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REVUE
DES
DEUX MONDES
XL* ANNÉE. - SECONDE PÉRIODE
TOME LXXXVi. — 1" MAHS 1870.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
XL« ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME QUATPiE-YINGT-SIXIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE BONAPARTE, 4 7
1870
/OJi ri-
MALGRÉTOUT
TROISIEME PARTIE (I).
A MISTRESS M ART CL Y MUR.
Malgrctout, mai 1863.
Les événemens inattendus dont je vous ai fait part ces jours-ci
à la- hâte vous font désirer de connaître tout ce qui les a précédés
dans ma vie depuis environ un an. Je vous ai promis, mon amie,
qu'à mon premier loisir je reprendrais mon récit où je l'ai laissé et
dans la même forme où je l'ai commencé, quelque défectueuse
qu'elle puisse être. Nous allons donc revenir à l'époque où je me
débattais dans la solitude contre une affection que j'avais résolu
d'étouffer. Je me flattais d'y parvenir et de retrouver ce calme de
l'âme qui ne revient plus quand l'amour l'a troublé. Au contraire,
après vous avoir confié mes chagrins, je me sentis plus agitée.
Je souffrais chaque jour davantage et ne trouvais pas l'épuise-
ment sur lequel j'avais compté; ma santé revenait avec le repos,
iN'ayant plus pour les chers enfans absens les sollicitudes de chaque
nuit et le souci de m'éveiller aussitôt qu'eux pour ne pas les perdre
de vue, je dormais longtemps, et, comme je marchais beaucoup
dans nos bois pour remplacer la surveillance de mon père, j'a-
(1) Voj'cz la Bemie du 15 février".
6 REVUE DES DEUX MONDES.
vais im appétit impérieux. Le moral eût dû guérir aussi, — mais il
semblait que la vigueur de mon être cherchât son aliment dans
une sorte de désespoir exalté. Je m'aperçus de la faute que j'avais
faite en laissant ma famille partir sans moi. La contrainte qu'on
s'impose pour ne pas affliger ceux qu'on aime est une source de
courage que chaque instant commande et renouvelle. Oui, la vie
de famille est nécessaire à la femme; c'est ce qui fait notre gran-
deur. Sans le dévoûment de tous les jours et les sacrifices de tous
les instans, nous ne comprenons plus notre raison d'être, nous ne
savons que faire de nous.
Pénétrée de cette vérité, je résolus de rejoindre les miens à Nice.
Ils étaient arrivés sans fatigue, ils avaient un temps superbe. Mon
père se tourmentait de ma solitude, ma Sarah me demandait tous
les jours et m'appelait tous les soirs en s'endormant. Adda vou-
lait passer dans le midi deux mois encore; nous étions en mars. Je
me mis en tête de les surprendre. Ils étaient rassurés sur ma santé,
mais je savais que ce long voyage inquiéterait mon père. Je résolus
d'arriver sans l'avertir et de tomber dans ses bras à l'improviste.
Mes préparatifs furent vite faits. Je ne comptais pas exhiber de toi-
lettes à Nice. Je m'habillai fort simplement. Je pris une seule caisse
de voyage et je partis seule. Je n'avais pas autour de moi de do-
mestiques qui eussent pu m'être utiles en route; par économie, j'a-
vais réduit mon personnel à un petit nombre de bonnes gens pris
dans le pays, et la raison d'économie me dictait encore de res-
treindre au nécessaire mes frais de voyage. Adda n'avait pas cessé
de railler et de critiquer mes progrès dans la parcimonie; elle faisait
autant de dépenses inutiles et comptait aussi peu qu'avant nos
désastres. Je tenais plus que jamais à conserver mon reste d'aisance
pour doter sa fille.
J'arrivai à Lyon, seule dans le compartiment dit des dames seules.
C'était le soir. Je ne m'étais jamais arrêtée dans cette grande ville.
Je n'y connaissais personne et ne comptais y passer que la nuit;
je me sentais fatiguée et j'avais une forte migraine. Je ne savais
le nom d'aucun hôtel. Je montai dans le premier omnibus qui se
présentait à la gare, je rabattis mon voile sur ma figure pour me
préseiTer d'un vent frais qui m'était douloureux, et j'arrivai à un des
plus beaux hôtels de Lyon sans avoir échangé un mot avec qui que
ce soit depuis mon départ des Ardennes. J'avais traversé Paris sans
y descendre; j'avais résisté au désir de voir Nouville, qui devait y
être, et qui m'eût parlé de celui que je voulais oublier.
Les gens de l'hôtel me voyant seule avec un simple sac de voyage,
— j'avais laissé ma caisse au bureau du chemin de fer, — s'occu-
pèrent de moi quand ils eurent recueilli et casé tous les autres voya-
MALGRETOUT. 7
geurs. J'attendis avec patience, et on me conduisit dans une petite
chambre au troisième étage, où je me fis apporter du thé et où,
après m'être assurée que j'étais bien enfermée, je m'endormis, très
lasse, mais plus calme que je ne l'avais été depuis longtemps. On
m'avait demandé si je partais le tendemain matin et s'il fallait m'é-
veiller. J'avais répondu que je comptais partir, mais que j'avais
l'habitude de m'éveiller moi-même. Vers une heure du matin, un
tumulte se fit au dehors et de grandes clartés passèrent sur mes
rideaux. Je crus à un incendie, je me soulevai, je prêtai l'oreille;
parmi les cris confus d'une foule qui se rapprochait rapidement,
je distinguai nettement ces mots : — Abel, Abel! vive Abel !
Sans respirer, sans réfléchir, je passai vite un vêtement, et j'ou-
vris la fenêtre. La foule entourait une voiture dont on avait dételé
les chevaux et que des jeunes gens traînaient en mêlant leurs cris à
ceux d'un public enthousiaste. D'autres jeunes gens portaient et
agitaient des flambeaux. Je compris qu'Âbel sortait d'un théâtre où
il avait électrisé tous les cœurs, et qu'on le ramenait en triomphe.
La voiture se dirigeait vers l'hôtel. Elle s'y arrêta. Les gens de la
maison sortirent aussi avec des torches pour le recevoir. 11 eut
peine, lui, à sortir de sa voiture, on l'entourait, on l'étoufTait, tous
voulaient lui serrer la main. J'entendis qu'on lui criait : la Demoi-
selle! la Demoiselle! encore la Demoiselle! Il s'exécuta de bonne
gi'âce et promit de la jouer sur son balcon, quand on lui permettrait
de rentrer chez lui. Ses paroles accentuées arrivaient nettes à mon
oreille. 11 entra, suivi d'une douzaine de personnes des deux sexes,
et cinq minutes après il était sur le vaste balcon du premier étage,
juste au-dessous de moi , avec ces personnes , qui semblaient ne
devoir pas le quitter. La foule attendait sur la place. Abel prit son
violon, préluda un instant et joua mon air, la Demoiselle, avec un
sentiment exquis. Il l'avait mis en variations , il en joua deux, et
fut- applaudi avec transport. Je crois qu'il y avait là quatre mille
personnes au moins, qui se taisaient comme charmées, et ne per-
daient pas la plus fine nuance de l'exécution merveilleuse. On criait
encore, encore! — Il demanda grâce, déclara qu'il n'en pouvait
plus, qu'il mourait de faim et réclamait la permission de souper.
Il remercia son public, qui l'acclama longtemps et s'écoula à regret.
Il était rentré sans fermer la croisée, et j'entendais sa voix vibrante
crier aux garçons : Du bon vin surtout, et beaucoup !
On ferma tout, et je n'entendis plus que les allées et venues des
domestiques servant le souper, montant et descendant les escaliers
à la hâte avec un cliquetis d'ustensiles et des portes bruyamment
ouvertes et fermées. J'essayai vainement de me rendormir. Cette
rencontre imprévue ressemblait à un incident de roman ; mais mon
8 RïVLE DES DEUX MONDES.
roman, à moi, eût clù être intitulé fatalité . Abel, que je croyais dans
le nord de l'Europe, était en France, et il ne me l'avait pas fait sa-
voir! Il avait sans doute traversé Paris, et il n'avait pas dit à Nouville
de m'écrire ! Il avait donc résolu de m'oublier, ou plutôt il m'avait
oubliée tout simplement par la force des choses, par la nature de
son caractère et de ses occupations. Maintenant il était à deux pas
de moi, et nous étions plus séparés encore que par des milliers de
lieues. J'étais là, moi, tremblante, cachée, épouvantée, et lui, il
soupait avec de joyeux convives, avec des gens que je ne connaissais
pas, que je ne connaîtrais sans doute jamais! Moi la fiancée, la
promise, je ne pouvais aller à lui; il était dans son milieu, dans
son monde, dans cet inconnu de sa destinée où je ne devais jamais
pénétrer !
Je m'habillai, j'allumai une bougie; il faisait froid, je n'y songeai
guère; perdue dans mes pensées, j'attendais le jour avec impa-
tience, comme s'il eût dû m'apporter une solution, quand je ne pou-
vais pas même faire un projet! Le voir? à quoi bon? Devais-je cher-
cher à renouer une chaîne dont il s'embarrassait si peu? Lui écrire,
lui rendre sa liberté? bienfait ironique! il ne l'avait point aliénée.
De quoi pouvais-je me plaindre? Ne lui avais-je pas dit : « Vivez à
votre guise, essayez de m'oublier; si mon souvenir vous est pénible,
si vous n'y réussissez pas, revenez dans un an. » Il ne s'était encore
écoulé que cinq mois, il n'avait pas d'engagement à renouveler, je
ne lui en avais imposé aucun, et, s'il persistait à m'aimer, j'avais
sept mois à attendre pour le savoir. J'avais fait un plan absurde,
un traité stupide. Je devais en subir passivement les conséquences.
Au bout de deux heures, j'entendis rouvrir les croisées du pre-
mier étage, et des éclats de voix montèrent jusqu'à moi. On avait
trop cli^ud dans cette grande salle de festin; moi, j'étais glacée dans
mon étroite solitude. Toujours le contraste!
Une douloureuse curiosité s'empara de moi. J'ouvris aussi ma fe-
nêtre, je m'avançai sur le balcon. Il était trois heures, le ciel était
sombre, la ville silencieuse. Le gaz seul éclairait la grande place dé-
serte. Une vive clarté se projeta de l'intérieur de l'hôtel sur les pre-
miers plans du dehors. Je vis passer sur ce reflet les ombres des con-
vives. Une forte odeur de fumée de tabac imprégnée d'alcool monta
dans l'air. On riait, on criait, on ne causait que par rapides fusées
de mots applaudis ou hués. Il y avait autant de voix de femmes que
de voix d'hommes. Ces dix ou douze personnes que j'avais entre-
vues sur le balcon faisaient un bruit formidable; on était très ani-
mé, on s'amusait beaucoup sans doute. On chanta des fragmens de
chœurs, des fragmens de duos, des fragmens d'airs, rien en somme.
Les voix étaient fatiguées, les cerveaux semblaient divaguer. Etait-
MALGRETOUT. 9
ce l'ivresse du vin ou l'épuisement des nerfs? Je cherchais à distin-
guer la voix d'Abel dans ce charivari, elle n'y était pas. Je respirai ;
il n'était plus là !
Tout à coup je l'aperçus juste au-dessous de moi. Il était dans
l'ombre d'un massif de thuyas en caisse; mais il se r&ppiocha un
peu de la lumière, et je le reconnus. Il n'était pas seul, une femme
qui me sembla très parée, tt dont l'énorme chevelure noire, fausse
ou vraie, couvrait le dos jusqu'à la ceinture, avait un bras sur son
épaule. Leurs têtes se touchaient, et pourtant il portait, quand
même, son cigare à ses lèvres de temps en temps. Ils parlaient bas
et riaient tout haut. Au bout d'un instant, ils rentrèrent par une
porte-fenêtre non éclairée qui était derrière eux. — Était-ce bien
Abel que je venais de voir? Je n'avais pu saisir que les contours de
sa tête brune; il était trop immédiatement au-dessous de moi pour
que j'eusse pu distinguer ses traits, fussent-ils éclairés. Je n'avais
même pas entendu le son de ses paroles; mais la fraîcheur et la
pureté de son rire, m'était-il possible de m'y tromper?
Il était donc occupé d'une femme? l'ahiiait-il? Aime-t-on en
riant? Elle lui plaisait plus que les autres, puisqu'il s'isolait avec
elle au milieu d'une réunion. C'était sans doute une artiste distin-
guée dont le talent avait sur lui un prestige légitime. Ce pouvait
être aussi affaire de bonne camaraderie. Ils s'étaient fait quelque
gaie confidence, ils avaient préparé quelque mystification aux autres
convives, puisqu'ils étaient rentrés mystérieusement par une porte
particulière. Ma candeur trouvait moyen d'expliquer tout. Abel m'é-
tait cher encore, plus cher peut-être que jamais, car peut-être au
milieu des plaisirs ne songeait-il qu'à moi, comme au milieu de
ses triomphes il ne cherchait d'inspiration que dans le souvenir de
la demoiselle.
Une porte s'ouvrit tout à côté de moi dans une chambre dont
je n'étais séparée que par une mince cloison. Ces voisinages bru-
taux de l'auberge, dont j'avais espéré être préservée par le hasard,
puisque jusqu'à ce moment je n'avais entendu remuer personne,
me firent tressaillir, et je me rapprochai sans bruit de la fenêtre
pour ne pas entendre et n'être pas entendue. Hélas! mon destin
devait s'accomplir quand même. Une voix de femme très accentuée
et qui faisait fortement vibrer les r prononça ces mots : — C'est là
ta chambre? Elle n'est pas riche!
— Je ne savais pas, répondit une voix d'homme sur un ton en-
joué, qu'elle aurait l'honneur de te recevoir ; je l'aurais fait tendre
tout en billets de banque !
Cette voix était celle d'Abel! Je n'en entendis pas davantage.
J'étais toute vêtue, enveloppée de mon manteau et de mon voile.
10 REVUE DES DEUX MONDES.
telle que je m'étais arrangée pour me mettre à la fenêtre. Je pris
machinalement mon sac de voyage, je sortis ; je descendis les es-
caliers en courant, je passai devant la salle du souper, d'où sor-
taient en titubant les convives, ■ — je passai au milieu d'eux comme
mie flèche. Je crois cju'ils m'interpellèrent, je ne compris rien, je
m'élançai dehors, j'évitai de traverser la place; je pris la première
rue qui s'ouvrait devant moi, je m'enfonçai au hasard dans cette ville
brumeuse que je ne connaissais pas; je fuyais comme si des spectres
m'eussent poursuivie, je ne m'arrêtai que sur un quai au bord de
la rivière; le jour ne paraissait pas encore, je m'aperçus qu'il
pleuvait. Les réverbères projetaient des clartés glauques sur les
flaques d'eau. J'essayai de me ressaisir, de me demander qui j'étais
et ce que je voulais.
Je voulais fuir, m'en aller loin, bien loin; je n'aurais pas encore
pu dire en quel lieu je me trouvais et ce qui m'y avait amenée.
J'eus besoin de regarder mon sac de voyage, que je serrais convulsi-
vement comme si c'eût été un obj^t très précieux, pour me rappeler
où j'étais. Enfin la lucidité me revint.
J'avais deux heures à attendre le train qui devait m'emmener à
Marseille, j'avais le temps de me rendre à la gare, qui pouvait être
éloignée. Je n'aurais pas su la retrouver, mais après avoir erré en-
core un quart d'heure, je rencontrai une voiture, et j'y montai.
J'avais demandé, la veille au soir, à payer ma dépense à l'hôtel, afin
de n'avoir pas à m'occuper de ce détail au moment de partir. Le
hasard qui me frappait d'une main me sauvait de l'autre; je n'étais
pas forcée de retourner dans cet enfer ! Je gagnai la gare une bonne
heure d'avance; j'étais mouillée et brisée. Je me trouvai seule dans
un grand salon, devant une cheminée où brûlait dans sa grille un
monceau de charbon de terre. — Allons, allons! me disais-je en me
réchauffant, tu n'es pas morte, tu n'es pas folle; remercie Dieu, qui
a voulu te conserver à ton père et à ta bien-aimée petite Sarah. Tu
vas les revoir, tu retrouveras la force de vivre !
Mes yeux interrogeaient avec impatience le ciel gris, qui blanchis-
sait lentement; en me retournant vers la cheminée, je vis sur le
mur une grande affiche jaune avec ces quatre lettres terrifiantes :
Abel! — Je regardai : c'était l'annonce d'un nouveau concert d'Abel,
à Marseille, poar le surlendemain.
Il allait à Marseille, j'étais condamnée à le rencontrer là, et à
Nice peut-être encore! Mon parti fut pris à l'instant. Je consultai
mon livret; le train pour Paris allait partir dans cinq minutes. Je
m'élançai au bureau, je pris mon billet, je fis changer la direction
de mon bagage; j'arrivai à Paris dans la soirée. Je n'y avais pas
encore de pied-à-terre; je n'y voulais voir qu'une seule personne; je
MALGRÉTOUT. H
me fis conduire à un hôtel d'où j'écrivis à Nouville que je désirais
lui parler le lendemain matin. Je comptais aussi écrire à mon père,
mais je me décidai à ne pas le faire. Comment lui aurais-je expliqué
l'apparent caprice de revenir sur mes pas à moitié route? Il pouvait
très bien ignorer ma désastreuse tentative, puisque j'étais partie
sans l'avertir ; il pouvait du moins l'ignorer jusqu'à son retour. 11
serait temps alors, ou de lui révéler mon triste secret, ou de lui
dire qu'en voulant aller le surprendre à Nice je m'étais trouvée si
souffrante en chemin que j'étais revenue sur mes pas pour n'être
point tout à fait malade à mon arrivée. Le soin de ne pas l'inquiéter
par cette rechute de ma prétendue névralgie expliquerait suffisam-
ment le silence gardé par moi sur ce voyage.
J'étais si abattue par la fatigue que je ne ressentis pas d'abord de
mon désastre le chagrin qui devait succéder promptement à mes
agita,tions. Je dormis dans une chambre bien muette et bien close,
dans une vieille maison du faubourg Saint- Germain où mon cocher
de fiacre, consulté par moi, m'avait amenée comme dans l'hôtel le
plus tranquille de Paris; mais comme je m'y réveillai triste et désap-
pointée! Comme j'y résumai avec douleur l'horrible voyage que je
venais de faire! Quel isolement j'avais porté en moi en traversant
le fracas de cette locomotion rapide de la vapeur! On roule comme
porté par la tempête, on aborde au milieu d'une foule inconnue,
on la traverse pour y échapper; on entre, inconnu soi-même, dans
une maison inconnue; on s'y enferme, on s'y cache, on y mange
seul, on s'y endort avec effroi, et si, malgré ces précautions pour
rester en dehors de la vie des autres, quelque affreux chagrin vient
vous étreindre, il faut se faire encore plus seul, il faut se cacher
encore plus. On peut en mourir; il faut que personne ne sache
pourquoi. Qu'importe à ce tourbillon qui vous apporte vivant de
vous remporter anéanti? Si on devait du moins retrouver des êtres
aimés au bout du voyage ! Moi , je revenais seule comme j'étais
partie, et ce que j'avais appris en voyage, c'est que la solitude de
mon cœur commençait pour durer toute la vie.
Nouville entra chez moi à midi. Il fut effrayé de ma pâleur, il ne
comprenait rien à ma présence inopinée à Paris, sans ma famille.
Je le trouvai également fort changé, son grand voyage avec Abel
l'avait fortement éprouvé. Il semblait qu'Abel l'eût tué, lui aussi.
Je lui racontai ce que je me promettais de raconter à mon père et
à ma sœur; j'étais souffrante d'une névralgie, j'étais partie pour
les rejoindre, j'avais été forcée d'y renoncer, je revenais pour me
réintégrer dans mon désert des Ardennes. Moralement parlant, je
ne faisais pas de mensonge, je voulais rompre avec Abel sans avoir
la honte de dire pourquoi.
12 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais son ami cherchait à deviner, il me regardait avec attention.
— Jusqu'où donc avez-vous été? me dit-il. Vous avez été jusqu'à
Lyon, je parie! vous y avez vu Abel.
— Abel est à Lyon? lui dis-je, essayant de jouer la surprise.
Il ne répondit pas, il n'était pas dupe. — A quel hôtel étiez-vous?
reprit-il. — Et quand j'eus répondu, il s'écria: — Vous l'avez vu,
vous l'avez blâmé, grondé peut-être ! Yous vous êtes fait du chagrin
l'un à l'autre! Oui, oui, allez! j3 vois bien que vous avez plus de
chagrin que de fatigue.
Je n'eus pas la force de lutter davantage. Je fondis en larmes et,
pressée de questions, je lui racontai tout ce qui s'était passé. Il de-
meura un instant sans parler, me regardant toujours, puis il me dit
en me prenant la main : — Pauvre enfant! pauvre chère miss Owen!
Oui, vous avez bien souffert, et à présent vous voulez rompre, n'est-
ce pas?
— Oui, sans explication, sans reproche. Je n'ai pas ce droit-là.
Il ne m'a ni trahie, ni oflensée, seulement ma dignité exige qu'il
ne se croie plus enchaîné à moi. Tenez, voici tout ce qui constate
nos mutuelles promesses. Un brin d'herbe roulé et noué en an-
neau. J'ai déroulé ce fétu desséché, et je l'ai mis dans une enve-
loppe à son adresse. Il comprendra que je n'ai pas brisé ce lien fra-
gile avec dépit, mais que je l'ai dénoué avec calme et précaution.
Prenez ! Je vous charge de le lui envoyer, et, puisque vous m'avez
arraché mon secret, je vous somme, au nom de l'estime à laquelle
j'ai droit, de ne pas lui donner d'explication.
Nouville prit le gage sous enveloppe et îe mit dans son carnet. Il
se leva, marcha dans la chambre, et revenant à moi : — Vous avez
tort de m'interdire la vérité! Yous aimez mieux qu'il vous croie in-
constante et capricieuse qu'oflensée? Il souffrira mortellement dans
les deux cas; mais dans le premier il se croira autorisé à vivre à
tout jamais sans réflexion et sans retenue; dans le second, il n'ac-
cusera que lui-même, et l'amère leçon peut lui être salutaire.
— Si vous croyez cela, dites-lui la vérité. Je sacrifie ma fierté à
son intérêt.
— Yous êtes bonne et grande, je le sais bien! Il le sentira. Son
repentir sera profond, et il réparera ses torts.
— Yis-à-vis de lui-même? Dieu le veuille! mais il n'a rien à ré-
parer envers moi. Il avait le droit de m'oublier. Ce droit est réci-
proque. C'est peut-être tant pis pour lui, donc les reproches se-
raient une rigueur gratuite que je lui épargne.
— Oh ! oui, oui ! c'est tant pis pour lui, miss Owen ! Des reproches
et votre pardon, voilà ce qui pourrait encore le sauver.
— Je vous répète, mon ami, que je n'ai rien à pardonner. Je n'a-
MALGRÉTOUÏ. 13
vais rien exigé. Je le mettais à l'épreuve, et, s'il fût revenu au bout
de l'année, je n'aurais jamais demandé compte de rien. J'aurais
volontairement et fièrement ignoré dans quelles chutes il aurait
cherché et trouvé la conscience de son véritable amour. Je me met-
tais à l'épreuve aussi, moi. Je voulais savoir si son absence me se-
rait insupportable, j'étais certaine du moins que son retour me
comblerait de joie. Tout cela était aussi raisonnable que peut l'être
un entraînement romanesque ; mais la destinée en a ordonné autre-
ment. Je n'avais pu prévoir que je verrais de mes yeux, que j'en-
tendrais de mes oreilles ce que j'ai vu et entendu. Que mon fiancé
n'eût pas fait vœu de chasteté durant une année d'absence, je l'ad-
mettais. Cela m'était venu plus d'une fois à la pensée. Je ne voulais
pas approfondir; cela ne me regardait pas. Mon imagination ne
me représentait aucune scène contraire à la pudeur qui ferme mon
étroit horizon; mais quand ces vagues fantômes, chassés d'un esprit
chaste, prennent corps, et vivent, et parlent devant moi... non, je
ne peux plus aimer Abel ! Tous les raisonnemens du monde n'y fe-
raient rien. Lui pardonner, c'est facile, et c'est déjà fait. Je ne l'ad-
mire et ne l'estime pas moins qu'auparavant. Je pourrais devenir
son amie, si le sort nous rapprochait; mais la fiancée est morte en
moi. Je reverrais en vain à mes pieds l'être noble et séduisant qui
m'a demandé ma vie. Je me souviendrais toujours malgré moi du
triomphateur de la place de Lyon, traîné en char par une jeunesse
enthousiaste, et descendant de ce pavois de gloire pour se plonger
dans une orgie et terminer la fête dans les bras d'une courtisane!
Noiiville soupira. — Je vous comprends, dit-il, et vous me voyez
profondément affligé; pourtant réfléchissez. Je ne suis point un
homme de plaisir comme Abel; mais j'ai souvent suivi le vol de
cette comète, et il y a eu des nuits insensées où, pour ne pas avoir
l'air d'un cuistre, j'ai fini la fête aussi sottement que lui. Tout cela
ne m'a pas empêché d'aimer une brave et honnête personne que
j'ai épousée, qui m'a donné de beaux enfans, et que je me flatte de
rendre très heureuse.
— Elle n'a jamais été témoin...
— Non, sans doute, mais peut-être m'eût-elle pardonné quand
même; quand on aime beaucoup!... Vous n'aviez pas eu le temps
de connaître assez Abel pour l'aimer réellement. Votre imagination
seule était charmée, et c'est justement cela qui a été froissé et
comme souillé; quel malheur pour lui!
— Le malheur est-il si grand? Si vous pensez que je ne l'aimais
pas, réjouissez-vous plutôt de ce qui arrive.
— Écoutez, miss Owen, Abel sa tuera par l'excitation, cela est
certain. Mille fois je lui ai dit : — Si tu pouvais faire comme moi.
14 REVUE DES DEUX MONDES.
aimer un êti^e pur, doux et fort, une vraie femme, tu serais aussitôt
dégoûté de ces innombrables aventures qui te suivent et t'enlacent
comme une danse macabre., Tu verrais percer les os des cadavi'es
sous ces fleurs et ces chiffons. Tu les fuirais avec dégoût, et tu con-
naîtrais enfin l'amour, que tu cherches comme don Juan, sans le
trouver plus que lui. Mille fois Abel m'a répondu : — Tu dis vrai,
mais où trouver cet être incomparable dans le milieu que je suis
forcé de traverser à perpétuité? Quelle femme sensée voudra m'y
suivre? Et n'est-il pas trop tard d'ailleurs? Un ange voudrait-il de
moi? — Quand il m'a dit un jour à Revins qu'il avait rencontré son
ange gardien, qu'il l'adorait, qu'il voulait s'attacher à lui pour
toujours et ne plus exercer son état que pour être à même d'éle-
ver une famille, j'ai crié : — Tu es sauvé ! — Il était sauvé en effet.
Vous étiez une des deux fms prévues et acceptées par lui : vivre
d'une vie enragée et finir vite, ou rencontrer un idéal et rompre
brusquement, irrévocablement avec tout le reste. Gela était très
sérieux. C'était le mot de sa destinée, et il y avait dix ans qu'il le
savait et le déclarait avec la sincérité qu'il porte en toutes choses.
Je le savais donc, moi, et je n'ai pas douté un instant. Vous avez
fait une imprudence effroyable en croyant prendre une précaution.
Avec une nature comme la sienne, il ne faut pas remettre au len-
demain. Vous étiez libre, votre père eût consenti avec joie; mais
vous n'aimiez pas assez, je l'ai bien vu, et vous n'aviez pas assez
d'expérience pour distinguer la vérité mâle de la flatterie banale.
Pourtant vous m'aviez dit : — Je sens que Je l'aime, et il avait re-
pris courage. Il vous adorait, il comptait rester non loin de vous et
vous voir abréger le temps de son épreuve. La mort tragique de
votre beau-frère vous a trop bouleversée, et vous avez craint l'opi-
nion d'une manière exagérée, j'oserai dire par trop anglaise. J'ai
peu compris, je l'avoue, l'ordre que vous donniez à Abel de ne pas
reparaître chez vous avant la fin de l'année d'épreuve. Il est anti-
pathique à votre capricieuse sœur, et vous semblez faii-e passer
cette sœur avant lui dans vos affections. Il a été, non pas blessé,
mais découragé par votre arrêt. Il est parti pour gagner à tout évé-
nement, disait-il, beaucoup de roubles, et il ajoutait, ce qui est
bien dans son caractère chevaleresque : — Si, comme je le crains,
elle ne m'aime guère, et me refuse, je saurai bien lui refaire une
existence libre sans qu'elle s'en doute. Il y a toujours moyen,
quand on veut, de faire une bonne action.
— Alors il s'est lancé dans cette campagne à travers les neiges, où
j'ai failli rester, continua Nouville. Je m'étais attaché à ses pas, vou-
lant que ce fut ma dernière grande excursion, car je vieillis; mes en-
fan« grandissent, et, pour clore mon existence active, j'avais besoin
MALGRÉTODT. 15
aussi d'une bonne récolte. Je pourrai vivre maintenant paisible dans
ma famille en donnant des leçons. Pour Abel, qui n'aura jamais la
patience de professer, il faut plus d'argent, et quand j'ai été forcé
de le quitter, il a été dans le nord, comme je vous l'avais annoncé.
Ses afïaires ont marché mieux et plus vite qu'il n'y comptait. Il est
revenu par la Prusse, l'Allemagne et là Suisse. Il m'avait écrit que
de là il se rendrait à Paris. Une chanteuse qui a été fort belle et
qui a encore de très longs cheveux, celle que vous avez vue proba-
blement, l'a fait changer d'itinéraire; il me l'a écrit. Elle allait dans
le midi de la France, puis en Italie. Elle lui a persuadé que là encore
il y avait une bonne chance à saisir. Ici je m'arrête, je vous dois une
explication. — La Settimia n'est plus jeune, elle a un certain talent,
beaucoup de brio et d'aplomb; à elle seule, elle n'est pas une étoile,
mais son concours est très utile dans un concert. Nous l'avions ren-
contrée à Venise; elle s'était éprise d'Abel et avait voulu le suivre en
Orient. 11 ne voulait pas de femmes dans cette dure expédition. Il
refusa et la quitta sans aucun regret, et maintenant je peux vous
jurer sur l'honneur qu'il n'avait pas répondu à son caprice, qu'elle
n'avait pas été sa maîtresse. Elle a de l'esprit et de la gaîté. Il
aimait à causer et à rire avec elle, mais il la trouvait trop fardée et
déclarait n'avoir aucun désir de sa personne.
— Si c'est elle que j'ai vue, répondis-je, il a changé d'opinion
sur son compte.
— Gela n'est pas certain du tout.
— Quoi ! il l'aurait amenée dans sa chambre...
— Pour faire avec elle les comptes de la soirée et lui payer sa
part, c'est fort possible; Abel a un homme de confiance qui porte
dans sa chambre le montant des recettes et lui en remet la clé. La
Settimia, qui dépense beaucoup, a pu avoir besoin d'argent le jour
même. Abel, ne pouvant régler l'affaire dans le bruit du souper, a
pu monter chez lui avec elle, lui remettre cinq cents francs et la
reconduire; c'est peut-être ce que vous eussiez constaté, si vous
n'eussiez été prise d'épouvante et de dégoût. Les paroles que vous
avez entendues ne donnent pas de démenti à la version que je vous
propose.
— Vous ne sauriez pourtant m'affirmer que c'est la vraie?
— Non, sans doute, mais c'est la vraisemblable. Tant de femmes
jeunes et belles courent après Abel qu'il est devenu difficile. Je ne
saurais me persuader que les quarante ans de la Settimia aient
éveillé son caprice. Vous voyez que je ne cherche pas à vous trom-
per. Abel ne vous a pas été fidèle dans toute l'acception du mot :
son cœur vous a gardée exempte de rivahté; mais sa nature fou-
gueuse et le peu d'importance qu'il attache aux aventures qui vien-
nent le trouver..,
16 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est assez, je n'ai pas le droit de savoir cela; je ne veux rien
savoir !
— Vous avez tort, il vaudrait mieux savoir et accepter le passé,
le présent même, afin de changer et de sauver l'avenir.
— Vous croyez possible l'avenir tel que j'aurais le droit de l'exiger?,
— Oh ! cela parfaitement.
— Vous avez la foi !
— Oui, parce que j'aime Abel, et si vous l'aimiez...
— Ainsi vous me croyez plus coupable que lui?
— 'Oui, si vous persistez à ne pas vouloir qu'il s'explique et se
justifie. Voyons! vous le croyez incapable de mentir, n'est-ce pas?
soyez logique. Vous dites que les infidélités prévues, supposées,
possibles et probables n'eussent point tué votre affection durant
l'année d'épreuve? Ce qui vous a causé une invincible répugnance,
c'est d'avoir presque assisté à une de ces chutes grossières qu'une
femme pure comme vous ne peut oublier. Si cela n'est pas arrivé,
si vous vous êtes trompée, lui pardonnerez-vous beaucoup d'autres
fautes que vous ne pouvez ni ne voulez constater?
— ^ Mon Dieu, que me dites-vous! Vous les constatez, vous me les
faites supposer innombrables, et vous voulez que je vous réponde à
l'instant même?
— Mon Dieu, oui, miss Ovven, c'est ainsi! Je veux le sauver, voilà
pourquoi je vous dis : Acceptez tout; mais je ne veux pas vous sa-
crifier, c'est pourquoi je vous dis tout. Ce terrible passé, si vous le
connaissiez trop tard, empoisonnerait votre avenir. Je suis l'ami
passionné d'Abel; mais je vous respecte, je vous aime aussi, et je
ne veux pas le sauver aux dépens de votre bonheur et de votre di-
gnité. Reprenez le gage que vous m'avez confié, vous réfléchirez, et
vous l'enverrez vous-même, si vous sentez que l'amour est mort;
mais, comme je veux la vérité, je vais écrire séance tenante à Abel;
vous verrez la lettre. Laissez-moi faire.
— Je vous le défends! m'écriai-je. Si vous le faites, j'envoie le
brin d'herbe à l'instant même! Sinon, je vous promets de le garder
et de réfléchir.
— Mais quelle est donc cette horreur d'une explication où la
bonne vérité peut triompher?
— Et si elle ne triomphe pas? répondis-je en pleurant; vous vou-
lez donc que tout soit fini! Vous m'avez fait accepter un doute sur
ce que j'ai cru voir; laissez-le-moi, je pourrai peut-être chasser ce
souvenir atroce, je le tenterai du moins, je le jure!
Nouville me remercia et m'approuva. Dès lors il subit toutes les
conditions que je lui imposais. Je ne voulais pas qu'Abel fût averti
du chagrin qu'il m'avait causé; je ne voulais pas qu'on lui parlât de
moi, que l'on me rappelât à eon souvenir. J'exigeais qu'il lût laissé
MALGRÉTOUT. 17
à lui-même, absolument libre, et que Nouville ne me parlât plus de
lui jusqu'au jour marqué pour la fin de l'épreuve. Je repartis le soir
même pour les Ardennes, et je m'y trouvai plus calme.
En effet, Nouville m'avait influencée sérieusement, et, chose
étrange, il m'était moins amer de supposer mille infidélités que
d'être certaine d'en avoir vu une seule. Je me grondai d'avoir été
si prompte au soupçon, et je rougis de la facilité avec laquelle j'avais
donné accès en moi à la jalousie. Je pensai avec une satisfkction
enfantine à cette femme qui m'avait semblé devoir être si belle, et
qui avait quarante ans et les joues fardées. Je me surpris, en pei-
gnant mes cheveux, à me dire que si je voulais les boucler et les
étaler sur moi , au lieu de les rouler modestement autour de ma
tête, ils couvriraient non pas seulement mon dos, mais ma personne
tout entière. Que vous dirai-je? J'avais eu une colère puérile, je me
donnais de puériles consolations; je désirais être jolie, puisque Abel
était fasciné par la beauté. Je regardais curieusement des types que
j'avais vus cent fois. Je cherchais dans les marbres et les estampes
de mon père les plus suaves figures et les formes les plus élégantes
de la statuaire grecque et de la peinture renaissance. J'avais ouï
dire à ma mère, quand j'étais enfant, que je ressemblais à certaines
de ces figures; maintenant je les étudiais, je me regardais de face
et de profil dans deux miroirs. Il me semblait par momens que
j'étais charmante, mais tout aussitôt je doutais. Je n'avais jamais
cru aux complimens, je n'avais pas désiré plaire, j'avais perdu la
conscience de moi-même. Je me rappelais une gouvernante de cin-
quante ans que nous avions eue, une excellente personne, modèle de
laideur, qui avait la folie de se croire séduisante et qui rougissait
de plaisir quand la railleuse Adda lui disait qu'elle était encore très
bien. — On ne se voit pas soi-même, me disais-je; je suis peut-être
une créature insignifiante comme j'ai aspiré à l'être; pourtant Abel
doit s'y connaître, et puisqu'il m'a dit que j'étais un ange...
Quand je fus reposée, je devins plus sévère envers moi-même, et
je m'interdis ces enfantines préoccupations. Abel avait autre chose
pour lui qu'un extérieur séduisant; il avait une grande âme, géné-
reuse et tendre, et ce qui m'avait touchée, c'était moins son génie
que ses actes de courage et de dévoiiment racontés par Nouville.
C'est aussi pour mon dévoûment qu'il m'avait aimée. Si je voulais
qu'il m'aimât exclusivement et toujours, c'est par la beauté de mon
âme que je devais le mériter. Il fallait donc savoir pardonner ses
défauts et l'aimer tel qu'il était, pour lui-même et non plus pour
moi, aspirer cà le rendre sage pour qu'il fût heureux et non pour
me donner la joie égoïste de ce triomphe. Je sentis qu'en envisa-
geant ma situation sous ce point de vue je me calmais, parce que je
TOME LXXXVI. — 1870. 9
18 REVUE DES DEUX MONDES.
rentrais dans ma nature, clans mon idéal et dans l'habitude de ma
vie. C'est ainsi que je triomphai des souffrances qui m'avaient tor-
turée. J'écrivis à Nouville la situation de mon âme, et j'attendis
dès lors avec patience le retour de ma famille; je n'étais plus en
guerre avec moi-même.
Un jour, je vis entrer dans le parc une amazone charmante, admi-
rablement montée, suivie d'un seul domestique ; j'étais au salon,
elle m'envoya une carte qui portait ces mots écrits au crayon : —
M"^ Carmen d'Ortosa, qui apporte à miss Sarah Ovven des nouvelles
de sa famille.
J'hésitai un instant : la moralité de cette belle personne était, je
vous l'ai dit déjà, très controversée; mais elle se réclamait de mon
père et de ma sœur, pouvais- je la renvoyer? D'ailleurs avais-je
raison d'être si farouche et de ne vouloir me trouver avec aucune
femme légère, quand l'avenir m'appelait peut-être à changer toutes
mes habitudes et h modifier toutes mes notions?
Je fis bon accueil à M"^ d'Ortosa. Elle avait l'aisance et l'aplomb
d'une femme du grand monde ; elle m'apprit qu'elle arrivait de
Nice, où elle avait beaucoup vu ma sœur, qui était là sa plus proche
voisine. Le même parc les réunissait tous les jours; elle raffolait de
mon père, qu'elle défmissait un Franklin artiste. Elle était charmée
de M™^ de Rémonville; c'était pour elle le type de la gentillesse et
de la candeur. Je dus lui laisser croire que ma sœur m'avait écrit
quelque chose de leur liaison, bien qu'Adda, craignant peut-être
d'alarmer mon austérité, ne m'en eût pas dit un mot. Mon père
était un peu comme Abel; il n'aimait pas à écrire longuement, et
par lui je n'avais jamais aucun détail. Je vis pourtant bien que
M"® d'Ortosa n'exagérait rien en me disant qu'elle avait beaucoup
fréquenté Adda, car elle se trouvait connaître toute notre histoire
et même nos relations de l'année précédente avec Abel. Elle me re-
garda très fixement en prononçant ce nom et ajouta : Pourquoi donc
n'êtes-vous pas venue nous rejoindre à Nice? Il y était ces jours-ci.
Il nous a donné deux concerts excellens, et il a même eu l'obli-
geance de faire de la musique chez une vieille parente à moi qui
est fixée là-bas et qui m'y donne l'hospitalité. — Je sentis que je
rougissais, et sans doute elle le vit, bien qu'elle eût le bon goût de
ne pas paraître y prendre garde. Ses grands yeux d'un vert chan-
geant étaient singuliers; on ne savait s'ils étaient curieux et péné-
trans, ou myopes et distraits.
— Je vous clirai, ajouta-t-elle, que M. Abel nous a joué des varia-
tions sur un motif qui a fait farem* dans le midi , et que tout le
monde chante à présent. Le connaissez-vous? Cela s'appelle la De-
moiselle. Vous ne me répondez pas? C'est par modestie ! Votre sœur
MALGRÉTOUT. 19
nous a dit que ce motif était de vous. Il paraît que vous êtes grande
musicienne.
— On dit cela de vous aussi, lui répondis-je.
— On se trompe. J'aime la musique avec passion, je m'y connais;
je sais ce qui est beau, et voilà tout.
Je lui parlai musique pour rendre la conversation moins person-
nelle, et lui demandai ce qu'elle préférait; elle me répondit si sot-
tement que je vis qu'elle n'y entendait rien. Je l'entretins alors des
plaisirs qu'elle goûtait au Francbois; on m'avait dit que l'équitation
et la chasse étaient ses délassemens favoris.
— Mon Dieu, reprit-elle, j'aime tout ce qui est actif et fait sentir
la vie avec intensité. Sous ce rapport-là, je suis bien d'accord avec
votre sœur. Cette chère enfant s'ennuie à la campagne parce que,
dit-elle, vous êtes très isolées; mais il n'y a pas si loin de chez
vous au Francbois. Voyez, je suis venue à cheval, sans me presser,
en trois petites heures par cette vieille route qu'on appelle le che-
min des Ardennes. C'est superbe, des points de vue magnifiques!
Je me suis reposée à une bergerie qui a l'air d'un paysage suisse.
Pourc[uoi donc ne venez-vous pas chez lord Hosborn? Je sais que sa
mère vous a invitée à une de ses fêtes, et elle vous considérait
comme invitée une fois pour toutes.
Je répondis que je n'aimais pas le monde et que je ne savais pas
trouver le temps d'y aller.
— Je le sais bien, c'est de cela que se plaint vivement M™« de
Rémonville. Elle m'a promis qu'elle viendrait cette année au Franc-
bois pour la Saint-Hubert. Il y aura bal, concert ou spectacle tous
les jours. J'espère bien que nous vous déciderons.
— Je ne le crois pas, répondis-je.
— Eh bien! votre charmante sœur vous décidera. Elle se trouve
bien jeune, malgré son titre de mère de famille, pour saiprésenter
seule, surtout la première fois, et, comme vous êtes un ange de
bonté et de tendresse pour elle, vous ne voudrez pas la priver de
vivre comme doit vivre une femme dans sa position. Vous devez
bien songer qu'elle ne doit pas rester veuve à son âge, et qu'il ne
faut pas qu'elle attende le déclin de sa beauté dans une solitude
comme celle-ci.
Je trouvais que M""^ d'Ortosa se mêlait beaucoup trop de l'avenir
de ma sœur, et ce n'est pas dans son milieu que j'eusse souhaité
voir Adda chercher un mari. Je savais que ce milieu de grands sei-
gneurs étrangers, mêlé à ce qu'on appelle aujourd'hui la fleur de la
jeunesse française, était en proie à une fièvre de luxe et de plaisirs.
Cet amalgame délirant était le grand inconnu d'où pouvaient sortir,
brillantes ou funestes, toutes les destinées. Je compris bien que mon
20 REVUE DES DEUX MONDES.
père ne savait pas l'ascendant que M"* d'Ortosa avait pris sur ma
sœur. Je me hasardai à lui demander pourquoi,' prêchant le ma-
riage aux autres, elle était encore demoiselle.
— Oh ! moi, dit-elle, c'est difterent. J'ai une très mauvaise réputa-
tion, je passe pour très compromise, je le suis dans l'opinion des
rigoristes, bien que je puisse jurer sur l'honneur n'avoir jamais été
seulement tentée de commettre une faute. — Vous me regardez avec
de beaux yeux étonnés... C'est comme cela, miss Owen, et si vous
pensiez le contraire, je vous remercie de l'indulgente bonté avec la-
quelle vous m'avez ouvert votre porte. Ceci, encore plus que votre
excellente renommée, me prouve que vous avez la vraie vertu, celle
qui ne jette la pierre à aucune femme déchue; mais vous en serez
cette fois pour vos frais de mansuétude. Je n'ai rien "à me faire
pardonner, et la mondaine personne qui vous parle vous apporte
une pureté aussi intacte que la vôtre.
Elle avait l'assurance de la vérité. Je lui pris la main et lui ré-
pondis qu'en l'accueillant je n'avais pas d'opinion arrêtée sur son
compte; mais je la priai de me dire pourquoi, aimant la vertu, elle
permettait qu'on parlât d'elle légèrement, et pourquoi elle s'était
laissé ainsi compromettre dans l'opinion.
— Ce serait bien long à vous dire, et il faut que je m'en retourne.
J'ai du chemin à faire, et, comme je n'ai pas dit où j'allais, on pour-
rait être inquiet de moi. Si vous désirez me connaître, je reviendrai;
sinon... Oh ! soyez franche : il se peut que je ne vous sois pas sym-
pathique. Dites-le; cela me fera de la peine parce que me voilà
enthousiaste de vous encore plus que de votre sœur; mais je ne
vous en voudrai pas du tout. Je sais qu'il y a des préventions invo-
lontaires, et qu'il n'y a, pour s'en offenser, que ceux qui les mé-
ritent réellement.
Je n'aurais pu dire encore à M"" d'Ortosa si elle m'était agréable
ou non; mais, puisqu'elle voulait s'emparer de la confiance, peut-
être de l'avenir de ma sœur, je devais essayer de la connaître, et je
l'invitai à revenir. Nous prîmes jour pour nous rencontrer, et, afin de
lui abréger la distance, j'offris d'aller la trouver à mi-chemin, à cette
bergerie où elle s'était arrêtée et que je connaissais. Elle y consen-
tit, et nous nous séparâmes. Je la reconduisis jusqu'à son destriery
qu'elle maniait un peu comme une écuyère du cirque. Là je trouvai
qu'elle n'avait pas l'air aussi comme il faut que doit l'avoir une per-
sonne sérieuse.
Je retombai dans mes réflexions. Il devenait évident pour moi que
je n'avais jamais eu et que je ne pourrais jamais avoir d'influence
réelle sur les futures destinées de ma jeune sœur. Elle aimait le
monde et le bruit, et j'avais toujours accompli mes sacrifices dans
MALGRÉTOUT. 21
l'espoir de lui conserver les moyens cle satisfaire ses goûts autant
que possible. Je ne devais pas trouver étrange qu'au sortir de son
deuil elle voulût fuir la retraite où je voulais, moi, qu'elle prît
le temps de la réflexion. Je la voyais m'échapper, travailler du
moins à rompre d'avance les mailles du filet, et je devais souhai-
ter qu'elle ne fût pas longtemps sans se remarier, car le pire eût
été pour elle de devenir coquette et d'acquérir dans cette triste voie
la triste réputation de M"* d'Ortosa. Je résolus donc de ne pas en-
tamer une lutte inutile pour la détourner du courant; mais je m'in-
quiétais beaucoup de l'avenir de ses enfans. Quelle éducation pou-
vait leur donner une mère décidée à vivre dans des réunions comme
celles du château du Francbois? Le garçon irait au collège, mais
ma bien-aimée petite Sarah me serait-elle laissée? Adda, qui avait
le délire aristocratique et nobiliaire du jour, bien que nous fussions
de souche parfaitement bourgeoise, ne me regarderait- elle pas
comme déchue, si je venais à épouser un artiste? Elle avait paru re-
venir de ses préventions contre Abel; mais, sous l'hifluence nouvelle
qu'elle subissait, n'allait-elle pas les reprendre? Elle avait vu Abel
à Nice; d'où vient qu'elle ne m'en avait rien dit? Était-ce par excès
de dédain?
Le jour fixé pour ma seconde entrevue avec M"* d'Ortosa, je par-
tis de bonne heure à cheval avec un domestique. Les chemins qui
de chez moi aboutissaient à la vieille route des Ardennes ne me
permettaient pas d'aller en voiture. J'arrivai la première au rendez-
vous. C'était un plateau boisé, plus élevé que tous les autres et
dominant ces innombrables mamelons à escarpemens rocheux qui
portent les restes épars de l'immense forêt. La vue était triste, so-
lennelle et admirable; je fis mettre mes chevaux à la bergerie, et j'y
commandai un déjeuner rustique qui devait être servi sur le gazon.
Le temps était charmant ; mars déployait toutes ses fleurettes, et
je fis un gros bouquet d'anémones lilas et de pâquerettes sauvages.
M"** d'Ortosa arriva au bout d'une demi-heure avec deux cavaliers,
un domestique et un jeune crevé, — c'est ainsi qu'on appelle main-
tenant en France ce que l'on appelait autrefois chez nous un dandy;
mais cela ne se ressemble pas. Un dandy était une contrefaçon de
grand seigneur, un crevé est une contrefaçon de jockey.
Comme je regardais avec peu de satisfaction ce personnage inat-
tendu, M"* d'Ortosa, qui s'en apercevait, sauta à terre en riant. — Ne
faites pas attention à ce gêneur, me dit-elle; il ne nous gênera pas.
C'est le prince Ourowski, que j'ai l'honneur de vous présenter. — A
présent, jeune ho?n7ne, lui dit-elle, en se tournant vers lui, vous
avez salué, tout est dit. ^^ous savez ce qui a été convenu : vous avez
voulu absolument m'accompagner, vous aviez peur que je ne mou
22 REVUE DES DEUX M3NDES.
russe d'ennui, si j'étais privée de votre Conversation. Je l'ai acceptée
pour ne pas vous désespérer, mais je vous ai dit que j'en venais
chercher une meilleure. Donc allez-vous-en voir le cirque de Re-
vins ou les Dames de Meuse, et revenez me prendre ici dans deux
heures.
Le petit jeune homme salua» remonta à cheval et disparut avec
l'aisance d'un esclave rompu aux caprices d'aune reine.
Je ne fis pas de réflexion à M"^ d'Ortosa sur cet incident, qui n'é-
tait nullement de mon goût. Je lui devais l'hospitalité de nos Ar-
dennes françaises, et je l'invitai à la collation d'œufs frais, de lai-
tage et de pain bis que l'on nous servait avec des soins de propreté
fort appétissans. Elle s'écria que c'était charmant, mais qu'elle
trouvait l'idylle un peu fade, et qu'elle avait pris ses précautions.
Elle appela son domestique et lui fit tirer d'une valise de fer-blanc,
qu'il avait portée en croupe, une bouteille de stoiit, un saucisson,
deux perdrix froides et une fiole de café noir. Puis elle s'écria : —
Et le morceau de glace! Ah! c'est ce benêt de prince qui s'en était
chargé. Il s'est plaint de ce que la boîte lui gelait les reins, et il
l'emporte! Quel écervelé! Courez après lui, attrapez-le, il nous faut
absolument de la glace !
Le domestique courut et rapporta la caisse de métal où était la
glace. M^'^ d'Ortosa mangea et but comme un homme. C'était une
femme très grande, assez mince, mais fortement constituée, et qui,
menant la vie d'un garçon, avait une santé de fer et l'appétit d'un
chasseur.
Comme je lui en faisais mon compliment : — On a la santé que
l'on veut avoir, répondit-elle; il ne s'agit que de savoir approprier
son régime à son organisation. Je vois que vous êtes sobre. C'est
bien vu, puisque vous avez une vie tranquille et réglée. Vous ne
dépensez pas vos forces, vous n'avez pas besoin de combattre pour
les empêcher de se perdre. "Vous en aurez toujours assez pour ce
que vous comptez en faire. Moi, c'est autre chose. Je vous ai promis
de vous parler de moi, je suis venue pour cela. Je vais m' exé-
cuter.
Elle alluma un cigare. — Je ne vous demande pas la permission,
dit-elle; je sais que votre père fume beaucoup et que cela n'incom-
mode ni vous ni votre sœur. — Puis elle s'étendit sur son waterproof,
dans une attitude fort gracieuse qui découvrait son pied espagnol
mignon et cambré dans sa botte fine et souple. Elle ôta son cha-
peau et répandit sur ses épaules sa riche chevelure d'or rouge. Son
œil pâle, qu'un cercle noir artificiel faisait paraître énorme, prit la
fixité d'un œil félin, et, sûre de sa beauté bien arrangée, elle parla
ainsi :
MALGRETOUT. 23
« Je suis la fille d'une très grande dame. Le comte d'Ortosa, époux
de ma mère, était vieux et délabré; il lui avait procuré des fils ra-
chitiques qui n'ont pas vécu. Ma mère, en traversant certaines mon-
tagnes, fut enlevée par un chef de brigands fort célèbre chez nous.
Il était jeune, beau, bien né et plein de courtoisie. Il lui rendit sa
liberté sans conditions, en lui donnant un sauf-conduit pour qu'elle
pût circuler à l'avenir dans toutes les provinces où il avait des par-
tisans, car c'était une manière d'homme politique à la façon de chez
nous. Voilà ce que racontait ma mère. Je vins au monde à une date
qui correspond à cette aventure. Ma ressemblance avec le brigand
est une autre circonstance bizarre que personne n'a prétendu expli-
quer. Le comte d'Ortosa prétendit bien que je ne pouvais pas appar-
tenir à sa famille; mais il mourut subitement, et je vécus riche d'un
beau sang dont je remercie celui qui me l'a donné.
« Je fus élevée à Madrid, à Paris, à Londres, à Naples, à Vienne,
c'est-à-dire pas élevée du tout. Ma mère, belle et charmante, ne
m'a jamais appris qu'à bien porter la mantille et le jeu non moins
important de l'éventail. Mes filles de chambre m'ont enseigné la
jota aragoncse et nos autres danses nationales, qui ont été pour moi
de grands élémens de santé à domicile et de précoces succès dans
le monde. J'appris plusieurs langues, chose des plus utiles dans
une carrière comme la mienne, et je lus une quantité de romans
dont je n'ai pas été dupe, — je sais fort bien que la destinée ne fait
rien par elle-même, — mais où j'ai puisé le culte de la volonté.
Oui, les romans les plus invraisemblables ont, dans la vie, des so-
lutions possibles, si on veut fortement ce que les auteurs, — à qui
la chose ne coûte rien, — font accomplir à leurs personnages. Je
suis donc romanesque à ma façon.
<( Ma mère était d'âge à chercher un second mariage lorsqu'elle
devint veuve. Elle n'avait recueilli de k succession de son mari
que des dettes à payer. Son aventure de brigands avait fait un peu
de bruit en Espagne. Elle voyagea pour échapper aux plaisanteries,
du reste très bienveillantes, qui eussent écarté les prétendans sé-
rieux. Partout elle fut acclamée comme une des plus séduisantes
personnes du monde; mais elle était passionnée, ce fut son mal-
heur. Elle aima, et les hommes qu'on aime n'épousent pas.
« Je vis ses amours; elle ne s'en cachait pas beaucoup, et j'étais
curieuse. J'en parle, parce qu'ils sont à sa louange, comme vous
devez l'entendre. Elle était plus tendre qu'ambitieuse, plus spon-
tanée que prévoyante. Sa jeunesse se passa dans des ivresses tou-
jours suivies de larmes. Elle était bonne et pleurait devant moi en
me disant : « Embrasse-moi, console ta pauvre mère, qui a du cha-
grin! » Pouvait-elle s'imaginer que j'en ignorais la cause?
« Elle avait ime sœur plus âgée qu'elle qui avait su faire son
24 REVUE DES DEUX MONDES.
chemin, c'est-à-dire le ctiemin de son unique ambition, la richesse,
en épousant un spéculateur heureux. Ce fut elle qui me donna asile
à Londres, quand j'eus la douleur de perdre ma mère. J'avais seize
ans; mais, bien que je ne fusse pas encore entrée officiellement dans
le monde, je le connaissais à fond. J'avais tout vu par la porte mal
fermée qui séparait mon gynécée ambulant du boudoir de ma mère.
Nous n'étions pas assez riches pour recevoir beaucoup de gens, c'é-
tait une bonne condition pour entendre causer, pour connaître tous
les petits ressorts qui font mouvoir ce grand théâtre.
« Quand j'entrai dans l'opulence de ma tante, j'étais trop grande
fille pour vivre à l'écart, et comme je commençais à tourner beau-
coup de têtes, sa maison, un peu lourde de dorures et abêtie par
les marchands d'or, s'éclaira d'un rayon de bon ton et s'assouplit
sous les pas de gens à la mode. Ma tante en fut ravie; mon oncle le
banquier fut flatté de voir des personnes titrées à sa table; mais,
quand on lui demanda ma main, il répondit que j'étais assez agréa-
ble pour me passer d'une dot. Je compris, à la figure de mes pré-
tendans, qu'on me plaignait beaucoup. Ma fierté en fut blessée. Je
déclarai à qui voulut l'entendre que je n'avais aucun souci du ma-
riage, et que j'aimais trop ma liberté pour l'aliéner.
« Je fus alors l'enfant chérie de mon oncle et la bien-aimée de
ma tante. Ils trouvaient tout simple que ma jeunesse, ma danse
enivrante, mon caquet éblouissant et sérieux au besoin, enfin le
prestige que j'exerçais déjà, servissent à peupler leurs salons en
échange de quelques jolis chiffons et du pain quotidien qu'ils me
donnaient. En somme, j'étais plus heureuse que M™® de Maintenon,
à qui l'on avait fait garder les dindes, et je ne me plaignis pas;
mais un jour je pris ma volée en déclarant que j'étais invitée par la
vieille cousine de Nice et que je voulais changer d'air.
« 11 y eut une scène d'intérieur. — J© vois ce que c'est, dit l'oncle
dix fois millionnaire, vous voulez vous marier. Allons! on vous ma-
riera !
(c — Soit, répondis-je; mais je veux me marier très bien ou pas
du tout. Il me faut un million, sans i^îîarchander, mon cher oncle,
ou je ne me marie pas.
« Il se récria. Je me pris à rire, et je partis.
« Ma cousine de Nice est médiocrement riche et très ambitieuse
de ce qu'elle appelle les honneurs. Vieille fille assez bornée, quoi-
que instruite, elle a toujours aspiré à être lectrice ou dame d'atours
de quelque reine ou princesse. Elle est trop âgée maintenant pour
prétendre à ces hautes destinées, mais elle essaya de me communi-
quer son ambition, la seule, disait-elle, qui pût convenir à une fille
de bonne maison sans fortune.
« C'était une idée, mais j'en avais une meilleure. J'eus l'air d'ap-
MALGRETOUT. 25
précier la sienne, et je gardai la mienne pour moi. Je vis à Nice
beaucoup de personnes assez haut placées dans les différentes cours
de l'Europe, et je plus à plusieurs femmes qui m'aidèrent à étendre
le cercle de mes relations sérieuses. C'est par les femmes que l'on
arrive; à quelque sexe que l'on appartienne, il est très bon de se
rendre agréable à la plus belle moitié du genre humain. Les hommes
compromettent et nuisent. Les femmes vous pilotent et vous lan-
cent. Elles s'ennuient à la mort, ces houris opulentes et blasées, et
elles se craignent les unes les autres. Moi, je me posai comme une
personne indépendante par goût, dont on ne devait attendre aucune
rivalité; je déclarai que j'aimais les hommes comme de bons cama-
rades ou de loyaux frères, mais que je ne voulais être la propriété
d'aucun d'eux. Ce qui donna de la force à ma résolution, c'est que,
par un hasard inoui en Espagne, je recouvrai un beau matin un dé-
bris de la fortune du comte d'Ortosa. L'eau vient, dit-on, à la rivière.
Mon oncle le spéculateur, me voyant si goûtée dans la high life et
craignant d'être blâmé pour son avarice, parla de m'adopter et me
pria d'accepter, en attendant, une assez jolie pension, à la condi-
tion que j'irais vivre chez lui de temps en temps.
« La cousine de Nice, qui est réellement une bonne femme et qui
m'adore, voulut se charger des frais d'une partie de ma toilette. Je
me vis donc, à vingt et un ans, à la tête de cinquante mille livres de
rente. C'est peu pour le monde où je vis, mais c'est assez pour la
manière dont j'y vis. Je n'ai pas de maison, je n'ai pas même un
pauvre petit chez-moi. On ne me Je permet pas; c'est à qui veut
m' avoir pour briller l'hiver dans les capitales ou courir les eaux,
les bains de mer, l'Italie, la Suisse, l'Ecosse durant l'été.
« D'un bout de l'Europe à l'autre, il y a des salons qui m'appellent,
des châteaux qui me rêvent, des fêtes qui m'attendent. De frais de
route, point. On me sait relativement pauvre, on m'accompagne,
on me porte, on m'enlève. Je n'ai à dépenser que pour ma toilette,
et je n'y épargne pas mon génie, car c'est ma beauté et mon élé-
gance qui paient tous ces empressemens. Je suis la vie des réunions,
je ne me vante pas, vous avez dû l'entendre dire; j'y suis ce que j'ai
TOulu être, ornement de première classe, étoile de première gran-
deur, et je m'arrange pour ne pas laisser prendre ma place. C'est
facile; les étoiles fdantes qui voudraient briller plus que moi font
vite la rencontre d'astres masculins qui les absorbent ou les brisent.
Moi, je ne me laisse pas seulement effleurer, et je poursuis ma
route.
« C'est que je ne suis pas sotte. Je n'attache pas d'importance aux
faux biens de ce monde. Je n'ai pas de diamans, une demoiselle
n'en a pas besoin, et je ne rêve pas d'en avoir au prix du mariage
ou de la galanterie. Je n'ai que faire d'étoffes et de dentelles de prix,
26 REVUE DES DEUX MONDES.
je sais arranger un chiffon de manière à éclipser tout. Je passe pour
]a femme qui se met le mieux, et je ne dépense pas plus de vingt-
cinq mille francs par an pour soutenir ma réputation; je donne le
reste aux laquais et aux pauvres. Ces deux classes de mendians
sont les plus nécessaires dans ma position. En payant bien les valets
des maisons où l'on vit, on est mieux servi que les maîtres de la mai-
son, et l'on n'est jamais calomnié. En donnant aux misérables, on
pourrait commettre impunément toutes les rapines et affronter tous
les scandales. Il y a toujours des voix pour dire : Elle fait tant de
bien ! elle est bonne, elle soigne les malades, elle s'expose à prendre
leur mal, c'est une grande âme! Qu'importe le reste?
« Vous paraissez épouvantée, chère miss Ovven? vous ne réfléchis*-
sez pas. J'ai raisonné toutes ces choses avant d'accepter les res-
sources qui m'ont été offertes, et j'ai résolu de faire le bien. Si l'in-
stinct ne m'y a point portée, si ma jeunesse a manqué de bons
conseils et de bons exemples, avouez que ma froide raison m'a bien
conseillée, et que j'ai pris un chemin sur lequel peu de femmes du
monde sauraient me suivre. Je n'ai cédé à personne ce prétendu
droit que donne la possession des sens. Je n'ai pas permis aux subal-
ternes de m'accuser de parasitisme; je n'ai pas permis aux riches
et aux puissans de me reprocher leur hospitalité princière; je fais
l'aumône avec l'argent qu'ils me font épargner. Quant à leurs invi-
tations, j'ai su toujours exiger royalement plus d'honneurs et de
plaisirs qu'on ne m'en offrait, faisant voir et savoir que je ne me
dérangeais pas pour me divertir médiocrement. Loin de passer pour
une complaisante, je suis arrivée à une sorte de royauté qui m'eni-
vre quand je m'ennuie, et qui m'ennuie salutairement quand je suis
exposée à m'enivrer trop. Le monde n'est que cela en somme,
un breuvage capiteux et une médecine. Le remède est à côté du
mal. Qui ne sait as équilibrer son système et son régime est vite
dévoré. »
Je n'avais rien à objecter au régime et au système de M"^ d'Or-
tosa, tout cela était si nouveau pour moi que franchement je n'y
comprenais rien. Je m'abstins donc de réflexions, et, cherchant tou-
jours à pénétrer en elle, je lui demandai d'où venait la mauvaise
réputation dont elle s'était vantée, et qu'elle avait voulu avoir.
— Ceci, dit-elle, est un second chapitre dans ma vie, je ne vous
ai dit que le premier. Avant de tourner la page, je veux savoir si
vous êtes scandalisée.
— Non, lui dis-je. Je ne peux pas déclarer que j'aime et que
j'envie vôtre existence; mais on ne peut voir que par ses propres
yeux, et vous seule pouvez vous juger. Si vous êtes réellement con-
tente de vous dans ce grand travail dont je ne vois pas le but...
— Le but, c'est cela! vous êtes logique. Quand vous saurez le
MALGRÉTODT. 27
but, VOUS jugerez. Ce sera le troisième chapitre. Passons au se-
cond :
(( Pourquoi j'ai une mauvaise réputation et pourquoi je suis con-
tente qu'il en soit ainsi.
« Je n'ai de mauvaise réputation que chez les gens qui ne me
connaissent pas et qui enragent de n'être pas de mes amis. Quicon-
que me connaît, quiconque surtout m'a fait la cour sait que je suis
invulnérable; mais dans la vie ordinaire on n'est jamais connu per-
sonnellement que d'une infiniment petite minorité. C'est pourquoi
les personnes qui vivent dans la retraite peuvent, si elles vivent
bien, être appréciées ou défendues par le cercle étroit où elles sont
parquées. Dès qu'on sort de l'obscurité, que l'on soit homme ou
femme, on appartient aux appréciations de fantaisie. On est jugé
sur le bruit que l'on fait. On a bien autour de soi le petit cercle qui
vous apprécie; mais ceux qui vous voient passer, quand vous passez
à travers tout, crient que vous les écrasez, et ils demanderont votre
tête. Ils voudraient bien savoir où vous allez, vous suivre, avoir
aussi des ailes; ils n'en ont pas, et ils voudraient vous plumer vi-
vant. Je ne veux pas ici faire le procès aux malveillans et aux mé-
disans; ce serait trop long, et d'aillem's je ne leur en veux pas. Je
sais qu'il est impossible de monter sur un théâtre sans appartenir
au jugement des foules, à plus forte raison d'être une étoile sur la
scène du monde sans être critiqué et même calomnié, très inno-
cemment parfois, par les masses. Comment en serait-il autrement?
Les masses ont besoin de haïr ou d'adorer. Elles sifflent et applau-
dissent, elles portent en triomphe ou traînent dans le ruisseau.
Elles veulent tout juger et ne savent rien; elles ont des fétiches
nouveaux tous les matins. Pourquoi échapperais-je à ces engoue-
mens et à ces colères que les plus hauts personnages de l'histoire
ont dû subir? Plus on monte et plus on brille. Plus on brille, plus
on offusque ceux qui ne voient pas bien, et le nombre ne peut ja-
mais bien voir. Donc j'ai une mauvaise réputation, parce que j'ai
une réputation, et, comme j'ai voulu l'avoir, il faut bien que je l'ac-
cepte mauvaise.
« Au commencement, je me suis affectée pourtant de la calomnie.
Je ne m'y attendais pas, je l'avoue. J'acceptais tous les hommages
avec la certitude que ma coquetterie de cœur me ferait des amis
dès que l'on verrait qu'il n'y avait pas chez moi de coquetterie de
femme. J'avais compté sans les passions que j'ai inspirées, et qui
ont été beaucoup plus ardentes et plus tenaces que je ne le croyais
possible. Je ne savais pas que la vanité de posséder la personne est
beaucoup plus âpre que celle de posséder son estime et sa confiance.
J'ai trouvé des hommes de cœur et d'esprit qui m'ont su gré de ma
28 REVUE DES DEUX MONDES.
loyale amitié; mais j'ai rencontré aussi des fats furieux qui ne m'ont
pas pardonné de leur résister et qui m'ont accusée de les avoir ren-
dus fous pour leur administrer ensuite la douche glacée de mon
dédain. Cela n'était pas vi'ai; je vous jure, miss Owen, que cela n'é-
tait pas vrai !
« — Et à présent, mademoiselle d'Ortosa, est-ce vrai? En effet,
je me le rappelle, c'est ce que l'on vous reproche généralement.
u — A présent, dit-elle avec un peu d'hésitation,... vous voulez
donc tout savoir?
« — Il me semblait que c'était le second chapitre, puisque le
troisième est consacré à l'avenir.
u — Vous avez raison, reprit-elle; je dirai tout, puisque j'ai un
auditeur si attentif et si impartial. En vérité, j'ai du plaisir à me ré-
sumer devant vous; mais je ne puis parler du présent qu'en expli-
quant l'avenir. Donc le voici, voici le but. — Je ne l'ai entrevu
que récemment, c'est-à-dire après ma vingt-quatrième année ré-
volue. Jusque-là, mon existence errante m'avait plu sans réserve;
mais je fis cette réflexion, qu'elle ne pouvait pas durer toujours,
vu que la beauté n'est pas éternelle. Elle ne m'avait servi qu'à ap-
paraître, il était temps qu'elle me servît à rester sur l'horizon,
cette beauté, puissance indispensable dont je n'avais pas encore
bien mesuré la portée; je calculai froidement ses chances, je me
dis qu'elle pouvait rester stable de vingt-cinq à trente ans, et qu'elle
devait inévitablement décroître ensuite. 11 fallait donc qu'à trente
ans ma vie fût fixée, et mon but saisi.
« Ce but normal et logique pour moi, ce n'est pas l'argent, ce
n'est pas l'amour, ce n'est pas le plaisir; c'est le temple où ces biens
sont des accessoires nécessaires , mais secondaires : c'est un état
libre, brillant, splendide, suprême. Cela se résume pour moi dans
un mot qui me plaît : V éclat l
« Vous voyez que je suis d'accord avec mon passé. J'ai toujours
cherché et produit l'éclat ; je veux le fixer, le posséder, le produire
sans effort, le manifester sans limites. Je veux donc tout ce qui le
procure et l'assure. Je veux épouser un homme riche, beau, jeune,
éperdument épris de moi, à jamais soumis à moi et portant avec
éclat daiis le monde un nom très illustre. Je veux aussi qu'il ait la
puissance, je veux qu'il soit roi, empereur, tout au moins héritier
présomptif ou prince régnant. Tous mes soins s'appliqueront désor-
mais à le chercher, et, quand je l'aurai trouvé, je suis sûre de m'em-
parer de lui, mon éducation est faite. Je ne cours plus risque de me
laisser charmer; j'ai acquis tout ce qui a manqué à mon éducation
première. J'ai étudié; j'ai de l'érudition, de la science politique; je
sais l'histoire de toutes les dynasties et de tous les peuples. Je con-
MALGRÉTOUT. 29
nais tous les arcanes de la diplomatie et toutes les naïvetés de toutes
les ambitions. Je connais tous les hommes marquans, toutes les
femmes puissantes du passé et du présent. J'ai pris à tous leur me-
sure exacte, je n'en redoute aucun. Un jour viendra où je serai aussi
utile à un souverain que je peux l'être aujourd'hui à une femme qui
me demanderait conseil sur sa toilette. J'ai l'air d'attacher une
grande importance à des choses futiles, on ne se doute pas des
préoccupations sérieuses qui m'absorbent, on le saura plus tard,
quand je serai reine, tsarine, grande-duchesse... ou présidente
d'une république, car je sais bien que les peuples s'agitent et veu-
lent du nouveau; mais je ne crois pas à la durée de cette fièvre, et,
présidente aujourd'hui, fût-ce en Amérique, je serais sûre d'être
souveraine demain. Enfin je veux, après avoir joué un rôle brillant
dans le monde, en jouer un éclatant dans l'histoire. Je ne veux pas
disparaître, comme une actrice vulgaire, avec ma jeunesse et ma
beauté; je veux une couronne sur mes cheveux blancs. On paraît
toujours belle, puisqu'on éblouit avec une couronne. Je veux con-
naître les grandes luttes, les grands périls; l'échafaud même a pour
moi une étrange fascination. Je n'accepterai jamais l'exil, je ne fui-
rai jamais; on ne me rattrapera pas, moi, sur le chemin de Va-
rennes. Je ne deviendrai pas folle dans les désastres, je braverai les
destinées les plus tragiques, je combattrai face à face le lion popu-
laire, il ne me fera pas baisser les yeux, et je vous jure que plus
d'une fois je saurai le coucher enchaîné à mes pieds. Après cela,
qu'il se réveille, qu'il se lasse, qu'il porte ma tête au bout d'une
pique ! ce sera le jour de l'éclat suprême, et cette face pâle, plus
couronnée encore par le martyre, restera à jamais gravée dans la
mémoire des hommes 1 »
M"'' d'Ortosa s'arrêta, plongeant sur moi des regards dont le feu
aveuglait; puis elle les ferma, et, comme si elle m'eût oubliée, parut
plongée dans la vision de son rêve. Je confesse que je la jugeai
complètement folle, et que je cherchai avec anxiété autour de moi
pour m'échapper en cas d'un accès de fureur; mais elle se releva
très calme, fit quelques pas, me prit le bras, et me dit avec un
charmant sourire : — J'ai été un peu loin, n'est-ce pas? Je ne comp-
tais pas vous dire toutes ces choses; je ne les ai jamais dites à per-
sonne, et j'avais besoin de les dire. A présent je ne les dirai plus,
car le premier point pour réussir, c'est que personne ne soit en
garde contre vous. Je compte donc sur votre silence, et je vous le
demande très sérieusement ; je dirai plus, je l'exige.
— Ce mot est un peu altier, lui répondis-je en riant; vous n'êtes
pas encore reine !
— Non, mais j'ai votre secret comme vous avez le mien.
— Je n'ai pas de secret.
30 REVUE DES DEUX MONDES.
— Pardonnez-moi; un tout petit secret, qui, s'il était divulgué,
vous donnerait plus de souci que mes grands projets ne peuvent
m'en donner. Où étiez-vous, miss Owen, le jour du concert de
MM. Abel et ISouville à Mézières, il y a six mois? Dans une maison
respectable, je le sais, ne rougissez pas; mais où était le virtuose
Abel entre la première et la seconde partie du concert? Je le sais
aussi! J'étais dans un bateau, moi, toute seule, sur le bord de la
Meuse. Je n'aime pas les concerts, c'est trop long. Je me réservais
pour l'heure où je savais qu'AJDel jouerait son morceau d'apparat,
et j'avais persuadé à lady Hosborn de faire une visite à Monthermé
pendant que je flânerais sur le rivage. Je vous ai vue seule d'abord
avec un enfant. J'ai abordé, je voulais aller à vous, marcher dans
la même prairie, vous rencontrer et vous parler comme par hasard.
Je savais combien vous êtes jolie, je vous avais remarquée en di-
verses rencontres. Je voulais savoir si vous aviez autant de grâce et
de charme qu'on vous en attribuait; mais à peine étais-je dans les
arbres du rivage que j'ai vu Abel près de vous, à l'entrée d'un kios-
que rustique. Je l'ai vu à vos pieds, je l'ai vu baiser vos mains, j'ai
entendu ce qu'il vous disait, je me suis retrouvée avec lui dans le
convoi qui me menait et qui le ramenait à son concert. Je n'ai pas
paru le voir, et il s'est jeté dans un autre compartiment, car il me
connaît bien, lui; nous nous sommes rencontrés souvent en Alle-
magne et en Russie. Ne pâlissez pas; je ne suis pas une de vos ri-
vales ! Je l'ai revu en plein au concert. Il avait bien chaud, le pauvre
garçon; mais il avait l'ivresse du triomphe sur le front, et je dois
dire qu'il n'a jamais été aussi beau! — Chère miss Owen, ne m'en
voulez pas. Je ne suis pas votre ennemie, et vous n'avez pas affaire
ici à une femme, c'est-tà~dire à un de ces enfans jaloux et cruels
qui sont charmés de découvrir une tache dans l'albâtre, une em-
preinte suspecte sur la neige, et qui se hâtent de briser les idoles
respectées avec une joie furieuse. Moi, n'ayant pas de faiblesse à
me reprocher, je plains l'erreur des autres et ne la signale jamais.
Je vous ai gardé un secret absolu, voiLà pourquoi je vous ai ouvert
mon âme sans réserve, certaine que ce serait un contrat réciproque,
sacré pour vous comme pour moi... vous ne pouvez pas dire le con-
traire !
Je fus offensée du ton d'autorité dédaigneuse que prenait M""" d'Or-
tosa. On n'a pas vécu vingt-trois ans irréprochable et pure jusqu'au
fond de l'âme pour se laisser humilier par une ambitieuse extrava-
gante. — J'en suis fâchée pour vous, lui répondis-je avec fermeté,
mais vous serez forcée de vous en rapporter à ma générosité, car
vous m'avez dit vos secrets, et vous êtes libre de divulguer les
miens. Vous avez cru surprendre un rendez-vous, vous n'avez sur-
pris qu'une grande surprise de ma part. Vous pouvez donc raconter
MALGRÉTOUT. 31
que vous avez vu M. Abel faire une folie à laquelle je ne m'attendais
pas et que je n'avais pas autorisée. Si vous avez entendu ce qu'il
me disait, vous en êtes bien sûre.
— J'ai entendu, reprit-elle vivement, qu'il vous appelait sa fian-
cée, et que vous ne le lui défendiez pas.
— Soit! Dites-le. Je n'ai à rougir de rien, et il n'y a pas dans
ma vie une pensée que je doive me reprocher. Sans doute c'est une
chose blessante, cruelle, odieuse, de voir le public entrer dans les
pudeurs de votre âme, fouiller dans votre conscience, vous deman-
der compte de vos pensées et de vos sentimens ; mais je préfère ce
malheur à la soumission devant une menace. Je ne vous demande
donc pas le secret, et ne veux rien vous promettre. Je ferai ce cpii
me conviendra, faites ce qui vous conviendra également.
Elle s'arrêta pour me toiser de la tête aux pieds d'un air de défi
où il entrait quelque chose comme de la haine; mais elle était plus
irritable que méchante, et peut-être trouvait-elle dans sa dévorante
personnalité le dédain et l'oubli des résistances d'autrui. Son œil
s'éclaira brusquement d'une gaîté caressante. — Vous êtes, je le
vois, dit-elle, une enfant terrible! Qui se serait douté de cela? Je
savais bien que vous étiez une personne supérieure, mais je vous
aurais crue plus craintive devant l'opinion. Allons! c'est bien, je
vous aime ainsi, et me voilà décidée à être votre amie. Ce n'est pas
peu dire, cela, ma chère! Je suis amie comme un homme, aussi dis-
crète, aussi ferme. Vous ne m'aimerez peut-être pas; vous avez trop
de préjugés sur les choses de sentiment pour me comprendre. Un
jour vous me rendrez justice, et vous me serez aveuglément dé-
vouée. Vous aurez besoin de moi. Vous n'en croyez rien? Vous ver-
rez ! Vous me trouverez alors, et vous direz : Elle est bonne parce
qu'elle est grande. Adieu donc, miss Owen, faites de mes confi-
dences l'usage que vous voudrez. Moi, comme j'ai gardé pour moi
votre secret, je le garderai encore.
— Vous l'avez gardé vis-à-vis de mon père et de ma sœur?
— C'est surtout vis-à-vis de votre sœur que je l'ai gardé. Où en
seriez-vous, pauvre enfant, si Adda savait combien Abel a été épris
de vous ?
— Qu'importe à ma sœur?...
— Votre sœur aime Abel, ne le savez-vous pas?
— Vous rêvez, mademoiselle d'Ortosa ! Elle le dédaigne profon-
dément.
— C'est pour cela qu'elle en est folle. Quand on donne accès à
une:fantaisie dont on rougit, cela devient une passion.
— Laissez-moi, m'écriai-je en quittant son bras, c'est vous qui
êtes folle, c'est vous qui prenez plaisir à m'étonner et à m'affliger
par un tissu d'extravagances!
32 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous voilà blessée au cœur, pauvre fille, et vous devenez très
irritable ! Allons, calmez-vous. Bientôt vous verrez votre sœur, et,
pour peu que vous ayez de pénétration, vous reconnaîtrez que je
vous ai dit la vérité. Voilà un grand embarras de plus dans votre
existence déjà si troublée. Heureusement je suis là; c'est moi qui
guérirai Adda de cette maladie. J'ai déjà commencé, je lui ai mis en
tête de plus hautes ambitions. Je veux lui faire épouser lord Hos-
born, et j'y parviendrai. Il m'a trop aimée pour ne pas accepter une
femme de ma main. Quant à vous, ma chère, vous épouserez Abel,
je vous le promets. Ce sera d'abord un grand malheur pour vous,
car c'est un fou, un fou charmant, excellent, qui, tout en vous ado-
rant, vous causera les plus grands chagrins; mais il vous lancera.
Les artistes sont très puissans dans le monde ; ils charment les rois
et les femmes. Au bout de quelques années, ne l'aimant plus, vous
connaîtrez la vie, et vous pourrez aspirer à quelque chose de mieux
que l'amour. Adieu tout de bon, voici mon jeune écuyer; au revoir!
Elle n'attendit pas ma réponse. Qu'aurais-je pu répondre à ce
tourbillon de bourdonnemens et de piqûres qui m'enveloppait
comme un essaim de guêpes? Elle entra dans la bergerie pour re-
prendre sa monture, et je m'enfonçai dans le bois pour n'avoir plus
à lui parler. Je m'efforçai de me calmer. Je me trouvai ridicule de
m'émouvoir des propos d'une personne qui ne pouvait pas être sé-
rieuse malgré ses hautes prétentions. Le but qu'elle poursuivait, et
dont l'audace m'avait tout d'abord étourdie, n'était-il pas puéril en
lui-même? Il fallait plus d'étrangeté que de force dans l'esprit pour
l'avoir conçu. Pour s'y attacher et le poursuivre, il fallait peut-être
de la force réelle dans le caractère; mais qu'est-ce qu'une force mal
employée? Une simple énergie vitale que ne dirige pas une puissance
vraie... Certes M'*^ d'Ortosa pouvait atteindre son but, nous vivons
dans la phase des aventures, et l'histoire moderne est ouverte à toutes
les ambitions. Il n'est pas nécessaire d'avoir une grande taille pour
faire de grandes enjambées quand le hasard, renversant les vieilles
institutions séculaires et bouleversant les mœurs, apporte un élé-
ment nouveau et tout à fait imprévu dans les destinées humaines.
Chacun pouvant prétendre à tout, personne n'est fou d'aspirer à la
domination par l'intelligence. Là où M""" d'Ortosa était insensée se-
lon moi, c'était de chercher le pouvoir, l'ascendant, V éclat, comme
elle disait, dans une situation matérielle quelconque. Il me semblait
que le vrai pouvoir, celui qui atteint le cœur, la raison et la con-
science, n'a besoin ni de trône, ni d'armée, ni d'argent. Pour l'ob-
tenir, il n'y a qu'un travail à faire sur soi-même, chercher le beau,
le vrai, et le répandre dans la mesure de ses forces. Si on n'en a que
de médiocres, on ne fait qu'un peu de bien. C'était mon lot, et je
m'en contentais. Ce peu valait encore mieux que le beaucoup de
MALGRÉTOUT. 33
mal qu'il faut faire pour usurper la puissance. Avec les forces de
M'^^ d'Ortosa, on pouvait à coup sûr faire plus et mieux que moi,
mais à la condition de ne pas régner comme elle l'entendait, c'est-
à-dire pour satisfaire une passion personnelle. Avec cette fièvre de
personnalité avait-on devant Dieu le droit de se dire : Je serai grande?
Évidemment elle ne voyait clair ni dans sa vie ni dans celle des
autres. Elle prenait l'éclat pour la gloire, elle ne comprenait même
pas le véritable éclat de son rôle, elle ne connaissait et ne rêvait que
l'apparat.
Elle ne savait pas davantage ce que le présent appelle, ce que
l'avenir promet. Elle appartenait au passé. Elle s'élançait en avant,
voulant être de la puissante et funeste race des parvenus de l'his-
toire. Elle faisait ce qu'ils ont tous fait, ce qui les a tous précipités.
Elle voulait copier les volontés absolues des puissances finies. Elle
avait tous les préjugés des institutions mortes ou près de mourir.
Elle jouait avec des ombres, elle évoquait des tragédies dont les
passions ne veulent plus, elle se drapait dans le martyre pour échap-
per au ridicule.
Elle était intéressante pourtant, et son prestige était certain. Sa
beauté avait des lueurs presque aussi vives que des rayons, et dans
ses yeux changeans certains éclairs semblaient émaner d'un foyer
véritable d'enthousiasme et de volonté. On y sentait la victoire de
l'esprit sur la nature, l'amour tué par l'imagination. Si je n'eusse
été défendue par les idées saines que mon père m'avait données
et par la retenue de mes habitudes d'esprit, j'aurais subi la domi-
nation qu'elle voulait exercer sur moi. Ma pauvre Adda, inquiète et
troublée par un malheureux essai de la vie, n'avait pas dû résister
au vertige que produisait cette femme caressante et tyrannique :
pourrais-je conjurer le fléau?
Là commencèrent mes perplexités. Adda aimait-elle Âbel? La ré-
vélation de M"'' d'Ortosa était-elle une rêverie ou une perfidie? Je
ne la jugeai point perfide; mais sa pénétration me paraissait noyée
dans de telles fantaisies que je pouvais bien ne pas m'alarmer sé-
rieusement. Que faire pourtant, si elle avait deviné juste? Je cher-
chai en vain une solution qui me fut favorable, je n'en trouvai pas.
Abonder dans le sens de M"^ d'Ortosa, éveiller l'ambition dans l'âme
de ma sœur, la pousser à un mariage cVéclal. plus malheureux peut-
être que le premier, pour qu'elle renonçât à me disputer mon fiancé,
voilà ce que je ne pouvais admettre; mais ce que je ne pouvais ad-
mettre davantage, c'est qu'elle épousât l'homme dont la parole avait
tué son mari et l'avait faite veuve, l'artiste dont elle méprisait la
condition, le viveur exalté qu'on ne pouvait aimer qu'avec une ab-
négation dont Adda était absolument incapable. D'ailleurs, en sup-
TOME LXXXVI. — 1870. 3
Zh REVUE DES DEUX MONDES.
posant que tous ces obstacles fussent vaincus, il eût fallu encore
qu'Abel répondit à l'aiïection de ma sœur, et cela me semblait plus
invraisemblable que tout le resLe.
Si M"'' d'Ortosa avait eu le dessein de bouleverser mon esprit et
de briser mon cœur, elle y avait donc réussi. La folle avait troublé
la raisonnable, l'insensible avait ému la dévouée : n'était-ce pas
dans l'ordre? Je m'efforçai de réagir, et, tout en revenant à cheval
à travers les bois et les collines, j'élevai mon âme vers celui qui re-
présente dans nos pensées l'idéale justice et l'infatigable amour. Je
ne sais, ma chère amie, si la raison peut prouver Dieu, mais il est
des heures d'effroi amer où toutes les choses de la vie nous oppri-
ment. A ces heures-là, une bonne conscience sent Dieu en elle, et
elle le sent si profondément et si vivement qu'elle se passe aisément
d'autre preuve.
