chose?  — A  entendre  ces  nouveaux 
réformateurs,  tous  les  instrumens  de  production  sont  aujourd'hui  entre 
les  mains  de  quelques-uns,  qui  en  font  payer  l'usage  à  ceux  qui  ne  les 
possèdent  pas,  ce  qui  est,  suivant  eux,  la  négation  du  droit  de  produire 
inhérent  à  la  nature  de  l'homme,  et  sur  lequel  repose  la  base  même  de 
la  société.  —  Est-il  besoin  de  leur  répondre  que  c'est  là  une  erreur  ma- 
nifeste, que  la  richesse  vient  du  travail,  qu'elle  est  répartie  en  propor- 
tion même  des  efforts  de  chacun,  et  qu'elle  doit  être  respectée  à  l'égal 
de  la  personne  humaine,  dont  elle  est  une  émanation.  Le  point  de  dé- 
part de  l'humanité  est  l'homme  nu  sur  la  terre  nue,  et,  s'il  existe  au- 
jourd'hui des  richesses,  des  instrumens  de  production,  c'est  par  bien 
des  labeurs  qu'on  les  a  créés.  De  quel  droit  en  priverait-on  ceux  qui  se 
sont  ou  dont  les  ancêtres  se  sont  imposé  des  privations  pour  les  obtenir? 
Après  les  liquidateurs  viennent  ceux  qui  demandent  la  gratuité  du 
crédit.  On  avait  pu  croire  que  cette  formule  imaginée  par  Proudhon 
était  morte  avec  lui.  Il  n'en  est  rien,  elle  a  survécu  au  célèbre  déma- 
gogue et  a  conservé  des  adeptes,  même  après  que  l'inventeur  l'eut  lui- 
même  abandonnée.  Il  s'agit,  on  s'en  souvient  peut-être,  d'organiser  une 
banque  qui  escompterait  gratuitement  les  valeurs  qui  lui  seraient  pré- 
sentées. Cette  banque,  il  n'est  pas  besoin  de  le  dire,  devrait  être  créée 
par  l'état,  car  j'imagine  que  ceux  qui  ont  des  fonds  disponibles  se  gar- 
deraient bien  de  les  consacrer  à  une  entreprise  aussi  peu  profitable; 
mais  l'état  lui-même,  comment  pourrait-il  se  les  procurer,  sinon  par 
l'expropriation  et  la  création  d'un  papier-monnaie  avec  cours  forcé? 
C'est  par  un  détour  nous  ramener  à  la  liquidation  sociale.  Le  système 
de  la  gratuité  du  crédit  ne  se  borne  pas  à  supprimer  l'intérêt  que  donne 
une  somme  prêtée,  il  supprime  aussi  le  revenu  provenant  d'un  capital 
quelconque,  tel  que  le  loyer  des  habitations,  la  location  des  terres,  le 
bénéfice  qui  résulte  de  l'usage  des  machines,  etc.  Dès  lors,  quel  intérêt 
aurait-on  à  bâtir  des  maisons,  à  défricher  des  terres,  à  construire  des 
machines,  si  celui  qui  s'en  sert  se  borne  à  vous  rembourser  vos  dé- 
penses? On  trouverait  plus  simple  de  garder  son  argent  et  de  le  dépen- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  1019 

ser  pour  la  satisfaction  de  ses  propres  jouissances.  Pourquoi  le  cultiva- 
teur se  fatiguerait-il  à  bêcher,  herser,  sarcler,  ensemencer,  récolter  au- 
delà  de  ses  besoins,  s'il  n'a  pas  le  droit  de  disposer  de  cet  excédant? 
Si  l'ouvrier  qui  possède  un  outil  n'était  pas  plus  payé  que  celui  qui  n'a 
que  ses  bras,  bien  qu'il  fît  plus  d'ouvrage  (car  le  surplus  serait  la  ré- 
munération du  capital),  il  est  clair  que  les  outils  et  les  machines  dispa- 
raîtraient bientôt  et  qu'en  peu  de  temps  non-seulement  tout  le  capital 
existant  serait  évanoui,  mais  qu'on  se  serait  enlevé  la  possibilité  d'en 
créer  un  nouveau.  C'est  à  la  ruine  universelle,  à  l'égalité  dans  la  mi- 
sère que  nous  conduisent  les  disciples  de  Proudhon  au  lieu  de  l'égalité 
dans  l'abondance  qu'ils  poursuivent  de  leurs  rêves. 