Je rentrai chez moi résignée à souffiir et à me sacrifier, s'il le
fallait. Je n'étais peut-être pas née pour être heureuse autrement.
Tout était cependant remis en question dans ma vie, et le grand
effort que j'avais fait pour accepter Abel avec les fatalités et les en-
traînemens de son sort et de son caractère ne me servirait peut-être
plus de rien. Si ma sœur s'obstinait à me faire renoncer à lui, il s'a-
girait bientôt de travailler à l'oublier. Je souffrais si cruellement
que je sentis le besoin de m'imposer une distraction forcée pour
échapper, ne fût-ce que quelques jours, à une recherche vaine et
douloureuse de mon véritable devoir.
Je m'étais toujours refusée à visiter les sites un peu éloignés de
ma demeure, parce que je ne pouvais y conduire ma petite Sarah.
Je résolus de mettre à profit le temps où j'étais seule et d'aller voir
des grottes très curieuses dont mon père m'avait parlé avec admi-
ration. J'avais une tendance à choisir le but le plus difficile et les
aspects les plus frappans. Je me rendis donc à Givet, en moins
d'une heure, par le train le plus matinal; j'y louai une voiture et
me fis conduire au village de Han, dans la province de Namur. J'y
arrivai en trois heures à travers ce beau pays wallon qui tranche
d'une manière si frappante avec les i>aysages anguleux et fermés de
nos Ardennes françaises. Ce pays au contraire est le pays ouvert par
excellence. Il a un aspect de franchise et de sérénité. C'est une ré-
gion de collines mamelonnées sur de vastes ondulations nues et
battues d'un air vif. L'approche du printemps couvrait ces grands
espaces de la riche verdure des jeunes blés, et les parties plus
arides qui en masquent parfois le faîte étaient revêtues de l'herbe
fine des pâturages. Une atmosphère changeante, tantôt chargée de
vapeurs, tantôt balayée par de fortes brises, irisait des nuances les
plus fines cet océan végétal dont les vagues semblent escalader pai-
siblement le ciel.
MALGRÉTOUT. 85
Ce riche pays, admirablement cultivé, étonne par la solitude qui
y règne. On y marche des heures entières sans approcher d'une ha-
bitation. Il n'y a pas de maisonnette isolée; la chaumière n'existe
pas. Toute la population est concentrée dans de gros villages ou dans
de vastes groupes d'usines. On se demande comment on peut ense-
mencer et récolter avec de telles distances à franchir et tant de hau-
teurs à grimper. Quand de ces hauteurs on embrasse l'horizon, les
distances entre les villages vous frappent encore plus. Le peu de
place qu'occupe l'homme y est sans aucun rapport avec l'incommen-
surable domaine de son travail.
A mesure qu'on descend vers le vallon de la Lesse, le paysage
change. On quitte les grandes vues, le découvert immense, pour re-
trouver une Meuse en miniature, d'étroites prairies, des ravins et
des rochers abrupts, un ruisseau clair et rapide, de beaux arbres,
des bruyères, des bosquets de frênes et de mélèzes.
Je descendis à la rustique auberge de Han, où je fus servie avec
la brillante propreté, l'abondance et le bon marché qui régnent
dans tout le pays. Je demandai le guide, il était absent; personne
ne voulut le remplacer. On ne visitait pas les grottes à ce moment
de l'année. La Lesse y faisait de grands ravages tous les hivers; il
fallait à chaque printemps des travaux pour rendre les passages
praticables, et ces travaux n'étaient pas terminés. Ne voulant pas
être venue pour rien, je demandai à voir au moins le trou du ro-
cher où la Lesse s'engouffre. Rien n'était plus facile; c'était à une
demi-heure de marche, et le premier enfant venu pouvait m'y con-
duire.
J'aimais mieux être seule. Je rae fis indiquer le chemin, et j'entrai
dans un vallon étroit et frais, coupé de rochers et de bouquets
d'arbres, qui côtoie la montagne où les grottes sont enfouies. Ce
paysage inculte est ravissant. La Lesse s'y étale dans des déchi-
rures verdoyantes qu'elle inonde au printemps. J'arrivai par de
délicieux sentiei's à la bouche de pierre noire où elle se glisse avec
un sourd et frais mugissement. Il me vint à l'esprit une de ces
comparaisons auxquelles nous porte la tristesse. Ma vie n'était-elle
pas faite h l'image de ce ruisseau, qui, lassé de se promener dans
une solitude charmante et de refléter le ciel dans son eau tranquille,
rencontrait un abîme et s'y jetait aveuglément pour s'égarer dans
l'inconnu, au risque de s'y perdre et de ne jamais revoir la lumière?
Tout en philosophant s lu" moi-même et en comparant ce gouffre à
mon malheureux amour, je fus prise d'une ardente curiosité de
m'élancer aussi dans l'inconnu, et je cherchai un sentier qui me
permît d'entrer avec le torrent dans l'abîme.
Il n'y en avait pas. La Lesse remplissait toute la voûte où elle
disparaissait. Une jeune fille, sortant des buissons, vint à moi en
36 REVUE DES DEUX MONDES.
courant, et me demanda si je voulais voir les grottes. — On pré-
tend, lui répondis-je, que ce n'est pas possible.
— Ce n'est pas possible par là, reprit-elle; mais par l'entrée,
plus haut, si le cœur vous en dit?
Je la regardai; elle avait seize ou dix-sept ans. Avec sa fraîcheur
un peu aigre de ton et ses cheveux d'un rou^e cuivreux, elle n'était
pas jolie, mais elle avait ce type de douceur et de franchise résolue
qui m'avait frappée dans plusieurs types du pays. Comme elle n'é-
t;ùt guère plus grande ni plus robuste que moi, je pensai pouvoir
bien passer où elle passerait, et j'acceptai sa proposition.
Je la suivis sur le sentier, et nous montâmes à l'ouverture supé-
rieure. — Comment verrons-nous à nous conduire là dedans? lui
dis-je.
— Je sais, répondit-elle, où on met les torches, et noas en pren-
drons deux. Vous déposerez le prix ici, dans ce creux, c'est le profit
des guides quand ils sont là. Et puis nous trouverons les grottes
éclairées, on y travaille.
Nous entrâmes dans les ténèbres avec nos torches, dont la fumée
nous aveuglait. Nous n'avions pas fait trois pas que deux vieilles,
sordides et vraiment effrayantes, nous barrèrent le passage avec un
sale ruban bleu étoile d'or fané. Je pensai que c'était quelque ten-
tative d'initiation à la cabale, car je n'ai jamais vu de sorcières
mieux caractérisées. — Donp,ez-leur deux sous, et qu'elles nous
laissent tranquilles, me dit Elisabeth; c'était le nom de mon jeune
guide femelle.
Je donnai dix sous pour me faire expliquer le mystère. C'était
une pratique religieuse, catholique, il n'est pas besoin de le deman-
der, puisqu'il fallait payer. En passant sous ce ruban consacré à la
Vierge, on était assuré de ne pas tomber dans les précipices qui
s'ouvrent à chaque pas dans les grottes. Je dois vous dire que le
])ropriétaire de la montagne, qui spécule sur la curiosité, ne per-
met plus aux pieuses sorcières de se tenir à l'entrée, parce que leur
cérémonie effraie les voyageurs. Elles profitaient, de ce qu'il n'y
avait pas encore de surveillance, et, m'ayant aperçue, elles avaient
quitté à la hâte les chèvres qu'elles gardaient pour me soumettre à
leur misérable impôt.
Pendant longtemps, nous marchâmes péniblement sur la roche
glissante sans voir autre chose que des passages étroits et des sta-
lactites noires sans effet et sans grandeur. Je regrettais d'avoir en-
trepris une promenade désagréable tout à fait dépourvue d'émotion;
mais au bout d'une heure environ nous entrâmes dans le chaos
Les parois qui m'oppressaient s'écartèrent, le sol se creusa rapide-
ment, des espaces sombres que les torches remplissaient d'une
brume rougeâtre s'ouvrirent tantôt sous mes pieds, tantôt sur ma
MALGRÉTOUT. 37
tête; la Lesse gronda dans des profondeurs invisibles. Nous gravîmes
de petites hauteurs, difficiles à cause du sol glaiseux et toujours
imprégné du suintement des roches; nous traversâmes des galeries
énormes. Je ne m'arrêtai pas à regarder les bizarreries des stalac-
tites qu'Elisabeth voulait me faire admirer comme des merveilles
qui n existaient nulle yart ailleurs; sur la foi des dévots de son vil-
lage, elle voyait partout des représentations de l'enfer avec des
monstres p.étrifîés, ou des statues de madone placées là par la Pro-
vidence pour nous protéger. Je la laissais dire et cherchais à me
rendre compte des formes de ce monde souterrain qui n'est pas,
comme on le croit dans le pays, l'ouvrage des eaux de la Lesse.
C'est un craquement intérieur formidable où le torrent a trouvé
passage et s'est laissé emporter par la pente, tournant les obstacles
qu'il rencontrait, et se faisant large ou étroit, rapide ou morne, se-
lon la disposition de son lit et ses rives, se comportant enfin de la
même façon qu'il se comporte à ciel découvert. Il n'y avait donc là
rien de curieux; mais ce monde souterrain s'est établi dans des pro-
portions d'une majesté rare. Je pus m'en convaincre quand, nous
dirigeant vers un bruit de voix et d'outils, nous arrivâmes à un en-
droit dont une vingtaine d'ouvriers déblayaient les sentiers. Ils
avaient tous des torches, et, comme ils étaient disséminés sur plu-
sieurs points, je n'eus pas besoin de les prier d'illuminer. Le pay-
sage souterrain était éclairé à souhait.
Figurez-vous un ravin avec le torrent au fond, des blocs énormes
jetés en désordre sur la croupe de collines aux versans rapides,
donnez pour cadre à ce vaste tableau des bases colossales de mon-
tagnes dont le sommet se perd dans la nuit, et pour ciel l'ombre
impénétrable d'une voûte longue d'un kilomètre et haute de trois
cents pieds. C'est un chaos alpestre enfoui dans un chaos. C'est
une scène de montagne brisée dans l'intérieur d'une montagne
compacte. Le bruit de l'eau courante, les ouvriers occupés à re-
trouver les sentiers praticables et à réparer le pont rustique, don-
naient un aspect de vie étrange à ce décor enseveli.
Comme ces hommes achevaient leur travail et se transportaient
dans ce qu'ils appelaient une autre salle, et que j'aurais appelé,
moi, un autre pays, je les suivis, et ils m'aidèrent à passer encore
le torrent sur une simple planche et à marcher dans les endroits
dangereux. Ils s'installèrent pour réparer un autre pont dans une
autre immensité. Là, voulant voir le lieu, qui était encore plus gran-
diose que le précédent, je m'assis sur une roche, et j'attendis qu'ils
eussent pris chacun leur poste et planté leur torche. Elisabeth me
recommanda de ne pas bouger, car j'étais au bord d'un précipice,
et elle s'éloigna pour aller babiller avec un jeune gars, son frère ou
son amoureux.
3S REVUE DES DEUX MONDES.
On m'avait beaucoup exagéré la hauteur des eaux de la Lesse,
mais elle s'était fraîchement retirée, et l'humidité laissée sur les
roches était si grande que plusieurs torches s'éteignirent, surtout
du côté où j'étais. Je me trouvai plongée par momens dans une obs-
curité qui ne me permettait pas de voir à mes côtés. Cette prome-
nade sinistre m'avait exaltée, il me passa par la tête des idées folles.
N'était-ce pas là ub endroit ménagé à souhait pour le suicide qui
ne s'avoue pas? Je n'avais qu'un pas, qu'un léger mouvement à
fadre pour me laisser glisser dans cette eau noire et profonde qui
mugissait à mes pieds. Qui s'en apercevrait? qui me retrouverait là?
qui saurait jamais si je n'y étais pas tombée par accident?
Cette rêverie s'empara de moi au point que, pour résister au ver-
tige de l'abîme, j'étendis la main pour me tenir à un angle du ro'--
cher. Ma main rencontra le bras d'une personne qui était derrière
moi et que je n'avais; pas vue, que je ne pouvais pas distinguer. —
Est-ce vous, Elisabeth? lui dis-je. — Elle ne me répondit pas et
glissa comme une ombre confuse. Elisabeth était à quelque dis-
tance, elle- m'entendit et vint à moi avec sa lumière. La personne
avait disparu. J'avoue que j'avais eu peur, et qu'au milieu de mon
désir de suicide l'approche d'un danger inconnu m'avait rappelée
à la raison. Je pensais qu'un des ouvriers avait voulu me voler, ou,
chose pire, m'insulter. Je n'osai dire ma puérilité à la jeune fille, et
je me rapprochai des lumières.
Mais quand j'eus assez vu le site, et qu'elle me proposa de repren-
dre notre route, car nous avions encore une heure à marcher avant
de pouvoir sortir, mes appréhensions revinrent, et je lui demandai
si elle connaissait toutes les personnes qui étaient dans la grotte.
— Certainement que je les connais, répondit-elle, c'est tous de
braves gens; mais, comme l'entrée n'est pas gardée en ce moment,
il peut bien se faire que 'quelqu'un d'étranger soit entré derrière
nous. Si vous avez peur, je vais demander à mon oncle, qui est par
là, de nous conduire jusqu'au lac.
J'acceptai, et après d'autres stations toujours plus intéressantes
nous arrivâmes au lac que forme la Lesse avant de sortir de sa pri-
son. L'oncle d'Elisabeth nous confia au batelier qui stationne au
rivage, et nous montâmes toutes deux dans la barque avec d'autres
paysans qui devaient nous régaler du formidable coup de canon
dont la détonation se prolonge à l'infini sous la voûte immense. A
peine étions-nous installées pour partir, qu'on éteignit les torches;
nous nous trouvâmes ensevelies dans une obscurité absolue.
— Ne vous étonnez pas, me dit la jeune fille, et regardez devant
V0.U/S, tout droit.
— Poui-quoi n'avançons-nous pas? lui demandai-je après quel-
ques instans.
MALGRÉTOUT. 3i9
— Nous avançons, nie dit-elle, et très vite; TQgardez ! vous ie
verrez bientôt.
En effet, un tout petit point bleu trouait comme un pâle saphir
les ténèbres sans bornes. Le courant insensible nous poussait sans
bruit vers cestte lueur qui .grandissait rapidement, et qui devint un
clair de lune, puis une aube, puis une splendide grotte d'azur.
Le lac, en se resserrant, se remplit des reflets énormes de la voûte,
et ce miroir, d'une immobilité extraordinaire, apparut comme un
abîme sans eau où la barque allait se briser et se perdre dans des
profondeui-s hérissées de rochers monstrueux. Je me demandais très
naïvement comment nous franchirions ce gouffre, quand la grotte
d'azur devint un foyer ardent dont les yeux pouvaient à peine sup-
porter l'éclat. C'était le jour, et le jour terne, car il pleuvait de-
hors. Qu'est-ce donc que ce foyer d'irruption de .la lumière dans le
crépuscule quand le soleil est de la partie?
J'étais si éblouie que je ne pouvais sortir d€ labarque^et ne voyais
pas le magnifique portail de rocher qui s'ouvrait sur la verdure ex-
térieure. Cette verdure me semblait incandescente; quelqu'un me
donna la main et me fit asseoir sur un banc auprès duquel était la
petite pièce de campagne qu'on se hâtait de charger. Le coup partit.
Je ne l'entendis pas. Quelqu'un qui craignait pour moi la commo-
tion .ti'op violente m'avait entourée de ses bras en me ^disant tout
bas : Sarah! — C'était Abel ! Le cri de surprise qui m'échappa fut
sans doute couvert par la terrible détonation. Je ne la ressentis
aucunement; mon être avait subi une secousse autrement pro-
fonde,
Nouville ne m'avait pas tenu parole. Il avait cru devoir donner à
son ami une leçon salutaire. 11 lui avait envoyé à Nice la dernière
lettre que je lui avais écrite et où, rappelant l'aventure de Lyon, je
lui disais : « J'en suis venue à pardonner même cela, et je vois bien
que je pardonnerai tout, car il s'agit de le sauver, et je .m'y dévoue,
dussé-je mourir à la peine. » Abel avait quitté Nice à l'instant même.
Il était venu me chercher -à Malgrétout, et, ne m'y trouvant pas, il
avait su où j'étais et m'avait suivie. Me voyant effrayée de son ap-
proche dans la grotte, où un petit berger l'avait guidé, il avait at-
tendu que nous fussions sortis de ces dangers pour me parler.
Quand je vins à bout de comprendre ce qu'il me disait, nous étions
encore assis sous le majestueux portique de la grotte, en face de ce
miroir du lac qui en reflétait l'arcade festonnée de verdure. Il pleu-
vait; Abel avait envoyé Elisabeth chercher la voiture. Le batelier
était retourné à son poste dans la caverne. Nous étions seuls.
Abel me parlait en tenant mes mains. Comme cet illettré, ce muet
épistolaire savait dire avec l'éloquence du cœur ce qu'il voulait dire!
.11 me jurait et me prouvait presque que la Settimia ii'av.aitJaoiais
hO REVUE DES DEUX MONDES.
été pour lui qu'une associée de rencontre; la version de Nouville
était la vraie. Si j'étais restée un instant de plus, j'en eusse été con-
vaincue. Il avait été si près de moi et il ne l'avait pas su! Il ne
m'avait pas devinée à travers cette cloison qui nous séparait! Il
maudissait la fâcheuse qui m'avait mise en fuite; quelle joie il eût
éprouvée de me retrouver à Marseille et à Nice! — Nous serions,
disait-il, officiellement fiancés, mariés peut-être à l'heure qu'il est!
J'aurais su que vous m'aimiez, et j'aurais renversé les obstacles, tan-
dis que, n'osant devancer votre volonté, j'ai perdu l'occasion qui
s'offrait de déclarer mes intentions à votre père et à votre sœur. Je
les ai vus souvent, j'ai travaillé à détruire les préventions de M'"^ de
Rémonville, et je crois y être parvenu, car elle a cessé de me railler,
et même elle m'a quelquefois parlé d'un ton d'amitié qui semblait
appeler ma confiance; mais que savais-je si, en recevant mes aveux,
elle n'eût pas changé de dispositions à mon égard? Quand j'ai lu la
lettre que vous aviez écrite à Neuville, je suis devenu fou de bon-
heur, et me voilà. J'accours avec toutes mes espérances renouvelées,
et cette fois avec des projets bien arrêtés. Je n'écouterai plus vos
craintes et vos scrupules. J'attendrai auprès de vous,, n'importe où
dans votre voisinage, le retour de votre famille, qui doit avoir lieu
incessamment, et je ne veux plus attendre six mois, je ne veux pas
attendre six semaines. Je veux être à vous tout de suite et pour tou-
jours. Je suis assez riche pour deux ou trois ans, si vous voulez me-
ner une vie brillante, — pour dix ans et plus, si vous voulez une vie
modeste et retirée. Que m'importe à moi l'avenir? Il sera ce que
vous le ferez. J'ai encore des forces immenses pour vous faire une
fortune. J'en ai d'inépuisables pour le bonheur intime et tendre que
vous avez toujours rêvé, et que je rêve avec délices depuis que je
vous connais. Tenez, Sarah, ce que je vous ai dit dans votre parc
au bord de la Meuse, dans cette nuit étoilée, est toujours aussi
vrai. Vous êtes mon salut, mon étoile, à moi; il ne faut pas me re-
jeter dans l'ombre de cette horrible caverne que nous venons de tra-
verser, et qui est l'image de ma vie sans vous. Il y a là des beau-
tés qui ne sont que des mirages, des merveilles qui ne sont que
des vertiges; l'enfer est sous les pieds, la voûte de la tombe s'é-
tend partout sur la tête, et on erre là ainsi qu'une forme humaine
qui a laissé son âme à la porte. J'ai horreur de la nuit, et si je ne
vous eusse cherchée dans ces ténèbres, j'y serais devenu fou. Oui,
Sarah, oui, ce n'est pas une métaphore; ma vie sans vous est comme
cet abîme, tout y est mort, il n'y a pas une fleur, pas un brin d'herbe,
pas un rayon. Ramenez-moi au soleil; aimez-moi, ou je n'aimerai
jamais, et je mourrai sans avoir vécu.
Je ne sais ce que je lui répondais. Mon cœur parlait sans que ma
raison se rendît compte de mes paroles. Il me remerciait, il était
MALGRÉTOUT. 41
heureux. Il pleurait d'amour et de joie. La voiture arriva, et nous
reconduisit au village. Nous avions trois heures de route pour rega-
gner Givet, et je m'avisai qu'Abel avait peut-être oublié de déjeu-
ner pour me rejoindre plus vite. — Quelle enfant! me dit-il en me
regardant avec un rire attendri; elle croit que je songe à manger!
— Si vous n'y songez pas, répondis-je, c'est raison de plus pour
que vous en ayez grand besoin.
Je donnai l'ordre qu'on nous servît.
— Oui, dit-il en s'asseyant devant moi à la petite table de noyer
où j'avais déjeuné seule le matin, j'ai faim, vous m'y faites penser;
mais j'aurais pu l'oublier jusqu'à la mort. C'est donc vous qui me
soignerez? C'est moi qui serai l'enfant? Oui, vous êtes la mater-
nité, la tendresse, la sollicitude, je le sais bien, je le vois, et le
sentiment que j'en ai met comme une douce moiteur sur mes nerfs
irrités. Comment, je vais être aimé! Quelqu'un s'inquiétera de moi
à toute heure et me dira : Il faut faire telle chose et t' abstenir de
telle autre ! Je ne me gouvernerai plus, quelle chance! Et vous serez
heureuse aussi, Sarah, heureuse de rester vous-même, c'est-à-dire
providence, et d'avoir un enfant docile et reconnaissant!
J'étais heureuse déjà de le servir et de bercer cette puissance à
laquelle j'appartenais. Je pris du thé pour le décider à manger, et
après nous nous demandâmes où nous allions. Je n'avais plus d'ob-
jections, plus de doutes quand il était là; mais enfin il fallait aviser
aux choses immédiates. Il voulait rester près de moi jusqu'au re-
tour de mon père et de ma sœur. Dans ma maison, ce n'était vrai-
ment pas possible; dans mon voisinage, il était connu, et d'ailleurs
pourrions-nous passer plusieurs jours sans nous voir, nous sentant
près l'un de l'autre?
— Comment, s'écria-t-il, je vais vous reconduire chez vous ce soir,
et nous nous dirons encore adieu! Non, ce n'est pas possible. Vous
êtes là, je vous tiens, je suis ivre de joie, nous mangeons ensemble,
nous sommes tète à tête comme deux époux, et parce qu'on pourra
le savoir et le dire, nous allons nous quitter! Non, Sarah, je ne
veux pas, je vous enlève! Ce pays est une solitude immense; fai-
sons deux lieues à travers les bois, et personne ne nous y connaît
plus. On sait chez vous que vous êtes en excursion; on ne sait
quand vous comptez rentrer, car vos gens m'ont dit qu'après les
grottes de Han vous iriez peut-être voir celles de Rochefort. N'y
allons pas, fuyons les lieux habités; allons à l'aventure, ne nous
quittons pas surtout; si vous me quittez, vous aurez encore peur
de moi. On vous ébranlera, on vous dira d'attendre; moi, je n'at-
tends plus, ou je deviens fou!
J'essayai de résister. Il eut l'air de céder, et nous montâmes dans
la voiture qu'il avait amenée ; il avait renvoyé la mienne à Givet.
A2' REVUE DES DEUX MONDES.
La soirée était humide et fraîclie. Il m'efiiveloppa d'une peau d'ours
blanc, fine et souple comme de la soie, qu'il avait rapportée de
Russie, et quand nous fûmes en route, il me dit : — Parlons raison,
ma bien^-aimée Sarah. Votre sœur ne consentira jamais de bonne
grâce à votre mariage avec moi. Il faut que vous ayez le courage
de lutter; si vous ne l'avez pas, je suis perdu.
— Eh bien! oui, répondis-je, il faut parler raison. Il faut que
vous me donniez plus de détails sur vos relations avec ma sœur à
Nice.
— Je vous ai tout dit, sauf qu'elle est aussi coquette que capri-
cieuse.
— Coquette ! Voyons, dites-moi tout ce que vous pensez d'elle. Je
la justifierai, mais après avoir écouté toutes vos accusations.
— Eh bien ! sachez tout, il le faut. La dernière fois que je l'ai
vue, c'est avec moi qu'elle a été coquette. Il y a là-bas une cer-
taine aventurière du monde qui s'appelle M"" d'Ortosa.
— Je la connais; que pensez-vous d'elle?
— Je pense qu'elle est dévorée de la vanité d'éclipser toutes les
autres femmes et de tourner la tête à tous les hommes.
— Et elle y réussit?
— Elle y réussit; mais elle a échoué avec moi. Voici ce qui s'est
passé il y a huit ou dix jours : j'avais eu un grand succès; j'étais à
la mode. M"^ d'Ortosa me fit inviter par sa parente, la comtesse
d'Ares, à prendre le thé chez elle « en petit comité. » 11 y avait
deux cents personnes ! Votre sœur y était. Je m'approchai d'elle et
je lui parlai assez longtemps; nous parlions de vous.
— Que disiez-vous? il faut que je le sache.
— Votre sœur, à qui je demandais de vos nouvelles , me répon-
dait que vous étiez^ aui comble du bonheur d'être seule.
— Elle disait cela? Pourquoi?
— Pour me répéter que vous aviez horreur du monde et du mou-
vement, et me faire sentir que j'aurais bien tort d'embarrasser ma.-
vie d'artiste d'un mariage qui convenait tout au plus à un riche
bourgeois retiré des affaires.
— Gomment ! elle vous a dit cela?
— Nou: pas à bout portant, mais de manière que je ne perdisse
pas une: intention de son thème. C'était la première fois qu'elle y
mettait autant de clarté, et j'en mis de mon côté le plus possible
à lui dire qu'elle exploitait votre dévoûment et voulait se dispenser
de la reconnaissance en prétendant que vous n'aviez pas de mérite à
vous sacri£eE. Notre a parte devenait assez aigre, lorsque M"" d'Or-
tosa, qui voyait sans la comprendre l'animation de noti'e dialogue,
et qui ne souffre pas qu'on fasse la cour aux autres en sa présence,
vint me demander mon bras pour faire, le tour du salon. Elle croyait
MALGRÉTOUT. A3
m'accoi'der une grande faveur, elle qui ne fait porter la traîne de
sa robe qu'à des princes, tout au plus à des ambassadeurs. Je trou-
vai la daose comique, et Je fus gai. Elle me crut enivré et me dé-
fendit, en paroles cassantes, de rien espérer, tout en dardant sur
moi ces yeux étranges qui disent 0*^2; toul! C'est sa manièire.
— Ces yeux-là enivrent, à ce que l'on dit?
— Ils enivrent comme du vin de Champagne où l'on aurait mis
du vitriol. Je ne suis plus un enfant poui" goûter au poison; je ne
fus pas -enivré..
— Et alors ma sœur...
— Votre sœur et M"*" d'Ortosa se haïssent cordialement.
— Que dites-vous là? Elles s'aimaient. L'Espagnole a choyé la
petite Anglaise jusqu'au jour où elle a vu que celle-ci, avec son air
mutin sous ses habits de deuil, avait un succès de fraîcheur et de
physionomie. Elles ont essayé leurs flèches sur moi. Pour M"* d'Or-
tosa, c'était une occasion d'enflammer le dépit de ces messieurs
et de les renvoyer humiliés à la petite Adda. Pour la petite Adda,
c'était une tentative audacieuse et désespérée d'arracher à la grande
aventurière la seule conquête dont elle eût le caprice ce soir-là.
L'assaut fut rude. M""" de Piémonville me fit de son éventail noir,
et sans aucune adresse, le signe impérieux de revenir auprès d'elle.
M"'' d'Ortosa me força de lui tourner le dos en me faisant faire demi-
tour d'un bras nerveux. Tout le monde vit ce singulier jeu de scène,
et, pour mettre les parties d'accord sans me donner ridiculement en
spectacle, je m'esquivai adroitement du salon. J'ai été à Monaco, et
c'est là que j'ai reçu la letti'e de Nouville, qui m'a fait pai'tir à
l'heure même.
— Et à présent, Abel, que concluez-vous de tout cela?
— Que votre sœur et M"*" d'Ortosa sont irréconciliables, que l'une
est une coquette corrompue, l'autre ume coquette ingénue, et que
celle-ci, votre charmante petite sœur, fera tout au monde pour
vous détourner de moi, non qu'elle veuille de moi, je ne suis qu'un
pleutre de ménétrier, mais parce que toute femme coquette voit
avec dépit l'amour dont elle n'est pas l'objet.
Je sentis qu'Abel me disait la vérité et jugeait bien la situation.
— Pourtant, lui dis-je, je veux en avoir le cœur net. Supposons
qu'au lieu d'être enivrée par la vanité, comme il vous semble, ma
sœur se soit naïvement éprise de vous?
• — Naïvement?... après ses persiflages, ses grossièretés et ses
avances? Ce n'est pas l'amour ingénu et spontané, cela!
■ — Qui sait? chez une enfant un peu gâtée?
— Où voulez-vous en venir, Sarah? Quand elle m'aimerait?
— Ce serait un grand malheur pour moi, Abel !
hh REVUE DES DEUX MONDES.
•
— Le malheur de la contrarier? Je la contrarierais bien davan-
tage, moi, si elle vous faisait souffrir; je la haïrais !
— Qu'elle me fasse souffrir, ce n'est rien, j'y suis habituée; mais
si elle souffrait beaucoup elle-même?
— J'entends, vous me sacrifieriez, et vous croyez que ce serait
le moyen de me rendre épris d'elle?
— Qui sait? avec le temps ! Un homme résiste-t-il à une passion
vraie quand la femme est jeune et charmante?
Le cocher qui nous conduisait s'arrêta. Abel passa la tête dehors
et lui dit quelques mots que je n'entendis pas. 11 repartit aussitôt.
— J'avais cru, lui dis-je, que nous arrivions à Givet?
— Nous n'y serons pas, me répondit-il, avant deux heures.
Je ne m'inquiétai pas du chemin que nous suivions, et que la
nuit ne m'eût pas permis de reconnaître; mais le silence où Abel
était tombé m'alarma, et je lui demandai s'il n'avait rien à répondre
à mes anxiétés.
— Vos anxiétés, reprit-il, ne sont pas les miennes. Vous pensez à
votre sœur; moi, je pense à vous, Sarah ! Vous ne m'aimez donc pas,
que vous admettez la pensée de m'en voir aimer une autre? Voyons,
que feriez-vous si j'étais assez lâche pour épouser votre sœur au
lieu de vous?
— Rien!
— Comment! rien?
— Je resterais près de vous, j'élèverais vos enfans, je tiendrais
votre ménage.
— Enfin vous n'en mourriez pas, cela est certain!
— Jg ferais mon possible pour vivre de mon sacrifice, au lieu de
vous le rendre stérile en succombant à mon chagrin.
— Vous êtes peut-être sublime, reprit-il avec emportement,
mais c'est trop pour moi. Je ne comprends pas! Vous n'aimez pas,
Sarah ! c'est trop d'abnégation. Si vous me quittiez pour un autre,
je le tuerais, fût-il mon frère, et vous, vous m'offrez... Tenez, vous
êtes folle, et vous me brisez !
Je ne répondis pas, sa voix irritée me faisait peur. Il s'agita dans
la voiture, il leva et baissa les glaces avec brusquerie, maudit le
temps, qui était lugubre, la nuit sombre, les nuages de plomb qui
lui rappelaient l'horrible grotte de Han; puis il s'apaisa, me prit
les mains et vit que je pleurais. — Quelle femme! s'écria-t-il! elle
pleure à étouffer, et on ne l'entend pas ! Elle mourrait à vos côtés
sans se plaindre! Ah! tiens, Sarah, tu es au-dessus de la nature
humaine, et moi je suis au-dessous! Que veux-tu? j'ignore tant de
choses ! Je ne sais ce que c'est que les liens du sang, je n'ai pas eu
de famille, j'ai vécu comme un sauvage, tout seul dans la vie, es-
MALGRÉTOUT. hb
sayant d'aimer mes amis comme j'am'ais voulu être aimé, mais ne
comprenant pas d'autres sacrifices que ceux de mon temps et de
ma peine. J'aurais bien volontiers donné ma vie, s'il l'eût fallu;
mais donner mon âme, sacrifier mon amour... je n'ai jamais admis
cela. Tu l'admets, toi ! Je m'efforce de t' admirer, et je suis en co-
lère. Je ne peux pas dire « c'est bien, » et pourtant tu pleures de
n'être pas comprise, tu sens que je suis trop égoïste et trop brutal
pour t'apprécier. Tu me trouves injuste et cruel peut-être ? — Tu
as raison, puisque tu souffres, puisque c'est moi qui te fais pleurer.
Je te fais pleurer, moi, qui suis venu à toi, croyant t'apporter des
trésors de tendresse, me vantant à moi-même de t'inonder de joie
et de confiance... Ah! je suis maudit, et tout ce qui m'anive, c'est
ma faute ! C'est ma folle existence qui te rend si courageuse de-
vant la possibilité de vaincre ton amour. Je ns vaux pas la peine
d'être disputé, tu le sens, et tu ne me disputeras pas!
— Voilà qui est plus cruel que tout le reste, lui dis-je, je ne
croyais pas mériter ce reproche-là !
11 se jeta à mes pieds et me demanda passionnément pardon, et
moi je sentais qu'il m'était si cher que je lui demandais pardon en-
core plus de l'avoir fait souffrir.
Cependant la voiture descendait rapidement dans des chemins
affreux, et comme la nuit se faisait un peu plus claire, je fis observer
à Abel que nous étions sur une route qui n'était pas celle que j'avais
suivie le matin. — C'est probable, répondit-il, il y a une heure que
le cocher est perdu; mais voici qu'on voit à se conduire, il se re-
trouvera. Il est du pays, et nous ne pouvons pas être bien loin d'un
endroit habité où il se renseignera.
Bien que la route devînt de plus en plus dangereuse et pénible,
je ne pouvais avoir peur auprès d'Abel. Nous marchâmes encore
une heure, et quand nous nous arrêtâmes, nous étions à dix lieues
de Givet; les chevaux, harassés, ne pouvaient aller plus loin. Nous
étions dans un petit village de marbriers, au fond d'une gorge, à la
porte d'une auberge très rustique. — Je me reconnais, dit Abel en
sautant à terre, c'est la gorge d'Antée à Astières, j'y suis passé
autrefois. Cette auberge est propre, et vous n'y manquerez de rien.
Allons, mon amie, vous avez besoin de repos; il faut nous arrê-
ter ici.
— Pourquoi nous arrêter? lui dis-je. Je ne suis pas fatiguée, et
nous pouvons trouver ici des chevaux.
— Des chevaux pour aller où? demanda l'hôtesse, qui m'aidait
à descendre.
— A Givet, répondis-je.
— Oh! cela, non, dit-elle en joignant les mains; nous n'avons
EtO REVUE DES DEUX MONDES.
que des chevaux pour le travail des carrières, et ils ne vont ni loin
ni vite. A aucun prix, vous n'en trouverez chez nous.
— Allez donc voir, dis-je à Abel.
— Entrez toujours, répondit-il, je vais m'informer, — et il s'éloi-
gna. J'entrai dans l'auberge, qui, au dehors, semblait une masure,
mais dont l'intérieur propre, ciré et orné de fleurs comme tous ceux
du pays, ne rendait pas bien effrayante la perspective d'y rester
quelques heures. Les deux femmes qui tenaient la maison étaient
prévenantes sans importunité. Je me chauffai avec plaisir, et, pour
faire quelque dépense, je commandai du café pour Abel. Il l'evint
au bout de peu d'instans, et me dit qu'il était impossible de sortir
de ce village avant le lendemain.
— Eh bien ! lui répondis-je avec une candeur qui le troubla, vous
vouliez rester avec moi, le hasard l'a voulu aussi. Nous ne nous di-
rons pas adieu aujourd'hui. — Je vis qu'il hésitait à me répondre,
et je lui demandai de quoi il paraissait inquiet. — Ah I Sarah, me
dit-il en s'agenouillant près du feu devant moi, vous êtes un trop
bon ange ! Je ne peux pas vous tromper plus longtemps. Vous ne
voyez donc pas que je vous ai perdue exprès?
— Non, je ne le voyais pas, répondis-je, blessée au cœur, et je
ne peux pas le croire, quoique vous me le disiez.
— Eh bien! reprit-il vivement, j'ai fait quelque chose qui vous
semble mal, qui vous offense, et que vous me pardonnerez, il le faut!
Si vous étiez au bord d'un précipice, je vous retiendrais de toute la
force de ma volonté, dussé-je froisser vos membres délicats, que j'a-
dore, et déchirer vos vêtemens, qui me sont sacrés. Je ne penserais
qu'à vous sauver, et mon étreinte furieuse serait aussi chaste que
celle dont vous embrasseriez votre petite Sarah eu pareille circon-
stance. Tenez, il faut en finir avec ces terreurs. On veut nous désu-
nir : deux femmes ennemies, M"^ d'Ortosa, qui ne reculera devant
aucune machination pour m'éloigner de votre famille, et votre sœur,
moins habile, mais plus puissante sur vous! Je sens bien, à chaque
pensée qui vous trouble, à chaque parole qui vous échappe, que
vous m'appartenez quand je suis là, mais que vous subissez une do-
mination atroce quand je vous quitte. Vous n'avez pas la force né-
cessaire pour la briser. Il faut que j'aie cette force pour nous deux.
J'ai voulu l'avoir, je l'ai, je l'aurai.
— Mais que voulez-vous donc? lui dis-je : quel moyen avez-
vous trouvé de me soustraire à l'influence de ma sœur? Vous voulez
me compromettre, m'ôter cette bonne réputa'ion qui devrait faire
votre orgueil, et qui est la seule dot que je puisse être fière de
vous apporter ?
— Je veux vous enlever! Que m'importe cette réputation qui est
MALGRÉTOUT. A?
à moi à présent, et que ma passion légitime ne peut ternir? Qui
pourra vous l'ôter, qui pourra vous insulter dans mes bras? Restez
avec moi, écrivez à votre père de vous rejoindre, et ne rentrons en
France que mariés.
— Et vous croyez que, si ma sœur veut empêcher ce mariage, elle
ne suivra pas mon père auprès de nous?
— Partons pour l'Angleterre. Votre fuite aura fait cpielque bruit,
vous serez compromise, comme vous dites ! Tout le monde com-
prendra qu'ayant un trésor à garder, je n'aie pas voulu me le laisser
prendre.
— Ainsi vous voulez m' exposer aux railleries du pays, au mé-
pris de ma sœur, et vous croyez que mon père, qui ne demande
qu'à nous unir, ne blâmera pas cet acte de démence? Vous croyez
qu'il n'aura pas un profond chagrin de me voir mariée au prix d'un
scandale? Vous pensez que je serai une bien bonne gardienne de
ma petite Sarah aux yeux de ma sœur irritée, quand je voudrai re-
devenir sa mère adoptive? Est-ce Là ce que vous m'aviez promis,
Abel? est-ce là ce bonheur de famille que vous vouliez respecter à
tout prix? est-ce la protection que je devais au moins attendre de
vous dans ma lutte avec le monde? Déjà, sans y songer, sans le
vouloir, vous m'avez pris mon honneur.
— Moi! s'écria-t-il, moi!
— Oui , vous ! quand vous êtes venu , au milieu d'un concert,
me surprendre à Nouzon, vous m'avez livrée à la merci de M''*" d'Or-
tosa; elle nous a vus, elle nous a épiés, elle sait mon secret, et Dieu
sait quel usage elle veut en faire !
— Ah ! si j'avais su cela! reprit Abel avec feu ; — que ne l'ai-je
su plus tôt! — J'aurais parlé à votre père à Nice, j'aurais proclamé
mon amour pour vous, j'aurais brisé ces misérables intrigues de
femmes !
— II est temps encore, Abel ! Venez dans quelques jours et de-
mandez-moi hautement et fra.nchement, réclamez-moi au besoin,
puisque me voilà compromise deux fois par votre volonté; mais
n'exigez pas qu'il y ait de la mienne dans cet apparent oubli de ma
dignité de femme. Ne me ramenez pas dans ma demeure comme
une conquête avilie; laissez-moi rentrer seule et libre, je veux pou-
voir dire à mon père que je suis toujours digne de lui et de vous.
— Partons, dit-i-, partons, j'obéis ! — Et il sortit impétueuse-
ment; mais il rentra mouillé jusqu'aux os, car la pluie avait recom-
mencé, et il avait en vain couru tout le village; il s'était même
blessé dans l'obscurité, et il avait les mains couvertes de sang. Il
avait promis une fortune au cocher qui nous avait amenés. Il avait
trouvé un homme incorruptible qui aimait ses chevaux pour eux-
l\S REVUE DES DEUX MONDES.
mêmes, qui craignait d'ailleurs l'averse et les mauvais chemins pour
son compte, et que rien n'avait pu décider à repartir après une
journée de vingt lieues. — Yoilà! me dit Abel, partir est impossible;
mais, vous le voulez, partons; je vous porterai jusqu'à ce que je
meure.
Je le calmai, je le consolai, je ne pouvais le voir ainsi mouillé,
ensanglanté, exaspéré contre lui-même. Je lavai sa main blessée,
cette main si précieuse et si habile dont il ne voulait pas s'occuper,
et que je pansai avec mon mouchoir. Je lui dis que j'attendrais
sans dépit et sans effroi jusqu'au lendemain, que je me fiais désor-
mais à sa parole, qu'il fallait accepter un événement dont il n'avait
pas prévu les conséquences, et dont je n'avais pas sujet de m'affec-
ter puérilement, dès que, de sa part et de la mienne, il devenait
involontaire.
Je demandai une chambre pour me reposer, car j'étais brisée de
fatigue. Il était minuit, et nos vieilles hôtesses n'étaient pas con-
tentes de veiller si tard pour attendre notre décision. Pendant qu'on
préparait ma chambre, Abel me remercia avec ardeur de ce qu'il
.ippelait ma bonté. — Oui, la bonté, disait-il, voilà votre force, à
vous! la douceur, le pardon inépuisable, cet éternel sourire d'une
âme toujours prête à s'oublier pour consoler et guérir! Vous êtes
mon dieu, Sarah, ne m'abandonnez pas; à chaque minute, je vous
aime davantage. Je vous jure que je me sens mourir à l'idée de vous
perdre !
L'hôtesse entra pour demander s'il nous fallait deux lits. Je n'a-
vais pas prévu cette question d'une candeur brutale, qui me fit
monter le sang au visage. — Je ne passe pas la nuit ici, répondit
Abel, et il ajouta en s' adressant à moi : — J'ai aperçu dans le village
une usine dont le travail de nuit m'intéresse, j'irai m'y réchauffer,
et reviendrai demain matin déjeuner avec vous.
— Il faut vous reposer aussi, lui dis-je tout bas, je l'exige. Je ne
dormirais pas, si je vous savais condamné à veiller pour me rassurer
sur les propos que l'on pourra faire.
— Je trouverai un gîte, répondit-il, ne vous inquiétez pas de
moi. Je veux dormir aussi, car je ne veux pas devenir fou, et ce
n'est pas si près de vous que je pourrais me calmer. Je ne veux
plus vous faire pleurer, Sarah ! cela est trop douloureux pour moi.
Je vous sais on sûreté ici, dormez tranquille, et à demain !
George Sand.
{La quatrième partie au prodiain n».)
LA
IV.
LES ÉTATS ALLEMANDS DU SUD, LES PARTIS
ET LES GOUVEKNEMENS '.
I.
Grandes furent les perplexités, les angoisses des états secon-
daires de l'Âllemagae dans les premiers mois de l'année 1866. Une
lutte terrible allait s'engager, et, quelle qu'en fût l'issue, l'Alle-
magne avait beaucoup à perdre, elle n'avait rien à gagner. A Dresde,
à Munich, ^ Stuttgart, on pouvait dire avec un personnage de
Goethe : « Deux mondes prêts à s'entre-choquer nous écrasent de
leur poids. Les puissances qui nous gouvernent réclament un sacri-
fice, et nous sommes la victime désignée par le destin. » Quel parti
prendre dans cette crise? Se croiser les bras, rester neutre, ou, un
rameau d'olivier à la main, s'interposer entre les contendans? L'une
et l'autre conduite étaient bien hasardeuses. De tous les droits de
ce monde, les droits des neutres sont les plus contestés, et quant
aux arbitrages, pour qu'ils aient quelque chance d'aboutir, il faut
que l'arbitre soit fort, il faut aussi que les plaideurs désirent la
paix. En vain la diète de Francfort pouvait-elle se prévaloir de cqt
aiticlell, qui obligeait tous les états germaniques à porter leurs
(1) Voyez la Revue du 15 janvier 1870,
TOME LXXXYI. — 1870. 4
50 KEVUE DES DEUX MONDES.
différends devant elle pour qu'elle les conciliât ou les jugeât. Les
lois sont faites pour les petits, les grands les ignorent. La diète ne
pouvait se flatter que son verdict fût respecté; à peine entendait-on
sa voix dans cet orageux tumulte; il n'y avait pas d'apparence que
des ambitions si échauffées et de si longues épées s'inclinassent de-
vant sa toque et sa simarre.
Deux sentimens dominaient dans les états allemands du midi :
on craignait l'Autriche et on n'aimait pas la Prusse. On craignait
l'Autriche parce qu'on était accoutumé à la craindre, parce qu'avec
toute l'Europe on la croyait plus préparée qu'elle ne l'était, parce
qu'enfin la puissance qui possède la Bohème et le Tyrol commande
l'Allemagne du midi, la tient dans une sorte de dépendance géo-
graphique. On n'aimait pas la Prusse, et il est à peine besoin d'en
rappeler les raisons. Le cabinet de Berlin avait pris à tâche de s'alié-
ner et les peuples et les gouvernemens. Depuis des années, on voyait
M. de Bismarck aux prises avec sa chambre et le règne des lois
remplacé par les ukases. Le vernis constitutionnel dont s'était re-
vêtue quelque temps la royauté prussienne était tombt^ écaille par
écaille; on apercevait à découvert une monarchie militaire et de
droit divin, qui ne croyait qu'à sa mission et à son épée. Comme la
liberté, l'Allemagne avait de cuisans griefs contre Berlin. La ques-
tion des duchés avait été résolue sans elle et contre elle. Droits lé-
gitimes, vœux des populations, la Prusse faisait bon marché de ces
niaiseries; elle déclarait dans les termes les moins ambigus qu'elle
avait fait la guerre au Danemark pour s'agrandir, et, comme si el'e
avait eu des rancunes à satisfaire, en notifiant ses intentions à ses
confédérés, elle s'était plu à leur prodiguer les hauteurs. Les plus can-
dides adeptes du Natiom/lverein savaient désormais l'usage qu'elle
ferait de la victoire, si la fortune favorisait ses armes (1).
Les états secondaires n'écoutèrent pas seulement leurs ressenti-
mens, leui"^ craintes ou leurs aversions; leur conduite fut conforme
au seul principe qui pût déterminer leur choix dans des circon-
stances si embarrassantes. Ce principe fut exposé très nettement par
le plus important de ces états, la Bavière, dans une dépèche qu'elle
adressa, le 8 mars, à la Saxe, au Wurtemberg, à Baden , à Hesse-
Darmstadt et à Nassau. M. de Pfordten y déclarait que si l'Autriche
et la Prusse, s'obstinant à récuser l'autorité de la confédération,
enteHdaient vider leur querelle en tête à tête, le devoir de l'Alle-
m-agne était de rester neutre, que si au contraire l'une des parties
invoquait l'arbitrage de la diète, celle-ci devait s'empresser d'ap-
(1) Cette histoire a éh'' retracée de main de maître par M. Julian Klaczko dans les
remarquables articles intitulés les Préliminaires de Sadowa, Voyez les livraisons da
la Revue du 15 septembre et du !«' octobre 1868,
Là PRUSSE ET l'aLLEMAGj^E. 51
peler la cause à son tribunal. En même temps, le ministre bavarois
avertissait le cabinet de Vienne qu'il eût à se replacer sur le terrain
légal clans la question des duchés, qu'à cette condition seulement il
aurait qualité pour saisir la diète de ses griefs. Cet avertissement
fut entendu. L'Autriche commençait à se repentir d'avoir trop long-
temps joué le jeu de M. de Bismarck; elle abjura ses longues et
déplorables erreurs, elle se ressouvint qu'il y avait une confédéra-
tion germanique, elle lui déféra le jugement souverain du procès.
Dès lors les états allemands ne pouvaient plus hésiter sur la con-
duite à tenir; en restant neutre, la diète eût abdiqué, renoncé à
l'existence, et elle se flattait d'exister; c'était à M. de Bismarck de
lui prouver le contraire. Tout en s' occupant de rassembler les élé-
mens de cette démonstration, la Prusse s'efforçait d'embrouiller la
question et de troubler les esprits par des propositions de réforme
fédérale; elle en appelait de la diète de Francfort à une autre confé-
dération germanique dont elle avait le plan en portefeuille. Les con-
tradictions ne lui coûtaient guère. Elle avait accusé l'Autriche de
pactiser avec la démagogie en parlementant avec les populations
du Holstein, et le lendemain elle proposait la convocation d'un par-
lement fédéral, puis la création d'un nouveau Biind dont l'Autriche
serait exclue, et où l'hégémonie militaire du sud serait attribuée à
la Bavière. Qui pouvait croire encore à son libéralisme, à ses con-
cessions? Les états secondaires étaient tentés de lui répondre ce
que disaient à Faust et à Méphistophélès les braves habitués du
caveau d'Auerbach : « Je vous en prie, regardez-nous en face, car
nous croyons nous apercevoir que vous vous moquez de nous. »
Tsein, Herren, seht mir ins Gesicht!
Ich seh' es ein, ihr habt uns nur zum Besten.
Quoiqu'on en dise à Berlin, l'Allemagne fit en 18-66 la seule chose
qu'elle pût faire. Elle prit parti pour celui des belligérans qui lui
faisait l'honneur de reconnaître son existence, et qui tardivement
avait mis le bon droit de son côté. En politique, il ne suffit pas
d'être correct, il faut être heureux, et la fortune est moins capri-
cieuse qu'il ne semble : elle dispense volontiers ses faveurs à ceux
qu'elle trouve en état de grâce, c'est-à-dire attentifs et prêts. Or
depuis bien des années on avait fait à Munich et à Stuttgart de
grandes économies sur le budget de la guerre, et l'on n'était pas
prêt. On le fit savoir à Vienne, on demanda du temps. Le cabinet
autrichien, dans sa superbe confiance, déclara fièrement qu'il ré-
pondait de tout, que ses alliés pouvaient s'en rapporter à lui, qu'au
besoin il se chargeait à lui seul de mettre la Prusse à la raison , —
après quoi les canons eurent la parole et donnèrent un éclatant
52 REVUE DES DEUX MONDES.
démenti à ces hautaines assurances. L'Autriche fut à ce point hu-
miliée qu'elle dut se résigner à ne traiter que pour elle-même; au
mépris de ses engageraens, elle ne put rien stipuler pour ses alliés,
elle dut les abandonner à la discrétion du vainqueur, et chacun des
états du sud envoya son ministre dirigeant h Nikolsbourg pour y
mendier un armistice et des préliminaires de paix. La Prusse se
complut à tenir en suspens ces inquiets solliciteurs, à leur donner
des alarmes, des dégoûts, à leur faire sentir la pesanteur de ses vic-
toires et de ses pardons. — Dur et pénible nous fut le voyage de
Nikolsbourg, — disait un jour le président du miaisLère wurtem-
bergeois, M. de Yarnbûler.
Les frais de guerre que durent acquitter les gouvernemens du
sud montèrent pour Baden à 6 millions de florins payables en deux
mois, pour le Wurtemberg à 8 millions, pour la Bavière à 13 mil-
lions, plus une parcelle de territoire, pour le grand-duché de
Hesse à 3 millions, plus le landgraviat de Hesse-Hombourg, dont
il" avait hérité depuis quelques mois à peine. La carte à payer mise
à part, on peut se demander si la neutralité eût fait aux états du
sud une meilleure situation que leur malheureuse campagne. La
Prusse nourrissait l'espoir que, s'effrayant de leur isolement, ils
bifferaient de leur main l'article A du traité de Prague, qu'avant
peu ils consommeraient son triomphe en se donnaiit volontaire-
ment à elle. Il importait de ne point décourager leur bonne vo-
lonté par des froissemens et des rigueurs inutiles. On avait bien pu
se donner le plaisir d'humilier leurs ministres à Nikolsbourg; mais
peuples et gouvernemens, la politique commandait de ménager ces
9 millions d'Allemands du midi qu'on ne pouvait prendre, et qui
pouvaient être tentés de s'offrir (1). Aussi, depuis 1866, la Prusse n'a
guère eu que de bons procédés à leur égard ; on a beau les traiter,
dans le laisser-aller d'une conversation, de non-valeurs politiques;
on est bien forcé de convenir que le couronnement de l'édifice dé-
pend d'eux avant tout, et que, s'ils le voulaient bien, dès demain
la Prusse n'aurait plus rien à désirer. Cependant le cabinet de Ber-
lin entendait pousser ses acheminemens aussi loin que possible et
imposer à toute l'Allemagne son hégémonie militaire et économique,
se flattant que le reste se ferait de soi-même. Il n'avait pas tenu
compte dans ses calculs des résistances morales et de la clairvoyance
(l) La Prusse avait d'abord evigé de la Bavière le paiement de 20 millions de thalcrs
et la cession de territoires situés dans le nord du Palatinat et dans la Franconie, et
comprenant au moins 500,000 habitans. Le gouvernement bavarois invoqua dans sa
détresse les bons offices de la Finance, qui ne lui furent point inutiles; mais il est pro-
bable que la Prusse avait demandé beaucoup afin d'avoir bonne grâce en se contentant
de peu.
LA. PRUSSE ET L ALLEMAGNE. 53
de ce bon sens populaire qu'on trompe rarement, qu'on endort
quelquefois, mais dont les réveils inattendus déconcertent souvent
les prévisions des habiles.
Par les traités secrets d'alliance que la Prusse conclut à Nikols-
bourg avec les états du sud, les parties contractantes se garantirent
^ réciproquement l'intégrité de leurs territoires, et s'engagèrent, le
cas échéant, à réunir toutes leurs forces sous le commandement su-
prême du roi de Prusse. Ces traités ne furent portés à la connais-
sance de l'Europe que le 19 mars 1867. La grosse affaire du Luxem-
bourg venait de s'engager; on espérait sans doute faire réfléchir la
France. Dans le midi de l'Allemagne, l'impression fut très vive;
l'opposition accusa les gouvernemens d'avoir porté atteinte au traité
de Prague dans ce qu'il avait de favorable à l'indépendance du sud
et de s'être faits les vassaux militaires de la Prusse. La Souabe
surtout se récria, protesta, et l'on vit le moment où le parlement
wurtembergeois refuserait la ratification qu'on lui demandait. En
Prusse, on éprouva d'abord une satisfaction sans mélange, on porta
aux nues l'habileté du grand ministre qui, d'un coup de baguette,
venait de supprimer le Mein. Après réflexion, ce grand enthousiasme
se refroidit; on ne vit plus dans les traités d'alliance qu'une demi-
mesure et un demi-succès. On jugea que ce fameux coup de partie
n'était, à le bien prendre, qu'un coup de théâtre. Passe encore si des
conventions annexées aux traités avaient soumis à la surveillance
et au contrôle prussiens l'organisation militaire des états du sud;
mais ces états restaient les maîtres absolus de leurs armées en
temps de paix, et, qui plus est, la teneur des obligations qu'ils
avaient contractées était bien vague. A quoi s'étaient-ils engagés?
A reconnaître la paix de Prague et à faire cause commune avec la
Prusse contre quiconque attenterait au nouvel ordre de choses. Or
qui peut bien songer à biffer le contrat de Prague? Ce n'est pas
l'Autriche, dont la politique consiste à en recommander la fidèle
observation. Ce n'est pas la France non plus, qui a collaboré de son
mieux à ce grand œuvre de la diplomatie. La paix de Prague n'est
incommode qu'à ceux dont elle n'a satisfait qu'à moitié l'ambition
et qui la considèrent, non comme le dernier terme de leurs espé-
rances, mais comme une étape qu'ils ont hâte de laisser derrière
eux pour atteindre le but. Ceux-là peuvent être tentes d'en éluder
les dispositions ou tout au moins de les interpréter à leur façon. Les
états du sud n'ont point juré de considérer la casuistique prus-
sienne comme parole d'Évangile, et si on voulait les entraîner dans
quelque ambitieuse entreprise où les intérêts de l'Allemagne, tels
qu'ils les comprennent, ne se trouveraient point engagés, ils rap-
pelleraient au cabinet de Berlin qu'ils ont conservé le droit d'ap-
54 REVUE DES DEUX MONDES.
précier les circonstaDces et de déterminer le caMis fœderis (1). C'est
ce qu'ont déclaré tour à tour M. de Varobùler et le prince Hohen-
lolie aux parlemens de Bavière et de Wurtemberg. « Quand j'ai dit,
s'écriait ce dernier dans la séance du 23 janvier 1867, que la Ba-
vière placerait, en cas de guerre, son armée sous le commandement
du roi de Prusse moyennant garantie de sa souveraineté, il s'en-
tend de soi-même que j'ai supposé le cas d'une guerre où l'intégrité
de l'Allemagne dans ses limites actuelles serait menacée de quelque
côté que ce soit. » Gela revient à dire que, si la Prusse était jamais
appelée à défendre par les ai-mes les intérêts allemands, elle pour-
rait compter sur le concours actif des états du snd. Que la France
étende le bras pour s'emparer du Rhin, l'Allemagne se lèvera comme
un seul homme. Était-il besoin d'un traité pour cola? Seulement, à
Munich comme à Stuttgart, on n'a pas renoncé à distinguer les in-
térêts allemands des intérêts prussiens, ce qui prouve qu'il y a
encore un Mein, et que la confédération du nord n'embrasse pas
toute l'Allemagne. Jadis M. de Raunitz, dans un moment d'humeur
contre la France, qui se refusait à suivre le cabinet de Vienne dans
son aventure bavaroise et disputait sur le casus fœderh^ s'écria :
<( Il est inutile de faire des traités, si l'explication de leurs €ngage-
mens devient arbitraire. » 11 faut reconnaître en effet cpie les traités
généraux d'alliance, par lesquels on croit engager l'avenir, sont
d'une médiocre utilité. L'application qu'on en peut faire dépend
toujours de la conformité des vues et des intérêts. On le sait bien à
Berlin, et on y doute de l'efficacité de l'instrument de jNiko''sbourg;
mais on y sait aussi qu'il est avantageux de n'avoir pas l'air d'en
douter, tout en se disant, avec le prince de Ligne, « qu'on ne peut
s'en rapporter qu'à soi, et qu'on n'a des alliés que pour être sûr de
n'avoir pas tout à fait des ennemis de plus. »
La Prusse remporta un avantage plus effectif par le renouvelle-
ment du Zollverein et par la métamorphose qu'elle lui fit subir. Sur
ce terrain, la Prusse était forte; elle avait pour elle la conspiration
secrète ou déclarée des intérêts économiques, plus puissans dans
\|1) Les traités d'alLiauce portent que les contractaiis se garantissent réciproquement
l'intégrité de leurs territoires respectifs, et s'engagent, en cas de guerre, à mettre à cei
effef, zu diesem Zwecke, toutes leurs forces à la disposition les uns des autres. Il en
résulte que les états du sud ne se sont engagés que pour le cas d'une guerre qui au-
rait pour objet de sauvegarder l'intégrité de l'Allemagne, et qu'ils se sont réservé le
droit d'examiner si tel cas cfiû pourrait se présenter est vraiment \\n casus fœderis.
Depuis peu, les feuilles officielles de Berlin leur contestent ce droit; elles ne s'en étaient
pas avisées jusqu'à ce jour. M. de Varn'.uler déclara, en 18ti7, que le cabinet prus-
sien lavait consulté pour savoir s'il estimait que l'affaire du Luxembourg fût un casus
fœderis. M. de Bismarck reconnaissait ainsi implicitement le droit d'examen dos états
du. sud.
LA PRUSSE ET L AÊEEMA&îÇE. 55
ce' siècle que dans tout autre. Les marchandises n'ont pas d'opi-
nions politiques; le seul principe qu'elles admettent est que tout ce
qui entrave la faculté d'aller et de venir et le droit de libre circu-
lation est pernicieux et fu'ueste. La frontière politique du Mein se-
rait devenue insupportable aux populations du sud, si elle s'était
transformée tout à coup en ligne de douanes. Il y parut bien quand
en Bavière la cham-bre haute fit mine de rejeter le traité douanier ;
la boutique et le comptoir s'émurent, s'ameutèrent; les meetings
succédèrent aux meeting^] effrayée de cet orage, la chambre des
pairs courba la tête :• l'a raison d'état est bien forcée de capituler
quand elle a contre elle les affaires et ceux qui les font.
Le cabinet de Berlin, qui connaissait l'état des esprits, en profita
pou'F faire se» conditions, pour prendre tous ses avantages et pour
investir îeroi de Prusse de l'hégémonie économique de l'Allemagne.
Amourenx, non sans raison, de la constitution qu'il venait de donner
au Nordbund, M. de Bismarck ne put rien imaginer de mieux que
de l'étendre à l'union douanière. La nouveau Zollverein se trouvait
ainsi nanti d'un président, qui était le roi de Prusse, et de deux
chambres, dont l'une n'était que le Bunde»ratli agrandi et l'autre le
Reirhsiag avec une rallonge. Cette organisation ne pouvait produire
que d'excellens résultats. Commissaires et députés du sud devaient
faire dorénavant, à époques réglées, le voyage de Berlin pour venir
siéger dans le Zollbundesrath ou dans le Zollparlament. Il était
bon que ces Souabes, ces Bavarois, si casaniers, si attachés à leurs
habitudes, fussent obligés de respirer de temps à autre l'air de la
Prusse, le pays le plus parlementaire de l'Europe, puisqu'il pos-
sède désormais trois parlemens et six chambres, toutes gouvernées
par M. de Bismarck. On pouvait se flatter de commencer ainsi le
dressage politique du sud, de l'initier par un laborieux noviciat aux
institutions du nord, de lui en faire prendre l'esprit et le pli. Qui
ne sait qu'en fait d'éducation les commencemens sont tout? Les
Allemands du midi n'acceptèrent pas sans effroi des conditions qui
leur paraissaient menaçantes pour leur indépendance. Ce qui les
inquiétait le plus, c'étaient les privilèges conféré» à la présidence,
c'est-à-dire à la Prusse, le droit qu'elle s'arrogeait de conclure de
son chef, sauf ratification du parlement, des traités de commerce
et de navigation avec l'étranger, le veto qui lui était attribué en
matière de lois et de règlemens administratifs, l'atteinte dange-
reuse qu'on portait à l'autonomie des états en englobant dans les
objets de législation commune l'imposition du sel et du tabac indi-
gènes. La Bavière s'efforça d'obtenir de Berlin quelques concessions.
On lui octi'oya six voix au lieu de quatre dans le E-undcsrath, et la
promesse que, nonobstant le droit d'initiative réservé à la Pinisse
56 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les conventions qui pourraient être conclues avec l'Autriche
et la Suisse, les états du sud seraient admis à participer aux négo-
ciations; mais en vain réclama-t-elle une part dans le droit de veto.
La Prusse savait tout ce qu'il lui était permis d'oser; les gouverne-
mens du midi en étaient réduits à subir ses conditions ou à sortir
du Zollverein. Après d'orageux débats, les parlemens bavarois et
vvurtembergeois ratifièrent le traité douanier comme les traités d'al-
liance, non sans regret, à leur corps défendant, se disant, avec un
moraiiste, que c'est une violente maîtresse d'école que la nécessité,
ou, pour emprunter le langage de l'un de leurs hommes d'état,
« qu'en politique ce qui n'est que mauvais est quelquefois accep-
table, et qu'il ne faut rejeter que le pire. »
Le Zollverein n'a pas eu toutes les conséquences politiques qu'on
en attendait. Il n'a justifié jusqu'à ce jour ni les inquiétudes du
midi, ni les espérances du nord. Les unitaires ne craignaient pas de
déclarer que le Zollparlament était une boîte à surprises d'où allait
sortir, au grand effarement de l'Europe, l'unité de l'Allemagne, ou,
pour parler plus net, la création définitive d'une grande Prusse
s'étendant des rivages de la Baltique jusqu'aux frontières de l'Au-
triche. 11 pouvait arriver en effet que le parlement douanier, com-
posé des députés de l'Allemagne entière, résolût, dans un élan
d'enthousiasme national, de reculer les limites marquées à sa com-
pétence et de se transformer en assemblée politique. Sur quoi se
fussent appuyés les gouvernemens du sud pour réprimer cette in-
surrection parlementaire du suffrage universel? Aussi les élections
douanières, qui eurent lieu dans les mois de février et de mars 1868,
furent- elles envisagées d'avance par tous les partis comme un évé-
nement qui déciderait du sort de l'Allemagne. On se demandait
avec anxiété ce qui allait sortir de cette urne mystérieuse autour
de laquelle toutes les espérances, tous les intérêts, toutes les pas-
sions s'étaient donné rendez-vous. Le parti prussien mit tout en
œuvre pour gagner cette bataille décisive; il se flatta pendant quel-
ques jours qu'il tenait la victoire : accoutumé au bonheur, un échec
lui semblait impossible. Le résultat ne répondit pas à son attente.
Dans le grand-duché de Hesse, il est vrai, les nationaux eurent gain
de cause; cà Baden, ils n'obtinrent qu'un demi-succès; en Bavière, ils
essuyèrent une éclatante défaite, et en Wurtemberg leurs dix-sept
candidats restèrent sur le carreau.
Les nationaux eurent quelque peine à se résigner. La première
session du parlement douanier fut troublée par les efforts qu'ils
firent pour arracher à cette assemblée une déclaration conforme à
leurs vues, efforts malencontreux qui soulevèrent des orages. Le
Bavarois, quand on le provoque, devient âpre et violent; le Souabe
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. 57
a des fougues, des élans et des libertés de parole qui démontent
le flegme prussien. Berlin s'étonna de ces véhémences, de ces in-
cartades méridionales. Dans la séance du 7 mai, les nationaux pré-
sentèrent un projet d'adresse qui, sous une forme indirecte, conviait
le parlement douanier à réaliser par l'extension de sa compétence
l'union politique de l'Allemagne. C'était vouloir mettre le feu aux
étoupes. L'assemblée conjura l'incendie en enterrant cette motion
par un ordre du jour pur et simple.
Le 22 mai, la session terminée, les membres du parti sudhîe
a^lressèrent à leurs commettans un manifeste par lequel ils décla-
raient qu'ils avaient profité de leur séjour à Berlin pour étudier de
près les choses et les hommes, qu'ils avaient pu se convaincre que
dans le Nordbund les intérêts militaires passaient avant tout, et que
la politique traditionnelle de la Prusse ne pouvait manquer d'im-
poser à ses confédérés des charges toujours croissantes, qu'aussi
bien cette confédération n'était qu'un établissement transitoire, et
que les états qui la composaient se trouveraient tôt ou tard absorbés
dans une grande Prusse unitaire, que partant l'accession des états
du sud serait un malheur et pour l'Allemagne et pour la liberté,,
qu'il leur importait de sauvegarder énergiquement leur indépen-
dance, tout en remplissant loyalement leurs devoirs nationaux.
« Nous atteindrons ce but, ajoutaient-ils, par une politique franche-
ment libérale et en établissant entre nous une entente ferme et
durable. »
Ce manifeste fournit aux journaux du parti national une occasion
de plus de déclamer contre la phraséologie des Allemands du midi,
die sàddcutschen PJwasen, ce qui signifie simplement qu'au nord et
au sud du Mein on ne parle pas la même langue politique.
IL
Pour se faire une idée exacte de la situation politique des états
allemands du sud et de la conduite qu'ont suivie leurs gouverne-
mens depuis 1866, il importe d'examiner tour à tour ce que ces
états ont de commun et par quoi ils diffèrent.
Un patriotisme local très vif et un indestructible attachement à
la grande patrie, ces deux sentimens se retrouvent partout, sous
une forme ou sous une autre, dans l'Allemagne du midi. Qu'y re-
proche-t-on à la Prusse? D'avoir déchiré l'Allemagne par sa poli-
tique de conquêtes, d'avoir traité avec l'étranger pour qu'il re-
connût ces conquêtes faites sur des Allemands, d'avoir créé une
situation telle que désormais il a le droit de dire son mot sur les
affaires allemandes. Quand elles apprirent les clauses du traité de
58 REVUE DES DEUX MONDES.
Prague, les populations du sud éprouvèrent une véritable conster-
nation, L'Allemagne divisée en trois tronçons ! Leur patriotisme ne
pouvait se résigner à ce décluirement, elles se sentaient comme dé-
laissées et condamnées à l'isolement politique, et il est à croire que,
si les traités douaniers et militaires avaient été proposés sur-le-
champ à leur acceptation, elles les eussent votés d'enthousiasme,
tant elles avaient besoin de se rattacher à quelque chose, de sortir
d'une position louche et équivoque,, d'échapper aux incertitudes de
l'avenir! Avec le temps, les esprits se remirent; à mesure qu'on se
rendit mieux compte de ce qui se passait à Berlin, on fut moins
tenté d'envier les destinées des états du nord, plus disposé à s'ac-
commoder de son isolement pour sauver son autonomie. Il s'agis-
sait pour les états du sud ou de rester ce qu'ils étaient ou de de-
venir les vassaux de la Piiisse en attendant de devenir ses sujets.
— Est-il de notre intérêt, se demandèrent-ils, de renoncer à notre
indépendance pour que l'Allemagne d-evienne une grande Prusse?
Le bon sens populaire répondit non. Ge n'est pas à dire qu'on se
résignât à jamais au sUiiii quo, que, pour «auver la petite patrie,
on renonçât à la grande. Les choses ne se passent pas ainsi dans
les têtes germaniques; elles répugnent aux options, parce que
tout choix suppose un sacrifice. Nombre d'Allemands ressemblent
à cet évêque qui croyait aimei* la campagne et qui possédait une
maison de plaisance où il n'allait jamais. Un de s^s amis le priant
instamment de la lui céder: — Permettez, repartit le prélat, ne
savez-vous pas qu'il faut toujoiu-s avoir un endroit où l'on ne va
point et où l'on croit qu'on serait heureux, sd on y allait? — Tel
Souabe serait inconsolable, si on parvenait à lui démontrer qu'il
n'y a de possible qu'une grande Prusse, -et que la grande Alle-
magne est un rêve. Il sait que son programme est d'une exécu-
tion difficile, que ses espérances, avant de s'accomplir, essuieront
bien des contre-temps et des lassitudes, et que dans l'histoire les
paiemens se font rarement aux échéances convenues- Que lui im-
porte? Il ne doute pas qu'un jom* tous .les peuples germaniques ne
forment une vaste communauté où les Souabes sei'ont des Alle-
mands sans cesser d'être des Souabes. Seulement il a résolu d'at-
tendre des conjonctures plus favorables, et que le militarisme prus-
sien soit remplacé par des constellations plus bénign'es et plus
propices. Il tient à son rêve, mais il n'entend pas en être la dupe.
Partagés entre des intérêts contraires, les Allemands du midi s'«n
remettent à d'avenir du soin de les concilier; cependant il -est difficile
qu'une âme sollicitée par deux passions tienne la bal;;nce égale
entre elles. Dans tous les états du sud s'est formé un parti nom-
breux, qui a fait résolument smi choix, et dont le progiamme peut
LA PRUSSE ET l'aLXEMAGNE. 59
se formuleo" ainsi : — 11 faut prendre les situations telles qu'elles
sont; les récriminations et les doléances ne servent de rien. La
Prusse, constituée et gouvernée comme elle l'est, ne nous inspire
ni confiance ni sympathie; mais sa suprématie est un fait que nous
devons accepter ou subir. Unissons-nous dès aujourd'hui à la Prusse
pour doter enfin l'Allemagne de cette unité politique à laquelle
elle aspire. — Ce parti d'unitaires quand même qui se recrute sur-
tout dans la classe commerçante, dans certaines couches de la
bourgeoisie des grandes villes et dans les universités, se compose
d''élémens très divers et de gens qui s'entendent, par des motifs
difîérens, à vouloir cà p^u près la même chose. Ceux-ci voient avant
tout l'étranger et la nécessité de se fortifier contre lui, de lui im-
poser, de le décourager d'avance des entreprises qu'il pourrait
former. Ceux-là subissent l'entraînement du succès, ils ont un goût
naturel pour ce qui est fort; ils estiment qu'il y a quelque gloire à
relever de Berlin, que les puissans communiquent un peu de leur
lustre à ce qu'ils protègent. D'autres sont impatiens du provisoire,
ils éprouvent le besoin de régulariser leur position et de fixer leurs
destinées; convaincus qu'un jour la Prusse mettra la main sur eux,
ils sont disposés à anticiper sur l'avenir, à s'abandonner aux événe-
mens pour n'avoir plus à les redouter. — Ces timides, disait un grand
personnage du midi, sont semblables à un soldat qui se brûlerait la
cervelle avint la bataille de peur d'y être tué. — • Il en est d'autres
encore qui faut passer avant tout les intérêts et les facilités qu'as-
sure aux transactions commerciales l'unité de législation; les gran-
des patries sont favorables aux grandes affaires. Dans cette pha-
lange bigarrée et bariolée figurent aussi des hommes d'université,
affranchis pir vocation ou par esprit de métier de tout patriotisme
local. Depuis longtemps, il n'existe plus cle frontières intérieures
pour les professeurs d'outre-Rhin. Tribu nomade, ils ont l'hu-
meur voyageuse, le pied léger, et l'Allemagne leur appartient tout
entière. Ont- ils acquis qualque renom, tous les gouvernemens
les recherchent à l'envi, se les disputent, et ces inconstans s'en-
volent du sud au nord, emportant leur chaire sur leur dos. Ces
aventures ont quelquefois un air de roman; on a vu s'opérer des
rapts de philosophes, des enlèvemens de physiciens; il n'y manquait
que l'échelle de soie. Comment s'étonner que Tubingen et Heidel-
berg soient des foyers de prussiamsme? On y trouve réunis des
hommes venus de tous les coins de l'Allemagne, et qui ne sont que
des Badois ou des Souabes d'occasion.
Ce qui fait la faiblesse du parti grand -jirnssien, c'est qu'il y
règne bien des dissidences. On est d'accord sur le but, on exprime
des vœux et des souhaits communs, on a plus de peine à s'enten-
60 REVUE DES DEUX MONDES.
(Ire sur la conduite à tenir. Les uns disent : Commençons par nous
donner; coalisés avec les états du nord, nous contraindrons la
Prusse à compter avec nous. D'autres, plus nombreux, leur répon-
dent : — Dieu nous garde d'une telle imprudence ! Commençons par
faire nos conditions à la Prusse, par lui demander des garanties, — à
quoi les premiers répliquent, non sans raison, qu'il est de l'essence
de la politique prussienne de dicter des conditions et de n'en point
accepter, — que M. de Bismarck croirait acheter à trop haut prix l'ac-
cession des états du sud, si elle le condamnait à modifier sa consti-
tution fédérale, cette savante machine construite pour certaines fins,
et dont on ne saurait relâcher les ressorts sans tout compromettre.
D'autres enfin , plus indifférons ou plus naïfs , estiment qu'il faut se
donner sans conditions, parce que tout est bien, parce que la con-
fédération du nord est une vraie confédération, parce que la Bavière
et le Wurtemberg n'auraient rien à désirer, si on leur faisait le même
sort qu'à la Saxe, dont l'indépendance, en dépit des méchants pro-
pos, ne court aucun danger. Ces naïfs, à la vérité, sont rares dans
le midi. Du lac de Constance jusqu'aux bords de l'Inn, on raconte
aux petits enfans l'histoire de Waldeck.
Le parti grand-prussien est tenu en échec dans le Wurtemberg
et la Bavière par une majorité peu disposée à transiger avec lui, et
qui est elle-même une combinaison d'élémens divers. On y trouve
rassemblés et associés des conservateurs dont le principal mobile
est le sentiment dynastique, des patriotes qui tiennent à leurs sou-
venirs et à leurs traditions, des catholiques qui se défient beaucoup
des avances que leur fait Berlin, des constitutionnels qui ne croient
pas à la constitution prussienne, des démocrates qui ne sauraient
se contenter des libertés berlinoises. Si différentes que soient leurs
visées, ces hommes ont une passion commune : ils désirent la chute
de Babylone et le rétablissement de Jérusalem.
Depuis 1866, plusieurs circonstances ont accru et renforcé cette
majorité. Le prestige des grandes victoires diminue avec le temps;
on les commente, on les explique, on fait sa part à la fortune. Les
sudistes sont frappés aussi de ce que les populations annexées res-
tent hostiles, de ce que la Prusse a quelque peine à digérer ses con-
quêtes. Sa résignation dans l'affaire du Luxembourg leur a fait quel-
que impression; sa politique, jadis étourdissante d'audace, leur
paraît plus tâtonnante, moins sûre de son fait. — On ne sait plus très
bien ce que veut la Prusse, disait un politique du sud, et ce qu'elle
est capable d'oser. — Il faut mettre encore en ligne de compte la
transformation qu'a subie l'Autriche, la popularité qu'elle a recon-
quise par son libéralisme, qui donne lieu à des comparaisons peu
ilatteuses pour Berlin. Il ne faut pas oublier non plus la sagesse de
LA PRUSSE ET l'ALLEMAGNE. 61
la diplomatie française, qui a soigneusement évité de donner aux
Allemands du sud des inquiétudes et des ombrages dont la Prusse
eût profité. Assurément la France ne saurait renoncer à s'occuper
des affaires d'Allemagne : elle n'est point absente de Munich; mais
elle n'y gêne que ceux qui ont quelque chos? à lui cacher. Discrète,
concili;înte, réservée, quoique attentive, acceptant loyalement les
faits accomplis et leurs inévitables conséquences, voyant les choses
avec cette élévation d'esprit qui n'a garde de grossir les détails et
qui préserve des tracasseries, elle ne permet point cependant qu'on
oublie qu'elle est là, que ce qui se passe l'intéresse, et que, si elle
respecte tous les droits, elle ne reconnaît à personne celui de la
tromper. La révolution pacifique, sinon paisible, qui vient de s'ac-
complir à Paris a contribué également à diminuer ou à dissiper les
défiances de l'Allemagne à l'endroit de la France. L'Europe est con-
vaincue que les institutions parlementaires sont une garantie de
paix, un préservatif contre la politique d'aventures, de surprises et
de coups de main. — H y a quelques mois encore, nous écrivait un
Allemand, la France semblait vouée à jamais au gouvernement per-
sonnel, ce qui était d'autant plus grave qu'il semblait vraiment qu'il
n'y eût plus personne. Il nous paraît prouvé aujourd'hui qu'il y avait
quelqu'un; mais il ne nous fait plus peur. S'il réussit dans ce qu'il
vient d'entreprendre, il n'aura plus besoin du Rhin, et nous n'au-
rons plus besoin de la Prusse.
La réforme militaire, qui fut pour les états du sud l'une des con-
séquences les plus incommodes de la paix de Prague, est encore un
de leurs griefs contre la Prusse, bien qu'elle n'en soit qu'indirecte-
ment responsable. Tant que subsista l'ancienne confédération ger-
manique, les petits et moyens états, qui vivaient en sûreté sous le
double protectorat de la Prusse et de l'Autriche, avaient pu se per-
mettre de diminuer leur armée et d'affecter aux travaux de la paix
les économies qu'ils opéraient sur les baïonnettes. Le plus admirable
résultat qu'aient jamais produit les viremens budgétaires, c'est Mu-
nich. Les églises, les palais, les musées, les chefs-d'œuvre de tout
genre qui en font une ville européenne, un lieu de pèlerinage pour
les artistes, sont en grande partie la création d'un roi dilettante qui,
pour fournir à ses nobles plaisirs, taillait et rognait dans le budget
de la guerre. Il lui sera beaucoup pardonné parce qu'il préférait
une fresque à une revue. Sadowa et Nikolsbourg imposèrent aux
gouvernemens du sud de nouvelles et pressantes nécessités, aux-
quelles ils ne pouvaient se dispenser de pourvoir. Livrés à eux-
mêmes, ils devaient songer à leur sûreté et se rendre assez forts pour
être pris au sérieux, pour faire, le cas échéant, respecter de tout le
monde la liberté de leurs résolutions. Comme ils avaient prévu par
6*2 REVUE DES DEUX MONDES.
les traités d'alliaiice le cas où ils s'uniraient à la Prusse pour dé-
fendre l'intégrité du territoire allemand, il était naturel qu'en ré-
formant leurs institutions militaires ils prissent modèle sur le puis-
sant allié qui, un jour peut-être, serait appelé à commander leurs
troupes. Toutefois ils ne pouyaient se dissimuler que l'introduction
du système prussien provoquerait dans les populations bien des ré-
sistances. Les Allemands du midi savent très bien que le service
obligatoire et universel n'est une institution libérale qu'à la condi-
tion que la caserne ne garde pas longtemps son monde, et qu'elle ne
le reprenne que par intervalles; ils n'ignorent point la différence
qu'il y a entre une armée citoyenne et une nation de soldats (i). Rien
de plus contraire que le caporalisme à leurs habitudes et à leurs
goûts. Le maître d'école est en honneur chez eux; mais, s'ils ne de-
mandent pas mieux que de se laisser élever, ils souffrent difficile-
ment qu'on les dresse, qu'on les enrégimente, qu'on les encadre.
Il leur plaît d'avoir leurs coudées franches, et ils n^ savent respecter
que ce qu'ils aiment.
Les gouvernemens du sud ne purent obtenir l'acquiescement des
chambres à leurs projets de réfonne militaire qu'à la faveur de
transactions, de compromis, que Berlin leur reproche sévèrement.
En Bavière, la durée du service fut limitée à six ans, dont trois ans
sous les drapeaux pour l'infanterie, quatre pour la cavalerie. En-
core les écrivains militaires de Prusse accusent-ils le gouvernement
bavarois d'entendre le service actif autrement qu'on ne le fait à
Berlin, où on ne le réduit qu'exceptionnellement par des congés; ils
ne lui pardonnent point non plus d'avoir conseiTé ses règlemens
particuliers d'exercice et de manœuvres, d'être resté fidèle à son
système d'administration militaire, et surtout d'avoir sacrifié à l'i-
dole du tiéparathme en préférant au fusil prussien une arme de sa
façon, le fusil Werder. « La Bavière, disent-ils, s'est tellement
appliquée à conserver à se& troupes un caractère particulier, qu'au-
jourd'hui il n'y a pas plus de ressemblance entre l'armée bavaroise
et celle du Nordbund qu'entre les armées prussienne et fran-
çaise (2). » Ils ne peuvent adresser au Wurtemberg le même re-
proche; il n'a point fait difficulté d'adopter le fusil prussien, mais
il a réduit de trois années à deux la durée du service actif, et sa
landwehr n'existe encore que sur le papier. Quant au grand-duché
de Baden, la Prusse n'a qu'à se louer de lui; il a fait tout ce qu'on
(1) Un homme d'état hanovrien, Rehberg, écrivait au commencement de ce siècle :
« La Prusse n'est pas un pays qui a une armée, c'est une armée qui a un pays, »
(2) Silddeutsclips Heerwesen und suddeutsche Politik von einem Norddeulschen-
Berlin, 1809, p. 23.
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. 63
lui demandait, son budget l'atteste, et cependant, comme leurs voi-
sins, les Badois ont peu de goût pour les dépenses improductives.
Chose curieuse, chaque année les chambres badoises expriment
des vœux en foveur de l'accession du sud à la confédération du
nord, et chaque année elles protestent contre les dépenses militaires
exagérées, et invitent le gouvernement à réduire de fait le temps de
service en multipliant abondamment les congés. On ne se régénère
pas en un jour. A Carisruhe comme ailleurs, le vieil homme sudiste
montre le bout de l'oreille.
L'amour de l'économie, que Mirabeau qualifiait de seconde pro-
vidence du genre humain, une aversion prononcée pour les gros
budgets militaires, une façon un peu bourgeoise, c'est-à-dire très
moderne et très sensée, d'entendre les devoirs de l'état et le gouver-
nement des peuples, le sentiment que la prospérité d'un pays fait
plus pour sa vraie gloire que le nombre de ses baïonnettes, la haine
instinctive de toutes les gènes inutiles, voilà des traits communs à
toutes les populations allemandes du sud, dont les propensions et
les habitudes politiques diffèrent beaucoup de celles du nord. La
vie constitutionnelle, qui a pénétré si tard en Prusse et qui a tant
de peine à s'y acclimater qu'on l'y traite encore en étrangère, a
pris pied depuis un demi-siècle dans l'Allemagne méridionale; c'est
dire qu'elle y est déjà une coutume, une tradition. Hem'eux les
peuples qui ont eu le temps d'acquérir les mœurs et les préjugés
de la liberté ! Le Wurtemberg, où l'autorité du prince fut presque
toujours tempérée par le pouvoir des états, possède une constitu-
tion depuis 1819, Baden et la Bavière depuis 1818. A l'origine, ces
constitutions laissaient sans doute beaucoup à désu'er; elles étaient
un compromis passé entre les traditions historiques et les idées nou-
velles, système mixte où le régime représentatif se trouvait concilié
tant bien que mal avec le maintien des corporations, la sépai-ation
des classes, les distinctions hiérarchiques et les privilèges. Toute-
fois, si imparfaites qu'elles fussent, ces chartes ont pris racine dans
le sol, et à travers bien des crises, des temps d'arrêt, des réactions,
elles ont porté leurs fruits. Réparant ses défaites, se retrempant
dans ses adversités, la liberté grandissait et se sentait maîtresse de
l'avenir. Depuis dix ans surtout, elle a fait de grandes conquêtes
dans les états moyens de l'Allemagne; l'esprit moderne y a renou-
velé des institutions surannées, démoli bien des abus, sapé bien des
privilèges, opéré d'importantes réformes civiles, administratives et
politiques. Ce mouvement s'est encore accéléré depuis 186(3. Comme
l'Auti'iche, les gouvernemens du sud ont pris à tâche de se faire
pardonner leurs échecs pai* des concessions libérales, et ils ont
rendu plus acceptable la réorganisation militaire que leur impo-
6A REVUE DES DEUX MONDES.
saient les circonstances en l'accompagnant d'autres réformes plus
populaires. On les prenait pour des malades condamnés par leur
médecin; ils étaient bien aises de prouver qu'ils en appelaient.
Ce n'est pas à dire que le système de gouvernement qui prévaut
encore dans l'Allemagne du sud soit le pur régime parlementaire.