Les  communistes  se  divisent  en  plusieurs  groupes;  les  uns  demandent 
la  confiscation  des  propriétés  particulières  au  profit  de  l'état,  qui  de- 
viendrait ainsi  le  grand  entrepreneur  du  travail  et  le  distributeur  des  sa- 
laires; les  autres,  sous  le  nom  de  collectivistes,  demandent  que,  comme 
dans  les  tribus  arabes,  les  citoyens  soient  constitués  en  groupes  et  qu'on 
leur  distribue  périodiquement  les  terres  qu'ils  cultiveraient  à  tour  de 
rôle;  d'autres  enfin,  sous  le  nom  d'inclividualistes,  veulent  qu'on  par- 
tage en  parties  égales  tout  l'avoir  social. 

Les  deux  premiers  systèmes  sont  connus  depuis  longtemps ,  ils  sont 
même  encore  appliqués,  l'un  dans  les  missions  du  Paraguay,  l'autre 
chez  les  Arabes  et  les  Cosaques;  les  résultats  qu'ils  donnent  dispensent 
de  toute  réfutation.  Le  dernier  a  quelque  prétention  à  la  nouveauté  et 
flatte  les  idées  d'indépendance  qui  s'accentuent  de  plus  en  plus  dans  les 
populations.  Vivre  sur  son  petit  coin  de  terre,  sans  maire  ni  garde 
champêtre,  sans  administration  ni  percepteur,  voilà  l'idéal  qu'il  fait  mi- 
roiter aux  yeux  de  ses  adhérons.  Pas  un  d'eux  ne  se  demande  combien 
de  temps  cela  pourrait  durer;  nul  ne  s'inquiète  de  savoir  si  la  propor- 
tion de  terre  allouée  à  chacun  suffirait  à  sa  consommation,  si  bien  des 
causes,  telles  que  la  paresse  des  uns  et  l'activité  des  autres,  les  nais- 
sances, les  décès,  ne  détruiraient  pas  en  peu  de  temps  l'égalité  des  for- 
tunes et  ne  ramèneraient  pas  la  société  au  même  point. 

Il  y  a  encore  bien  d'autres  espèces  de  communistes,  mais  qui  n'osent 
pas  ou  ne  veulent  pas  l'avouer  :  tels  sont  ceux  qui  demandent  la  créa- 
tion de  capitaux  illimités  par  un  papier  reposant  sur  la  solidarité  uni- 
verselle, ceux  qui  proposent  d'abolir  le  grand-livre  et  de  confisquer  les 
chemins  de  fer  ou  les  canaux.  Tous  ceux  qui,  d'une  manière  ou  d'une 
autre,  veulent  forcer  les  consommateurs  à  payer  leurs  produits  plus 
cher  qu'ils  ne  valent,  pour  augmenter  leurs  profits,  ne  sont-ils  pas  dans 
une  certaine  mesure  des  communistes?  L'humanité  a  commencé  par  le 
communisme  et  par  la  propriété  collective,  elle  s'est  civilisée  par  l'ap- 
propriation individuelle.  Toute  institution  communiste  rétablie  serait 
donc  un  pas  en  arrière. 


1020  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Un  certain  nombre  de  socialistes,  sans  aller  aussi  loin  que  ceux  dont 
nous  venons  de  parler,  se  bornent  à  demander  une  plus  juste  réparti- 
tion entre  le  capital  et  le  travail  des  produits  créés  avec  le  concours  de 
chacun  d'eux.  Suivant  eux,  la  part  que  s'attiibue  le  capital  est  telle  que 
celle  du  travail  devient  insiiflisante,  et  qu'elle  réduit  les  salaires  au  taux 
le  plus  bas.  Bien  loin  qu'il  en  soit  ainsi,  c'est  le  contraire  qui  est  vrai. 
Le  capital  opprime  si  peu  le  travail  que,  lorsqu'il  est  abondant,  le  sa- 
laire hausse,  et  que,  s'il  manque,  les  salaires  sont  au  plus  bas.  Cela 
est  facile  à  comprendre.  Jour  produire,  il  faut  le  concours  de  ces  deux 
élémens,  capital  et  travail;  que  l'un  vienne  à  manquer,  et  l'autie  reste 
impuissant;  que  le  premier  abonde,  et  le  second  s'en  trouve  bien.  Si 
donc  le  capital  s'accroît,  il  faudra  pour  l'utiliser  une  plus  grande  quan- 
tité de  travail,  et  par  suite  les  salaires  hausseront.  Si  le  capital  diminue, 
il  ne  pourra  plus  occuper  qu'une  partie  des  bras  qu'il  employait  d'abord, 
et  les  salaires  baisseront.  C'est  à  l'accroissement  des  capitaux,  à  la  mul- 
tiplication des  machines  que  nous  devons  l'accroissement  du  bien-être 
des  masses. 