Qui dit parlementarisme dit trois choses : — une royauté toujours
prête à sacrifier ses préférences et ses idées personnelles aux oscil-
lations de l'opinion publique dont elle accepte les arrêts, — un gou-
vernement pris dans la majorité des chambres et qui en est l'ex-
pression fidèle, — par suite un ministère homogène et solidairement
responsable. Le régime parlementaire est au régime personnel ce
qu'est au dogmatisme en matière de sciences le système expérimen-
tal, qui leur a rendu de si grands services. Les peuples libres font
des expériences, et la royauté s'y prête en s' appliquant à en con-
jurer les périls. Si l'expérience réussit, le souverain en profite; si
elle échoue, il S3 sert des mécomptes de la nation pour la ramener
à ses propres idées. Dans l'Allemagne du sud, où le sentiment dy-
nastique a conservé J3 ne sais quoi de patriarcal, la royauté ne se
croit point obligée aux sacrifices et aux abstentions qu'elle s'impose
en Angleterre et en Belgique. Si constitutionnel qu'y soit le souve-
rain, il y a en lui du père de famille, qui se fait un devoir, dans les
cas graves, de dire hautement ce qu'il pense, ce qu'il redoute, ce
qu'il désire, et de donner à ses sujets les avertissemens et les con-
seils que lui inspire sa prudence. C'est ainsi qu'on a vu dernière-
ment, lors de la discussion des traités, le roi de Wurtemberg peser
de toute son influence sur les députés pour vaincre une opposition
qu'il croyait funeste aux intérêts du pays. C'est de plus un principe
reçu dans ces états que le choix des ministres est une prérogative
de la couronne, ce qui rend impossible l'homogénéité rigoureuse
et la responsabilité collective des ministères. Les Allemands, qui ne
craignent pas les complications, ne cherchent pas à simplifier la
politique. Ceux du midi ne sauraient admettre le régime personnel,
ils ne professent point non plus dans sa rigueur la doctrine de la
souveraineté du peuple. Le pied sur lequel vivent chez eux les princes
et les parlemens est un respect réciproque, qui les' empêche d'en-
treprendre les uns sur les autres, qui résout par des compromis les
difficultés qui peuvent surgir : système bien différent de celui qu'on
voit dans un pays où le gouvernement porte des défis à ses cham-
bres, parce que dans ce pays il n'y a de vraiment solide que l'ad-
ministration et l'armée, et que les libertés octroyées n'y ont encore
qu'une existence précaire et toute de tolérance. « L'âme de la
Prusse, a dit récemment un Prussien, est la royauté, et cette
royauté est essentiellement militaire et féodale... Les événemens
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. 65
de 1866 ont prouvé qu'il n'y avait de populaire chez nous que le
roi et l'année (1). » Un seul fait suffît souvent pour définir des
situations. Le roi Louis de Bavière annonçait dernièrement à ses
chambres que son gouvernement leur présenterait un projet de loi
sur la réorganisation de la garde nationale, « afin d'assurer pour
l'avenir les services méritoires que la bourgeoisie bavaroise a su
rendre avec un dévoûment digne de gratitude au maintien de la
paix et de l'ordre public. » Une garde nationale en Prusse ! Se trou-
verait-il un Prussien pour la prendre au sérieux?
Le tempérament politique des Allemands du midi offie un remar-
quable mélange de féauté dynastique et de franchise démocratique.
La démocratie est une puissance dans des contrées naturellement
riches, où la propriété est divisée, où la fortune est plus également
répartie que dans le nord, où régnent l'esprit communal et le génie
de l'association. Dans le système mixte, auquel sont soumis aujour-
d'hui les états du sud, les droits très effectifs des parlemens sont
restreints par les prérogatives de la couronne; mais d'autre part
ces prérogatives ont pour contre-poids une opinion publique très
vigilante, dont le pouvoir a pour garanties des élections libres et
une presse libre. Que si cette presse a des griefs à faire valoir, elle
exprime ses plaintes, ses mécontentemens, dans un langage souvent
acerbe, âpre, véhément, parfois grossier, car, s'il est vrai, comme
on l'a dit, que l'exagération est le tort commun des partis sous le
régime représentatif, cela s'applique surtout aux pays à tendan-
ces démocratiques. Fortement organisés, les partis qui divisent le
duché de Baden, la Bavière et le Wurtemberg n'agissent pas seu-
lement par la presse; l'Angleterre et la Suisse n'ont rien à leur ap-
prendre sur l'usage qu'on peut faire du droit d'association et de
réunion. Dans les cas graves, quand une grosse question est pen-
dante, par voie de meetings, de pétitions, d'adresses, ils organisent
dans les villes et dans les campagnes une agilation avec laquelle
les gouvernemens doivent compter. Si les parlementaires purs peu-
vent trouver à redire aux institutions de l'Allemagne du sud, ils
ne sauraient nier qu'elle ne soit un pays de forte vie politique, ce
qui n'étonne pas ceux qui savent qu'elle est un pays de forte vie
communale. Partout où la commune est libre, le peuple acquiert à
la fois l'habitude et la faculté de faire lui-même ses affaires.
Quelque vigueur de tempérament que déploient les partis politi-
ques du sud, ils sont trop nombreux et trop divisés pour posséder
toute la puissance d'action à laquelle ils prétendent. Très forts pour
(1) Deutsehland um Neujahr 4870, vovi Verfasser der Rundschauen. Berlin 1870.
L'auteur de cette brochure, qui a fait grand bruit à Berlin, est l'un des chefs du vieux
parti prussien, M. do Gerlach.
TOME LXXXVI. — 1870. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
empêcher ce qu'ils ne veulent pas, s'agit-îl de vouloir, ils se par-
tagent, se décomposent, s'affaiblissent par leurs discordes intestines.
Il en faut chercher la raison dans la nature de l'esprit allemand,
qui unit au g^oût des abstractions l'esprit de détail et qui se résout
difficilement à sacrifier les accessoires à l'essentiel. Ajoutez l'exces-
sive complication des problèmes depuis 1866 ot la difficulté de s'en-
tendre à la fois sur la question allemande et sur les questions inté-
rieures. Tel progressiste national se joint aux démocrates pour
demander certaines réformes civiles, sociales ou politiques ; mais il
désire l'accession au Nordbund, et cette accession fait horreur à ceux-
ci, qui s'accordent avec les conservateurs pour réclamer énergique-
ment le maintien du statu qiio. C'est ainsi que dans les états du
sud il est également difficile de trouver un parti où l'on s'entende
sur tout et deux partis qui ne s'entendent pas entre eux sur quelque
chose. Les couleurs n'existent pas dans la nature : elle n'offre au
regard que des nuances qui se [lient les] unes aux autres -par une
dégradation insensible. Tel est à peu près l'état des esprits dans
l'Allemagne du sud, ce qui, joint aux prérogatives de la couronne,
y rend malaisée l'introduction du pur régime parlementaire. Peut-
on demander que la majorité du parlement gouverne, lorsque le
plus souvent ce parlement n'a point de majorité, ou que cette ma-
jorité n'a point de programme commun, qu'unanime aujourd'hui
sur une question, se divisant demain sur une autre, elle déroute
les calculs par l'infinie variété de ses groupemens? C'est affaire au
gouvernement de constituer de son mieux dans ces chambres flot-
tantes un tiars-parti, eine Mitlelpartei, centre droit ou centre gau-
che, qui se préoccupe d'assurer par une politique d'accommodement
la bonne marche des affaires. Cette minorité ministérielle prend sur
les fractions modérées des partis extrêmes l'ascendant qu'exerce tou-
jours le bon sens, et, grâce à son appui, le ministère leur fait agréer
des transactions qui satisfont la majorité du pays.
Dans de telles conditions, les partis sont impuissans à gouverner;
mais les gouvernemens doivent compter sérieusement avec eux,
sous peine de voir se former de fortes et dangereuses coalitions qui
les renverseraient. Ces coalitions, qui jouent un grand rôle dans le
mécanisme constitutionnel des états du sud, ont plus d'une fois dé-
concerté les projets de la Prusse et de ses partisans. Que la question
d'indépendance vienne à se poser, on voit démocrates et catholiques
se former en phalanges serrées pour faire face à l'ennemi commun.
Le parti prussien n'a rien négligé pour rompre cette redoutable al-
liance, il a usé de toutes les armes que pouvaient lui fournir les
événemens. Au priutemps de 1869, dans son grand meeting de
Worms, il poussa un cri de guerre contre le concile, s'en servant
comme d'un épouvantail pour effrayer les libéraux et les protestans
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. 67
du sud et les jeter dans les bras de la Prusse. On espérait, par cette
manœuvre, réveiller les passions religieuses dans le sud; on se flat-
tait qu'en évoquant devant les populations le fantôme de l'ultra-
monianisme, on leur ferait faire de salutaires réflexions, et que le
despotisme spirituel de Rome se chargerait de les réconcilier avec
la dictature militaire de Berlin. Cet espoir a été déçu. Les Alle-
mands du midi ont de bonnes raisons pour n'avoir pas trop peur de
l'ultramontanisme; bien qu'il s'agite chez eux comme partout, ils
le savent impuissant. Qu'est-ce que le catholicisme jésuitique? Une
conception grossière de la religion, qui la réduit à n'être qu'un in-
strument de gouvernement et dont l'idéal est une dévotion machi-
nale ou mécanique, de laquelle les habiles font jouer à leur gré les
ressorts. Les Allemands sont protégés contre le jésuitisme par des
défenses naturelles. Ils sont la race religieuse par excellence, et on
leur persuadera difficilement qu'on peut avoir une religion sans y
mettre un peu de soi, un peu de son came, un peu de ce cœur pen-
sant auquel ils ont donné le nom de Gemûih. Leurs croyances leur
sont chères, parce qu'elles les aident à vivre; elles ne sont pas à la
merci d'une bu'le ou d'un rescrit. Qu'était-ce que Luther, ce grand
Allemand? Le tribun de la conscience; la sienne lui semblait valoir
un monde, et, la proclamant inviolable, il mettait Rome et l'empe-
reur au défi de la lui prendre. Au surplus, l'Allemagne est un pays
de forte culture scientifique. Les jésuites ne seront les maîtres et
les directeurs du clergé allemand que lorsqu'ils auront détruit les
universités et les facultés théologiques d'où sont sortis les Wessen-
berg, les Moehler, les ©ollinger, les Hefele, les Haneberg, ces doctes
et vénérables représentans du catholicisme libéral.
L'attitude qu'a prise au concile l'immense majorité des prélats
allemands prouve assez que les démocrates avaient bien jugé de la
situation, et qu'ils ont bien fait de ne pas trop s'émouvoir du meeting
de Worms. Que si les nationaux leur font un crime de se coaliser
avec Rome, ils répondront qu'une coalition est immorale quand
deux partis font campagne ensemble pour renverser un gouverne-
ment qu'ils ne sauraient remplacer sans que l'un des deux regrette
ce qu'il a contribué à détruire : dans de telles alliances, il y a tou-
jours un trompeur et une dupe; mais qu'y a-t-il de répréhensible
dans une ligue formée pour' conserver ce qui est, chacun des deux
partis le préférant à l'inconnu redoutable qu'on lui propose? Lors
des élections au parlement douanier, catholiques, ministériels et
démocrates wurtembcrgeois pouvaient signer tous , sans sacrifier
aucun de leurs principes, ce commun manifeste : « l'accession au
Nordbnnd signifie un surcroît de dépenses annuelles de 6 millions
de gulden, un an de service de plus, nos droits constitutionnels com-
promis, la liberté de la parole et de la presse mise en péril, notre
68 REVUE DES DEUX MONDES.
prospérité et notre bonheur menacés par les charges toujours crois-
santes qu'impose au peuple un gouvernement militaire, lequel de-
mande des soldats et encore des soldats, de l'argent et toujours de
l'argent. »
III.
Ce qui ajoute aux difficultés de la question allemande, c'est que
les deux royaumes et les deux grands-duchés dont se compose l'Al-
lemagne du midi sont bien liés entre eux par des relations d'amitié
et de bon voisinage, par des traditions, par des intérêts semblables,
mais que cependant ils diffèrent trop les uns des au.tres pour pou-
voir s'associer et faire corps. Ils se ressemblent tous en ceci, que
chacun d'eux ressemble fort peu à la Prusse, et que le régime prus-
sien, transporté chez eux, choquerait leurs habitudes et leurs idées.
Toutefois, si le voyage est long de Berlin à Munich, on voyage aussi
en se transportant de Munich à Stuttgart, et le Wurtemberg réserve
bien des étonnemens à celui qui penserait y retrouver les mœurs
et le tour d'esprit bavarois. Si l'on veut juger impartialement la po-
litique qu'ont suivie les états du sud depuis 1866, il faut se rendre
compte du caractère particulier des peuples et de la nature des
difficultés qu'avait à surmonter chacun de leurs gouvernemens.
Il serait permis, dans cette revue, de ne citer Hesse-Darmstadt
que pour mémoire à cause de la situation toute spéciale que lui ont
faite les traités en incorporant dans la confédération du nord la
partie du grand-duché située sur la rive droite du Mein, c'est-à-dire
la province de la liesse supérieure et les communes de Kastel et de
Kostheim, soit une population de 250,000 âmes sur 800,000. La
province de Starkenbourg, dont Darmstadt est le chef-lieu, et la
Hesse rhénane gardaient leur indépendance, mais écornée, amoin-
drie et compromise par des conventions que le vainqueur avait dic-
tées. L'administration des postes et des télégraphes du grand-du-
ché a passé aux mains de la Prusse, et ses troupes font partie
intégrante de l'armée fédérale. Organisées à la prussienne, elles
sont, en temps de paix comme en temps de guerre, sous le com-
mandement du roi de Prusse avec cette seule restriction, que la no-
mination des généraux, hormis celle du commandant divisionnaire,
n'a pas besoin d'être sanctionnée par lui, et qu'en temps de paix il
renonce à l'exercice de sa juridiction militaire. Ajoutons que le
grand-duché a dû céder Mayence à la Prusse; non-seulement elle y
tient seule garnison, elle s'est subrogée à tous les droits qu'exer-
çait la confédération germanique à l'égard du gouvernement terri-
torial. Ce modus vivendi n'a pas un caractère strictement juridique;
mais la Prusse a la possession de fait, et l'on ne voit pas trop qui
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. Q9
pourrait la lui contester. La IJesse se trouve ainsi enlacée de toutes
parts dans un réseau qui gêne singulièrement la liberté de ses mou-
vemens, une partie de son territoire relevant de la confédération du
nord, et le reste ne s' appartenant qu'à moitié : situation difficile et
périlleuse, qui semblait faite pour ne pouvoir durer et qui dure en-
core, grâce surtout à la patiente ténacité de l'habile président du
ministère hessois, le baron Dalvvigk, dont les résistances ont plus
d'une fois mécontenté Berlin. On le lui a fait sentir. Le 2/i novembre
18(57, le chancelier fédéral lui adressait une note amère et sèche
pour le blâmer de s'être laissé inviter par la France à une confé-
rence européenne sur la question romaine. Au mois d'avril 1868,
M. de Bismarck frappa un second coup; il se plaignait que le grand-
duché procédât trop lentement à la réorganisation de son armée et
à l'exécution des trait('^s. 11 s'en prit au général divisionnaire, le
prince Louis, qui rejeta la faute sur le ministre de la guerre. Le ca-
binet Ce Berlin menaçait, si on ne lui donnait satisfaction, de trans-
porter à Gassel les troupes de la liesse supérieure et de remplacer
le prince par un général de division prussien. Le prince donna sa
démission. Cette pression, habilement concertée, ne manqua point
son effet: la Hesse dut faire son peccavi , et le 21 avril des officiers
prussiens arrivaient à Daimstadt pour y prendre en main l'adminis-
tration militaire. Le ministre de la guerre avait reçu son congé, mais
M. Dalvvigk est toujours là.
Le génie français est rectiligne de sa nature, et les situations
fausses lui sont insupportables; il est prêt à tous les sacrifices pour
en sortir. L'esprit allemand en prend mieux son parti, il en fait le
tour, il en examine les bons côtés, et cherche à s'y établir le plus
commodément possible. A son obstination naturelle, qui le rend ca-
pable de longues résistances, il joint le talent de la procédure, et
alors même qu'il a perdu le principal, il multiplie les incidens; il
plaidera jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus rien à perdre. L'histoire
d'Allemagne en offre une foule d'exemples, grands et petits, et ce qui
se passe à Darmstadt en est un. Il semblait que la population hessoise
ne pourrait supporter longtemps de se voir partagée par le Mein en
250,000 Allemands du nord et en 600,000 Allemands du sud. La
destinée des premiers paraissant irrévocable, on pouvait croire que
les seconds ne tarderaient pas à les rejoindre et à se fondre avec
eux dans la confédération du nord. Peut-être l'espéi-ait-on à Berlin.
C'eût été une première entorse donnée au traité de Prague, et un
tel exemple aurait pu devenir contagieux. Quand la convention mi-
litaire fut présentée au parlement hessois, les nationaux et quelques
conservateurs dç la seconde chambre se réunirent pour demander
l'accession. Ils faisaient valoir des raisons de convenance, d'utilité,
de nécessité politique, de patriotisme allemand , et représentaient
70 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'au surplus le principal était fait, qu'il ne valait guère la peine
de se débattre pour conserver un semblant d'indépendance. M. Dal-
wigk repoussa énergiquement cette motion; il s'efforça de démon-
trer que les inconvéniens de la situation n'étaient pas aussi grands
qu'on se plaisait à le dire; il allégua aussi le traité de Prague, et
que l'Autriche, consultée par lui, avait déclaré qu'elle prenait au
sérieux l'article h et la frontière du Mein. En dépit de son éloquente
plaidoirie, la proposition fut votée par 32 voix contre 15 ; mais le
gouvernement avait pour lui la chambre haute, qui la rejeta tout
d'une voix, après une discussion vive où la politique prussienne fut
traitée sansménagement. L'un des orateurs déclara que, si jamais
il était forcé de voter pour l'accession, il attendrait qu'un jour plus
heureux vînt à luire pour l'Allemagne, et qu'il voterait alors des
deux mains la dissolution du Nordbund. La même proposition a été
remise plus récemment sur le tapis sans plus de succès, et jusqu'à
ce jour le grand-duché a maintenu obstinément le stalii quo. Les
Hessois n'ont pas encore rempli la mission que leur assignait Ber-
lin, ils ne se sont pas faits « les pionniers de l'unité. » Les nationaux
prussiens s'en prennent à M. Dalwigk, à son savoir-faire, à ce qu'ils
appellent ses intrigues ; en vérité ne se sont-ils pas appliqués à lui
rendre sa tâche plus facile?
La Bavière, qui traverse en ce moment une crise parlementaire
et ministérielle dont l'Europe s'occupe, est, par l'étendue de son
territoii'e, le plus important des états du sud. Il y a des pays qui
sont en quelque sorte embarrassés de leur taille. Trop grands pour
accepter des dépendances humiliantes et une existence de satellite,
pas assez pour dominer les événemens, ils courent le risque d'avoir
des prétentions qui excèdent leurs forces; essuient-ils des cata-
strophes, se voient-ils condamnés aux abaissemens et aux soumis-
sions, ils ne s'accommodent pas longtemps de leur déchéance, une
sourde inquiétude les pousse à recouvrer leur rang par de nouvelles
entreprises. L'histoire des derniers siècles nous montre la Bavière
tantôt entraînée par les passions religieuses dans l'orbite de l'Au-
triche et gravitant autour d'elle, tantôt sentant le péril de cette al-
liance et s'appuyant sur la Prusse' pour résister aux menaçantes
convoitises des Habsbourg, tantôt liant à deux reprises partie avec
la France, dont l'amitié lui fut utile, mais risqua de lui devenir
fatale, ou bien enfin visant à jouer, dans le sein de la confédération
germanique, un rôle proportionné à son importance, s'efforçant de
grouper autour d'elle les états secondaires de l'Allemagne et cares-
sant des rêves de triade que les événemens ont jusqu'ici condam-
nés. Dans les diverses péripéties de cette politique oscillante, qui
essayait de tout, la Bavière a connu les extiémités des choses hu-
maines. Maximilien-Emmanuel , pour avoir épousé la cause de la
LA PRUSSE ET L' ALLEMAGNE. 7i
France dans la guerre de succession, fut, après la bataille d'Hoch-
stett, mis au ban de l'empire et ne rentra dans ses droits qu'après
la paix de Baden. Son successeur, le fameux Charles YII, conquit
l'Autriche et ceignit la couronne impériale; mais, par un revers de
fortune, il perdit du même coup et l'empire et la Bavière. La paix
de Fussen la rendit à son fils. Plus tard, quand Maximilien-Joseph
fut mort sans enfans et que le chef de la branche cadette de la mai-
son palatine, Charles-Théodore, fut appelé à recueillir son héri-
tage, l'Autriche étendit de nouveau la main sur cette proie, et ce
fut l'intervention prussienne qui sauva la Bavière. L'alliance fran-
çaise devait, au commencement de ce siècle, l'ériger en royaume;
cet honneur l'eût perdue, si elle n'eût sacrifié à la fortune et acheté
par un brusque retour l'indulgence des vainqueurs de Leipzig. C'est
ainsi qu'on a vu la Bavière guettant d'un œil inquiet les occasions,
cherchant à tâtons sa destinée sur tous les chemins de l'Europe, et
tour à tour croyant la tenir, ou réduite à disputer son existence.
« Certaines gens, a dit un homme d'état, s'imaginent que la Bavière
ne représente rien. Elle a échappé à tant de chances de destruction,
elle existe depuis si longtemps, qu'il faut bien qu'il y ait de bonnes
raisons pour cela. »
Ce n'est pas seulement dans ses relations avec l'étranger que la
Bavière a des choix à faire et que ces choix l'embarrassent. Sa situa-
tion intérieure présente des difficultés qui ne peuvent être surmon-
tées que par un gouvernement habile, dont la main soit à la fois
ferme et légère. Pays essentiellement agricole et catholique, la Ba-
vière, avec le temps, est devenue autre chose encore; elle se com-
pose aujourd'hui d'élémens distribués à doses inégales dans les di-
verses parties de son territoire et réfractaires les uns aux autres.
Ses villes industrieuses et commerçantes renferment une bourgeoisie
riche, éclairée, ouverte à toutes les idées modernes; elle a trois uni-
versités,— et dans le nombre l'une des plus prospères et des plus
fréquentées de l'Allemagne; un quart de ses 5 millions d'habitans
professe la religion protestante, répandue surtout en Franconie et
dans le Palatinat. Le parti bourgeois, jaloux d'assurer à la Bavière
toutes les institutions et les garanties libérales, forme des groupes
épars au milieu d'une vaste population agricole, qui se dérobe à son
influence et dont les intérêt-s sont absolument opposés aux siens.
Pour mesurer la distance qu'il y a des idées de cette classe moyenne
à celles de ce peuple des campagnes, il suffit de parcourir un nu-
méro de la Gazette d'Augsbourg^ qui, à travers les vicissitudes de
sa politique, est demeurée l'un des organes les plus éclairés de l'es-
prit moderne en toutes choses, et de lire ensuite l'un de ces petits
carrés de papier qui s'impriment à Munich et dans lesquels un bon
sens gausseur ou des préjugés surannés s'adressent, dans le langage
72 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il peut comprendre, à un public de villageois. Un peu lourd de
tempérament, rude d'écorce et de manières, assez instruit pour mê-
ler un peu de raisonnement à ses préventions et à ses instincts, or-
ganisé en associations puissantes qui couvrent tout le pays de leur
réseau, vivant sur une terre grasse et fertile qui récompense abon-
damment les sueurs de l'homme, et dans un pays où il y a du bon-
heur, le paysan bavarois est très attaché à ses habitudes, à ses sou-
venirs : il est conservateur avec passion. L'esprit moderne l'inquiète,
le trouble, parce qu'il se présente à lui sous les traits de la bureau-
cratie et que les bureaux sont ses plus grands ennemis. La liberté,
telle qu'il l'entend, est celle qui le soustrait autant que possible au
contrôle et aux tracasseries de cet être invisible qu'on nomme l'état,
lequel n'entre guère en conversation avec lui que pour lui demander
de l'argent, lai intimer des ordres ou lui signifier des défenses. 11
n'obéit volontiers qu'à certaines autorités qu'il peut aimer, parce
qu'elles ont un visage, ou parce qu'il sait nettement k quoi elles
servent : son roi, sa commune, son curé. Voilà, dans sa pensée, les
rouages qui font aller le monde. Les lois et les fonctionnaires sont
des inventions bourgeoises; quand ses meneurs veulent lui échauf-
fer la tête, ils lui représentent que le gouvernement dont il se plaint,
qui lui augmente chaque année sa cote, est un gouvernement de
lK)urgeois. Ce mot dit tout; il n'en demande pas davantage, il sait
ce qu'il doit faire et comment il doit voter.
La Bavière est l'un des pays où le clergé a conseiTé le plus long-
temps ses privilèges et son omnipotence. Livrée aux jésuites, lors-
que le joséphisme vint à régner en Autriche, elle se gara de cette
contagion, sa foi demeura vierge et incorruptible. Ce fut l'électeur-
roi Maximilien-Joseph qui, le premier, revendiqua les droits de la
société civile. En 1817 et 1818, la Bavière reçut tout à la fois une
constitution et un concordat. Une lutte sourde s'engagea entre les
deux puissances, lutte mêlée d'alternatives diverses. Tantôt l'état
concédait trop, tantôt il faisait prévaloir avec ses intérêts ceux de la
science, de la tolérance et de la civilisation. Depuis dix ans surtout,
il a fait des pas décisifs ; il lui serait difficile de retourner en ar-
rière. Quand le clergé ne peut plus disposer de l'état, qu'il n'a plus
le gouvernement à sa dévotion, il se fait peuple. C'est à quoi il
a réussi en Bavière plus encore qu'ailleurs. S'appuyant sur le
paysan, épousant ses passions, lui parlant sa langue, qu'il savait
de naissance, il s'est fait le représentant de ses instincts à la fois con-
servateurs et démocratiques, de son aversion pour le régime bour-
geois. Sans laisser dormir dans leur fourreau les vieilles armes ecclé-
siastiques, il s'en est forgé de nouvelles ; il a usé avec habileté de
tous les moyens d'agitation inventés par la démocratie, la pressa, les
assemblées, les associations. Le clergé bavarois constitue aujour-
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. 73
d'hui une sorte de tribunal en soutane, passé maître dans l'élo-
quence populaire, et agissant en même temps par le confessionnal
et par le journal. Les événemens de 1866 l'ont servi à merveille.
Il a su exploiter l'attachement du pays à son indépendance, les anti-
pathies que le nom prussien inspire au patriotisme bavarois, les dé-
fiances du peuple des campagnes, son humeur soupçonneuse, qui
découvre partout des machinations et des trames. S'emparant de ces
inquiétudes, les fomentant et les envenimant, incriminant les inten-
tions, dénonçant avec acrimonie et les actes du pouvoir et les ar-
rière-pensées qu'il lui imputait, — de tous ces griefs, les uns plus ou
moins fondés, les autres chimériques, il a composé un volumineux
dossier où il puise à pleines mains dans les jours d'élections. Il est
donc pour quekfue chose dans l'organisation de ce parti patriote
qui possède aujourd'hui la majorité dans les chambres, et qu'on
désigne à tort en France et ailleurs sous le nom de pai'ti ultrauion-
tain. Les conservateurs ou patriotes bavarois, qui ont à leur tête des
hommes éclairés et de grande valeur, sont moins un parti qu'une
coalition, et cette coalition se recrute dans toutes les classes. A côté
des champions du Syllabiis et de la curie, on y trouve des hommes
de gouvernement, des catholiques libéraux, presque tous les ortho-
doxes protestans. L'intérêt commun est la conservation de la Ba-
vière ; mais les uns estiment qu'il est des progrès et des change-
mens conciliables avec cette conservation; d'autres, incapables de
ces distinctions, s'attachent à tout conserver, craignant que la mu-
raille ne s'écroule, si on en détache une pierre; d'autres encore
s'occupent moins de sauver la patrie que de faire leurs propres
affaires, et, avides du pouvoir, ils comptent que les patriotes vou-
dront bien leur tenir l'échelle. L'indépendance nationale est le mot
d'ordre commun du parti ; mais ce qui pour la plupart est le but,
pour quelques-uns n'e&t qu'un moyen, et le paysan est leur instru-
ment (1).
Si on en jugeait par sa lourdeur apparente, par son indolence
(1) Il est permis de douter que la majorité des paysans ha\ arois soient ultramontains.
En tout cas, les définitions tliéologiques sont le moindre de leurs soucis; ils n'entrent
pas dans le détail, ils voient les choses en gros. Dans la séance du 3 février dernier
de la chambre des députés de Bavière, l'un des roprésentans de la droite, M. Hafen-
briidl , a déclaré qu'il était faux que les associations de paysans ou Bauenwereine
fussent au service de Rome et des jésuites, que leur mot d'ordre était : Dieu, le roi et
la patrie. « Dites aux paysans, s'est-il écrié, que la Bavière doit devenir une province
romaine, et vous verrez comme ils feront volte-face. » Répondant ensuite à ceux qui
lui rrprnchaient d'être allé pendant la période électorale à la cliasse du paysan, auf den
Bauernfang : « Nos paysans ne sont pas si faciles à attraper que vous croyez, ajouta
l'honorable député. Essayez de cette chasse, il est probable que vous en reviendrez
bredouille. La grosse affaire pour le paysan, avant de se laisser prendre, c'est de Ka\oir
qui est le chasseur. »
Ih REVUE DES DEUX MONDES.
habituelle, on pourrait croire que la grande occupation du Bavarois
est d'exister et de se sentir exister. Pourquoi ne jouirait-il pas de
la vie? Il n'a pas à se plaindre de son lot dans ce monde. Toutefois
sous ce flegme couveat des passions mal endormies et de véritables
fougues politiques. Il y a dans le Bavarois le plus placide un élec-
teur primaire qui a la tête près du bonnet, et ses longues tranquil-
lités sont interrompues par des fièvres électorales à tout consumer.
Heureusement il n'y a pas d'inquiétude à avoir pour la maison; elle
est bâtie à chaux et à sable. Au demeurant, dans les pays libres,
les agitations de la vie publique ne sont pas un mal; elles sont tout
au plus l'un des inconvéniens nécessaires de la liberté. Ceux qui
les maudissent ou qui les redoutent doivent se chercher un maître
et le charger de vouloir pour eux. Il n'est pour la Bavière qu'un
danger sérieux; ses hommes d'état doivent veiller à ce que la lutte
des partis ne dégénère pas en une lutte de classes, et la q.uestion
politique en une question sociale. La bourgeoisie bavaroise est trop
nombreuse, trop influente, et ses idées sont trop d'accord avec
celles du siècle pour qu'elle ne les impose pas à son gouvernement;
mais il doit tenir grand compte des instincts et des préventions po-
pulaires. Joseph de Maistre disait qu'il ne suffît pas d'aimer son
prochain comme soi-même, qu'il faut l'aimer comme il désire qu'on
l'aime : grande maxime à l'usage des gouvernans. Il ne suffit pas de
bien gouverner les peuples, il faut leur faire aimer leur gouverne-
ment et les apprivoiser avec la raison en l'accommodant à leurs
goûts. Pour que le progrès devienne populaire en Bavière, il faut
que le progrès se fasse bavarois. En un mot, la Bavière est peut-
être le pays où le doctrinarisme bourgeois offre le plus de danger,
où la politique de transaction et de bon sens pratique est le plus
nécessaire.
Le prince Hohenlohe, qui entra dans les affaires le 31 décembre
1866, fut condamné par la nécessité à un début malheureux; il dut
proposer aux chambres cette réforme militaire à laquelle le Bavarois
a peine à s'accoutumer. — Gela explique en quelque mesure l'écho
qu'ont pu trouver dans le pays les accusations passionnées auxquelles
sa politique est en butte, bien qu'envisagée en elle-mêms, cette po-
litique, dont il n'a jamais dévié, soit celle que conseillaient les cir-
constances à un esprit réfléchi, à une intelligence élevée. Se posant
en modérateur des partis, réprouvant également les impatiences de
la gauche progressiste et les inquiétudes exagérées de l'extrême
droite patriote, le prince Hohenlohe a toujours déclaré d'une part
que l'indépendance de la Bavière serait le premier intérêt de son
gouvernement, et qu'il ne conseillerait jamais à son pays de solli-
citer son entrée dans la confédération du nord, dont les institutions
lui semblaient inconciliables avec les droits de souveraineté des états.
LA PRUSSE ET l'ALLEMAGNE. 75
D'autre part, il représentait aux conservateurs que, pour un pays
tel que la Bavière, l'isolement est une situation fâcheuse et à la lon-
gue insupportable, que ce droit qu'elle tenait de la paix de Prague
de choisir ses alliances était d'un usage dangereux, qu'elle devait
faire non pas de la grande politique ni de la politique européenne,
mais de la politique allemande, qu'en cherchant son point d'appui
dans une puissance étrangère, elle blesserait le sentiment national
et s'exposerait à de redoutables complications, que les engagemens
souscrits à Nikolsbourg étaient les seuls compatibles avec le véri-
table intérêt bavarois. Concilier le légitime désir de s'appartenir,
de rester soi, avec l'observation loyale des traités et le maintien de
bonnes relations entre la Prusse et la Bavière, tel a été, pendant ces
trois années, le programme du prince Hohenlohe. Dans sa politique
intérieure, le prince est parti de ce principe, que de sages progrès
sont la meilleure sauvegarde de l'indépendance de la Bavière, et
toutes les lois qu'il a présentées aux chambres touchant la liberté
d'industrie, le mariage, les associations, la réforme judiciaire, sont
des lois de progrès, destinées les unes à garantir les droits de l'état,
les autres à supprimer de vieilles institutions et de vieux règlemens
qui ne répondent plus aux besoins d'activité et de libre expansion
des sociétés modernes (l).
Le seul reprocha qu'on puisse adresser à la politique honnête et
éclairée du ministère bavarois, c'est qu'il a donné prise à ses adver-
saires par des imprudences, des précipitations, par un certain luxe
de mouvemens et de démarches propres à exciter des inquiétudes.
Il n'a rien fait de mauvais, mais il a trop fait , et pour un gouver-
nement toute action superflue est une faute. 11 s'est attiré un échec
en proposant une loi scolaire qui dérobait l'école à la surveillance
du clergé, et qui, excellente en soi, devançait les temps, choquait
bien des catholiques modérés, et avait peut-être ce défaut suprême
d'être impraticable. Poursuivant au dedans une politique vraiment
libérale, il s'est trop préoccupé de petits incidens qu'il aurait dû
ignorer; il a trop prodigué les circulaires, les adresses, les avertis-
semens au pays. Il a eu le tort que le Christ reprochait h Marthe,
il s'est occupé et inquiété de trop de choses. Dans sa politique exté-
rieure, il a commis la faute de ne pas s'en tenir à ce qui était net,
précis et pratique. Il a compliqué son programme de regrets et
(1) On peut s'étonner que le ministère bavarois n'ait pas proposé une loi de réforme
électorale. La Bavière élit sa chambre des députés par un système d'élection à deux
degrés; d'autre part, elle nomme par le suffrage universel ses députés au parlement
douanier. Utie telle anomalie semble ne pouvoir durer; mais l'épreuve qui a été faite
en 1868 du suffrage universel a démontré qu'il était une arme puissante entre les mains
du parti patriote. Le système bourgeois par excellence , celui qui garantit le mieux
l'influence des classes moyennes, est l'élection directe avec un cens. Ce n'était pas une
chose à proposer, le pays n'en voudrait pas. Cette grave difficulté réclame sa solution.
76 REVUE DES DEUX MOXDES.
d'aspirations dont il était inutile d'entretenir les chambres, puis-
qu'on n'avait rien à leur proposer. On leur a trop souvent répété
que l'isolement compromettait l'existence du pays, qu'on avait hâte
de trouver un moyen de renouer le lien fédéral de l'Allemagne et
de sortir du provisoire alarmant où l'on vivait. Il faut savoir subir
le provisoire et attendre les occasions ; ce n'est pas en en parlant
qu'on les fait naître. Le prince Hohenlohe a un idéal, lequel assuré-
ment est très avouable. Il a la fibre allemande, il est très attaché à
l'unité nationale, et il serait étrange qu'on lui en fît un crime. II
déplore la politique d'annexion qui a brisé le faisceau de la famille
allemande, et, s'il ne tenait qu'à lui, la Prusse aurait déjà restitué ses
conquêtes, et s'en dédommagerait par l'hégémonie de l'Allemagne.
D'un autre côté, il s'inquiète de sentir derrière lui une Autriche
détachée des intérêts germaniques, et qui, en toute question qui se
présentera, ne prendra conseil que de sa propre sûreté. Ne pouvant
supprimer les traités de Prague, ni défaire ce qu'a fait la Prusse, le
programme d'avenir qu'il caresse, qu'il a souvent exposé dans un
noble langage, peut se résumer ainsi : — union fédérative entre les
états du sud, entente cordiale entre ces états et la confédération du
nord et règlement commun des affaires communes, réconciliation et
alliance de la Prusse et de l'Autriche. — Mais aujourd'hui encore ce
programme n'est qu'un rêve, et, en y revenant si souvent, on cou-
rait le risque d'alarmer inutilement le pays, de lui faire croire que
ces plans d'avenir étaient déjà en voie d'exécution, qu'outre les
traités militaires et douaniers, on en avait fait un autre auquel on
cherchait à le préparer : soupçons injustes qu'une déclaration royale
vient de condamner, mais que les animosités et les jalousies ont su
exploiter. Que reprochent ses ennemis au prince Hohenlohe? Non des
actes, mais des arrière-pensées et des intentions, ou, pour parler
bavarois, sein tendenzioses Schajfen und Ilandhahen. Or il ne sert
de rien à un gouvernement d'avoir des tendances ; elles le compro-
mettent en pure perte.
L'espérance du prince Hohenlohe était que le parti sur lequel il
s'appuyait rallierait à lui peu à peu les esprits modérés de la droite
et de la gauche. Il n'en fut rien, le ministère vit son corps d'armée
s'affaiblir, se disperser et se fondre. Les élections du printemps de
1869 donnèrent à la Bavière une chambre où les patriotes et les
progressistes se balançaient, et où le tiers-parti ne formait qu'une
infime minorité. On sait l'étrange spectacle que donna cette chambre
quand elle voulut constituer son bureau et choisir son président.
Deux partis exactement égaux luttèrent front contre front dans sept
votations successives sans qu'il se fit aucune défection d'un côté ou
de l'autre, — rare exemple de discipline et d'opiniâtreté. En vain le
prince Hohenlohe interposa ses bons offices pour concilier cet inso-
LA PRUSSE LT L ALLEMAGNE. 77
lubld différend et ménager un accommodement; il fallut dissoudre
cette chambre impossible et en appeler au pays. La dissolution
n'ayant point été provoquée par une question de cabinet, le minis-
tère aurait dû garder une stricte neutralité; quel que fût le résultat
du scrutin, il n'aurait point eu de part dans la défaite. Il eut le tort
de remanier les circonscriptions électorales, et il paie aujourd'hui
cette imprudence. Les patriotes sortirent de la lutte vainqueurs,
très échauffés et disposés à pousser jusqu'au bout les conséquences
de leur victoire. Dans le remarquable discours que prononça le roi
Louis à l'ouverture de la session, il engagea les partis à la concilia-
tion et à la concorde. Les deux chambre-s lui ont répondu par des
adresses qui renferment un vote de méfiance pour le ministère, et
le jeune roi en a marqué son déplaisir; ce vote lui a paru porter at-
teinte à sa prérogative. Il lui en coûte de se séparer d'un ministre
qui a sa confiance; il sent d'ailleurs qu'une politique prudente est
la seule qui convienne à la Bavière dans la situation délicate et trou-
blée da l'Allemagne, qu'une rupture avec la Prusse ou tout éclat
fâcheux pourrait avoir d'inquiétantes conséquences, et, bien qu'il
lui fût aisé de trouver un ministère à sa convenance dans les rangs
des patriotes, qui ont beaucoup d'hommes à lui proposer, il redoute
la queue du parti, ses fins secrètes et ses menées occultes.
Il est une réponse à faire aux exagérés qui accusent le prince
Hohenlohe de trahir les intérêts bavarois et de livrer la Bavière à
la Prusse. Le discours de la couronne reproduit, quant au fond, le
programme qu'il n'a cessé de proposer et de défendre, et ce dis-
cours a excité à Berlin un vif mécontentement. Toutefois, dans l'in-
térêt du régime constitutionnel, il est désirable que l'injustice des
chambres bavaroises ait gain de cause. Quelque sympathie qu'on
ressente pour un homme d'état, on ne saurait lui souhaiter un suc-
cès que lui reprocherait sa conscience politique. En définitive la vic-
toire des institutions tourne au profit de tout le monde, et même
des vaincus. Le prince Hohenlohe peut se dire que l'opinion publi-
que se ravisera, que tôt ou tard son pays aura besoin de ses ser-
vices et devra revenir à une politique modérée et libérale, à laquelle
on ne peut reprocher que de s'être trop agitée et de représenter la
raison sans en avoir tout le sang-froid.
IV.
Parler du Wurtemberg, c'est parler de l'un des pays les plus
prospères et les plus libres qui soient au monde. C'est parler aussi
de l'état qui représente avec le plus d'énergie les deux passions
communes à toute l'Allemagne du midi, un attachement égal à la
petite et ta la grande patrie. Un Prussien a dit du Wurtembergeois
78 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il ne connaissait que deux choses, la Souabe et le ciel. Cette
boutade ne porte point. Le Wurtembergeois ne peut séparer dans
ses rêves la conservation du Wurtemberg et le rétablissement de la
grande Allemagne. 11 se sent à la fois très Souabe et très Allemand.
Et quelle province a donné davantage à la commune patrie, a fait
produire au génie germanique plus de fruits exquis et savoureux?
Si le Souabe aime trop l'Allemagne pour se réconcilier avec la paix
de Prague, il est trop libéral pour se donner à M. de Bismarck; il
craindrait que le remède ne fût pire que le mal. C'est à ce double
titre que Stuttgart est le foyer de la résistance à la Prusse et qu'il
a mérité d'être surnommé l' anti-Berlin.
S'il est vrai que la santé soit l'équilibre, le Wurtemberg est aussi
l'un des pays de ce monde qui se portent le mieux. On n'en trouve
guère qui visent davantage à cet idéal de la civilisation complète
où aucun intérêt n'est sacrifié. Pays d'agriculture et d'industrie, de
démocratie et de classes moyennes instruites et influentes, de liberté
municipale et d'excellente administration, d'enseignement popu-
laire et de haute culture scientifique, il n'est pas de société mieux
pondérée et qui s'applique davantage à se développer dans tous les
sens. Nulle part l'instruction n'est plus répandue et ne répond mieux
à tous les besoins; l'éducation va chercher tout le monde en Wur-
temberg, mais elle respecte la naturel, elle ne lui fait point faire
pénitence. Le Souabe possède ce qui est rare dans le nord : l'aban-
don, l'expansion, la vivacité, le charme, et sa capitale s'en ressent;
elle n'est pas la plus belle des résidences allemandes, elle en est la
plus charmante. Ce naturel qui résiste à tout est aussi la qualité
souveraine des poètes et des écrivains souabes, arbres à qui les so-
leils du midi ont permis de croître et de mûrir en plein vent sans
avoir à subir la gênante discipline dà l'espalier. Ouverts à toutes
les influences, à toutes les idées, ces poètes n'ont pas à craindre de
cesser d'être eux-mêmes. Qu'est-ce que Schiller? Un Souabe qu'a
greffé la Grèce et qui a humé les vents orageux de la révolution
française. Le passé, le présent, son cœur a tout fondu dans une
harmonie forte à la fois et délicieuse. Il n'est pas d'écrivain qui soit
plus homme; bien habile qui distinguerait son génie de son âme : il
avait une âme de génie. Moins grands que lui, ses successeurs de
l'école souabe lui ont ressemblé en ceci, que l'art pur ne leur a point
suffi, et qu'un jour ou l'autre ils ont servi d'interprètes aux grandes
passions qui remuent le monde. « Que ne puis-je, s'écrie le plus
parfait d'entre eux, respirer de nouveau dans le royaume doré des
songes et des légendes! Un souflle plus sévère fait vibrer les cordes
de ma lyre. Ma fée s'appelle aujourd'hui la liberté, et mon chevalier
s'appelle le droit. Debout, chevalier, et résiste de pied ferme aux
sauvages assauts des dragons. »
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. 79
U,n Zurichois ou un Bernois qui voyage en Wui'temberg ne s'y
sent point dépaysé; tout lui rappelle que le Souabe est son parent,
qu'ils sont sortis l'un et l'autre d'une tige commune. Il retrouve
dans cette Suisse monarchique tout ce qui se voit chez lui, le même
penchant à se gouverner soi-même, la liberté communale, une ar-
deur passionnée pour les affaires publiques, l'esprit de parti tout-
puissant, l'usage illimité du droit de réunion et d'association, une
police qui n'impute à personne des délits d'opinion. Cependant les
deux pays ne se ressemblent pas en tout point. La Suisse, en raison
de sa petitesse et de la division pour ainsi dire parcellaire de son
territoire, se compose de cantons qui ne sont la plupart que des mu-
nicipes souverains; il en résulte que les opinions et les idées y
prennent des proportions municipales, et que de grands talens po-
litiques y sont employés souvent à régler des questions de ménage.
Les Souabes joignent à l'avantage de former un pays à part, qui
s'administre et se régit lui-même, celui de se rattacher à une grande
vie nationale, dont ils ressentent les contre-coups et les courans; ils
ne sont pas claquemurés chez eux; tout en s'occupant activement
4e leurs affaires, ils ont vue sur le monde, et débattent avec leurs
intérêts privés ceux de AO millions d'Allemands. Aussi n'ont-ils pas
l'esprit positif et renfermé du Suisse. Le Wurtemberg a produit
non-seulemant des Schiller et des Uhland, mais des métaphysiciens,
des Schelling et des Hegel. En revanche, le Suisse, se mouvant
dans un cercle plus étroit et ne s'occupant que d'intérêts dont il
peut faire le tour, apprend à se défier des utopies; son bon sens
politique, qui le préserve de bien des entndnemens dangereux, est
le correctif de l'absolue liberté dont il jouit. En sa qualité d'idéa-
liste, le Sôuabe a le goût de faire grand; il cherche l'absolu dans la
politique, — délicate entreprise. Ajoutez qu'il tient trop à ses idées
pour se résigner facilement à en rien sacrifier; il aime mieux s'isoler
que de s'amoindrir. N'est-ce pas un poète souabe qui a dit : « Je ne
jurerai jamais par le nom de personne, car moi aussi je suis quel-
qu'un? »
En Wurtemberg, les difficultés politiques sont d'une tout autre na-
ture qu'en Bavière; elles n'y sont point compliquées d'oppositions de
classes et de confessions. Le Wurtemberg est un état essentielle-
ment protestant; sur 1,800,000 habitans, il a 5iO,QOO catholiques,
et sur cette terre protestante l'état moderne se développe sans crises
violentes; le terrain lui est favorable, il plonge ses racines dans des
consciences émancipées. L'esprit libéral domine parmi les catho-
liques du Wurtemberg. Le clergé souabe fait ses études à Tubingen,
il s'y familiarise avec les sciences, l'histoire et les idées nouvelles;
partant il est disposé à vivre en de bons termes avec les protestans
et avec l'état, et quelques efforts qu'une nonciature italienne, qui
80 REVUE DES DEUX MO-\DES.
ne comprend rien aux instincts élevés de l'esprit allemand, ait pu
tenter pour brouiller les cartes, elle n'y a pas réussi.
iNous avons vu qu'en Bavière le plus grand embarras pour un gou-
vernement libéral est une démocratie rustique, ennemie du bour-
geois, par trop conservatrice et endoctrinée par ses curés. En Wur-
temberg, le danger est la formation d'un parti républicain, auquel
semble incliner une fraction de la bourgeoisie. Les Souabes ont la
république à leurs portes, ils ne sont séparés d'elle que par la lar-
geur du lac de Constance, elle est pour beaucoup d'entre eux un
idéal qu'ils souhaitent d'acclimater chez eux. Le parti républicain,
qui a pour organe le Bcobachter de Stuttgart (1), ne réclame pas
ouvertement la république, il se contente de demander les institu-
tions républicaines. Il a déjà obtenu le suffrage universel; ce qu'il
poursuit en ce moment, c'est l'abolition de la chambre des pairs et
le remplacement de l'armée permanente par des milices organisées
et exercées comme en Suisse. De telles prétentions ont paru exces-
sives à plusieurs des hommes de valeur du parti démocratique ou
Volksparteî. Ils sentent qu'une propagande républicaine, couverte
ou déclarée, donnerait beau jeu à la Prusse. L'attachement qu'ont
les populations du sud pour leur indépendance est un faisceau de
sentimens, d'habitudes et de traditions auquel il serait dangereux
de toucher; l'amour du pays s'unit étroitement dans leur esprit à
l'affection qu'elles portent à la maison de leurs princes. Est-il sûr
qu'elles soient mûres pour la république?
Le président du ministère wurtembergeois, le baron de Yarnbûler,
n'est pas de ceux que les difficultés effraient ou rebutent. Si c'est
le caractère des grands poètes de faire difficilement des vers faciles,
c'est le propre des hommes d'état qui ont la vocation de faire faci-
lement les choses difficiles. Esprit supérieur et ironique, Vi. de
Varnbiiler a de l'homme d'état le coup d'œil juste et prompt, le
sentiment vif et net des situations, le parfait sang-froid et cette
belle humeur qui assure à l'esprit toute sa liberté. Administrateur
consommé, il possède aussi la tactique et le maniement des assem-
blées. Il sait, selon les occasions, agir ou faire ;,gir, se montrer ou
s'effacer, parler ou se taire. Qn l'a vu, dans les grandes crises, assis-
ter silencieux pendant des s-^ances entières à des débats passionnés
où s'agitait une question de cabinet, attendre son moment, et, profi-
tant d'une manœuvre imprudente, d'un mot malheureux, faire une
soudaine trouée dans les rangs ennemis et enlever la victoire quand
tout semblait perdu. Au surplus, le moins doctrinaire des hommes,
faisant peu de cas des politiques spéculatifs et de ces rêveurs c.ue
^1) Le Beobachter a pour rédacteur en clief M. Karl Mayer, écriva'n de grand talent
d'un esprit élevé, d'un cœur chaud, et l'une des plumes de guerre les mieux taillées
de l'Allemagne.
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. 81
Napoléon l" appelait des têtes à tableaux, il ne croit guère aux idées,
mais il croit beaucoup aux situations, et il s'applique à se servir le
mieux possible des cartes qu'il a en main. Il connaît mieux que per-
sonne les conditions et les nécessités du gouvernement des sociétés
modernes; aristocrate d'instinct, il est orateur d'assemblée populaire
comme de parlement, et il se prête aux réformes, même à celles
qui ne lui plaisent guère, lorsqu'elles lui paraissent réclamées par
l'opinion. Ses adversaires lui reprochent sa versatilité et de n'avoir
que des principes de circonstance; il pourrait répondre qu'en politi-
que ce qui est faux aujourd'hui sera vrai demain, et que le premier
principe d'un homme d'état est d'avoir une montre qui marche bien.
M. de Yarnbûler, qui é'ait déjà le pilote du Wuitemberg dans
les tempêtas de 1866, n'eut pas de peine à se justifier après l'évé-
nement de la politique qu'il avait suivie. C'était celle du pays, et
les Souabes n'avaient point changé d'avis après Sadowa; ils ne se
repentaient de rien, leur conscience n'étant pas à la merci de la
fortune. Il fut plus difficile à l'habile ministre de leur faire ngréer
les engagemens qu'il avait souscrits à Nikolsbourg. Il a le malheur
des hommes d'état dont la réputation d'esprit est faite, on lui prête
des mots. On assurait qu'il avait dît à M. de Bismarck : « Nous
croyions l'Autriche forte, nous nous somn^es alliés à l'Autriche;
nous savons aujourd'hui que vous êtes forts, vous pouvez compter
sur nous. » On prétend aussi que l'idée première des traités d'al-
liance lui appartient, que c'est lui qui les a proposés. Peut-être
se disait-il que l'empressement à offrir sert quelquefois à empê-
cher qu'on ne vous demande plus que vous ne voulez donner.
Peut-être aussi pensait -il qu'il fallait ôter au provisoire ce qu'il
avait de plus inquiétant, que c'était le meilleur moyen de le faire
durer. Quoi qu'il en soit, M. de Yarnbûler eut de la peine à dé-
fendre le traité d'alliance contre une opposition acharnée qui le
qualifiait d'attentat à l'indépendance du Wurtemberg, et il lui fut
difficile aussi de faire accepter la réforme militaire qui en était la
conséquence indirecte. Les discours qu'il prononça dans ces im-
portantes discussions sont des chefs-d'œuvre d'éloquence parle-
mentaire. Un instant la Prusse et les nationaux se flattèrent qu'il
se donnerait à eux; mais il s'était d'avance tracé sa ligne et n'é-
tait pas homme à s'en écarter. Aussitôt que les traités furent vo-
tés, on le vit, dans les élections douanières, déclarer la guerre
au parti prussien, et, se liguant avec les démocrates, remporter
avec eux une éclatante victoire, peu après, toujours prompt dans
ses décisions et agile à la manœuvre, leur rompre en visière dans
les questions intérieures et résister énergiquement à leurs demandes
de réformes radicales. 1 ne croit pas aux milices suisses; il n'accor-
TOME LXXXVI. — 1870. G
82 REVUE DES DEUX MONDES.
dera pas non plus la suppression de la chambre haute, mais il dé-
sire qu'elle représente des intérêts et non des privilèges; s'il ne
tenait qu'à lui, il en ferait une chambre de grands propriétaires.
Quant à la question allemande, il n'a garde de compliquer son pro-
gramme par de trop longues prévoyances, par de précoces inquié-
tudes. 11 estime que les petits états n'ont qu'un moyen de sauve-
garder leur indépendance : c'est de prouver qu'ils vivent et qu'ils
aiment à vivre en faisant de bonnes lois, en attachant surtout une
extrême importance aux intérêts économiques et aux réformes ad-
ministratives, et ce ne lui est pas une médiocre satisfaction d'avoir
réussi à doter le Wurtemberg d'un réseau de chemins de fer supé-
rieur à ce qui se voit ailleurs, entreprise qu'il a conduite avec une
habileté financière que personne ne conteste. « Après tout, dit-il,
et ceci n'est pas un des mots qu'on lui prête, pourquoi sacrifier le
présent à l'avenir? Tout dans ce monde est provisoire. Si la grande
crise qu'on redoute éclate, elle remettra en question toutes les exis-
tences, petites ou grandes, à commencer par celle de l'assureur. »
Arrivons enfin au grand-duché de Baden, qu'un publiciste appe-
lait le pays des imbroglios et des mystères. S'il s'est trouvé un état
du nord pour reprocher à la Prusse d'avoir trop respecté les droits
de souveraineté de ses confédérés, parmi les états du sud il en est
un à qui son indépendance pèse, qui a hâte de se délivrer de sa h-
berté, et qui sollicite incessamment et opiniâtrement son accession
au iSordbiuid, comme s'il ne lui était possible de vivre et de respi-
rer que sous le sceptre tutélaire de la Prusse. La politique badoise
a donné lieu à bien des appréciations diverses; on en a cherché le
secret. Les uns prétendent que le grand-duché n'est qu'un instru-
ment entre les mains de la Prusse, qu'il ne fait qu'exécuter les or-
dres qu'il reçoit de Berlin, —enfant perdu qu'on lance en avant,
quitte à le désavouer, s'il devient compromettant. Quoi que fasse le
gouvernement grand-ducal, quoi qu'il désiie, quoi qu'il propose,
ces esprits soupçonneux voient toujours M. de Bismarck derrière le
ministère Jolly, lequel ne ferait que répéter les paroles du grand
souffleur, et se chargerait de demander à ses voisins ce que la
Prusse n'ose demander elle-même. N'a-t-on pas vu dernièrement,
dans les conférences sur les forteresses du sud, la Bavière et le
Wurtemberg obligés de rejeter des propositions de Carlsruhe qui
eussent réduit l'Allemagne du sud à reconnaître en temps de paix
la suzeraineté militaire de Berlin? Baden nous donne beaucoup
d'ennuis, disait cà ce propos un homme d'état.
D'autres assurent au contraire, avec plus de raison, que Baden
ne reçoit point son mot d'ordre de Berlin, qu'il agit et parle de son
chef; ils ajoutent que ses instances indiscrètes ont souvent embar-
rassé la Prusse, que maintes fois ce solliciteur intempestif a frappé
LA PRUSSE ET l/ ALLEMAGNE. 83
secrètement à la porte et que cette porte ne s'est point ouverte,
qu'en 1867 M. Matthy, le prédécesseur de M. Jolly, a mis en
quelque sorte M. de Bismarck en demeure, et que M. de Bismarck
n'a pas même daigné répondre, estimant que l'annexion isolée de
Baden lui procurerait peu d'avantages et de grands embarras. Ils
soutiennent encore que cette convention, récemment passée, par
laquelle les Bidois ont acquis le droit de faire leur service militaire
en Prusse, loin d'avoir été désirée à Berlin, y fut d'abord repoussée,
et que le cabinet prussien ne céda que malgré lui à d'opiniâtres
obsessions, dont il ne se pouvait délivrer. Ceux qui pensent ainsi
ne voient dans les agissemens de la cour de Carlsnihe que les con-
séquences naturelles de relations de famille, et ils expliquent tout
par une politique de sentiment (1). Ils allèguent que ce que femme
veut. Dieu et les ministères le veulent aussi, et qu'une princesse
charmante, spirituelle et d'une rare intelligence prend bien de l'as-
cendant sur tout ce qui l'entoure. Il faut convenir en effet qu'il y a
dans la politique badoise je ne sais quoi d'agité, de nerveux et de
passionné qui donne beaucoup à penser. Quand on palpe et qu'on
ausculte cette politique, on croit sentir le battement fébrile et pré-
cipité d'un cœur de femme.
Que l'esprit de famille exerce quelque influence sur la conduite
des affaires, cela s'est vu trop souvent pour.qu' on s'en étonne, et
de tels mobiles sont trop respectables pour qu'on les discute ; mais
on ne saurait admettre que dans les affaires badolses tout s'explique
par une politique de sentiment : — à la raison de famille se joint la
raison d'état. S'il est naturel que le gouvernement grand -ducal
désire l'accession de Baden à la confédération du nord, il reste à
expliquer pourquoi, en dépit des froideurs de Berlin, il poursuit
l'accomplissement de son désir avec de fiévreuses impatiences qui
embarrassent tout le monde, comme s'il y avait péril en la demeure,
et qu'il sentît la terre lui manquer sous les pieds. Est-ce à dire que,
limitrophe de la France, il se sente plus exposé, qu'il tremble chaque
soir de voir le lendemain à son réveil un régiment français entrant
dans Carlsruhe enseignes déployées? A supposer qu'il fût en proie
à des craintes aussi chimériques, ne peut-il s'endormir en paix sur
cet oreiller qui s'appelle le tmité d'alliance, lequel, en pareille oc-
currence, serait valable et très valable? Qu'ajouterait donc à sa sé-
curité son adjonction politique à la Prusse? Non, ce n'est pas la
France qui excite ses alarmes; c'est là question intérieure, ce sont
les embarras du dedans.
La maison de Zaghringen a traversé, en 18/i9, des crises et des
orages qui ne se sont point effacés de son souvenir. La révolution
(1) Le grand-duc de Baden a épousé en 1856 la princesse Louise, fille du roi Guillaume.
Sh REVUE DES DEUX MONDES.
l'avait dépossédée; c'est l'épée de la Prusse qui lui a rendu sa cou-
ronne et ses états. De telles épreuves prédisposent à l'inquiétude.
Assurément la maison de Zœhringen n'a pas à craindre le prochain
retour de dangers si pressans; mais elle gouverne un pays où les
passions sont vives, où les partis sont violons, et quand on a pris
l'habitude de craindre, on redoute non-seulement les périls, mais
les difficultés et les embarras. Baden est un état mixts de 1 million
500,000 habitans, dont les deux tiers sont catholiques et se parta-
gent en libéraux et en ultramontains. Les rapports de l'église et de
l'état sont dans le grand-duché la question principale et dominante,
problème plus difficile à résoudre en pays catholique qu'en pays
réformé. Ce que l'église demande à un gouvernement protestant,
c'est la liberté; ce qu'elle demande à un gouvernement catholique,
c'est de la laisser gouverner. — De là d'inévitables conflits, plus
graves dans les petits états où le pouvoir impose moins, et, se dé-
fiant de sa force, se protège quelquefois en attaquant. Baden est un
aimant dont les deux pôles sont rarch3vêché de Fribourg et l'uni-
versité de Heidelberg; mais cet aimant n'a pas de ligne moyenne. Ce
qui manque au grand-duché, c'est un parti mitoyen, qui, se posant
en arbitre entre des prétentions extrêmes , ferait sa part à la mino-
rité, et appliquerait les principes dans un esprit de sagesse poli-
tique. Craignant de ne pouvoir maîtriser une situation tendue, re-
doutant ces agitations de la vie publique, qui sont, après tout, la
marque et l'honneur d'un pays libre, la cour inquiète de Carlsruhe
ne rêve que de s'atteler à plus fort qu'elle; il lui tarde de se sentir
protégée par le bras puissant de la Prusse, et au besoin par cet
article 68 qui autorise le président de la confédération du nord à
rétablir la sûreté publique dans les états où l'ordre est compromis.
Quand pourra-t-elle atteindre à ce port, où il lui sera permis de se
reposer et de respirer à l'abri des tempêtes, sans avoir à redouter
les anathèmes de l'archevêque de Fribourg et les violences des
feuilles ultramontaines, sans avoir aussi à compter avec les hommes
de Heidelberg, dont elle a dû rechercher l'appui, — amitié de cir-
constance qui lui est souvent incommode?
Entre les deux partis qui se disputent le grand-duché, le choix
de la cour ne pouvait être douteux. Le nom prussien est en horreur
aux ultramontains comme aux démocrates. Il fallait avoir pour soi
les libéraux et s'assurer leur concours. Donnant donnant; une telle
alliance ne pouvait reposer que sur des concessions réciproques, et
plus d'une fois elle a été pour le gouvernement grand-ducal un far-
deau lourd à porter. Ce qu'on désirait dans les hautes régions de
Carlsruhe, c'est de contracter avec la Prusse tous les engagemens
possibles, de se modeler sur elle, d'adopter son système militaire
dans son immaculée pureté, de confier à un Prussien le portefeuille
LA PRUSSE ET l'aLLEMAGNE. 85
de la guerre, d'envoyer les cadets badois faire leur noviciat dans les
écoles militaires d'outre-Mein, En attendant qu'on pût s'unir poli-
tiquement à la Prusse, on aspirait à se rapprocher d'elle, à lui res-
sembler, à diminuer dans la mesure du possible la différence qu'il
peut y avoir entre un Prussien et un Badois. Le malheur est que les
libéraux n'entendaient pas se donner sans conditions, et, quoi qu'ils
en disent, ils sont Allemands du sud, comme leurs voisins de Stutt-
gart et de Munich. Us acceptaient le programme de la cour dans la
question allemande , ils votaient la réforme militaire, les graves
charges qu'elle allait faire peser sur le pays. En retour, il fallut
leur accorder bien des choses dont on se souciait peu. On promet-
tait, on ne se pressait pas de s'acquitter; mais ils revenaient à la
charge, et il fallait finir par céder. Ils ont demandé et obtenu l'ex-
tension des prérogatives parlementaires, le droit d'initiative substi-
tué au simple droit de motion, une loi sur la presse, une loi sur la
responsabilité ministérielle, un commencement de réforme électo-
rale. Étrange effet d'une alliance contre nature! Un cabinet qui au-
rait voulu faire du grand-duché une annexe politique de la Prusse
s'est vu contraint, dans la question capitale, celle du inodtis vivendi
de l'état et de l'église, de faire tout le contraire de ce qui se fait en
Prusse. A Berlin, l'état s'unit étroitement à l'église, la protège et
lui assure une part considérable d'influence dans le gouvernement
des esprits et de la société, estimant que l'église est une grande
école de respect et d'obéissance, et que le dogme est le vrai fonde-
ment du principe d'autorité. C'est un sysLème tout opposé que les
libéraux badois ont fait triompher dans le grand-duché. Ils pro-
fessent le principe de la séparation absolue des deux puissances. Ils
entendent renfermer l'église dans le cercle des affaires ecclésias-
tiques et lui interdire toute immixtion dans les affaires civiles; leur
mot d'ordre est l'état moderne, neutre en religion ou laïque, formule
qui épouvante Berlin. La sécularisation de l'état civil, le mariage
civil obligatoire, l'école entièrement soustraite au contrôle de l'é-
glise, les institutions de bienfaisance distinguées rigoureusement
des établissemens religieux et remises aux mains des communes
ou de l'état, voilà les réformes qu'ils ont obtenues, et c'est ainsi
qu'une cour prussienne de cœur a inauguré uns politique qui prend
en toutes choses le contre-pied de la Prusse.
Cette alliance n'a pas seulement l'inconvénient d'être onéreuse,
elle est précaire. Bien des orages l'ont troublée et la troubleront en-
core. Au commencement de l'année 1868, le gouvernement baaois
présenta aux chambres une série de projets de loi qui avaient pour
objet d'introduire dans le grand-duché la législation militaire prus-
sienne, code pénal, procédure, loi sur les tribunaux d'honneur des
officiers. La commission parlementaire chargée d'examiner ces pro-
86 REVUE DES DEUX MONDES.
J8ts déclara au gouvernement que l'introduction des lois prussiennes
ne lui paraissait pas une conséquence nécessaire des traités, que
l'entrée de Baden dans le Nordbund résoudrait la question, que
jusque-là il n'y avait pas de raison d'adopter un code qui inspirait
aux populations une insurmontable répugnance, qu'en tout cas il le
faudrait considérablement amender, et que mieux valait s'abstenir de
débats Gompromettans et dangereux pour la politique nationale qu'on
entendait suivre. Le ministère retira ces projets; mais peu après il
promulguait une loi provisoire de procédure militaire. Le pays se
récria, tout fut remis en question. Ainsi finissent les lunes de miel.
Au défi qu'on leur portait, les libéraux répondirent par l'assem-
blée d'Offenbourg et par une circulaire qui fit du bruit. Ils décla-
raient dans ce manifeste que désormais l'ultramontanisme n'était
plus le seul péril à conjurer, que le parti libéral avait d'autres
craintes et d'autres soucis, qu'en prêtant les mains à l'augmenta-
tion du budget militaire et des impôts il avait compromis sa popu-
larité, que le gouvernement, trop peu reconnaissant des services
rendus, avait manqué d'égards aux chambres, qu'on l'avait vu ré-
cemment remanier le cabinet sans daigner se mettre d'accord avec
le parti libéral, que la confiance réciproque était morte et que l'al-
liance était rompue. Les signataires du manifeste ajoutaient que l'ac-
cession de Baden à la confédération du nord serait toujours l'objet
de leur plus cher désir, mais que, cette accession n'étant point pro-
chaine, la grande afi'aire était de poursuivre activement l'œuvre
commencée des réformes intérieures, en revenant à des traditions
de sage économie et en se gardant de copier ou d'imiter la Prusse,
dont les traditions et les erremens, en tout ce qui touche à la ques-
tion des cultes, étaient jugés par eux « contraires à l'esprit du siècle
et propres à compromettre les intérêts intellectuels de la nation
allemande. » Irrité de ce vote de méfiance qui ressemblait à une
déclaration de guerre, le gouvernement répliqua d'abord par des
hauteurs, par des défis. Cependant, l'agitation croissant, on entra
en pourparlers; on tcàcha de s'entendre; les promesses et les sou-
rires réussissent quelquefois où les menaces ont échoué. Dans la
seconde assemblée qu'ils tinrent à Ofienbourg le 27 décembre 1868,
les libéraux firent entendre un langage plus conciliant : ils s'enga-
geaient à ne point faire d'opposition systématique; ils soutiendraient
le ministère dans toutes les mesures conformes à leurs principes,
ils le combattraient dans les autres. On ne se boudait plus, on ne
devait pas tarder à se réconcilier, grâce à l'imprudence des ultra-
montains, qui, trop ardens à profiter des dissentimens de leurs ad-
versaires, conclurent un pacte avec les démocrates, et, entrant en
campagne, organisèrent une agitation populaire pour obtenir la ré-
forme de la constitution et l'élection d'une constituante par le suf-
LA PRUSSE £ï L'ALLEMA«aîE.. ^7
frage universel (1). Cette levée de boucliers de l'ennemi commun
produisit un effet magique; on se tendit la main, et le raccommo-
dement dure encore, les libéraux votant à regret les dépenses mi-
litaires, le gouvernement leur proposant des lois qui ne lui plaisent
qu'à moitif^, les deux alliés se consolant de leurs amertumes par des
mesures de rigueur contre leurs communs adversaires, lesquelles sont
souvent impolitiques, et ne sont pas toujours conformes à la justice.
Il est regrettable, dans l'intérêt du grand-duché, que la tenta-
tive d'Offenbourg ait avorté. Elle aurait mis fin à la coalition forcée
d'un gouvernement et d'un parti qui ne s'entendent guère et qui ne
s'aiment que par intermittence. Elle aurait pu donner à Baden ce
qui lui manque, un tiers-parti, un centre parlementaire et une as-
siette politique plus solide. Le premier devoir d'un gouvernement
est d'avoir l'esprit gouvernemental, et ce serait un bonheur pour le
grand-duché que la formation d'un ministère qui, dans les affaires
allemandes, concilierait le patriotisme avec la sagesse, et au dedans
inaugurerait une politique de ménagement et d'apaisement. Les
passions compromettent les principes, et on ne résout rien en fer-
mant des couvens, en multipliant les poursuites judiciaires et les
procès de presse, en refusant aux corporations religieuses la faculté
d'ouvrir des écoles, et en proposant sur les fondations une loi qui
passe le rouleau sur les droits acquis. C'est aux petits pays à donner
l'exemple de la justice, et la justice n'est sauvegardée que par les
grandes réformes; les demi-mesures la mettent en péril. Le parti
libéral badois et les hommes distingués qui sont à sa tête rendraient
service à l'Europe, s'ils se proposaient de résoudre les premiers le
grand problème de la séparation de l'église et de l'état. Ce qui ne
s'est pas fait se fera peut-être. Baden n'est pas seulement le pays
des imbroglios, mais des réactions subites, des remous politiques,
des flux et des reflux. En attendant de savoir quel effet y produiront
les changemens apportés récemment au système électoral, il est in-
téressant de remarquer ce qu'il y a d'artificiel dans la situation pré-
sente du grand-duché et les ressorts secrets qui y font mouvoir la
machine politique. Il est curieux aussi de constater que le seul des
états du sud qui réclame sa part dans les bienfaits de l'hégémonie
prussienne est celui qui aurait le plus de peine à s'accommoder du
régime prussien , car, s'il est quelque chose qui diffère plus encore
de la Prusse que le conservatisme bayarois et le libéralisme souabe,
c'est le radicalisme badois.
YicTOR Chereuliez.
{La dernière partie au prochaiii n".)
(1) Dans le duché de Baden, démocrates et ultramontains, unis par un éloigncmcnt
«ommun pour la Prusse, réclament le suffrage universel et direct, qui modifierait la
représentation des partis dans la chambre élective. Les élections douanières en fout foi.
LA
QUESTION OUVRIERE
AU DlX-NEUVIÉME SIÈCLE
LE SOCIALISME ET LES GREVES,
Dans un discours qui date de quelques années et qui eut un
grand retentissement en Europe, l'un des hommes d'état les plus
illustres de notre temps, M. Gladstone, a osé dire que le xix^ sièrle
serait appelé par l'histoire « le siècle des ouvriers. » II y a dans cette
parole une part notable d'exagération oratoire : entendue à la lettre,
elle serait non moins injuste qu'inexacte; mais elle exprime, sous
une image un peu forcée, la place importante et presque prépondé-
rante que les questions de travail et de salaire ont prise dans les
préoccupations de la société contemporaine. Les popidations ou-
vrières ne jouent pas encore dans notre civilisation le principal rôle,
et peut-être ne le joueront-elles jamais; toutefois leurs intéiêts,
leurs doctrines, leurs aspirations, ont acquis, au point de vue de
la paix et de la liberté sociale, une inlluence qui grandit chaque
jour. La révolution mémorable qui ferma le siècle dernier avait eu
la prétention de détruire toutes les distinctions de classes et de ne
plus laisser subsister aucune barrière entre les différentes parties
d'un même peuple. Cependant, comme si les efforts magnanimes de
nos aïeux s'étaient trouvés illusoires, les fractions de la société qui
LA QUESTION OUVRIÈRE. 89
vivent principalement du travail manuel affirment qu'elles sont ini-
quement exploitées par les autres catégories de citoyens, et, sous le
prétexte de rétablir ou plutôt de créer la justice dans les relations
sociales, elles annoncent l'intention de refondre non-seulement les
institutions, mais encore les mœurs et les idées, en un mot la ci-
vilisation tout entière. Cet esprit d'hostilité radicale contre l'ordre
existant a deux modes de manifestations : d'un côté, dans le do-
maine théorique, les discussions journalières, les programmes et
les systèmes qui remplissent les réunions publiques et les organes
de la presse avancée; de l'autre, dans le domaine des faits, ces
crises si nombreuses qui font irruption tour à tour dans nos divers
centres manufacturiers, qui, en suspendant le travail, troublent le
cours naturel de la production , et arrêtent la marche progressive
de nos industries.
En présence de ces idées subversives et de ces fréquens désordres
matériels, les esprits les plus fermes se trouvent déconcertés et se
prennent à douter parfois de l'efficacité des principes de liberté par
lesquels ils croyaient assurer le développement régulier et pacifique
de la civilisation. Des catastrophes comme celles de Seraing, de la
Ricamarie et d'Aubin, des coalitions grosses de périls comme celles
de Bâle, de Genève et du Creuzot, des tentatives ouvertement cri-
minelles comme celles qui avaient ensanglanté Sheffield il y a quel-
ques années, et qui viennent de se renouveler ces jours derniers à
ThorncUff'e, tout cet enchaînement de faits déplora])les jette l'alarme
parmi les populations paisibles et laborieuses, dont ils compromet-
tent le repos et entravent l'essor. Le moindre mal produit par ces
crises successives et rapprochées n'est pas cette frayeur extrême
qui envahit peu à peu le parti conservateur, et qui pourrait le jeter
à la longue dans la voie des mesures de compression.
Quelles sont les causes de cet état maladif où semblent se trouver
les populations ouvrières de plusieurs de nos grands centres indus-
triels? quels sont dans l'histoire, et spécialement dans la première
partie de ce siècle, les antécédens de ces idées de violence et de
guerre qui se manifestent dans les réunions ouvrières et dans les
grèves? comment la constitution de notre industrie se trouve-t-elle
aff'ectée par ces discordes intestines? quelle est la position respective
des entrepreneurs et des ouvriers dans ces regrettables luttes?
Telles sont les graves questions que nous nous proposons d'exami-
ner, questions traitées bien des fois au point de vue scientifique et
général, mais qui ont été rarement abordées sur le terrain des faits
actuels et de la situation présente. En remontant ainsi à l'origine du
mal, en suivant notre organisation industrielle dans les modifications
qu'elle a éprouvées depuis cinquante ans, nous comprendrons mieux
90 REVUE DES DEUX MONDES.
le caractère de la crise contemporaine, nous serons moins prompts
à nous en exagérer les dangers, nous aurons plus de facilité à dis-
cerner les remèdes efficaces des remèdes chimériques.
I.
C'est une illusion naturelle à tous les siècles et à tous les peuples
de considérer comme nouvelles des maladies ou des souffrances
sociales dont l'existence est ancienne, et qui tiennent à l'essence
même du genre humain. « Nous sommes très sensibles aux piqûres
que nous éprouvons, a dit Rossi, et nous oublions les blessures
désormais cicatrisées de nos ancêtres. » C'est ainsi que beaucoup
d'esprits judicieux regardent le socialisme comme une aberration
propre à notre temps; d'autres, plus instruits des faits de l'histoire,
constatent dans les sociétés grecque et romaine les premiers sym-
ptômes de ce fléau dangereux, devenu endémique parmi nous; mais
cette vue même est bornée, et une connaissance plus exacte des
nations qui peuplent l'univers nous apprend que le socialisme est
un fait beaucoup plus général et plus permanent que l'on n'est porté
d'ordinaire à le croire. Si l'on entend par ce mot non pas une doc-
trine nettement formulée ou un système précis d'organisation so-
ciale, mais bien un sentiment âpre et haineux des misères de la
civilisation, un violent esprit de révolte contre l'inégalité naturelle
des conditions et des existences, un effort collectif pour reconstituer
la société sur des bases artificielles, il est incontestable que le so-
cialisme a existé dans tous les âges et sous tous les climats. C'est
une erreur et en même temps une injustice d'en faire le partage
exclusif des populations qui ont une industrie manufacturière très
développée, ou des nations qui occupent les contrées occidentales
de l'Europe, ou bien encore des peuples qui ont puisé leur culture à
la double source de l'enseignement classique et de l'enseignement
chrétien. Comme il arrive toujours en pareil cas, cette erreur théo-
rique sur l'origine réelle et l'extension du socialisme entraîne des
conséquences graves dans la pratique, soit qu'elle produise un dé-
couragement exagéré dans certains esprits, soit qu'au contraire elle
incline à l'illusion que ce péril est passager et pourra être écarté
facilement.
Il serait long et superflu de rechercher dans les civilisations an-
tiques les traces du socialisme; elles y sont trop apparentes pour
échapper à l'attention de tout homme qui a étudié l'antiquité. Chez
les Hébreux, le partage des terres à des intervalles périodiques, —
chez les Romains, les perpétuelles discussions sur les lois agraires^
les incessantes abolitions et réductions des dettes, mille autres faits
LA QUESTION OUVRIÈRE. 91
de l'enfance agitée de ces sociétés portent l'empreinte évidente de
l'esprit de jalousie et de haine qui animait les classes inférieures
contre les classes plus fortunées. Ce qui est moins connu et mérite
d'être signalé, c'est que ces aspirations égalitaires, ces projets chi-
mériques de reconstitution de l'édifice social, se sont rencontrés
de tout temps et se rencontrent encore, sous une apparence et des
formules bien connues de chacun de nous, dans les civilisations de
l'extrême Orient, qui semblent n'avoir de commun avec les peuples
occidentaux que le fond immuable de la nature humaine. La Chine
a été tout autant que l'Europe troublée par ces mouvemens inté-
rieurs. Dès le II* siècle de notre ère, à la fin*de la dynastie des
Han, une conspiration dangereuse, qui provenait d'un mouvement
non pas politique , mais social , mit en péril l'ordre public. Au
xi^ siècle, sous les Song, un grand réformateur, Onang-ngan-ché,
essaya d'appliquer un système où la propriété collective du sol
aurait appartenu à l'état, qui aurait distribué les semences, réparti
les différentes cultures, fixé les tarifs et les salaires et supprimé,
si c'eût été possible, la misère et le prolétariat. Ces doctrines, ré-
primées par la force dans leurs manifestations extérieures, se
sont réfugiées aujourd'hui dans les sociétés secrètes. M. L.-M. de
Carné, dans le récit de son expédition du Mékong, nous a fait la
peinture d'une de ces sectes qui semblent dévouées à la propa-
gande des idées socialistes, la secte des pè-Uen-kiao ou nénufars
blancs (1). L'existence et l'intensité du socialisme dans ces civilisa-
tions de l'Orient, d'ailleurs si riches, si laborieuses, si prospères et,
sous beaucoup de rapports, si avancées, nous sont attestées par des
documens nombreux et d'une grande portée. Il y a dix ans, la fré-
gate autrichienne la ISovara, portant à son bord des savans, parmi
lesquels des économistes et des statisticiens, fit un grand voyage
de circumnavigation, et touchait à toutes les principales stations
commerciales du monde, recueillant partout les renseignemens les
plus authentiques et les plus circonstanciés sur la situation inté-
rieure des pays qu'elle abordait. M. de Scherzer, qui faisait partie
de cette expédition, et qui en a raconté les péripéties et les résultats
dans plusieurs intéressans ouvrages ("2), a constaté à Singapoure
l'existence d'un grand nombre de sociétés secrètes parmi les Chi-
nois , qui forment l'élément le plus considérable et le plus riche de
cette florissante cité. Il est parvenu à se procurer le diplôme d'as-
socié de l'une de ces sociétés qui s'appelle Tinté-hwj ou la ligue
fraternelle du ciel et de la terre. Les passages les plus marquans
(1) Voyez la Bévue du 15 janvier.
(2) Beise der œsten'ekhischen Fregatte Novara wn die Erde. — Statistich-commer-
zielle Ergebnisse eincr Reise uni die Erdo, 1867.
92 REVUE DES DEUX MONDES.
du symbole inscrit sur ce diplôme ont été traduits par un éminent
sinologue, M. Neumann. Ils valent vraiment la peine d'être repro-
duits, tant ils se rapprochent, par le tour général des idées et même
par le ton et la forme, des manifestes analogues que nos réunions
ouvrières ont publiés dans ces derniers temps, u La sociélc fra-
ternelle du ciel et de la terre , est-il dit dans ce symbole socia-
liste chinois, déclare hautement qu'elle se croit appelée par l'Être
suprême à faire disparaître le déplorable contraste qui existe entre
la richesse et la pauvreté. Les puissans de cc; monde naissent et
meurent comme leurs frères malheureux , les opprimés et les
pauvres. L'Être suprême n'a pas voulu que des millions d'hommes
fussent condamnés à être les esclaves d'un petit nombre. Jamais le
ciel, qui est le père, et la terre, qui est la mère, n'ont donné à
quelques milliers de privilégiés le droit de dévorer, pour satisfaire
leur orgueil, la subsistance de tant de millions de leurs frères.
D'où vient la richesse des puissans? Uniquement du travail et des
sueurs de la multitude. Le soleil et ses doux rayons, la terre et ses
inépuisables richesses, le monde et ses joies, tout cela est un bien
commun qu'il faut enlever à la jouissance exclusive de quelques-
uns pour que tous les déshérités en aient leur part. Enfin un jour
viendra où la souffrance et l'oppression cesseront. Pour qu'il arrive,
il faut s'unir et poursuivre sa tâche avec courage et vigueur.
L'œuvre est difficile et grande; mais, que l'on y songe, il n'y a pas
de victoire, pas de délivrance sans lutte et sans combat. Des sou-
lèvemens intempestifs nuiraient à nos projets. Quand la grande
majorité des habitans des villes et des provinces aura prêté ser-
ment à l'union fraternelle, la vieille société tombera en poudre, et
l'on bâtira l'ordre nouveau sur les ruines de l'ancien. Les généra-
tions heureuses de l'avenir viendront bénir les tombeaux de ceux à
qui elles devront le bienfait d'être délivrées des chaînes et des mi-
sères des sociétés corrompues. » — Ces sociétés secrètes s'étendent
dans tout l'Orient. Dans les possessions anglaises, où le gouverne-
ment leur laisse toute liberté, elles se livrent à une propagande
pacifique; dans les îles de la Sonde, au contraire, où l'administra-
tion hollandaise croit devoir se montrer rigoureuse, elles ont sou-
vent recours à l'assassinat politique. C'est un fait non-seulement
curieux, mais grave, que de voir les idées socialistes répandues à
l'extrême Orient parmi ces populations chinoises qui ont à un si •
haut degré l'esprit de travail, d'industrie et d'épargne, et qui d'ail-
leurs, disputant aux Européens les contrées non encore peuplées
de rOcéanie et de l'Amérique elle-même, partagent avec nous la
domination du monde entier. Rien ne saurait mieux démontrer
l'erreur considérable de ceux qui regardent les idées socialistes
LA QUESTION OUVRIÈRE. 93
comme un phénomène passager et local, qu'il serait facile de dé-
truire par quelques réformes dans l'enseignement public, ou par
quelques améliorations de détail dans l'organisation de l'industrie.
Si le socialisme est un fait permanent, universel, un ferment qui
se retrouve au fond de toute civilisation humaine, il n'en est pas
moins vrai que les circonstances diverses du milieu social en favo-
risent ou en entravent le développement. Quelles sont donc les
causes qui ont contribué à lui donner, de nos jours et sur notre terre
d'Europe, une vigueur aussi subite et aussi alarmante? — Il faut se
garder d'une observation superficielle qui ne présente qu'une face
du problème et par conséquent le dénature. Quelques publicistes,
d'ailleurs distingués, n'ont voulu voir dans les dernières manifes-
tations ouvrières qu'une « saturnale intellectuelle » et un u carna-
val révolutionnaire. » D'autres les attribuent uniquement <( aux
sollicitations troubles des intérêts égoïstes prompts à prendre leurs
désirs pour des réalités et leurs passions pour des vérités, )> et se
bornent à flétrir les « imaginations excitées par toutes les convoi-
tises. » C'est une opinion généralement admise que les deux seules
causes du socialisme sont l'ignorance et l'égoïsme, qui, de tout
temps, ont entraîné les hommes à substituer leurs propres œuvres à
celles de la nature. Il y a sans doute dans ces explications une très
large part de vérité; mais, pour découvrir les sources réelles de la
crise qui préoccupe à si bon droit la société entière, il faut une ana-
lyse plus profonde et plus minutieuse. Tout se tient dans l'esprit
et dans l'âme humaine, et l'on ne peut séparer les idées et les ten-
dances sociales de l'ensemble des croyances d'un peuple. Il est im-
possible qu'un observateur sérieux ne découvre pas le lien qui rat-
tache dans l'esprit de nos populations ouvrières la question sociale à
la question religieuse. C'est le mérite principal d'un livre aussi in-
structif qu'attachant, écrit par un ancien ouvrier qui joua en lS/i8
un rôle parlementaire (1), d'avoir mis dans la lumière la plus vive
cette face jusque-là obscure de la crise sociale que nous traversons.
Il n'est assurément pas téméraire d'affirmer que dans une grande
partie de nos populations ouvrières a disparu non-seulement toute
adhésion à une religion positive, mais encore toute croyance, même
vague et indécise, à la. permanence de la personnalité humaine et
à l'existence d'une autre vie. M. Corbon, qui plus que tout autre
connaît les classes laborieuses pour en avoir fait partie, nous donne
sur ce point les renseignemens les plus catégoriques. Parlant de
la vie future, « tout ce qui avait autrefois germé en ce sens dans
(I) Corbon, le Secret du peuple de Paris. Voyez spécialement la quatrième partie
intitulée la Religion du peuple.