Le  capitaliste,  loin  de  s'engraisser  aux  dépens  du  travailleur,  lui  rend 
service  en  lui  prêtant,  même  à  titre  onéreux,  les  inst'umens  au  moyen 
desquels  ce  dernier  peut  rendre  son  travail  plus  fructueux,  et  la  preuve, 
c'est  qu'il  consent  à  accepter  les  conditions  qu'on  lui  impose.  Et  sur 
quoi  se  fonde-t-on  pour  dire  que  ces  conditions  sont  trop  dures  et  que 
le  capitaliste  prend  une  trop  grosse  part?  Le  contrat  est  librement  dé- 
battu :  l'un  est  maître  de  son  capital  comme  l'autre  de  son  travail;  s'ils 
tombent  d'accoi^d,  c'est  qu'ils  y  trouvent  tous  deux  leur  avantage;  s'ils 
ne  s'entendent  pas,  ils  sont  libres  de  s'adresser  à  d'autres,  Qi^iant  à  vou- 
loir forcer  le  ca[)italiste  à  se  contenter  d'une  part  inférieure  à  celle  qu'il 
peut  légitimement  réclamer  d'après  l'état  du  marché  et,  d'après  les  ris- 
ques qu'il  doit  courir,  ce  serait  d'abord  exercer  une  spoliation  analogue 
à  celle  que  lui  imposerait  la  gratuité  du  crédit,  ensuite  diminuer  l'avan- 
tage qui  pousse  les  hommes  à  épargner,  à  amasser  de  nouveaux  capi- 
taux, qui  devront  à  leur  tour  concourir  à  la  production. 

Beaucoup  de  socialistes  voient  dans  la  participation  aux  bénéfices  un 
moyen  d'améliorer  la  situation  des  travailleurs.  Sans  repousser  d'une 
manière  absolue  cette  participation  qui,  dans  certains  cas,  peut  avoir 
d'excellens  résultats,  pourvu  d'ailleurs  qu'elle  soit  librement  consentie, 
nous  pensons  cependant  qu'ils  se  font  illusion  sur  ce  point.  Le  bénéfice 
en  effet  n'est  pas  une  chose  fixe  et  invariable,  il  dépend  non-seulement 
de  l'habileté  de  l'entrepreneur,  mais  des  besoins  de  la  consommation  et 
d'une  foule  de  circonstances  qu'il  est  souvent  difficile  de  déterminer  à 
l'avance;  aussi  arrive-t-il  que  l'entreprise  la  mieux  conçue  donne  par- 
fois des  pertes.  Quelle  sera  dans  ce  cas  la  situation  des  ouviiers?  Ils 
seront  privés  de  toute  rémunération  et  réduits  à  la  misère.  L'interven- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1021 

tion  d'un  entrepreneur,  qui  prend  pour  lui  tous  les  risques,  est  donc  plus 
avantageuse  pour  le  travailleur  qu'une  participation  directe  dans  la  vente 
des  produits  fabriqués,  parce  qu'elle  lui  assure  la  récomi)ense  de  ses 
efforts  et  lui  permet  de  toucher  immédiatement  le  salaire  convenu. 
Celte  rémunération  du  travail  est  de  même  nature  que  celle  du  capital; 
elle  n'a  rien  d'humiliant,  et  l'on  cherche  en  vain  pour  quel  motif  elle 
est  si  peu  populaire  aux  yeux  des  travailleurs,  qui  préféreraient  une  as- 
sociation plus  directe  avec  les  entrepreneurs. 

Nous  venons  avec  M.  Bénard  de  parcourir  rapidement  tous  les  sys- 
tèmes socialistes  qui  se  sont  fait  jour  dans  les  réunions  publiques,  tout 
au  moins  ceux  qui,  ajant  une  certaine  prétention  scientifique,  sont 
susceptibles  d'être  discutés.  Quant  à  ceux  qui  ne  reposent  sur  aucune 
théorie,  qui  n'ont  d'autre  origine  que  la  vague  juluusie  que  nouriissent 
un  grand  nombre  des  déshérités  de  la  fortune  contre  ceux  que  le  sort  a 
favorisés,  ils  ne  méritent  pas  de  nous  arrêter  un  instant.  —  Les  socia- 
listes qui  déploient  ouvertement  leur  drapeau,  qui  avouent  le  but  qu'ils 
poui  suivent,  ne  sont  pas  les  seuls;  il  en  est  d'autres  qui,  n'ayant  pas  eux- 
mêmes  conscience  des  principes  sur  lesquels  ils  s'appuient,  sont  d'au- 
tant plus  dangereux  qu'ils  ne  paraissent  agir  que  dans  un  intérêt  pu- 
blic. C'est  ainsi  qu'on  a  réussi  à  faire  passer  dans  nos  codes  des  dispo- 
sitions qui,  comme  la  loi  sur  la  chasse  ou  comme  l'établissement  des 
droits  protecteurs,  touchent  de  bien  près  au  socialisme.  En  quoi  en 
effet  le  système  protecteur,  qui  a  pour  objet  de  faire  hausser  le  prix 
des  produits  de  façon  à  assurer  au  fabricant  une  rémunération  suffi- 
sante, diffùre-t-il  du  droit  au  travail ,  qui  veut  garantir  à  chacun  la  pos- 
sibilité de  gagner  sa  vie  en  travaillant?  L'un  et  l'autre  ne  sadressent-ils 
pas  au  pouvoir  pour  lui  demander  d'intervenir  dans  les  i  dations  des  in- 
dividus entre  eux  et  de  gêner  au  profit  des  uns  ou  des  autres  la  liberté 
des  transactions?  S'ils  arrivent  à  des  conséquences  analogues,  c'est  qu'ils 
partent  tous  deux  d'un  mêiîie  principe,  qui  est  celui  de  toutes  les  écoles 
socialistes,  et  qui  malheureusement  a  présidé  à  la  rédaction  de  nos 
codes.  Ce  principe,  c'est  que  la  propriété  est  une  création  de  la  loi  et 
non  la  conséquence  d'un  droit  naturel.  On  voit  tout  de  suite  oii  conduit 
cette  divergence  dans  le  point  de  départ. 

Si  la  propriété  ne  doit  son  existence  qu'à  la  loi  écrite,  il  est  clair  que, 
comme^elle  l'a  créée,  la  loi  peut  la  suppiimer  ou  tout  au  moins  en  modi- 
fier la  jouissance.  C'est  pourquoi  nous  avons  vu  les  classes  moyennes, 
quand  elles  ont  été  maîtresses  du  pouvoir,  constituer  à  leur  profit  des 
avantages  dont  le  système  protecteur  et  la  loi  prohibitive  des  coalitions 
étaient  une  expression  peu  déguisée;  c'est  pourquoi  nous  voyons  aujour- 
d'hui les  classes  laborieuses  demander  que,  par  une  combinaison  ou  par 
une  autre,  la  société  leur  garantisse  des  moyens  d'existence,  et  franche- 
ment, étant  donné  le  point  de  départ,  ce  raisonnement  se  comprend. 


1022  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Mais  la  question  change  dès  que  l'on  considère  la  propriété  comme  le 
fruit  d'un  travail,  car  alors  il  n'est  plus  permis  à  personne  d'en  dispo- 
ser contre  le  gré  de  celui  qui  l'a  crôJ'e.  La  propriété  a  son  origine  dans 
la  liberté  humaine,  et  elle  s'en  déduit  logiquement  par  voie  de  syllo- 
gisme :  si  l'homme  est  libre,  il  peut  disposer  de  ses  facultés  et  de  son 
travail,  et  doit  par  conséquent  être  le  maître  du  produit  de  ce  tra- 
vail; il  peut,  s'il  le  veut,  rester  dans  l'inaction;  mais,  s'il  préfère  créer 
des  objets  utiles,  ces  objets,  qui  contiennent  des  forces  dépensées  par 
lui,  sont  comme  une  émanation  de  sa  personne  et  aussi  inviolables  que 
celle-ci.  La  loi  n'a  donc  pas  d'autre  objet  que  de  garantir  à  chacun  la 
libre  jouissance  des  choses  qui  lui  appartiennent,  et  elle  ne  peut  sans 
injustice,  même  dans  un  prétendu  intérêt  public,  dépouiller  les  uns 
pour  enrichir  les  autres.  Devant  cette  définition  si  claire  et  si  naturelle 
de  la  propriété,  tous  les  systèmes  socialistes,  qu'ils  viennent  d'en  haut 
ou  d'en^bas,  s'évanouissent  et  ne  laissent  debout  que  le  principe  de  la 
liberté  individuelle,  qui  donne  à  chacun  le  droit  de  disposer  comme  il 
l'entend  de  son  travail  et  des  biens  que  ce  travail  peut  lui  procurer. 
Toute  organisation  artificielle  de  La  société,  si  ingénieuse  qu'elle  soit,  ne 
saurait  approcher  de  l'organisation  qui  résulte  du  libre  jeu  des  intérêts. 