9h REVUE DES DEUX MONDES.
l'âme populaire a été presque complètement étouffé, dit -il, par
un prodigieux développement d'aspirations ayant pour objet ex-
clusif les choses de ce monde. » La psychologie, mèmii la plus su-
perficielle, nous apprend qu'un tel état de l'âme populaire doit
être gros de conséquences périlleuses. Il y a dans l'homme un
instinct indomptable qui le pousse à se former un idéal de parfaite
justice et de complet bonheur. Au milieu des inquiétudes, des
épreuves et des abaissemens de la vie journalière, c'est un besoin
impérieux que de se représenter dans l'avenir un monde où l'é-
quité, la dignité et le repos ne seront jamais troublés. Cette irré-
sistible puissance de l'élément mystique, qui ne disparaît jamais,
détournée de la contemplation des choses d'une autre vie, se porte
avec violence vers une société terrestre idéale. A défaut des images
et des souvenirs religieux, les rêveries socialistes viennent hanter
le cœur de nos populations ouvrières. « L'espérance de la terrestre
rédemption morale, intellectuelle et physique du genre humain (1) »
devient la croyance dominante, le refuge habituel où s'élance l'âme,
froissée par les misères et les déceptions de la vie réelle. Dans les
premiers temps du christianisme, un grand nombre d'esprits gé-
néreux attendaient dans un lointain avenir la formation d'une so-
ciété plus parfaite où les principes de l'Évangile seraient appliqués
selon la lettre et l'esprit. C'est ce que l'on appelait le milleniiûn.
Cette molle idée du paradis sur terre revit aujourd'hui pour nos
classes laborieuses; mais le peuple ne peut concevoir un idéal so-
cial sans user de toutes ses forces pour l'atteindre et en faire une
réalité. Les rêveries se changent bientôt en tentatives. — Quelles
puissantes racines ces aspirations ont poussées dans les imagina-
tions ei dans les cœurs, bien des passages extraits de nos poètes
nous le disent mieux que toutes les dissertations philosophiques.
« 0 peuples des siècles futurs, s'écrie Alfred de Musset dans la
Confession d'un enfant du siècle, 6 peuples des siècles futurs,
lorsque, par une chaude journée d'été, vous serez courbés sur
vos charrues dans les vertes campagnes de la patrie , lorsque , es-
suyant sur vos fronts tranquilles le saint baptême de la sueur, vous
promènerez vos regards sur votre horizon immense, oîi il n'y aura
pas un épi plus haut que l'autre dans la moisson humaine d'hommes
libres, quand vous remercierez Dieu d'être nés pour cette récolte,
pensez à nous qui ne serons plus... » 11 ne faudrait pas feuilleter
longtemps les œuvres d'Henri Heine pour y découvrir nombre de
passages empreints du même esprit et de la même inspiration. Ce
caractère pour ainsi dire religieux des croyances socialistes se ma-
(1) Corbon, le Secret du peuple de Paris, p. 311.
LA QUESTION OUVRIÈRE. 95
nifeste de la manière la plus évidente dans certaines réunions ou-
vrières. Tous ceux qui ont souvent assisté, non aux discussions de
la Redoute et du Pré-aux-Glercs, oii la petite bourgeoisie domi-
nait, mais aux séances de Belleville, et qui y sont entrés avec un
esprit d'observation sérieuse, ont été vivement affectés par la com-
position et le recueillement de l'auditoire. Trois mille personnes,
parmi lesquelles beaucoup de femmes avec de tout jeunes enfans
sur les bras, cette foule réunie dans un même sentiment de frater-
nité et d'espérances, ce calme plein de sérénité, tout cet aspect
extérieur démontre combien le socialisme s'est emparé des imagina-
tions et des cœurs parmi les classes laborieuses. Ce n'est pas là un
club, ce n'est pas une salle de conférences ou de discussions; c'est
presque un temple où se fonde une église nouvelle, où se prêche
une révélation, où s'annonce une rédemption teii-estre.
Dès les premiers jours de notre grande révolution, le socialisme
fit son entrée sur la scène. Dès lors aussi il se mit à entasser con-
tre la société nouvelle des griefs et des ressentimens qui, longtemps
contenus, fmirent par faire explosion. Notre grande réforme de la
fm du xviii^ siècle fut, à son origine, l'œuvre de la seule bour-
geoisie. Dans les assemblées primaires réunies pour la convocation
des états-généraux, les ouvriers, les simples artisans, ne trouvè-
rent aucune place. Les gradués, les titulaires de lettres de maî-
trise, les contribuables payant un certain cens, purent seuls faire
entendre leurs vœux. Les rancunes populaires ne tardèrent pas k se
manifester. « Pourquoi, dit un pamphlétaire parisien, faut-il que
150,000 individus utiles à leurs concitoyens soient repoussés de
leurs bras? Pourquoi nous oublier, nous, pauvres artisans, sans les-
quels nos frères éprouveraient des besoins que nos corps infatiga-
bles satisfont et préviennent chaque jour? » Un autre rédige, — le
mot est significatif et il est resté en faveur chez les ouvriers , — le
Cahier du quatrième ordre. Un document plus lugubre et plus si-
nistre, ce sont les Quatre eris d'un patriote ^ \k se manifeste pour
la première fois, croyons-nous, mais avec une sauvage énergie, ce
dédain des institutions libérales et du régime parlementaire qui est
devenu un des articles du code socialiste moderne. « Que servira
une constitution sage à un peuple de squelettes qu'aura décharnés
la faim? Il faut vite ouvrir des ateliers, fixer une paie aux ouvriers,
forcer le riche à employer les bras de ses concitoyens que son luxe
dévore, nourrir le peuple, garantir les propriétaires de l'insurrec-
tion terrible et peu éloignée de 20 millions d'indigens sans pro-
priété. » Plus explicite encore est le Cahier des pauvres , où sont
exprimées en ternies précis les principales exigences populaires :
(t 1" que les salaires ne soient plus aussi froidement calculés d'a-
près les maximes, meurtrières d'un luxe effréné ou d'une cupidité
96 REVUE DES DEUX MONDES.
insatiable; 2" que la conservation de l'homme laborieux et utile ne
soit pas pour la constitution un objet moins sacré que la propriété
du riche; 3" qu'aucun homme laborieux ne puisse être incertain de
son existence dans toute l'étendue de l'empire. » C'est en l'année
1789, alors que notre révolution était encore immaculée, que se
manifestaient avec cette netteté les vœux ou les commandemens
populaires; mais les temps n'étaient pas venus où ces voix isolées
pourraient trouver un immense écho. Il en est résulté une impres-
sion qui est encore profondément gravée dans l'esprit de nos po-
pulations ouvrières , c'est que notre gi'ande révolution avait été
faite sans elles et presque contre elles. Aussi reprennent-elles avec
prédilection les formules les plus célèbres de ces temps héroïques
pour en revendiquer une application radicale à leur profit exclusif.
Elles réclament l'avènement et la prédominance du quatrihne état,
et, transformant le mot de Sieyès, un orateur des dejniers congrès
ouvriers s'écriait : « Qu'est-ce que le travailleur? Rien. Que doit-il
être? Tout. »
Ces idées et ces tendances devaient fermenter pendant un demi-
siècle avant de trouver un milieu propice pour faire explosion au
grand jour. Pendant les vingt-cinq années de la première répu-
blique et de l'empire, les esprits étaient trop passionnés par cette
grande épopée guerrière, à laquelle s'attachait l'âme entière de la
France, pour que les intérêts et les jalousies de classes pussent ex-
citer l'attention publique. Dans les trente années de régime consti-
tutionnel qui suivirent, l'état de l'industrie et les traditions encore
subsistantes parmi les populations ouvrières ne permettaient pas,
ainsi que nous allons en donner la preuve, que le socialisme pût se
constituer à l'état de puissance redoutable. Ce furent alors les classes
moyennes et bourgeoises qui se chargèrent de la propagation des
idées subversives, et qui eurent le privilège d'émettre tous ces sys-
tèmes de palingénésie morale, créations éphémères d'une imagina-
tion généreuse, mais maladive. La littérature, la science, l'éloquence
même de ce temps, sont saturées de tendances socialistes, qui parfois
s'accusent ai propos délibéré, parfois existent à l'état inconscient.
La plupart des publicistes qui, à cette époque, se sont occupés des
questions ouvrières se sont laissé entraîner à des projets autori-
taires ou à des plans de constitution artificielle de l'industrie. Sans
parler des réformateurs et des faiseurs de systèmes, les écrivains
conservateurs, Sismondi, MM. de Yilleneuve-Bargemont et de Lafa-
relle, versèrent souvent dans cette ornière, et l'on put entendre un
savant illustre, revêtu de fonctions officielles, déclarer à la chambre
« qu'il y avait nécessité d'organiser le travail (1). »
(i) Discours d'Arago en mai 1840; voyez le Moniteur de 1840, p. 1080 et 1081.
LA QUESTION OUVRIERE. 97
C'est seulement de notre temps que toutes ces semences ont com-
mencé à lever. Grâce à des conditions extérieures plus favorables, à
une atmosphère ambiante plus propice, — après avoir germé pénible-
ment durant de longues années, elles se dressent et se propagent avec
une force qui menace de tout étouffer. La situation des caisses ou-
vrières et la constitution de l'industrie se sont modifiées dans un sens
qui facilite notablement les progrès du socialisme. L'importance de
ces transformations n'a pas été suffisamment étudiée; il est nécessaire
de la mettra en lumière. Nos populations ouvrières, pendant la pre-
mière part'e de ce siècle, étaient loin de présenter une masse ho-
mogène empreinte de sentimens de fraternité. EIL'S étaient encore
divisées en un grand nombre de petites sociétés rivales que péné-
trait l'esprit de coterie et de jalousie mutuelle. La révolution avait
supprimé les corporations, mais elle avait laissé subsister le com-
pagnonnage, c'est-à-dire que les maîtres n'étaient plus groupés ni
solidaires, tandis que les ouvriers restaient constitués en différens
corps. Quelques-uns des cahiers de 1789 avaient émis le vœu u que
les assemblées illicites des compagnons et les assemblées connues
sous le nom de devoirs et de gavots fussent délendues, que les
règlemens faits sur cet objet pour Paris fussent étendus à tout le
royaume. » Ce vœu provenait des patrons; les ouvriers restaient
fidèles à leur compagnonnage; il y avait les compagnons du devoir,
les compagnons de liberté et beaucoup d'autres encore, enfin au-
dessous des compagnons il y avait les aspirans. Toutes ces catégo-
ries d'ouvriers se montraient fières à l'endroit les unes des autres et
pleines de dédain pour les degrés inférieurs. L'esprit d'exclusion
régnait dans toute sa force, et ne s'éteignit guère qu'en 1848. Les
rixes étaient fréquentes et graves entre ces coteries jalouses et ri-
vales. En 1816, il y eut près de Lunel, entre les tailleurs de pierre
de deux confréries, une rixe dans laquelle plusieurs hommes furent
tués; en 1823, les aspirans menuisiers se soulevèrent contre les
compagnons; une nouvelle révolte du même genre se produisit en
1830. En 1825, il y avait à Nantes entre gavots et forgerons un com-
bat qui entraîna mort d'homme. La même année, un événement ana-
logue, avec des suites encore plus graves, se passait à Bordeaux. En
1827, h Blois, hs drilles attaquaient les gavots, et plusieurs restaient
sur le terrain. Les mœurs et les chants populaires étaient d'une ré-
voltante sauvagerie. Ces dissensions intestines durèrent jusqu'à la
fin du règne de Louis-Philippe. A Lyon, un charpentier du père
Soubise tue un tanneur de maître Jacques, et par représailles un
forgeron de maître Jacques tue un charron. En 18/i2, deux corps de
charpentiers, au nombre de plusieurs centaines d'hommes, sont aux
prises à Maisons-Laffitte, et l'intervention de la troupe est néces-
TOME LXXXVI. — 1870. ^
98 REVUE DES DEUX MONDES.
saire pour les séparer. Dans le même temps, des luttes analogues
entre compagnons de différentes confréries ensanglantent les villes
de Sens et d'Auxerre. Les compagnons des divers métiers refusent
de reconnaître les boulangers pour frères, parce qu'ils ne se sarvent
ni de l'équerre ni du compas. Les boulangers de Nantes, voulant en
1845 célébrer la Saint-Honoré, se parent de cannes et de rubans,
les insignes du compagnonnage; mais ils sont violemment attaqués
par les autres ouvriers, qui les considèrent comme des intrus. Le
maire est obligé d'appeler un renfort de troupes pour rétablir
l'ordre (1). En 18Ù8, on voyait les ouvriers de Montmartre deman-
der au gouvernement provisoire qu'il fût interdit aux ouvriers de Pa-
ris de venir dans leur commune leur faire concurrence; les membres
des trade's unions anglaises émirent aussi la prétention d'exclure
les produits et les ouvriers des districts voisins. Ainsi les popula-
tions ouvrières des villes manquaient alors presque complètement
d'homogénéité, il n'y avait pas entre elles de communauté de sen-
timens ou d'aspirations; la solidarité, dont on parle tant de nos
jours, n'avait pas encore réuni dans un faisceau commun ces masses
populaires. C'est assez dire que le socialisme avait peu de prise sur
elles; elles n'étaient pas fondues en un seul bloc formé de molé-
cules fortement liées les unes aux autres. Il était réservé à la révo-
lution de 1848 de dissoudre définitivement tous ces petits groupes,
pour constituer la grande famille ouvrière dont l'union seule fait la
puissance.
Avant 1848, l'industrie manufacturière était peu développée; il
y avait de grands industriels, mais il n'y avait guère de grandes
usines. Les industries des tissus, sauf pour la filature, étaient sous
le régime du travail à domicile. Le dévidage, le bobinage, le tis-
sage, le peignage, la bonneterie , se pratiquaient presque exclusi-
vement dans l'atelier domestique. L'ancien régime nous avait lé-
gué un type de grande manufacture dans la fabrique de draps des
van Robais à Abbeville. Elle occupait 1,(592 ouvriers, et avait des
ateliers particuliers pour la charronnerie, la coutellerie, le lavage,
l'ourdissage, le tissage et la teinture. Il avait fallu deux siècles
pour que ce modèle de vaste établissement se répandit en France
et fût dépassé dans ses proportions. Jusqu'à un temps très rap-
proché de nous, la population ouvrière occupée dans l'atelier com-
mun était relativement peu nombreuse; les familles des tisserands,
(1) Voyez sur ces querelles entre confréries différentes : M. Levasscur, Histoire des
classes ouvrières depuis 17S0, t. I", p. 483-85, et t. II, p. 160-03. — Sur l'organisa-
tion intérieure du compagnonnage, voyez M. Le Play, les Ouvriers des deux mondes,
t. 1% p. 54 et suiv.
LA QUESTION OUVRIÈRE. 99
dispersées dans les villages ou les faubourgs des villes, n'ayant
entre elles aucun rapport, ne pouvaient s'entendre et se concer-
ter. Ces ouvriers isolés n'avaient que de rares relations avec le
patron; c'était généralement avec des commis ou facteurs qu'ils
traitaient pour recevoir la matière première et rendre l'ouvrage
terminé. Cette organisation donnait lieu aux abus les plus graves;
mais ces abus étaient latens. L'ouvrier était souvent indignement
exploité par les petits fabricans ou par les intermédiaires et com-
mis. Dans le tissage, l'on augmentait indéfiniment la langueur des
chaînes que l'on remettait au tisserand des campagnes, et on le
payait comme si la chaîne avait eu la longueur invariable indiquée
par un ancien usage, tombé en oubli depuis longtemps. Les choses
allaient de même pour le bobinage; les poignées de fil que l'on
confiait aux bobineuses, et qui autrefois se composaient d'une quan-
tité fixe de matière, avaient été peu à peu démesurément grossies
sans que la rémunération fût augmentée (1). Ces abus, trop réels
et trop bien constatés, amenèrent la loi de 1850 sur le tissage et
le bobinage. L'ouvrier était encore pour les mal-façons à la merci
des commis et des intermédiaires, et il avait à supporter bien des
humiliations et des préjudices souvent peu mérités. Il en était ré-
sulté dans ces populations ouvrières disséminées une accumulation
de rancunes et de haines qui couvait dans la solitude et le silence
des chaumières. Aujourd'hui, sur tous les points de la France, la
constitution de l'industrie est presque complètement changée. Le
tissage du coton, puis celui du lin et de la laine, plus récemment
celui de la soie, se sont transportés dans les manufactures; les opé-
rations du dévidage et du bobinage s'exécutent aussi dans l'atelier
commun par des procédés automatiques; les peigneuses mécani-
ques Heillmann et Hubner ont encore contribué à multiplier et à
agrandir les usines; les métiers circulaires mécaniques pour la bon-
neterie ont compromis et réduit dans cette branche le travail do-
mestique. Ainsi la grande industrie, depuis vingt ans surtout, n'a
cessé d'aspirer dans le sein de la manufacture tous ces travailleurs
disséminés naguère dans les campagnes ou les faubourgs des villes.
Ils ont apporté pour la plupart des ressentimens et des rancunes
qu'a bientôt rendus dangereux la conscience de leur nombre et de
leur force.
Les métiers des villes n'ont pas tardé aussi à être atteints dans leur
organisation primitive et à subir la contagion de la grande industrie
et de la mécanique. Les cordonniers, les tailleurs, les selliers, les cha-
peliers, bien d'autres ouvriers façonniers ou petits patrons, ont vu se
(1) Voyez M. Audiganne, les Ouvriers en famille, p. 103.
100 REVUE DES DEUX MONDES.
modifier leur existence et leur situation. C'est immédiatement après
la révolution de 1830 que l'industrie des vôtemens confectionnés fit
à Paris son apparition pour prendre bientôt d'énormes proportions.
Chose curieuse et digne de remarque, c'est à une coalition de tail-
leurs qu'est dû cet essor de la confection. Une multitude de petits
entrepreneurs en chambre furent sacrifiés par cette transformation
importante; du rang de travailleurs indépendans, ils tombèrent au
rang de salariés. Bientôt la découverte de la machine à coudre vint
accélérer ce mouvement de concentration, et l'on vit se fonder
d'immenses ateliers, comme ceux de la maison Godillot, rue Roche-
chouart, où des machines, marchant à la vapeur et desservies par
plusieurs milliers de bras, coupent et cousent les vêtemens, les
harnais et les objets d'équipement. Quelques années plus tard, la
mécanique s'appropriait la chaussure par l'invention des semelles
rivées ou vissées; c'est en iSMi, à Liancourt, que fut fondée la pre-
mière manufacture de chaussures, et le système est allé se perfec-
tionnant chaque jour et créant des ateliers de plus en plus vastes.
Les articles de Paris n'ont pas complètement échappé h cette trans-
formation ; il a surgi des usines importantes pour la reliure, pour
la fabrication des portefeuilles, des porte -monnaie et de mille
autres objets. Le petit commerce aussi, pour les étoffes, la mer-
cerie, la quincaillerie, etc., a été mis en péril par la création de ces
magasins immenses qui entassent dans leur sein les produits les
plus variés et détruisent autour d'eux la concurrence modeste du
commerce inférieur. Ainsi l'ouvrier façonnier, le petit patron, le
petit commerçant, sont presque menacés de disparaître; leur nombre
du moins devient de plus en plus rare, et leur situation de plus en
plus mauvaise.
Le public a sans cesse sous les yeux ces transformations radicales,
et il en profite; mais il ne réfléchit guère aux conséquences sociales
et politiques qu'elles doivent infailliblement amener. Autrefois il y
avait entre le petit patron et l'ouvrier une certaine communauté
d'habitudes, de culture et de genre de vie. L'un et l'autre travail-
laient au même atelier. La fête du patron réunissait souvent à la
mèn e table le maître et ses ouvriers. Les mêmes lieux publics, ca-
baiets, promenades, étaient hantés par ceux-ci et par celui-là.
Tou'e la société française était ainsi reliée de l'échelon le plus bas
à l'échelon le plus haut par des dégradations insensibles, sans au-
cune solution frappante de continuité. Aujourd'hui il n'en est plus
ainsi, les apparences sont changées plus encore que les réalités;
mais au point de vue social et politique les réalités ont moins de
poids que les appaiences. Le patron et l'ouvrier sont généralement,
séparés par l'immense intervalle de la fortune, de l'éducation, des
LA QUESTIOiN OUVRIÈRE. 101
relations sociales. Autrefois l'ouvrier laborieux et rangé devenait
aisément patron. Il serait injuste de dire que les travailleurs ne
peuvent pas s'élever dans notre société actuelle, bien des faits dé-
mentiraient une pareille assertion; le mouvement ascendant est tout
aussi fréquent, et il est probablement plus aisé qu'autrefois. Il s'o-
père toutefois sous une forme nouvelle : l'ouvrier qui travaille, qui
épargne et qui sait devient contre -maître, puis directeur d'atelier,
quelquefois associé ou même gérant de l'entreprise ; mais en mon-
tant ainsi sur l'échelle sociale il prend d'autres habitudes, d'autres
mœurs, une autre culture, et se distingue davantage de la masse
ouvrière dont il s'est désagrégé.
La transformation de l'industrie s'est accentuée de plus en plus,
la concentration de la production s'accélère chaque jour. Les éta-
blissemens de second ordre se fusionnent souvent pour former un
établissement de premier ordre. A la fin du règne de Louis-Philippe,
l'on a vu naître ces fusions. On comptait autrefois soixante-cinq
concessions de mines de houille dans la Loire; en 1837, elles s'u-
nirent pour la plupart et formèrent trois grandes compagnies; en
18A5, ces trois grandes compagnies s'étaient fondues en une seule,
qui fut appelée société générale des mines réunies, et qui afferma
le canal de Givors, ainsi que le chemin de fer de Saint-Etienne à
Lyon. Des unions analogues s'opérèrent dans toutes les parties de la
France. En 1857, les deux grandes manufactures de glaces de Saint-
Gobain et de Cirey se fondirent l'une avec l'autre. On ne peut s'op-
poser assurément à cette concentration de la grande industrie, c'est
le seul moyen de produire mieux et à meilleur marché et de sou-
tenir la concurrence des nations étrangères. Cependant au point de
vue social ces modifications nécessaires ont de dangereuses consé-
quences. Une très grande partie de nos usines est actuellement sous
le régime des sociétés anonymes ou en commandite, c'est le cas
habituel pour les établissemens métallurgiques ; quelques filatures
de l'est et du nord se constituent sous le même système. Ainsi des
populations énormes d'ouvriers, qui se montent quelquefois à Zi,000
ou 5,000 têtes dans les grandes usines pour les industries textiles,
et qui atteignent parfois le chiffre de 10,000 dans l'industrie du
fer, se trouvent eu présence d'une compagnie d'actionnaires et d'un
gérant. L'intelligence de l'ouvrier n'est pas assez développée pour
qu'il considère avec quelque respect les compagnies, ces corps abs-
traits qui lui paraissent de machiavéliques combinaisons. Il a lu les
ardentes déclamations de Proudhon contre la commandite; peut-
être aussi a-t-il parcouru les invectives non moins violentes de
Balzac; le théâtre, le roman, lui enseignent que ces grandes com-
pagnies sont des instrumens de fraude ou d'agiotage, car, il ne faut
102 REVUE DES DEUX MONDES.
point l'oublier, notre littérature, surtout la littérature populaire,
est profondément imprégnée de socialisme. L'ouvrier croit d'autant
mieux ces suggestions, qui caressent ses préjugés, que de temps à
autre nos tribunaux ont à réprimer quelques déplorables affaires de
rouerie financière. Ainsi nos populations laborieuses, qui auraient
encore quelque respect pour un patron dont elles apprécieraient la
vigilance et l'activité, se persuadent facilement qu'une compagnie
d'actionnaires est composée de dupes ou d'oisifs, méprisables pour
lenr cupidité, et qu'un gérant est un aventurier sans scrupules que
son intelligence, ses relations et sa réussite mettent au-dessus des
lois. C'est ainsi que l'on arrive à calomnier et à haïr le capital, cette
puissance naturellement bienfaisante qui répand l'aisance sur ceux
qu'elle emploie.
Un autre effet de cette concentration de la production, c'est l'es-
sor pris par des villes qui ne vivent absolument que de l'industrie.
Il y a dans l'est, le nord et le centre de la France des aggloméra-
tions considérables qui se sont formées autour de quelques grands
établissemens. Dans ces localités, la classe bourgeoise est pour ainsi
dire absente; il n'y a ni tribunaux, ni fonctionnaires, ni riches pro-
priétaires, ni vieilles familles aisées qui aient acquis par une honnê-
teté et un labeur séculaires une autorité incontestée sur les popula-
tions. Des milliers d'ouvriers, quelques centaines de petits débitans
aux habitudes souvent peu recommandables, les employés et les"
directeurs des usines, voilà tout ce que comprennent ces villes
nouvelles. Il n'y a donc là ni influence locale, ni traditions bienfai-
santes, rien, en un mot, qui tempère et adoucisse l'élément popu-
laire. Quoi d'étonnant que de pareilles conditions favorisent l'essor
du socialisme? Ces milliers d'ouvriers, qui se trouvent ainsi réunis
sans direction, sans l'appui ou le frottement de la classe bourgeoise
honnête, flottent au gré de toutes les passions. On leur parle de la
féodalité industrielle, et quand ils ne voient autour d'eux aucune
existence intermédiaire et indépendante entre le salarié et la com-
pagnie ou le patron qui dirige l'usins, — qui souvent possède toutes
les maisons et tout le sol dans un rayon étendu, — comment ne prê-
teraient-ils pas l'oreille à des calomnies qui semblent justifiées par
les apparences? Dans les villes plus anciennes et plus grandes, où
tous les élémens de la société sont réunis, les conditions depuis
quelques années sont devenues presque aussi défavorables aux in-
térêts de l'ordre et des saines doctrines. Autrefois à Paris, ouvriers
et bourgeois étaient mêlés, ils habitaient les mêmes quartiers, sou-
vent les mêmes maisons; ils se croisaient dans le même escalier, l'un
se rendant au premier étage, l'autre à la mansarde ; ils vivaient
ainsi côte à côte dans des relations de mutuelle courtoisie et de
LA QUESTION OUVRIERE. 103
franchise réciproque. Aujourd'hui il y a la ville du luxe et la ville
du travail. L'expérience nous apprend qu'assigner à une classe de
la population un quartier qui lui soit propre, c'est une mesure
irritante, c'est un stimulant de désordre, c'est presque toujours
une .marque de mépris, comme l'était l'existence des quartiers des
Juifs dans les villes du moyen âge. Écoutons sur ce point un publi-
ciste ouvrier. « Le peuple n'aime pas qu'on le parque. Il en voit l'in-
tention même lorsqu'elle n'existe peut-être pas, et cela lui laisse une
impression fâcheuse. Qu'on songe bien d'ailleurs à ceci : le con-
traste est incomparablement moins sensible à l'ouvrier incessam-
ment mêlé à la bourgeoisie qu'à l'ouvrier systématiquement tenu à
distance d'elle. Il vaut mieux qu'il demeure dans la maison du bour-
geois que de demeurer dans la cité ouvrière. Il sera beaucoup moins
accessible aux mauvaises pensées, même en passant devant l'appar-
tement du riche pour monter à son humble demeure, qu'en occupant
un logement propret dans une cité peuplée exclusivement des gens
de sa classe. Qui ne comprend pas cela n'entend vraiment rien aux
choses humaines. On peut n'avoir pas songé tout d'abord à ces
graves inconvéniens; mais la réflexion ne peut manquer de leur
donner tout leur éloquent relief. Les cités ouvrières n'ont pas réussi
heureusement; mais la transformation de Paris ayant fait refluer
forcément la population laborieuse du centre vers les extrémités,
on a fait de la capitale deux villes : une riche, une pauvre, celle-ci
entourant l'autre. » Ainsi plus nous allons, plus nous voyons que la
population ouvrière se sépare et se distingue de la population
l)ourgeoise, il y a entre elles des barrières matérielles de même
que des barrières morales, et, pour n'être pas infranchissables, ces
barrières n'en choquent pas moins ceux qui croient en souffrir. La
révolution de 1789 avait effacé en réalité les distinctions de classes;
mais les mœurs et les nécessités de l'industrie en ont ressuscité
l'apparence.
Nos législateurs ont fait cependant bien des efforts pour établir
entre les ouvriers et les bourgeois une complète égalité civile et
industrielle, et l'on peut dire qu'actuellement il ne subsiste plus
aucuna trace importante des mesures de précaution, de surveillance
et de tutelle que l'ancien régime et le consulat avaient instituées à
rencontre des populations laborieuses. La loi qui défendait les coa-
litions d'ouvriers a été abolie, l'obligation du livret a été suppri-
mée, l'article 1781, portant que le maître serait cru sur sa parole
dans toute contestation relative aux salaires, a disparu de notre
code, on s'est ingénié à faire des lois qui permissent aux ouvriers
de constituer des sociétés commerciales. Il est difficile de dire qu'il
y ait dans la législation française une différence sensible entre le
104 REVUE DES DEUX MONDES.
travailleur salarié et les autres citoyens. Il en est presque de même
en Angleterre, où les associations ouvrières, nommées traders
unions, quels que soient les périls qu'elles comportent et les mé-
faits qu elles aient commis, viennent d'être reconnues par un bill
récent comme personnes légales. Les droits politiques aussi ont
été largement octroyés aux ouvriers. En Angleterre, le suffrage
descend de plus en plus dans les couches inférieures de la popula-
tion; en France, le vote universel permet aux ouvriers de peser d'an
grand poids dans les destinées du pays. 11 s'en faut néanmoins que
ces réformes donnent toute satisfaction aux vœux populaires, nos
populations ouvrières en ont retiré seulement un sentiment exagéré
de leur force. Ce qui devait être un moyen d'apaisement n'a été
dans bien des cas qu'un stimulant à des exigences peu légitimes.
La conscience et l'intelligence du peuple ne sont pas encore assez
éclairées; elles se sont fait parfois du suffrage universel une con-
ception sauvage qui supprime tous les droits individuels et tout res-
pect des minorités. Les améliorations dans les voies de locomotion,
les rapprochemens entre les classes analogues des différentes na-
tions ont eu aussi leur part dans cette surexcitation. Les expositions
universelles ont été l'occasion, si ce n'est la cause, de l'essor d'une
catégorie spéciale d'ouvriers dont l'importance est devenue con-
sidérable. Les délégués à l'exposition de Londres ont été les chefs
de ligne de cette démocratie ambitieuse et turbulente qui, après
avoir parlé à mots couverts, avoue maintenant le dessein arrêté de
renverser la société pour la reconstruire sur un autre plan. L'on a
vu se constituer un état-major nombreux d'hommes intellig^ns, ac-
tifs, qui ont changé leur position d'ouvriers pour celle de politiques
marrons. Ils ont l'instruction superficielle et unilatérale qui plaît
aux esprits absolus et qui séduit les ignorans; ils écrivent avec élé-
gance et netteté, leur parole est toujours facile, au besoin elle est
éloquente; ils ont en outre toutes les qualités du diplomate : — pro-
duits curieux d'une époque où l'ambition pénètre et soulève toutes
les classes, où une instruction toute de surface aiguise et polit les
esprits sans les fortifier. Toutefois l'influence de cette petite aristo-
cratie ouvrière a moins de réalité que d'apparence; elle ne con-
serve son crédit qu'à la condition de ilatter et de servir les projets
et les aspirations populaires.
Or ces aspirations et ces projets sont de plus en plus toiu'nés
vers le sociah'sme; il semble que tout ce qui entoure nos masses ou-
vrières développe en elles ces instincts dangereux. Il n'est pas jus-
qu'aux progrès de la science qui ne fournissent des argumens ou
du moins des prétextes aux rêveries chimériques d'une partie de nos
populations laborieuses. Ces merveilleuses transformations que le
LA QUESTION OUVRIÈRE 105
développement des sciences physiques a opérées depuis un demi-
siècle sur notre globe, tous ces changemens presque à vue dont
notre génération a été témoin ont fait une profonde impression sur
les esprits; il en est résulté une foi intense dans le progrès indéfini
et des espérances excessives dans l'amélioration de la destinée hu-
maine. Confondant, — c'est son habitude, — l'ordre moral avec
l'ordre physique, le peuple, en partie du moins, est arrivé à s'ima-
giner que la constitution de la société pourrait subir une métamor-
phose analogue à celle qu'a éprouvée la production. Les raisonne-
mens spécieux et les sophismes n'ont pas manqué pour fortifier ces
rêves. L'on a calculé, il y a quelques années, que la force des che-
vaux-vapeur employés par l'industrie anglaise représentait le tra-
vail de 77 millions d'ouvriers; ne pouvait-on pas en conclure qu'un
jour viendrait où, par le perfectionnement des méthodes et de l'ou-
tillage, le travail de l'homme serait pour ainsi dire superflu dans la
production?
De ces idées et de ces sentimens est sorti le socialisme, c'est-
à-dire le projet de réédifier la société sur une base artificielle. Nous
avons montré combien ce délire est naturel et inhérent à toute so-
ciété humaine; nous l'avons suivi en outre dans les progrès qu'il a
faits en Fjance. nous avons énuméré les circonstances qui ont accru
sa force. On a dû voir que le mal a de profondes racines dans l'état
de nos mœurs, de nos croyances et de nos relations sociales. Il n'est
pas permis de s'abuser sur l'intensité et sur la durée de ce phéno-
mène : ce n'est pas une crise passagère ou locale. Après avoir ainsi
recherché et décrit les causes du développement des idées socia-
listes en France, nous allons étudier ces secousses transitoires ap-
pelées grèves, qui ont si profondément ébranlé dans ces derniers
temps la sécurité de notre industrie.
II.
Certains publicistes ne veulent reconnaître entre les grèves et le
socialisme aucune connexité. Sans doute il peut surgir des coa-
litions d'ouvriers qui ne soient pas systématiquement produites
par des inspirations socialistes, et qui au contraire proviennent de
causes particulières à telle industrie ou à telle localité; mais ce ne
sont là que des faits exceptionnels. L'on peut dire que, dans la ma-
jorité des cas, les grèves se rattachent à des idées beaucoup plus
générales, à des visées plus hautes, à des projets plus ambitieux
que les griefs allégués ne sembleraient l'indiquer. Quand elles n'ont
pas pojr cause une inspiration socialiste, les coalitions ont souvent
106 REVUE DES DEUX MONDES.
une démonstration socialiste pour effet. Le socialisme est donc or-
dinairement, soit le point de départ, soit le point d'arrivée. Nous
n'en voulons pour preuve qu'une coalition de l'été dernier, qui a
fait peu de bruit et qui cependant a une grande signification : c'est
celle des ovalistes de Lyon. On appelle ovalistes ou moulinières les
ouvrières qui font le tirage des fils de soie composant les cocons et
qui les assemblent et les tordent pour les rendre plus résistans.
Cette tâche a toujours été assez misérablement payée; pour un travail
continu de douze heures, ces pauvres femmes recevaient 1 fr. 50
ou 1 fr. 60 par jour, rémunération souvent réduite par des chô-
mages forcés. Elles se mirent en grève et rt clamèrent une diminu-
tion de deux heures de travail et un salaire journalier de 2 francs.
Elles pouvaient compter sur la sympathie générale, et si l'état de
l'industrie l'eût permis, si la concurrence des ouvrières de la Lom-
bardie n'eût pas été trop à craindre, elles auraient obtenu l'objet de
leur demande. Déjà les patrons consentaient à la réduction de la
journée; mais, au lieu de conserver le calme qui pouvait seul leur
concilier l'appui efficace de l'opinion, les ovalistes rédigèrent un
manifeste communiste où elles se qualifiaient de citoyennes et fai-
saient appel aux patriotes de tous les pays, enfin elles envoyèrent
au congrès de Bâle un délégué chargé d'exposer et de défendre
leurs aspirations collectivistes. On voit que les mouvemens ouvriers
de notre temps aboutissent presque fatalement à une déclaration de
socialisme. II y a en effet, dans l'ordre moral comme dans l'ordre
physique, une sorte de loi d'attraction en vertu de laquelle les
groupes les moins nombreux et les idées les moins radicales sont
violemment attirés par les masses les plus considérables et les idées
les plus absolues. Tous les petits courans isolés finissent ainsi par
tomber dans cette mer profonde du socialisme.
Il a fallu beaucoup de temps à l'humanité pour reconnaître et
respecter l'existence des lois naturelles qui régissent le monde mo-
ral comme le monde physique. L'on a cru pendant des siècles que
le taux du salaire était quelque chose d'arbitraire que la contrainte
pouvait élever ou abaisser selon les fantaisies du plus fort. 11 faut
bien convenir que, dans les siècles passés, c'est au nom des pa-
trons et pour déprimer la rémunération de l'ouvrier que la force fut
le plus souvent employée. En Angleterre de même qu'en France, les
magistrats et la loi intervinrent fréquemment pour déterminer un
maximum des salaires. C'était là une véritable exploitation que l'i-
gnorance du temps pouvait seule excuser. Après la peste de 13^8
notamment, le parlement de Londres établit un maximum pour la
rémunération journalière du travailleur, et l'habitude de ces tarifs
autoritaires se continua jusqu'au xviii*' siècle. L'histoire de Macau-
LA QUESTION OUVRIERE. 107
lay nous apprend qu'en l'année 1685 les juges de paix du comté de
Warwick, se conformant à un acte d'Elisabeth, établirent un tarif
des salaires et déclarèrent passible d'une peine le maître qui don-
nerait ou l'ouvrier qui recevrait une paie supérieure. Ce maximum
des salaires était pour les laboureurs de h shillings par semaine de
mars k septembre, et de 3 shillings pendant l'autre moitié de l'an-
née. A la fin du xvii^ siècle, ces tarifs cessèrent d'être appliqués et
même d'être édictés. Alors la population ouvrière s'était considéra-
blement augmentée, et elle ne se fit pas faute de recourir aux coa-
litions pour élever sa rémunération.
Nous voyons à cette époque les compagnons toiliers de Caen for-
cer par des menaces les maîtres d'accroître les salaires. A Darnetal,
près de Rouen, en 1697, les compagnons drapiers excluent des
ateliers quiconque n'est pas de leur société; ils s'ameutent au
nombre de plusieurs milliers parce que les patrons avaient employé
des ouvriers étrangers, ils font fermer les fabriques, et malgré
l'intervention des autorités de la province ils restent un mois en-
tier sans reprendre leur travail. A' ers la même époque, les compa-
gnons maréchaux font des émeutes devant la porte des maîtres
pour que leur journée soit mieux payée. Les jurés chapeliers se
plaignent que le renvoi d'un ouvrier incapable suffise pour faire
mettre l'atelier en interdit par tous les autres ouvriers. A partir de
la seconde moitié du xviii'' siècle, ces querelles deviennent plus
fréquentes et plus dangereuses. A Lyon, en iJlili, les ouvriers de-
mandent une augmentation d'un sou par aune et se mettent en
grève : pendant huit jours, ils sont maîtres de la ville; le gouver-
nement dut envoyer des troupes pour rétablir l'ordre. En 1786,
nouvelle émeute des ouvriers lyonnais, qui demandent deux sous
par aun3, arrêtent tous les métiers et parcourent la viye en bandes
menaçantes. L'autorité locale s'alarme et cède; mais le gouverne-
ment fait occuper militairement les faubourgs de Vaise, de la Croix-
Piousse et de la Guillotière.
Au début de la révolution, les coalitions d'ouvriers se multiplient
et inquiètent sérieusement l'administration. En 1789, les garçons
tailleurs, au nombre de 3,000, se réunissent sur le gazon du Lou-
vre et envoient une députation de 20 membres au comité de la ville
pour lui demander de leur garantir en toute saison un salaire de
40 sous par jour. Ce fut bientôt le tour des garçons perruquiers,
qui s'assemblèrent aux Champs-Elysées dans un dessein pareil. Un
officier de la garde nationale voulut les disperser, il fut désarmé par
ses propres soldats. Dans le même temps, les ouvriers cordonniers,
au nombre de 5 ou 600, se coalisent, nomment un comité exécutif,
et décident d'exclure du royaume quiconque ferait une paire de
108 REVUE DES DEUX MONDES.
souliers au-dessous d'un prix convenu. Les grèves alors envahis-
sent tous les métiers, imprimeurs, charpentiers, papetiers, etc.
Une proclamation de la municipalité parisienne est obligée de dé-
clarer « nuls, inconstitutionnels et non obligatoires, les arrêtés pris
par les ouvriers de différentes professions pour s'interdire respec-
tivement, et pour interdire à tous autres ouvriers, le droit de tra-
vailler à d'autres prix que ceux desdits arrêtés. » Les ouvriers
papetiers profitent de l'activité des fabriques pour émettre des pré-
tentions exorbitantes : ils frappent d'interdiction certains ateliers,
ou exigent des maîtres de fortes sommes pour les relever de l'in-
terdit; ils excluent ceux de leurs compagnons dont ils sont mécon-
tens, ou leur font payer des amendes.
L'on voit que notre temps n'a pas le mérite d'avoir inventé les
grèves : c'est à peine si l'on peut dire qu'il les a perfectionnées; il
les a rendues seulement plus fréquentes, plus générales et plus
préjudiciables aux intérêts de tous. Ces guerres industrielles ont
existé alors même que la loi les défendait, et elles ont tonjoui^s pré-
senté les caractères principaux qu'elles offrent encore actuellement.
L'étude des coalitions du règne de Louis -Philippe n'est pas dé-
pourvue d'enseignement à ce point de vue. Déjà sous la restauration
les tribunaux jugeaient tous les ans un ou plusieurs procès de coa-
lition : c'était peu, dira-t-on. L'une de ces grèves cependant avait
eu du retentissement : celle des ouvriers charpentiers en 1822. Ce
fut une grève des canuts, en 1831, qui fut l'occasion de cette terrible
insurrection de Lyon pendant laquelle les ouvriers régnèrent dix
jours en maîtres dans cette grande ville, d'où les troupes avaient été
forcées de se retirer momentanément après un échec. Une autre grève
des ouvriers en peluche amena les Lyonnais à une nouvelle et san-
glante émeute en 183/i. Les autres coalitions entraînèrent de moin-
dres troubles politiques, mais elles eurent d'aussi fâcheux résultats
économiques. C'est aux charpentiers qu'appartient à cette époque la
palme de l'agitation. Ils étaient organisés en confréries puissantes,
qui jouaient à peu près le même rôle que jouent aujourd'hui les trade's
unions en Angleterre. En 1832, au moment où le travail, interrompu
par la révolution, reprenait de l'activité, les ouvriers charpentiers
mirent en interdit ponr cinq ans les ateliers d'un entrepreneur
contre lequel ils prétendaient avoir des griefs. Neuf mois après, le
même corps d'état formait une coalition générale. En \d>hi et 18/i2,
nouvelle agitation chez les travailleurs de la charpente, puis explo-
sion d'une grève immense en j 845; elle éclate à la fin de mai, alors
que les commandes étaient nombreuses et pressantes; 7,500 char-
pentiers, dont le plus grand nombre appartenaient aux confréries
du devoir ou de la liberté, y prirent part; elle dura trois mois. L'on
LA QUESTION OUVRIÈRE. 109
se doute bien que ces circonstances n'étaient pas propres à « faire
aller, comme on dit, le bâtiment. » Aussi les maçons, les serruriers,
les menuisiers, qui ne réclamaient pas, durent cependant se croiser
les bras. Il en est des guerres industrielles comme des guerres po-
litiques, elles atteignent et blessent les intérêts non -seulement des
belligérans, mais encore des neutres eux-mêmes ; à tous, elles ap-
portent la gêne ou la ruine. Les patrons finirent par capituler, et
les ouvriers charpentiers eurent gain de cause. Ce fut la plus
bruyante affaire de ce genre sous le règne de Louis-Philippe; mais
il Y en eut bien d'autres analogues. Dans la seule année 1840, l'on
peut enregistrer les grèves successives des tailleurs, des bottiers,
des cordonniers, des menuisiers, des tailleurs de pierre, des ébé-
nistes, des serruriers; il y eut des rixes sanglantes. La grève des
mineurs de Rive-de-Gier, en ÏShh, eut encore un plus triste dénoû-
ment. Les grévistes usaient de violence contre les dissidens (1). La
troupe intervint et fit prisonniers les plus mutins; les ouvriers
voulurent délivrer leurs camarades, ils attaquèrent les soldats à
coups de pierres; ceux-ci usèrent de leurs armes, et plusieurs mi-
neurs restèrent sans vie sur la place. On voit que le déplorable et
lugubre événement de la Ricamarie avait eu un précédent presque
dans les mêmes lieux et dans les mêmes circonstances ; mais l'ex-
périence d'une génération est perdue pour une génération sui-
vante. La Belgique, dans la même période, ne fut pas davantage à
l'abri de ces crises. M. de Molinari nous apprend que, de 18A0 à
18/i9, il y eut dans ce pays /i35 ouvriers traduits devant les tribu-
naux pour délits de coalition; 132 furent acquittés, 293 condamnés
à la prison, et 10 à l'amende. L'Angleterre avait aussi largement sa
part de ces émotions industrielles. M. le comte de Paris nous a dé-
crit avec poésie ces grévistes anglais choisissant « une nuit obscure
pour se réunir sur une de ces landes tourbeuses, appelées moors,
qui couvrent les collines du centre de l'Angleterre. C'est là qu'on
recueill îit la souscription pour le fonds commun, c'est là qu'on pré-
parait la grève qui devait éclater sans aucune apparence d'entente
entre les ouvriers, c'est là qu'on leur distribuait des secours lors-
qu'ils avaient quitté l'ouvrage, — et avant que le jour vînt éclairer
ces innocens conspirateurs, avant que le cri matinal du grouse, seul
habitant de ces vastes déserts , vînt attirer le chasseur sur son do-
maine, les archives de la société étaient soigneusement enterrées,
et chacun reprenait le chemin de la cité voisine (2). » Ainsi à un:^
(1) Voyez Histoire des classes ouvrières avant 1789, t. II, et Histoire des classes
ouvrières depuis 1789, par M. Levasseur, t. P'. Voyez aussi M. Le Play, les Ouvriers
des deux mondes, t. P"".
(2) Les Associations ouvrières en Angleterre, p. 13G.
110 REVUE DES DEUX MONDES.
époque où la législation punissait sévèrement en France, en Angle-
terre et en Belgique le délit de coalition, les grèves n'en éclataient
pas moins, fréquentes, tumultueuses, quelquefois sanglantes.
11 est intéressant de pénétrer un peu plus à fond dans ces crises
industrielles qu'a déjà enveloppées le voile de l'oubli. Nous y trou-
verons les procédés qui sont encore en usage de nos jours. Ce sont
d'abord les mêmes prétentions et les mêmes demandes : une aug-
mentation de salaires, l'établissement d'une rémunération égale
pour les ouvriers, la diminution des heures de travail, la limita-
tion du nombre des apprentis : quelquefois aussi ce sont des sus-
ceptibilités blessées, des froissemens plus ou moins légitimes, une
irritation personnelle contre les patrons ou les directeurs; mais
cette dernière cause est beaucoup moins active et moins générale
que de nos jours, l'amour -propre des ouvriers est moins cha-
touilleux, ils n'ont pas encore ce tempérament nerveux, irritable,
prompt à s'offenser; ils sont, à ce point de vue, plus maniables et
de meilleure composition. La grève se déclarait alors comme au-
jourd'hui même. Lors de la coalition des charpentiers en 18/i5, il y
a un chef attitré : c'est le secrétaire de la société des compagnons
. du devoir, fonctionnaire jouissant d'un traitement fixe, qui parle-
mente pour ses camarades. Lors de la grève de Lyon en 183â, il y
avait parmi les ouvriers de cette ville deux grandes associations,
celle des mutuellistes et celle des ferrandiniers. L'une et l'autre
avaient été fondées en vue de secoui's mutuels; mais, comme les
trades unions anglaises, elles avaient été détournées de leur des-
tination primitive. Dans l'association des mutuellistes, l'on mit aux
voix la question de savoir si l'on entrerait en grève; l'affirmative fut
adoptée à la majorité de 1,297 suffrages contre l,0!xh : c'était une
bien faible majorité pour avoir d'aussi graves conséquences, puisque
le sang coula ensuite à flots. — Si l'on considère l'intimidation qui
préside toujours à dépareilles résolutions, l'on doit dire qu'une ma-
jorité nominale aussi faible correspond à une minorité réelle. Les
partisans des mesures extrêmes sont en effet toujours plus réso-
lus, plus actifs, plus audacieux; ils ne manquent jamais d'être pré-
sens au vote. Les modérés sont plus craintifs, ils restent de préfé-
rence chez eux, ou bien ils se laissent entraîner à suivre l'opinion
la plus bruyante. C'est là l'histoire de tous les temps et de tous les
pays.
La grève, une fois déclarée, suivait son cours avec l'accompa-
gnement ordinaire de violences que l'on voit aujourd'hui; l'on doit
même dire en toute impartialité que le langage des grévistes actuels
est dans la forme moins rude et moins grossier. Ceux qui autrefois
ne voulaient pas se soumettre à l'opinion de la majorité étaient
LA QUESTION OUVRIÈRE. 111
regardés comme des rebelles, des traîtres, des déserteurs devant
l'ennemi. Sous le règne de Louis-Philippe, l'on appelait les dissi-
dens (( Bourmont » et a Raguse; » l'on allait d'ailleurs beaucoup
plus loin que ces injures. En 1831, les ouvriers de Lyon parcou-
raient les ateliers, entraînant de gré ou de force ceux qui voulaient
reprendre leurs travaux, coupant même sur le métier las chaînes
des tisserands qui persistaient à travailler. En iSlih, à Rive-de-Gier,
les mineurs s'emparaient des dissidens, les promenaient dans les
rues avec un écriteau sur les épaules et les accablaient de coups. En
1845, après la grève des charpentiers de Paris, les débats judiciaires
firent ressortir cette révélation frappante d'un ouvrier opposé à la
grève : « on ne nous dit rien maintenant, mais plus tard on nous
blessera dans les chantiers, on nous fera tomber des solives sur le
dos. » Les patrons d'ailleurs, quand ils y étaient poussés par l'exas-
pération, ne se montraient guère moins violens. Les maîtres char-
pentiers ayant eu une réunion, l'un d'eux proposa de céder aux
ouvriers; il y eut alors un tumulte indicible, il ne s'en fallut guère
que ce conseiller malavisé ne fût jeté par la fenêtre. Tel est le ca-
ractère déplorable de ces luttes, qui sont presque des guerres so-
ciales; elles ramènent à la sauvagerie tous ceux qui y prennent
part. Voilà quels étaient les procédés en usage dans ces duels indus-
triels; sont-ils abandonnés aujourd'hui? A Genève, à Seraing, à la
Ricamarie en 1869, la physionomie des grèves était exactement* la
même que vingt ou trente ans auparavant à Lyon, à Rive-de-Gier
ou à Paris.
On ne peut cependant poursuivre jusqu'au bout ce parallèle.
Malgré la conformité des apparences, les coalitions actuelles diffè-
rent singulièrement des précédentes par la gravité des désordres
économiques qu'elles entraînent. Nous avons montré les transfor-
mations opérées dans l'outillage de la grande industrie, dans les
voies de locomotion, dans les procédés commerciaux, dans les rap-
ports internationaux. L'influence de ces tranformations est im-
mense, elle a complètement changé la situation relative des pa-
trons et des ouvriers. C'était autrefois presque un axiome de la
science économique qu'il y avait entre les salariés et les entrepre-
neurs une inégalité naturelle de conditions tout à l'avantage des
derniers. La croyance que le capital est en mesure de faire la loi au
travail, c'est-à-dire qu'il a les moyens de fixer les salaires à son gré
et au-dessous du taux qu'exigerait l'équité, cette croyance est en-
core de nos jours universellement répandue; l'autorité des plus
grands noms entretient malheureusement ces préjugés, qui ne sont
pas seulement des erreurs scientifiques, mais qui sont des fermens
de discordes et de guerre sociale. « En tout genre de travail, a di,t
112 REVUE DES DEUX MONDES.
Turgot, il doit arriver et il arrive que le salaire de l'ouvrier se borne
à ce qui est nécessaire pour se procurer sa subsistance. » Enchéris-
sant encore sur cette doctrine, M. John Stuart Mill n'a pas hésité à
écrire cette singulière proposition : « Dans ce pays (l'Angleterre), il
y a peu d'espèces de travail dont la rémunération ne pût être abais-
sée, si l'entrepreneur poussait jusqu'au bout les avantages que lui
procure la concurrence. » Un siècle auparavant, un autre écono-
miste illustre, Adam Smith, décrivait dans les termes qui suivent
la position réciproque des ouvriers et des patrons en cas de grève :
« Un propriétaire, un fermier, un maître manufacturier, un mar-
chand, peuvent généralement vivre une année ou deux des fonds
qu'ils ont par-devers eux sans employer un seul ouvrier. La plupart
des ouvriers ne pourraient pas subsister une semaine, fort peu l'es-
pace d'un mois, et presque aucun l'espace d'un an sans travailler.
A la longue, le maître ne peut pas plus se passer de l'ouvrier que
l'ouvrier du maître; mais le besoin qu'il en a n'est pas aussi urgent. »
Telles sont bien les idées courantes; elles servent de puissans argu-
mens à ceux qui revendiquent l'emploi de la force et de l'intimida-
tion dans la fixation des salaires. Cependant, nous ne craignons pas
de l'affirmer, toutes ces propositions sont erronées.
La maxime de Turgot, que l'ouvrier est condamné par la fatalité
des lois économiques à ne gagner jamais rien au-delà de sa subsis-
tance, est aujourd'hui complètement fausse. Elle a pu être vraie
dans une civilisation pauvre, où l'outillage industriel était presque
nul et la production misérable, mais non dans les pays où se ren-
contrent l'activité du travail et l'importance de la production. S'il
était vrai, comme l'affirme M. Mill, que les industriels fussent com-
plètement maîtres des salaires de leurs ouvriers, ne serait-ce point
de leur part une vertu surhumaine que de le maintenir à un taux au-
dessous duquel il leur serait facile de l'abaisser ? Pourrait-on attendre
d'une classe nombreuse d'individus une abnégation aussi méritoire?
Pourrait-on surtout expliquer que le salaire des ouvriers anglais ait
haussé dans des proportions considérables depuis trente ans, quoi-
que le prix des vivres ait diminué dans la même époque par l'abo-
lition des lois sur les céréales (1)? L'assertion d'Adam Smith, que les
patrons, en cas de grève, ont une position meilleure que les ou-
vriers, méiite une réfutation plus minutieuse : ce sera l'occasion de
montrer jusqu'à quel point les coalitions peuvent désorganiser la
puissante, mais délicate industrie moderne.
(1) Un document anglais sur la manufacture de draps d'Huddersfield prouve que les
salaires avaient augmenté pour toutes les catégoiies d'ouvriers dans les trois périodes
1830, 1840, ISriO; pour certaines branches de travail, la hausse des salaires se tradui-
sait par les chiffres suivans : 30 sli. — 37 sh. 6 don, — Co shillings par semaine.
LA QUESTION OUVRIÈRE. 113
II est un fait remarquable, c'est que les grèves antérieures à 18A8,
et dont nous avons étudié le caractère, se produisaient principale-
ment chez les ouvriers appartenant aux petits métiers des villes,
comme les tailleurs, les charpentiers, les cordonniers. II est incon-
testable que les patrons dans ces corps d'état pouvaient assez faci-
lement supporter la grève quand elle ne se prolongeait pas. L'exer-
cice de ces iiidustries, en effet, n'exige d'ordinaire qu'un capital
assez restreint; d'un autre côté, les commandes et les livraisons n'y
sont point soumises aux mêmes conditions d'exactitude rigoureuse
qui sont en usage dans la grande industrie. Cel'e-ci a subi une com-
plète transformation. Autrefois l'outillage était rare et défectueux;
le nombre des machines était faible proportionnellement au nombre
des bras, les capitaux engagés dans une entreprise étaient peu
considérables. En veut-on des exemples? II y avait, à la fin du
xviii^ siècle, quelques grandes manufactures en France : nous avons
cité les ateliers de van Robais, qui occupaient près de 1 ,700 ouvrierSc
On pourrait mentionner aussi d'importantes verreries, faïencei'ies,
distilleries. Quel était l'outillage de toutes ces fabriques? Des ma-
nèges, des rouages de bois, de grossiers engins; les bâtimens étaient
souvent de simples hangars où les ouvriers étaient pressés les uns
contre les antres. UEiicydopcdie nous représente une fabrique d'é-
pingles. L'on y voit un ouvrier qui tourne la roue pendant qn'un
autre appointit à la meule un paquet de six épingles; plus loin, deux
autres passent à la filière et amincissent le fil de laiton; au milieu
de l'atelier, des enfans accroupis coupent avec des cisailles les mor-
ceaux du fil de métal; le personnel est nombreux, le matériel est
absent. Tout se fait à l'aide de bras ou de menus outils, rien avec le
secours des machines. Que l'on compare cette fabrique du xviii" siècle
avec les manufactures d'épingles ou de clous à Warrington ou à
Wolverhampton. Assurément il était alors facile aux industriels de
supporter une grève avec si peu de capitaux engagés. Les temps
sont bien changés. Sous le premier empire, dans les manufactures
de laine, qu'on, désignait alors sous le nom de laineries, Ton cardait,
l'on peignait, l'on filait à la main ; il n'y avait que les foulons qui
fussent mus par l'eau ou par le vent; les ouvriers étaient entassés
dans des ateliers sans air et sans jour et les pier's baignés dans l'eau.
Combien sont différentes nos grandes manufactures de Reims! Il n'y
a pas encore trente ans, un industriel des Vosges achetait, pour mon-
ter son usine, de vieux métiers qu'il payait aux prix de la ferraille.
Que de transformations sous nos yeux mêmes! Nous avons mainte-
nant les peigneuses Heillmann et Hubner, le métier renvideur, sel-
facting. Pour faire place à ces nouveaux engins, les flancs de la
manufacture doivent se dilater, et les murs s'élever. La part du ca-
TOME LXXXVI. — 1870. 8
IIA REVUE DES DEUX MONDES.
pital engagé devient ainsi plus grande de jour en jour; des fabriques
qui occupent le même nombre d'ouvriers qu'autrefois représentent
des frais d'établissement deux ou trois fois plus considérables. C'est
dire que de plus en plus l'industriel a besoin d'employer ce ma-
tériel coûteux pour en retirer l'intérêt et l'amortissement, et qu'il
est de moins en moins capable de résister à une longue suspension
du travail. Puis il y a des industries spécialement susceptibles, qui
ne peuvent supporter le moindre temps d'arrêt : il faut que les
hauts-fourneaux restent toujours allumés; il est nécessaire, dans
les mines, que les machines d'épuisement ne cessent pas de fonc-
tionner, sinon ce n'est pas seulement l'intérêt, c'est le capital lui-
même qui est perdu pour le patron, pour la société, et nous ajoute-
rons pour l'ouvrier. Il en est des établissemens industriels comme
des êtres vivans : ceux qui ont l'organisation la plus simple peuvent
supporter longtemps une suspension partielle ou totale des fonc-
tions vitales, comme les animaux hivernans, sans parler de ces
msectes que la légende ou la sci<L>nce assure pouvoir revivre après
des siècles d'engourdissement; mais les êtres les plus parfaits et
uont l'organisation est compliquée ne peuvent résister à la moindre
interruption des fonctions essentielles; il ne faut qu'un instant d'ar-
rêt pour déterminer leur mort.
Ce ne sont pas seulement les engins de production, ce sont aussi
les procédés commerciaux qui se sont transformés. Autrefois chaque
manufacturier n'usait guère que de son propre capital. Il commen-
çait par fonder un établissement modeste, et il l'agrandissait peu
à peu. Les nécessités industrielles, qui ne permettent plus que la
production sur une très grande échelle, ont forcé de recourir au
crédit. Il y a peu ds manufacturiers qui ne doivent des sommes im-
portantes à des banquiers auxquels ils servent de gros intérêts. Ce
sont là de mauvaises conditions pour résister à une suspension de
travail un peu prolongée. Aujourd'hui l'on produit de plus en plus
sur commande, l'on a des livraisons à effectuer à jour fixe; les re-
tards entraînent souvent des dommages -intérêts. Conçoit-on les
désordres causés par les grèves avec cette nouvelle organisation in-
dustrielle et commerciale? Il faut tenir compte aussi de la concur-
rence internationale, qui est un fait nouveau. Pendant que l'indus-
trie d'un pays est frappée par une grève, l'industrie similaire de
l'étranger en profite pour' écouler ses produits, pour supplanter sa
rivale et lui enlever ses anciens débouchés. C'est ce qui est arrivé
aux constructeurs de machines en Angleterre; beaucoup de coali-
tions ouvrières vinrent troubler cette industrie, jadis si prospère; les
constructeurs 'français en ont profité pour s'emparer de la plupart
des marchés d'Europe. Quelquefois, il est vrai, les grèves ont un
LA QUESTION OUVRIERE. 115
résultat contraire aux prévisions : elles provoquent une réaction
énergique et un progrès industriel. M. Ernest Gouin attribue aux
exigences des monteurs et ajusteurs [inillivriglds) le développe-
ment pris par les machines-outils, en Angleterre d'abord, puis en
France (1); mais de tels laits sont l'exception, et l'on peut être sûr
que le pays où les grèves sont le plus fréquentes sera bientôt de-
vancé par ses concurrens sur le marché international. Ce qui assure
en effet la supériorité commerciale d'un peuple, ce n'est pas seu-
lement le bon marché et la qualité des produits, c'est l'exactitude
des livraisons et la sécurité des relations.
Ainsi tout concourt à prouver que l'industrie peut de moins en
moins supporter les grèves. La position des manufacturiers devant
une coalition est de plus en plus difficile; celle des ouvriers au
contraire est meilleure qu'autrefois. La situation relative des deux
parties est en quelque sorte renversée. Pour échapper au péril dont
ils sont quelquefois menacés, les industriels, en cas de réclama-
tions exorbitantes, n'ont qu'une ressource efficace : opposer une
coalition du capital à une coalition du travail. Cette arme terrible,
ils en ont usé en Angleterre, et, grâce à elle, ils ont remporté la
victoire; mais au prix de quels sacrifices et de quels désastres! C'est
ainsi qu'en 1866 les fabricans de fer du Staffordshire , dont quel-
ques-uns étaient attaqués par une grève locale, s'entendirent pour
fermer tous les ateliers sans exception. Ce fut une lutte épouvan-
table qui coûta aux ouvriers 8 millions de francs de salaires, et qui
ne dut pas porter un moindre préjudice aux patrons. En l'état ac-
tuel de notre industrie, il est naturel que les grèves prennent de
pareilles proportions; il est aussi impossible de localiser aujourd'hui
les guerres industrielles que de localiser les guerres politiques.
La constitution de notre société est délicate, susceptible, impres-
sionnable, précisément en raison de sa perfection. Elle a besoin au
plus haut degré de la paix et de la concorde intérieure. C'est un
mécanisme compliqué que le moindre désordre dans les rouages
menace de langueur et de mort. Il semble qu'il suffise d'un grain
de sable pour arrêter ces ressorts si mobiles et si fins dont l'agen-
cement et le concours harmonieux produisent notre merveilleuse
civilisation. Et cependant que de causes de ruine, ou tout au moins
de crises intenses, n'avons-nous pas constatées ! que de pronostics
de mauvais augure! Beaucoup d'esprits se sont émus de cette si-
tuation périlleuse. De toutes parts, l'on s'est ingénié à chercher des
remèdes, chacun a proposé son spécifique favori. Les uns ont vanté
(1) Déposition de M. Gouin dans l'enquête sur l'enseignement professionnel, t. P"",
p. 391.
116 REVUE DES DEUX MONDES.
les associations coopératives et nous ont montré les sociétés de cré-
dit ouvrières d'Allemagne étendant chaque jour leur œuvre au grand
profit des classes laborieuses. D'autres ont exalté la participation
aux bénéfices et ont mis en relief des modèles divers imaginés en
Angleterre, en Allemagne, en France , pour transformer les salariés
en capitalistes. Quelques-uns, plus modestes dans leurs prétentions,
n'ont demandé qu'un plus grand essor de l'instruction publique
pour dissiper toutes les inquiétudes.
Nous n'avons pas à examiner en ce moment la valeur pratique de
ces divers systèmes; nous trouverions sans doute qu'on a placé une
foi trop grande et tro|) exclusive en chacun d'eux, que l'on se pré-
pare de prochaines déceptions. Ce qu'il nous suffisait d'établir, c'est
que la maladie est plus générale, plus ancienne et plus intense
qu'on ne le croit communément. Nous nous défions des panacées
dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique, mais nous croyons
à l'influence du régime et de l'hygiène; nous croyons à l'action
lente de la nature et du temps. Un demi-siècle d'expérience a dû
nous apprendre h, connaître le tempérament des populations ou-
vrières; nous n'ignorons plus leurs besoins, leurs aspirations ni leur
caractère; nous savons combien de préjugés et de rancunes s'allient
chez elles à des sentimens généreux et k de naïves illusions; nous
avons fait des tentatives isolées pour les élever sur l'échelle du
bien-être, de la moralité et de l'intelligence. C'est à généraliser et
à compléter cette œuvre que doivent s'appliquer tous nos soins. Il
ne faut pas croire à une solution unique, exclusive, de ce que l'on
appelle la question ouvrière, on ne prévient pas, on n'arrête pas
une crise organique par une formule ou par un mécanisme; mais
l'on peut perfectionner les méthodes d'instruction et les combinai-
sons de l'épargne. Il est permis d'ailleurs de compter sur le bon
sens des classes laborieuses, sur le concours des forces vives de la
société. Chaque jour, la production devient plus considérable et
plus facile, la richesse s'accroît, la quote-part de chacun devient
plus grande; ce sont des causes naturelles d'apaisement. Sans doute
l'avenir nous réserve des secousses plus ou moins graves : il est
bon de les attendre pour les subir sans découragement ni faiblesse.
Quels qu'aient été les o.bstacles semés sur sa route, l'humanité n'a
jamais cessé d'avancer dans la voie du progrès, et parfois les efforts
qu'elle a été contrainte de faire pour triompher de crises transitoires
lui ont valu ses plus importantes conquêtes.
Paul Leroy-Beaulieu.
LE
CHEMIIV DE FER DU PACIFIQUE
VOYAGE DE S AN-FR ANCISCO A NEW-YORK.
III.
LE CHExMIN DE FER DE l'uNION. — CHICAGO ET NEW-YORK.
VIII.
La ville d'Ogden est située sur la côte septentrionale clu Lac-Salé
et à une quarantaine de milles de la capitale des mormons; cette
station relie le chemin de fer Central à celui de l'Union, à une dis-
tance de 7/i2 milles de Sacramento et de 1,030 d'Oniaha. Comme il
a été dit déjà (1), c'est un des plus anciens sièges du mormonisme.
Ella a été fondée, il y a environ seize ans, par un des disciples de
Brigliam Young, et a pris le nom d'un aventurier qui, après avoir
pénétré dans cette région avant l'arrivée des mormons, était parvenu
cà s'y maintenir au milieu de tribus hostiles d'Indiens. Aujourd'hui
la ville compte de 3,500 à /i,000 habitans. Elle est adossée à une
muraille naturelle d'environ 2,000 pieds de haut, et dont le sommet
était, lors de mon passage, entièrement couvert de neige. Les rues
en sont larges, tirées au cordeau et se coupent à angles droits; les
maisons n'ont rien de remarquable , mais elles semblent assez bien
(1) Voyez la Revue du l" novembre et du l" décembre 18C9.
118 REVUE DES DEUX MONDES.
bâties au point de vue du comfortable moderne. Ogden se trouve au
centre d'un district agricole, et les liaLitans jouissent en apparence
d'un grand bien-être. Elle rivalise en ce moment avec Corinne pour
attirer à elle le monopole du commerce nouveau et sans doute im-
portant que l'ouverture de la ligne du Pacifique ne peut manquer
de créer sur les bords du Lac-Salé. Il n'est pas encore possible d'in-
diquer laquelle des deux cités l'emportera sur l'autre; si Ogden a
l'avantage de former le point même d'embranchement des deux
grandes voies ferrées, d'un autre côté les habitans de Corinne
paraissent distancer leurs rivaux par l'énergie et l'activité qu'ils
puisent dans les institutions libres qui les gouvernent. Le mormo-
nisme est intolérant, despotique, jaloux; c'est au milieu de la ré-
publique américaine une monstruosité politique et religieuse tout
à la fois. Nul doute que l'isolement ne soit pour cette secte une
condition essentielle d'existence, nul doute que l'établissement du
chemin de fer du Pacifique, qui met en rapport direct le territoire
d'Utah avec les grands états de l'est et de l'ouest et qui tend à
replacer les habitans sous le droit commun, ne lui ait porté un
coup dont elle ne se relèvera pas. Brigham le pressent bien; déjà
même on lui prête le dessein d'abandonner le pays que l'invasion
des gentils menace d'infester, et de chercher un dernier refuge dans
de nouvelles et inaccessibles solitudes ; mais le jjh'e des saints est
vieux, il a soixante-dix ans, et l'énergie dont il a fait preuve pen-
dant de longues années commence à lui faire défaut. Des dissen-
sions religieuses ont éclaté au sein même de la cité où naguère il
régnait en maître absolu : deux hommes éminens dans leur pays,
David et Alexandre Smith, fils de Joseph Smith, le fondateur du
mormonisme, ont commencé à l'attaquer publiquement, lui et son
système. Les défections ne sont plus isolées, elles deviennent de
plus en plus fréquentes ; on prévoit le jour prochain où les mem-
bres de la congrégation chrétienne de Salt-Lake-City formeront une
minorité imposante que les saints ne pourront plus mépriser et avec
laquelle il faudra compter. Ces schismatiques seront d'autant plus
à craindre qu'ils se sentent appuyés par la majorité des citoyens
des États-Unis. Les mormons ne comptent en effet qu'une faible
proportion d'Américains dans leurs rangs. C'est surtout en Angle-
terre, dans le pays de Galles, en Norvège, en Suède, en Danemark,
qu'ils recrutent les plus nombreux et les plus fervens prosélytes.
L'antagonisme qui sépare les disciples de Brigham Young et les
gentils de l'Amérique a ses racines dans les antipathies de races
aussi bien que dans les haines religieuses; ces différences doivent
tôt ou tard disparaître devant la force d'assimilation et de nivelle-
ment, résultat naturel des institutions démocratiques, et la princi-
DU PACIFIQUE A L ATLANTIQUE. 119
pale, sinon l'unique cause de la grandeur politique des États-Unis.
En Amérique, le mormonisme n'a jamais été pris en sérieuse con-
sidération. Les hommes d'état qui S3 sont occupés de cette question,
lorsqu'elle s'imposait à l'attention publique, l'ont toujours traitée
avec ce dédain superbe que leur inspirait le sentiment de la force
de la république. Ce petit mouvement religieux, grandement exa-
géré en Europe, ne les a jamais inquiétés; ils le regardaient avec
chagrin et pitié plutôt qu'avec colère, sachant que dans une société
fondée sur la morale chrétienne, dans un état qui s'administre au
nom de la liberté, un système religieux et politique invoquant les
principes de la polygamie et du despotisme ne pouvait pas deve-
nir dangereux. Ces hommes d'état, si prévoyans, si calmes, ne se
sont point trompés; le mormonisme s'achemine rapidement vers la
décomposition, il déploie en ce moment même une activité plus
qu'ordinaire, et ses missionnaires se multiplient. Il ne faut pas voir
dans ce redoublement d'efforts un signe de puissance, et cette secte
née d'hier n'en est pas moins fatalement vouée à une ruine proche
et certaine. Peut-être quelques milliers de fanatiques donneront-ils
au monde le spectacle d'une résistance qu'ils soutiendront jusqu'à
la mort; mais il est impossible de concevoir des doutes sur l'issue
de ce combat, prévu et nullement redouté par les Américains.
On s'occupe de construire un embranchement de Salt-Lake-City
à Ogden. Aujourd'hui, si l'on veut se rendre dans la ville des saints,
il faut prendre la diligence à un endroit appelé Taylor's-Mill, près
d'Ogden; elle conduit le voyageur par une route abominable à la
ville décrite et représentée dans tous les ouvrages récens sur le
far-west américain. Cette cité, qui doit sa fondation à Brigham, n'a
cependant rien de bien remarquable, et ne répond, selon moi, que
d'une manière très imparfaite à l'idée que l'on s'en fait générale-
ment. Les rues sont larges, bien alignées; mais elles ne sont ni
pavées, ni éclairées au gaz, et l'entretien en est encore plus mau-
vais que celui de la plupart des villes américaines. Aussi la salu-
brité publique laisse-t-elle beaucoup à désirer, et les enfans y meu-
rent-ils en grand nombre. Il n'est pas difficile d'être présenté au
père des saints, Brigham Young. L'étranger fait alors connaissance
avec un homme qui paraît ennuyé de la singulière renommée qu'on
lui a faite, et qui, après avoir débité d'un air indifférent quelques
phrases banales, adresse poliment deux ou trois questions sans au-
trement se soucier de la réponse qu'il reçoit, s'empresse enfin de
reconduire son hôte jusqu'à la porte dès qu'il manifeste la moindre
envie de le quitter. Cela s'explique, et l'on ne peut lui en vouloir.
L'homme célèbre a dû grandement souffrir dans son amour-propre
de l'avide et indiscrète curiosité des touristes; mais, d'un autre
côté, quel triste et affligeant spectacle présente dans sa personne
120 REVUE DES DEUX MONDES.
cet ancien spéculateur enrichi, ce trafiquant en religion, que des
milliers d'hommes crédules vénèrent comme l'apôtre vivant de
l'humanité! Les femmes mormonnes que j'ai eu l'ocasion de voir
ne m'ont paru se distinguer des Américaines que par leur laideur et
par le manque d'élégance dans leur toilette. D'après les voyageurs
que j'ai consultés, la beauté féminine serait ce qu'il y a de plus rare
parmi ces sectaires.
Dans les environs d'Ogden, le chemin de fer du Pacifique était,
au mois de mai dernier, en fort mauvais état. Les directeurs de la
compagnie promettaient de faire des réformes itnmédiates, et un
grand nombre d'ouvriers étaient occupés aux réparations les plus
urgentes; en attendant, le passage des ponts jetés sur les canons de
Weber et d'Echo n'était point sans péril. Beaucoup d'accidens ve-
naient d'avoir lieu sur cette section : des trains avaient déraillé,
des ponts avaient été emportés; des débris des wagons mis en
pièces, et qu'on n'avait pas même pris la peine d'enlever, signa-
laient encore le long de la route de récens désastres. Quant aux
ponts, ils avaient été rétablis ou réparés tant bien que mal; mais on
était fondé à signaler le passage d'un train arrivant sain et sauf à
Wasatch comme un événement heureux. Il faut rendre cette justice
aux directeurs de l'Union, qu'ils n'avaient point hésité à payer de
leurs personnes. L'un ou l'autre d'entre eux se trouvait presque
toujours sur la voie, et, debout sur la plate-forme d'un wagon, il
examinait attentivement l'effet du passage des trains sur le frêle
échafaudage qui servait de pont (1). Notre voyage se fit dans la
compagnie du vice-président Durant, qui haussait les épaules d'un
air impatienté loi'squ'il entendait les plaintes ou les crit'ques des
voyageurs, et qui avait toujours l'air de dire : « Je voudrais vous
voir à ma place; je suis certain que vous n'auriez pas aussi bien fait
que moi. » Certes la situation des directeurs de la compagnie n'é-
tait pas, à l'époque dont je parle, une sinécure. Leur sollicitude
n'était pas seulement mise en éveil par des dangers ou des difficul-
tés de toute sorte, ils avaient aussi à se défendre journellement
(1) Comme preuve de l'état défectueux de la voie, je rappellerai que la commission
d'examen, présidée par le général Warrcn, estimait dans son rappo/t au gouvernement
qu'il faudrait dépenser les sommes suivantes pour mettre les ponts et viaducs de la
ligne de l'Union dans des conditions satisfaisantes :
Réparations des fondations de ponts, etc 360,000 fr.
Travaux de maçonnerie -1 ,400,000
Réparations générales des ponts ■1,4:!3,50
Construction d'un nouveau pont à Dalc-Creek r)00,000
Travaux de remblai au canon d'Echo et réparations du tunnel h l'en-
trée des canons d'Echo et de Webcr 783, TôO
Total 4,477,300 fr.
DU PACIFIQUE A l' ATLANTIQUE. 121
contre une critique acerbe, malveillante, souvent de mauvaise foi,
et qui s'en prenait aussi bien à leur compétence qu'à leur probité.
On leur reprochait de n'avoir pas tenu des engagemens solennelle-
ment pris, d'avoir abusé de la confiance des actionnaires, de s'être
enrichis d'une façon déloyale, et de se moquer, en fin de compte»
du public, auquel ils étaient redevables de leur position. J'avais, en
traversant l'Amérique, fait collection d'articles de journaux qui ex-
primaient dans les termes les plus violons les reproches que l'on
adressait aux directeurs du chemin de fer. Mon intention était d'^-
tonner le lectaur français par ces intempérances de langage qui, à
cette époque, me parurent inouies et montraient l'état de la presse
aux États-Unis; mais ces citations n'offriraient plus maintenant le
même intérêt : le journalisme français a subi dans ces derniers six
mois une transformation considérable, et il a égalé, sinon dépassé
en violence celui de l'Amérique.
Entre Ogden et Wasatch, je dois mentionner la petite station
d'Echo. Avant d'y arriver, il faut passer par les Barricres du Diable
[DeviVs Gaté)^ et cet endroit était, à tort ou à raison, réputé telle-
ment dangereux, que nous étions tous impatiens d'arriver à Echo.
La distance entre Ogden et Echo n'est que d'une soixantaine de
kilomètres. Il nous fallut près de six heures pour la parcourir. Ce
retard était causé et justifié tout ensemble par les précautions à
prendre pour la traversée des nombreux ponts sur lesquels on fran-
chit les carions de Weber et d'Echo, ainsi que les Barrières du Diable.
Le torrent qui court au fond de ces gorges profondes est très ra-
pide; dans le voisinage des barrières, sa vitesse s'accroît encore.
Encaissé dans un lit étroit et tortueux, et dont la pente est de
60 pieds sur 120 mètres, entraînant parmi ses eaux d'énormes dé-
bris des rochers témoins de sa furie destructive, il se rue avec un
bruit effroyable contre les murailles de granit qui s'opposent k son
passage et qui le repoussent transformé en bouillante écume. Le
pont des Barrières du Diable traverse ce rapide à une hauteur de
60 pieds. Il n'est point remarquable par la longueur, et la construc-
tion définitive oftVira sans aucun doute toutes les garanties dési-
rables de sécurité; mais le pont provisoire sur lequel nous sommes
obligés de nous hasarder n'est point d'un aspect rassurant. Il con-
siste en un assemblage de troncs d'arbres superposés et formant une
sorte de viaduc à triple étage auquel on a prétendu donner la soli-
dité nécessaire en reliant entre elles les parties essentielles au moyen
d'épais cordages. Je compte quinze ou seize arches, dont la plus
large, calle du milieu, mesure de 35 à hO pieds de pilier à pilier.
Les pièces de bois qui entrent dans la construction de ce pont,
mises bout à bout, atteindraient, me dit-on, une longueur de /i2 ki-
lomètres (128,000 pieds anglais), et l'on n'aurait employé que six
122 REVUE DES DEUX MONDES.
jours à l'élever. Cela fait honneur sans doute à l'ingénieur qui a
dirigé les travaux, mais je ne vois pas dans ce tour de force une ga-
rantie quelconque de sécurité. Nou-s nous arrêtons à quelques mètres
du pont, que tous les passagers examinent avec une sorte de curio-
sité inquiète. Un de nos compagnons de voyage, ouvrier terrassier
de l'Union, qui paraît familier avec les usages pratiqués sur cette
section, insinue que l'on va nous faire descendre pour traverser le
pont à pied. Il n'en est rien pourtant. La locomotive a été détachée
du convoi et montée par quelques hommes, parmi lesquels je crois
distinguer le vice-président lui-même, elle a lentement franchi le
frêle échafaudage; elle rétrograde, elle s'arrête au milieu du pont
comme pour en éprouver la force de résistance, puis elle est de
nouveau attelée au tender, et bien lentement elle nous entraîne
sur le passage redouté. Les femmes ferment les yeux, les hommes
se groupent sur les plates-formes; le mugissement du torrent devient
plus lugubre et plus distinct, mais les voyageurs observent tous un
profond silence. Lorsque nous nous trouvons à peu près au milieu
du pont, un des ouvriers, assis non loin de moi, s'adresse à haute
voix à l'un de ses voisins. — « Eh bien ! dit-il avec un accent améri-
cain très prononcé, je vous parie à présent 50 dollars contre 10 que
notre traversée s'achèvera sans accident. » — Le défi n'est pas
accepté; une femme s'écrie que c'est un blasphème, que parler de
la sorte c'est tenter la Providence; les hommes sourient, et sur ces
entrefaites nous sonunes transportés sains et saufs de l'autre côté
du précipice. Les ouvriers se mirent à crier bravo! et à battre des
mains, comme si l'on venait d'accomplir une action digne d'éloge.
Non loin des Barrières du Diable est un autre endroit également
curieux et qui porte le nom de DeviVs Slide (glissade du diable).
Elle est formée par deux longues arêtes de rochers qui descendent
en lignes droites et parallèles depuis le sommet jusqu'à la base
d'une haute montagne, semblables à deux gigantesques rails de
pierre. Près de là, l'on voit V Arbre de mille 7nilles [Thousand miles
Tree), ainsi nommé parce qu'il s'élève exactement à la distance de
1,000 milles d'Omaha. Après avoir dépassé cette sorte de borne
kilométrique, on entre dans le canon d'Echo, et bientôt après on
atteint la station du même nom. Il était six heures du soir lorsque
nous y arrivâmes. Nous étions tous à bout de forces. La journée
avait été féconde en émotions : nous avions traversé le pays des
mormons, vu les villes de Corinne, de Brigham et d'Ogden, franchi
les Barrières du Diable et éprouvé dans ce'^te occasion plus de sensa-
tions que les compagnies de chemins de fer n'en réservent d'ordi-
naire à leurs voyageurs. Nous avions été incommodés par la chaleur
et la poussière non moins que par nos compagnons accidentels, les
ouvriers de l'Union, dont j'ai déjà parlé précédemment. A mesure
DU PACIFIQUE A L ATLANTIQUE. 123
que la journée s'était avancée et qu'ils se familiarisaient davantage
avec nous, ils étaient devenus de plus en plus tapageurs et désa-
gréables. Un des employés de la ligne nous informa que la voie
n'était pas libre, et que nous serions retenus à Echo pendant au
moins une heure. Nous profitâmes de cet arrêt forcé pour descendre
au bord de la rivière et y faire, en même temps que nos ablutions,
un semblant de toilette; puis nous remontâmes dans les wagons,
désertés par les ouvriers, qui s'étaient précipités dans les auberges
d'Echo, et, grâce aux provisions emportées de San-Francisco, nous
pûmes faire un repas assez satisfaisant.
Il faisait nuit lorsque nous reprîmes notre route vers Wasatch.
Une nombreuse masse d'ouvriers qui avait attendu le train à Echo
avait envahi les voitures. Dans l'impossibilité de trouver place à
l'intérieur, beaucoup des derniers arrivans s'installèrent en dehors,
sur la toiture même des wagons. La nuit était fraîche, et les gens
forcés de voyager en plein air cherchèrent dans le vvhiskey un sup-
plément de chaleur. On les entendit chanter, rire, se quereller,
marcher, courir; je suis encore étonné qu'ils n'aient pas été victimes
de leur imprudence, et que tous ces turbulens passagers soient ar-
rivés sans encombre à Wasatch.
Depuis Ogden, on avait ajouté à notre train un wagon de luxe con-
tenant des lits. Nous avions retenu des places dans celte voiture; mais
les dames californiennes en compagnie desquelles nous nous trou-
vions depuis Sacramento, inquiétées par le vacarme des ouvriers de
l'Union, ne voulurent point se séparer les unes des autres, et il fut
décidé que nous passerions la nuit dans le compartiment ordinaire,
où nous pouvions rester tous ensemble. Le chemin entre Echo et
Wasatch était en mauvais état; nous continuâmes toutefois d'avan-
cer tant bien cpe mal. Vers dix heures du soir, la marche du train
devint de plus en plus irrégulière : nous allions tantôt vite, tantôt
lentement, la locomotive sifflait à chaque instant; les conducteurs
et serre-freins ne cessaient de traverser les wagons pour donner et
exécuter des ordres. Soudain le convoi s'arrêta. Je mis la tête à la
portière; il faisait nuit noire, et je ne vis rien. Je me rendis sur la
plate-forme pour puiser un renseignement à ma source ordinaire,
auprès du serre-frein. A mes cjuestions, il répondit brièvement et
d'un air très affairé que nous étions arrivés au Z de Wasatch. Je ne
compris pas; mais je vis que le moment était mal choisi pour entrer
en conversation avec l'employé, et je me tournai vers un ouvrier
placé à côté de moi, qui, en homme au courant de ce qu'il dit, me
fournit les explications qu'on va lire.
La station de Wasatch est située sm' un plateau élevé. La ligne
définitive qui doit y conduire n'est pas encore terminée, et ne le
sera que dans quelques mois. Pour ne pas interrompre le trajet di-
12^ KEVUE DES DEUX MONDES.
rect, on a construit une ligne provisoire où les courbes nécessaires
à la voie future sont remplacées par des angles, et qui, de sa forme
brisée, ressemblant à la dernière lettre de l'alphabet, a pris le
nom de Z. La façon de circuler sur cette voie en zigzag est ingé-
nieuse et, autant que je sache, inusitée autre part qu'en Amérique.
Les deux lignes parallèles, le sommet et la base du Z, dépassent la
diagonale qui les unit de quelques centaines de mètres; la diago-
nale, en vue des manœuvres à faire et que j'expliquerai tout à
l'heure, s'étend également à une certaine distance au-delà du point
de contact avec la base et le sommet. Supposé le train dans la si-
tuation où nous étions, c'est-à-dire au pied de la montagne; il lui
faudrait accomplir les manœuvres suivantes pour arriver au som-
met : la locomotive dépasse le point où la diagonale atteint la ligne
de base et s'avance jusqu'à celui où la dernière voiture du train est
placée en face de ce même point; un mouvement d'aiguille fait
passer le train, la dernière voiture en tête, sur le tracé de la dia-
gonale; la vapeur est alors renversée, et la locomotive, en recu-
lant, pousse le train sur la seconde branche du Z. Au bout de cette
branche, on répète la même manœuvre en sens contraire, c'est-
à-dire le train s'arrête lorsque la locomotive se trouve au point de
jonction entre la diagonale et le sommet, et un nouveau mouvement
d'aiguille place la locomotive sur le plan de cette dernière ligne,
au bout de laquelle est la station de Wasatch. En théorie, cela est
fort simple. Pour parcourir à l'aide d'une seule locomotive une voie
ainsi brisée, il faut que la machine exécute trois manœuvres con-
sécutives : qu'elle marche en avant jusqu'au sommet du premier
angle, qu'elle remonte la seconde ligne en reculant, et qu'elle re-
prenne sa position ordinaire pour suivre la troisième. Ahn d'appré-
cier les difficultés qui s'opposaient à l'exécution pratique de ce pro-
blème, il faut se souvenir que la voie ferrée ne traversait pas une
plaine; il s'agissait au contraire d'arriver, par une succession de
rampes très raides, jusqu'au sommet du plateau.
Nous venions, non sans peine, de parcourir la première ligne du
zigzag, base du Z, et il fallait pousser le train vers la ligue du
sommet. La première tentative fut tout à fait infructueuse : au mi-
lieu du chemin, la locomotive s'arrêta impuissante. Tous les freins
furent serrés pour empêcher les wagons de redescendre la pente ra-
pide, et il y eut, autant que les voyageurs pouvaient en juger, une
espèce de consultation entre le mécanicien et ses aides. Nous re-
vînmes lentement jusqu'au point de départ. La locomotive ayant
condensé une forte quantité de vapeur, nous tentâmes une seconde
fois l'ascension. Nous partîmes grand train, nous franchîmes le point
où nous avions fait halte; mais bientôt notre marche se ralentit de
plus en plus, et à une faible distance du sommet la locomotive s'ar-
DU PACIFIQUE A L* ATLANTIQUE. 125
rêta de nouveau épuisée. La même manœuvre fut répétée jusqu'à
cinq fois. Nous ne savions plus que penser de ce va-et-vient con-
tinuel qui avait absorbé déjà une bonne partie de la nuit. Nous pen-
sions qu'on attendrait le jour, et que pour alléger le train on nous
ferait monter la côle à pied; mais le mécanicien, ne perdant pas
courage, fit un effort d.'sespéré. Chauffant la machine, comme s'il
s'agissait d'une gageure, bien au-delà du degré recommandé par la
prudence et l'usage, prenant son élan de l'exlrémité de la ligne, il
parvint enfin à nous conduire jusqu'au sommet. La troisième et der-
nière branche du formidable Z n'offrait pas les mêmes obstacles, et
vers deux heures du matin nous étions arrivés à Wasatch.
Malgré les fatigues de la journée, nous n'avions pu fermer les
yeux ; ce fut à notre grande satisfaction que nous entendîmes le
chef du train donner à haute voix l'avis qu'on ne se remettrait en
route qu'à cinq heures et demie, et qu'il y avait des lits à l'auberge
de la station. 11 ajouta que ceux d'entre nous qui préféraient rester
en wagon ne seraient pas dérangés avant cinq heures, moment de
l'ouverture des bureaux pour la délivrance des billets de Wasatch à
Omaha, et pour l'enregistrement des bagages. La nuit était noire, et
le temps s'était refroidi. Nous nous trouvions sur un plateau d'une
élévation considérable. Ln vent glacial nous fouetta le visage lorsque
nous sortîmes de voiture. Les deux côtés de la voie étaient bordées
de maisons isolées les unes des autres, et dont la position ne nous
était indiquée que parles lumières qui y brillaient. Nous avions pré-
sente à la mémoire la détestable réputation des gens de Wasatch,
qui rivalisaient avec ceux de Corinne de débauche, de violence et
d3 crimes. Toutes ces maisons que nous n'apercevions que d'une
manière confuse devaient être des tripots et des cabarets. Nos com-
pagnons de voyage, les ouvriers de l'Union, représentaient la mau-
vaise compagnie qui les fréquentait. Nous n'avions nulle envie de
passer la nuit avec leurs semblables dans des ma'sons isolées, pla-
cées en dehors de toute surveillance, et nous préférâmes nous ac-
commoder du peu de bien-être que nous trouv'ons dans les wagons.
Cependant il s ^mblait écrit que nous n'aurions cette nuit-là au-
cun repos. A peine installés dans les lits improvisés sur les ban-
quettes, nous reçûmis une forte secousse; le train s'était mis en
marche. Au bout de quelques minutes, il s'arrêta, puis il revint sur
ses pas; il s'ébranla de nouveau, et cette manœuvre se répéta jus-
qu'au jour à de courts intervalles. Les emp'oyés, harassés de fa-
tigue et de fort mauvaise humeur, ne pouvaient ou ne voulaient
donner l'explication de cet incessant va-et-vient. Le lendemain, nous
apprîmes (et je ne doute pas que ce ne fût la véritable raison) que
l'on était resté en mouvement pendant toute la nuit par crainte
126 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une alerte de la part des ouvriers cantonnés à Wasatch. Ces gens
avaient en effet, cinq ou six jours auparavant, tenté un coup de main
dont le résultat leur avait été tellement favorable qu'il ne fallait pas
grande imagination pour en appréhender le renouvellement. Cet
acte de violence nous fut communiqué dans tous ses détails. Un
grand nombre d'ouvriers avaient eu à se plaindre de la manière
dont leurs comptes étaient réglés par les agens et les entrepreneurs
de l'Union; on les payait irrégulièrement, et à l'époque dont je parle
de fortes sommes leur étaient dues. A Piedemont, à 38 milles de
Wasatch, le mécontentement avait éclaté ouvertement. Les ouvriers,
ayant appris le passage du vice-président Durant, avaient détaché
du train la voiture dans laquelle il voyageait, et après l'avoir en-
touré et fait en qualque sorte prisonnier, ils lui avaient nettement
signifié qu'ils lui joueraient un vilain tour, s'il ne se mettait sans
retard en mesure de régler leurs comptes, M. Durant, sachant à
qui il avait affaire, avait rédigé une dépêche demandant un envoi
immédiat d'argent. L'employé du télégraphe chargé de transmettre
la dépêche avait été averti que s'il expédiait un télégramme requé-
rant le secours de la force armée ou dénonçant de façon ou d'autre
la conduite des ouvriers, on l'entraînerait dans la montagne pour le
fusiller ou pour le pendre. Heureusement pour l'employé et pour le
président, on n'avait pas perdu un moment pour envoyer une forte
somme d'argent à Piedemont, et les ouvriers, leurs comptes réglés,
n'avaient plus mis d'obstacles au départ de M. Durant. Ce fait n'é-
tait pas volontiers avoué par les directeurs de l'Union; il n'est pas
permis de douter cependant qu'il ait eu lieu tel que je viens de l'ex-
poser, n me fut raconté par plusieurs ouvriers, et j'en trouvai plus
tard la confirmation dans différens comptes-rendus de récens voyages
sur le chemin du Pacifique.
On prétendait, à tort ou à raison, que les ouvriers de Wasatch,
aussi mal payés que ceux de Piedemont, ne cherchaient qu'une oc-
casion de s'emparer de la personne d'un des directeurs de l'Union,
et comme nous faisions route en compagnie du président Durant,
cette circonstance devint pour nous l'explication la plus plausible
des manœuvres qui nous avaient incommodés jusqu'à la pointe du
jour. Quoi qu'il en soit, les ouvriers se tinrent tranquilles; on nous
fit changer de voitures, et on nous prévint qu'il fallait s'occuper de
nos billets et de l'inscription de nos bagages pour Omaha. Nous
essuyâmes en cette occasion les mêmes tribulations qu'à Promon-
tory. Nos malles et nos effets étaient jetés pêle-mêle à côté de la
voie, ce ne fut pas sans peine que chacun de nous parvint à réunir
les élémens épars de sa propriété.
La route à l'orient de Wasatch est horriblement triste. On tra-
DU PACIFIQUE A l' ATLANTIQUE. 127
verse le pays des Eaox-Amères [Bitlcr Creek Country), et durant
des heures qui nous parurçnt bien longues on n'aperçoit pas un
arbre, une touffe d'herbe; nulle trace de vie animale ou végétale.
Dans le lointain, je distinguai des rochers de forme bizarre; ils s'é-
lèvent isolés au milieu d'une vaste plaine de sable, et sans leurs di-
mensions énormes on les prendrait pour les ruines de quelque an-
cien château-fort ou pour les débris d'une statue colossale. On les
nomme les Momimcns des dieux, et les légendes indiennes en at-
tribuent l'origine aux géans qui peuplaient ces régions avant l'ap-
parition de l'homme.
Nous suivons l'ancienne route des émigrans; les ossemens blan-
chis des buffles, des chevaux, des antilopes, en marquent les jalons.
Çà et là un tumulus surmonté d'une croix sert de tombe à quelque
pauvre émigrant que les Indiens ou les accablantes fatigues de la
route doivent avoir tué. Sur un de ces tombeaux, tout près de la
voie, mais loin de toute habitation humaine, je distingue un ruban
ou un chiffon noir autour de la croix. Cette lugubre décoration de la
mort dans un pays où il n'y a pas de fleurs fait penser au malheu-
reux survivant qui a laissé là un être qui lui était cher. Lorsqu'on
songe aux angoisses d'une maladie mortelle sur cette terre inhospi-
talière, à l'absence ou à l'inefficacité des secours, on se représente
le sombre désespoir du moribond et de ses compagnons d'infor-
tune, et l'on est comme soulagé par la pensée que, grâce aux nou-
veaux moyens de communication, de pareilles scènes ne pourront
plus se renouveler.
Les stations d'Evanston, d'Aspen, Piedemont, Bridger, Carter,
Church-Butts et Bryan défilent successivement sous nos yeux. Cha-
cune d'elles offre le même ramas de misérables cabanes où l'on vend
des œufs, du jambon et du vvhiskey, les mêmes groupes d'hommes
à l'air froid et déterminé. Dans quelques années, tout cela sans
doute sera considérablement changé, quoique les villes et bourgs
du pays des Eaux-Amères ne soient point, par suite du caractère
stérile de la contrée, appelés probablement à acquérir une grande
importance. On fait dès à présent dans quelques-unes de ces sta-
tions, notamment à Carter et à Bryan, un commerce assez lucratif
avec les mines du pays des Eaux-Douces {Street -Water mining
Distriets), qui se trouve au nord de celui des Eaux-Amères.
Nous traversons un grand nombre de ponts jetés sur des rivières
et criques tributaires de la grande Rivière-Verte [Green-River). Le
plus considérable de ces ouvrages provisoires est celui sur lequel
on passe la Rivière-Verte même, à 119 milles de Wasatch. C'est un
pont très long, d'une construction semblable à celle du pont des
Barrières du Diable et d'une solidité tout aussi problématique. Ce-
128 REVUE DES DEUX MOXDES.
pendant nous franchissons tous ces endroits, réputés dangereux,
sans aucun accident, et, puisque chaque jour apporte des améliora-
tions nouvelles, il paraît certain que dans peu de temps on circulera
en toute sécurité sur cette partie de la ligne. La station de Green-
River n'est pas sans importance. Une population nombreuse d'ou-
vriers y avait élu son quartier-général durant les travaux du chemin
de fer; elle est partie à présent, et les maisons neuves, abandonnées
et tombant déjà en ruines, donnent un aspect de décrépitude à cette
ville née d'hier; on rencontre d'ailleurs tout le long de la voie de
semblables campemens aujourd'hui déserts. Les propriétaires et
constructeurs de l'éphémère cité avaient emporté avec eux les portes
et fenêtres de laurs demeures de quelques mois pour utiliser ces
matériaux dans l'édification d'une nouvelle ville. Les murailles des
habitations étaient encore debout, et ces ruines d'un nouveau genre
avaient un caractèi'e particulièrement triste, en harmonie du reste
avec le sauvage pays des Eaux-Amères.
Avant la tombée du jour, nous arrivâmes au pied des Montagnes-
Rocheuses; mais la nuit était venue lorsque nous traversâmes le
sommet, situé entre les stations de Creston et de Séparation, à une
altitude de 7,700 jneds. Le chemin de fer n'a eu du reste en cet
endroit aucune c'ilïiculté extraordinaire à vaincre. A la station de
Ravvlings, nous eûmes un souper convenable, et qui nous parut ex-
quis en le comparant aux maigres repas dont, depuis Truckee, nous
avions été forcés dj nous contenter. Le lendemain matin, à la pointe
du jour, après avoir passé devant un grand nombre de stations qui
n'existent pour ainsi dire que de nom, nous nous arrêtâmes à Lara-
mie, un des principaux entrepôts de cette ligne. Laramie est à
572 milles d'Omaha et à 391 milles de Wasatch. C'est une petite
cité d'une certiina importance, et qui finira par concentrer dans ses
murs le peu de connnerce qui se fait à l'ouest de Gheyenne. La com-
pagnie de l'Union y a construit des ateliers; la main d'oeuvre y est
ïbrt chère, on n'y travaille qu'à la plus urgente besogne, telle que
la réparation des locomotives et wagons détériorés entre Omaha et
AVasatch.
Sur le pbteau de Laramie, de môme que sur les hauteurs des
Montagnes-Rocheuses et des Collines-JNoires {Ultick-IIilLs), l'Union a
établi des abris coûteux pour protéger la voie contre les neiges qui
durant l'hiver tombent en abondance. Ces paraneiges n>^- ressem-
blent point aux remarquables constructions élevées dans la traver-
sée de la Sierra-Nevada. La voie de l'Union n'est pas en cet endroit
encaissée comme celle de la compagnie centrale. La plus grande
partie du paicouis se fait à travers une plaine plus ou moins élevée.
On n'avait point à se garantir contre les éboulemens ni contre les
DU PACIFIQUE A l' ATLANTIQUE. 129
avalanches. Ce qu'il y avait h, craindre, c'étaient les vents qui ba-
laient sans cesse ces plaines immenses, et qui, chassant la neige
devant eux, menaçaient d'en obstruer la voie ferrée. Pour parer à ce
danger, on a, sur un long espace de terrain et partout où il a sem-
blé nécessaire, bâti de chaque côté de la voie une double rangée de
palissades qui ont de 3 pieds 1/2 à 5 pieds de hauteur. Quelques-
unes sont en bois, mais la plupart du temps on s'est servi de pierres
pour les construire. Elles suivent un tracé parallèle à la voie à une
distance d'environ 30 pieds, avec un intervalle d'égale étendue en-
tre la première et la seconde rangée. Tout porte à croire que ces
ouvrages ne seront pas d'une protection suffisante. Au dire de quel-
ques hommes du métier, ces palissades, pour être efficaces, de-
vraient avoir une élévation de 12 pieds; mais les frais de construc-
tion de quatre murailles (deux de chaque côté de la ligne), sur un
parcours d'au moins 50 kilomètres, sont tellement considérables,
que la compagnie de l'Union n'a pas encore pris à cet égard de ré-
solution définitive. De même que pour les ponts entre Promontory
et Wasatch et dans le pays des Eaux-Amères, elle s'est bornée, pour
ces abris-neige, à élever des remparts provisoires. La commission
d'examen évalue à 500,000 francs la dépense nécessaire pour pro-
téger la voie contre l'invasion des neiges. Cette somme toutefois
paraît encore insuffisante en présence des travaux à exécuter. En
Amérique, on ne se préoccupe guère de l'avenir : pourvu que dans
le présent tout aille bien ou à peu près, on se déclare volontiers
satisfait. Chacun pour soi, c'est la devise régnante. La génération
actuelle n'a qu'à se préoccuper de ses besoins réels, les générations
futures ne seront pas plus embarrassées que celle d'aujourd'hui pour
exécuter ce qui sera indispensable à leurs intérêts, à leur sécurité et
à leur bien-être. Le non-souci de l'avenir et de la postérité permet
de faire beaucoup pour le présent.
Après avoir quitté Laramie, on franchit à Sherman le plateau des
Collines-Noires et le point culminant de la ligne du Pacifique. Avant
d'arriver là, le pays, si monotone, devient un peu plus accident'^;
mais les difficultés à surmonter ne sont pas graves, et ne peuvent
nullement être comparées à celles que les compagnies ont rencon-
trées dans les montagnes de ^A'asatch et dans la Sierra-Nevada.
Sherman, à 5/i9 milles d' Omaha et kili milles de Wasatch, à une
altitude de 8,/i24 pieds au-dessus du niveau de la mer, est actuel-
lement la plus haute station de chemin de fer du monde entier. A ce
titre seul, elle mérite d'être mentionnée. Il y a un restaurant, quel-
ques bazars et des débits de whiskey. A l'entrée de la station, je
remarquai un énorme amas de bouteilles tout à fait en disproportion
avec l'exiguïté de l'endroit où elles devaient avoir été vidées; mais
TOME LXXXVI. — IS'ïO. 9
130 REVUE DES DEUX MO?s^DES.
j'appris d'un ouvrier que Sherman avait été l'une des stations où, à
l'époque de l'établissement de la voie, avait eu lieu la plus forte
consommation d'eau-de-vie, et que probablement cette habitude
avait été conservée par les résidens actuels. Je vis aussi proche de
la station un magasin de modes; je suis encore à me demander
quelle clientèle peut achalander une si délicate industrie sur le som-
met des Montagnes-Rocheuses.
La partie comprise entre "Wasatch et Sherman est, je le répète,
fort mauvaise; il y a des passages très défectueux, périlleux même,
et, malgré toutes les précautions que l'on prend, il y arrive encore
beaucoup d'accidens. La commission officielle a parfaitement signalé
ces défauts, et la compagnie de l'Union sera obligée d'y remédier
avant d'avoir droit à la subvention de l'état (1). A partir de Sherman
et de là jusqu'à Omaha, les travaux de la ligne laissent peu de chose
(1) Voici la liste complète des travaux exigés de cette compagnie par la commission
d'examen :
Section d'Evanston à Clay-Bluffs 78,000 doll.
Secticn de Black-Fork à Rock-Creek 200,000
Élargissement de la voie anx endroits indiqués 224,l!09
Travaux à Bitier-Crcek 24,000
Achat de 450,000 traverses en bois neuf destinées à remplacer
les traverses provisoires 450,000
Réparations générales sur la ligne entière (d'après les devis). . 970,060
Fondations de ponts à reprendre en sous-œuvre 72,000
Réparations de ponts 567,310
Travaux à Dalc-Creck. 100,000
Travaux à Mary-Creek et à Bittcr-Creek 100.000
Réparations dans la section d'Omaha à Elkhorn 245,000
— entre Omaha et North-Piatte 48,000
— entre xNortli-Platte et Muddy 203,200
— à Muddy 31,050
— entre Omaha et Muddy 270,000
Achat de G8 locomotives neuves à 14,000 dollars chaque . . . 952,000
Réparations d'anciennes locomotives 207,000
Achat de 08 wagons neufs pour passagers 408,000
— de 33 wagons de marchandises à 3,800 dollars chaque. . 125,000
— de 480 wagons de marchandises à 900 dollars chaque. . 43'2,000
Construction de 70 hangars à 4,000 dollars chaque 280,000
— d'ateliers à Cheyenne, à Bryan, à \^'est-End Road
et à Omaha 433,000
Travaux pour approvisionnement d'eau 40,000
Travaux dans les gares. . 40,000
Abris-neige 100,000
Travaux de remblai au calïon d'Echo 140,750
Travaux de remblai à celui de Weber 10,000
Total 0,771,310 doll.
Ou, à 5 fr. le dollar, 33,850,550 fr.
DU PACIFIQUE A l' ATLANTIQUE. 131
à désirer. La descente est en pente douce, presque insensible, et le
terrain est des meilleurs pour la construction d'un chemin de fer.
On voyage avec rapidité, les tem.ps d'arrêt sont réguliers; enfin,
bien qu'on soit encore éloigné des grands centres de l'Atlantique,
on se sent au milieu de la civilisation, et l'on perd ce sentiment
d'isolement dont on a peine à se défendre pendant la première partie
du voyage.
A une trentaine de milles de Slierman se trouve Cheyenne. C'est,
après Omaha, la ville la plus considérable de la ligne de l'Union.
Elle compte 3 ou A, 000 habitans; elle a un théâtre, une église, plu-
sieurs hôtels, et elle fait un commerce assez lucratif avec Denver,
avec la Cité des plaines et avec le Nouveau-Mexique. La première
de ces deux villes sera prochainement reliée à Cheyenne par un em-
branchement; la distance entre elles n'est que de 120 milles, et l'on
dit qu'une compagnie anonyme a offert à l'Union de compléter la
ligne entière pour 2 millions de dollars. Il se publie trois journaux à
Cheyenne. A les lire, on croirait que cette petite ville n'est pas moins
importante que Chicago ou San-Francisco. Sa position géographique
ne lui permet pourtant pas d'avoir de grandes prétentions : située
à mi-chemin entre Omaha et Ogden, sur la limite des prairies et
des Montagnes-Rocheuses, elle est comme le point central d'une im-
mense solitude qui ne pourra se peupler que fort lentement. Parmi
les habitans de Cheyenne, on trouve un grand nombre de téméraires
aventuriers qui n'attendent qu'une occasion pour aller au sud ou
au nord, d'hommes qui n'ont peur de rien, qui sont bons à tout,
detraqueurs qui parlent d'un combat avec les Indiens comme d'une
partie de chasse, et qui sont à chaque instant prêts à s'embarquer
dans les entreprises les plus hasardeuses, au demeurant des hoînmes
extraordinaires qu'on ne peut s'empêcher d'admirer sous beaucoup
de rapports, quoique leur commerce soit très désagréable sous d'au-
tres, et dont l'existence entière n'est qu'une suite à peine interrom-
pue d'étranges aventures. En quittant Cheyenne, on leur dit adieu.
A Omaha déjà, quoique ce soit encore une ville dans Tenfance, tout
est déjà mieux posé, plus établi.
Entre 'Wasatch et Cheyenne, sur un parcours de 500 milles, on a
trouvé du charbon partout où l'on en a cherché, et ceia à une assez
faible distance du chemin de l'Union. Les principales mines sont si-
tuées près d'Echo, à Evanston, à Rocks-Springs, à Point of Rocks,
à Black -Butts, à Rawlings-Springs, à Carbon et aux environs de
Cheyenne. On a découvert au-ssi du fer et d'autres minéraux, et,
malgré la cherté de la main d'œuvre (la journée d'un min -ur se
paie, suivant les localités, de 20 à 60 fr.), ces mines offrent d'in-
contestables avantages à la compagnie de l'Union.
132 REVUE DES DEUX MONDES.
La distance entre Cheyenne et Omaha est de 516 milles. Sur ce
long parcom's, le paysage est presque toujours dépourvu d'intérêt :
on traverse une plaine qui s'étend dans sa triste et aride monotonie
à perte de vue d'un côté et de l'autre de la voie. On aperçoit des
troupes d'antilopes, ainsi qu'une quantité innombrable de chiens des
prairies; mais ces rencontres intéressent peu, et l'on passe le temps
à lire, à fumer, à causer ou à dormir. Nous allons vite pour rattraper
les heures perdues entre Wasatch et Cheyenne, et nous notons à
peine les noms des nombreuses stations où le train fait halte. Peu à
peu, le paysage perd de son uniformité : nous longeons la grande
rivière Platte, et l'herbe jaunâtre des prairies prend sensiblement
des tons plus vigoureux et plus gais. Çà et là, mais h de très grandes
distances, se montrent quelques fermes, et deux ou trois heures
de marche nous transportent enfin dans les terres fertiles et culti-
vées de l'état de Nebraska. Les bâtimens d'exploitation agricole
deviennent moins rares; bientôt des hameaux, des villages appa-
raissent de plus en plus rapprochés; les hommes qui se tiennent
aux stations ont une tout autre physionomie que ceux que nous
avons laissés à Cheyenne, à Laramie, à Wasatch, à Promontory. Ce
sont des fermiers, des cultivateurs, des pères de famille, qui sem-
blent jouir d'une certaine aisance. L'expression de contentement et
de bien-èfre que je lis sur beaucoup de figures me frappe vive-
ment. Je crois saluer dans ces nouveau-venus des compatriotes,
des fils déshérités de la vieille Europe, de braves travailleurs que
la misère a chassés du pays natal, qui ont repris dans le Nebraska
leur dur métier de laboureurs, et dont le succès a enfin couronné
les patiens efforts dans leur patrie adoptive. Voilà certes des gens
qui ont bien gagné leur bonheur.
Les dernières stations, Fremont, Yalley, Elkhorn, Papillion, se
succèdent rapidement; un agent de V Express-Compauy nous dé-
barrasse de nos bagages et nous délivre des billets d'omnibus pour
le meilleur hôtel d'Oniaha, et à onze heures du matin nous sortons
définitivement des voitures du chemin de fer du Pacifique, dans
lesquelles nous avons accompli en l'espace de cent vingt-quatre
heures consécutives une traversée de 1,772 milles. Les dames cali-
forniennes qui, depuis Sacramento, avaient voyagé avec nous, nous
quittèrent à Omaha pour se diriger vers le sud, les unes à Saint-
Louis, les autres à la Nouvelle-Orléans. Il me semblait, après six
jours passés en leur société, perdre en elles d'anciennes amies, et ce
fut avec de sincères regrets que je leur adressai mes adieux. Il est
impossible, je crois, si je consulte ma propre expérience, de trou-
ver des compagnons de voyage plus aimables que les jeunes femmes
américaines. Pour ma part, je n'en souhaite pas d'autres; si elles
DU PACIFIQUE A l' ATLANTIQUE. 133
acceptent, comme leur étant dus, les légers services qu'un homme
bien élevé est toujours heureux de rendre aux femmes, elles n'ont
point ces exigences affectées qui à la longue deviennent si fati-
gantes. Notre voyage depuis Sacramento jusqu'cà Omaha n'avait
en rien ressemblé à un voyage d'aventures ; nous n'avions couru
aucun danger réel ni souffert aucun accident , nous n'avions pas eu
d'excessives fatigues à endurer. Cepemdant, en fin de compte, nous
avions été en proie à bien des petites misères, et le trajet, on peut le
dire, n'avait pas été fort agréable. Nous étions couverts de poussière-
notre peau était séchée par le vent des prairies et brûlée par le so;
leil; nous avions été assez mal nourris et encore plus mal couchés;
la mauvaise humeur aurait été excusable même chez des hommes
endurcis, et la souriante gracieuseté que nos charmantes compagnes
conservèrent jusqu'à la fin était assurément digne d'éloges. « Le
meilleur n'est pas trop bon pour moi, me disait l'une d'elles, mais
je ne demande pas mieux que le meilleur. » C'était de la bonne phi-
losophie pratique après un voyage de six jours où ce incilleur dont
on se contentait se résumait en un méchant lit, un mauvais repas,
et en l'absence du plus ordinaire bien-être.
IX.
Omaha (dans le Nebraska) et Gouncil-Bluffs (dans l'Iowa), situées
l'une en face de l'autre, sur la rive droite et la rive gauche du Mis-
souri, appartiennent à ces villes du Nouveau-Monde dont la crois-
sanceTaplde, la prospérité extraordinaire font l'orgueil des Améri-
cains et l'étonnement des étrangers.
Omaha sert de tête de ligne au chemin du Pacifique ; elle doit son
importance à ce chemin de fer, elle est née et elle a grandi avec lui.
La compagnie de l'Union y possède de vastes ateliers, où l'on con-
struit des wagons et des locomotives qui, sous le rapport de la soli-
dité et même de la perfection du travail, ne laissent rien à désirer. La
ville, bâtie sur un plan grandiose, compte aujourd'hui 16,000 habi-
tans. Les rues sont larges et droites, et parmi les maisons d'habi-
tation qui les bordent on en remarque de magnifiques qui feraient
honneur aux plus grandes cités des États-Unis. Omaha fournit à
tous les besoins des cultivateurs et émigrans de l'ouest; elle res-
semble à un vaste bazar où l'on s'approvisionne de marchandises et
d'articles de toute espèce. La ville est assez spacieuse pour contenir
dès aujourd'hui une population double de celle qui l'occupe. Aussi
les rues offrent-elles au premier aspect peu d'animation. Toutefois,
en observant la façon de vivre des habitans, on est frappé de leur
134 REVUE DES DEUX MONDES.
aisance et de leur luxe. Tous, jusqu'aux individus chargés du labeur
le plus ingrat, sont bien et comfortablement vêtus; je ne rencontrai
pas de mendiant, ni rien qui rappelât l'indigence, si fréquente dans
nos cités; les chevaux attelés aux omnibus, aux charrettes même,
avaient une superbe apparence, et les voilures à quatre chevaux
étaient au moins aussi nombreuses que celles à deux. Tout semblait
dire : Ici l'on ne regarde pas à la dépense parce qu'on a le moyen
de gagner tout ce qu'on veut dépenser.
Il est impossible de s'arrêter à Omaha, après avoir traversé les
immenses plaines de l'ouest, sans s'étonner que l'émigration ne
prenne pas des proportions plus vastes qu'elle n'a fait jusqu'à pré-
sent. Si les philanthropes s'avisent jamais d'examiner cette question
d'une manière sérieuse, ils y trouveront probablement la solution
la plus simple et en même temps la plus honorable du problème de
la misère sociale, problème que les palliatifs auxquels on a eu re-
cours n'ont fait qu'ajourner. Au lieu de dépenser des millions à éle-
ver dans les capitales de l'Europe des cités ouvrières où le pauvre
meurt d? faim et de froid , si on consacrait cet argent à faciliter
l'établissement de paysans et d'ouvriers dans le /<7r-?Y'r«^ des Etats-
Unis, on ferait à la fois du bien à l'Europe en la débarrassant des
nécessiteux dont elle est impuissante à soulager les maux, et du
bien à l'Amérique, dont la richesse et la puissance se sont toujours
accrues en raison directe du chiffre de sa population; mais des mo-
tifs d'étroite politique et de vanité nationale mettent des barrières
presque insurmontables à l'exécution d'un plan si humain. Il con-
vient mieux aux gouvernans de laisser les misérables se débattre
dans leur impuissance que d'ajouter à la grandeur de l'Amérique,
et il est plus flatteur pour l'amour-propre des nations ou des par-
ticuliers de fonder avec éclat des hospices en Europe que de semer
obscurément des bienfaits au fond du nouveau continent. Et pour-
tant quelle admirable mission pour un Peabody du présent ou de l'a-
venir que de marcher vers un but qui lui permettrait de dire un
jour : « Il y avait à Londres ou à Paris des milliers de créatures hu-
maines qui demandaient à un salaire insuffisant, au vol même ou au
crime, les moyens de soutenir leur problématique existence; j'ai
sauvé autant que j'ai pu de ces malheureux, ils vivent en paix, con-
tens et libres dans les plaines de l'Amérique, et ils forment au sein
de la grande république un nouvel état dent je suis le fondateur. »
Avec de l'argent et de la bonne volonté, il ne serait pas difficile de
faire réussir une semblable entreprise. Peut-être est-elle trop
simple, et cette raison suffit sans doute pour qu'elle n'ait pas de
longtemps la moindre chance de succès.
Council-Bluffs fut, en ISàQ, créée par les mormons, qui venaient
DU PACIFIQUE A l' ATLANTIQUE. 135
d'être chassés de l'Illinois. Ils n'y restèrent que le temps nécessaire
pour jeter les fondemens d'une colonie, et, obligés encore de fuir
devant la persécution dont ils étaient l'objet, ils passèrent le Mis-
souri, et ne s'arrêtèrent que dans la grande plaine du Lac-Salé.
La ville naissante retomba après leur départ dans un oubli pres-
que complet, dont elle ne fut tirée que par le vote de l'acte du
congrès qui décrétait la création de la ligne du Pacifique. Depuis
cette époque, elle est devenue un centre de communications, et, bien
qu'elle n'ait encore que 16,000 cames, elle s'accroît d'année en an-
née d'une manière si sûre et si rapide, que sa prospérité justifie
jusqu'à un certain point le patriotisme de clocher de ses habitans,
qui appellent Chicago l'ancien et Council-Bluïï"s le nouveau centre
des chemins de fer du nord- ouest. En effet, le Chicago et ÎNord-
Ouest, le Council-Bluffs et Sioux-City, le Chicago et Rock-Lsland, le
Burlington et Missouri, le Centre américain, le Saint-Louis, le Chilli-
coLhe et Council-Blufts, enfin l'Union du Pacifique, en tout huit voies
ferrées distinctes, aboutissent déjà ou aboutiront sous peu à Coun-
cil-Bluffs. En vue de ses progrès futurs, la compagnie de l'Union a
acheté, dit-on, de vastes terrains dans l'enceinte et dans la banlieue
de la cité , qui présente aujourd'hui le même aspect que Chicago
avait en 18/i0. Le chemin du Pacifique, qui s'arrête en ce moment
à Omaha, sera conduit jusqu'à Council-Bluffs aussitôt que le pont
jeté sur le Missouri sera terminé. En attendant, on traverse le fleuve
sur de grands bateaux à vapeur.
Avant de quitter la ligne du Pacifique et de poursuivre le récit de
mon voyage jusqu'à New-York, il me reste à dii-fe quelques mots de
la valeur commerciale de la grande entreprise que les Américains
viennent d'accomplir. Une expérience de quelques années pourra
seule décider si, au point de vue purement commercial, la ligne
du Pacifique est une bonne ou une mauvaise affaire. Les apolo-
gistes de l'œuvre énumèrent complaisamment l'interminable liste
de marchandises qui, dans le courant de l'année, s'échangeront
entre les villes du Pacifique et celles de l'Atlantique; s' appuyant
sur ce fait, reconnu par les économistes, que les voies de communi-
cation créent ou développent rapidement l'industrie sur leur pas-
sage, en même temps qu'elles favorisent le peuplement des contrées
désertes, ils calculent à l'avance sur un mouvement de passagers
tellement considérable qu'à lui seul il suffirait à défrayer l'intérêt
du capital employé dans la construction de la ligne. De leur côté,
les adversaires du chemin du Pacifique insistent avec force, et non
sans d'excellentes raisons, sur ce fait, que la ligne parcourt, dans la
plus grande étendue, des déserts où la nature elle-même s'oppose à
l'accroissement rapide et considérable de la population. Ils admet-
136 REVUE DES DEUX MONDES.
tent que des états puissans et prospères pourront, avec le temps,
se grouper dans les environs d'Omaha, autour du Lac-Salé et à une
certaine distance de San-Francisco et de Sacramento; mais l'im-
mense bassin de l'Amérique du Nord entre la Sierra-Nevada et les
montagnes de Wasatch, l'ingrate région des Eaux-Amères, et la
majeure partie du plateau qui s'étend depuis les Collines-Noires
jusqu'au Missouri, tous ces vastes espaces sont condamnés, selon
eux, à une perpétuelle stérilité, — partant à une solitude à peu près
complète. Ils prétendent de plus, en thèse générale, qu'une ligne
de l'étendue de celle du Pacifique, pour être suffisamment alimen-
tée, doit desservir des districts populeux, et, tout en accordant le
degré de richesse et de puissance des lieux de départ et d'arrivée,
ils inclinent à croire que la compagnie, après avoir enrichi ses di-
recteurs, finira par tomber en faillite. Quoi qu'il en soit, il est bon
de faire observer à ce sujet que les actions de la ligne jouiront,
pendant un grand nombre d'années, de la garantie de l'état, et
d'après les données sur lesquelles il est permis de discuter la va-
leur commerciale de cette entreprise, on peut dire que, si en fin
de compte elle essuie des pertes, le pays en supportera au moins
la majeure partie. Du reste, les États-Unis sont assez riches pour
payer ce qui est utile à la chose publique, et l'utilité du chemin du
Pacifique, surtout au point de vue politique et civilisateur, n'est
contestée par personne.
X.
Nous passâmes vingt -quatre heures à Omaha; le lundi 17 mai,
nous partîmes pour Chicago. Ces deux villes sont à h9h milles
(825 kilomètres) l'une de l'autre, distance que l'express franchit en
une journée. On rencontre sur ce trajet un grand nombre de sta-
tions, dont les principales sont Boone, Cedar-Rapids , Clinton, Fui-
ton, Dixon, Franklin, De Kalb et Geneva. Toutes ces petites villes
me semblent en voie de prospérité; toutes, autant qu'un rapide
coup d'œil permet d'en juger, ont un grand air de ressemblance. Ce
sont partout les mêmes rues, larges, droites, coupées de places et
d'avenues, bordées de spacieuses maisons et d'édifices publics,
parmi lesquels les églises et les hôtels tiennent le premier rang. Les
stations sont remarquables de bonne tenue. On y est bien traité, cà
des prix assez raisonnables; des servantes allemandes ou irlan-
daises y sont chargées du service. Les endroits les plus intéres-
sans du trajet sont le passage du Missouri, entre Omaha et Council-
Bluds, et celui du Mississipi, entre Clinton et Fulton; on traverse le
DU PACIFIQUE A l'aTLANTIQUE. 137
premier de ces fleuves sur de grands bateaux à vapeur, et le second
sur un pont magnifique, chef-d'œuvre de l'art moderne. Le pays
que nous parcourons est plat, et paraît, en beaucoup d'endroits,
d'une fécondité merveilleuse. Les villages, les fermes, les habita-
tions isolées respirent le bien-être; mais il y a de vastes espaces en-
core privés d'habitans et de culture, et la pensée que la place n'y
manque pas pour des milliers et des millions d'hommes assiège in-
cessamment l'esprit. Nous rencontrons de nombreux troupeaux de
chevaux en liberté qui, à l'approche du train, s'enfuient au grand
galop. Une fois nous aperçûmes un enfant qui pouvait avoir douze
ans, et qui , monté à cru sur un grand cheval bai , chassait devant
lui une douzaine d'autres chevaux. Le petit bonhomme semblait se
livrer à cet exercice pour son plaisir. En nous voyant, il excita sa
bête de la voix, et pendant quelques instans il galopa à côté de
nous comme s'il s'agissait d'une course de vitesse entre le quadru-
pède et la locomotive. Je vois encore la jolie tête de l'enfant, ses
beaux yeux étincelant de joie, sa mine florissante de santé, et je me
figure cette jeunesse heureuse et forte passée au sein de la grande
et libre nature. C'est de cette jeunesse que sortent les hommes qui
vont en avant, qui vont jusqu'au bout malgré la fatigue.
Nos wagons sont excellens. Il est impossible , à mon avis, de
voyager dans de meilleures conditions. Moyennant un supplément
de quelques dollars, j'ai pris, avec un de mes amis, un cabinet dans
une des voitures de luxe qui accompagnent le train. L'intérieur de
ce wagon est d'un faste extravagant et inutile. Il est tapissé de
glaces dont les cadres sont richement dorés; un tapis aux vives
couleurs couvre le parquet; les sièges, garnis de coussins en étoffes
précieuses, sont en bois sculpté. Le wagon entier est divisé eh
compartimens qui, pendant la nuit, sont séparés les uns des autres
par des portières épaisses. Pendant le jour, ces mêmes comparti-
mons forment autant de boxes du genre de celles que l'on trouve
dans les tavernes anglaises. Nous y faisons dans la journée deux
excellens rep?.s. La carte est aussi complète que celle de nos pre-
miers restaurans, et les prix des plats sont, chose étonnante, fort
raisonnables : on déjeune, sans vin, pour un dollar, et on dîne pour
un dollar et demi, La table desservie, on nous apporte un jeu d'é-
checs. D'autres voyageurs, dans le même compartiment que nous,
jouent aux cartes. Le soir venu, on nous dresse des lits où nous
pouvons nous étendre commodément. Le matin, un des garçons, un
noir d'une tenue irréprochable, nous apporte nos bottes cirées et
nous indique un cabinet de toilette, situé à l'extrémité du wagon et
où nous trouvons de l'eau en abondance et de fort beau linge. Ces
voitures n'ont, autant que je puis en juger, qu'un seul inconvénient;
138 REVUE DES DEUX MONDES.
comme je n'en souffre pas, je n'ai pas le droit de m'en plaindre; je
le signale cependant à cause des réclamations que j'ai entendu
élever. Il n'y a pas, à ce qu'il paraît, de wagons à lit pour les
femmes qui voyagent seules, et il s'ensuit que ce sont surtout les
hommes qui profitent du grand comfort qu'offrent les wagons de
luxe. Cela m'étonne, car en Amérique on fait généralement de très
grandes concessions au bien-être des femmes.
Chicago, située à la pointe sud-ouest du lac de Michigan, est une
ville merveilleuse. La rapidité incomparable avec laquelle elle s'est
accrue, sa prospérité inouie, ont formé le sujet d'études spéciales
publiées dans cette Revue même. Je ne m'y arrêterai que fort peu.
Je ne puis cependant passer outre sans donner quelques chiffres
extraits de documens officiels qui me paraissent vraiment curieux.
En 1829, Chicago avait 30 habitans, en 183/i 1,800, en 18/i^ 8,000,
en 1850 28,000, en 1855 80,000, en 1863 150,000, et enfin au
dernier recensement, celui de 1866, 26/i,836, Des proportions plus
étonnantes encore s'observent dans les chiffres qui accusent le dé-
veloppement du commerce et de la navigation : le bois, en Amé-
rique, se mesure au pied; en 1865, il est, d'après des données
authentiques, arrivé au port de Chicago 6Z!7,1A5,73/! pieds, c'est-
à-dire environ deux cent mille kilomclres de bois; dans la même
année, on signale l'arrivée de 66 millions de lattes et de 311 mil-
lions de bardeaux. Le commerce des grains et d'autres articles
d'approvisionnement donne des chiffres non moins étonnans. La
statistique de la navigation américaine constate qu'en 1865 le
commerce de Chicago employait : 73 bateaux à vapeur jaugeant
43,500 tonneaux, 76 barques d'une capacité de 3û,978 tonneaux,
52 bricks de 17,626 tonneaux, enfin 559 brigantins d'une capacité
totale de 150,862 tonneaux. En lisant ces chiffres, il ne faut pas
perdre de vue qu'ils rendent compte d'un état commercial qui s'est
produit dans le second quart de ce siècle. Pour tout homme qui
a une notion quelconque des résultats généraux du commerce d'un
état ou d'une ville, les statistiques de Chicago ont quelque chose
de fantastique, d'incroyable même.
Les Illinois qui habitent Chicago sont très fiers de leur ville. Ce
sont les Marseillais des États-Unis. Ils ont la réputation d'être van-
tards; la vérité est qu'ils sont les citoyens les plus entreprenans de
la république; ils aiment les gros chiffres, et, comme pour beaucoup
d'intelligences vives et peu cultivées, la statistique a pour eux un
charme tout particulier. Us tournent et retournent les sommes de
leur commerce dans tous les sens et arrivent à faire des rapproche-
mens insensés. Ils savent combien de fois le bois importé annuel-
lement à Chicago pourrait fair^ le tour du monde, et ils se frottent
DU PACIFIQUE A l' ATLANTIQUE. 139
les mains d'un air provoquant en énonçant cette singularité. En
parlant d'un riche industriel, un Illinois me dit : « Il a autant de
dollars de levenu qu'il entre de briques dans la construction de
telle église. » Après vingt-quatre heures de séjour à Chicago, ce style
hyperbolique n'a plus rien qui surprenne. La législation de l' Illi-
nois rend le divorce facile, et on dit que, comparativement aux au-
tres villes de l'Amérique, il règne à Chicago une grande dissolution
de mœurs. La grandeur des projets dont on entend parler a sou-
vent quelque chose de comique par l'exagération; il n'en est pas
moins certain que l'on a fait à Chicago des choses vraiment gran-
dioses; les habitans n'admettent pas l'impossible, ils sont persuadés
que Chicago peut tout faire et finira par tout faire; qu'elle doive
être un jour la première cité de l'Amérique et du monde entier,
cela ne fait pour eux T objet d'aucun doute. L'auteur d'un guide
très prosaïque de Chicago se livre , de la meilleure foi du monde,
au calcul suivant : a en 1860, la ville avait 109,260 habitans, mon-
trant depuis ce dernier recensement un accroissement de 26/i pour
100; en 186i, la population était de 169,353, en 1865 de 178,000,
et en 1866 de 26i-,836, ce qui faisait de Chicago la quatrième ville
des États-Unis. En suivant les mêmes proportions, la population de
notre cité sera donc de 500,000 habitans en 1872, de plus de 1 mil-
lion en 1880, et en 1900 le double de la population actuelle de New-
York. »
Puisque je suis en train de citer, j'ajouterai encore quelques
lignes du même auteur ; elles sont écrites dans le style particulier
aux habitans du « grenier du monde, » de la « cité des jardins du
continent américain. » — <( Les Mille et une Nuits ne contiennent
rien de plus merveilleux que le développement de Chicago. Rien
au monde n'est plus miraculeux, plus étrange, plus incroyable que
ce développement. Si par un seul exemple nous voulions prouver la
supériorité de l'Amérique sur tous les autres pays du monde, si
nous étions appelés à démontrer la puissance de ses institutions,,
l'accroissement de son commerce, l'énergie irrésistible de son peuple,
l'extension de son industrie, son aptitude à se servir de tous les
avantages que la nature lui a départis, si nous étions appelés à dé-
montrer cela, nous n'aurions autre chose à faire qu'à citer Chicago,
la ville modèle [ihe standard city) de l'Amérique (1).»
En effet, cette ville met admirablement en lumière certains côtés
de la vie américaine; elle est comme un abrégé de la grande répu-
blique. Cn y trouve toutes les qualités éminentes qui ont fait de
l'Amérique la plus grande, la plus puissante et la plus riche nation
(1) Chicago, a stranger's and tourisVs Guide, publié à Chicago en 1866.
lAO REVUE DES DEUX MONDES.
du monde ; on y constate aussi cette choquante absence du senti-
ment du beau qui rend toute communion intime d'idées entre Amé-
ricains et Européens chose difficile, sinon impossible; on y admire
une énergie, une vigueur incomparables; on est amusé par mille
ridicules grotesques. On ne peut s'empêcher de reconnaître qu'on
se trouve en présence d'un très grand peuple; l'admiration qu'on
ressent pour lui est si vive et si naturelle, on éprouve un tel besoin
de l'exprimer, qu'on n'hésiterait point à la témoigner à ceux qui en
sont l'objet, s'ils ne mettaient pas eux-mêmes obstacle à cet hom-
mage spontané en l'exigeant comme un tribut qui leur est dû. Ils
n'attendent pas l'éloge, ils le provoquent, et, s'il ne vient pas assez
vite et assez complet, ils le font de leur propre autorité. Le patrio-
tisme est fort beau, et clans ses exagérations même il peut garder
quelque chose de respectable; mais, lorsqu'il tend à l'apologie d'un
seul pays au détriment de tout autre, l'expression en est à la longue
injuste et souvent offensante. L'étranger, fatigué des sempiternelles
déclamations de son hôte américain, déclamations qui en somme
peuvent se résumer en ceci : nous sommes grands, riches, jeunes,
libres, et vous êtes petits, pauvres, vieux et esclaves; l'étranger,
poussé à bout, finit par éclater. « Oui, dit-il, vous êtes de grands
marchands et de grands entrepreneurs, l'argent ne vous coûte rien,
et vous ne reculez devant aucun obstacle. Vous êtes libres, et vous
n'êtes gouvernés que par des hommes que vous avez choisis vous-
mêmes; mais vous ne savez rien, vous ne comprenez rien de ce qui
est vraiment noble et beau. Vous n'avez ni poète, ni philosophe, ni
musicien, ni statuaire, ni peintre de premier ordre; vous avez des
parleurs, mais point de penseurs; vous vivez, à peu d'exceptions
près, dans une ignorance complète des belles-lettres et des beaux-
arts. Vous êtes jeunes, c'est-à-dire vous êtes des enfans; les futili-
tés vous amusent, et vous ne pouvez comprendre ce qui est grand et
sérieux. Vous pillez notre littérature, mais vous ne traduisez et
n'imitez que ce qui en est faible ou mauvais; nos grandes œuvres
ne vous sont accessibles que dans les éditions ad usum dclphini.
Vous nous empruntez nos acteurs, et vous en faites des saltimban-
ques, nos cantatrices, et vous en faites des chanteuses de cafés-con-
certs; vous montrez les tableaux de nos maîtres comme on montre
chez nous les géans à la foire, en attirant la foule au bruit du
tambour et de la trompette. Vous vous moquez de notre aristocra-
tie, mais personne de nous ne recherche le commerce des grands
et la distinction avec autant de fureur que vous. Vous rendez nos
modes ridicules en les exagérant : lorsque nous marchons sur de
hauts talons, il vous faut des échasses; somme toute, nous nous
passerions beaucoup plus facilement de vous que vous ne pourriez
DU PACIFIQUE A L ATLANTIQUE. 141
VOUS passer de nous, et vous ne devriez pas oublier que tout ce que
vous avez produit de grand, vous l'avez fait avec les instrumens que
vous nous avez empruntés. »
Ces arguniens ad homineni ne servent à rien. L'Allemand s'en-
gage rarement dans de pareilles discussions; sa paîtience et son in-
différence le protègent, et il porte en lui de sa propre valeur un sen-
timent d'autant plus fort qu'il est plus intime. Le Français n'est pas
aussi exposé qu'un autre aux attaques de l'Américain : il fréquente
surtout des cercles français, et la plupart du temps il parle l'anglais
si mal qu'une discussion en cette langue s'épuise vite. L'Anglais au
contraire ne manque jamais de relever le gant que son « cousin » lui
lance; il se fait le champion de l'Europe en général, de l'Angleterre
en particulier; il ne décolère pas, et neuf fois sur dix il n'emporte
de son séjour en Amérique qu'un souvenir aigri par les discussions
qui ont marqué son passage dans ce pays, dont la grandeur très
réelle lui est restée cachée derrière des défauts et des ridicules plus
npparens.
Mon séjour à Chicago ne fut que de courte durée. Nous étions
descendus à l'hôtel de Sherman, immense caravansérail où nous
étions inconnus et où on nous avait donné de mauvaises chambres,
fort inférieures à celles que nous avions trouvées à l'Occidental-
Hotel de San-Francisco. Il règne dans Sherman-house une anima-
tion étourdissante, et bien que, pour l'étranger, la vie n'y soit pas
agréable, je conseillerais néanmoins au voyageur européen de s'y
rendre pour faire l'expérience de la vie d'hôtel américain dans son
expression la mieux définie. Dans le corridor de l'étage où l'on nous
avait logés, il y avait un poli ceman qui montait la garde comme sur
la voie publique; vers une heure du matin, au moment où je venais
d'éteindre le gaz, il entra dans ma chambre après avoir frappé à
ma porte, et me dit d'un ton d'autorité : « Vous feriez mieux de
vous enfermer à clé. » La chambre, l'escalier et les couloirs étaient
placardés d'avis et d'extraits de la législation de l'Iilinois définis-
sant la responsabilité et les droits des maîtres d'hôtels, et invitant
tous les voyageurs à déposer chez le caissier de la maison bijoux,
argent et autres objets précieux.
Chicago contient un grand nombre d'églises et d'établissemens
publics. Dans les rues, surtout dans une belle avenue voisine du lac
Michigan, je fus frappé des dimensions colossales de quelques mai-
sons, véritables châteaux princiers, dont la construction doit avoir
coûté des millions de dollars; mais ce qui est particulièrement cu-
rieux à observer, c'est l'agitation qui règne au port, près du Pont-
Tournant : le fracas d'une vingtaine de remorqueurs qui, sifflant et
soufflant, entraînent de grands bâtiraens, tantôt au mouillage, tan-
142 REVUE DES DEUX MONDES.
tôt au large, les cris des matelots, des bateliers, des portefaix, des
cochers, mille bruits confus accompagnant un travail incessant et
divers, forment un ensemble étourdissant, et dont l'animation des
docks et de la Cité de Londres ne donne qu'une idée imparfaite.
Les femmes de Chicago ne m'ont point paru aussi belles que celles
de San-Francisco ; il me semble qu'elles s'habillent avec plus d'é-
clat et moins de goût que leurs charmantes compatriotes de l'ouest.
Les voitures, très nombreuses d'ailleurs et attelées de rapides trot-
teurs, n'ont pas non plus l'élégance achevée des légers véhicules
californiens ; mais les habitans appartiennent bien à la même race
d'hommes que j'avais rencontrés dans Montgommery-street : ils
marchent du même pas rapide et affairé, et semblent dire aux autres
passans : (( Rangez-vous et laissez-moi passer, je n'ai pas le temps
de marcher autrement que droit devant moi. » Certaines rues, si-
tuées dans les quartiers aristocratiques de la ville, sont fort bien
entretenues, les larges dalles de pierre qui y servent de trottoirs
sont remarquables; mais au centre des affaires la propreté laisse
beaucoup à désirer. L'impression générale que Chicago fit sur mes
compagnons de voyage et sur moi-même ne fut point aussi agréable
que cello que San-Francisco nous avait laissée, et nous quittâmes
la ville sans beaucoup de regrets.
Nous approchions du terme de notre course à travers le conti-
nent de l'Amérique du Nord; il ne nous restait plus qu'à nous rendre
de Chicago à New-York. Plusieurs routes nous étaient ouvertes :
nous choisîmes celle qui nous permettait de visiter en passant les
chutes du Niagara. Nous prîmes à cet effet nos billets au chemin de
fer central de Michigan, et, quittant Chicago à cinq heures du soir,
nous arrivâmes le lendemain à une heure de l'après-midi à Sus-
pemion-Bridge (le pont suspendu), nom donné à la station qui
avoisine la grande cataracte. La route est intéressante, les voitures
sont des plus commodes, et le trajet s'effectue d'une manière très
agréable. On compte de Chicago aux chutes du Niagara 513 milles
(826 kilomètres). Les principales stations sont Michigan, Marshall,
Jackson, Aan-Arbor, Détroit, Windsor et Ilamilton. Entre ces deux
dernières s'élèvent, à peu de distance l'une de l'autre, deux petites
villes qui portent un nom retentissant : je veux parler de Londres et
de Paris. Les habitans du nouveau Londres et du nouveau Paris
m'ont eu l'air d'être plus satisfaits de leur sort que ceux de nos
vieilles capitales; l'abondance et la prospérité régnent partout dans
ces parages fortunés. Aussi rien n'est plus fait pour réjouir à la fois
le cœur et les yeux de l'étranger; il s'attable d'un meillcir appétit
lorsqu'à l'entrée du buffet il n'est pas assailli par les mains tendues
ou les plaintes dolentes des mendians et des affamés.
DU PACIFIQUE A l' ATLANTIQUE. 1A3
Le Niagarca a donné son nom à une cité d'hôtels, de bazars et de
lieux dj plaisir, ISiagara Falls, qui se trouve dans le voisinage im-
médiat de la chute. C'est une coquette petite ville avec da vastes
hôtels tout neufs et bien tenus; pendant la belle saison, le monde
élégant des états du nord s'y donne rendez-vous. Niagara présente
alors un spectacle semblable à celui des villes d'eaux de l'Allema-
gne. A la fin du mois àô mai, lors de mon passage, il y régnait en-
core une température inclémente; le froid était piquant; le soir
venu, il fallait allumer de grands feux dans les poêles et les chemi-
nées, et l'hôtel de la Cataracte, où j'étais descendu, était presque
entièrement désert.
L'aspect des chutes du Niagara a été souvent décrit. L'impression
qu'elles firent sur nous fut au premier coup d' œil assez faible.
L'âme a besoin de se recueillir avant d'être en état d'apprécier le
grand et le beau. Plusieurs auditions sont nécessaires à l'intelli-
gence d'une grande œuvre musicale, et il faut s'y prendre à plu-
sieurs fois pour s'élever jusqu'à la compréhension d'un des plus
'magnifiques spectacles de la nature. Lorsque l'esprit s'est accou-
tumé à cette nouveauté, il reste sous l'empire d'un charme ineffa-
ble; mais pour la foule des curieux la lumière ne se fait jamais.
« C'esL singulier, disent-ils tout désappointés; je m'étais imaginé
autre chose. » On les amènerait devant des chutes cent fois plus
imposantes que celles du Niagara que leur désappointement se ma-
nifesterait de même; ils ont des yeux pour ne point voir. Ils ne
manquent pas pourtant de faire emplette des photographies de la
cataracte, et à force de les montrer à d'autres, d'en vanter la magni-
ficence et de les décrire, ils finissent par se convaincre qu'ils ont,
eux aussi, admiré la merveille. Mon expérience des touristes, qui
commence à être assez étendue, me porte à croire que le don de
pouvoir jouir des beautés de la nature est infiniment plus rare qu'on
ne pense.
Nous coupâmes en deux le trajet de Niagara à New-York en fai-
sant halte à Elmira, jolie ville de 18 à 20,000 habitans, située au
point de jonction de plusieurs voies ferrées. Je rencontrai là F, H...,
un de mes amis du Japon. Il me conduisit dans la soirée à un
concert où je fus frappé autant du nombre que de la variété des
brillantes toilettes. Dans plus d'un de nos chefs-lieux de préfec-
ture d'une égale importance, il aurait été impossible, je crois, de
réunir le quart d'assistans si riches et si élégans. Cette richesse gé-
nérale, qui s'observe dans presque tous les centres américains, est
un des bienfaits du principe politique de la décentralisation, F. H...
me présenta à plusieurs personnes de sa connaissance ; partout on
me fit l'accueil le plus cordial. L'hospitalité américaine, — j'ai eu
illll REVUE DES DEUX MONDES.
mainte occasion de la mettre à l'épreuve, — est d'une sincérité et
d'une bienveillance admirables. Entre Niagara et Elmira, à l'extré-
mité orientale du lac Erié, se trouve la riche et populeuse cité de
Buffalo, dont l'accroissement prodigieux rappelle celui de Chicago :
en 181/i, elle avait un peu plus d'un millier d'habitans; il y en a
aujourd'hui près de 100,000. Le trajet d'Elmira à New-York dure
douze heures. On traverse une contrée pittoresque; la voie ferrée
longe le lit d'un fleuve dont les bords cultivés annoncent l'état flo-
rissant du pays. Le chemin de fer est bien entretenu, et les voitures
de luxe où, moyennant un faible supplément, nous avons choisi
des places, nous fournissent tout le comfort désirable.
Je passai quinze jours à New-York; ce ne fut qu'une suite à peine
interrompue d'excursions, de visites et de fêtes. L'hôtel de la Cin-
quième-Avenue, où j'étais descendu, est le type de ces immenses
caravansérails que, depuis quelques années, nous avons imités en
France; c'est une ville dans la ville, et l'on s'y coudoie avec toute
espèce de gens. Le soir, après dîner, on fait quelques tours de
promenade dans les galeries et les vastes salons du premier étage.
C'est une cohue élégante qui fait songer au foyer de l'Opéra. Beau-
coup de femmes, suivant l'usage, viennent là très parées; toutes
sont en toilette. Les hommes, à New-York comme à San-Francisco
peu soucieux des exigences de la mode, se montrent dans le né-
gligé du jour. Dans le salon du milieu, il y a un excellent piano sur
lequel on exécute en général de mauvaise musique. — Les grandes
rues de New-York, Broadway, Cinquième-Avenue, etc., s'étendent,
comme quelques-uns de nos boulevards, sur une interminable lon-
gueur. Dans les quartiers aristocratiques, elles sont bien entrete-
nues, et les maisons d'habitation sont fort belles; mais dans d'au-
tres parties de la ville la municipalité n'apporte ni les mêmes soins
ni la même surveillance. A Broadway, ainsi que dans le quartier
des affaires, l'animation est extrême. Les omnibus sont beaucoup
plus nombreux qu'à Paris; en revanche, il y a moins de voitures
de place, ce qui s'explique par le tarif élevé de ce genre de vé-
hicules. Les équipages de maîtres dépassent peut-être en luxe et
en élégance ceux de Paris et de Londres; les chevaux se distin-
guent également par la beauté de leurs formes, mais ils paraissent
moins bien soignés que les nôtres. La foule qui se presse dans les
rues est naturellement très mélangée; cependant ce n'est pas la
même foule que celle de Londres et de Paris; on y voit un plus
grand nombre de toilettes opulentes que chez nous, et la misère ne
s'y étale pas aussi ouvertement; pour ma part, je n'ai pas rencontré
un seul de ces misérables eu haillons sordides comme on en voit
tant dans certains quartiers de Londres. Le Parc Central , le bois
DU PACIFIQUE A l' ATLANTIQUE. lAô
de Boulogne de New-York, est bien dessiné, et il offrira, lorsque
les ombrages s'y seront développés, une fort agréable promenade.
C'est un passe -temps des plus récréatifs de s'y rendre à l'heure
où le beau monde l'envahit, et d'y voir passer les fameux trotteurs
dont les Américains ont fait une de leurs plus coûteuses fantaisies
de luxe. On me montra un jour, dans une voiture découverte, un
vieiîlar:! qui conduisait lui-même deux superbes chevaux; c'était le
richissime commodore Y..., dont l'attelage valait, dit-on, 100,000
francs, A diverses reprises, mes amis me conduisirent au théâtre;
mais J'en revins médiocrement satisfait des pièces que j'avais vu
repréènter. Les plus passables demeuraient encore, à mon avis,
bien f,u-dessous de celles qu'on joue sur nos scènes inférieures.
Quanjaux interprètes, ils sont d'un talent inégal, et on a rarement
l'occcfiion d'en applaudir un bon ; l'ensemble est presque toujours
insufisant. Le genre burlesque est tout aussi en faveur à New-York
qu'à Paris, et les théâtres où l'on débite les plus grosses absur-
ditésisont ceux qui récoltent les plus fortes recettes. J'assistai un
soir L la représentation d'une pièce dans laquelle un train de che-
min le fer, locomotive en tête, devait traverser la scène. Ce spec-
tacle de haut goût était accompagné d'une musique à grand or-
chesre. On jouait un galop, et le bruit de la locomotive en marche
étailiimité à l'aide de petits balais dont les artistes frappaient leurs
conte-basses à coups réguliers. Ils faisaient un tel vacarme qu'il
deviit bientôt impossible de distinguer une seule note de musique.
Le riii)lic paraissait dans l'enchantement. Le morceau fut bissé avec
frén|sie. Il se termina brusquement par un violent coup de sifîlet
qui ine déchira les oreilles, et par l'apparition d'une petite loco-
motive en carton, un joujou d'enfant qui, aux éclats de rire du pu-
blic traversa la scène. Cette farce naïve était une des grandes al-
tractons du moment, et suflirait, à ce qu'on m'assura, à faire la
fortjne de l'auteur. Un musicien allemand, nommé Thomas, pour-
suite New-York le même but que le directeur des Conceris popu-
laire à Paris : il veut répandre le goût de la musique classique, et
donje une série de concerts dont les programmes, quoique moins
excïsifs que ceux du cirque Napoléon, sont cependant en grande
parte composés de morceaux des meilleurs maîtres; mais la mu-
siqù toute seule n'aurait point, paraît-il, le don d'attirer assez de
moije, car on donne les concerts dans la vaste salle d'un restau-
ranlpù, à propos de musique, on consomme, en quantités considé-
rabjs, des boissons de toute sorte. Le public avait l'air néanmoins
trèsjittentif, et applaudissait aux bons endroits. Je crus remarquer
qu'ise composait en majorité d'Allemands.
Ens les environs de New-York, on peut faire d'intéressantes ex-
ME LXXXVI. — 1870. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
cursions. Les rives de l'Hudson me semblent les plus pittoresques
du monde. Les bateaux à vapeur, véritables hôtels flottans, qui font
un service régulier sur ce fleuve, sont curieux à visiter. Je ne dirai
rien de la population, dà la richesse, de l'histoire, du commerce de
New- York; ces graves sujets ont été traités avant moi avec plus
. d'autorité que je ne saurais le faire. Dans mon voyage à travers
l'Amérique du Nord, la cité impériale n'a été qu'une des nombreuses
stations où je me suis arrêté en passant, pressé qu3 j'étais d'arriver
au terme encore lohitain de ma course. Je n'y ai vu que ce qii s'est
offert à mes yeux; je n'ai pas eu le temps d'aller à la découve'te des
choses cachées. Selon l'expression d'un des héros de Tourgaenef,
« j'ai nagé à la surface; » mais je me rends cette justice que lors-
qu'il m'aurait été facile de faire preuve d'une profondeur factce en
puisant l'érudition dans les ouvrages déjà publiés sur les îtats-
Unis, je n'ai parlé que de ce que j'ai vu, et je n'ai rendu compe que
d'impressions personnelles. 11 n'est point difficile de critiquer l'Vmé-
rique, où la surabondance de forces et de richesses de toute e;pèce
engendre nécessairement de nombreux et choquans abus. Aicune
nation du monde n'offre autant d'armes à ses détracteurs qie la
grande république. Ainsi que les gens réellement forts, les Éats-
Ûnis dédaignent de dissimuler leurs faiblesses, et n'hésitent )oint
à laisser voir les défauts de leur cuirasse. Cependant un pa^s où
les femmes sont charmantes, où les hommes sont énergiques et
intelligens, où la liberté, au lieu de briller stérilement dan les
discours et les livres, vit d'une existence forte et saine dans le: lois
et dans les coutumes ; un pays qui attire chez lui les déshérita de
l'Europe et qui les enrichit, où l'étranger est accuailli avec laplus
large hospitalité; un tel pays ne manquera jamais de défenseurs à
opposer à ses adversaires. — Je m'embarquai pour l'Europe le Sjuin
1869, non sans regret de quitter cette Amérique où quelques nois
de séjour n'avaient été qu'une succession incessante d'émoions
grandes et fortes.
Rodolphe Lindai
LE
CONCILE DU VATICAN
SES PRÉLIMINAIRES ET SA CONSTITUTION
I. Le Concile général et la paix reliijicuse, par M. H-.I.-C. Maret, 2 vol.; Paris, Pion, 1869. —
II. L'Infaillibilité cl le concile général, par M. Deschamp; Paris 1869.— III. Lettre de M. l'évêque
d'Orléans au clergé de son diocèse, Paris, Douniol, 1869. — IV. M. l'évêque d'Orléans et M. Var-
chevéq^ie de Malines, par M. A. Gratry; Paris 1869. — V. The œcumenical Council and tlie infal-
libilily of the Roman ponliff, by tiie archbishop of Westminster, London 1869. —VI. Le Pape
et le Concile, par Janus, traduit par M. Paul Giraud, Paris 18*70.
Le 8 décembre 1869, Rome pré.seiitait un des plus grands spec-
tacles qui puissent être contemplés. Ceux qui ont assisté à la pro-
cession des pères du concile œcuménique s'avançant aux accens in-
spiras du Veiii Creator vers la salle de leurs séances ne reverront
jamais de solennité semblable. Toutes les nations où se recrute la
chrétienté catholique étaient représentées, depuis l'Amérique du
Nord jusqu'au plus exLrêrae Orient; l'Asiatique aux traits majes-
tueusement calmes, le missionnaire apostolique à la longue barbe,
marchaient à côté de l'Anglais, de l'Allemand, de l'Italien à la phy-
sionomie fine et expressive. La hiérarchie entière se déroulait sous
les y6ux comme une chaîne immense. Quand les pères eurent pris
séanc3 et que le pape eut entonné les psaumes du jour, l'aspect de
l'assemblée rappelait cette merveilleuse fresque du Saint-Sacre-
ment^X{\n est au Vatican même. Des milliers de voix émues se joi-
gnirent au Te Deum, dont le magnifique unisson, retentissant sous
1^8 REVUE DES DEUX MONDES.
la double coupole de Michel-Ange, semblait tout ensemble l'écho de
la tradition et la voix de l'église actuelle.
Et cependant ce concile attendu avec tant d'ardeur à Rome, inau-
guré par des pompes si grandioses, marquait l'une des crises les
plus graves qu'ait traversées le catholicisme. Il se réunissait dans
des circonstances de diverse nature qui en accroissaient le péril.
L'accord des voix le jour de l'ouverture dissimulait mal la profonde
division des pensées et des tendances, surtout dans un temps d'irré-
sistible publicité, où, selon le mot de l'Évangile, les paroles pronon-
cées tout bas sont promptement criées sur les toits. Je ne suis pas
prophète, il est tort possible que l'unité triomphe, et qu'il en soit
du concile comme de ces orchestres qui commencent par les disso-
nances les plus bruyantes pour s'unir en définitive dans une har-
monie irréprochable; nous n'en sommes pas toutefois à cet heureux
moment qui doit être attendu avec certitude par tous ceux qui,
croyant à l'inspiration divine du concile, n'ont pas même le droit
d'entretenir des inquiétudes. Les évêques tout à fait rassurés sont
rares, on les trouve dans les rangs de la majoiité, qui, comptant
sur une victoire certaine, est fort disposée à reconnaître d'avance
un caractère divin à sa propre opinion ; mais dans les églises de
France et d'Allemagne, partout où ne règne pas un fanatisme vul-
gaire ou une mystique servilité, les plus nobles représentans du
catholicisme regardent avec angoisse du côté de Rome. Dans l'ex-
cès de leur anxiété, q.ui tient à un amour éclairé de leur religion,
ils n'osent plus guère espérer qu'en la stérilité du concile. S'il n'est
pas stérile, c'est-à-dire s'il dogmatise, s'il se prononce sans équi-
voque sur les questions pendantes, ils savent trop sous quelles
influences il rendra ses oracles. Voilà ce qui ressort clairement de
leurs réticences et de leurs avertissemens respectueux. Il ne sert
de rien de se dissimuler la vérité des choses, elle est ainsi, ei pas
autrement. En outre l'ordre du jour élaboré pour l'assemblée du
Vatican ne touche pas seulement à des questions de dogme capables
de diviser profondément les esprits; on lui réserve encore la tâche
dangereuse de formuler une haute philosophie sociale qui règle les
relations de l'église et de l'état. C'est une nouvelle source d'alai'mes
pour ceux qui vivent de la vie moderne, et ne pourraient s'accom-
moder d'un autre régime.
Sous quelque point de vue qu'on l'envisage, le concile du Vatican
est un événement d'une portée considéra])le dont les conséquences
dépasseront peut-être toutes les prévisions. Il n'est pas nécfôsaire
d'en connaître l'issue pour en apprécier la gravité; je dirai même
qu'il vaut mieux l'ignorer pour en saisir toute l'importance, ^e ré-
sultat final ensevelira dans l'oubli une bonne partie des iœidens
LE CONCILE DU VATICAN. 1^9
qui l'auront précédé, et on ne songera plus guère à la période d'é-
laboration et de discussion qui révèle aujourd'hui le fond réel des
pensées et des cœurs, qui soulève au soufïle orageux de débats con-
tradictoires le voile d'une apparente unité. Le présent lui-même
n'est-il pas d'ailleurs plein d'enseignemens? Il nous initie à une
situation complexe, à des déchiremens intérieurs qui se dissimulent
facilement dans les temps ordinaires, mais dont la manifestation ar-
dente est l'un des signes les plus caractéristiques du temps. Nous
croyons donc utile d'étudier le concile dans sa préparation, dans sa
constitution et dans ses débuts. On prête au saint-père un de ces
mots spirituels dont il est prodigue dans sa verte vieillesse. » Les
conciles, aurait-il dit, traversent trois périodes. La première appar-
tient au démon, la seconde aux hommes, et la troisième au Saint-
Esprit. » Les deux premières sont ainsi qualifiées parce qu'elles
échappent encore aux oracles imposés, et n'évitent pas entièrement
les libres discussions qui sont, comme on sait, les puissances démo-
niaques par excellence. Aussi nous offrent-elles un intérêt tout par-
ticulier. Quand on en sera venu à l'inspiration passive ou eji d'autres
termes à la docilité absolue, si toutefois on y arrive, les protono-
taires apostoliques suffiront à l'histoire du concile. Pour le moment,
il est encore vivant, c'est-à-dire agité en sens contraires, et il nous
offre une représentation fidèle de l'église catholique considérée dans
ses diverses tendances. Il nous apprend aussi comment la partie de
l'église qui aspire à un absolutisme effréné marche à ses fins pour le
plus grand malheur de la religion et de la société moderne. Comme
elle n'a pas encore achevé sa victoire, ses visées peuvent être prises
sur le fait en quelque sorte. C'est une occasion unique de savoir tout
ce qu'elle pense et tout ce qu'elle espère.
I.
Il en est des conciles comme des parlemens, le même mot repré-
sente des institutions fort différentes selon les temps. Rien n'a plus
changé que les grandes assemblées dont on voudrait faire aujour-
d'hui les gardiennes de la tradition immuable, et elles pourraient
fournir un éloquent chapitre supplémentaire à V Histoire des varia-
tions de Bossuet. Nous n'insisterons pas sur le premier des conciles,
celui qui s'est tenu dans une pauvre chambre haute de Jérusalem. Il
ressemble fort peu à la représentation que l'on en voit dans la salle
conciliaire de Saint-Pierre. Le peintre a reçu, paraît-il, des lumières
spéciales, car il fait du cénacle un collège de cardinaux présidé par
la Vierge. Ces détails inédits manquent au récit de saint Luc. Au
reste, les historiens ecclésiastiques ont souvent traité la chronique
150 REVUE DES DEUX MONDES.
de r église primitive comme les historiens de l'ancienne monarchie
traitaient nos annales, quand ils faisaient de Pharamond un roi à
la Louis XIV. Les apôtres nous sont dépeints siégeant à Jérusa-
lem, mître en tète, et rendant des décrets dogmatiques à la façon
du pontificat moderne. Rien au contraire ne fut plus libre, plus
spontané que la réunion de Jérusalem , décorée à tort du nom de
concile. Il s'agissait de traiter une question fort grave, celle des
rapports à établir entre les prosélytes sortis du paganisme et les
prosélytes issus du judaïsme; fallait-il les soumettre les uns et les
autres aux pratiques hébraïques, ou bien l'église pouvait-elle s'af-
franchir de la synagogue? L3 christianisme avait-il le droit d'exister
par lui-même? Il est certain que l'église entière de Jérusalem prit
part au débat, qu'il n'y eut aucune présidence proprement dite.
Paul, dont l'apostolat n'était pas encore reconnu, et Jacques, frère
du Christ, qui n'était pas apôtre, y eurent l'influence prépondé-
rante. La résolution fut une mesure sagement transitoire, et elle fut
envoyée aux églises au nom « des apôtres, des anciens et des frères.»
On est en pleine démocratie religieuse.
A l'époque suivante, nous n'avons pas de conciles généraux;
l'église du 11^ et du m' siècle n'a point de centre commun ; elle
manque de ce qui est l'âme de toute administration : la centra-
lisation lui est inconnue. C'est qu'elle est le contraire d'une admi-
nistration; c'est une société essentiellement libre dont l'unité est
toute morale et organique. Il y a une église d'Orient, une église
d'Afrique, une église de Rome et des Gaules. Chacune a son type,
sa physionomie propre, ses coutumes particulières, bien qu'elles
reposent toutes sur un fonds commun de doctrine et d'organisation,
et qu'elles repoussent avec ensemble ce qui est en désaccord fla-
grant avec l'essence du cliristianisme, comme par exemple la gnose
sous ses formes bizarres et variées. Les communications sont fré-
quentes, l'accord est admirable et profond; cependant la liberté est
grande. Entre Justin martyr et Irénée, les différences doctrinales
sont patentes. L'esprit large et brillant de Clément d'Alexandrie ne
s'emprisonnerait pas dans les formules plus strictes qui plaisent à
l'église d'Occident. Dans la lutte contre l'hérésie, on recourt plus
d'une fois aux assemblées délibérantes ; mais ce sont des assem-
blées locales, des synodes, non des conciles, et elles ne réclament
nulle part l'infaillibilité. Rien ne fait mieux ressortir leur caractère
hautement libéral que la résolution prise par un synode des églises
d'Arabie de déléguer Origène auprès de Rérylle de Bostra pour le
ramener par la persuasion d'une erreur doctrinale que l'on estimait
être grave. Origène lui-même avait été condamné par son évêque
à Alexandrie, ce qui n'avait pas empêché les églises d'Orient de le
LE CONCILE DU VATICAN. 151
recevoir à bras ouverts. Il ne faut pas que les théoriciens de l'abso-
lutisme théocratique enlèvent à la liberté de la pensée chrétienne
ce glorieux passé, et refassent en quelque sorte à la contrainte re-
ligieuse une généalogie suspecte; le droit d'aînesse appartient in-
contestablement à la liberté, et le résultat de la mission d'Origène
montre que ce n'est pas à tort qu'on met en elle sa confiance, car il
ramena Bcrylle par une discussion loyale. 11 ne fut pas moins heu-
reux dans une seconde conférence avec d'autres hérétiques, pour
laquelle il fat délégué par un synode des mêmes églises. « 11 discuta
avec tant de force, dit Eusèbe, qu'il amena les dissidens à répudier
leur erreur. » N'oublions pas que les évêques qui' siégeaient à ces
synodes étaient élus par le peuple de leur église, et qu'ils ne ressem-
blaient en rien à un sénat recruté au gré d'un pouvoir monarchique.
Avec le iv** siècle commencent les conciles généraux, qui ont la
prétention de représenter la chrétienté. Cette grande transformation
est l'une des premières conséquences de l'union de la religion nou-
velle avec l'empire. Constantin fut très scandalisé des querelles qui ,
divisaient l'église. Il voulait bien la favoriser et l'enrichir, mais à la
condition qu'elle ne fût pas la plus incommode des administrations de
l'empire, et qu'elle présentât ce bel ordre et cette discipline bien ré-
glée qui furent toujours l'idéal de l'esprit romain. Le concile de Nicée
fut convoqué pour en finir avec les orageux débats que l'arianisme
avait soulevés. 11 fut tenu aux frais de l'empereur, dans son palais,
et pour la première fois l'Orient et l'Occident chrétiens se trouvè-
rent en présence. On sait quelle fut l'issue de ce premier des con-
ciles généraux; l'arianisme en sortit condamné, mais non vaincu,
car il succombait à un coup de majorité auquel le puissant « évêque
du dehors, » comme on appelait l'empereur, n'avait que trop poussé.
Aussi la formule qui a triomphé au premier concile œcuménique est-
elle un moule trop étroit pour la métaphysique chrétienne, qui a
droit à plus de liberté, comme le prouve l'histoire de l'âge précé-
dent. Ce n'est pas non plus sans tristesse que l'on voit les repré-
sentans de l'église, dont plusieurs portaient encore les stigmates de
la persécution, attentifs et presque édifiés par les discours de cet
étrange néophyte qui s'appelle Constantin. S'il a la foi correcte, il
n'a pas les œuvres, car à peine aura-t-il prononcé le discours, je
di'ai presque le sermon d'adieu du concile, qu'il rivalisera avec les
plus cruels césars en envoyant à la mort sa femme et son fils. Le
concile de Nicée fut essentiellement impérial, ou du moins entière-
ment en dehors de l'influence de l'évêque de Rome.
Le second concile œcuménique se réunit à Byzance en 381, il
prend la résolution la plus grave en complétant le symbole de Nicée
par l'adjonction du dogme du Saint-Esprit. L'église de Piome n'y
152 REVUE DES DEUX xMONDES.
est pas même représentée, et elle reçoit comme les autres églises
une simple communication des décisions qui viennent d'être arrê-
tées. Si l'on ne peut contester que l'influence de l'évêque de Rome
grandit sur les ruines de tous les pouvoirs politiques au milieu des
terribles bouleversemens qui signalent l'agonie et la destruction de
l'empire d'Occident, il n'est pas moins certain que jamais aucune
de ses décisions n'est acceptée comme suppléant aux décrets d'un
concile ou comme empreinte du sceau d'une autorité indiscutable.
Les conciles généraux des trois premiers siècles se considèrent tou-
jours comme l'autorité souveraine en matière de doctrine et de dis-
cipline, et ils agissent en conséquence. Même quand le j^ape de
Rom^e (Alexandrie avait aussi le sien, portant le même nom) est d'ac-
cord avec le sentiment général de l'église et l'exprime d'une ma-
nière correcte, la chrétienté n'en tient pas moins ses grandes assises,
qui reprennent toute la question débattue pour donner la solution
définitive. C'est ce qui a lieu au concile œcuménique d'Éphèse [h2>\)
pour la polémique soulevée par Nestorius malgré la condamnation
dont le pape Célestin avait déjà frappé sa doctrine. Le concile de
Chalcédoine [hhÇi) se croit obligé de ratifier la lettre de Léon le
Grand, écrite à l'occasion de la controverse d'Eutychès, et le pape
lui-même déclare qu'il a besoin de cette confirmation conciliaire.
Nous ne relevons ces faits qu'au point de vue du droit antique de
l'église, sans nous attacher aux doctrines mêmes. Le christianisme
primitif fut singulièrement surchargé à cette époque d'une méta-
physique subtile. Gibbon a dit avec raison que cette dogmatique
tourmentée, imposée à Téglise sous peine de condamnation éter-
nelle, ressemblait beaucoup à ce pont étroit comme la lame d'un
rasoir qui, d'après la mythologie persane, doit conduire les âmes en
paradis. En tout cas, ce n'est pas le pape qui en tient les clés, et il
n'a pas encore établi le droit de péage qui coûtera si cher aux li-
bertés de l'églKse. Lui-même reconnaît qu'il n'est point compétent
pour décider de la doctrine à lui tout seul. Le pape Siricius (38A-
398) refuse de se prononcer sur l'hérésie d'un évêque; il déclare
qu'il doit attendre le jugement des évêques de la province pour en
faire la règle du sien. Quand l'évêque de Rome, oubliant cette sage
prudence, formule un jugement hâtif sur les opinions contestées, et
se met en opposition avec les grands docteurs de l'époque, organes
du sentiment général de la chrétienté, il est sévèrement réprimandé,
comme le pape Sosime le fut par les évêques d'Afrique pour avoir
donné des gages au semi-pélagianisme. Le pape Vigile fut même
mis en dehors de la communion de l'église au second concile de
Constantinople (551) pour ses vacillations dans les controverses du
temps; il dut se soumettre en déclarant qu'il s'était laissé prendre
LE CONCILE DU VATICAN. 153
aux suggestions de l'esprit des ténèbres. L'affaire du pape Ilonorius
est bien connue, elle lait même aujourd'hui autant de bruit qu'au
TU* siècle. Il est notoire qu'il avait accepté l'hérésie monotluiite,
qui n'admettait qu'une seule volonté dans l'Homme-Dieu. Il est plus
évident encore qu'il a été condamné par le concile œcuménique
tenu à Gonstantinople en 681, et que ses écrits ont été voués aux
flammes. Les ultramontains, après avoir vainement essayé de con-
tester l'authenticité de ce décret, s'efforcent d'en appeler et d'éta-
blir qu'Honorius a été mal compris. La curie romaine s'épargne
cette peine; elle a très habilement remanié son bréviaire. Dans l'of-
fice du pape Léon II, le nom d'Honorius figurait au nombre des
hérétiques condamnés sous son pontificat; on a tout simplement
effacé ce nom et arbitrairement mutilé le texte pour abroger, dit le
père Garnier. Cet euphémisme charmant est un aveu. Il n'en de-
meure pas moins qu'un pape au vii^ siècle n'était point considéré
comme au-dessus du jugement de l'église, et que l'autorité souve-
raine, la grande cour de cassation de la chrétienté, n'était pas à
Rome. L'Occident lui-même était d'accord avec l'Orient pour sau-
vegarder le droit de l'église, car nous voyons en 11k la grande
assemblée de Francfort rejeter le culte des images, que voulait lui
miposerle pape Adrien I", qui cette fois s'appuyait sur les décisions
d'un concile d'Orient.
Tout change à partir de cette époque. Il ne rentre pas dans notre
plan de retracer les agrandissemens du pouvoir papal et cette ten-
tative ambitieuse de ressusciter une monarchie universelle, une sorte
de césarisme catholique mettant le glaive impérial au service de
l'église ou plutôt de son chef absolu. Pour réaliser ce rêve, Rome
déploya aux xi^ et xii^ siècles autant de génie, de ferme et opiniâtre
vouloir, de persévérante ardeur, d'habileté politique que la Rome
antique. Elle eut aussi son corps d'armée modèle, sa légion, dans
les grands ordres monastiqueè du moyen âge. Sans contester aucun
des services qu'elle a rendus à la civilisation, il faut convenir qu'elle
n'a pas plus hésité sur le choix des moyens que son illustre devan-
cière dans la carrière d'une ambition sans limite et sans scrupule.
Nous en appelons au témoignage de ce fameux livre de Janus, qui
ne vient pas d'une source hérétique; on sait qu'il est l'œuvre de la
portion la plus savante de ce catholicisme allemand peut-être des-
tiné à sauver l'église des dernières servitudes. C'est là que l'on peut
suivre les envahissemens de la domination papale, ses lents et sûrs
progrès, et cet art incomparable de profiter des occasions chan-
geantes pour réaliser un plan aussi immuable dans son dessein que
souple dans les moyens employés. On voit l'église de Rome devenir
insensiblement la cour de Rome, la curie romaine subordonner de
154 REVUE DES DEUX MONDES.
plus en plus la religion à ses fins politiques; elle s'allège l'esprit des
inutiles préoccupations de la science religieuse, pour être tout en-
tière au tu regere imperio, qui est sa devise, comme celle des fiers
conquérans dont elle occupe la place. — A la fin du vu'' siècle, le
pape Agathon avouait aux Grecs que ce n'était pas dans le clergé
romain qu'on pouvait trouver une profonde intelligence des Écri-
tures, « car, disait-il, obligé de gagner sa nourriture par le travail
de ses mains, il ne pouvait faire autre chose que conserver avec
simplicité la tradition des anciens conciles. » Nous verrons tout à
l'heure ce qu'(''tait cette simplicité; elle demandait certes de grands
efforts, un pénible labeur qui méritait une meilleure récompense
que le pain quotidien. Aussi l'a-t-elle obtenue par la suprématie
ecclésiastique, qui est devenue pour la curie romaine une source
non-seulement de gloire, mais encore d'abondance. En légitimant
son intrusion dans toutes les affaires religieuses, en multipliant les
appels à son tribunal, en se rendant nécessaire pour toutes les no-
minations épiscopales et pour tous les conflits, elle a véritablement
étendu son diocèse aux limites du monde, elle a fait du pouvoir
spirituel un glaive dont la pointe se retrouve partout, et dont elle
seule tient la poignée. C'est ici qu'éclate l'admirable simplicité dont
la louait le pape Agathon dans la conservation des anciennes tra-
ditions ; cette simplicité s'est trouvée compatible avec une habileté
d'interprétation consommée. Dante se plaignait déjà que Rome fût
aussi riche en juristes qu'elle était pauvre en théologiens. L'absolu-
tisme monarchique n'a ])as trouvé de scribes aussi dévoués et aussi
intrépides à fabriquer les preuves là où elles manquent. C'est en
effet le grand procédé des avocats de la suprématie papale au moyen
âge; ils enrichissent leur dossier, quand il est pauvre, de documens
inédits jusqu'à eux, et qu'ils enjolivent à leur fantaisie.
La première, la plus célèbre de ces falsifications, est celle qui est
attribuée à Isidore et connue sous le nom des fausses décrétales.
L'origine en est assez singulière. Elle est l'œuvre de quelques évo-
ques des pays francs de la rive gauche du Rhin qui, voulant s'af-
franchir de la dépendance de leur métropolitain, trouvèrent leur
intérêt à élever très haut l'autorité du pape, à peu près comme les
communes appuyèrent sur la royauté leur résistance contre la féo-
dalité. Ces bons évêques ne reculèrent pas devant les mensonges
les plus flagrans, et fabriquèrent de toutes pièces des décrets de
conciles qui faisaient une part léonine à la papauté. Le pape Ni-
colas P'' trouva l'invention admirable et s'en servit; mais ce fut sur-
tout Grégoire YII qui en tira un grand profit dans sa lutte formi-
dable contre l'empire. Il fit réviser par ses légistes la collection
quelque peu informe des évêques à demi barbares; les décrétales
LE CONCILE DU VATICAN. 155
furent rangées dans un bel ordre et mises en état de rendre de pré-
cieux services à la papauté. Anselme de Lucca, neveu du pape
Alexandre II, fut le grand et habile réviseur des décrétales, et mé-
rite d'être appelé le fondateur du droit grégorien. Le cardinal Dieu-
donné, également aux gages de Grégoire YII, amena l'œuvre au
dernier degré de perfection; c'est lui qui inventa cette maxime
commode, qu'il ne fallait tenir aucun compte des contradictions que
l'on pourrait remarquer entre les textes rassemblés par lui, et cela
en vertu du principe que Vauiorîtè la plus faible doit toujours céder
à la plus grande. Il s'ensuit que les traditions libérales de l'ancienne
église ne sauraient prévaloir sur les empiétemens ultérieurs des
souverains pontifes, par l'unique raison qu'elles préfèrent la liberté
à l'autorité; celle-ci demeure le critère par excellence devant lequel
tout doit fléchir.