On  aurait  donc  tort,  comme  on  serait  parfois  tenté  de  le  faire,  de  rire 
des  divagations  des  socialistes  modernes;  elles  dénotent  dans  les  masses 
un  malaise  intérieur;  elles  sont  l'expression  d'aspirations  longtemps  re- 
foulées. Opprimés  pendant  de  longues  années  par  la  féodalité  nobiliaire 
ou  industrielle,  privés  de  tout  droit  politique,  n'ayant  aucun  moyen  de  se 
faire  entendre,  ceux  qui  n'ont  d'autre  ressource  que  le  travail  de  leurs 
bras  nourrissent  contre  les  classes  plus  favorisées  une  défiance  que  jus- 
tifie presque  l'ancienne  législation  dirigée  tout  entière  contre  eux,  et 
dont  toutes  les  dispositions  avaient  en  quelque  sorte  pour  objet  de  les 
maintenir  à  jamais  dans  une  situation  précaire  et  subordonnée.  Il  im- 
porte avant  tout  de  désarmer  ces  défiances  en  supprimant  dans  nos 
codes  tout  ce  qui  de  près  ou  de  loin  peut  rappeler  qu'il  a  existé  autre- 
fois des  classes  privilégiées  ;  puis,  quand  l'égalité  devant  la  loi  sera  de- 
venue une  vérité,  il  faudra  que,  par  l'instruction  rendue  obligatoire,  si- 
non gratuite,  chacun  soit  mis  à  même  de  se  tirer  d'affaire,  sache  que  son 
sort  est  dans  ses  mains,  que,  si  la  société  lui  doit  le  libre  exercice  de  ses 
faculté*5,  elle  ne  lui  doit  rien  autre  chose,  et  que  son  premier  devoir  à 
lui-même  est  de  respecter  la  liberté  d'autrui.  j.  clavé. 

C.   BULOZ. 


TABLE   DES   MATIÈRES 


ss 


QUATRE-VINGT-SIXIÈME  VOLUME 


SECONDE  PÉRIODE. —XL«  ANNÉE. 


MARS   —  AVRIL    4  870 


Livraison  du  1"  Mars. 

Malgkêtout,  troisième  partie,  par  M.  George  SAND 4 

La   Prusse  et  l'Allemagne.  —  IV.  —  Les  états  allemantis  du  sud,  les  partis 

ET  les  gouvernfme\s,  par  M.  Victor  CHERBULIF.Z 49 

La  Question  ouvrière  au  xi\«  siècle.  —  L  —  Le  Socialisme  et  les  Grèves, 

par  M.  Paul  LEROY-BEAULIEU 88 

Le  Chemin  de  fer  du  Pacifique,  voyage  de  San-Francisco  a  New- York.  — 
IIL  —  Le  Chemin  de  fer  de  l'Lmoiv,  Chicago  et  New-York,  par  M.  Ro- 
dolphe LINDAU 1J7 

Le  Concile  du  Vatican,  ses  préliminaires   et  sa  constitution,  par  M.  Edmond 

DE  PRESSEINSÉ 147 

Étrange  histoire,   par  M,  Ivan  TOURGLENEF 178 

Les  Conditions  de  la  vie  chez  les  êtres  animés,  par  M.  Emile  BLANCHARD, 

de  l'Académie  des  Sciences ,   , jgQ 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 228 

La  Madone  d£  Pérouse  au  Louvre,  par  U.  L.  VITET,  de  l'Académie  Française.  238 

Revue  littéraire.  —  Les  Romans  nouveaux ,  24G 

Théâtre.  —  L'Autre  a  l'Odéon.  . 253 

Livraison  du  15  Mars. 