Pendant les siècles suivans, les falsifications utiles furent consi-
dérablement augmentées, jusqu'à ce que l'école de droit de Bo-
logne, vers 1150, en publiât un répertoire complet, véritable arsenal
de pièces controuvées — remises à neuf avec une habileté juridique
digne d'une meilleure cause; toutes les armes du despotisme reli-
gieux furent fourbies et polies, de manière à être en état de servir
au jour voulu selon les besoins de la cour de Rome. Nous nous bor-
nerons à donner quelques exemples de ce droit, destiné à appuyer
les préterxtions de la curie, et qui a exercé très certainement une
influence plus considérable sur le sort de l'église catholique que ne
l'ont fait tous les pères ensemble. On y retrouve naturellement les
fausses décrétales, tous ces prétendus canons des grands conciles,
à commencer par celui de Nicée, auquel on fait dire qu'aucun con-
cile ne devra être tenu sans l'ordre du pape. La donation apocryphe
de Constantin qui abandonnait l'Italie au saint-père est recueillie
avec soin. Nicolas II avait déjà fait une opération fort élégante sur
un décret du concile de Chalcédoine qui formulait le droit d'appel
aux premiers diocèses, c'est-à-dire à un des patriarches orientaux;
le pape substitua le singulier au pluriel , vraie bagatelle dont le
résultat était d'antidater de plusieurs siècles sa primauté. Gratien y
mit plus de rondeur. L'ancienne église d'Afrique avait rendu un dé-
cret fort incommode pour les prétentions papales : elle avait interdit
les appels outre-mer, c'est-à-dire à Rome. Gratien ne se donna pas
la peine de faire une interpolation ou une retouche; il changea réso-
lument le canon de Carthage en sens contraire, et ce qui était dé-
fendu se trouva commandé. Il n'est jamais embarrassé quand il
s'agit d'établir par de nombreux canons de son invention que le
premier devoir de l'église est de contraindre les hommes au bien
et à la foi par tous les moyens coercitifs. « Le pape, dit-il, s'élève
156 REVUE DES DEUX MONDES.
au-clessus de toutes les lois de l'église; il peut en agir avec elles
comme bon lui semble; seul il donne de la force à la loi. » Voilà
pourtant le livre qui, pendant tout le moyen âge, est devenu, par
les soins de la cour de Rome, le code de l'Occident chrétien ! Saint
Thomas y a puisé ses formules sur la primauté et l'autorité du saint-
siége. Il s'en est servi en bonne conscience aussi bien que du pré-
tendu document de l'ancienne église grecque fabriqué au xir siècle
par un théologien latin qui, pour gagner les Orientaux aux théories
papales, fait parler au gré du siège de Rome les Chrysostome et les
Cyrille. Il prête audacieusement aux pères les plus éminens des cinq
premiers siècles des thèses telles que celles-ci : « Jésus-Christ a
transmis à Pierre sa toute-puissance, par conséquent le pape est
seul en droit de lier et de délier. Christ est absolument avec chaque
pape. Un concile ne tire son autorité que du souverain pontife. »
Saint Thomas fit entrer ces maximes dans sa Somme, et jamais il ne
parut mieux à Rome l'auge de l'école. Il est bon de montrer aux
théoriciens de l'infaillibilité pontificale quelle est la généalogie de
leur doctrine. M. Manning, dans sa lettre pastorale à son clergé,
exprime l'espoir que le concile en finira par un coup d'autorité avec
cette damnée critique historique qui trouve toujours des objections
nouvelles, et qu'il consacrera la méthode de la foi transcendante. Il
a raison, le concile n'aura rien fait s'il n'excommunie l'histoire qui,
au point de vue des ultramontains, est une incorrigible hérétique.
Revenons à notre examen rapide des conciles. Nous ne nous en
sommes pas écarté, car les falsifications dont nous venons de parler
y ont joaé un bien grand rôle, spécialement dans ceux qui ont été
tenus en Occident. Rien n'est plus dérisoire que les conciles réunis
à Rome à partir du xii^ siècle ; le saint-siége ne les convoque que
pour faire acclamer tous ses empiétemens. Il les tient sous son ab-
solue dépendance et les fait voter à son commandement. Les con-
ciles de 1123, de 1139 et de 1179 ne portent 1>' titre d'œcumé-
niques que par le plus étrange abus de langage. On compte au
premier six cents abbés pour trois cents évêques. Il n'y a pas même
un semblant de discussion.: chacun opine du bonnet ou de la mitre
après que le pape a parlé. En trois séances, l'aflaire fut bâclée au
troisième synode de Latran, qui mérita d'être appelé le concile du
souverain pontife. Le quatrième synode de Latran fut convoqué en
1215, par Innocent III. Il fut plus nombreux que les précédens,
mais non pas moins docile; le pape fit lire aux pères les décrets
qu'il avait préparés, et le Te Dcmn fut chanté. Le concile de Lyon
de 1146 eut pour mission de déposer Frédéric II; aussi le pape
eut-il bien soin d'en exclure tous les évêques allemands. Au synode
de Vienne en 1311, Clément V réclama la condamnation des tem-
LE CONCILE DU VATICAN. 157
pliers, et, pour simplifier les choses, il fit proclamer par un prêtre
qae, si un évêque prononçait un seul mot sans son autorisation, il
serait frappé d'excommunication majeure. Yoilà ce qu'était devenue
h représentation de la chrétienté, grâce aux procédés de la curie.
Juli's II en 1512, pour occuper les loisirs du concile de Latran, le
consulte, dans sa troisième session, sur la translation de la foire de
Lyon à Grenoble. Il est vrai que par compensation le pap3 fit ac-
clamer par cette assemblée et publia aussitôt après la bulle Paslor
œfennts, qui lui conférait une pleine autorité et une puissance illi-
mitée sur les conciles, en se fondant sur les pires falsifications his-
toriques du passé. Les conciles de Latran demeurent le modèle du
genre, et ils peuvent fournir des procédés commodes aux pouvoirs
qui veulent manier h leur guise les assemblées délibérantes qu'ils
n'ont convoquées que pour la forme. Comme le dit Janus, la papauté
avait fait de ses conciles romains le paravent de son despotisme.
Cependant l'église n'avait pas accepté sans opposition un joug si
nouveau et si humiliant. La France avait eu l'honneur d'organiser
la résistance au nom même des traditions les plus anciennes et les
plus respectées du christianisme. L'Université de Paris était deve-
nue l'âme de cette opposition si grave, si sage. On pouvait regretter
sans doute qu'elle fût trop au service de la royauté; mais ce serait
devancer les temps que de lui demander nos notions modernes sur
la séparation des deux pouvoirs. L'Université de Paris inaugurait
un mouvement d'idées qui, en définitive, devait y conduire; en
s'opposant à l'immixtion de la papauté dans les affaires civiles, elle
faisait un premier pas dans le bon chemin. Les libertés de l'église
gallicans mettaient au moins quelques obstacles à l'effrayante cen-
tralisation tentée par la papauté, et plaçaient l'autorité dogmatique
dans le corps tout entier et non pas seulement dans le chef. On sait
que, grâc3 à l'abaissement et même à l'avilissement d'une papauté
divisée, l'église gallicane put, à l'époque du grand schisme d'Oc-
cident, faire triompher ses maximes au concile de Constance. La
condamnation de Jean Huss ne doit point nous rendre injuste envers
cette grande assemblée , qui fut vraiment la représentation de
l'église. Gerson, l'illustre chancelier de l'Université de Paris, fut
l'inspirateur des décrets de la quatrième et de la cinquième séance,
qui formulent avec autant de netteté que de vigueur la supériorité
des conciles sur le pape non infaillible. (( Tout concile œcuménique,
disaient les pères de Constance, régulièrement convoqué, repré-
sentant l'église, tient son autorité immédiatement du Christ. Cha-
cun, même le pape, lui est soumis en matière de foi. » Confirmés
au concile de Bâle, qui ne put terminer ses travaux, grâce aux in-
trigues romaines, ces décrets n'ont été ensuite écartés qu'au moyen
158 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une fraude pratiquée par les scribes du pape au concile de Flo-
rence, lequel semblait n'avoir d'autre objet que la réunion de l'é-
glise grecque à l'église d'Occident, mais dont le but réel était de
river les chaînes de la chrétienté, un moment détendues; on ne fit
avec les Grecs qu'une paix plâtrée, parce qu'ils ne représentaient
à cette époque qu'un empire aux abois et qui cherchait partout
des appuis. Néanmoins la curie romaine a tiré de cette assemblée
un grand bénéfice pour ses prétentions. Le décret principal du
concile de Florence avait été formulé d'une manière assez am-
biguë. « Le pape, disait ce décret, est le vicaire du Christ, la tête
de toute l'église, père et docteur de tous les chrétiens; il a reçu
de Christ le plein pouvoir de gouverner l'église et de la garder en
la manicre qu'indiquent les conciles œcuméniques aussi bien que
les canons. » Les Grecs trouvaient dans ces derniers mots une res-
triction suffisante à l'omnipotence de l'évèque de Rome; ils en-
tendaient s'en référer ainsi aux grands conciles œcuméniques des
premiers siècles, tandis que les Latins, de leur côté, entendaient
par là ces mêmes conciles falsifiés par leurs juristes, et les synodes
de Latran, qui certes n'avaient nul besoin d'être révisés. Cependant
à Rome on ne se contenta pas de cette équivoque; on ajoutai^ trois
lettres au texte du décret de Florence dans la traduction qui en fut
donnée. Le canon original portait : le pape a reçu le pouvoir en la
manière qu'indiquent les conciles. On traduisait à Rome : il a reçu
le pouvoir, et c'est aussi ce qu indiquent les conciles, — cjiiemad-
modwn ctiam au lieu de quemadmodwn et. — Etiam au lieu de etj
ce n'est rien, et pourtant c'est tout; la fraude est consommée.
Si la réforme enleva une partie de l'Europe au saint-siége, elle
contribua en même temps à précipiter le mouvement de concentra-
tion qui accroissait, l'autorité pontificale par les nécessités mêmes
de la guerre religieuse. La papauté eut ses janissaires dans l'ordre
des jésuites, et trouva en eux des défenseurs non moins impérieux.
Ils la défendirent à outrance, mais en s'imposant à elle et en la con-
traignant en définitive de servir leur système d'autorité. Elle devint
tout ensemble leur idole et leur instrument. La réaction contre le
joug des jésuites fut énergique, surtout en France, où la tradition
de Gerson et de l'Université de Paris était soigneusement cultivée
par les juristes de la royauté triomphante. La centralisation de
Paris ne pouvait s'accorder avec la centralisation de Rome, sans
parler des légitimes résistances de la conscience chrétienne. Le con-
cile de Trente mit aux prises les deux tendances; l'épiscopat de
France et celui d'Espagne tinrent tête longtemps aux prétentions
papales. C'est dans cette lutte plus ou moins ouverte que fut l'in-
térêt principal du concile , car, pour les graves questions dogma-
LE CONCILE DU VATICAN. 159
tiques qui divisaient alors la chrétienté, on se préoccupa de trouver
des formules assez précises pour exclure la réforme, assez souples
pour ne rejeter aucune école catholique. « Le pape, dit le car-
dinal Pallavicini, l'historien orthodoxe du concile, ne se prononça
directement que sur un point, celui de laisser intactes les opinions
diverses des scolastiques, afin qu'on ne s'aliénât aucune école sans
nécessité, et que les catholiques se sentissent unis contre les hé-
rétiques. » Ces moyennes d'opinions sont difficiles à saisir. On
s'en aperçut fort bien lorsqu'après le concile deux des théologiens
qui avaient concouru à la rédaction du canon sur la rédemption
publièrent des commentaires parfaitement contradictoires. Le pape
prit des précautions beaucoup plus grandes pour les décrets qui
concernaient son autorité. Il fit d'abord tout ce qu'il put pour
mettre le concile à sa portée. Un beau jour, ses partisans répan-
dirent le bruit que la peste ravageait la ville de Trente; c'était une
maladie toute bénigne et aimable, qui avertissait de ses inten-
tions, car elle n'avait encore fait aucune victime. Aussi comprit-on
bien vite qu'il s'agissait de la peste libérale, et le concile, qui
s'était transporté à Bologne, revint à Trente. — La cour de Rome
pouvait se consoler de cet éloignement, car elle avait les bras longs.
Elle envoyait l'inspiration divine aux pères par cette fameuse valise
bourrée de bénéfices dont parlait assez irrévérencieusement Fer-
rier, l'ambassadeur de France. Le chapeau ne fut accordé qu'aux
bien pensans. Pallavicini raconte sans sourciller que dans un mo-
ment difficile le cardinal Morone, légat du pape, mandait au saint-
père qu'il ferait tien de tenir prêts un certain nombre d'évêques
pour les envoyer à Trente dans le cas où ceux d'au-delà les monts
pousseraient trop loin leurs exigences. Le vrai directeur du concile
était Lainez, le supérieur de l'ordre des jésuites. Quand il parlait,
il faisait dresser son siège au centre de l'assemblée, et son geste
nerveux était celui du commandement sans réplique. Les évêques
italiens couvraient de leurs voix tumultueuses toute parole quelque
peu indépendante. Un évoque de Cadix ayant affirmé que les métro-
politains avaient autrefois ordonné les évêques de leurs provinces, il
fut violemment interrompu par le cardinal président, et les Italiens
le réduisirent au silence par leurs trépignemens et leurs clameurs.
(( Que ce maudit cesse de parler! » s'écrièrent-ils en chœur.
Tels étaient les ressorts secrets qui faisaient mouvoir cette « grande
et lourde machine » du concile, selon l'expression de Sarpi. Les ré-
sultats, en ce qui concerne l'autorité papale, furent équivocpies :
l'infaillibilité du saint-père fut réservée; mais l'indépendance des
évêques ne reçut aucune garantie, et la question de l'institution
directe par Jésus-Christ resta dans le doute ou dans l'ombre. Elle
160 REVUE DES DEUX MONDES.
s'était présentée sous une forme assez singulière; il s'agissait de
savoir si le devoir de la résidence était pour l'évêque d'institution
divine ou papale. Le concile laissa sans solution les débats très
vifs soulevés à ce sujet; défense fut faite par la papauté d'interpré-
ter d'une façon quelconque les canons de Trente. La France ne
voulut jamais les recevoir, parce qu'elle les trouvait attentatoires
aux droits du royaume, bien qu'ils fussent modérés, si on les com-
pare à ceux des conciles de Latran , qui avaient siégé en quelque
sorte dans les antichambres de la papauté.
On sait quelle énergie cette opposition gallicane déploya dans le
cours du xvii^ siècle. Elle se personnifia dans les deux plus grands
noms de la prose française, Pascal et Bossuet. Les flèches brillantes
et acérées des Provinciales transpercent encore l'école ultramon-
taine au travers de ses faux-fuyans et de ses équivoques. Quant à
Bossuet, il a fallu , pour amortir sa polémique , avoir recours au
vieux procédé des faux documens, comme on peut s'en convaincre
par le savant ouvrage que l'abbé Loyson vient de consacrer à l'as-
semblée du clergé de 1682 (1). Fidèle aux traditions françaises, cette
assemblée opposait aux empiétemens du saint-siége les grandes
maximes du concile de Constance, et écartait sans détour la préten-
due infaillibilité du pape. Il eût été bon sans doute de sauvegraxler
davantage l'indépendance de l'église vis-à-vis de la royauté, et sur-
tout de respecter le droit des minorités religieuses, odieusement violé
sur les instances de Bossuet. L'assemblée de 1682 renouvelait l'at-
tentat des pères de Constance contre la liberté de conscience; mais
au moins savait-elle parler à Borne un langage ferme et indépen-
dant, qui arrêtait pour un siècle les progrès de l'ultramontanisme.
Nous n'avons pas à retracer ici les circonstances qui ont amené le
triomphe ou du moins la recrudescence de l'idée ultramontaine au
XIX* siècle. La révolution française, par la constitution civile du
clergé et les persécutions qui la suivirent, jeta l'ancienne église de
France aux pieds de la papauté. Napoléon continua son œuvre. Il
avait beau s'être composé une bibliothèque gallicane, il n'en de-
manda pas moins au saint-père de déposer les évêques récalcitrans
qui ne se conformaient pas au concordat, ce qui était une effrayante
usurpation. M. d'Haussonville a montré ici même, dans un large ré-
cit des luttes de l'église et de l'empire au commencement du siècle,
comment le grand despote traita la société religieuse. Il n'avait lu
qu'un seul texte dans l'Évangile : rendez à César ce qui est à César,
et il persécutait cruellement ceux qui se permettaient de lire la
phrase tout entière et de rendre à Dieu ce qui est à Dieu. Napoléon
(1) L' Assemblée du clergé de France en 16S3, par M. l'abbé Jules Loyson, 1 vol. ia-S":
Didier.
LE CONCILE DU VATICAN. 161
a été par ses pratiques le plus puissant missionnaire de l'ultramon-
tanisme. Joseph de Maistre et Lamennais ont trouvé les esprits mer-
veilleusement préparés pour les précipiter dans le courant romain,
dont leur éloquence faisait un irrésistible torrent. Aujourd'hui l'ul-
tramontanisme a la majorité dans l'église catholique; c'est cette
majorité qui siège au concile du Vatican, qui espère y faire triompher
toutes ses prétentions. Elle y a pourtant trouvé ce vieil esprit « sor-
bonique et français » tant redouté à Trente, et devenu plus inquié-
tant pour elle depuis qu'il s'associe au solide savoir de l'église ger-
manique. De là une situation grave et complexe que l'on m saurait
comprendre sans se rendre compte de la préparation et de l'organi-
sation du concile du Vatican, comme aussi du degré de liberté dont
il jouit.
II.
La bulle d'indiction date du 29 juin 1868, jubilé séculaire du
martyre de saint Pierre. Les deux grands partis qui se divisant l'é-
glise catholique, et qui sont aussi inégaux par le nombre que par
la valeur intellectuelle et morale, espéraient y trouver chacun leur
triomphe ou du moins leur avantage. Les libéraux essayaient de
se persuader que l'église aurait en quelque sorte ses états-géné-
raux , qui mettraient fin au règne absolu de la curie romaine. La
papauté aurait pu profiter du grand concours d'évêques qui se pres-
saient à Rome à l'occasion du jubilé pour enlever d'acclamation la
consécration de son infaillibilité. En réunissant un concile, ne sem-
blait-elle pas reconnaître une autorité supérieure à la sienne, et qui
seule était capable de légitimer son droit? D'un autre côté, les ul-
tramontains, après avoir trouvé dans ces derniers mois l'épiscopat
docile à toutes leurs prétentions, comptaient sur une victoire facile
qui mettrait un terme définitif à d'incommodes résistances. On ne
pouvait rien inférer de la bulle d'indiction, qui posait toutes les
questions à la fois. « Le concile œcuménique, disait ce document,
devra examiner avec le plus grand soin et déterminer ce qui con-
vient en ces temps calamiteux pour la plus grande gloire de Dieu,
pour l'intégrité de la foi, pour la splendeur du culte, pour le salut
éternel des hommes, pour la discipline et la solide instruction du
clergé, régulier et séculier, pour l'observation des lois ecclésias-
tiques, pour la réforme des mœurs, pour l'éducation chrétienne de
la jeunesse, pour la paix générale et la concorde universelle. » On
peut appliquer à ce programme le mot fameux : tout est dans tout.
La curie romaine a eu soin d'en déterminer le sens. La Civiltà cat-
tolica, que l'on peut appeler le journal officiel de la papauté depuis
TOME LXXXVI. — 1870. 11
i62 REVUE DES DEUX MONDES.
que la rédacti(»i de ce recueil a été organisée en une espèce de con-
grégation par un bref du 12 février 1866, a trouvé que la franchise
était cette fois ce qu'il y avait de plus habile. Le 6 février 18(39, l'or-
gane de la curie romaine indiquait, comme les points principaux qui
devaient être soumis aux délibérations, l'infaillibilité du pape, l'as-
somption de la Vierge et la promulgation des doctrines du Syllabus.
M. Fessier, le secrétaire désigné du concile, y ajoutait la question
des rapports de l'église et de l'état, et du pouvoir temporel de la
papauté. La Civiltà catlolica s'exprimait sur le Syllabus avec une
netteté qui ne laissait rien à désirer. « Les catholiques libéraux
craignent que le concile ne proclame la doctrine du Syllabus. Les
catholiques proprement dits, c'est-à-dire la grande majorité des
croyans, ont l'espoir tout contraire. » Voilà qui est clair et sans am-
bages. — Le concile devait être, dans la pensée de ceux qui le pré-
paraient, la condamnation sans appel du catholicisme libéral et de
la société moderne. La Chnllà ajoutait que l'on avait lieu d'espérer
que l'infaillibilité du saint-père serait non pas discutée, mais accla-
mée d'enthousiasme, et elle rappelait que les meilleurs conciles ont
été les plus courts. Ces mots étaient significatifs et révélaient un
plan, celui de supprimer le plus possible les débats et de réduire le
concile à une vaine représentation. Nous verrons de quelle manière
ce plan a été suivi, tout en étant contrarié à plusieurs égards.
Le premier fait à signaler dans la période de la préparation du
concile est l'invitat'on adressée par le saint-père aux deux grandes
fractions de la chrétienté qui sont en dehors du catholicisme. Un-e
lettre apostolique fut envoyée aux patriarches d'Ântioche, de Jéru-
salem et de Constantinople; mais, comme il s'agissait uniquement
de venir à Rome faire acte de soumission, elle fut repoussée. L'église
grecque invoqua ses traditions plus anciennes, et la Russie aurait
pu ajouter qu'en fait d'autorité elle n'avait rien à envier à Rome,
et qu'elle pratiquait scrupuleusement les doctrines du Syllabus sur
le devoir de persécuter l'erreur. La lettre pontificale adressée aux
églises protestantes les sommait également de faire p''nitence pour
leur révolte passée. îl s'agissait de reconnaître la primauté du saint-
siége, et non pas de débattre librement en concile les questions
controversées, comme l'avaient fait à Nicée les ariens. Ces églises
étaient citées à la barre d'un tribunal pour y être acquittées après
amende honorable. Déjà les protestans s'étaient abstenus de paraître
à Trente, où on leur offrait pourtant un semblant de discussion.
Il est vrai qu'on leur promettait le sauf-conduit de Jean Huss. Au
XIX'' siècle, ils n'avaient pas à craindre de semblables équivoques,
mais, prêts à entrer dans un débat sérieux, ils déclinaient une invi-
tation dérisoire, qui les supposait déjà gagnés d'avance. Le saint-
LE CONCILE DU VATICAN. 163
père, dans sa lettre d'invitation , leur demandait de « reconnaître
quelle influence fâcheuse exerce sur la société la discorde née de
l'antagonisme des principes religieux, » et leur rappelait « les ré-
voltes déplorables, les désordres et les troubles dont le fléau a visité
les peuples schismatiques. » L'argument parut faible à la libre An-
gleterre et à la grande république américaine; il ne fut pas consi-
déré comme beaucoup plus fort par l'Allemagne protestante, surtout
au lendemain de la révolution de la dévote Espagne.
Le refus des Grecs et des protestans les mettait en dehors de la
préparation du concile, du moins au point de vue religieux; néan-
moins leurs gouvernemens auraient pu se croire politiquement in-
téressés à s'en préoccuper. Ils ont pensé avec raison qu'il valait
mieux attendre l'événement. La Russie, qui a mérité l'indignation
du monde en persécutant les catholiques de Pologne, n'a pas même
d'ambassadeur à Rome. L'Angleterre n'y a pas de ministre officiel-
lement reconnu, bien qu'elle y soit représentée par un spirituel di-
plomate, M. Odo Russell, qui connaît mieux que personne les choses
romaines. La Prusse est obligée d'y avoir une ambassade à cause
des provinces rhénanes; mais sa seule démarche à l'égard du con-
cile a été d'envoyer un très beau tapis pour la salle des séances,
aimable attention qui ne l'engage nullement à s'y agenouiller pour
faire l'obédience. Les Etats-Unis d'Amérique ont une légation à
Rome, mais je les soupçonne d'en faire un poste de plaisance et de
repos pour leurs hommes d'état fatigués. Quelles alTaires peut avoir
auprès de la papauté le pays classique de la séparation de l'église
et de l'état? Il n'en est pas de même de l'Autriche, de l'Espagne, de
l'Italie et de la France, puisque la majorité de leur population ap-
partient au catholicisme. Cependant aucune de ces grandes puis-
sances n'a voulu être représentée au concile; le royaume italien et
l'Espagne avaient d'excellentes raisons pour ne pas braver de trop
près les foudres pontificales dirigées contre les détenteurs des biens
de l'église. Quant à l'Autriche, elle avait assez à faire de dénouer les
liens du concordat, qui a failli lui coûter l'existence nationale. La
France, après quelques tergiversations, a jugé opportun de décliner
toute responsabilité dans un concile où elle ne pourrait rien empê-
cher, et où il lui serait désagréable d'assister, dans la personne de
son ambassadeur, à la condamnation de son droit public. Comme
l'a très bien fait remarquer M. Emile Ollivier dans son discours du
8 juillet 1868 sur l'assemblée du Vatican, cette abstention des pou-
voirs civils marque le progrès des temps et l'invincible courant qui
porte à la s'^paration des deux pouvoirs.
Non-seulement les états catholiques ne se sont pas fait représenter
au concile, mais ils ont évité avec soin de peser sur lui d'aucune
164 REVUE D'^S DEUX MOJNDES.
façon. Le prince de Holienlobe a bien essayé, l'été dernier, d'orga-
niser une entente entre les gouvernemens européens pour exercer
une sorte d'action préventive sur les résolutions si graves auxquelles
les ultramontains poussent le concile en lui demandant de consacrer
le Syllahus et l'infaillibilité pontificale, et de réduire ainsi à néant
toutes les conventions avec les gouvernemens de l'Europe moderne.
Le chef du cabinet de Munich remarquait avec raison que l'assem-
blée du Vatican, en entrant dans cette voie, sortait de la sphère re-
ligieuse, et menaçait la paix des états; il a rédigé, pour les facultés
théologiques de la Bavière, une sorte de questionnaire sur les chan-
gemens politiques qui pourraient résulter de la proclamation du
nouveau dogme. Il n'a obtenu que des réponses ambiguës, embar-
rassées, qui indiquent bien que de graves modifications seraient pos-
sibles, mais sans rien préciser. Sa circulaire aux gouvernemens n'a
eu aucun résultat. Le général Ménabréa s'est borné à déclarer que le
royaume italien repoussait tout ce qui serait contraire à sa consti-
tution. Le ministère français, interpellé au sénat, a répondu qu'il
attendrait de connaître les résolutions du concile pour s'alarmer,
mais qu'en tout icas il respecterait la liberté de l'égliss sans renier
le droit de l'état. Nous voilà bien loin du gallicanisme des anciens
temps; il est vrai qu'il ne servirait plus à rien, et que, dans une
époque de publicité universelle, l'interdiction de la publication des
bulles n'aurait aucun sens. Les appels comme d'abus n'empêchent
nullement l'épiscopat ultramontain de diriger l'église à son gré. Le
gouvernement français, 'qui ne peut rien chez lui contre l'ultramon-
tanisme, peut beaucoup pour celui-ci à Rome, car c'est la France
qui monte la garde autour de Saint-Pierre, et qui rend possible,
par sa protection armée, tout ce qui serait décidé et fulminé contre
la société que nos soldats représentent.
Si des gouvernemens nous passons aux diverses églises pour
suivre le mouvementées esprits religieux à la veille du concile,
nous verrons se produire des tendances bien tranchées et même
très opposées. Laissant de côté pour le moment Rome et la papauté,
recueillons les principales manifestations faites par les deux grands
partis qui divisent le catholicisme au moment où ils se préparaient
au solennel et décisif rendez-vous du Vatican. Le parti ultramontain
s'est tout de suite montré plein d'un arrogant espoir; il se savait en
majorité coisidérable efde plus en parfaite harmonie avec le saint-
siége. L'Orient tout entier, avec ses vicaires apostoliques sortis du
collège de la Propagande, lui appartenait. Ces hommes simples et
dévoués, sans grande instruction et sans indépendance, ont le culte
de la papauté. L'Afrique du^sud valait l'Orient à cet égard. Bien que
le catholicisme 'aux États-Unis ait su se plier avec une admirable
LE CONCILE DB VATICAN. 165
souplesse aux libres institutions, bien que les quelques évêques nés
sur le sol de la république soient tous libéraux en politique, plu-
sieurs d'entre eux ont donné des gages à l'ultramontanisme, qui
compte également sur les évêques irlandais. Cependant une por-
tion du clergé américain a réclamé la liberté de l'église vis-à-vis
des pouvoirs civils; cette manifestation a fait concevoir des espé-
rances exagérées sur ses dispositions, car il est certain que cette
fois la minorité seule avait parlé. L'église catholique de la Grande-
Bretagne est tout entière gagnée au parti papal; la fraction irlan-
daise, qui a su maintenir son indépendance dans une glorieuse
pauvreté en repoussant tout salaire de l'état, est plus fanatique
qu'éclairée. Elle a les ardeurs d'une minorité longtemps persécu-
tée, et la grande mesure réparatrice qui vient d'illustrer le ministre
Gladstone n'a pas réussi à la calmer. L'église catholique anglaise
proprement dite est poussée aux extrêmes par un double motif : elle
est séparée du culte national, en outre elle est essentiellement une
église de convertis, sans avoir d'ailleurs aucune chance d'entamer
le roc anglo-saxon. Son représentant le plus distingué, l'arche-
vêque Manning, est un ancien fcllow d'Oxford. L'un des premiers, il
a levé le drapeau de l'infaillibilité pontificale dans un manifeste qui
a fait sensation et donné le ton au parti. Les luttes passionnées dont
la Belgique est le théâtre entre les catholiques et les libéraux ont
jeté la majorité des premiers dans l'ultramontanisme le plus fou-
gueux. M. Dechamps a, lui aussi, publié sur l'infaillibilité du saint-
père un mandement qui a eu un retentissement considérable ; il a
contribué à dessiner les positions avant le concile. Genève a fourni
au même parti l'un de ses orateurs les plus agréables, couvrant de
fleurs les doctrines absolues; c'est M. Mermillod, évêque d'Hébron,
qui est tout ensemble ultramontain et radical, toujours aimable et
onctueux. Les ultramontains d'Italie sont des hommes d'action qui
ne savent ni parler ni écrire; avec leurs confrères d'Espagne, ils re-
présentent au concile ces moines utiles qui, au dire de Pascal, rem-
placent les raisons pour les autoritaires à bout d'argumens.
Le contingent ultramontain venant de France a une bien autre
importance certes; il a pour lui le nombre, car depuis le commen-
cement du siècle l'ancien gallicanisme a de plus en plus perdu de
son crédit. La plupart des séminaires appartiennent à la tendance
papale. Saint-Sulpice se défend encore quelque peu au nom de ses
glorieuses traditions. Un journaliste passé maître dans l'invective a
beaucoup contribué à ce revirement des esprits. Il a repris tous les
thèmes de la Civiltà catlolira, les a dépouillés de leur lourde enve-
loppe scolastique et les a taillés en quelque sorte en llèches acérées,
trempées dans ce fiel dévot qui est le fiel le plus amer et le plus pé-
166 REVUE DES DEUX MONDES.
nétrant. Il a organisé en faveur du concile une souscription à grand
fracas, qui n'était qu'un moyen d'agiter l'opinion. « 0 sainte Vierge,
s'écriait un souscripteur, le pape vous a proclamée immaculée, faites
qu'il soit infaillible! » C'était une heureuse application de la loi des
échanges : donnant^ donnant. Au moment du départ pour Rome, les
mandemens ultramontains se sont mis à pleuvoir comme grêle. Plu-
sieurs évêques ont transformé leurs adieux en scènes pathétiques;
ils se sont fait remettre en grand apparat des adresses qui les sup-
pliaient de pousser à la proclamation de l'infaillibilité du saint-père.
Reconnaissant une voix du ciel dans ce qui n'était que l'écho de leur
propre pensée, ils ont promis de se conduire à Rome en courageux
confesseurs.
Le catholicisme libéral a bien des degrés. S'il compte des adhé-
rens dans tous les pays, même en Angleterre et en Relgique, il n'est
nulle part aussi décidé, aussi hardi qu'en Allemagne. On n'habite
pas impunément cette terre classique de la libre science. Le génie
de la race se plie difficilement au joug, du moins dans le domaine
de la pensée, car l'Allemagne s'est souvent montrée trop docile dans
la vie politique. Le contact avec les grandes églises de la réforme a
été très salutaire au catholicisme germanique, qui, loin de s'enfermer
dans ses séminaires comme dans une citadelle d'obscurantisme, s'est
mêlé à la vie universitaire, si indépendante eii Allemagne. A Mu-
nich, à Tubingue, il a eu ses écoles, illustrées par des travaux con-
sidérables. 11 a pu revendiquer pour des hommes comme Hœfele et
Mœhler une place distinguée dans la phalange des grands théolo-
giens du XIX* siècle. L'ultramontanisme ne trouvait pas les condi-
tions favorables pour se développer sur cette terre de la science
large et profonde et de la piété mystique; il parvenait sans doute
à s'y établir, mais il n'y exerçait aucune prépondérance, si ce n'est
dans quelques contrées de l'Allemagne du sud. Dès que la bulle
d'indiction du concile parut avec le commentaire et le programme
de la Cimltà cattolica^ la résistance aux prétentions des jésuites
commença de s'organiser. Au mois de juillet, la Gazette de Co-
logne publiait le manifeste dit des catholiques (dlcmands, qui fai-
sait entendre des bords du Rhin les vœux des laïques pieux et
distingués. Yoici en substance ce qu'ils réclamaient avec autant de
modération que de fermeté au nom des plus chers intérêts de l'é-
glise : (c Si dans un concile général les évêques ont seuls le droit
de délibérer, les pensées et les désirs de tous les membres de l'église
doivent être pris en considération; les laïques peuvent aussi bien
que les prêtres avoir de l'influence sur les décisions d'un concile.
Les laïques ultramontains ne se font pas faute de cette intervention
dans des journaux passionnés qui parlent certes assez haut. Ce parti
LE CONCILE DU VATICAN. 167
n'a-t-il pas à Rome son organe dans la Cirillà catlolira, qui tend
résolument à la réalisation de ses plans? Et nous n'aurions pas le
droit de dire : Nous ne partageons pas ces vues et ces espérances;
nous les combattons au contraire de toute notre énergie ! » Les ca-
tholiques allemands insistent sur ces quatre points. Ils demandent
que l'église renonce à toute force politique, que les deux grands
pouvoirs se meuvent chacun dans sa sphère, et qu'on en finisse à
jamais avec tout ce qui rappelle la théocratie du moyen âge. « Rien,
disent-ils, n'éloigne plus de l'église les esprits que la -crainte d'un
régime qui mettrait la violence au service de la religion. L'état
n'est jamais plus chrétien que lorsqu'il reconnaît la nécessité de
s'arrêter aux limites de l'ordre naturel et de ne pas empiéter sur
l'ordre surnaturel, en laissant pleine liberté à la conscience et à la
religion. » Le second point réclamé est que l'église prenne une posi-
tion normale vis-à-vis de la culture intellectuelle et de la science;
il est temps de mettre un terme à de vains et dangereux anathèmes.
Le troisième point est la participation des laïques à la vie de l'église,
la préoccupation des soulTrances du peuple et la nécessité de nou-
veaux efforts pour ramener les frères séparés. Enfin les catholiques
de Coblentz réclament la suppression de l'index romain, lequel ren-
drait impossible la discussion éclairée et impartiale avec les adver-
saires du christianisme.
Le manifeste de Cologne fut suivi d'une série de lettres insérées
sous le pseudonyme de Janus dans la Gazette dAugsbourg. Ces let-
tres ont été réunies en volume. On en attribue l'inspiration, sinon
la composition, au célèbre chanoine Dollinger, qui a pris la tète
de résistance au parti ultramontain. Savant illustre, théologien et
historien de premier ordre, M. Dollinger a le droit d'élever la voix
dans son église, car il lui a rendu d'immenses services par ses tra-
vaux d'histoire et de controverse. Dans son ouvrage sur le pouvoir
temporel des papes, paru en 1858, il déclarait sans détour que ce
pouvoir était le talon d'Achille du catholicisme. Dollinger est un
écrivain nerveux, éloquent, et jouit dans son pays de la plus juste
considération. S'il n'a pas écrit Janus, il l'a du moins confirmé par
une brochure énergique publiée à Ratisbonne, à la veille du con-
cile, sous ce titre : Considérations proposées aux évcques du con-
cile sur la question de V infaillibilité du pape. C'est un résumé vif
et substantiel des lettres de la Gazelle d Augsbourg. Janus est l'acte
d'accusation le plus formidable qui ait jamais paru contre la curie
romaine, car il retrace son histoire, et présente un tableau complet
de ses usurpations et de ses fraudes. Qu'on en juge par ce fragment
de la préface :
168 REVUE DES DEUX MONDES.
« Nous avons écrit sous l'impression d'un danger sérieux qui menace
tout d'abord l'église catholique et sa situation intérieure; mais, — et il
ne peut en être autrement en présence d'une organisation qui embrasse
180 millions d'hommes, — ce danger prend de plus vastes proportions
encore, et, se transformant en un grand problème social, il menace
également les associations ecclésiastiques et les nations séparées de l'é-
glise catholique.
(( Ce danger ne date point d'hier, et n'a point pris naissance avec la
convocation du concile. Depuis vingt-quatre ans déjà, le mouvement
rétrograde a commencé à se faire sentir dans l'église catholique, et au-
jourd'hui, comme une marée montante, il cherche, à l'aide d'un con-
cile, à envahir l'église entière et à en absorber toute la force vitale.
« Nous, — et il faut entendre ce pluriel, non dans un sens figuré, mais
au pied de la lettre, — nous reconnaissons, en ce qui concerne l'église
catholique et sa mission, appartenir à cette opinion que nos adversaires
nomment libérale. Nous partageons les vues de ceux qui tiennent une
réforme générale et décisive de l'église, ou immédiate ou différée, pour
aussi nécessaire qu'inévitable.
« Pour nous, l'église catholique ne s'identifie nullement avec le pa-
pisme : d'où il suit que, malgré la communauté ecclésiastique exté-
rieure, nous sommes au fond profondément séparés de ceux dont l'idéal
ecclésiastique est un empire universel régi par un monarque spirituel
et, s'il est possible, temporel, — un empire de contrainte et d'oppres-
sion, dans lequel le pouvoir séculier prête son bras aux dépositaires de
la puissance ecclésiastique pour réprimer et étouffer tout mouvement
désapprouvé par elle.
« Nous ne nous dissimulons pas que plus d'une voix reprochera aux
auteurs de ce livre de nier la papauté jusque dans ses fondemens. Le
nombre est grand, en effet, de ceux pour qui ce mot biblique n'a plus
de sens : meliora sunt vulnera diUgentis, quam fraiidulenla oscula odien-
tis. Ceux-là se refuseront à comprendre qu'on puisse aimer et honorer
une institution en même temps qu'on en dévoile les imperfections, qu'on
en dénonce les vices, et qu'on en signale de propos délibéré l'acfion
pernicieuse. Dans leur opinion, on devrait taire avec soin des choses de
cette nature, ou tout au moins ne les mentionner qu'en les excusant. Il
y a longtemps qu'on a inventé pour ce déni de devoir l'expression de
piété...
" Nous estimons au contraire que notre piété se doit avant tout à
l'institution divine de l'église et à la vérité, et c'est précisément cette
piété là qui nous incite à nous élever franchement et sans détours contre
toute transformation et altération de l'une ou de l'autre... Qu'il nous
soit permis d'invoquer, comme preuve qu'ici nous n'agissons que dans
l'esprit de l'église, deux sentences, dont l'une émane d'un pape et
LE CONCILE DU VATICAN. 169
l'autre d'un saint vénéré. Innocent III dit en effet : Faîsitas suh velamine
sanclilalis lolerari non débet. Et saint Bernard déclare : Melius est ut
scandalam oriatur, quam veritas relinquatur. »
Un livre plus hardi encore que Jamis l'a suivi de près, il est in-
titulé : Rt'' forme de t église romaine dans sa tête et dans ses mem-
bres^ tâche du prochain concile (1). L'auteur s'occupe moins du
passé que de l'avenir; il évite tous les mots irritans. Il se contente
de caractériser en quelques traits rapides et précis la situation dans
laquelle le romanisme jésuitique a mis l'église ; puis il indique les
remèdes que réclament des maux si graves.
« Mon livre, dit l'auteur, se produit comme la libre parole d'un Alle-
mand qui porte en son cœur les intérêts du catholicisme. Cette parole
réclame la réforme de l'église catholique dans sa tête et dans ses
membres, la guérison des maux dont l'afTlige la curie romaine. Celle-ci
a blessé à mort l'église par la centralisation de tous les pouvoirs ecclé-
siastiques à Rome, par ses appels sans cesse renouvelés à la force ma-
térielle pour soutenir des décrets ecclésiastiques, par son obstination à
maintenir des principes sociaux en opposition avec toutes les idées eî
les besoins du temps-, elle a exclu les laïques de toute participation àki
vie de l'église et maudit toute science qui ne reçoit pas ses consignes.
C'est ainsi qu'elie a déshonoré le catholicisme en présentant l'église
comme une institution de police dans Tordre social et une puissance do
ténèbres dans l'ordre intellectuel. »
L'auteur rappelle en finissant ce mot de saint Ambroise : « rien
n'est si dangereux auprès de Dieu, si honteux auprès des hommes
pour un prêtre que de ne pas dire librement son sentiment. » C'est
le pur amour de la vérité qui le fait parler, et son unique désir est
de « ranimer sur la terre ce feu que le Christ y a allumé pour dé-
vorer l'erreur et le mal. »
Ces manifestations précédèrent la fameuse déclaration de Fulda,
signée par vingt évoques allemands. Celle-ci était tenue à une grande
modération de langage, on peut même dire qu'elle l'a exagérée. Ce-
pendant la pe;isée das évêques signataires n'est pas douteuse; au
fond, ils protestent contre tout ce qu'on prépare à Rome, mais ils
usent de l'artifice imaginé par les grands de la cour de Perse pour
donner des avis h. leur souverain. Ces seigneurs n'avaient trouvé
rien de mieux que de le louer pompeusement des qualités qu'ils lui
souhaitaient et qui lui manquaient. <( 0 grand roi, que vous êtes gé-
néreux! » lui disaient-ils quand ils le trauvaient avare. C'est ainsi
(1) Reform der romischen Kirche in Haupt uni Gliedern.
170 REVUE DES DEUX MONDES.
que les évêques de Fulda, qui craignent à juste titre que le concile
ne fasse de nouveaux dogmes, qu'il ne condamne la société mo-
derne, et qu'il n'ait pas la liberté suffisante, ne se font pas faute de
dire dans leur adresse : « Jamais un concile œcuménique ne pour-
rait formuler un nouveau dogme qui ne serait pas contenu dans la
sainte Écriture et dans la tradition apostolique. Jamais un concile
œcuménique ne pourrait formuler des maximes qui seraient en op-
position avec la justice et le droit de l'état, avec les vrais intérêts
de la science et de la liberté légitime. Rien n'est moins fondé que la
crainte que le concile manque de la liberté nécessaire à ses délibé-
rations. » Pour des lecteurs de la Civiltà caUolira, le tour est in-
génieux; mais, quelque habile et révérencieuse que soit l'adresse
de Fulda, le sens en est clair : elle prend nettement parti contre
l'ultramontanisme et son programme.
L'église catholique hongroise a conservé un esprit très libéral.
Elle est plus décidée qu'aucune autre à repousser les prétentions de
la curie. Qu'on en juge par le ferme langage que tenait cet été l'un
de ses membres les plus distingués à un congrès catholique réuni à
Pesth :
« Le monde catholique est à la veille de grands événemens. Ne dissi-
mulons rien et disons ouvertement ce que chacun sait. Le monde catho-
lique est divisé en deux grands partis : l'un , libéral , qui veut marcher
d'accord avec l'état moderne , — l'autre ultramontain, qui a horreur
de la liberté de penser la plus timide. J'ai l'intime conviction que les
représentans catholiques hongrois réunis dans cette assemblée, animés
par la foi religieuse et l'amour de la patrie, n'oubliant pas que leurs
travaux intéressent l'église et le pays, — que l'histoire les jugera im
jour, se prononceront sans hésiter en faveur des idées catholiques libé-
rales.
« L'Évangile n'est nullement ennemi du libéralisme; bien plus, comme
source de l'amour éternel, comme rayon de la lumière divine, il est le
libéralisme même. Le congrès, je l'espère, exprimera hardiment et net-
tement cette idée, et ses membres, par tous leurs actes, prouveront
qu'ils entendent servir l'église et la patrie en la popularisant. Aucun
d'eux ne voudra soutenir le parti qui, cherchant à s"identiricr avec l'é-
glise, s'etïorce de prouver que celle-ci est l'ennemie jurée de l'état mo-
derne et conduit ainsi le catholicisme à sa perte. »
Dans le tableau tracé, dit-on, pour le saint-père, afin qu'il puisse
d'un coup d'œil se faire une idée de l'esprit des diverses églises,
le Portugal est mis à côté de la Hongrie comme appartenant au
parti de la résistance libérale. Nous ne savons pas bien quelle place
y occupe la France. Si l'on compte les suffrages, elle doit être
LE CONCILE DU VATICAN. 171
marquée de blanc; si on les pèse, elle doit être très mal classée
sur ce fameux tableau, car il est certain que l'élite morale et intel-
lectuelle de son haut clergé appartient à la tendance libérale, à
commencer par l'archevêque de Paris, vrai fils de la France mo-
derne qui a mérité la haine de la curie romaine. On a lu cette fa-
meuse lettre où le pontife lui reproche sa soumission aux lois de
son pays avec non moins d'acrimonie que sa résistance à l'absolu-
tis.îie romain. M. l'archevêque de Paris s'est exprimé très modéré-
ment sur le concile, mais sa personne même vaut un mandement
libéral. La faculté de théologie de la Sorbonne est demeurée fidèle
à ses glorieuses traditions. On sait le bruit qu'a fait le remarquable
livre sur le concile général et la paix religieuse, de son doyen, le
savant abbé Maret, qui discute pied à pied les affirmations de l'ul-
tramontanisme. Non content de réclamer la supériorité du concile
sur le pape, il demande la périodicité des assemblées délibérantes
de l'église. Son collègue l'abbé Gratry vient d'entrer en lice en
s'attaquant avec verve à une falsification de l'histoire due aux doc-
teurs ultramontains ; il s'agit de la condamnation prononcée par le
sixième concile œcuménique contre le pape Honorius. « Le seul fait,
dit-il dans sa première lettre, des falsifications systématiques du
bréviaire romain toujours dans le sens de la souveraineté absolue
et de l'infaillibilité séparée, ce seul fait, et il y en a d'autres, suffit
à nous interdire devant Dieu et devant les hommes, aux yeux de la
foi et de l'honneur, de rien proclamer dans ce sens de trop suspect,
puisqu'il a pour allié le mensonge. » Une tempête d'injures s'est
déchaînée à ce sujet du côté des ultramontains contre l'abbé Maret
et l'abbé Gratry. Le mandement d'adieu de M. Dupanloup a été
pour le clergé français ce qu'a été le manifeste de Fulda pour l'Al-
lemagne. En prenant aussi nettement parti contre l'opportunité du
nouveau dogme, l'évêque d'Orléans a effacé aux yeux de Rome tous
les services qu'il avait rendus, spécialement dans la campagne rela-
tive au pouvoir temporel. Ni l'âge ni de cruelles souffrances n'ont
pu amortir l'ardeur de M. de Montalembert; il est encore l'un des
plus vaillans dans son parti, et il est certainement le plus hardi-
"ment libéral. On s'en est bien aperçu en lisant la lettre qu'il a en-
voyée aux catholiques allemands pour souscrire à leur programme.
Pour M. Arnaud (de l'Ariége), qui combat depuis longtemps la pa-
pauté temporelle, le dogme de l'infaillibilité est une prétention in-
justifiable; il montre dans son livre sur V Église et la révolution la
profondeur de l'abîme creusé par les docteurs du Gesii et les ency-
cliques entre la société moderne et l'église. M. de Metz-Noblat, l'un
des membres de la ligue libérale de Nancy, exprimait en ces termes
les angoisses des consciences qui ne veulent pas séparer la liberté
172 REVUE DES DEUX MONDES.
et l'église : « que sera-ce quand personne ne pourra plus dire : Je
suis catholique, et cependant je n'aspire point à établir la domina-
tion de l'église sur l'état! » Si pour M. de Metz-Noblat la coupe est
déjà pleine, il n'est pas étonnant qu'elle ait débordé pour le père
Hyacinthe, le premier prédicateur de la chaire catholique, qui se
trouvait aux prises avec la tyrannie romaine, dont il dépendait di-
rectement par sa situation. On a beaucoup discuté ce grand acte,
qui est avant tout un grand sacrifice, surtout dans un pays latin
comme le nôtre, qui dit si volontiers vœ solis et n'admet guère les
nobles initiatives. On en a contesté l'opportunité, comme si l'heure
de la conscience n'était pas l'heure de Dieu même, comme si toutes
les raisons secondaires ne s'effaçaient pas devant le devoir d'être
fidèle à ses convictions. En tout cas, le père Hyacinthe a dit tout
haut ce que tout catholique libéral dit à mots plus ou moins cou-
verts. Son appel au Christ a été une parole décisive dont on verra
plus tard la fécondité.
Rome, on le comprend, n'est pas restée inactive dans cette pé-
riode de préparation, d'autant plus qu'elle entendait bien la faire
servir à ses desseins, qu'elle assimile d'emblée aux décrets éternels.
C'est la conviction du saint-père, qui est engagé directement par
sa foi religieuse dans le parti des zelanti les plus extrêmes. Il ne
se tient pas sur ces hauteurs sereines où le pontife d'une grande
église, comme le souverain d'un grand état, pourrait se croire obligé
de demeurer, afin d'exercer un pouvoir modérateur. Non, il agit
comme le vrai chef de l'ultramontanisme. Sans doute il en est de
lui comme de tous les chefs des partis politiques ou religieux, il
suit l'impulsion plutôt qu'il ne la donne. Les jésuites ont trouvé en
lui un soutien d'autant plus précieux qu'il est sincère. Nulle âme
n'est plus droite, plus pure. Une auréole de bonté ceint son front,
son accueil est paternel, mélangé d'autorité et de familiarité. Sa
piété est profonde, mais aussi aveugle que celle de la plus humble
paysanne de la campagne romaine. 11 a toujours agi par une sorte
d'inspiration; même aux jours de son libéralisme et de sa popu-
larité, il ne décidait l'acte le plus simple qu'après avoir consulté
son crucifix, méthode de gouvernement fort dangereuse quand il
s'agit de mesures où la raison et le jugement peuvent seuls pronon-
cer. « Il met toujours les sublimités du ciel dans las bas-fonds de la
politique, » disait de lui un de ses anciens ministres. Cette nature
mobile et ardente explique le revirement de ses opinions à la suite
du mouvement de 18Ù9. Depuis lors, Gaëte a été le Sinaï de Pie IX;
c'est à la lueur des éclairs de la révolution qu'il a cru recevoir,
comme un nouveau Moïse, les tables de la loi. Les jésuites y ont
écrit les doctrines du SyUahus, et le saint-père croit défendre Dieu
LE CONCILE DU VATICAN. 173
même en les promulguant, car il y met toute sa conscience. Il pu-
rifie en quelque sorte au feu de sa piété les calculs du Gesù, qui
sont d'un ordre bien diiïérent. Bon jusqu'à la tendresse quand sa
foi n'est pas en jeu, il est susceptible de devenir implacable pour
des motifs religieux. L'église catholique ne pouvait, dans les temps
que nous traversons, posséder un pape plus respectable et plus
dangereux. Plutôt moine exact et austère que théologien, il connaît
très médiocrement l'histoire de l'église ; aussi va-t-il droit à son
but, sans être arrêté par aucune considération : de là son interven-
tion constante et passionnée dans la préparation et dans la con-
duite du concile.
Longtemps avant le 8 décembre 1869 , le pape avait pris parti
pour la droite extrême par un bref explicite adressé à M»'" Dechamps
à l'occasion de sa brochure sur l'infaillibilité du successeur de saint
Pierre. D'ailleurs la Civilià cattolica, qui, comme nous l'avons dit,
est devenue une véritable institution pontificale organisée par l'au-
torité supérieure, donnait tous les jours la pensée de Pie IX, et c'est
avec son assentiment, si ce n'est sur son ordre, qu'elle a publié le
fameux programme qui a soulevé tant d'opposition. Le pape, aussitôt
la bulle d'indiction lancée, a envoyé aux évêques un questionnaire
qui révèle ses préoccupations, car il porte sur les moyens d'abolir
le mariage civil, les écoles laïques, sur le danger de l'introduction
des domestiques hérétiques dans les maisons pieuses et sur la pro-
fanation des cimetières, qui ne sont plus uniquement ouverts aux ca-
tholiques. Rien de plus étroit que cette consultation demandée par
la papauté à l'épiscopat du monde entier. On la voit uniquement
soucieuse de resserrer les liens de l'esclavage spirituel sans qu'au-
cune des grandes questions du temps soit seulement abordée.
Le soin principal du saint-père avant le concile a été d'organi-
ser les congrégations appelées à élaborer les décrets qui devaient
être soumis à la haute assemblée. Ces congrégations se sont distri-
bué la besogne de manière à avoir des formules prêtes sur tous les
points de la foi, de la morale sociale et de la discipline. Formées
de prélats romains et de théologiens de divers pays, elles étaient
présidées par des cardinaux et entièrement inspirées par les grands
docteurs de la Civilià cattolica. On espérait qu'elles abrégeraient
si bien la tâche du concile qu'il se bornerait à sanctionner leur tra-
vail. Les scribes du Gesii insistaient beaucoup dans leurs publi-
cations sur ce que l'excellence d'un concile pouvait se mesurer à
sa brièveté; au reste, la Civilià cattolica parlait sans détour d'en-
lever les décisions principales par acclamation. On trouve une pi-
quante révélation de ces projets dans une brochure assez naïve in-
titulée : A la veille du concile y qui a été beaucoup louée dans le
17 h REVUE DES DEUX MONDES.
camp ultramontain. « On prétend, disait assez singulièrement l'au-
teur, qu'il y a eu des évêques offusqués de ce que de simples prê-
tres aient été admis au secret des travaux préparatoires du saint-
siége, lorsqu'eux-mêmes les ignoraient. — N'auraient-ils donc pas
compris qu'il n'y a ici que l'affaire de chacun son tour, et que le
cuisinier n'est pas mieux nourri que son maître parce qu'il voit le
dîner qu'il prépare avant le maître, qui ne le voit que lorsqu'il a l'a-
vantage de le manger? Au concile, ce seront les évêques qui auront
les voix, les simples prêtres n'y auront plus de place. » Ce français
de cuisine a un sens fort clair; les congrégations romaines comp-
taient bien épargner au concile le soin de préparer lui-même ses
délibérations : c'était l'affaire du clergé inférieur. Les évêques n'au-
raient plus qu'à s'asseoir les yeux fermés à la table du festin dog-
matique qu'on leur aurait dressée. Cette fois la curie romaine a
compté sans ses hôtes. C'est qu'en effet il n'était pas possible que
ce grand mouvement des esprits au sein du catholicisme aboutît à
un silence universel. Les diverses tendances qui s'étaient heurtées
dans les débats préliminaires se sont rencontrées au concile. Une
majorité considérable est sans doute restée aux ultramontains, grâce
à l'appoint des vicaires apostoliques; mais on a vu un centre gauche
se former sous la direction des évêques allemands. Quelques prélats
anglo-américains, parmi lesquels on a surtout remarqué j'évêque
de Savaniiah, les évêques français les plus distingués, et à leur tête
M. Dupanloup, en font partie. Un peu plus à gauche siègent les
Hongrois; l'habitude qu'ils ont du latin leur donne un sérieux avan-
tage, car ils le parlent fort bien, et l'archevêque HainaM en a tiré
des accens de liberté qui ont fait frémir toute la Propagande. Toute-
fois le grand orateur de cette fraction est M. Strossmayer, évêque
de Surinam. Les portes du concile ont bien quelques fissures; elles
ont laissé passer les paroles brûlantes de l'éloquent Croate contre
les règlemens imposés au concile et les pratiques des congrégations
romaines.
11 faut reconnaître en effet que tout a été merveilleusement com-
biné pour étouffer la liberté des discussions. D'abord la disposition
de la sal'e conciliaire est si mauvaise que la plupart des orateurs
ne sont pas entendus; ensuite il n'y a pas, à vrai dire, de débat:
il n'y a guère qu'une suite de discours qui ne répondent pas les uns
aux autres et qui vont s'ensevelir dans les archives du Vatican. Rien
n'est plus gothique que toute cette procédure. Le saint-père a remis
à chaque évoque une bulle réglementaire du concile. Cette bulle a
soulevé la plus vive opposition, et un évêque hongrois s'est fait rap-
peler trois fois à l'ordre en protestant contre ces mesures inouies.
Le pape a nommé directement une commission des propositions,
LE CONCILE DU VATICAN, 175
composée intégralement des adhérens les plus passionnés de l'ul-
tramontanisme. Nulle proposition ne peut être faite sans en recevoir
l'autorisation, qui doit toujours être confirmée par le saint-père.
C'est mettre un bâillon sur les lèvres des représentans de l'église
au moment même où on les invite à délibérer sur ses plus grands
intérêis. La nomination de cinq autres commissions a été abandon-
née au concile. Deux sont insignifiantes : l'une est chargée d'exami-
ner les excuses que font valoir les évêques pour s'absenter de Rome-
l'autre, dite de conciliation, doit juger leurs diflerends. Celle-ci eût
été fort nécessaire au concile de Trente, où deux évêques se prirent
par la barbe dans un débat dogmatique. Les autres commissions
sont celles de la foi, des missions et de la discipline. Les listes étaient
faites d'avance, et la minorité en a été exclue avec un soin scrupu-
leux. On s'était arrangé d'ailleurs pour que les commissions n'eus-
sent aucune importance. En efiet, elles ne sont point charo-ées de
préparer librement les questions soumises au concile ; c'est l'affaire
des congrégations romaines. Les décrets ou scliemiita sont soumis
au concile tout entier, et ce n'est qu'en cas de dissentiment grave
que les commissions entrent en scène. On comprend combien un
tel système rend les surprises faciles. Les cardinaux présidant les
séances ont un pouvoir dictatorial, et font tout ce qu'ils peuvent
pour renfermer les discussions dans les plus strictes limites. Au
reste, toute latitude est laissée au parti ultramontain, toute liberté
est refusée au parti contraire. A peine le concile était-il ouvert, que
paraissat une décision de la congrégation de V Index qui frappait
le manifeste des opposans et interdisait la lecture de Janm alors
que la ville était inondée des produits de l'officine des jésuites. Il
y a plus, l'archevêque de Malines et M. Manning peuvent répandre
à profusion leurs attaques contre M. Dupanloup; la permission
d'imprimer est refusée à la réplique. Ainsi l'on accepiC le combat,
mais à la condition que l'adversaire soit désarmé. Les chaires de
Rome retentissent des objurgations et des anathèmes des évêques
de Poitiers et de Tulle contre le catholicisme libéral; celui-ci est
condamné au silence le plus absolu dans la ville éternelle. On a
toutes les immunités contre lui; il n'a aucun di'oit. Défense ex-
presse est faite aux évêques de se réunir par nation et de se con-
certer, ce qui assure un avantage immense à ceux qui reçoivent
leur consigne du Vatican. On dit que pour les d bats dogmatiques
les mémoires écrits seront substitués aux discours; mais le plus
grand attentat contre la liberté du concile a été la bulle affichée sur
les murs dj Rome peu de jours après l'ouverture. Cette bulle frap-
pait d'excommunication majeure tous ceux qui n'admettaient pas les
doctrines du Syllabus, ou qui contesteraient le moindre bref papal.
176 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi le saint-père tranchait d'office et d'avance une partie des ques-
tions qu'il avait l'air de soumettre au concile.
On se demande à quoi bon cette vaine représentation. M. Thiers
disait un jour avec une haute raison qu'il y a quelque chose de
pire que l'absence de parlement, c'est un parlement fictif, qui n'est
là que pour faire illusion. Telle est la grande assemblée du Vati-
can. Elle est certainement moins libre que le conseil d'état le plus
soumis. Qu'on suppose un corps législatif où l'on ne puisse faire
une seule proposition sans l'agrément du souverain, où le droit de
réplique directe n'existe pas, où les commissions soient annulées, où
l'opposition ne puisse faire entendre sa voix, où toutes les manifesta-
tions libérales soient étouffées; il serait la risée du monde. Il est triste
de penser que l'assemblée qui devait être libre entre toutes, parce
qu'elle traite de ce qui touche de plus près à la conscience, est au-
dessous du dernier des parlemens. Gomment, devant une organisa-
tion semblable, ne pas se rappeler ce mot d'un apôtre : « îà où est
l'esprit de Christ, là est la liberté? »
iNous n'essaierons pas de deviner, grâce à des indiscrétions plus
ou moins apocryphes, ce qui s'est débattu au concile depuis qu'il
est ouvert. On sait que la minorité a énergiquement discuté sur les
points de règlement et de discipline, et que le parti romain est im-
patient de lui enlever ce qu'un polémiste religieux appelait « la li-
berté du mal, » c'est-à-dire la parole. Les décrets préparés sur les
relations du pouvoir civil et de l'église dépasseraient toutes les
prévisions; ils formuleraient avec audace la tyrannie religieuse
la plus absolue. L'événament le plus grave est la pétition pour l'in-
faillibilité papale, qui suit son cours. Cette démarche prouve que la
majorité ne recule pas devant l'opposition des cent cinquante évê-
ques qui protestent dans un contre-document. On espère encore que
le concile ne tranchera pas cette dangereuse question; mais il semble
bien difficile, au point où en sont les choses, qu'il se taise, car alors
on se demanderait à quoi sert une assemblée qui prétend aux lu-
mières d'en haut, si elle ne peut trancher les problèmes ecclésias-
tiques ou dogmatiques dès qu'ils sont graves, et parce qu'ils sont
graves. Ceux qui s'applaudiraient de cette fin de non-recevoir comme
d'un triomphe se réjouiraient en définitive d'un acte équivalent à
l'abdication de Tautorité conciliaire. D'un autre côté, nous savons
ce qu'entraînerait la proclamation du fameux dogme. Aura-t-on
recours à l'équivoque, à la formule élastique? Qui tromperait -on
ainsi? Ne sait-on pas que les bulles pontificales donneraient promp-
tement un commentaire qui serait une définition précise? On parle
de la prorogation du concile comme d'un remède. Si cette proro-
gation n'était pas une dissolution ré jlle, elle ne ferait que reculer
LE CONCILE DU VATICAN. 177
et aggraver les difficultés. Une dissolution serait un aveu d'impuis-
sance dont le catholicisme contemporain pourrait ne pas se relever.
On le voit, la crise est fort grave. Elle a mis en pleine lumière l'op-
position tranchée, absolue du catholicisme libéral et de ce que
M. l'évèque d'Orléans appelle le romanisme. \oici en quels termes
M. l'abbé Gratry caractérise dans ses deux premières lettres cette
tendance, qui, ne l'oublions point, est prépondérante maintenant :
« Le mensonge profitera-t-il à Dieu, à l'église, à la papauté? Ni la pa-
pauté, ni l'église, ni Dieu, n'ont voulu le mensonge; numquid in-
diget Dcus mendacio vcstro? Aujourd'hui les courtisans de l'un des
douze apôtres, de celui qui d'ailleurs est aux yeux de tous le plus
grand, ces coui'tisans semblent dire au peuple chrétien : Il est tout,
les autres ne sont rien... Je comprends plus clairement que jamais
pourquoi notre admirable mère, la sainte église de Dieu, mère de
l'humanité, dont l'âme n'est autre chose que l'ensemble de tous les
justes qui ont toujours vécu, je comprends pourquoi notre mère
bien-aimée règne à peine, aujourd'hui encore, sur la vingtième
partie du genre humain. La raison du retard, la voici : c'est l'en-
nemi secret et intérieur qui arrête notre marche ; c'est cette école
d'erreur que je dénonce et qui n'est autre chose que l'obstacle prévu
par le Christ, — ces portes de l'enfer qui essaieront de prévaloir
contre l'église, mais qui ne pourront prévaloir. Or la vue claire de
l'ennemi, de ses œuvres et de ses démarches me remplit d'espé-
rance. Le voilà, l'ennemi caché, le voilà démasqué! »
Malheureusement cet ennemi pourrait être tout ensemble démas-
qué et vainqueur au Vatican. Que sortira-t-il de tout cela? — Il est
impossible de le prévoir; nous nous bornons à former le vœu que
jamais les hommes qui ont élevé le drapeau du libéralisme chré-
tien dans le catholicisme ne consentent à l'abaisser sous prétexte
de soumission, car ils contribueraient ainsi à faire confondre l'Évan-
gile avec une doctrine d'oppression qui répugne à toutes les con-
sciences droites; ils sacrifieraient à la fausse autorité l'honneur du
christianisme et ce qui doit être à leurs yeux le salut de la société
moderne.
Edmond de Pressensé.
ÏOME LXXXVI. — 187C. 12
ETRANGE HISTOIRE
II y a environ quinze ans, nous raconta M. C..., les devoirs de
mon service m'amenèrent au chef-lieu du gouvernement de T..., où
je dus passer quelques jours. Je trouvai un assez bon hôtel , établi
depuis six mois seulement par un tailleur juif qui s'était enrichi.
A ce que j'ai ouï dire, la maison ne garda pas longtemps sa renom-
mée, accident assez ord.naire chez nous. Alors elle était dans tout
son éclat. Les meubles neufs jouaient et craquaient la nuit; on eût
dit un feu de fde. Les draps, les nappes, les serviettes, sentaient
le savon; les planchers peints avaient une forte odeur d'huile de
chanvre, ce qui, au dire du premier garçon, gaillard fort déluré,
mais médiocrement propre, était souverain contre la propagation
des insectes. Le garçon susdit, jadis valet de chambre du prince
G..., se distinguait par l'aisance de ses manières et par son assu-
rance. Portant un habit qui n'avait pas été fait pour lui, das souliers
éculés, une serviette sous le bras, la face bourgeonnée, les mains en
sueur, il gesticulait sans cesse en lançant quelques petites phrases
insinuantes. Tout d'abord il m'avait honoré de sa protection, me ju-
geant capable d'apprécier son mérite et son usage du monde. Quant
à son avenir, c'était une âme désenchantée. — Voulez-vous savoir
notre position, me dit-il un jour, représentez-vous des harengs pen-
dus au séchoir. — Il s'appelait Ardalion.
J'eus des visites à faire aux fonctionnaires de la ville. Grâce à
Ardalion, je me procurai une calèche et un valet de pied, dépourvus
de fraîcheur et fort râpés l'un et l'autre; en revanche, le valet avait
une livrée, et la voiture des armoiries. Après mes visites officielles,
j'allai chez un ancien ami de mon père, établi à T... depuis long-
temps. Il y avait bien vingt ans que je ne l'avais vu. Il s'était marié,
il était devenu père de famille, veuf et fort riche par suite de spé-
ÉTRANGE HISTOIRE. 179
CLilations sur les fermages, c'est-à-dire qu'il prêtait aux fermiers sur
hypotlièque et à gros intérêts. « Courir des risques, c'est, dit-on, faire
acte de noblesse (1). » Au fond, il ne courait guère de risques. Tan:iis
que j'étais à causer avec lui, une jeune personne d'environ seize ans,
petite, lluette, entra dans le salon, s'avançant sur la pointe du pied,
d'un pas léger, mais un peu incertain. — C'est ma fille aînée, me
dit mon ami, ma Sophie, que je vous présente. Elle a remplacé ma
pauvre femme ; elle tient la maison et a soin de S3S frères et de ses
sœurs. — En la saluant, tandis qu'elle se glissait sur une chaise, je
pensais à part moi qu'elle ne ressemblait guère à une maîtresse de
maison et à une institutrice. Elle avait une figure tout enfantine,
rondelette, avec de petits traits agréables, mais immobiles. Ses yeux
bleus, sous des sourcils singulièrement dessinés et également im-
mobiles, regardaient avec une attention étonnée, comme s'ils aper-
cevaient quelque chose d'inattendu. Sa bouche un peu gonflée, — la
lèvre supérieure légèrement saillante, — ne souriait pas, et sem-
blait n'avoir jamais souri. Deux taches roses allongées se dessi-
naient sur ses joues délicates. De chaque côté de son front étroit
pendaient en boucles des cheveux blonds et fins. Sa poitrine se sou-
levait à peine, et ses bras se pressaient contre sa taille avec une sorte
de gaucherie rigide. Elle avait une robe bleue tombant sans plis,
comme celle d'un enfant, jusqu'à ses pieds. L'impression que pro-
duisait cette jeune personne n'était pas celle d'une nature maladive,
c'était une énigme à deviner. Pour moi, je ne la pris pas pour une pe-
tite provinci lie timide, mais je crus trouver un caractère singulier,
que je ne m'expliquais pas, qui ne m'inspirait ni attraction ni répul-
sion; seulement il me sembla que jamais je n'avais rencontré une
âme plus sincère. Une sorte de pitié, — oui, de pitié, s'éveillait en
moi en pensant à cette jeune vie déjà si sérieuse et si préoccupée.
Dieu sait pourquoi! — Elle n'est pas de ce monde, me disais-je, bien
que dans l'expression de sa figure il n'y eût rien d'idéal. Evidem-
ment M"" Sophie entrait au salon uniquement pour remplir son de-
voir de maîtresse de maison que son père lui avait attribué.
Il se mit à me parler de la vie qu'on menait à T..., de ses plaisirs
et de ses agrémens. — On y est bien tranquille, le gouverneur est un
peu mélancolique, le maréchal de la noblesse... est garçon; mais à
propos, après-demain il y a un grand bal à l'assembl e de la no-
blesse. Je vous engage à y aller. Vous y verrez de jolies personnes
et aussi toutes nos intelligences.
Mon ami, en homme qui avait étudié à l'université, aimait à se
servir d'expressions savantes. 11 les employait avec une apparence
d'ironie sous laquelle on sentait son respect pour le style élevé.
(4) Proverbe russe.
180 REVUE DES DEUX MONDES.
D'ailleurs il est reconnu que les spéculations sur les fermages déve-
loppent chez les gens, avec la solidité des principes, une tendance
à la profondeur.
— Oserai-je vous demander si vous irez à ce bal? dis-je à M""* So-
phie. J'avais envie d'entendre le son de sa voix.
— Papa doit y alier, et je l'accompagne. — Sa voix était douce,
lente, elle prononçait les mots comme si elle n'avait pas complète-
ment compris.
— Permettez-moi, en ce cas, de vous inviter pour la première
contredanse. — Elle baissa la tête en signe de consentement, mais
sans m'honor r du moindre sourire.
Je pris congé un instant après, et je me rappelle l'effet singulier
que produisit sur moi son regard attentif qui me suivait; involon-
tairement je me retournai , croyant qu'il y avait derrière moi quel-
qu'un ou quelque chose.
De retour à l'hôtel, où m'attendaient l'éternelle julienne, les cô-
telettes aux petits pois et une gelinotte brûlée, je dînai à la hâte;
puis, assis sur mon divan, je m'abandonnai à mes pensées. Elles
roulaient sur l'énigmatique Sophie; mais Ardalion, qui venait de
desservir, s'expliqua ma méditation à sa manière. — Il y a bien
peu de distractions dans cette ville-ci pour messieurs les voyageurs
qui passent, dit- il de son air dégagé en époussetant le dos des fau-
teuils avec une serviette sale, occupation, comme on sait, ordinaire
aux domestiques civilisés; — bien peu de distractions! — Et une
grosse pendule à cadran blanc et chiffres violets semblait appuyer
de son tintement monotone la remarque d' Ardalion, et répéter après
lui : — Bien peu! bien peu! — Pas de concerts, continua-t-il, pas
de théâtres... (Il avait voyagé hors de son pays avec son maître,
peut-être même était-il allé à Paris; c'est pourquoi il savait bien
qu'il ne faut pas dire kiatr comme les paysans). — Pas de bals ni
de soirées parmi messieurs de la noblesse; rien de tout cela! (Il
s'arrêta un moment, probablement pour me permettre de remar-
quer la pureté de son style.) On ne se voit guère, chacun reste sur
son perchoir comme une chouette. Où peuvent aller messieurs les
voyageurs? Nulle part en vérité.
Ardalion me jeta un regard oblique. — Écoutez donc, reprit-il
après un instant de silence, si par hasard vous vous trouviez en dis-
position de... — Il me regarda de nouveau en dessous, mais pro-
bablement il ne me trouva pas dans la disposition qu'il fallait. Le
garçon civilisé se dirigea vers la porte, fit mine de réfléchir, puis,
se retournant, s'approcha de moi, et, penché à mon oreille, il me
dit avec un sourire enjoué : — Si monsieur voulait voir des morts?
Je le regardai avec stupéfaction. — Oui, continua-t-il à voix
basse, nous avons ici un homme pour cela. Mon Dieu, c'est un pau-
ETRANGE HISTOIRE. 181
vre garçon, sans lettres, et pourtant il fait des choses extraordi-
naires. Si par exemple on se présente à lui et qu'on veuille voir
n'importe quel défunt de sa connaissance, il vous le montre tel quel.
— Comment cela?
— C'est son secret, car bien que ce soit un homme qui n'a pas
étudié, à vrai dire, qui ne sait pas dire deux,... il a la foi, il est
fort dans les choses divines. Les marchands ont beaucoup de res-
pect pour lui.
— Est-ce qu'on sait cela dans la ville?
— Ceux qui en ont besoin le savent; mais pourtant, à cause de
la police, on y fait des façons, parce que, on a beau faire, ces
choses-là sont défendues, et pour les gens du peuple... cela fait du
scandale. Les gens du peuple, la j^opulace,.,. vous savez, cela finit
toujours par des coups de poing.
— Vous a-t-il fait voir des morts? demandai-je à Ardalion. Je
n'aurais pas osé tutoyer un mortel aussi distingué.
Ardalion baissa la tête. — Oui, il m'en a fait voir. Il m'a montré
mon père comme s'il était vivant.
Je le regardai avec attention. Il souriait et jouait avec sa ser-
viette; il soutenait mon regard avec condescendance, mais aussi
avec fermeté. — Cela est fort curieux, m'écriai-je enfin. Est-ce que
je pourrais faire la connaissance de cet homme-là?
— Ce n'est pas impossible, mais il faut d'abord commencer par
la maman. C'est une vieille femme respectable, qui vend des pommes
en plein air sur le pont. Si vous voulez, je la préviendrai.
— Oui, faites-moi ce plaisir.
Ardalion toussa dans sa main. — Et vous lui ferez un petit'ca-
deau, peu de chose s'entend, car c'est à elle, à la vieille, qu'il faut
donner. Moi, de mon côté, je lui expliquerai qu'elle n'a rien à
craindre, que vous êtes un voyageur, un homme comme il faut,
qui comprend bien que tout cela doit rester secret, et qui ne vou-
drait pas qu'il lui arrivât de la peine.
Ardalion prit son plateau d'une main, et, imprimant un balance-
ment gracieux à la fois à son épine dorsale et à ce plateau, qu'il te-
nait en équilibre sur le bout de ses doigts, il se dirigea vers la
porte. — Ainsi je puis compter sur vous? lui dis-je comme il se re-
tirait.
— ; Ayez bon espoir, répondit-il d'une voix assurée. Voyons d'a-
bord la vieille, et nous vous rendrons réponse bien exactement.
Je vous fais grâce de toutes les pensées que me suggéra la révé-
lation du garçon de l'hôtel, j'avouerai seulement que j'attendis la
réponse avec impatience. Le soir, assez tard, Ardalion tout penaud
m'annonça qu'il n'avait pas trouvé la vieille. Pour l'encourager, je
182 REVUE DES DEUX MONDES.
lui donnai un assignat de trois roubles. Aussi le matin suivant il en-
trait dans ma chambre le sourire aux lèvres. La vieille consentait à
me voir.
— Eh! petit, cria-t-il dans le corridor. Eh! jeune artisan, arrive
ici! — Sur quoi entra un enfant de six ans, tout barbouillé de suie,
comme un chat de mars, la tête tondue, sans cheveux même par
places, portant une robe de chambre à raies toute déchirée et des
galoches à ses pieds nus. — Yois-tu, tu vas mener monsieur où tu
sais, dit Ardalion en ss tournant vers le gamin et me désignant à
lui. Quand vous serez arrivé, monsieur, voas n'avez qu'à demander
Mastridia Karpovna. — L'enfant lit entendre un petit grognement,
et nous nous mîmes en route.
Après avoir marché assez longtemps par les rues non pavées de
la ville de T..., nous nous trouvâmes dans une des plus déser.es et
des plus misérables. Mon guide s'arrêta devant une vieille maison-
nette de bois à deux étages, et, s'essuyant le nez à la manche de sa
souquenille, il me dit : — C'est ici; la porte à droite. — Je montai
le perron, j'entrai dans un petit vestibule, et je frappai à droite.
Une porte basse avec des ferrures rouillées s'entr'ouvrit, et je me
trouvai en présence d'une grosse vieille femme en casaque de cou-
leur cannelle, doublée de peau de lièvre, un mouchoir de couleur
sur la tète.
— Mastridia Karpovna? lui demandai-je.
— Avons servir, monsieur, répondit-elle d'une voix glapissante.
Soyez le bienvenu. Monsieur veut-il s'asseoir?
La chambre était encombrée d'une quantité de vieilles nippes, de
chiffons, de coussins, de matelas, de sacs, si bien qu'il n'était pas
facile de s'y retourner. Le soleil y entrait à peine par deux petites
fenêtres couvertes de poussière; dans un coin, derrière un tas de pa-
niers posés les uns sur les autres, sortait un bruit étrange. On sou-
pirait, on geignait. Etait-ce un enfant malade, un petit chien?...
Je m'assis, et la vieille se tint debout devant moi. Son visage était
jaune, presque diaphane et comme de cire. Ses lèvies avaient dis-
paru, et l'on ne reconnaissait sa bouche, perdue au milieu de ses
rides, qu'à une fente transversale. Une mèche de cheveux blancs
s'échappait de dessous son mouchoir de tête. Quoique profondé-
ment enfoncés sous son front proéminent, ses yeux gris, bordés de
rouge, brillaient comme des charbons. Son nez, pointu comme une
alêne, flairait l'air sournoisement.
— Oh! oh! ma commère, me dis-je à moi-môme, tu es une fine
mouche, toi!
Elle sentait légèrement l'eau-de-vie.
Je lui exposai le but de ma visite, dont elle devait d'ailleurs être
ÉTRANGE HISTOIRE. 183
déjà prévenue. Elle m'écouta en clignotant des yeux, tandis que
son nez semblait s'allonger comme le bec d'une poule qui va pico-
ter un grain de blé.
— Oui, oui, me dit-elle enfin, Ardalion Matveïtch nous a dit
comme cela... que monsieur aimerait à voir ce que sait faire notre
enfant... Seulement c'est que nous craignons...
— Quant à cela, lui dis-je en l'interrompant, vous pouvez; être
bien tranquille... Je ne suis pas un mouchard.
— Oh ! mon petit père, que nous dites-vous là? s'écria la vieille.
Qui est-ce qui oserait penser pareille chose d'un monsieur comme
vous? Et puis, à propos de quoi nous moucharder? Est-ce que nous
aisons quelque chose de mal? Mon pauvre enfant, monsieur, n'est
pas de ceux qui voudraient faire ce qu'il ne faudrait pas,... ni se
mêler de vilaines sorcelleries... Ah! Dieu garde, et la très sainte
mère de Dieu! (Ici la vieille se signa trois fois.) Dans tout le gouver-
nement, il n'y en a pas un pour jeîiner et prier comme lui, mon-
sieur. Même c'est pour cela qu'il a obtenu cette grâce-là... Que
voulez-vous? ce n'est pas œuvre de ses mains; cela vient d'en haut,
mon doux monsieur... Oui...
— Eh bien! lui dis-je, c'est affaire conclue. Quand pourrai-je voir
votre fils?
La vieille se remit à clignoter des yeux, et deux fois tira d'une
de ses manches son mouchoir de poche pour le remettre dans
l'autre manche. — C'est que, monsieur, voyez-vous, monsieur, nous
avons peur...
— Mastridia Karpovna, veuillez prendre ceci, lui dis-je en lui
donnant un assignat de dix roubles.
De ses doigts tordus et gonflés, pareils aux serres charnues d'un
hibou, la vieille saisit le billet et le fourra dans sa manche; puis,
après avoir fait mine de réfléchir, elle se frappa les genoux de ses
mains, comme si elle prenait une résolution soudains.
— Viens-t'en ici ce soir, mon cher monsieur, me dit-elle, non
plus de sa voix ordinaire, mais d'un ton plus grave et plus solennel,
l'as dans cette chambre-ci, mais tu auras la bonté de monter au
second. A gauche, il y a une porte, ouvre-la, et tu entreras, mon
bon monsieur, dans une chambre vide, et dans cette chambre^ tu
verras une chaise. Assieds-toi sur cette chaise et attends, et, quoi
que tu voies, ne dis pas un mot et ne fais rien. Et ne t'avise pas
de causer avec mon fils, parce que... il est trop jeune, et avec cela
il tombe du haut mal. Il est facile de l'effrayer... Il tremble, il
tremble comme un poulet,... pauvre petit!
Je regardais Mastridia. — Vous dites qu'il est tout jeune; mais,
s'il est votre fils...
— Fils de l'âme, mon petit père, fils de l'âme! J'en ai beaucoup
184 REVUE DES DEUX MONDES.
d'orphelins, moi, ajouta-t-elle en faisant un signe de tête dans la
direction du coin où j'avais entendu geindre. Hélas! seigneur mon
Dieu, très sainte mère de Dieu ! Et vous, mon petit père, mon bon
monsieur, je vous en prie, avant de venir, ayez la bonté de penser
un petit peu fortement à. n'importe qui de vos défunts parens ou
amis, qu'ils puissent avoir le royaume des cieux! Repassez un peu,
à part vous, vos défunts, et celui que vous aurez choisi, ayez-le bien
dans la tête, tenez-le bien, pour quand mon petit garçon viendra.
— Faudra-t-il dire à votre fils la personne que...?
— Du tout, du tout, mon petit père, pas un mot! Il saura bien
découvrir clans vos pensées ce qu'il lui faudra. Seulement mettez-
vous bien dans l'esprit la personne défunte, et puis à votre dîner
buvez un petit peu de vin,... un verre, deux, trois verres. Le vin
ne gâte jamais rien. — La vieille sourit, se lécha les lèvres, et,
portant la main devant sa bouche, laissa échapper un soupir.
— Ainsi à sept heures et demie, lui dis-je en me levant.
— Sept heures et demie, mon petit père, monsieur, me répondit
avec assurance Mastridia Karpovna.
Je rentrai à mon hôtel. Je ne doutais pas qu'on ne me préparât
quelque mystification; mais comment s'y prendrait-on, voiià ce qui
excitait ma curiosité. Je n'échangeai que quelques mots avec Arda-
lion. — A-t-elle consenti? me demanda-t-il en fronçant le sourcil,
et sur ma réponse affirmative il s'écria: « C'est un ministre que cette
vieille! » Selon le conseil du ministre, je me mis à passer en revue
les morts de ma connaissance, et après une assez longue méditation
mon choix s'arrêta sur un vieillard^^mort depuis longtemps, un Fran-
çais qui avait été mon précepteur. Ce n'était pas une attraction par-
ticulière pour le personnage qui me le fit choisir, mais c'était une
figure originale, n'ayant aucun rapport avec celles de ce temps-ci,
et qu'il était impossible de contrefaire. Il avait une tête énorme, en-
tourée de cheveux touffus, blancs, peignés en arrière, avc'c d'épais
sourcils noirs, un nez crochu et deux verrues lilas au milieu du front.
Il portait un habit vert à boutons de métal poli, un gilet rayé à
revers droits, un jabot et des manchettes. — S'il me montre mon
vieux Deserre, me disais -je, je conviendrai qu'il est réellement
sorcier.
A dîner, selon le conseil de la vieille, je bus une bouteille de
Lafitte, premier choix, au dire d'Ardalion, ayant un fort goût de
liège brûlé et laissant au fond du verre un épais précipité de bois
de Campêche.
Exactement à sept heures et demie je me trouvais devant la mai-
son de l'honorable Mastridia Karpovna. Tous les volets étaient fer-
més, mais la porte était ouverte. J'entrai dans la maison, je grim-
pai un escalier branlant, et au second étage, ayant ouvert la porte
ÉTRANGE HISTOIRE. 185
à gauche, comme la vieille me l'avait recommandé, je me trouvai
dans une chambre assez grande, mais démeublée, faiblement éclai-
rée par une chandelle posée sur l'enseuillement de la fenêtre. En
face de la porte, contre la muraille, était une chaise de paille. Je
mouchai la chandelle, je m'assis sur la chaise et j'attendis.
Les dix premières minutes passèrent assez vite. Dans cette chambre,
il n'y avait absolument rien pour attirer l'attention; mais au moindre
petit bruit que j'entendais, je regardais la porte. Le cœur me bat-
tait. Après les dix premières minutes, dix autres encore, puis une
demi-heure, trois quarts d'heure..., rien ne bougeait. De temps en
temps je toussais, afin d'avertir de ma présence. Je commençai à
frapper du pied ; l'impatience me gagnait. Etre mystifié de cette
manière n'était pas mon compte. L'envie me vint de me lever, de
prendre la chandelle et de descendre... Je regardai la chandelle
dont la mèche allongée s'était recouverte d'un gros champignon,
et en tournant mes regards vers la porte je frissonnai involontaire-
ment... Un homme debout s'appuyait contre cette même porte. Il
était entré si vite et si doucement que je n'avais rien entendu.
Il avait une simple capote bleue ; il était de taille moyenne et
assez robuste en apparence. Les mains derrière le dos et avançant
la tête, il me regardait fixement. La faible lumière de la chandelle
ne me permettait pas de bien distinguer ses traits ; je n'apercevais
qu'une masse de cheveux en désordre, retombant sur son front, de
grosses lèvres tordues et des yeux presque blancs. J'allais lui adres-
ser la parole quand je me rappelai l'injonction de Mastridia, et je
n'ouvris pas la bouche. L'homme me regardait toujours fixement,
et moi je le regardais de même, quand, chose étrange, tout d'un
coup, je me sentis saisi par un mouvement de peur, et, involontai-
rement docile à la leçon qui m'avait été faite, je me mis à penser à
mon vieux précepteur. Toujours mon homme était devant la porte,
respirant péniblement comme celui qui gravit une montagne ou qui
porte un fardeau; mais ses yeux semblaient s'élargir et se rappro-
cher de moi, et je me sentais mal à l'aise sous ce regard inflexible,
lourd et menaçant. Par momens, ses yeux s'allumaient intérieure-
ment d'un feu sinistre, tel que j'en avais remarqué dans l'œil d'un
lévrier prêt à piller un lièvre, et, tel qu'un lévrier, mon homme
s'attachait à suivre mon regard lorsque j'essayais un crochet, c'est-
à-dire quand je détournais les yeux.
Je ne saurais dire combien de temps cela dura : une minute,
peut-être un quart d'heure; lui, toujours me regardant fixement,
moi, toujours plus mal à l'aise, effrayé et pensant à mon Fran-
çais. Deux ou trois fois j'essayai de me dire : Quelle bêtise, quelle
comédie! Je voulus rire, hausser les épaules... Non, ma volonté
s'arrêtait comme figée^ je ne trouve pas d'autre terme pour expri-
186 REVUE DES DEUX MONDES.
mer ce qui se passait en moi. Je me sentais captivé, enchaîné. Tout
à coup mon homme quitta la porte et fit un pas ou deux vers moi,
puis il me sembla qu'il sautait à pieds joints et se rapprochait
encore... puis encore, puis encore... Ses yeux menaçans restaient
obstinément fixés sur les miens, tandis que ses mains demeuraient
croisées derrière son dos et qu'il respirait toujours plus fortement.
Ces sauts me semblaient ridicules; mais ma terreur n'en devenait
pas moindre, et en même temps, ce que je ne puis m'expliquer, je
me sentais pris de somnolence. Mes paupières se fermaient... Cette
figure aux cheveux ébouriffés, aux yeux blanchâtres, parut se dé-
doubler devant moi... et aussitôt disparut... Je frissonnai. 11 était de
nouveau entre la porte et moi, et toujours plus près... Puis encore il
disparut... comme dans un brouillard... Un instant après, je le
revoyais... Plus rien... Encore, le voilà, et plus près, toujours plus
près!... et sa respiration étranglée, devenue une espèce de râle-
ment, tombait sur moi. De nouveau un brouillard confondit tout, et
de ce brouillard je vois sortir des cheveux blancs peignés en arrière
et la tête de mon vieux précepteur. Oui, voilà ses verrues, ses
sourcils noirs, son nez crochu; voilà son habit vert, ses boutons de
métal, son gilet rayé et son jabot!... Je poussai un cri, et me levai
de ma chaise... Le vieillard avait disparu, et à sa place je voyais
l'homme à la redingote bleue. Il se dirigeait en chancelant vers
la muraille, s'y appuya de la tête et des deux mains, et, râlant
comme un cheval qui corne, il s'écria d'une voix sourde : — Du
thé! — Aussitôt Mastridia, venue je ne sais d'où, courut à lui :
— Vasinka, Vasinka! lui dit-elle en essuyant précipitamment la
sueur qui coulait à flots de son front et de ses cheveux. J'allais
m'approcher quand d'une voix déchirante ells s'écria : — Mon cher
monsieur, mon père chéri, ne le tuez pas! allez-vous-en, pour l'a-
mour du Christ! — J'obéis. Elle, se tournant vers son fils : — Mon
père nourricier, ma petite colombe, lui disait-elle pour le calmer,
tout de suite tu auras du thé, tout de suite. Et vous, mon petit père,
allez chez vous prendre une petite tasse de thé. — Je sortis.
De retour à l'hôtel, je suivis le conseil de Mastridia et me fis ap-
porter du thé. J'étais fatigué, abattu. — Eh bien, me demanda
Ardalion, vous y êtes allé? vous avez vu?
— On m'a montré quelque chose, répondis-je, que..., je l'avoue,
je n'attendais pas.
— C'est un homme d'une grande sagesse, dit Ardalion en posant
le samovar... Les marchands ont pour lui la plus grande considé-
ration.
Dans mon lit, en méditant sur mon aventure, je m'imaginai y
trouver une explication. Cet homme sans doute possédait un pou-
voir magnétique considérable. Agissant sur mes nerfs par des moyens
ÉTRANGE HISTOIRE. 187
à moi inconnus, il avait réveillé l'image de mon précepteur d'une
manière si vive et si précise que j'avais cru qu'elle s'offrait à moi,
que je l'avais devant les yeux... La science connaît ces rriétastaseSy
ces déplacemens de sensations. Fort bien; mais la force qui pro-
duit de pareils effets demeure toujours un mystère inexplicable. —
J'ai beau faire, pensai-je, j'ai vu de mes yeux mon vieux précepteur
qui est mort.
Le lendemain était le jour du bal à l'assemblée de la noblesse.
Le père de Sophie passa chez moi, et me rappela l'invitation que
j'avais faite à sa fille. A dix heures du soir, j'étais à mon poste avec
elle au milieu d'une salle fort éclairée, dansant des contredanses
françaises au grondement terrible d'une musique militaire. Il y
avait énormément de monde, beaucoup de dames, et d'assez jolies
femmes; mais la palme entre toutes appartenait à ma compagne,
bien qu'il y eût dans sa physionomie quelque chose de bizarre. Je
remarquai que ses paupières ne s'abaissaient que très rarement, et
que l'expression de franchise de ses yeux rachetait à peine ce qu'ils
avaient d'étrange; mais elle était bien faite, et tous ses mouvemens
étaient gracieux, quoique timides. Lorsqu'on valsant sa taille se
cambrait et qu'elle penchait son col délicat sur son épaule droite,
comme pour s'éloigner de son cavalier, on n'aurait pu imaginer rien
de plus jeune et de plus chaste. Elle était tout en blanc, avec une
croix de turquoises attachée par un ruban noir.
Je l'invitai pour la mazurka et j'essayai de causer avec elle, mais
elle me répondait par monosyllabes et comme à regret; en revanche,
elle écoutait avec attention et ses traits exprimaient cet étonnement
pensif qui m'avait intrigué la première fois que je l'avais vue. Pas
l'ombre de coquetterie dans toute sa personne; jamais un sourire,
et ces yeux fixés imperturbablement sur ceux de son interlocuteur,
— ces yeux qui, dans ce moment même, semblaient voir autre
chose que ce que tout le monde voyait... Étrange créature! A la fin,
ne sachant comment l'intéresser, l'idée me vint de lui raconter mon
aventure de la veille.
Elle m' écouta avec une curiosité évidente; mais, contre mon
attente, elle ne montra aucune surprise à mon récit, et me demanda
seulement si l'homme ne se nommait pas Vassili. Je me rappelai
que la vieille l'ava't appelé devant moi Vasinka. — Oui, répon-
dis-je; il s'appelle Yassili; le connaîtriez-vous?
— 11 y a ici un saint homme nommé Vassili, dit-elle. Je pensais
que ce devait être lui.
— La sainteté n'a rien à voir ici, répliquai-je; c'est un effet du
magnétisme, un fait intéressant pour les docteurs et les naturalistes.
J'essayai de lui exposer ce que c'est que cette force particulière
qu'on appelle le magnétisme, au moyen de laquelle la volonté d'un
188 REVUE DES DEUX MONDES.
individu est soumise à celle d'un autre individu, etc.; mais, à dire
la vérité, mes argumens un peu confus ne parurent faire aucune
impression sur elle. Sophie m'écoutait, laissant tomber sur ses ge-
noux ses mains croisées, qui tenaient un éventail. Elle était ab-
solument immobile, aucun de ses doigts ne remuait, et il me sem-
blait que toutes mes paroles rejaillissaient loin d'elle comme si elles
fussent tombées sur une statue de marbre. Elle les comprenait, mais
il était évident qu'elle avait ses idées à elle, bien arrêtées et iné-
branlables.
— Vous n'admettez pourtant pas les miracles? m'écriai-je à la fin.
— Assurément je les admets, répondit-elle tranquillement. Gom-
ment ne pas admettre les miracles? Est-ce que l'Évangile ne nous
dit pas qu'avec de la foi, autant qu'un grain de sénevé, on peut re-
muer les montagnes? Qu'on ait de la foi, et on fera des miracles.
— Il faut qu'il y ait peu de foi dans ce temps-ci, répondis-je, car
on n'entend pas parler de miracles.
— Il y en a pourtant; vous-même en avez vu. Non, la foi n'a pas
disparu aujourd'hui, mais le commencement de la foi...
— Le commencement de la sagesse, interrompis-je , c'est la
crainte de Qieu.
— Le commencement de la foi, continua- t-el le sans se troubler,
c'est l'abnégation, l'humilité...
— L'humilité aussi? lui demandai-je.
— Oui, l'humilité ! L'orgueil, l'arrogance, la présomption, voilà
ce qu'il faut détruire, ce qu'il faut déraciner. Vous parliez tout à
l'heui'e de la volonté,... il faut aussi qu'elle soit brisée.
J'enveloppais de mon regard toute la figure de cette jeune fille
qui prêchait ainsi. — La petite ne badine pas, me disais-je à moi-
même. — Je regardai nos voisins de la mazurka : ils m'observaient,
et il me sembla que mon étonnement les amusait. Un d'eux me
souriait d'un air sympathique, et semblait me dire : — Eh bien !
n'avons-nous pas notre demoiselle phénomène? Nous la connais-
sons, allez.
— Et vous, mademoiselle, repris-je, avez-vous essayé de briser
votre volonté ?
— Chacun est tenu de faire ce qui lui paraît la vérité, répondit-
elle d'un ton un peu dogmatique.
— Permettez-moi de vous demander, repris-je après un moment
de silence, si vous croyez possible d'évoquer les morts?
Sophie secoua doucement la tête. — Il n'y a pas de morts!
— Gomment, il n'y en a pas?
— Il n'y a pas d'âmes mortes. Elles sont immortelles et peuvent
toujours paraître, si elles veulent. Elles sont sans cesse autour de
nous.
ÉTRANGE HISTOIRE. 189
— Comment? Supposez-vous, par exemple, qu'à côté de ce ma-
jor de garnison au nez rouge il peut se trouver une âme immor-
telle?
— Pourquoi pas? La lumière du soleil éclaire bien son nez, et la
lumière du soleil, de même que toute lumière, vient de Dieu. Et
que signifient les apparences? Pour celui qui est pur, il n'y a rien
d'impur. Seulement il faut trouver un maître, trouver un guide.
— Permettez, permettez, dis-je, non sans un peu de méchan-
ceté; vous voulez un guide... Votre confesseur, à quoi vous sert-il
donc?
Sophie me regarda froidement. — Je crains que vous ne veuillez
vous amuser à mes dépens. Mon confesseur me dit ce que je dois
faire, et moi, j'ai besoin d'un guide qui me montre lui-même, par
son exemple, comment on se sacrifie.
Elle leva les yeux au plafond. Ce visage de jeune fille, avec cette
expression de rêverie immobile, d'extase profonde et continuelle, me
rappelait les madones de Raphaël..., pas celles de sa dernière ma-
nière, qui ont toutes mes préférences. — J'ai lu quelque part, con-
tinua-t-elle sans se tourner vers moi et presque sans remuer les
lèvres, qu'un grand seigneur voulut être enterré sous le seuil d'une
église, afin que tous ceux qui entreraient le foulassent aux pieds...
Voilà ce qu'il faut faire de son vivant...
Boum! boum! tarararara! Les instrumens de cuivre retentirent.
J'avoue que notre conversation au milieu d'un bal était fort excen-
trique. Involontairement elle éveillait en moi des pensées... d'une
nature entièrement opposée à la dévotion. Je profitai d'une invita-
tion faite à ma dame dans une des figures de la mazurka pour
laisser tomber notre discussion quasi théologique. Un quart d'heure
après, je ramenais M"*" Sophie à son père, et le surlendemain je
partis. Bientôt l'image de cette jeune personne au visage enfantin,
à l'âme impénétrable comme le marbre, s'effaça de ma mémoire.
Deux ans se passèrent, et cette image se reproduisit encore; voici
comment. Je causais avec un de mes camarades qui revenait d'une
tournée dans la Russie méridionale. 11 avait passé quelques jours à
T... et me donnait des nouvelles de ce pays. — A propos, s'écria-
t-il, tu connais sans doute V... G... B...?
— Parfaitement.
— Et sa fille Sophie, tu la connais aussi?
— Je l'ai vue deux fois.
— Figure-toi qu'elle a pris la clé des champs.
— Comment cela?
— Oui. Voilà trois mois qu'elle a disparu et qu'on n'a plus- de ses
nouvelles. Et le plus drôle, c'est que personne ne peut dire avec
190 REVUE DES DEUX MONDES.
qui elle s'est enfuie. Impossible de rien découvrir ! Pas le moindre
soupçon. Elle avait refusé tous les partis. C'était la modestie, la ré-
serve personnifiée. Voilà mes prudes et mes dévotes ! C'a été un
scandale diabolique dans tout le gouvernement de T... Son père
est au désespoir... Et quel besoin avait-elle de se faire enlever? Son
père aurait fait tout ce qu'elle aurait voulu. C'est incompréhensible!
Tous les lovelaces du gouvernement..., pas un ne manque à l'appel.
— Et on ne l'a pas encore rattrapée?
— Comme si elle était tombée à l'eau. Une jolie fdie à marier de
moins, voilà qui est triste!
Cette nouvelle me surprit fort; elle bouleversait toutes les idées
que je m'étais faites sur Sophie B...; mais il arrive tant de choses
singulières!
Pendant l'automne de cette même année, mon service m'obligea
d'aller dans le gouvernement de S..., sur la route de T..., comme
on sait. Par un temps pluvieux et froid, les rosses de la poste ti-
raient à grand'peine mon léger tarantas dans la boue d'une route
effondrée. La journée avait été, il m'en souvient, des plus malheu-
reuses. Trois ibis nous nous étions embourbés jusqu'au moyeu. Mon
cocher, à chaque pas, me jetait dans une ornière, et quand, à force
de crier et de jurer, il en était dehors, il retombait aussitôt dans
une autre plus profonde, si bien que le soir, arrivant harassé au
relais, je résolus de passer la nuit dans la maison de poste. On me
conduisit dans une chambre où je trouvai un vieux divan cie bois,
un parquet tout de travers, une tenture en papier toute déchirée.
Cela sentait I3 qvas^ la vieille natte, l'oignon et même la térében-
thine. Les mouches s'y ébattaient en immenses essaims; pourtant
on y était à l'abri de la pluie, qui pour lors tombait à seaux. Je dis
qu'on m'apportât un samovar, et, assis sur le divan, je m'aban-
donnai à ces pensées couleur... non de rose, familières à tous ceux
qui voyagent en Russie. Elles furent interrompues par un grand
bruit dans la salle commune, dont ma chambre n'était séparée que
par une mince cloison. C'était un grincement aigu de ferrailles sem-
blable au frottement d'une chaîne , mais il était dominé par une
rude voix d'homme criant à tue-tête: — Dieu bénisse tous les habi-
tans de ce logis ! Dieu bénisse ! Dieu bénisse ! Amen ! amen ! Arrière,
Satan ! — La voix traînait la dernière syllabe de chaque mot d'une
façon presque sauvage; puis j'entendis un profond soupir et comme
un corps très pesant qui tombait sur un banc en faisant résonner
la chaîne.
— Akoulina! servante de Dieu, viens-t'en, reprit la voix. Re-
garde : misère et bénédiction! Ha, ha, ha! Pouah! Seigneur mon
Dieu, seigneur mon Dieu, seigneur mon Dieu! (On eût dit un diacre
au chœur.) Seigneur Dieu , souverain de mon cœur! pardonne à
ÉTRANGE HISTOIRE. 191
mes méfaits. Oh ! oh ! oh ! Pouah ! Fi ! et bénis cette maison à la sep-
tième heure!
— Qu'est-ce que cela? demandai-je à l'hôtesse, qui m'apportait
le samovar.
— Ah! mon Dieu, répondit-elle en chuchotant avec empresse-
ment, c'es^ un saint homme de Dieu. Il n'y a pas longtemps qu'il
est venu dans notre pays; il a bien voulu visiter ma maison, et par
un temps comme celui-ci! il ruisselle, mon bon monsieur, c'est
comme une rivière,... et les chaînes qu'il porte,... c'est une pitié!
— Bénis Dieu, bénis Dieu, recommença la voix. Akoulina, Akou-
lina-Akoulinouchka, mon amie! où est notre paradis?... notre pa-
radis de beauté? Au désert, notre paradis... notre doux paradis...
Que cette demeure, pour étrenne de ce siècle, reçoive la paix!...
Oh! oh! oh! — La voix murmura quelques mots incompréhensibles,
et tout d'un coup, après un bâillement prolongé, j'entendis comme
un rire enroué. Ce rire semblait involontaire, et chaque fois qu'il
s'était produit, l'homme crachait avec indignation, comme s'il se
reprochait son accès de gaîté (1).
— Hélas! mon Dieu! dit l'hôtesse en se parlant à elle-même avec
beaucoup d'émotion, Etienne, mon mari, n'est pas ici! Voilà un
malheur ! Il dit des choses si consolantes, et moi, pauvre femme, je
n'y comprends rien. — Elle sortit en hâte.
Il y avait une fente à la cloison, j'y mis l'œil et je vis un « in-
nocent (2) » assis sur un banc et me tournant le dos. Je ne voyais
qu'une tête énorme, grosse comme mi chaudron à bière, des che-
veux hérissés, un large dos voûté, couvert de haillons rapiécés et
ruisselant d'eau. A genoux en face de lui, sur l'aire de terre battue,
était une femme d'apparence maladive, portant une casaque mouil-
lée, et sur la tête un mouchoir foncé qui lui retombait sur les yeux.
Elle faisait tous ses efforts pour ôter les bottes de l'innocent; mais
ses doigts glissaient sur le cuir détrempé et couvert de boue. La
maîtresse de la maison, les maius croisées sur sa poitrine, contem-
plait avec béatitude le saint homme, qui continuait à grommeler
des phrases inintelligibles.
Enfm la femme parvint à lui ôter ses bottes, mais peu s'en fallut
qu'elle ne tombât à la renverse. Sans s'arrêter, elle se mit à défaire
les bandes de toile qui couvraient, au lieu de bas, les pieds de l'in-
nocent. Il avait une plaie sur le cou-de-pied... Je quittai ma fente
avec dégoût.
(1) Coutume s-upcrstitieuse des Slaves. Après son rire involontaire, le fou crache,
comeie indigné contre lui-même pour avoir cédé à une instigation du diable.
(2) Yourodivyi, un fou par dévotion, qui mène une vie errante en sMmposant de
rudes pénitences. Le peuple accorde un respect religieux à ces êtres que Dieu a tou-
chés, et qui méprisent tous les biens terrestres.
192 REVUE DES DEUX MONDES.
— Est-ce qu3 vous ne prendriez pas une petite tasse de thé, mon
bon père? lui demanda humblement la maîtresse de poste.
— De quoi s'avise-t-elle? répondit l'innocent; choyer une gue-
nille pécheresse... oh! oh! oh! J'en voudiais briser tous les os, et
elle... du thé!... Oh! oh! ma respectable bonne dame, Satan est
fort chez nous... Sur lui tombe le froid, sur lui la famine, et les
cataractes du ciel, les pluies qui transpercent; mais il vit toujours...
Souviens-toi du jour de l'intercession delà mère de Dieu! Tu verras
ce qui t'arrivera... Tu verras!...
L'hôtesse poussa un léger soupir d'étonnement.
— Seulement écoute-moi. Donne tout, donne ta tête, donne ta
chemise... On ne demande pas : donne toujours! parce que Dieu te
voit. Lui faut-il beaucoup de temps pour éparpiller ton toit? Il t'a
donné, le bienfaiteur t'a donné du pain... Mets-le dans le poêle...
Oui, il voit tout, tout... Tu sais bien, l'œil dans le triangle (1). A qui?
L'hôtesse se signa à la dérobée sous son fichu.
— Vieil ennemi, dur comme dia-mant! s'écria tout à coup le
malheureux insensé : dia-mant! dia-mant! — Et il grinçait des dents
avec fureur. — Vieux serpent! Mais Dieu ressuscitera, oui, il ressus-
citera et il dispersera ses ennemis... Je réveillerai les morts... Je
marcherai sur son ennemi... Ah! ah! ah! — Pouah!
— N'auriez-vous pas un peu d'huile, demanda une auti-e voix que
j'entendais cà peine. Je voudrais en mettre sur sa plaie... J'ai sur
moi un linge propre.
Je regardai de nouveau à la fente. La femme était toujours occu-
pée de la jambe de l'innocent. — C'est la Madeleine, me dis-je.
— Tout de suite, tout de suite, ma colombe, dit l'hôtesse. — Et
elle courut à ma chambre prendre avec une cuiller l'huile de la
lampe allumée devant les images.
— Quelle est la femme qui l'accompagne? lui demandai-je.
— Nous ne savons pas, mon petit père, qui elle est; mais elle fait
son salut... Peut-être que c'est pour ses péchés; mais lui, quel
saint homme que c'est!
— Akoulinouchka, ma chère enfant, ma fille bien-aimée,... reprit
l'innocent, et tout à coup il fondit en larmes. Sa compagne, tou-
jours à genoux devant lui, leva les yeux...
— 0 ciel ! me dis-je, où donc ai-je vu ces yeux-là?
L'hôtesse rentra avec l'huile. La femme acheva le pansement, et,
se relevant, demanda s'il serait possible d'avoir place dans un gre-
nier avec un peu de foin... Vassili ISikititch aime beaucoup à cou-
cher sur le foin.
— Gomment donc ! certainement, répondit l'hôtesse. Venez-volis-
(1) L'œil CL'lestc, qui se trouve dans un triangle sur la plupart des images grecques.
ÉTRANGE HISTOIRE. 193
en, mon petit père, dit-elle à l'innocent. Séchez-vous, reposez-
vous. — Le fou en geignant se leva lentement du banc où il était
assis. La chaîne qu'il portait se mit à tinter, et comme il se re-
tournait pour chercher les saintes images, je vis sa figure en plein,
tandis qu'il faisait de grands signes de croix du revers de sa main.
Je le reconnus h l'instant; c'était ce Vassili qui m'avait fait voir
mon défunt précepteur. Ses traits avaient peu changé, mais son
expression était encore plus sauvage, encore plus farouche. Ses
joues pendantes étaient couvertes d'une barbe hérissée. Ses haillons
pleins de fange, sa mine hideuse, inspiraient plus de dégoût que
de terreur. II continuait ses signes de croix tout en promenant un
regard stupide sur le sol, dans les coins de la chambre; il avait l'air
d'attendre quelque chose.
— Vassili jNikititch! dit sa compagne en le saluant humblement.
Il releva la tête, et, essayant de faire un pas, chancela et faillit tom-
ber. Elle s'avança aussitôt et le soutint en lui prenant le bras. La
voix, la taille de cette femme, indiquaient qu'elle était jeune; mais
il était impossible de voir son visage.
— Akoulinouchka, mon amie !... dit l'insensé en traînant la voix
et en ouvrant une bouche énorme; en même temps il se frappait la
poitrine et faisait entendre un long gémissement qui semblait venir
du fond de l'âme. Tous les deux sortirent en suivant l'hôtesse.
Je demeurai quelque temps encore sur mon dur canapé à réflé-
chir sur C3 que je venais de voir. Mon magnétiseur avait fini par
devenir un innocent. Voilà où l'avait conduit ce pouvoir qu'il était
impossible de méconnaître en lui.
Le matin, je voulus me mettre en route; la pluie n'avait pas cessé,
mais je ne pouvais m' arrêter plus longtemps. Sur le visage de mon
domestique, qui m'apportait de quoi me faire la barbe, je remar-
quai une sorte de sourire sardonique contenu, dont je savais bien la
cause. A coup sûr, il venait d'apprendre quelque chose d'extraordi-
naire et qui n'était pas à la gloire des maîtres. Évidemment il était
impatient de m'en faire part.
— Eh bien ! lui dis-je enfin, qu'y a-t-il?
— Monsieur a vu l'innocent d'hier?...
— Oui, eh bien?
— Et sa compagne, monsieur l'a vue aussi?
— Oui.
— C'est une dame... de la noblesse.
— Allons donc!
— Comme j'ai l'honneur de vous le dire. Des marchands de T...
ont passé par ici et l'ont reconnue. Ils Ont nommé sa famille; seu-
lement j'ai oublié comment ils l'appellent.
TOME lAXWI. — 1870. 13
19A REVUE DES DEUX MONDES.
Il me sembla qu'un éclair passait devant mes yeux. — L'inno-
cent est-il encore ici? lui demandai-je.
— Oui, il n'est pas encore parti. Mon gaillard est là sous la porte
qui leur sert un plat de son métier. Il leur en conte de belles, il sait
ce que cela lui rapporte. — Mon domestique appartenait à cette
classe de serviteurs éclairés dont Ardalion faisait partie.
— Et la demoiselle est avec lui?
— Oui, elle fait aussi son service.
Je sortis sur le perron et vis l'innocent. Il était assis au-dessous
de la porte sur un banc qu'il tenait à deux mains, dandinant à
droite et à gauche sa tête baissée comme une bête féroce en cage.
Les touffes épaisses et crépues de ses cheveux allaient et venaient,
ainsi que ses grosses lèvres pendantes, d'où sortait un murmure
étrange et qui ne ressemblait pas k la voix humaine. Sa compagne
cependant se lavait la figure à un seau suspendu près du puits.
Elle n'avait pas encore remis son mouchoir de tête, et achevait sa
besogne à quelques pas de la porte, se tenant sur une petite planche
au-dessus de la mare au fumier. Je la regardai, et, maintenant
qu'elle était tête nue, je frappai des mains d'étonnement. Sophie
B... était devant moi ! Au bruit, elle se retourna et fixa sur moi ses
yeux bleus immobiles comme autrefois. Elle était bien changée. Le
hâle avait donné à son teint une nuance uniforme de jaune rou-
geâtre, son nez s'était effilé, ses lèvres s'étaient rétrécies. Cepen-
dant elle n'était pas devenue laide, mais à son ancienne expression
de rêverie et d'étonnement s'en joignait une nouvelle : c'était un air
de résolution, presque de hardiesse et d'enthousiasme concentré.
Sur ce visage, plus la moindre trace de grâce enfantine.
Je m'approchai. — Sophie Vladimirovna, m'écriai-je, est-ce vous
dans ce costume et dans cette compagnie?...
Elle frissonna, me regarda encore plus fixement comme pour re-
connaître qui lui adressait la parole ; mais, sans me répondre un
mot, elle courut à son compagnon.
— Akoulinouchka, bégaya l'innocent avec un profond soupir, nos
péchés, nos péchés...
— Yassili Nikitltch, partons tout de suite, tout de suite, entendez-
vous? lui dit-elle, tout en jetant d'une main son mouchoir sur sa
tête, tandis que de l'autre elle soulevait le coude de l'insensé.
Allons, Yassili Nikititch, ici il y a du danger!
— Je viens, je viens, ma petite mère, répondit l'innocent avec
soumission, et, portant tout son corps en avant, il se souleva de
son siège. — Seulement il faudrait quelque chose pour attacher la
bonne petite chaîne.
Je courus après Sophie, je me nommai, je la suppliai de m' écou-
ter, d'entendre un mot seulement. Je cherchai à la retenir en lui
ETRANGE HISTOIRE.
195
disant que la pluie qui tombait à Ilots pourrait lui faire le plus
grand mal, ainsi qu'à son compagnon. Vainement je lui parlai de
son père... Une animation méchaute, impitoyable, s'était emparée
d'elle. Sans faire la moindre attention à mes paroles, ses lèvres ser-
rées, la respiration entrecoupée, elle pressait son compagnon tout
ahuri, lui adressait à voix basse quelques mots d'un ton impérieux,
l'entourait d'un bras et de l'autre soutenait sa chaîne. En un in-
stant, elle lui avait enfoncé sur les yeux une mauvaise casquette
d'enfant, lui avait mis son bcâton à la main, elle-même avait jeté la
besace sur son épaule,... et déjà ils étaient sur la route. Je n'avais
pas de droit pour l'arrêter, et d'ailleurs qu'aurais-je pu faire? Elle
entendit mon dernier appel désespéré et ne tourna pas la tête. Sou-
tenant son saint homme, elle s'avançait à grands pas sous une pluie
battante, au milieu de la boue noire qui couvrait la route. Un in-
stant, je suivis les deux figures de Sophie et du fou au milieu du
brouillard; à un tournant, ils disparurent, et je ne les revis plus.
Je rentrai dans ma chambre consterné, abasourdi. Je ne pouvais
comprendre qu'une jeune fille bien élevée, riche, abandonnât ainsi
sa maison, sa famille, ses amis, renonçât à toutes ses habitudes, à
tout le bien-être de l'existence, et pourquoi? Pour courir après un
vagabond imbécile et s'en faire la servante! Impossible de s'ar-
rêter un instant à l'idée qu'une passion capricieuse, un amour dé-
naturé eût été le mobile de sa résolution. Il suffisait de regarder
l'ignoble figure de son saint homme pour rejeter une pareille sup-
position. Non, Sophie était restée pure, et, comme elle me l'avait
dit une fois, pour elle, il n'y avait rien d'impur. Je ne comprenais
pas son coup de tête, mais je ne la condamnai pas, de même que
je ne condamne pas d'autres jeunes âmes qui se sont sacrifiées à ce
qu'elles croyaient la vérité, à ce qu'elles croyaient leur vocation. Je
regrette sa fuite insensée, mais je ne puis lui refuser ni une certaine
admiration, ni même mon respect. Elle était sincère quand elle me
parlait d'abnégation et d'humilité..., et, pour elle, penser et agir
c'était même chose. Elle avait cherché un directeur, un guide, et
elle l'avait trouvé... mais où, grand Dieu!
Elle avait voulu subir l'humiliation, elle avait voulu être foulée
aux pieds... Plus tard, j'ai entendu dire que sa famille l'avait enfin
retrouvée et que la brebis perdue était rentrée au bercail ; mais elle
n'y demeura pas longtemps et mourut bientôt en silence, avec son
secret.
Paix à ton cœur, pauvre être incompréhensible! Vassili Nikititch
probablement promène encore sa folie. Ces gens-là ont une santé de
fer.
Iv. TOURGUENEF.
LES
CONDITIONS DE LA VIE
CHEZ LES ETRES ANÎME8
L
Les conditions d'existence auxquelles les êtres sont soumis offrent
une diversité prodigieuse, en harmonie avec la diversité môme des
formes animales. Il y a en effet entre l'organisation, les particula-
rités de séjour, les aptitudes, les mœurs, les instincts, l'intelligence
des êtres, des relations intimes qui appellent l'étude profonde, et
après l'étude — la méditation. On sent que cette étude est la voie
sûre pour conduire à l'interprétation juste de la plupart des phé-
nomènes de la vie et à l'idée saine du plan dd la création. La possi-
bilité de s'arrêter avec fruit sur un tel sujet date presque d'hier; elle
ne pouvait venir qu'après la multitude de recherches scientifiques
poui-suivies jusqu'à notre époque. Il est donc utile de présenter un
rapide aperçu des phases par lesquelles on a dû passer avant de
voir se manifester les vues que nous voulons exposer.
En tout pays, chez les peuples primitifs connue chez les nations
policées, la plus vague contemplation du monde animé a permis de
reconnaître des conditions d'existence imposées par la nature aux
divers représentans de la création. Tandis que les caractères les
plus apparens, les traits d'organisation les plus remarquables res-
tent inaperçus des observateurs superficiels, les principales apti-
tudes et le séjour des êtres les plus répandus n'échappent à per-
sonne. Les premiers hommes ont remarqué qu'il y avait des créatures
LES CONDÏTIONS DE LA VIE. 197
en qualqae soî'te attachées à la terre, d'autres douées de la faculté
de se mouvoir dans l'air, d'autres enf-ii destinées à vivre dans l'eau.
Animaux terrestres, aériens, aquatiques, voilà les seules distinctions-
avant tout examen un peu attentif. Dans le spectacle de la nature,
rien ne frappe plus vivement l'esprit humain que les circonstances
de la vie.
L'idée presque naïve qui fait concevoir de grands rapports entre
\:is êtres les plus dissemblables, s'il y a quelque analogie dans cer-
taintîs facultés et dans le séjour, s'enracine si profondément qu'elle
persiste en préseiice de notions bien suffisantes pour la faire aban-
(onner. Les exemples abondent. Autrefois, pour tous les yeux qui,
avec une sorte de terreur superstitieuse, considéraient les chauves-
souris pendant leurs rapides évolutions nocturnes, ces animaux,
ayant la faculté de voler, devaient être des oiseaux. A une époque à
laquelle déjà des connaissances scientifiques étaient acquises, les
ignorans n'étaient plus seuls à suivre cette opinion. Les chauves-
souris ont le corps couvert de poils, elles ont des dents, elles mettent
au monde des petits vivans, elles allaitent leurs jeunes, en un mot
elles réunissent tous les caractères essentiels des animaux terrestres
habituellement désignés sous le nom de quadrupèdes. Des hommes
instruits de ces faits par l'observation continuent néanmoins, comme
les ignorans, à voir dans les chauves-souris des oiseaux d'une forme
étrange ou tout au moins des êtres qui tiennent à la fois des oiseaux
et des quadrupèdes. Au xvi* siècle, Belon, le naturaliste voyageur,
Scaliger, le célèbre érudit, se contentaient de ce genre d'apprécia-
tion. Un sentiment aussi mal fondé se prononce bien plus énergique-
ment encore à l'égard des dauphins et des baleines; la persistance
à regarder ces habitans des mers comme des poissons cède avec une
peine extrême devant la notion exacte des traits les plus caractéris-
tiques de leur organisme. Comme à la condition de séjour commune
aux dauphins et aux poissons se joignait une assez grande ressem-
blance dans la forme générale du corps , on résista beaucoup avant
de reconnaître la vérité. On n'ignorait pas que les baleines et les dau-
phins sont des animaux à sang chaud, les poissons des animaux à
sang froid, que les uns ont une respiration aérienne, les autres une
respiration aquatique, que les premiers, véritables mammifères,
fournissent du lait; malgré tout, les baleines et les dauphins, vivant
dans l'eau, semblaient ne pouvoir être que des poissons.
Si l'attention s'arrête le plus volontiers sur les conditions de sé-
jour, elle est ensuite captivée par des aptitudes séduisantes. Sans
avoir étudié, on a de tout temps admiré la construction du cygne
et des autres oiseaux de la même famille si heureusement appro-
priée à leur mode de natation. Sans plus d'efforts, on a remarqué
198 REVUE DES DEUX MONDES.
que les poissons réalisent par la forme de leur corps et par leurs
nageoires les conditions les plus favorables pour se mouvoir dans
l'eau. On n'a pas eu besoin de recherches pour apprendre que les
ailes de l'oiseau et de l'insecte sont les instrumens qui permettent
à ces animaux de se soutenir dans l'air et de traverser des espaces
plus ou moins considérables. A toutes les époques, les ailes ont
été pour les hommes un objet d'envie, un idéal. En imagination, il
existe des anges, et ces créatures célestes à forme humaine portent
des ailes. S'élever en peu d'instans à de grandes hauteurs, franchir
avec rapidité de vastes étendues, se dérober d'une façon presque
soudaine à ceux que l'on veut fuir, tomber à l'improviste en cer-
tains endroits pour y découvrir des choses secrètes ou charmantes,
sont des désirs qui ont agité bien des cœurs.
Quelques-uns des traits généraux de la nature ont été inévitable-
ment sensibles dans tous les âges aux yeux des hommes les moins
enclins à se livrer à de hautes spéculations; seulement rien n'était
compris. Les premiers qui conçurent la pensée d'écrire l'histoire
des animaux demeuraient sous l'empire des idées régnantes, ils
s'arrêtaient aux apparences, qui suffisent pour satisfaire l'esprit de
simples contemplateurs; mais vint le jour où des naturalistes son-
gèrent à dresser une sorte d'inventaire de la nature. Alors de la •
nécessité de donner de chaque animal un signalement propre à le
faire reconnaître naquit la préoccupation de saisir des particularités
de conformation communes à un plus oU moins grand nombre d'es-
pèces, sans désormais beaucoup s'inquiéter du genre de vie. On
commença de s'apercevoir que des créatures très rapprochées par
les caractères de leur organisation peuvent avoir des mœurs et un
régime alimentaire fort différons. Cette vérité entrevue, on était loin
cependant d'avoir une conception nette des formes typiques aux-
quelles se rattachent les êtres animés. Aussi ce fut un événement
lorsque George Cuvier, plus instruit que ses devanciers, découvrit
« qu'il existe quatre formes principales d'après lesquelles tous les
animaux semblent avoir été modelés. » Cette nouvelle clarté reçut
bientôt tout l'éclat imaginable par les observations d'un professeur
de Saint-Pétersbourg, travaillant et méditant sans souci des opi-
nions plus ou moins acceptées. Il était arrivé à cet invesligateur pa-
tient et habile de constater que les caractères des êtres dans leur
état d'embryons assuraient les divisions naturelles reconnues par
Cuvier, et dont il y avait seulement à rectifier les limites. D'un autre
côté, d'heureuses inspirations écloses dès les premières années de
notre siècle imprimaient aux recherches une direction particulière-
ment favorable aux progrès de la science. Des comparaisons faites
avec méthode procuraient la certitude que tous les représentans de
LES CONDITIONS DE LA VIE. 199
chacun des grands types zoologiqiies sont construits d'après un
même plan fondamental, que les différences portent simplement sur
la configuration des parties, sur le degré de développement ou de
perfection, sur l'appropriation à des usages variés : vérité admirable
peu à peu dégagée de l'obscurité, puis défendue contre de vieux er-
remens avec une sorte d'enthousiasme excité par le sentiment d'une
grande cause à gagner pour l'esprit humain. Avec des succès mêlés
de quelques revers dus à l'absence de connaissances encore suffisam-
ment précises, on apportait chaque jour davantage les preuves que
tous les animaux vertébrés, mammifères, oiseaux, reptiles, pois-
sons, ont les mêmes organes situés dans des rapports constans, que
tous les animaux articulés, insectes, arachnides, crustacés, dérivent
d'un seul plan primordial. Pour les vertébrés, la démonstration est
venue en grande partie des efforts de Geoffroy Saint-Hilaire; pour les
articulés, elle a été faite par Savigny.
A partir de ce moment, il devint presque facile de comprendre la
raison de la configuration ou du degré de développement de di-
verses parties de l'organisme, et d'avoir la signification d'un chan-
gement dans les formes. Un guide d'une sûreté incomparable était
donné aux investigateurs. Sous l'impression de la joie bien légitime
que faisaient éprouver le succès obtenu et plus encore l'idée grande
et philosophique qui avait dominé dans la recherche des parties de
même nature, ou, suivant l'expression actuelle, des parties homo-
logues chez des animaux aussi différons que les poissons, les rep-
tiles et les mammifères, on se demanda si Vunité de composition ne
s'étendait pas au règne animal tout entier. Il y eut ainsi quelques
tentatives pour assimiler les organes de l'insecte à ceux de l'animal
vertébré; elles ne furent pas heureuses. Les organes ne conservent
ni les mêmes rapports, ni les mêmes situations chez ces deux types;
c'est en s' attachant exclusivement à des caractères de structure et
à la fonction des parties qu'il est possible d'arriver h une sorte
d'assimilation.
L'idée exacte de la constitution générale des animaux s'étant fait
jour, les études d'anatomie, convenablement dirigées, cessaient d'a-
voir pourimique objet la configuration des organes; elles devaient
tendre à l'interprétation des modifications de l'organisme, à la dé-
termination du rôle des parties , à la découverte du mécanisme des
appareils. Sous l'inspiration de ces vues, les résultats obtenus ont
été immenses, et la science a grandi avec une merveilleuse rapi-
dité. D'autre part, l'étude intime des tissus a mis en lumière ce fait
important, que les élémens primitifs présentent les mêmes carac-
tères essentiels chez tous les êtres animés. Par des expériences ha-
bilement conduites sur les animaux vivans, des fonctions de diffé-
200 REVUE DES DEUX MONDES.
rentes parties de l'organisme, qu'on n'aurait sans doute jamais
soupçonnées à l'aide de tout autre mode de recherche, ont été mises
en évidence. Les investigations sur les phases successives du déve-
loppement des animaux, en montrant pour tous une origine iden-
tique, en révélant les détails les plus curieux sur les changemens
qui se produisent dans les organes et dans les conditions d'exis-
tence d'une foule d'espèces, en apportant les comparaisons les plus
instructives entre les états permanens et les états transitoires d'une
infinité d'êtres, ont ouvert de nouveaux horizons à la philosophie.
Ainsi nous sommes arrivés à une époque où la science, riche de
vérités solidement établies, a pris un caractère de grandeur des plus
remarquables. A l'aide des moyens si variés dont les investigateurs
ont usé, on est assuré de faire encore de belles et nombreuses dé-
couvertes, de compléter bien des connaissances restées imparfaites,
de parvenir à de nouvelles généralisations; mais une vue différente
de celles qui, jusqu'à présent, ont servi de guide aux naturalistes,
commence à se manifester, promettant de porter au plus haut de-
gré nos ressources dans l'investigation des phénomènes de la vie.
Lorsque, seule, l'étude comparative des instrumens ne suffira plus
pour éclairer sur le but de certaines modifications, pour expliquer la
raison de divers changemens dans les formes, dans les dispositions,
dans le développement excessif ou dans l'atrophie de quelques par-
ties, lorsque à son tour la recherche expérimentale, nécessairement
condamnée à se mouvoir dans des limites assez restreintes, devien-
dra impuissante, les ressources de l'esprit scientifique ne seront pas
épuisées. Il restera encore à suivre ce que l'on pourrait appeler l'ex-
périence de la nature. En un mot, c'est de l'observation constante
des coïncidences entre tous les détails de l'organisation et les cir-
constances de la vie de chaque animal qu'il faut attendre la solution
des plus grands problèmes de l'histoire naturelle. Rien dans l'or-
ganisme, semble- t-il, n'existe sans un rôle à remplir. A cette règle,
on entrevoit une seule exception; des parties dépendantes des té-
gumens fort développées chez des mâles et absentes chez leurs
femelles ne sont probablement autre chose que des ornemens.
La conformité de séjour et d'aptitude n'est plus aujourd'hui pour
aucun zoologiste le signe assuré de ressemblances fondamentales,
et cependant, par suite de cette tendance que nous avons signalée,
elle conduit encore parfois à de graves erreurs d'appréciation. Une
des choses les plus admirables de la nature, c'est l'extrême diver-
sité obtenue d'un fonds commun, diversité qui, chez les êtres, se
manifeste à la fois dans leurs caractères et dans les circonstances de
leur vie. Une variabilité de conditions d'existence souvent grande
chez les espèces d'un même groupe naturel, une sorte de répétition
LES CONDITIONS DE LA VIE. 201
de conditions analogues chez des espèces de groupes plus ou moins
dissemblables, portent cette diversité aux plus lointaines limites
imaginables. De là les appropriations exclusives des caractères im-
portans de l'organisme.
Par un exemple qui sera compris sans peine, l'idée du rapport qui
existe entre les particularités de conformation et le genre de vie sera
rendue plus précise. Chacun a entendu parler de ces distinctions
d'oiseaux granivores et d'oiseaux insectivores appartenant à une
science qui n'est plus de notre temps. Le moineau, le pinson, le
chardonneret, sont réputés des granivores, — les fauvettes, les berge-
ronnettes, des insectivores, malgré leur régime moins exclusif qu'on
le supposait autrefois. Tous ces oiseaux offrent absolument la même
conformation générale; les caractères qui les fout distinguer au
premier coup d'œil, comme la forme du bec, sont d'ordre tout à fait
secondaire, et témoignent simplement d'adaptations à des circon-
stances biologiques quelque peu différentes. D'autres espèces d'oi-
seaux, presque sœurs par les mœurs et de parenté éloignée par l'en-
semble de l'organisation, présentent des traits superficiels analogues
qui trompent aisément les observateurs enclins à se fier à l'apparence.
Tout le monde sait distinguer les petites hirondelles : hirondelle de
fenêtre, hirondelle de cheminée, hirondelle de rivage, et la grande
hirondelle ou martinet; mais tout le monde aussi, sans en excepter
beaucoup de naturalistes, se persuade que tous ces oiseaux, appelés
d'un nom commun, appartiennent à la même famille. Il n'en est rien
cependant; les petites hirondelles ont la conformation des moineaux,
et, presque seules, des appropriations à un genre de vie un. peu
particulier font la différence. La grande hirondelle est tout autre-
ment construite, et nous montre une remarquable parenté avec ces
charmans oiseaux de l'Amérique méridionale qu'on appelle les co-
libris. Petites hirondelles et grande hirondelle, représentans de
deux types des mieux caractérisés, se nourrissent également d'in-
sectes qu'elles doivent happer pendant le vol; alors elles ont égale-
ment un bec petit, large à la base et fendu jusqu'au-dessous des
yeux; également destinées à parcourir les airs avec rapidité et k
franchir de grands espaces, elles ont également les pennes de
leurs ailes d'une longueur exceptionnelle. Ainsi les espèces d'une
infinité dégroupes naturels, offrant des dissemblances plus ou moins
grandes dans leur genre de vie, se font remarquer par des particu-
larités très apparentes, mais d'ordre secondaire, qui leur donnent
les aptitudes nécessaires à des conditions d'existence déterminées;
des espèces de groupes tout à fait distincts peuvent donc se res-
sembler par quelques traits superficiels, signes certains d'appro-
priations soit à un régime, soit à des habitudes analogues. L'étude
202 REVUE DES DEUX MONDES.
des êtres, poursuivie d'une manière comparative dans tous les dé-
tails de leur organisation et dans tous les actes de leur vie, peut
seule conduire sûrement à distinguer ce qui est général de ce qui
est particulier, et, comme but suprême, à reconnaître les grandes
lois de la nature. La route est à peine tracée, et l'on voit en per-
spective l'interminable série de conquêtes qui viendront successi-
vement accroître le domaine de la science. Si tout encore devait se
borner à apprécier les relations de l'organisme et des circonstances
de la vie, à acquérir une certitude même avant l'observation directe
à l'égard des habitudes d'un animal d'après la seule considération
de sa conformation, ou à l'égard de particularités organiques d'a-
près des aptitudes reconnues, le résultat serait déjà immense; mais
au-dessus d'un tel résultat s'élève la question des instincts, de
l'intelligence, du sentiment, dans leurs rapports avec l'organisme,
— la psychologie, appuyée sur des faits capables d'être démontrés
par l'observation et l'expérience, et par la comparaison, cette pré-
cieuse source de lumière.
Dans cet ordre d'idées, nous avons à nous préoccuper des faits
dont l'explication sera fournie par les données de la science ac-
tuelle et des sujets qui, pour être bien compris, réclament des re-
cherches d'un nouveau genre. Au milieu d'un champ aussi vaste,
nous devons nécessairement nous arrêter à un petit nombre d'exem-
ples , — choisis parmi les plus frappans et les plus instructifs , — et
négliger les choses de science tout à fait vulgaire. Il y aurait peu
d'utilité à s'inquiéter des membres convertis en rames pour la nata-
tion et en organes pour le vol, ou des dents en harmonie avec le
régime et les appétits, rien n'ayant été plus souvent cité par les
naturalistes pour montrer leur puissance de déduction. Dans cette
étude, dont les limites doivent être restreintes, nous ne chercherons
pas à insister à l'égard de l'homme sur des coïncidences du genre
de celles que nous nous proposons d'examiner chez divers animaux.
Pour avoir un terme de comparaison, il nous suffira de remarquer
que l'homme, doué d'une intelligence fort supérieure à celle de
toutes les autres créatures, possède des avantages physiques aussi
prononcés dans l'attitude de son corps et dans la forme de sa main,
cet incomparable instrument naturel. L'instrument étant donné,
doivent être donnés instinct et intelligence capables de le mettre
en usage et d'en tirer tout le parti possible. C'est là une vérité ab-
solument générale, destinée à sortir éblouissante de l'observation et
par-dessus tout de la comparaison des faits, et qu'il est nécessaire
d'avoir sans cesse devant les yeux.
LES CONDITIONS DE LA VIE. 203
IL
Comme nous voulons examiner en premier lieu quelques animaux
de diverses classes, remarquables par des particularités de leur
conformation extérieure et en même temps par des aptitudes spé-
ciales, il nous paraît bon d'appeler l'attention sur un mammifère
fort étrange : l'aye-aye ou chiromys de Madagascar.
Après avoir parcouru la Chine et les Indes orientales durant les
années l77/i à 1780, Sonnerat, un voyageur français, aborde sur
la côte occidentale de cette grande terre de Madagascar, si intéres-
sante par ses productions naturelles. Les indigènes lui amènent un
animal gros comme un chat et couvert d'une épaisse toison; ils le
voyaient eux-mêmes pour la première fois, et ils exprimaient leur
surprise en répétant aye, aye. Sonnerat, confondu d'étonnement
aussi bien que les Malgaches, tentait vainement de rattacher ce
mammifère à un type connu ; il lui trouvait des rapports de phy-
sionomie tout à la fois avec les écureuils, les makis et les singes. Par
un singulier caprice, le naturaliste voyageur désigna le curieux ani-
mal par l'exclamation qui avait énergiquement frappé ses oreilles,
et le nom a été conservé.
L'aye-aye, dont l'activité ne se manifeste que pendant la nuit,
a de gros yeux arrondis comme ceux des hiboux et des chats-huans.
Il est doux, craintif, dormant tout le jour, la tête cachée entre les
jambes et la queue repliée par-dessus. A ces traits s'ajoute une
chose plus extraordinaire et tout à fait unique : les deux pieds de
devant, qui ressemblent un peu à la main des singes, ont des doigts
assez épais et garnis de poils ; un seul de ces doigts , celui du mi-
lieu, est nu, tout grêle, et doué de la faculté de se relever et d'agir
d'une manière très indépendante des autres ; on croirait à une dif-
formité. C'est ici que se révèle d'une façon saisissante un rapport
entre un détail de conformation, des conditions d'existence singu-
lières et un instinct très particulier. Sonnerat eut en vie, pendant
deux mois, un mâle et une femelle qu'il nourrissait avec du riz
cuit, dont ils se contentaient faute de mieux et sans doute au dé-
triment de leur santé. Ils se servaient pour manger, rapporte notre
voyageur, de leurs deux doigts grêles comme les Chinois se servent
de baguettes. Cette remarque n'aurait pas jeté beaucoup de lumière
sur le véritable usage de ce doigt grêle, si l'on n'avait été éclairé par
des renseignemens obtenus des habitans de Madagascar, et depuis
peu par les observations de quelques voyageurs. L'aye-aye se nour-
rit en partie d'insectes, recherchant les plus volumineux et les plus
délicats, les larves qui vivent dans les troncs et les branches d'ar-
204 REVUE DES DEUX MONDES.
bres. Souvent les arbres sont fissurés, et il est possible d'atteindre
les larves qui les rongent et de les arracher de leur retraite ; mais
les fissures, étant étroites, ne livrent passage qu'à un instrument
bien mince. Pour l'aye-aye, l'instrument est son doigt grêle. Avec
l'instrument, l'animal ne peut manquer d'avoir h son service des
sens, un instinct, une intelligence propres à le conduire au but dé-
terminé. En effet, il a des yeux dont la pupille, extrêmement dila-
table, donne largement accès à la pâle lumière du crépuscule ou de
la lune, et lui permet d'errer la nuit au milieu des forêts sans la
moindre difficulté. Il a des oreilles qui dénotent une grande finesse
de l'ouïe, et, à n'en pas douter, il distingue le bruit léger d'une
larve occupée k ronger le bois. Il apporte aux nécessités de sa re-
cherche une intelligence surprenante : on peut le voir frapper un
tronc ou une branche d'arbre de son ongle, en un mot recourir à la
percussion pour reconnaître s'il existe une cavité capable de loger
une larve. Doué d'un odorat subtil, l'aye-aye s'assure de la qualité
des alimens. Le docteur \inson, à qui nous devons d'intéressantes
observations sur les animaux de l'île de Madagascar, rapporte qu'un
aye-aye en captivité ne voulait pas de toutes les larves indistincte-
ment, et les reconnaissait en les flairant. Le curieux mammifère,
apparenté aux makis par l'ensemble de ses caractères, possède un
système dentaire analogue à celui des rongeurs. Aimant ces fruits
du tropique remplis d'une pulpe savoureuse, avec ses puissantes
incisives il en entaille la dure enveloppe, introduit son doigt grêle
par l'ouverture qu'il a pratiquée, et, approchant sa bouche de l'ori-
fice, il fait couler la substance pulpeuse. Lorsqu'une main est fati-
guée, il se sert de l'autre main.
Est-il possible de voir une créature mieux faite pour vivre dans
des conditions étroitement déterminées, et dont la singularité des
habitudes réponde d'une manière plus complète aux singularités de
conformation? Le célèbre naturaliste de l'Angleterre, M. Richard
Owen, auteur d'une belle étude sur le chiromys de Madagascar, a
trouvé ici de puissans argumens pour réfuter les idées trop facile-
ment accueillies sur la mutabilité des espèces. Par ses caractères
zoologiques, l'aye-aye est un être isolé dans la création; comme les
makis, ses plus proches alliés, il habite des forêts où les insectes
fourmillent de tous côtés. Rien ne l'obligerait, pas plus que les ani-
maux du même groupe, à préférer les espèces cachées dans les troncs
d'arbres, si une destination propie, en rapport avec des instincts et
des organes particuliers, ne lui avait pas été attribuée dès l'origine.
Y a-t-il la moindre raison de supposer que l'amincissement u'un
doigt des extrémités antérieures se soit produit par un usage forcé
chez des individus d'une suite de générations qui n'avaient nul be-
Tj;S CONDITIONS Di: LA VIE. 205
soin de se soumettre à la peine pour trouver des alimens en abon-
dance ?
Les animaux fouisseurs destinés à une vie souterraine sont bien
connus sous le rapport de leurs caractères et de leurs instincts, ré-
pétés en quelque sorte chez les types les plus différens. Chacun re-
marque leur corps passablement long et à peu près cylindrique,
leurs membres antérieurs courts, larges et d'une extrême puissance.
Voyez la taupe, son corps n'offre aucune partie saillante capable de
faire obstacle à une circulation facile dans des galeries étroites; ses
pieds de devant ressemblent à de fortes mains dont la paume cal-
leuse est tournée en dehors avec des ongles larges et tranchans.
Saurait-on concevoir pour écarter et briser la terre des instrumens
d'une plus grande perfection? Le museau de l'animal, rendu résis-
tant par la présence d'un os particulier, est un boutoir agissant
comme une tarière. A ces particularités, qui expliquent si bien le
genre de vie de la taupe, s'ajoutent des sens dont le degré de déve-
loppement est en harmonie avec les conditions d'existence de ce
mammifère. Des organes de vision sont inutiles à un être condamné
à vivre dans les ténèbres; ils sont rudimentaires. Pour se recon-
naître dans de sombres réduits, un tact très fin est indispensable;
il est fourni par le museau presque nu, portant des poils raides,
disséminés. Dans un espace resserré, pour être averti d'un danger
ou de la présence d'insectes dont il s'agit de s'emparer, il est essen-
tiel d'être sensible aux moindres bruits; les organes d'audition ré-
pondent à cette exigence. En l'absence de la vue, pour être guidé
dans la recherche de sa nourriture, un odorat très subtil est de
première nécessité; l'organe olfactif est très développé. Une orga-
nisation et des instincts si bien appropriés à la vie souterraine ren-
dent à la taupe l'existence impossible dans toute autre condition.
On trouve chez un insecte des particularités de conformation, des
habitudes, des instincts si analogues à ceux de la taupe, que cet
insecte, d'après le sentiment populaire, a été appelé le taupe-
grillon. Il a un corps presque cylindrique, des pattes antérieures
refoulées vers la tête, avec les jambes prodigieusement larges et
garnies de fortes dentelures de façon à prendre une sorte f'e res-
semblance avec les pieds de la taupe. Les jambes du taupe-grillon
et les pieds de la taupe sont des organes de nature absolument dif-
férente ayant reçu une appropriation à peu près identique.
Il y a des animaux qui, parmi ceux de la même classe ou de la
même famille, n'offrent rien de plus extraordinaire qu'une particu-
larité en apparence insignifiante. La raison de cette particularité
minime est-elle trouvée, l'intérêt jaillit. Des oiseaux de la famille
de notre coucou, répandus dans les régions chaudes de l'Afrique,
206 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'Asie et de rAustralie, connus sous le nom de coucals [centro-
pus), en fourniront un exemple. On sait combien les barbes des
plumes clés ailes et de la queue sont flexibles et douces au toucher
chez les oiseaux en général. Chez les coucals elles sont au con-
traire rigides et dures comme des épines. En l'absence d'observa-
tions, on aurait peut-être cherché longtemps sans résultat à quelle
nécessité répondait cette structure des plumes, mais on a eu les re-
marques des voyageurs, et tout de suite on a saisi une merveilleuse
appropriation. Les coucals habitent de sombres forêts et se nour-
rissent d'insectes qu'ils sont obligés d'aller chercher au milieu des
lianes enroulées autour des arbres. Ces lianes sont d'une extrême
dureté; les plumes ordinaires des oiseaux seraient lacérées, déchi-
quetées au contact, celles des coucals y résistent.
Si nous voulions passer en revue les espèces d'oiseaux, pour cha-
cune d'elles nous trouverions clans les détails de conformation des
pattes les signes de certaines habitudes faciles à constater, — dans
la forme et le développement du bec l'indice d'une prédilection pour
une substance alimentaire. Sur ce sujet, on a enregistré une foule
d'observations curieuses c[u'il nous est impossible de rapporter,
Yoici cependant un exemple, pris à peu près indifféremment au mi-
lieu de beaucoup d'autres, d'un bec fort singulier, adapté à un ré-
gime très spécial, qui semble fournir un enseignement qu'il est bon
de ne point négliger. Tout le monde connaît le bec-croisé [loxia
curvirosira), cet oiseau assez joli de plumage qui hante les forêts
d'arbres verts et les plantations de pins ; son bec a les mandibules
très arquées en sens opposé et croisées vers les deux tiers de la
longueur. Il faut voir l'oiseau pourvu de ce bec étrange brisant et
épluchant les cônes résineux pour admirer la valeur d'un pareil
outil. Une modification bien simple a sufli pour créer l'instrument
au moyen duquel il attaque les pommes de pin, et cette sorte d'a-
nomalie ne se produit qu'à une épocjue tardive du développement
de l'animal. N'y a-t-il point là un motif propre à engager les natu-
ralistes qui croient à la mutabilité des espèces à tenter une pe-
tite expérience? Il s'agirait simplement d'emprisonner des becs-
croisés dans un enclos et de les priver de leur nourriture habituelle
en leur procurant en abondance les alimens recherchés par les oi-
seaux granivores. Ou les becs-croisés périraient sans se propager,
ou, par suite d'un nouveau régime, après quelques générations leur
bec aurait changé de forme, et en aurait pris une autre mieux ap-
propriée à un genre de vie différent. Si l'expérience réussissait,
notre oiseau des pins ne serait pas encore devenu un vulgaire moi-
neau ou un gros-bec ordinaire, mais au moins la théorie dont on
s'est beaucoup occupé aurait gagné un argument sérieux.
LES CONDITIONS DE LA VIE. 207
Parmi les poissons, il y a des espèces qui saisissent leur proie au-
devant d'elles ou même hors de l'eau, d'autres espèces qui cher-
chent leur nourriture dans les fonds vaseux. Chez les premières,
comme la perche, la mâchoire inférieure dépasse la mâchoire supé-
rieure; chez les dernières, c'est le contraire, la bouche est refoulée
en dessous, et souvent elle est accompagnée d'appendices charnus
propres à remuer la vase ; le barbeau en est un exemple. Ainsi par-
tout un caractère dénote des habitudes et des instincts auxquels l'a-
nimal ne peut se soustraire.
A l'égard des insectes et des arachnides, on a poussé fort loin
l'étude des coïncidences entre les mœurs et les particularités de la
conformation extérieure. L'examen des instrumens de travail chez
les espèces habiles à construire suffît aujourd'hui pour apprécier
sûrement le genre d'industrie de l'espèce. Par la considération des
appendices, on reconnaît de quelle façon et dans quelles conditions
l'animal doit se mouvoir. Dans une infinité de circonstances, de la
disposition des organes de la vue on déduit sans crainte d'erreur
l'existence d'habitudes vagabondes ou sédentaires avec une foule
de nuances. En même temps, chez les insectes et les arachnides, on
suit pas à pas, mieux peut-être que partout ailleurs, les progrès de
l'instinct et de l'intelligence avec les degrés de perfection des in-
strumens, comme l'amoindrissement de ces facultés avec la simpli-
fication des appendices.
Une condition de séjour différente de celle qui se présente ha-
bituellement à nos regards offre un intérêt considérable relative-
ment à l'appropriation des organismes aux milieux et à la question
des origines des êtres. Des animaux de diverses classes vivent
dans des endroits absolument privés de lumière; ces animaux sont
aveugles. Il y ajuste un siècle, on découvrit dans des eaux sou-
terraines de la Basse- Carniole une espèce de batracien d'assez
grande taille, 30 à 35 centimètres, d'un blanc rosé, portant des
branchies extérieures, en un mot ressemblant, avec de fortes pro-
portions, à une larve de triton ou salamandre aquatique. C'était
un animal aveugle; un zoologiste le fit connaître sous le nom de
protée serpentin [protœus serpent mus). La première idée fut que
ce batracien était entraîné dans les grottes par les eaux qui, à
l'époque des pluies, débordent des lacs de Sittich; mais cette sup-
position ne se trouva point justifiée. Les prêtées n'ont jamais été
pris que dans des eaux souterraines, et l'on s'en procure toujours
aisément dans la grotte d'Adlesberg, située sur le chemin de Vienne
à Trieste. Voilà donc une espèce d'un genre particulier, fort distinct
de tous ceux qui existent en Europe, vivant d'une manière con-
stante dans l'obscurité. Il y a dans le Kentucky, aux États-Unis,
208 REVUE DES DEUX MONDES.
une caverne profonde, la caverne du Mammouth, abondamment
pourvue d'eau. Aucune lumière n'y pénètre, c'est l'obscurité com-
plète. Un poisson habite l'eau de la caverne où nécessairement
vivent d'autres animaux et des végétaux capables de les nourrir.
Ce poisson, blanchâtre, dépourvu d'écaillés, d'une espèce qu'on
n'a jamais rencontrée ailleurs, est absolument privé de la vue;
ses yeux, à l'état rudimentaire et cachés sous la peau, sont sans
usage possible; son appareil auditif au contraire est très déve-
loppé. Le poisson du Kentucky a été appelé l'amblyopsis des ca-
vernes [(wihlyopsis spelœus), le nom de genre faisant allusion à
la cécité de l'animal. L'amblyopsis présente dans l'ensemble de sa
conformation des caractères tellement particuliers que les auteur»
par lesquels il a été le mieux étudié n'ont pu le rapporter avec
certitude à aucune des familles connues de la classe des poissons.
Quelques zoologistes, peut-être à juste titre, ont vu en lui le type
d'une nouvelle famille. M. Louis Agassiz, juge si autorisé dans
la question, voulant garder une extrême réserve, a seulement dé-
claré qu'il inclinait à le considérer comme une forme aberrante
de la famille des cyprinodontes. Le séjour de l'amblyopsis est ex-
traordinaire, ses caractères ne sont pas moins particuliers. Entre
tous les poissons, il n'est ni espèce, ni genre, ni famille même, où
l'on aperçoive pour lui une véritable parenté. En présence de ces
faits, il serait difiicile d'admettre que le poisson de la caverne du
Mannnouth n'a pas été créé pour vivre dans la condition unique où
il a été recueilli par les naturalistes.
A une époque encore peu ancienne, un entomologiste de l'Alle-
magne se mit à explorer avec soin des grottes de la Carniole, et
y découvrit des coléoptères carnassiers aveugles, fort agiles, tout
pâles, étiolés, presque transparens, ayant une taille de 7 à 8 milli-
mètres et des proportions pleines d'élégance. Ces insectes ne rappe-
laient de bien près aucune forme connue; on les désigna sous le
nom d'anophthalmes pour exprimer leur caractère le plus frappant,
l'absence des yeux. Longtemps le fait demeura isolé, mais depuis
quelques années des recherches actives, entreprises dans les grottes
de l'Ariége, des Pyrénées et de différentes parties de l'Europe et de
l'Amérique du Nord, ont procuré la découverte de beaucoup d'es-
pèces distinctes appartenant au même genre. La chasse aux anoph-
thalmes ne serait pas du goût de tout le monde. Par bonheur, les
entomologistes sont des gens résolus à braver les situations pé-
nibles et à subir bien des désagrémens pour arriver à leur but. On
pénètre dans les grottes avec des torches et l'on avance en glis-
sant sur le sol mouillé et inégal, en se heurtant aux pierres, en
s'écorchant aux aspérités. Près de l'entrée d'une grotte où l'obscu-
LES CONDITIONS DE LA VIE. 209
rite n'est pas complète, on trouve parfois une espèce d'anophthalme
ayant des yeux imparfaits, mais il faut aller plus loin pour aperce-
voir les agiles coléoptères aveugles que l'on cherche. Presque tou-
jours c'est sur une étendue assez restreinte que le chasseur saisit
ces insectes, courant sur les parois de la caverne ou blottis sous les
pierres. Aujourd'hui les anophthalmes connus sont nombreux, et,
fait digne de remarque, chaque espèce semble confinée dans une
seule grotte ou dans quelques grottes peu éloignées les unes des
autres. Si les chercheurs d'insectes aveugles étaient simplement
excités par le désir de prendre des espèces étranges et d'en parer
leurs collections, ils n'en ont pas moins servi utilement la science
en procurant des élémens qui portent à méditer sur les conditions
d'existence de certains êtres. Par leurs caractères zoologiques, les
anophthalmes ont des rapports intimes avec des coléoptères de la
même famille vivant à la lumière; mais ils ont des formes et des
proportions qui leur appartiennent tellement que l'idée d'une ori-
gine commune ne saurait venir à l'esprit d'aucun naturaliste. Les
espèces observées dans différentes grottes et dans des conditions
semblables sont parfaitement distinctes, et en trouvant chez la plu-
part d'entre elles une atrophie complète, non-seulement des yeux,
mais aussi des nerfs optiques, il est difficile de croire à autre chose
qu'à une appropriation d'organisme à un genre de vie spécial.
D'ailleurs dans les ténèbres des cavernes et des grottes profondes
il y a des animaux de plus d'une sorte; on y rencontre de petiLes
crevettes, de petites araignées, des insectes de divers genres, tous
privés d'organes de vision. 11 y a dans ces sombres réduits des es-
pèces phytophages servant, dans une certaine mesure, à la nourri-
ture des carnassiers, — et des végétaux, certains champignons, les
seules plantes connues susceptibles de se développer en l'absence de
lumière, destinés à nourrir les espèces phytophages : c'est tout un
petit monde séparé du reste du monde. L'anfractuosité d'une ca-
verne, aussi bien que le recoin le plus enchanteur, est le séjour de
nombreuses créatures qui se recherchent, se fuient, se massacrent
et s'agitent dans un perpétuel tourbillon.
Qui pourrait n'être pas entraîné à chercher par la pensée à re-
monter jusqu'à l'origine de ces êtres privés de la vue dont l'exis-
tence semble si misérable? M. Agassiz fut invité à donner son opi-
nion sur l'état primitif des animaux sans yeux de la caverne du
Mammouth. L'émineat zoologiste invoqua la nécessité d'une suite
d'ol^-servations et d'expériences pour arriver à la certitude absolue.
Il conseilla de tenter d'élever des embryons des espèces de la ca-
verne en les soumettant à des conditions différentes de celles dans
lesquelles on les trouve actuellement, et il termina par cette décla-
TOME LXXWI. — 1870. li
210 REVUE DES DEUX MONDES.
ration : « d'après tout ce que je sais de la distribution géographique
des animaux, je suis convaincu que ceux-ci ont été créés dans les
circonstances où ils vivent maintenant, dans les limites où ils se
rencontrent et avec les particularités de structure qui les caractéri-
sent aujourd'hui. » Ceux qui se'tiennent en dehors de l'observation
des faits doivent seuls être aisément portés à croire que les habitans
des cavernes, poissons, insectes ou autres, sont aveugles parce
qu'ils vivent et se reproduisent d'une manière incessante au milieu
de circonstances où l'organe de la vue ne saurait remplir son rôle.
En réalité, cette supposition n'a rien d'inadmissible d'après les lois
du développement organique : une atrophie peut se produire sous
certaines influences; mais la connaissance des conditions de la vie
strictement déterminées pour les animaux en général oblige à re-
pousser une telle interprétation k l'égard des espèces des cavernes.
On est à peu près assuré que les espèces destinées à voir le jour
périraient ou cesseraient de se propager, si elles étaient confinées
dans une atmosphère chargée d'humidité et plongées dans une obs-
curité complète. Depuis le moment où M. Agassiz a exprimé son
opinion, des espèces aveugles ont été recueillies en grand nombre;
les observations se sont multipliées, et sur un point de la plus haute
importance il ne reste pas de doute possible : les animaux des som-
bres réduits ne se rencontrent pas dans les endroits exposés à la
lumière, et beaucoup d'entre eux par leurs caractères diffèrent des
espèces clairvoyantes de façon à écarter toute idée de communauté
d'origine.
III.
Après les exemples d'appropriation des parties extérieures à des
conditions d'existence déterminées, nous devons rechercher com-
ment des parties de l'organisation interne expliquent des aptitudes
spéciales. A cet égard, les faits acquis ayant le caractère de la pré-
cision absolue ne sont pas encore aussi nombreux qu'on pourrait le
souhaiter, mais il y a lieu de beaucoup attendre des investigations
qui se poursuivent de nos jours.
En 1853, le premier hippopotame vivant que l'on ait vu en Eu-
rope depuis le temps des Romains fut introduit dans la ménagerie
du muséum d'histoire naturelle de Paris. C'était un événement, et
chacun se plaisait à observer les allures étranges de l'animal dont
les dépouilles, les descriptions et les images n'avaient pas donné
une juste idée. Le nouvel hôte du Jardin des Plantes plongeait sou-
vent dans son bassin pour reparaître bientôt à la surface de l'eau;
mais à diverses reprises l'animal fit au fond de sa baignoire des sé-
jours si prolongés, que plus d'une fois on fut pris d'inquiétude.
LES CONDITIONS DE LA VIE. 211
Comme on ne s'expliquait point alors chez un mammifère de cet ordre
la faculté de ne respirer qu'à des intervalles très éloignés, une
asphyxie semblait possible. On cessa de s'en préoccuper quand on
eut la conviction que l'hippopotame demeurait au fond de l'eau parce
que tel était son agrément, et désormais on ne douta plus de l'exis-
tence de certaines dispositions organiques propres à l'animal am-
phibie. L'occasion de les étudier s'offrit plus tard. Le premier hip-
popotame était un mâle; il vint une femelle, et de leurs relations
naquirent des enfans; plusieurs moururent, et Gratiolet, le profes-
seur dont la parole a charmé tant d'auditeurs, se livra sur eux à
une recherche sérieuse. Cette recherche a permis d'expliquer com-
ment, chez l'hippopotame, l'asphyxie ne se produit qu'après une
longue suspension de la respiration. Plusieurs remarquables dispo-
sitions des veines obligent le sang à s'accumuler sur place, à ne pas
faire un brusque retour au cœur, k ne pas arriver en grande abon-
dance aux poumons. De la sorte l'animal, soustrait à une imminente
congestion du cerveau, des yeux, des poumons et même des mus-
cles, conserve la liberté de ses mouvemens.
Les chauves-souris, les jolies petites perruches appelées les insé-
parables, d'après l'idée d'un besoin d'affection chez ces charmans
oiseaux, les agapornis des zoologistes, s'accrochent par les pattes
et dorment la tête en bas. Dans cette position, la plupart des ani-
maux seraient frappés de congestion cérébrale. Pareil accident n'est
à craindre ni pour les chauves-souris, ni pour les petites perruches.
On comprend la possibilité d'une attitude peu ordinaire chez ces
animaux dès l'instant que l'on a observé le nombre et la disposition
des valvules des veines de la tête et des parties antérieures du corps.
La différence énorme qui existe dans la puissance et la rapidité du
vol des oiseaux est bien connue. Le faisan, la perdrix, ont un vol
lourd et peu soutenu; le moineau n'est pas des mieux favorisés;
l'aigle, le faucon, les mouettes au contraire, sont merveilleusement
doués sous le rapport du vol. Qui n'a, pendant les belles soirées,
admiré les vertigineuses évolutions de la grande hirondelle? Sans
doute les dimensions relatives des ailes, la forme générale du corps,
permettent déjà de se rendre compte, dans une certaine mesure,
de la facilité plus ou moins grande des mouvemens chez les oiseaux;
mais le partage inégal de la puissance de locomotion n'est pas dû
seulement aux proportions du corps et des membres, il provient
aussi de l'étendue de l'appareil respiratoire et de l'énergie de la
circulation du sang. Si un faisan était entraîné dans la course d'un
faucon, un moineau dans celle d'un martinet, le malheureux faisan,
le pauvre moineau, seraient tout de suite essoufflés, et bientôt ils
tomberaient inertes. Chez les oiseaux, la capacité des réservoirs aé-
riens est toujours dans un rapport parfait avec le degré d'activité,
212 REVUE DES DEUX 5I0XDES.
la rapidité clés mouvemens, la puissance du vol. A cet égard, une
étude comparative, qui n'a pas encore été faite d'une manière suffi-
sante, donnerait lieu à des remarques pleines d'intérêt. La respira-
tion étant plus ou moins active, la circulation (^u sang à son tour
offre des variations correspondantes, circonscrites dans des limites
fixées par la structure ou la disposition des organes. Chez les grands
voiliers, le cœur a de plus fortes proportions eu égard au volume
du corps que chez les espèces sédentaires. Le ventricule gauche,
qui chasse le fluide nourricier dans tout le système artériel, a des
parois d'une épaisseur considérable soutenues encore par d'énormes
colonnes charnues chez les oiseaux d'un vol puissant, où les con-
tractions doivent se faire avec le plus d'énergie. Il est curieux de
suivre par l'examen toute la série des nuances dans les canards, les
grues, les flamans, les goélands, les oiseaux de proie, où enfin se
trouve réalisé le plus haut degré de perfection. Chez les espèces
ayant un vol peu soutenu, comme les gallinacés, les perroquets, les
nîoineaux, les mêmes parois, les mêmes colonnes charnues ne pré-
sentent comparativement qu'une résistance assez faible. De la même
façon est modifiée la capacité du ventricule droit, dans lequel vient
aiiluer le sang veineux; médiocre dans les espèces d'habitudes tran-
quilles, elle est grande chez les espèces aux allures vives et ca-
})ables d'exécuter de rapides voyages.
Autrefois des hommes simples s'imaginèrent qu'il suffirait de
.s'attacher des ailes aux épaules pour s'élever dans l'air. Si réelle-
ment l'idée amena un commencement d'exécution, la tentative dut
aussitôt convaincre les plus entreprenans de l'inanité du projet.
L'homme est sans force pour manœuvrer de grandes ailes, et, pos-
sédât-il la force, les proportions et la pesanteur de son corps reste-
raient des obstacles invincibles. L'oiseau, tout couvert de plumes,
admirablement taillé pour son principal mode de locomotion, a des
muscles d'une puissance prodigieuse pour mettre en mouvement
ses membres antérieurs, et il offre peu de poids, car son corps ren-
ferme de vastes poches toujours remplies d'air, et ses os, pour la
plupart, sont creux. De nos jours, l'idée de la navigation aérienne
revient sans cesse; il y a des chercheurs qui se préoccupent peu en
général des données de la science, et qui néanmoins sont très con-
vaincus de là possibilité d'un succès. Le modèle ne semble-t-il pas
être dans la nature? Mais c'est précisément ce modèle qui inspire au
naturaliste la crainte que l'on ne poursuive une chimère. Le volume
d'un aigle ou d'un condor n'est pas très considérable, et l'oiseau
qui atteint une plus grande taille, sans perdre cependant aucun des
caractères essentiels du type auquel il appartient, est inhabile à
voler. L'autruche et les casoars demeurent à terre ; les gigantes-
ques dinornis, qui vivaient à la Nouvelle-Zélande il y a peu d'an-
LES COMMUIONS DE l.A VIE. 213
nées encore, ne volaient pas; répyornis de Madagascar, dont les
(cufs énormes ont été une cause d'étonnement et presque d'admira-
tion, n'était pas plus favorisé que les précédens. Ainsi l'observa-
tion de ce qui existe dans la nature donne à penser que la loco-
motion aérienne est incompatible avec de grandes dimensions.
Nous ne pouvons songer à prendre dans toutes les classes du
règne animal des exemples de coïncidences entre les particularités
de l'organisation et les aptitudes; mais il en est un que tout invite
à citer, parce qu'il porte sur des animaux qui sont habituellement
sous les yeux de tout le monde. Une carpe vit à l'aise dans un bas-
sin étroit dont l'eau bourbeuse n'est pas souvent renouvelée; une
truite jetée dans ce même bassin y meurt asphyxiée en quelques
minutes; il faut à la truite une eau courante et toujours bien aérée.
La première consomme peu d'oxygène, sa respiration est faible; la
seconde a une respiration infiniment plus active. La différence dans
la fonction est expliquée par quelques dispositions dans les bran-
chies et dans l'appareil de la circulation du sang, et alors on com-
prend, pour la truite, la nécessité absolue d'un séjour autre que
pour la carpe.
Parmi les particularités remarquables de la vie des êtres, il n'en
est guère de plus instructives que les exceptions qui se présentent
dans un grand nombre de groupes naturels. Ainsi les représen-
tans d'une classe sont-ils généralement des animaux terrestres,
quelques-uns néanmoins séjournent dans l'eau; une classe est-
elle composée d'espèces essentiellement aquatiques, plusieurs es-
pèces de cette division zoologique possèdent la faculté de s'échapper
de leur élément. Une telle différence dans les conditions d'exis-
tence n'entraîne pas ordinairement une modification profonde de
l'organisme. On est frappé ici de la simplicité des moyens qu'em-
ploie la nature pour obtenir un résultat considérable. Parmi les
poissons et les crustacés, animaux si admirablement conformés
pour leur genre de vie ordinaire, il est des espèces qui, volontaire-
ment ou accidentellement, passent une partie de leur existence
hors de l'eau. Chez les animaux aquatiques, la mort survient dès
l'instant que les organes respiratoires, cessant d'être baignés,
commencent à se dessécher. Qu'il existe une disposition propre à
empêcher l'écoulement du liquide contenu dans la chambre qui loge
les branchies, l'animal pourra vivre assez longtemps à l'air libre.
Les anguilles, qui aiment à se promener et qui s'aventurent sans
danger au milieu des prés, doivent cette faculté au mode d'occlu-
sion de leur chambre respiratoire. Les anabas des rivières de l'Lide,
le gourami de la Chine, sont bien mieux pourvus encore ; ils possè-
dent un véritable réservoir formé de cellules circonscrites par des
lames foliacées ; aussi, sans le moindre inconvénient, peuvent-ils
214 REVUE DES DEUX MONDES.
s'écarter de leur séjour habituel et même faire d'assez longs voyages;
l'eau de leur réservoir s'écoule avec lenteur en humectant les bran-
chies.
Comme les poissons, les crustacés en général demeurent con-
stamment dans l'eau; plusieurs crabes, il est vrai, sortent de la
mer, mais prudemment ; ils ne s'éloignent pas du rivage, et leurs
excursions sont de courte durée. Quelques espèces seules pénètrent
dans les terres, et vont au loin courir les campagnes pendant des
mois entiers. Ces crabes terrestres, ainsi qu'on les nomme (gécar-
cins), presque tous joliment parés de vives couleurs, sont répandus
dans les régions chaudes de l'Amérique du Sud et fort abondans
aux Antilles, où ils jnarquent par la dévastation leur passage à
travers les champs. Ils se distinguent des autres crabes par une
carapace bombée et extrêmement haute. On comprend tout de suite
l'avantage de cette disposition : la carapace étant fort élevée, la
chambre respiratoire est devenue spacieuse, et cette chambre bien
close, tapissée d'une membrane perméable, étant remplie d'eau,
les branchies demeurent baignées. L'air aspiré vient alors pleine-
ment satisfaire aux besoins de la respiration. Pour un crustacé ha-
bile à grimper sur les arbres, fort abondant sur les côtes de l'Inde,
des îles Moluques, des îles Seychelles, etc., le moyen de vivre
longtemps hors de l'eau est fourni par une autre disposition éga-
lement bien simple. Ce crustacé de grande taille, appelé le birgue
larron [hîrgiis lalro) parce qu'il mange les fruits, n'a ni une carapace
très convexe, ni une chambre respiratoire très vaste; mais au-dessus
de ses branchies il existe des végétations vasculaires propres à
retenir l'humidité et agissant à la manière d'une éponge. Partout
nous arrivons h constater une relation étroite entre l'organisation et
les aptitudes, entre les instincts et les caractères des parties ex-
ternes. C'est ainsi que les conditions de la vie imposées à chaque
espèce nous apparaissent déterminées de façon à faire regarder
comme impossibles des modifications un peu considérables chez les
êtres animés.
IV.
Il est une relation d'un genre particulier, des plus intéressantes
à suivre dans ses diverses manifestations, c'est celle qui existe entre
les facultés des adultes et l'état des nouveau-nés. Les espèces infé-
rieures sont assez fortement constituées dès le moment de leur nais-
sance pour subvenir à leurs besoins sans le secours d'autrui. Les
espèces qui nous donnent le spectacle des plus admirables instincts
naissent faibles et incapables de vivre sans les soins de leurs mères
ou de leurs nourrices. Parmi les êtres qui allaitent leurs petits, ne
LES CONDITIONS DE LA VIE. 215
voyons-nous pas les plus intelligens, les mieux cloués sous tous les
rapports, venir au monde dans un état de faiblesse extrême, qui
impose aux parens, et surtout aux mères, le devoir de garder et de
protéger longtemps leurs enfans? L'homme eu est le premier et le
plus grand exemple. Parmi les oiseaux, il y a une distinction plus
tranchée que chez les mammifères, qui tous, sans exception, tirent
leur premier aliment de leurs mères. Les poussins, au sortir de la
coquille, sont déjà robustes et habiles à se nourrir par eux-mêmes :
à la vérité, ils suivent leur mère et semblent réclamer sa protec-
tion; mais, s'ils l'accompagnent et se réfugient sous son ventre,
c'est uniquement pour trouver la chaleur essentielle aux nouveau-
nés de tous les animaux à sang chaud. William Edwards, le célèbre
physiologiste, montra, il y a près d'un demi-siècle, que chez les
nouveau-nés la faculté productrice de chaleur est rarement assez
développée pour que la température de l'organisme puisse se main-
tenir au degré normal, si l'atmosphère se refroidit beaucoup. Les
observations et les expériences des naturalistes prouvaient que les
jeunes animaux doivent être tenus chaudement, et qu'à cet égard
l'instinct des mères n'est jamais en défaut. MM. Yillermé et Milne
Edwards reconnurent, par un ensemble de faits bien constatés, que
l'espèce humaine n'est pas soustraite à la loi générale, et de la
sorte ils furent conduits à s'élever contre l'obligation barbare de
transporter aux mairies les enfans nouveau-nés, qui courent en effet
un danger de mort, si le froid vient à les saisir. On s'appuyait,
pour montrer le péril, sur des données scientifiques irrécusables;
néanmoins il a fallu à quelques esprits d'élite quarante ans d'une
persévérance à toute épreuve pour triompher de la routine admi-
nistrative et obtenir à Paris l'abandon d'une pareille pratique.
Si, au sortir de l'œuf, les petits de la poule et de la cane, oiseaux
d'une intelligence très bornée, n'ont besoin de leur mère que pour
se réchauffer près d'elle , au contraire tous ces gentils oiseaux qui
nous ravissent par leur chant, par leur industrie, par leurs amours,
par leur intelligence, à nos yeux d'autant plus merveilleuse que la
créature est plus mignonne, tous ceux que l'on habitue à vivre de
notre vie domestique et qui répètent les paroles humaines, enfin ces
fiers oiseaux comme l'aigle et le faucon sont dans l'obligation de
veiller longtemps sur leurs petits. Après la naissance, ceux-ci sont
condamnés à demeurer au nid des semaines ou des mois , et à tout
attendre de leurs parens. Quels parens que les hardis moineaux,
que les fauvettes et les rossignols au pur gazouillement, que les
perroquets au bruyant ramage, que les faucons au cri strident!
Habiles à construire des nids moelleux, pleins de ressources pour
en réunir les matériaux, ils se soumettent aux plus pénibles fa-
tigues afin de veiller sur leur progéniture, afin de la défendre contre
216 REVUE DES DEUX .MONDES.
les attaques possibles; ils déploient une activité prodigieuse pour
trouver les alimens qui conviennent à leurs enfans, et ils témoignent
à ceux-ci un amour inépuisable. La nécessité d'élever les jeunes et
de travailler pour eux amène l'union durable de deux individus,
un mâle et une femelle , heureux d'être rapprochés dans un senti-
ment d'affection mutuelle, et la famille se constitue. La loi est gé-
nérale. Le besoin et le plaisir de vivre ensemble ne vont pas au-delà
d'une saison, si dans cet espace de temps les petits sont devenus
assez forts pour prendre leur liberté; ils se prolongent davantage,
si la croissance des jeunes est plus tardive. Que ceux-ci réclament
pendant un temps très considérable le secours de leurs parens, les
époux demeureront presque indéfiniment attachés l'un à l'autre.
M. Jules Verreaux, le naturaliste voyageur, particulièrement fami-
liarisé avec l'histoire des oiseaux, en a signalé un exemple chez une
espèce fort intéressante à divers titres. Tout le monde a remarqué
dans les ménag -ries ce singulier oiseau de proie qu'on nomme in-
différemment le messager, le secrétaire ou le serpentaire. Il a des
pattes d'une hauteur comparable à celle des membres d'une grue
ou d'une cigogne; c'est une sorte de faucon monté sur des échasses.
Il a une démarche grave et fîère; une huppe raide, située en arrière
de la tète et toujours frémissante, lui donne une extrême élégance.
A cause de cette huppe, l'oiseau est devenu le secrétaire pour ceux
qui y ont vu une ressemblance avec la plume que se mettent der-
rière l'oreille les gens chargés de tenir les écritures, le serpentaire
pour ceux qui ont préféré rappeler une particularité de mœurs de
l'oiseau de l'Afrique australe.