Malcrétout,  quatrième  et  dernière  partie,  par  M.  George  SAND 257 

Un  Bouddhiste  contemporain  en  Allemagne,  Arthur  Schopenhauer,  par  M.  P. 

CHALLEMEL-LACOUR. , 296 


1024  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Un  Poète  norvfgien  de  nos  jours.  —  Bioernstierne  Biœrnson  et  ses  (Kcvres, 

par  M.  ÉDOi'AiiD  SCHUnÉ 333 

De  h\   mortalité   ofs  enfams   et   de  l'industrie  des  nourrices  en  FRA^CE,  par 

M.  Léon  LE  FORT 363 

Impressions  de  voyage  et  d'art.  —  II.  —  Les  églises  de  Rome,  Michel-Ange 

DE  Caravane,  par  M.  Emile  MONTÉGUT 392 

La  Ville  de  Paris  devant  le  corps  législatif,  par  M.  BAILLEUX  DE  MARISY.      419 
La   Société  de  Bkrlin   de  1789  a  1S15,   d'après  des   correspondantes  et  des 
mémoires  nu  TEMPS  PUBLIÉS  DE  1859  A  1869.  —  Le  Monde  Israélite  et  les 

IDÉES  NOUVELLES,  par  M.  K-  HILLEBRAND 447 

Chronique  de  la  Qi  inzaine.  —   Histoire  politique  et  littéraire 487 

Revue  musicale,  par  M.  F.  de  LAGENEVAIS 498 

Théâtre.  —  Fernande 509 

Livraison  dii  1"  Avril. 

Le  comte  Duchatel,  par  M.  L.  VITET,   de  l'Académie  Française 513 

Les  Hali  uciNATiONS  de  M.  Margerie,   par  M.   Henri   RIVlÉlîE 597 

La  Prusse  et  l'Allfmagne  —  V.  —  Les  ambitions  et  les  dangers  de  la  poli- 
tique PRusslEN^E,  dernière  partie,  par  M.  Victor  CHEI{BULI1";z 625 

Exploration  du  Mékong. —  VllI.  —  L'insurrection  musulmane  en  Chine  et  le 

ROYAUME  DE  Tali,  par  M.  L,-M.  DE  CARINÉ 651 

Un  PuBLicisTË  anglais  au  xviii*'  siècle.  —  Daniel  Defoe,  sa  vie  et  ses  œuvRES 

d'après  des  documens  nouveaux,   par  M.  H,  BLERZY 685 

L'Art  italien  et  ses  derniers  historiens,    par  M.   Henri  DELACORDE.   .   .   .  709 

Le  Vol  des  oisfaux  selon  les   recherches  de  la  science,   par  M.  R.   RADAU.  729 

Croquis  d'Italie,  par  M.  SOLLY  PHUDHOMME 746 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 752 

Théâtre.  —  DalUa 764 

Livraison  du  15  Avril. 

Le  second   Siège  de  Constantine   (octobre   1837),   fragment  des   Campagnes 

d'Afrique,  de  M.   le  duc  d'ORLÉAiNS 770 

Les  Théories  du  docteur  Wurïz,  par  M.  Jules  GIRARDIN 805 

L'ancien  et  le  nouve\u  christianisme  a  propos  de  nouvelles  publications,  par 

M.  É.   VACHEKOr,  de  l'Institut 834 

La  Liberté  de  l'enseigxement  supérieur  en  Belgique,  par  M.  Emile  de  LAVE- 

LEYE 865 

Madame  de  Stein  et  (Joethe,  par  M.  Henri  BLAZE  DE  BURY 900 

La  Question  ouvrière  au  six.*  siècle,  —  II.  —  Les  trade's  unions  et  l'asso- 
ciation internationale  dks  travailleurs,  par  M.  Pail  LEROY-BI'^AULIEU.      920 

Le  Congrès  international  d'archéologie  préhistorique  (session  de  Copenhague). 
—  I.  —  Les  musées  antéhistoriques  de  Copenhague,  par  M.  A.  de  QUA- 
TRËFAGES,  de  l'Académie  des  Sciences 952 

Impressions  de  voyage  et  d'art.  —  III.  —  Les  églises  du  mont  Jamcule,  par 

M.   EMILE   MONTÉGUT 979 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 1004 

Essais  et  JNgtices 'l^J' 


Paris.  —  J.  CLAYE,  Imprimeur,  7,  rue  Saint-Benoît. 


TURS  UNlVFRtî'TV  Lmninics 


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