Les secrétaires, fort répandus aux environs de la ville du Cap,
sont respectés par les habitans à raison des services qu'ils rendent
dans la colonie. Autour de la plupart des habitations, il y en a un
couple qui établit son aire au sommet des buissons élevés et très or-
dinairement à la cime des mimosas. Ces oiseaux faisant une chasse
incessante aux serpens, on s'explique sans peine l'utilité de leurs
grandes échasses. Ils dominent le terrain, et comme leur vue est
très perçante, ils distinguent de loin le reptile, qu'il est sage de ne
pas aborder sans précaution. Aussi le serpentaire qui a découvert
une proie avance avec prudence, et, l'œil animé, les plumes du cou
et de la nuque dressées, il épie le moment favorable, puis s'élance
d'un bond, et souvent, d'un seul coup de pied appliqué avec une
force incroyable, il terrasse sa victime. Parfois le serpent blessé se
redresse furieux, silllant avec rage, et se jette sur l'ennemi; mais le
serpentaire, bientôt remis d'une hésitation et naturellement peu
timide, ouvre les ailes pour s'en faire un bouclier, évite les atteintes
par des sauts brusques, et, le reptile tombant sur le sol épuisé de
fatigue, l'oiseau s'en approche et le tuj à coups de piad. Ces sortes
LES CONDITIONS DE LA VIE. 217
de luttes entre un secrétaire et un serpent dangereux produisent tou-
jours une vive impression sur l'esprit des personnes qui en sont té-
moins. Il y a dans la vie de l'oiseau du Cap des circonstances dont
l'intérêt est d'une plus haute portée. Pour lui, le premier âge est
d'une longueur remarquable ; les jeunes serpentaires demeurent
dans le nid au moins six mois; ils ont acquis, à peu de chose près,
la taille de leurs parens, qu'ils sont encore incapables d'aller cher-
cher leur vie. Leurs jambes et leurs tarses, d'une dimension excep-
tionnelle, ne se consolident qu'avec beaucoup de lenteur, et, tant
que cette consolidation n'est pas faite, ils ne sauraient entreprendre
les chasses dangereuses auxquelles les poussent leurs instincts et
leurs appétits. Nourrir ces grands enfans d'une voracité sans pa-
reille impose au père et à la mère l'obligation de faire une guerre
incessante aux serpens, et, lorsque ceux-ci deviennent rares dans
la contrée, de rechercher les lézards et même les insectes. La né-
cessité de pourvoir aux besoins des jeunes pendant une moitié de
l'année, succédant à la durée de rédification du nid, puis de l'in-
cubation, détermine ainsi chez le serpentaire l'union cà peu près
indissoluble du mâle et de la femelle.
Cette différence entre les oiseaux, les uns pleins d'intelligence et
si faibles au début de la vie que leur existence serait impossible
sans une famille, les autres de peu d'instinct et de peu d'intelli-
gence, venant à la lumière dans un état de développement assez
avancé pour se suffire à eux-mêmes, apparaît tout aussi prononcée
chez les insectes. En général, ceux-ci, à leur naissance, n'ont be-
soin d'aucun secours; les espèces de quelques groupes cependant
sortent de l'œuf dans un tel état de faiblesse qu'ils périraient tout
de suite, s'ils ne recevaient les soins d'une mère ou d'une nourrice.
Ce sont ces admirables insectes, — les guêpes, les bourdons, les
abeilles, les fourmis, — dont l'industrie, les instincts et l'intelli-
gence déconcertent notre raison.
Nous venons de voir la règle. Les êtres doués de la plus belle
organisation ont des enfans trop faibles pour pouvoir être aban-
donnés : aussi en prennent-ils soin; mais la règle n'est pas univer-
selle. Des espèces assez voisines des plus remarquables par leur
industrie ne savent rien faire pour leurs petits , et cependant ces
jeunes animaux, au début de la vie, réclament une assistance de
tous les instans. Besoin impérieux à satisfaire d'un côté, impuis-
sance absolue de l'autre, voilà le problème dont la solution est
trouvée à l'aide d'un instinct spécial dévolu aux mères incapables
de travailler pour leur progéniture. Quand on ne peut pas élever
ses enfans, on les confie à des étrangers; rien de plus simple. Cet
oiseau que l'on nomme le coucou est bien connu, et l'on débite en-
core sur lui des choses fort étranges, sans distinguer toujours entre
218 REVUE DES DEUX MONDES.
les vieilles légendes et les récits des observateurs exacts. Le cou-
cou , que l'on entend sans cesse dans les grands bois et que l'on
n'aperçoit presque jamais, tant il se cache, ne fait pas de nid, per-
sonne ne l'ignore. Inhabile à construire, il va déposer ses œufs dans
les nids d'autres oiseaux. La raison de cette incapacité nous échappe;
jusqu'ici aucune particularité connue de l'organisme n'a permis de
l'expliquer. Néanmoins une remarque très curieuse a été faite : les
individus des deux sexes sont en nombre fort inégal ; il y a quinze
ou vingt mâles pour une seule femelle. Devant la foule des pré-
tendans, la femelle, paraît-il, veut p]a,ire à chacun, et ses galan-
teries perpétuelles la détourneraient de tout devoir maternel. Les
coucous portent alors furtivement leur œuf dans les nids de difîé-
rens oiseaux, le rouge-gorge, le rossignol, la fauvette des roseaux,
le pouillot, beaucoup d'autres encore, et ces oiseaux, s'ils ne s'a-
perçoivent de rien, couvent l'œuf étranger, et après l'éclosion soi-
gnent l'intrus comme un de leurs petits malgré sa taille bientôt
très supérieure et fort dangereuse pour les légitimes. Si l'on en
croit certaines affirmations, la femelle du coucou ne perd pas tou-
tefois en entier le sentiment de la maternité; elle ne quitte le voi-
sinage des lieux où sont élevés ses jeunes qu'après leur départ du
nid.
Quelques insectes se comportent à peu près comme les coucous.
Les gros bourdons velus, tantôt roux, tantôt noirs, avec des parties
jaunes, fauves ou rougeâtres, si communs pendant la belle saison
sur les fleurs des champs ou la lisière des bois, sont des êtres, on le
sait, qui travaillent à merveille et qui s'occupent de leur progéni-
ture de la manière la plus irréprochable. A côté de ces insectes in-
dustrieux, on rencontre des espèces incapables de tout soin et si
pareilles par leurs principaux caractères et par leur aspect à de
vrais bourdons que de minutieux naturalistes n'avaient pas su les
en distinguer; mais !e jour vint où un observateur, Le Peletier de
Saint -Fargeau, plus attentif que ses devanciers, s'aperçut d'une
différence significative : ces espèces , confondues naguère avec les
bourdons, sont privées d'instrumens de travail; leurs jambes n'ont
pas de corbeille pour recueillir le pollen, pas d'épines pour saisir
des lames de cire; le premier article de leurs tarses, encore fort
large, n'est plus cependant la palette dont les bourdons se servent
comme d'une truelle, il ne porte aucune brosse propre à faire tomber
le pollen récolté. Pas d'instrumens de travail, c'est l'impossibilité ma-
nifeste de construire, c'est aussi l'impossibilité de nourrir les larves.
Ces insectes, désignés sous le nom depsithyres, ont recours aux bour-
dons pour la conservation de leur propre espèce. La ressemblance
donnée par la nature à ces deux sortes d'êtres est aisée à expliquer.
Le coucou, introduisant un œuf dans le nid d'un petit oiseau, n'a
LES CONDITIONS DE LA VIE. 219
pas à craindre de se faire un mauvais parti, s'il est surpris par le pro-
priétaire. Ce n'est pas la même chose pour l'insecte qui pénètre chez
les bourdons; l'habitation est toujours plus ou moins remplie et gar-
dée par des individus dont les coups sont mortels. La ruse la mieux
concertée échouerait. Ici il faut tromper sur sa cpialité, il faut pa-
raître bourdon quand on ne l'est pas. Les psithyres ont donc reçu
en partage la taille, les formes, les nuances et tout l'aspect des
bourdons, et, comme il y a de ces derniers des espèces en assez
grand nombre que leurs couleurs distinguent, il y a des psithyres
répondant aux particularités caractéristiques de ces différentes es-
pèces. En voyant l'un d'eux, sans crainte d'erreur on peut dire : Voilà
le parasite de tel bourdon. Le psithyre entre donc sans être inquiété
dans la demeure où l'on travaille, où l'on nourrit les jeunes sujets,
son vêtement le fait prendre pour un membre de la famille; il entre
avec la confiance de n'être pas reconnu pour étranger, de n'être
point maltraité. Dans les cellules construites en vue d'une autre
destination, il dépose ses œufs; les larves qui en sortiront auront
toute l'apparence de celles des bourdons, et ceux-ci, dans leurs
soins, n'étabUront aucune différence. Ainsi se perpétue une rela-
tion entre deux espèces n'appartenant pas au même genre. Les
bourdons se passeraient fort bien des psithyres, mais la disparition
des premiers serait la perte inévitable des derniers.
Tous ces insectes laborieux qu'on appelle vulgairement les abeilles
solitaires et les abeilles maçonnes sont également exposés à rece-
voir les visites d'hyménoptères de la même famille, incapables de
travailler; mais ces étrangers n'ont pas la livrée des espèces dont
ils envahissent les nids; ils n'en ont nul besoin, ne devant agir que
par l'adresse et la ruse. L'abeille solitaire, seule, édifie le berceau
de sa postérité, et approvisionne chaque loge d'une quantité de
nourriture juste suffisante pour la larve destinée à l'occuper. En
quête de sa récolte, elle est obligée de s'éloigner fréquemment;
l'abeille qui ne travaille pas et n'a d'autre souci que d'opérer le
dépôt d'un œuf dans la cellule où sa larve mangera la provision
amassée pour la larve de l'espèce laborieuse, se tient aux abords
du nid où l'on apporte le miel et le pollen ; elle étudie la situation,
profite, pour pénétrer dans le réduit, de l'absence du propriétaire,
y met un œuf, puis s'échappe furtivement, comme le larron qui ne
doute pas du danger qu'il courrait, s'il venait à être rencontré.
V.
Lorsqu'on arrête ses regards sur les circonstances de la vie des
êtres animés, on est très frappé de voir d'un côté des créatures heu-
reusement douées dont les conditions d'existence semblent pleines
220 REVUE DES DEUX MONDES.
d'attrait, d'un autr(3 côté des crcatures moins favorisées, et enfin des
êtres en quelque sorte déshérités dont la vie n'est possible qu'avec le
secours ou au moins l'appui d'espèces ayant en partage la force ou
l'habileté. De là des associations d'animaux vraiment singulières;
parfois l'infortuné attend sa subsistance de la bonne volonté du riche,
plus souvent le faible accompagne le fort soit pour être transporté,
soit pour profiter du fretin que ce dernier abandonne. M. van Be-
neden, l'éminent professeur de l'université de Louvain, appelle ces
animaux qui s'attachent à la fortune d'autrui des commensaux.
Dans certaines fourmilières habitent de petits coléoptères luisans
que l'on nomme des clavigères ; leur tête est surmontée de grosses
antennes, et les côtés du corps portent des bouquets de poils. Ceux-
là sont bien déshérités; absolument aveugles, ayant une bouche dont
les pièces articulées sont fort petites et très peu mobiles, ils ne peu-
vent manger seuls, l'assistance des fourmis leur est indispensable.
Il existe entre ces insectes une relation des plus curieuses très bien
observée par un naturaliste habile, M. Lespès. Les clavigères pro-
duisent une liqueur douce qui enduit leurs «bouquets de jjoils; les
fourmis, friandes de tout ce qui est sucré, hument cette liqueur, et
les clavigères deviennent pour elles des hôtes chéris. En retour de
leurs bons offices, elles les nourrissent en leur donnant la becquée.
Lorsqu'on bouscule une fourmilière, chacun sait avec quel zèle,
quelle promptitude, quelle sollicitude les fourmis emportent leurs
larves et leurs nymphes pour les mettre à l'abri du danger. Elles
agissent de la même façon à l'égard des clavigères qu'elles croient
menacés. Malgré tout, la condition humble appartient à ces derniers
dans l'association, où chacun trouve son compte; c'est l'esclavage
rendu inévitable par des défauts d'organisation. Pour le philosophe,
il y a peut-être une chose plus intéressante encore que ceLte condi-
tion d'esclavage dans les relations des fourmis et des clavigères. Les
expériences répétées de M. Lespès ont prouvé que les fourmis ont
besoin d'une éducation pour apprécier les bienfaits qu'elles peuvent
obtenir des petits coléoptères luisans. Toutes les fourmilières de
même espèce ne possèdent pas de clavigères. S'avise-t-on de mettre
quelques-uns de ces pauvres aveugles dans un nid où il n'en existe
pas, les fourmis ne se doutent nullement du bonheur qu'on a voulu
leur procurer. Avec leur instinct de chercher à se rendre compte de
ce qui se passe dans leur demeure, elles examinent les intrus, et,
ne découvrant pas le parti qu'il est possible d'en tirer, elles les
mettent en pièces.
Dans certaines associations d'individus d'espèces différentes, il
règne une sorte d'égalité; celle de la moule et du petit crabe connu
sous le nom de pinnothère en offre l'exemple. Le pinnothère, au-
quel on a attribué bien à tort des propriétés malfaisantes sur l'é-
LES CONDITIONS DE LA VI1£. '221
conoiiiie animale, trouve un abri dans la moule. Couvert d'une cara-
pace dure comme la pierre, armé de pinces puissantes et doué d'une
excellente vue, il tombe à l'improviste sur sa proie, et la dévore
tranquillement; la moule reçoit les reliefs. Il lui donne la pâture,
elle lui fournit le logement. — Le plus souvent l'association n'est
avantageuse que pour l'individu faible, seul d'ailleurs k la recher-
cher. — De tout petits poissons restent à demeure dans la bouche
d'une grosse espèce de silure des côtes du Brésil, habile à pêcher
h l'aide de ses barbillons, et là ils saisissent au passage ce qui leur
convient. — Un poisson de la Méditerranée d'une forme effilée, le
fierasfer, assez mal partagé pour faire la chasse, s'introduit dans
l'estomac des holothuries, où il puise à son aise. Les holothuries
sont des zoophytes revêtus d'un tégument très coriace, et qui ont
la bouche entourée de tentacules rameux. Les Chinois les man-
gent, surtout l'espèce qu'on appelle le trépang comestible. Beau-
coup d'animaux dont les moyens de locomotion sont très impar-
faits, principalement des crustacés, s'accrochent à des poissons et
recueillent leur subsistance en voyageant. Des espèces d'une or-
ganisation inférieure perdent leur entière liberté; les cin-hipèdes se
fixent pour ne plus jamais se détacher, attirant vers leur bouche les
corpuscules flottans à l'aide d'appendices convertis en cirres fran-
gf'es. Les coroniiles, qui appartiennent à ce groupe, s'attachent sur
!a peau des baleines, et sont promenées de la sorte dans les eaux,
où les êtres microscopiques propres à les nourrir sont en profusion.
Un autre genre d'association est celui des parasites avec les êtres
dont ils tirent directement leur subsistance. Parmi ces parasites, il
en est d'une organisation si inférieure que le transport de ces ani-
maux chez les individus destinés à les héberger semble dépendre
d'un hasard. Les vers intestinaux n'ont pas d'appendices, ils se
meuvent dans les plus étroites limites; l'arrivée de ces vers au lieu
où l'existence leur est possible n'est le fait ni de leur instinct, ni de
celui de leurs parens. Les êtres savent d'autant mieux lutter contre
les chances d'accidens que leur organisation est plus parfaite, que
leurs instincts et leur intelligence sont plus développés. Pour les es-
-pèces inférieures très exposées aux chances de destruction, le désa-
vantage est compensé par une extrême fécondité. Chez les espèces
impuissantes à se protéger, la fécondité devient immense. Les vers
intestinaux ne sont mis en situation de vivre que par des circon-
stances presque fortuites; leurs œufs sont produits et répandus en
nombre incalculable.
222 REVUE DES DEUX MONDES.
VI.
Toutes les coïncidences du genre de celles que nous venons d'exa-
miner entre les aptitudes physiques et l'organisme des êtres peu-
vent être saisies dans les moindres détails par l'observation et l'ex-
périence. Seulement ce n'est point aux phénomènes de l'ordre
physique que la science doit s'arrêter dans l'étude de la vie, les
phénomènes de l'ordre psychologique lui appartiennent aussi. La
liaison est intime entre les deux ordres de phénomènes. Pour s'en
convaincre, il suffit de comparer entre eux quelques animaux dans
toutes leurs manifestations, et ces animaux à l'homme lui-même.
Nous ne sommes plus au temps où l'on croyait sérieusement que les
bêtes sont de simples machines.
L'esprit humain a tout d'abord été frappé par les différences pro-
digieuses qui se révèlent dans les formes, dans la conformation or-
ganique, dans les habitudes des êtres. La diversité est immense en
effet, car chaque espèce porte son empreinte dans des caractères
zoologiques et biologiques parfaitement appréciables ; mais, après
une longue suite de recherches, l'unité dans le plan général a été
dévoilée. On avait reconnu chez tous les êtres animés les mêmes
appareils organiques, les mêmes tissus, les mêmes fonctions, le
même commencement. Ce qui diffère, c'est le degré de développe-
ment ou de perfection, ce sont les appropriations. Les facultés du
domaine de l'intelligence sont-elles soumises à une autre loi? Poser
la question, c'est faire comprendre tout ce qu'il y aurait là de con-
traire à l'harmonie des phénomènes naturels ; rapprocher les faits
les mieux démontrés par l'observation et l'expérience, ce sera four-
nir les preuves évidentes que la loi est la même. Cuvier a dit un
jour : « Pour bien connaître l'homme, il ne faut pas l'étudier que
dans l'homme. » Le grand naturaliste songeait surtout aux détails
matériels de l'organisme. Avec une égale vérité, on peut ajouter :
Pour bien connaître l'intelligence, il ne faut pas l'étudier seulement
dans les manifestations de l'intelligence humaine.
Comme on a déjà pu en juger par les détails que nous avons rap-
portés sur la vie de divers animaux, les instincts très développés
chez les espèces douées d'une riche organisation se restreignent en
même temps que l'organisation se dégrade. Tout animal a l'instinct
de faire usage des instrumens qu'il possède, et la nature de ses in-
strumens détermine le genre de ses opérations. L'homme ne fait
nulle exception à cette règle. Saurait-on s'imaginer des hommes
réunis en un petit groupe isolé qui ne se serviraient pas de leurs
mains pour façonner des armes, des outils, des ustensiles, pour se
bâtir des abris avec les matériaux à leur portée, pour se confec-
LES CONDITIONS DE LA. VIE. 223
tionner des vêtemens, si le froid les rend nécessaires? Parfois une
ressemblance dans les produits de l'industrie de peuplades fort
éloignées a conduit à supposer d'anciens rapports ou une commu-
nauté d'origine, lorsqu'on aurait été dans la vérité en reconnais-
sant que les individus avaient obéi aux mêmes instincts sans avoir
besoin d'aucune tradition. Partout l'intelligence se montre unie à
l'instinct; pas d'instinct possible sans une intelligence pour le di-
riger et le dominer. On a cru à deux sortes de phénomènes indé-
pendans l'un de l'autre, faute d'avoir étudié d'une manière compa-
rative les circonstances de la vie chez l'homme, les mammifères, les
oiseaux et les insectes. L'intelligence a ses degrés, manifestes à
l'égard des individus, beaucoup plus manifestes à l'égard des es-
pèces, et de même que dans l'organisme la dégradation ou le per-
fectionnement ne porte pas toujours sur l'ensemble, mais seulement
sur quelques parties, de même l'intelligence peut demeurer forte en
quelques points et très affaiblie en d'autres points. Voir dans l'in-
telligence des animaux des réductions proportionnelles de la nôtre
serait s'abuser étrangement. Buffon était aveuglé par une idée de ce
genre en ne voulant reconnaître chez le castor qu'un instinct machi-
nal, parce que ce mammifère n'a pas l'esprit du chien ou du renard.
Le castor possède dans ses robustes dents incisives des instru-
mens propres à couper le bois, dans sa queue une véritable truelle,
dans ses pieds de devant presque des mains. Il a tout ce qu'il faut
pour bâtir, il a l'instinct de la construction, et son intelligence se
montre admirable dans la série des actes que ses travaux exigent.
Les castors choisissent l'endroit le plus convenable à leur établis-
sement; sur une rivière sujette à des débordemens, ils élèvent une
digue avant de construire leur habitation; ils se dispensent de ce
travail sur un lac dont le niveau change peu; ils coupent un arbre
de façon à le faire tomber du côté de l'eau, c'est-à-dire du bon côté;
ils le taillent comme il convient; les individus se partagent la be-
sogne, l'un enfonce les pieux, l'autre applique le mortier; ils parent
aux accidens, à l'inondation. Quelle suite d'observations et de ré-
flexions nécessaires! Le castor a une spécialité, il possède une mer-
veilleuse intelligence dans cette spécialité : hors de là, il est fort
ordinaire, et certes, comme le remarque Buffon, il n'a pas l'esprit
du chien.
Il est impossible de songer sans une sorte de terreur à quoi se ré-
duirait l'intelligence d'un homme privé de tous les sens. Toutes nos
idées 'sur le monde extérieur nous arrivent par leur interm^édiaire.
Chez les animaux, les mêmes sens existent à des degrés de déve-
loppement très variables; mais, pour apprécier avec une entière
rigueur les nuances dans les impressions que peuvent transmettre
les organes, d'immenses recherches sont indispensables; elles s'exé-
224 REVÎJE DES DEUX MONDES.
cuteront, et le résultat ne pourra manquer de nous éclairer sur les
phénomènes de l'ordre intellectuel. La possibilité de parvenir à ex-
pliquer toutes les perceptions des êtres par l'étude comparative des
organes des sens paraît évidente. On distingue moins bien ce que
l'investigation anatomique du cerveau fournira de lumière sur les
actions mentales; jusqu'à présent, ces actions ne sont reconnues que
par les manifestations qui nous frappent. iNous constatons simple-
ment d'une manière générale que le volume relatif du cerveau et le
degré de centralisation des masses nerveuses sont en rapport avec
l'étendue des instincts et de l'intelligence. Seulement, dès l'instant
que l'on aura obtenu une notion précise des organes des sens et des
facultés de chaque espèce, l'étendue des perceptions pouvant être
déterminée de la façon la plus nette dans tout animal, il sera per-
mis de concevoir l'espérance d'arriver à un résultat considérable
en étudiant le cerveau d'une manière comparative chez les espèces
reconnues susceptibles des mêmes perceptions et chez les espèces
ayant des perceptions d'un autre genre. En procédant de la sorte,
la science rebelle à toute croyance venant de l'imagination ne s'é-
cartera pas des voies de l'observation et de l'expérience.
Les êtres bien organisés ont une mémoire surprenante, sans cesse
remarquée par les personnes qui aiment la compagnie des animaux;
ceux-ci se souviennent d'un bienfait, d'une injure surtout. Un chien
reconnaît l'ami de la maison après nombre d'années, et les lieux
qu'il revoit après une longue al3sence. La faculté de raisonner, de
comparer, d'apprécier les situations, ne se sépare point de la mé-
moire. Les animaux sauvages se montrent confians dans les localités
où l'homme les laisse vivre en paix, pleins de défiance dans les en-
droits où la présence de celui-ci leur est devenue redoutable. Le té-
moignage des voyageurs qui ont exploré des contrées inhabitées est
précieux à recueillir. « C'est une chose curieuse, dit Livingstone,
que d'observer l'intelligence des animaux sauvages. Dans les con-
trées où on les chasse avec des armes à feu, ils se tiennent dans les
endroits les plus découverts du pays, afin d'apercevoir le chasseur
du plus loin qu'il est possible. Il m'est arrivé si souvent, lorsque
j'étais sans armes, d'approcher, sans les inquiéter, d'animaux qui,
lorsque j'avais mon fusil, s'enfuyaient dès que j'apparaissais, que
je suis persuadé qu'ils comprennent parfaitement le danger qu'ils
courent dans a dernier cas et la sécurité qu'ils peuvent avoir en
face d'un homme désarmé. Ici, où ils n'ont à craindre que les
(lèches des Balondas, ils demeurent pendant le jour an fond des
forêts les plus épai ses, où le tir de l'arc est beaucoup plus dif-
ficile. »
Il est curieux d'observer l'effort d'un animal cherchant à com-
prendre. Une glace est posée à terre, un chat survient qui se
LES CONDITIONS DE LA VIE. 225
montre fort intrigué en apercevant son image. Il approclie, croyant
voir un autre individu de son espèce, et, ne pouvant le touclier de
son museau, il lance des coups de griffe contre le verre. L'obstacle
reconnu, il va regarder derrière le cadre, et, n'y découvrant per-
sonne, il revient et recommence le même manège, toujours inutile;
puis, comme saisi d'une idée lumineuse, le corps frémissant, le poil
ébouriffé, il se dresse contre le bord du cadre, envoyant des coups
de pattes d^s deux côtés à la fois pour être certain de ne pas man-
quer d'attraper le mystificateur. Seulement, après s'être convaincu
de l'inutilité de ses manœuvres, il abandonne la place, résigné à
ne pas comprendre, à peu près comme un Arabe auquel on aurait
voulu expliquer le système de la télégraphie électrique. Malgré
tout, l'animal a fait preuve d'autre chose que d'un instinct machi-
nal. On a mis en doute que les animaux eussent la conscience de
leurs actes, et cependant, à défaut d'études sérieuses, la plus vul-
gaire observation devait à cet égard enlever toute incertitude. Un
chien a été habitué à respecter les victuailles dans la maison qu'il
habite, mais parfois il ne résiste pas à la tentation; c'est toujours
furtivement qu'il dérobe un bon morceau, et, s'il craint d'être sur-
pris , il se sauve au plus vite comme un vrai larron. Dans une mai-
son vivait un cobaye, c'est-à-dire un cochon d'Inde, animal d'une
intelligence assez bornée. Le pauvre petit adorait les fruits, et au
dessert de son maître, qui dînait seul plongé dans la lecture, on
le mettait sur la table chargée de fraises, de poires ou de pommes.
Il savait qu'il lui était interdit de rien prendre sans l'avoir reçu.
A certains jours, s'il n'était pas promptement servi, la tentation
devenait trop vive; le moindre regard l'arrêlait, mais, impatienté
d'attendre, il venait frapper de son museau le bras de son maître,
et grimpait après lui en grognant, si l'appel semblait n'avoir pas été
entendu. Des faits tout aussi concluans pourraient être énumérés
presque k l'infini. Les sentimens, les passions, se manifestent chez
les animaux sous tous les aspects. Un chien prend une personne en
affection, une autre en haine, il a des préférences et des antipathies
de toute sorte. Un perroquet reçoit les meilleurs traitemens de tous
les membres de la famille qui se l'est attaché; pour l'un d'eux, il n'a
que des amitiés, des câlineries, des gentillesses; avec un autre, il
est réservé; avec un autre, il est méchant. L'animal intelligent est
dans ses amours plein de tendresse. Les jolis oiseaux chanteurs sont
ravissans à contempler quand ils se font leurs agaceries; l'émotion
qu'ils éprouvent se traduit par toute sorte de signes, leur poitrine
se soulève plus fort qu'à l'ordinaire, leur petit cœur bat plus vite.
Le sentiment est l'apanage de toutes les créatures d'élite.
C'est se tromper beaucoup de croire que les animaux sont insen-
TOME LXXXVI. — 1870. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
sibles à la beauté. A certains momens, ils semblent eux-mêmes ani-
més du désir de paraître beaux; les cerfs et toutes les espèces de la
race féline prennent une attitude fière ; les oiseaux qui ont une
belle huppe dressent cette huppe, ceux qni ont une belle queue,
tels que les paons, étalent cette queue, comme dominés par le sen-
timent de l'orgueil. Du reste il est évident, d'après l'observation,
que la beauté des individus d'un sexe doit produire sur ceux de
l'autre sexe une assez forte impression. Ils acquièrent tout leur
éclat dans le temps où les mâles et les femelles se rapprochent. Les
poissons, chez lesquels on aperçoit à peine quelques pâles lueurs
d'intelligence, prennent alors des couleurs d'une vivacité surpre-
nante. Beaucoup d'oiseaux en plumage de noce semblent avoir re-
vêtu des habits de fêoC; le gentil chardonneret, le gai pinson sont
tout brillans, le bouvreuil, habituellement d'un rose terne, s'est
empourpré. On aurait tort de penser que, parmi les animaux riche-
ment organisés, un mâle pouvant choisir s'unisse indifféremment à
la première femelle venue, une femelle à un mâle sans le moindre
souci des avan'ages extérieurs; l'observation ne permet pas d'ac-
cepter une semblable opinion. Un amateur distingué, M. le comte
Primoli, qui aime les oiseaux et qui sait une infinité de choses char-
mantes sur leurs ménages, s'était procuré plusieurs de ces énormes
pigeons obtenus par une suite de sélections, et désignés par les oi-
seleurs sous les noms de pigeons de Hollande et de pigeons ro-
mains. L'époque de la pariade arriva, et ce fut l'instant de choisir,
ici un époux, là une compagne. Il y avait dans le voisinage des
pigeons ordinaires ; or il advint que chaque gros pigeon alla recher-
cher une petite compagne, chaque grosse fenielle un époux de petite
taille. On voit des choses semblables ailleurs que chez les animaux.
Pour conserver la race, il fallut rendre les communications impos-
sibles.
Les mammifères et les oiseaux les mieux doués témoignent leur
joie à l'idée d'une distraction, comme les chiens àî chasse en voyant
prendre les fusils, comme les chevaux fringans quand on se prépare
à les faire sortir. Ils éprouvent de l'ennui, et l'on sait que l'ennui
est quelquefois mortel, même pour les bêtes. Les conditions de la
vie ne se bornent aux besoins purement matériels que chez les es-
pèces inférieures. Les mammifères et les oiseaux aiment à s'amuser;
souvent le jeune chat ne veut pas jouer tout seul, et à sa manière il
vous invite à jouer avec lui. Les animaux ont des colères terribles;
la passion de la vengeance peut les exciter à un point extrême; il
n'est pas jusqu'à des insectes, tels que les guêpes et les abeilles,
qui ne poursuivent un agresseur durant des heures entières, cher-
chant à le blesser. Tous les êtres se montrent paresseux; l'oiseau,
qui a pour devoir de construire un nid, se dispense de cette besogne,
LES CONDrTIONS DE LA VIE. 227
s'il rencontre un vieux nid qu'il puisse aisément réparer. On a songé
à mettre à profit cette paresse pour retenir ou même attirer les pe-
tits oiseaux dans les lieux où ils étaient devenus rares; des nids ar-
tificiels ont été placés dans les arbres et les buissons, et le succès
a été complet. La plupart des abeilles solitaires ont aussi leur pa-
resse. Des espèces de ce groupe qu'on nomme" les anthidies ont
fourni à un entomologiste anglais un exemple de paresse qui mérite
d'être noté, tant il prouve l'intelligence de ces curieux insectes. Les
anthidies garnissent habituellement leurs nids d'une sorte de fla-
nelle qu'elles confectionnent lentement avec la bourre des fruits des
scrofulaires et des bouillons blancs; des individus de ce genre,
apercevant des vêtemens de flanelle qui séchaient sur le pré, allè-
rent en tailler des morceaux. Le travail était tout de suite fait.
L'homme, qui domine la création entière par rensen)ble de ses
aptitudes physiques, par ses facultés intellectuelles et par la pos-
session de la parole, est soumis en ce monde aux mêmes lois que
les autres créatures. On a répété complaisamment que seul il fait
des progrès, et un physiologiste célèbre, qui s'est beaucoup occupé
des fonctions du cerveau, a exprimé cette pensée par une sorte de
sentence : « l'animal ne fait jamais de progrès comme espèce;
l'homme seul fait des progrès comme espèce. » Cela semble vouloir
dire que les hommes d'aujourd'hui ont une supériorité naturelle sur
ceux de l'époque de Moïse ou du temps de Périclès; en réalité, on a
confondu l'espèce humaine avec la société, qui se perfectionne et
^i grandit par le travail de ses membres.
En résumé, le grand caractère d'unité qui se dégage de l'en-
semble des faits de l'ordre physique se dégage également de l'en-
semble des faits de l'ordre intellectuel les mieux observés et les
plus indiscutables. De même que les aptitudes, que les fonctions
perdent en importance lorsque les instrumens se simplifient et dis-
paraissent lorsque les organes n'existent plus, les facultés de l'ordre
intellectuel s'amoindrissent quand l'organisme se dégrade. Nulle
part les phénomènes de la vie ne dilïèrent essentiellement; ici se
manifestant avec éclat, ailleurs d'une manière faible, ils s'évanouis-
sent lorsqu'il n'y a plus d'instrumens pour les produire. Chez les
êtres animés, l'union est intime entre tous les phénomènes, et seule
la reconnaissance de cette vérité, qui est un récent progrès issu de
l'étude et de la raison, prépare à l'investigation scientifique une
nouvelle voie, et promet à l'esprit humain de nouvelles lumières.
Emile Blanchard.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
28 février 1870.
Il n'est rien de tel que d'être au parterre pour bien voir une pièce et
pour en apprécier les effets. On est du moins à l'abri des illusions com-
plaisantes de ceux qui, se trouvant dans les coulisses ou même dans
les chœurs, ne voient rien et se figurent qu'ils font tout marcher. Hé-
las! les choses ne marchent pas aussi nettement et aussi sûrement qu'on
le croirait; elles ont, si l'on veut, une apparence triomphante; au fond,
elles manquent d'une certaine liaison intime, elles vont passablement
au hasard. Notre pièce politique et parlementaire avait pourtant bien
commencé aux premières heures de cette année. Elle était conduite
par des hommes de bonne volonté entrant sur la scène, c'est-à-dire 3u
pouvoir, avec du talent, de la considération et l'amour du bien public.
Ces ministres d'un ordre nouveau avaient pour eux le vent qui soufflait,
la force d'une situation, et, mieux encore, cette fortune exceptionnelle
d'être entre tous les instrumens désignés d'une transformation néces-
saire, ardemment désirée. On ne demandait qu'à les suivre et à mettre
en eux tout ce qu'il faut de confiance pour assurer le succès d'une si
belle entreprise. Rien n'est essentiellement changé sans doute, l'opinion
nourrit toujours les mêmes vœux; ce qu'on pensait il y a deux mois, on
n'a pas cessé de le penser, et ce qui a fait la raison d'être du cabinet
du 2 janvier est encore sa force dans les circonstances difliciles que
traverse la France. Seulement les incidens sont venus, la pièce s'est
embrouillée et a pris des allures quelque peu vagabondes; la confusion
s'en mêle, si bien que de ce régime parlementaiie si longtemps regretté
et enfin renaissant il est à craindre..que nous n'ayons jusqu'ici que les
faiblesses, les prodigalités de parole et les embarras de l'action dans le
ministère, les troubles dans le parlement, les disputes vaines, les coups
de théâtre, les questions de cabinet improvisées à tout bout de champ.
Nous vivons en effet dans un moment singulier, où tout a de la peine
REVUE. — CHRONIQUE. ^29
à reprendre sa place, et où, à défaut d'nne activité réglée et féconde,
règne an besoin universel de recommencer sans cesse les mêmes luttes,
de se battre dans le vide, de se perdre surtout en manifestations reten-
tissantes qui n'éclaircissent rien. On laisse volontiers à la presse le léger
ridicule d'avoir une idée par jour, on réserve pour soi le droit de faire
une déclaration par jour. La droite s'explique, la gauche s'explique, le
gouvernement arrive pour s'expliquer à son tour plus que tout le monde,
et en fin de compte, au bout de toutes ces explications, le pays, qui suit
ce spectacle avec surprise, en vient à être plus impatient que jamais de
démêler la vérité des choses, de savoir où il en est, ce qu'on veut faire
et comment on veut le faire. On a failli le savoir le jour où M. le comte
Daru, pressé par M. Jules Favre et parlant visiblement pour tous ses
collègues, est venu définir avec le bon sens le plus élevé la politique
du gouvernement. Ce jour-là, on a éprouvé un véritable soulagement,
comme si on sortait d'un brouillard incommode, en entendant cette pa-
role sérieuse, ferme et sincère qui a eu un juste retentissement, et le
corps législatif presque tout entier s'est laissé entraîner par ce langage
qui n'avait assurément rien d'ambigu, qui attestait tout à la fois l'ho-
mogénéité, le libéralisme et la résolution du ministère. On se croyait
bien fixé après cela, la dissolution était écartée pour le moment, on
avait un gouvernement libéral, et on pouvait marcher. Pas du tout! Le
lendemain, nouvelles perplexités, nouvelle manifestation ministérielle à
propos des candidatures officielles. Cette fois c'était M, Emile Ollivier,
fort habilement attiré à la tribune par M. Ernest Picard et M, Grévy, et
intervenant par une déclaration qui ne contredisait pas sans doute le
langage de M. le ministre des affaires étrangères, qui le complétait et
le précisait sur un point spécial, si l'on veut, mais qui dans tous les
cas avait pour effet immédiat de laisser entrevoir encore une fois la
question ministérielle, disparue la veille dans un vote d'enthousiasme.
C'était un changement de front sur place. La veille. M, le comte Daru
avait rallié le corps législatif tout entier, sauf la fraction la plus extrême
de la gauche; le lendemain, M. Emile Ollivier ralliait la gauche tout
entière avec les centres contre la fraction la plus obstinée de la droite,
s'attachant furieuse et consternée aux débris de la candidature officielle.
Le coup de bascule a été complet. Que M, Emile Ollivier, pour accentuer
plus vivement la politique du ministère dans les élections, se soit cru
obligé de décliner en fait pour le gouvernement un droit d'intervention
qu'il a d'ailleurs admis en principe, et qu'il se soit même laissé entraî-
ner à un engagement de neutralité absolue en toute circonstance, la
question n'est pas là pour le moment. 11 est bien clair que la révo-
lution qui s'accomplit a ses conséquences dans les procédés électoraux
comme dans tout le reste. La question est dans cette confusion sans
cesse renaissante qu'on crée au feu des discussions de tous les jours,
230 REVUE DES DEUX MONDES.
dans cette mobilité apparente des choses qu'on entretient involontai-
rement, lorsque la première nécessité serait beaucoup moins d'avoir des
victoires d'éloquence que d'agir, beaucoup moins de multiplier les dé-
clarations théoriques que de mettre la main à l'œuvre, et d'appliquer
cette politique libérale qui n'est jusqu'ici, aux yeux du pays, qu'un
généreux et séduisant drapeau.
Malheureusement c'est là un piège dont il ne semble pas bien aisé
de se défendre. Les réformes vraies et sérieuses qui touchent à l'ad-
ministration, aux finances, à l'instruction publique, aux intérêts com-
merciaux et économiques, ces réformes sont difficiles sans doute, elles
exigeraient une patiente et laborieuse attention; alors on les ajourne
pour se jeter sur cette proie de la dissolution du corps législatif et
des candidatures officielles, sans songer qu'en agissant ainsi on a l'air
de se dérober aux véritables difficultés, et de tout sacrifier à l'éclat
des discussions passionnées. Rien n'est assurément plus facile que de
décréter de mort le corps législatif, c'est bien plus facile que de faire
de bonnes lois, un coup de tête et une signature suffisent. En quoi ce-
pendant la situation se trouverait-elle simplifiée? Elle n'en serait que
plus obscure au contraire, une dissolution prononcée par impatience ne
ferait que compliquer un mouvement à peine commencé, et somme
toute l'honorable comte Daru a posé la question dans les termes les
plus justes lorsqu'il disait l'autre jour : u Pourquoi n'accepterions-nous
pas le concours de cette assemblée? Pourquoi imposerions-nous au pays
des agitations qui ne sont jamais sans danger, et qui seraient dans ce
cas sans motif? » La dissolution serait-elle nécessaire parce que cette
chambre, qui n'a que quelques mois d'existence, est insensible au
vœu public, parce qu'elle est née de l'abus des influences officielles,
et qu'elle ne représente plus l'opinion? Par une contradiction qui n'est
pas la seule dans son discours, M. Jules Favre lui-même a été le premier
à rendre témoignage en faveur de ce corps législatif dont il demande
pourtant la disparition. M, Jules Favre a fait aux députés es compli-
ment un peu imprévu, que <( le souffle de la volonté nationale a passé
par leur conscience, » et a eu raison de tous les mauvais vouloirs. Ce
sont les cent-seize qui ont provoqué le message du 12 juillet 1869 et
le sénatus-consulte du 8 septembre; ce sont les cent vingt-huit qui
ont donné naissance au ministère du 2 janvier 1870. Au contact de ces
manifestations du corps législatif, le pouvoir personnel a reculé. « C'est
le pouvoir national qui a affirmé sa volonté, et cette volonté a été ac-
ceptée, » M. Jules Favre le dit. 11 resterait à savoir comment une as-
semblée qui a fait tant de choses, au dire de M. Jules Favre, serait
désormais absolument incapable de coopérer avec quelque utilité à une
transformation dont elle a été la promotrice victorieuse, comment elle
serait indigne de vivre un jour de plus.
REVUE. — CHRONIQUE. 231
Pour ceux qui se plaisent aux analogies de l'histoire, la crise de 1860
et de 1870 ressemble étrangement à une autre crise parlementaire
du temps passé, celle de 1816, et elle doit inévitablement se dénouer
de la même manière. La majorité sortie des dernières élections, c'est
la majorité royaliste de 1816; le ministre libéral d'autrefois s'appelait
M. Decazes, il s'appelle aujourd'hui M. Emile OUivier, et le corps légis-
latif actuel ne peut échapper à un coup semblable à cette ordonnance
du 5 septembre 1816, qui fut le point de départ des plus libérales et
des plus fécondes années de la restauration. Tout cela est fort bien;
mais cette opposition ou plutôt cette majorité de la chambre introu-
vable de 1816 concentrait en elle-même toutes les passions les plus fu-
rieuses de réaction. Elle poussait aux proscriptions implacables, à la
banqueroute envers les créanciers mal pensans, au rétablissement de
tous les privilèges. Ce qu'elle voulait en un mot, et elle ne le cachait
pas, c'était pousser jusqu'au bout sa victoire sur la révolution, de même
que la révolution avait poussé jusqu'au bout sa victoire sur l'ancien ré-
gime. Franchement le corps législatif actuel est-il de cette trempe? et
en est-il arrivé à ce point de puissance réactionnaire que M. Emile OUi-
vier n'ait plus qu'à reprendre au plus vite le rôle sauveur de M. De-
cazes? Bien mieux, cette ancienne majorité dont on parle toujours n'est
même plus la majorité; elle n'est qu'une minorité, et parmi ces cin-
quante-six qui l'autre jour ont brCdé leur dernière poudre pour la can-
didature olîicielle, si l'on pouvait compter ceux qui voteraient pour le
rétablissement du régime de 1852, combien y en aurait-il? Il ne suffit
pas de dire que tout est changé, qu'à une situation nouvelle il faut
nécessairement un corps législatif nouveau. La révolution de 1830 avait
bien aussi changé quelque peu l'état de la France; la chambre des
députés ne fut cependant pas dissoute, elle resta ce qu'elle était, com-
plétée par des élections partielles, et, parmi les victorieux employés
à consolider l'œuvre de juillet, beaucoup ne croyaient pas certaine-
ment avoir été élus pour cela. Lorsqu'en 1839 le comte Mole, ayant
à faire face comme chef de ministère à une formidable coalition par-
lementaire, en appelait au pays, on ne lui épargnait pas la dure et
amère accusation d'être l'instrument du pouvoir personnel, de pousser
jusqu'à la dernière limite dans les élections l'abus des influences offi-
cielles et de la corruption administrative. Ceux qui vinrent après M. Mole
n'eurent pourtant pas la pensée ou ne se crurent pas obligés de dissou-
dre cette chambre qu'ils avaient représentée d'avance comme viciée
par l'action administrative, et qui se composait au moins pour moitié de
députés dévoués à l'ancien ministère ou à ce qu'on nommait le pouvoir
personnel. On s'arrangea avec elle, et on marcha du mieux qu'on put.
Nous ne voulons dire qu'une chose : la dissolution, telle qu'elle se pré-
sente aujourd'hui, n'est ni une affaire de principe, ni une affaire de né-
232 REVUE DES DEUX MONDES.
cessité immédiate, puisqu'il n'y a eu jusqu'ici aucun conflit entre le
corps législatif et le nouveau ministère, — ni même une tradition par-
lementaire invariable; c'est une question d'opportunité et de circon-
stance, M. Daru l'a laissé entrevoir avec autant de tact que de jugement
politique. — Est -on bien certain d'ailleurs qu'une élection entreprise
aujourd'hui produirait ce qu'on en attend, qu'un corps législatif nou-
veau vaudrait beaucoup mieux que celui que nous avons? Une élection
à l'heure présente serait vraisemblablement l'expression de l'immense
désordre d'idées inhérent à une transition qui n'est même pas ache-
vée. On nous écrivait récemment de province : « Liberté complète
ici! Nous avons des valets de ville qui colportent tout ensemble dans
leur bissac les avis de la commune, les circulaires de M. le préfet et la
Marseillaise! Du reste, ils n'y mettent aucune malice, cela leur est par
faitement indifTérent. » C'est l'image de ce qui se passe un peu partout,
confusion et incertitude. Le plus pressé est donc d'éclairer les esprits,
de hâter l'organisation libérale du pays, de refaire une situation nette
et telle que les populations sachent au moins ce qu'elles font, sur quoi
elles vont voter, et, pour accomplir cette œuvre nécessaire avant tout,
de quel instrument peut-on se servir si ce n'est de la chambre qui
existe? C'est fort bien de proclamer l'indignité d'une assemblée, seule-
ment on ne voit pas que du même coup on proclame la radicale inapti-
tude de cette assemblée à faire la loi essentielle, mère d'une représen-
tation nationale nouvelle, — la loi électorale.
Est-ce à dire que ce corps législatif doive vivre indéfiniment ou même
longtemps? Nous ne le savons certes pas; il peut aller plus vite qu'il ne
croit vers la dissolution, s'il continue, comme aussi il peut prolonger
son existence avec plus de bon sens. Encore une fois c'est une ques-
tion d'opportunité, de même que les candidatures officielles, qui ont
donné lieu l'autre jour à de si dramatiques débats, à de si vives péri-
péties parlementaires, sont tout simplement une question de mesure.
Notre malheur en France est toujours le fanatisme des mots et des dé-
clarations sonores; nous ne pouvons pas nous résoudre à considérer
une affaire politique avec la simple raison politique; il nous faut à tout
prix des idéalités et des systèmes pour paraître sérieux. Si les partis
étaient de bonne foi, et s'ils voulaient en convenir, le problème des
candidatures officielles ne serait point, après tout, bien difficile à ré-
soudre. Il n'est point douteux que le gouvernement ne peut ni ne doit
faire des élections comme il fait de l'administration, qu'il n'a pas le
droit de mettre en mouvement l'immense machine placée sous sa main,
de se servir des ressources dont il dispose pour aider à la nomination
d'un député; il ne doit en un mot ni suspendre la loi pour ses candidats
préférés, ni abuser de son pouvoir. Tout cela est clair comme le jour.
Quant au reste, quant à l'abstention absolue préconisée par M. Jules
REVUE. — CHRONIQUE. 233
Favre, par M. Grévy, par M. Picard lui-même, quant à la neutralité ab-
solue admise par M. Emile Ollivier, nous prendrons la liberté de dire
après M. le garde des sceaux que c'est un pur exercice académique.
M, Emile Ollivier était sûrement de la plus parfaite bonne foi; ce qu'il
disait, il le pensait. Malheureusement ce jour-là il était dans les nuages,
et c'est son collègue de l'intérieur, M. Chevandier de Valdrôme, qui a
dit le mot vrai, sensé, politique, en déclarant que le système des can-
didatures officielles avait disparu avec le régime de 1852, mais que le
gouvernement ne pouvait renoncer au droit d'attester ses préférences,
d'avouer ses amis. Qu'on nous comprenne bien : nous n'avoas nullement
l'idée de mettre deux ministres en guerre et de détacher une pierre
de cet inébranlable édifice du 2 janvier dont parlait M, le comte Daru.
Nous tenons au contraire l'édifice pour utile, et nous souhaitons qu'il
dure. Il n'est pas moins certain que, surpris par une bourrasque parle-
mentaire, M. le ministre de la justice a parlé en théoricien, peut-être
aussi en tacticien, nullement en homm.e d'état. Bien plus, il a promis
ce qu'il ne peut pas tenir, ce que M. Grévy, M. Jules Favre, M, Picard,
ne pourraient pas tenir mieux que lui, parce qu'il n'y a pas de pro-
messe qui soit plus forte que la nature des choses.
Le gouvernement le voulût-il de la meilleure foi du monde, il ne
pourrait pas se renfermer dans celte neutralité absolue dont M. le garde
des sceaux fait un système. Est-ce qu'il n'y a pas mille circonstances
où il intervient malgré lui, par le fait seul de son existence? Des dé-
sordres éclatent, provoqués par des adversaires; ils sont naturellement
réprimés. M. le garde des sceaux croit-il qu'il ne sera pas accusé d'avoir
manqué à ses promesses? Des nouvelles infamantes sur les pouvoirs
publics se répandent au moment d'un scrutin; elles sont démenties par
les moyens administratifs les plus prompts, on poursuit les auteurs de
ces nouvelles, croit-on que le gouvernement ne sera pas accusé d'être
intervenu? Ces comités mêmes dont on suggère l'idée aux amis du
gouvernement, est-ce qu'on ne les considérera pas comme une inter-
vention déguisée? La plus spirituelle et la plus sanglante critique du
système de neutralité absolue de M. Emile Ollivier est la sanction que
M. Picard a voulu lui donner tout aussitôt. M. Picard, qui a ordinaire-
ment plus de sens et plus de jugement politique, a présenté sans rire
un projet édictant une amende contre toute personne qui prendrait la
qualité de candidat du gouvernement. Bien entendu , on peut se dire
«andidat de l'opposition, candidat radical, candidat socialiste; le gou-
vernement seul est un pestiféré qu'on ne peut avouer sans s'exposer à
l'amende. Un interrupteur inconnu a laissé échapper le mot, « le gou-
vernement est un prévenu dans les élections! » Et voilà comme on en-
tend déjà le régime parlementaire! Nous devons ajouter qu'un seul
membre de l'opposition, M. Jules Simon, a eu le courage de désavouer
234 REVUE DES DEUX MONDES.
cette doctrine bizarre et de reconnaître le droit du gouvernement, dans
la mesure de ce qui est permis, bien entendu. On veut des élections
libres, — qu'on travaille à former des mœurs libres, à établir un régime
libre ! Le secret est là, il n'est point ailleurs, il n'est point surtout dans
des déclarations de neutralité absolue qui disent trop ou qui ne disent
rien.
Ce qu'il y a de grave, ce n'est pas qu'un ministre, aiguillonné par la
contradiction, emporté par sa bonne volonté et son éloquence, professe
tout haut un système plus ou moins radical, qu'il ait l'air d'être, comme
on dit, avancé dans ses opinions; ce qu'il y a de dangereux au contraire,
c'est que le ministère n'avance pas autant qu'on le croirait, autant qu'il
le pense peut-être lui-même. Il va à droite, il va à gauche; hier il ral-
liait l'opposition la plus extrême dans un coup de scrutin que nous per-
sistons à croire assez équivoque sous une apparence décisive; à la pre-
mière occasion, les cinquante -six qui l'ont abandonné se débanderont
pour revenir de nouveau à lui. Il se fait un équilibre avec des dexté-
rités de parole toujours renouvelées, et en définitive, si à travers tout
cela le corps législatif perd souvent son temps, s'il s'épuise en discus-
sions vaines et irritantes la faute en est un peu au gouvernement, qui
ne l'occupe pas, qui le laisse glisser dans ces débats orageux où il a
trouvé lui-même plus d'un piège. Le ministère a présenté un certain
nombre de lois, il est vrai, et i\L Daru en traçait l'autre jour un exposé
qui suffirait à défrayer une longue session. M, le ministre des affaires
étrangères avait hautement raison. Seulement ces lois se dérobent on
ne sait où, on ne sait comment; elles voyagent à travers les espaces,
sans compter qu'elles n'ont pas toutes la même importance, que quel-
ques-unes sont abrogées déjà par la force des choses avant de l'être par
un vote. En Angleterre, il y a une multitude de lois de sûreté générale
qui dorment enfouies dans les archives, que personne ne songe à révo-
quer, et qui n'empêchent pas le peuple anglais d'être libre. — Mais quoi,
dira-t-on, le ministère n'est-il pas plein d'activité? Il fait des circulaires,
il nomme des commissions! — Oui en effet, c'est là une partie considé-
rable de la politique ministérielle. Des commissions, nous en avons de
toute sorte, commission pour l'enseignement, commission pour la décen-
tralisation, commission pour l'organisation municipale de la ville de
Paris; d'autres viendront bientôt, on n'en peut pas douter. Ces succur-
sales parlementaires ont sûrement leur mérite : elles sont très noble-
ment peuplées. Après tout, elles serviront peut-être bien à quelque
chose, ne fût-ce qu'à faire l'éducation de certains membres qui trouve-
ront là une belle occasion d'étudier les questions qu'ils sont chargés de
trancher; mais enfin, si ces commissions étaient nécessaires, à quoi bon
alors le conseil d'état? Si c'est au conseil d'état que doit revenir le soin
de revoir, de corriger ou d'amplifier les projets qui seront préparés, à
REVUE. — CHRONIQUE. 235
quoi bon les commissions? Et si on n'arrive ainsi qu'à une notable perte
de temps, à quoi bon tout cet appareil qui ne fait que compliquer Tex-
pédition des affaires? L'indécison et l'inaction peuvent prendre bien des
formes, il faudrait y songer. Et si nous parlons ainsi, ce n'est point dans
un stérile sentiment de critique, c'est au contraire parce que nous dési-
rons ardemment le succès de cette généreuse entreprise, qui n'a qu'à se
développer, en restant environnée de toutes les garanties, pour assurer
sans violence ce que le pays poursuit depuis quatre-vingts ans à travers
toutes les révolutions.
Le parlement anglais n'est pas réuni depuis longtemps, et déjà il est
saisi de deux de ces actes qui caractérisent une administration libérale,
qui attestent la vigueur mesurée avec laquelle se déploie l'esprit de pro-
grès dans un grand pays. M. Gladstone n'a pas tardé à tenir une de ses
promesses en portant devant la cbambre des communes et en dévelop-
pant pendant trois heures avec une mâle et sobre éloquence un bill que
l'on pourrait appeler le complément de sa politique de pacification ou
de réparation à l'égard de l'Irlande. L'an dernier, c'était l'abolition de
l'église officielle, de la suprématie protestante dans une contrée toute
catholique; cette année, c'est la question des terres qui est résolument
abordée, et la question des terres en Irlande est certainement aussi
délicate, aussi difficile, peut-être plus pressante encore que celle de
l'église, puisqu'elle touche à cette grande plaie de la misère irlandaise
qui a fini par engendrer le meurtre. M. Gladstone du reste n'a pas craint
d'avouer la profondeur du mal et la négligence imprévoyante de l'An-
gleterre. Il n'a pas hésité à le dire, si en 1833 on eût un peu plus écouté
un patriote irlandais, M. Crawford, lorsque pour la première fois il si-
gnalait les désastreuses conditions agricoles de son pays, si en 18^5 on
n'eût pas laissé de côté les recommandations fort sages d'un comité
nommé par sir Robert Peel, l'Irlande ne serait pas arrivée à l'état oii
elle est, la question ne se serait pas envenimée. Aujourd'hui il n'y a plus
à reculer, le gouvernement lui-même prend l'initiative d'une bienfai-
sante réforme.
Le mal pour les Irlandais vient depuis longtemps de la dure condition
faite à ceux qui cultivent le sol vis-à-vis de ceux qui le possèdent sous
la protection de privilèges féodaux toujours survivans. Non-seulement
la difficulté de contracter rend la propriété inaccessible, mais encore les
tenanciers sont toujours exposés à épuiser leurs ressources sur un sol
qui peut leur être enlevé subitement sans compensation. Les améliora-
tions qu'ils ont réalisées, les dépenses qu'ils ont faites, tout cela est au
profit du propriétaire. Cette absence de sécurité a eu de dangereux et
inévitables résultats; elle a tari l'activité et le bien-être, engendré une
misère à laquelle les Irlandais n'ont échappé que par les émigrations;
elle a découragé , irrité les tenanciers et créé entre les diverse? classes
236 REVUE DES DEUX MONDES.
de population un antagonisme redoutable qui s'est traduit dans ces der-
niers temps en meurtres mystérieux. C'est là le mal auquel il s'agit de
porter remède en établissant un équilibre de garanties entre les pro-
priétaires terriens et les classes subordonnées qui vivent de leur tra-
vail. Le remède, il n'y a pas à s'y tromper, est une révolution sociale
dans toute la force du terme, et cette révolution, M, Gladstone l'accom-
plit avec l'esprit pratique anglais, sans toucher au droit du propriétaire,
mais en favorisant la transmission et la diffusion de la propriété, — sans
intervenir dans la fixation des conditions de la tenure, mais en garan-
tissant les tenanciers contre les expulsions iniques et intéressées. C'est
là tout l'esprit du land-bill qui vient d'être présenté par M. Gladstone,
et qui se résume dans une double série de mesures. Une partie du bill
facilite la vente des terres en offrant aux nouveaux acquéreurs une
avance de fonds remboursables par annuités; une autre partie définit les
rapports du propriétaire et du tenancier, en consacrant au profit de ce-
lui-ci des usages d'ailleurs admis dans certaines portions de l'Irlande. Le
tenancier ne pourra plus désormais être expulsé à trop courte échéance
et sans garanties; les améliorations qu'il aura réalisées lui seront comp-
tées et remboursées. Un tribunal arbitral tranchera les différends sus-
cités par l'exécution de la loi. En un mot, c'est tout un ensemble de
combinaisons ingénieusement conçues pour accomplir une grande ré-
forme, pour créer un droit nouveau sans porter atteinte à l'essence du
droit ancien de propriété. Et il y a quelque chose de plus remarquable
encore que les détails minutieux et complexes d'un bill, c'est la large et
humaine inspiration de M. Gladstone présentant son œuvre comme un
gage de réparation et de réconciliation offert à l'Irlande, non comme
un acte de parti, mais a comme une œuvre commune d'amour et de
bonne volonté générale pour le bien commun de la commune patrie. »
Quand il parlait ainsi avec un chaleureux entraînement, le chef du mi-
nistère libéral de l'Angleterre évoquait habilement le souvenir d'un des
plus éloquens discours de lord Derby sur l'Irlande, et celui d'un discours
plus récent de M. Disraeli, — ce qui peut faire croire qu'il y aura bien-
tôt un grand débat, mais point de dissentiment profond sur les affaires
irlandaises.
L'Angleterre a du reste en ce moment le bonheur d'être tout entière
à des réformes sérieuses et de l'ordre le plus élevé. M. Gladstone avait
à peine présenté son bill sur l'Irlande que le vice-président de l'instruc-
tion publique, M. Forster, arrivait au parlement avec un autre bill des-
tiné à développer l'éducation populaire en Angleterre et dans le pays
de Galles. M. Forster part de ce point, qu'il faut absolument « couvrir
lepaysd*écoles, » qu'il doit y en avoir partout, et que l'instruction doit
êlre rendue obligatoire là où cette mesure sera nécessaire. Ce caractère
obligatoire est certes assez nouveau en Angleterre, où l'état a si peu
REVUE. — CHRONIQUE. 237
l'habitude d'empiéter sur la liberté individuelle, et il y a une chose tout
aussi nouvelle, c'est la pensée à peine déguisée de séculariser en quel-
que sorte l'éducation populaire, ou du moins de décliner dans l'instruc-
tion publique toute solidarité avec une confession religieuse distincte. Par
ces deux points, le bill de M. Forster est essentiellement libéral et nou-
veau. Personne cependant n'a paru s'en étonner. Ce bill, destiné à déve-
lopper (( les forces intellectuelles de l'Angleterre, » a semblé au contraire
le complément naturel du dernier bill de réforme électorale. Puisqu'on
appelle le peuple au gouvernement du pays en lui donnant le pouvoir
politique, il faut se hâter de lui donner l'instruction, u II y a des ques-
tions qui réclament des réponses, des problèmes qui demandent des
solutions, s'est écrié M. Forster; est-ce de collèges électoraux plongés
dans l'ignorance qu'on peut attendre et ces réponses et ces solutions? »
C'est ainsi que les réformes s'engendrent, c'est ainsi qu'un ministère
libéral fonde son ascendant bien mieux que par des disputes théoriques
et par des déclarations retentissantes. Le fait est que les choses marchent
assez vite en Angleterre, et que le mouvement populaire s'accentue. Si
les ouvriers ne sont pas encore au parlement, déjà ils frappent à la porte.
L'un d'eux, M. Odger, a failli être élu tout récemment à Southwark à la
place de M. Layard, envoyé comme ministre à Madrid. Le candidat tory,
M. Beresford, a été nommé, mais M. Odger le suivait de près; il lui a
manqué trois cents voix tout au plus sur douze mille votans, et il avait
bien quelque raison de considérer ce résultat comme une victoire mo-
rale. Le jour où un ouvrier entrera au parlement, la constitution anglaise
n'en sera pas changée sans doute, et les partis qui se disputent le pou-
voir ne garderont pas moins leur puissance; mais ce sera certainement
une nouveauté et le symptôme d'une singulière transformation dans la
société britannique.
Les événemens d'aujourd'hui ne naissent pas au hasard, ils procèdent
du passé, et c'est toujours assurément une chose curieuse de suivre à
travers le mouvement des peuples la filiation des problèmes de la poli-
tique européenne. Guerre, politique, diplomatie, hnances, tout se tient :
c'est l'intérêt souverain de l'histoire de mettre à nu cet enchaînement,
de faire revivre devant nos yeux ces époques du premier empire, de la
restauration, auxquelles nous nous rattachons de tant de manières, et
c'est ce- que font des livres comme celai de M. Lanfrey, comme celui
de M. A. Calmon sur la politique linancière de la monarchie des Bour-
bons. M. Lanfrey, sans détacher son regard de notre temps, c'ontinue
le récit de cette prodigieuse époque du premier empire; il publie main-
tenant le quatrième volume de son Histoire de Napoléon /'''", il arrive à
1809. Campagne de Prusse et de Pologne, Friedland et Tilsitt, expédi-
tion d'Espagne, guerre d'Autriche, affaires intérieures de la France, tout
se presse et se mêle dans ces pages rapides, substantielles et nerveuses
238 REVUE DES DEUX MONDES.
du brillant historien. M. Lanfrey a étudié profondénfient la période na-
poléonienne, il est dominé par la passion de la vérité et de la justice,
et il est surtout exempt d'illusions à l'égard de celui qui a rempli le
commencement du siècle de son fiévreux héroïsme.
Seulement, en voulant trop ramener le personnage à des proportions
plus vraies et plus humaines, il finit quelquefois par le diminuer de
telle façon que la fortune inouie de Napoléon serait plus inexplicable
encore; elle serait même très humiliante pour la France, qui se trouve-
rait réduite à n'avoir été pendant quinze ans que le jouet banal et ser-
vile d'un jongleur de génie. Franchement, si l'empereur n'eût été que
cela, il ne se serait pas emparé de la France, et il n'aurait pas si long-
temps dominé l'imagination de tout un peuple. Le point vulnérable
chez Napoléon, c'est la politique, et M. Lanfrey le démontre avec une
irrésistible vigueur. Le système par lequel il prétendait amener l'An,
gleterre à merci est à peine discutable; l'entreprise contre l'Espagne
n'est pas même avouable. Successivement il se précipite sur l'Autriche,
sur la Prusse, il les humilie trop pour ne pas leur laisser de durables
ressentimens, et il ne les affaiblit pas assez pour les réduire à l'im-
puissance; il flotte entre tous les systèmes. Dans ce rêve gigantesque,
dont il va chercher la réalisation à Tilsitt, que poursuit-il? Il livre ce
qu'il ne devrait pas livrer, la Finlande par exemple; il enllamme l'am-
bition d'Alexandre en se réservant les moyens de ne pas la satisfaire,
et il se prépare un nouvel ennemi. Il noue au galop des combinaisons
sans durée toutes pleines d'inévitables conflits. De politique, l'empe-
reur n'en avait point. Il a joué sur le grand échiquier de l'Europe un
jeu effréné; il a vaincu souvent, il a pétri dans ses mains toutes les
puissances sans se faire une alUée à peu près sûre d'une seule de ces
puissances, sans se laisser conduire ou retenir par le sentiment des
vraies conditions de la grandeur de la France. Il a péri comme périssent
ces immenses orgueils, faute de tenir compte du temps, de la liberté,
de la justic3, et cette chute qu'il se prépare de ses propres mains, cette
chute aussi prodigieuse que sa grandeur, on peut la voir déjà écrite
dans toutes ces entreprises, que M, Lanfrey retrace d'une plume ar-
dente et implacable.
Les erreurs de Napoléon sont gigantesques comme ses conceptions,
ses procédés de despotisme à l'intérieur sont souvent d'une puérilité
indigne d'une nature supérieure; rien n'est plus vrai, M. Lanfrey en
donne de saisissans exemples. Il faut bien cependant, quoi qu'on en
dise, que ce terrible génie ait eu en lui-même autre chose que tout cela
pour que son image se soit projetée sur la France en pesant si cruelle-
ment sur ce gouvernement des Bourbons , que M. Calmon , en homme
d'équité et d'esprit, nous montre sous l'aspect le plus pratique dans son
H isloire parlementaire des finances de la resiauratlon. Le livre de M. Cal-
REVUE. — CHRONIQUE. 2â9
mon est sérieusement instructif, et, en paraissant ne toucher qu'aux
finances, il laisse entrevoir réellement la marche, les inspirations, les pro-
cédés de ce gouvernement honnête et sensé qui dans la politique exté-
rieure a eu pour organe un duc de Richelieu, dans la politique intérieure
un de Serre, un Decazes ou un Martignac, et dont les finances ont été
conduites successivement par M. le baron Louis, M, Corvetto, M. de Villèle,
M. Roy. La restauration a commencé sous le poids d'un désastre public,
ce fut son malheur, non sa faute; elle a mal fini, et cette fois ce fut sa
faute avant d'être son malheur; mais, chose remarquable, si en poli-
tique elle n'a pas échappé aux pièges de l'esprit de réaction et aux con-
séquences de la plus imprudente des luttes contre toutes les tendances
de la société moderne, elle n'est pas moins restée, au point de vue
financier, ce que M. Calmon appelle justement une a période de bon
ordre et de bonne administ 'ation. » Le crédit public fondé, le contrôle
des chambres établi, la lumière et la bonne foi introduites dans le ré-
gime administratif, la fortune de la France réparée et relevée en quinze
ans après les plus effroyables épreuves de la guerre et des invasions, c'est
là un bilan financier comme n'en laissent pas toujours même des gou-
vernemens plus heureux, et nos ministres peuvent lire avec fruit cette
histoire où ils trouveront le goût sévère de la régularité, l'art de faire
beaucoup sans recourir à des moyens démesurés. Le temps et les condi-
tions de l'économie publique changent sans doute. Nos budgets ont fran-
chi le premier milliard, que les budgets de la restauration n'avaient pas
atteint encore, ils ont dépassé le deuxième milliard, et ils sont en marche
vers le troisième, si l'on ne s'arrête pas. Les combinaisons du crédit
sont infinies; les travaux publics ont pris des proportions qu'ils n'avaient
pas autrefois. Tout change et grandit; il n'y a qu'une chose qui est ou
qui devrait être de tous les temps, — c'est la prévoyance, c'est la sa-
gesse, qui, dans les finances comme dans la politique, reste la sûre et
modeste conseillère à laquelle on ne fausse pas impunément compagnie.
CH. DE MAZADE.
LA MADONE DE PÉROUSE
AU LOUVRE.
N'est-ce pas une nouveauté à peu près sans exemple que de voir ex-
posé dans une salle du Louvre, au centre de nos collections, un tableau
qui n'en fait pas partie et qui n'est là qu'à titre de dépôt et par ad-
mission temporaire? Le fait semble un peu moins étrange quand on
apprend que ce tableau passe à bon droit pour être l'œuvre de Raphaël,
240 REVUE DES DEUX MONDES.
que le possesseur consent à s'en défaire et que notre musée, souhai-
tant de l'acquérir, veut sonder l'opinion, consulter le public, et, s'il le
trouve favorable, se faire, pour obtenir que l'achat s'accomplisse, un
titre de son assentiment.
Il y a dans cette innovation certain parfum parlementaire dont avant
tout nous nous félicitons; elle est d'ailleurs trop peu conforme aux pro-
cédés habituels de la direction de nos musées, c'est un démenti trop
flagrant de certains actes trop célèbres, et de bien d'autres qui se pré-
parent en ce moment et dont nous parlerons tout à l'heure, pour que
nous n'approuvions pas hautement la déférence dont cette fois on fait
preuve envers le public; mais les meilleures mesures ont leurs inconvé-
niens. Si tous ceux qui verront ce tableau, touchés de ses beautés, disent
tout haut ce qu'ils en pensent, s'ils se révoltent à l'idée de le voir partir
pour faire la gloire de quelque autre galerie aprrs cette hospitalité qu'il
a reçue de la nôtre, ne vont-ils pas faire croître, et sans mesure, des pré-
tentions déjà trop peu modestes? On parle d'un chiffre effrayant, qui au-
rait, il y a vingt ans, passé pour chimérique, et qui n'a d'excuse aujour-
d'hui que dans la folie de certaines enchères et le niveau qu'elles ont
fait prendre aux prix des oeuvres même de second rang. Faudra-t-il donc,
pour calmer le vendeur, ne pas dire ce qu'on sent, jouer la tiédeur^ l'in-
différence? Mais alors ce serait du même coup refroidir le public, dont
la chaleureuse adhésion peut seule assurer l'entreprise. Le plus simple
est de ne pas s'inquiéter de ce cercle vicieux et d'aller droit au but en
disant franchement ce que nous pensons de l'œuvre et l'impression
qu'elle produit sur nous.
D'abord c'est une découverte. On savait bien par Vasari que Raphaël,
dans sa vingt-deuxième année, de 150/i à 1505, avait peint à Pérouse,
pour le maîire-autel d'un couvent de eette ville, appartenant aux dames
de Saint-Antoine de Padoue, un tableau dont il prend la peine de dé-
crire la composition et de signaler l'importance; mais ce tableau, on
savait que les religieuses l'avaient vendu en 1678. Qi-i'était-il devenu?
Les uns le disaient perdu (1); d'autres savaient que les Colonna, par
l'entremise du comte Antonio Bigazzini, l'avaient acquis moyennant
2,000 scudi, et qu'il était resté dans leur palais à Home jusqu'en 1802,
époque où il devint la propriété du roi de Naplcs Ferdinand IV. Ce
prince ne l'avait pas acheté pour le laisser voir; il l'enferma dans ses
appartemens particuliers, où depuis il est toujours resté, si bien qu'à
moins d'êlre de la cour et même de l'intimité royale on n'en soupçon-
nait p^as l'existence, et je ne sache pas que de 1802 à 1860 beaucoup
de vo'Nageurs aient pu le visiter. Depuis 1860, il appartient à M. Ber-
(!) Témoin ce qu'on lit à la page 34, t. VIII, de l'édition de Vasari (Milan 1809), re-
produisant l'ancienne t'dition de Rome : « questa tavela è sparila, avendola le monaclie
vendiita. »
REVUE. — CHRONIQUE. 2Ù1
mudez de Castro, en faveur duquel le roi François s'en est dessaisi
avant qu'il fût lui-même dépouillé de ses états.
On le voit donc, l'apparition de ce tableau est presque une trou-
vaille, c'est la révélation d'un trésor à peu près perdu. Ajoutons que
parmi les œuvres du maître exécutées pendant les dix années de sa pre-
mière jeunesse, de l/j95 à 1505, avant son dernier séjour à Florence,
on n'en connaît que trois d'une importance égale à celle-ci pour la
richesse de la composition, le nombre des figures, l'ampleur de l'ordon-
nance, et l'une d'elles est une fresque, la grande page de San-Severo de
Pérouse, à jamais fixée à sa muraille; les deux autres sont deux ta-
bleaux, mais que ni l'un ni l'autre on ne peut acquérir, le Couronne-
ment de la Vierge du Vatican et le Sposallzio de la Brera à Milan. C'est
donc une chance unique qui s'offre à nous de combler la seule lacune un
peu notable qu'on puisse regretter dans l'admirable série de nos Ra-
phaël du Louvre. Si cependant ce tableau n'avait d'autre mérite que la
date et la dimension, quelque intérêt chronologique qu'il y eût à le
posséder, nou's n'insisterions pas, surtout en face du prix qu'on en de-
mande; mais en même temps qu'il est de premier ordre comme spé-
cimen d'une époque charmante dans cette vie dont chaque jour, chaque
heure est un événement, il l'est aussi, et plus peut-être encore que les
trois autres, comme témoignage du travail de transformation qui s'opé-
rait de 150Z[ à 1505 dans ce merveilleux esprit, travail qui s'y révèle par
la simultanéité des styles les plus divers. C'est là un caractère tellement
prononcé dans ce tableau que M. Passavant s'est cru autorisé à soutenir
que le maître ne l'avait pas exécuté tout d'une haleine, qu'il l'avait
laissé là pendant près d'une année, pendant son voyage à Urbin et son
premier séjour à Florence, pour le reprendre et le terminer seulement
après son retour à Pérouâe vers la fin de 1505. « Certaines figures,
dit-il , principalement la sainte Vierge et le saint Paul , rappellent le
Couronnement de la Viergs (du Vatican), les tons vigoureux de quelques
draperies font penser au Sposalizio, tandis que Sainte Catherine et sainte
Dorothée laissent voir le nouveau style acquis à Florence. » Nous ne
garantissons pas les assertions de M. Passa>vant, mais rien n'est plus
vrai que cette diversité de style, d'intention, d'exécution même, sans
pour cela qu'il en résulte une disparate trop accusée et non sans un sur-
croît d'agrément et de variété dans l'effet général du tableau.
Nous aurions dû déjà en décrire le sujet. C'est une vierge glorieuse,
c'est-à-dire assise sur un trône richement décoré et surmonté d'un dais,
conformément aux traditions des écoles primitives et en particulier des
maîtres de l'Ombrie, mais avec une ampleur architecturale qui est déjà
presque une innovation. Sur les marches du trône, le petit saint Jean
debout se dirige vers l'enfant Jésus qui lui donne sa bénédiction. Le
geste et le regard de l'enfant sont d'une douceur indicible; il est vêtu,
TOME LXIXVI. — 1870. 1«
242 REVUE DES DEUX MONDES.
ainsi que le saint Jean. Vasari nous apprend que les bonnes dames
du couvent avaient interdit au peintre les nudités, même enfantines.
Je ne sais en vérité si de cette exigence n'est pas né, par sa rareté
même, comme un charme de plus dans la composition. Sur le premier
plan du tableau, et comme gardiens du céleste trône, on voit d'un côté
saint Pierre et de l'autre saint Paul. Derrière eux, et plus près de la.
Vierge, deux saintes sont debout, saintes martyres, comme l'indiquent
les palmes qu'elles portent à la main; l'une est vue de profil, l'autre de
face. La première est incontestablement sainte Catherine, la roue armée
de dents sur laquelle elle s'appuie ne permet pas le doute; l'autre, au
dire de Vasari, serait sainte Cécile; M. Passavant l'appelle sainte Doro-
thée, et, à voir les fleurs qui lui ceignent le haut du front, on pourrait
aussi bien en faire sainte Marguerite. L'ensemble de ces sept figures
n'est pas tout le tableau, ce n'en est que la partie centrale. Il y avait
dans le bas un gradin, una predella, suivant l'usage alors constamment
suivi pour les tableaux d'autel, et dans le haut un couronnement cintré,
un tympan semi-circulaire, où Dieu le père à mi-corps, entouré d'anges
et de chérubins, contemple du haut de sa gloire l'enfant divin et sa
mère, autre usage presque aussi constant. Le gradin fut vendu par les
religieuses à la reine Christine de Suède moyennant 601 écus romains,
en 1663, quinze ans avant la vente des deux autres parties du tableau.
Que ce gradin, composé de trois petits sujets, dont un délicieux porte-
ment de croix , soit venu de Suède dans la galerie d'Orléans , puis
qu'il ait passé en Angleterre comme presque tous les trésors de cette
galerie; que l'ouvragî de Crozat nous donne connaissance de ces trois
petites compositions, ce sont là autant de détails étrangers à notre su-
jet. INe parlons que du tympan et du tableau central, puisqu'ils sont là
devant nos yeux et que c'est d'eux seulement qu'il s'agit.
Par un hasard singulier nous avons à Paris, dans féglise Saint-Ger-
vais, au-dessus du banc d'oeuvre, un ancien tympan de même forme
que celui-ci, bien qu'un peu plus grand d'échelle, traitant le même su-
jet, d'après les mêmes traditions, et à peu près dans le même style. C'est
une œuvre du Pérugin, exécutée, sinon tout entière de sa main, du moins
dans son école, sous ses yeux et sous sa direction. Or rien n'est plus
intéressant, plus instructif que de comparer ces deux peintures, La pro-
digieuse supériorité de l'élève éclate de toutes parts. Dans le tympan de
Saint-Gervais la figure principale. Dieu le père, a beau ne manquer ni
d'ampleur ni même de noblesse, comme on y sent la convention, quelles
formes banales, sans nerf, sans accent! Dans le tympan de Pérouse
au contraire quelle merveille que cette même figure! que ce regard
abaissé est tendre et compatissant ! quelle expression pénétrante sans
la moindre banalité! et comme peinture, quelle touche délicate et puis-
sante! pas un coup de pinceau qui ne porte, qui n'ait son intention et
REVUE. — CHRONIQUE. 243
son effet. Cette seule figure du Père éternel est pour nous hors de prix,
d'autant plus qu'elle diffère du type idéalement sublime et tout italien
que le peintre découvrira plus tard pour représenter le Créateur, la
première personne de la Trinité. Ici la tête est beaucoup plus humaine,
plus voisine des types germaniques, sans cependant tomber dans le por-
trait. Maintenant si vous continuez la comparaison entre ces deux tym-
pans, vous trouverez des différences non moins significatives : d'un côté
deux anges debout s' avançant en adoration sur les nuages, avec naïveté
sans doute, mais aussi avec quelle gaucherie! puis une nuée de chéru-
bins semés à foison dans ce ciel, sans grâce, sans esprit, d'un aspect
fatigant par cette profusion même et par la monolonie de ces formes
joufflues; d'autre part au contraire, dans ce tympan de Pérouse, quelle
sobriété, quel goût! Deux têtes de chérubins, pas davantage, mais
quelles ravissantes créatures! et les deux anges, quelle heureuse inno-
vation que de les avoir mis à genoux! comme ils se groupent, comme
ils sont ajustés, avec quel style déjà tout magistral ! Cette seule compa-
raison vaut un cours d'esthétique; elle révèle, explique, commente Ra-
phaël mieux que tous les professeurs. Nous possédons déjà un des termes
du parallèle; l'autre est là, gardons-nous de le laisser partir.
Ce n'est pas tout, descendons au tableau. Je vois des gens qui nous
disent : A quoi bon acquérir ces peintures? nous en avons d'autres au
Louvre de la même main, tout aussi authentiques et infiniment plus
parfaites. — Assurément, si pour souhaiter qu'un tableau soit acquis il
faut nécessairement qu'aucune tache ne le dépare, ne parlons plus de
celui-ci. Un jeune homme, même un jeune homme de génie, ne peut
éviter quelques fautes, et il s'en trouve ici qui n'échapperont pas même
aux yeux les moins exercés. Ainsi le petit saint Jean n'a pas des propor-
tions heureuses : sa grosse tête lui donne un peu l'aspect d'un nain, et
son ajustement laisse également à désirer. La sainte, vue de face, est
une figure de cire, sans caractère, sans expression. Il est vrai que son
visage est traversé, justement à la hauteur des yeux, par une fente du
panneau. Cette fente est remplie d'un mastic assez mal appliqué sur
lequel je ne sais quel pinceau a fait des yeux qui louchent, ce qui
n'ajoute pas grand charme à ce visage déjà peu vivant par lui-même.
C'est à peu près la seule tare un peu notable qu'il faille citer dans
ce tableau; mais la tête de la sainte Catherine suffit, à notre avis, pour
racheter tout cela. Si cette tête se rencontrait dans un tableau peint
à Florence, un ou deux ans plus tard, on ne manquerait pas de fadmirer;
ce profil si candide et si pur, ces blondes tresses si gracieusement nouées,
en quelque lieu qu'on les trouvât, auraient un charme souverain; mais là,
dans cet ensemble, dans cette composition empreinte encore d'archaïsme
ombrien, ne sent-on pas que cette tête, outre sa propre beauté, prend
comme un autre attrait d'un genre particulier, l'attrait d'un fruit pré-
24â REVUE DES DEUX 5I0NDES.
coce et précurseur? Raphaël, le vrai Raphaël, est déjà là tout entier, par
son impulsion propre et par sa propre sève. En vérité, quand un pareil
trésor vous tombe entre les mains, le laisser échapper, ce serait de la
barbarie. Nous ne parlons pas seulement de cette sainte Catherine : l'en-
fant Jésus, le saint Pierre, le saint Paul aussi, bien que moins vivans et
déjà presque un peu trop académiques, enfin la sainte Vierge, dont le
type allongé ne manque ni de grandeur ni de pureté mystiques, ce sont
là des beautés de franc aloi, indépendamment même de tout intérêt
historique. Ajoutez-y la vigueur du coloris, la transparence des chairs,
la hardiesse des empâtemens dans les draperies, une certaine intensité
générale de ton qui semble faire pressentir les Vénitiens, et vous con-
viendrez que ce panneau central, non moins que le tympan, doit, mal-
gré quelques taches, passer pour une des œuvres de premier ordre que
tous les musées d'Europe doivent se disputer.
ïSous ne comprenons qu'une seule objection à ce projet d'achat que
nous nous permettons d'appuyer de nos vœux, et cette objection n'a
point trait au tableau, ne conteste ni les beautés dont il abonde, ni les
enseignemens qui en découlent; elle est d'un tout autre ordre, et ceux
qui la soulèvent, entre autres l'habile directeur d'une feuille qui fait au-
torité en de telles questions, la Gazelle des Beaux-Arts, sont les admira-
teurs sincères, intelligens de cette œuvre d'élite, et souhaitent avec
passion que noire musée en reçoive comme un glorieux complément;
mais voici ce qu'ils disent : a Pour un achat de cette importance, il
faut qu'un crédit soit demandé à la chambre, à moins que la liste civile
ne prenne la dépense entièrement à son compte, auquel cas l'objection
disparaît; mais si un crédit est nécessaire, qui le demandera? M. le mi-
nistre des beaux-arts n'a pas les musées dans ses attributions; sera-t-il
en situation d'obtenir cette somme lorsqu'il ne pourra promettre ni sur-
tout garantir à la chambre que le tableau une fois acquis ne sera pas
exposé aux volontés capricieuses d'une administration sans contrôle, et
qu'au lieu d'être offert au public comme un sujet d'étude et de travail,
il ne deviendra pas, comme à Naples, l'ornement tout privé de quelque
habitation princière?» Pour motiver ce genre d'appréhension, ils n'ont
pas même besoin de réveiller le souvenir du cercle impérial et des ta-
bleaux du Louvre servant à le tapisser : on pourrait dire que l'histoire
est ancienne, que la leçon a été bonne, qu'on en profitera; non, ils nous
citent comme exemple des audacieux caprices qu'il y aurait lieu de re-
douter, ce qui, à l'heure même où nous écrivons, se passe dans le palais
du Louvre, ce que le public ignore encore, ce que dans quelques jours,
dit-on, il verra de ses yeux.
Un riche amateur de peinture a eu naguère l'heureuse et très hono-
rable idée de léguer à noire musée une précieuse collection de tableaux
du xvin'' siècle acquis par lui avec amour et discernement pendant cin-
REVUE. CHROiMQUE. 245
quante années. Que la direction du Musée se fût empressée d'établir
dans les parties inoccupées du Louvre un local convenable à l'exposition
du cabinet de M, Lacaze, qu'on eût à cet effet disposé, décoré un ou
plusieurs salons sans regarder à la dépense, rien de mieux, nous n'au-
rions pu donner trop d'éloges à cette sollicitude éclairée ; mais pour
créer fallait-il donc détruire? Pour nous faire jouir de ces gracieuses
productions de l'esprit français, fallait -il nous priver d'une adorable
série des œuvres les plus charmantes et les plus pures du génie grec ?
En vérité, c'est à n'y pas croire. Nous ne pouvons nous imaginer qu'il
faut renoncer à revoir dans cette vaste salle des états, sous cette lumière
tombant de haut et accusant si bien les moindres reliefs, dans ces belles
vitrines, derrière ces grandes glaces, et dans un ordre si méthodique et
si artistement combiné, cette collection de terres cuites antiques, incom-
parable et introuvable, qui seule avait justifié l'acquisition tardive et
onéreuse du musée Campana en partie défloré, devant laquelle tous les
savans d'Europe s'étaient extasiés, ne sachant ce qu'ils devaient nous
envier le plus de la collection elle-même ou de cette façon de la faire si
bien valoir. Rien à coup sûr, depuis bien des années, n'avait fait plus
d'honneur à la direction de nos musées que l'arrangement de cette
salle; rien n'avait tant charmé nos artistes, même nos industriels, qui
devant ces admirables figurines, ces bas-reliefs exquis, devant ces heu-
reux exemples de la couleur appliquée à la plastique, avaient puisé des
notions de style dont la trace commence à se faire sentir dans certaines
productions de notre haute industrie. Eh bien! cette salle si parfaite-
ment éclairée, si habilement disposée pour l'étude, permettant même
aux moins instruits de comparer entre eux tous ces petits chefs-d'œuvre
sans déplacement et sans efforts, cette salle, vous ne la verrez plus, elle
a cessé d'exister; les vitrines sont enlevées ; les terres cuites iront où
elles pourront; on s'occupera de les loger quand on en aura le temps;
on les divisera peut-être, sans pitié pour la chronologie; on parle même
de les trier, d'en envoyer la moitié en province; peu importe, on fera ce
qu'on voudra, cela ne regarde personne. En attendant, elles sont dépo-
sées depuis cinq mois sur le parquet de la galerie Charles X, qu'elles
encombrent et qui par suite est fermée au public. Pourquoi ce boule-
versement? pourquoi cette destruction d'une œuvre faite à grands frais
voilà tout au plus six ans? Parce que c'est dans cette salle et pas ail-
leurs qu'on a la fantaisie de nous faire voir les tableaux de iM. Lacaze.
S'y trouveront-ils bien? Ce jour si haut, favorable aux terres cuites, le
sera-t-il à ces petites œuvres coquettes, cliifl'onnées, à cet art de bou-
doir? Nous nous permettons d'en douter. Quand ce serait à tort, et cette
charmante collection eût-elle dans ce local tout le succès du monde,
nous n'en resterions pas moins aussi attristé que confondu devant ce
coup d'état à la sourdine, sans avertissement, sans consultation, devant
2â6 REVUE DES DEUX MONDES.
ce mépris des habitudes du public, de la prédilection des artistes, des
hommes d'étude et de savoir.
Eh bien! voilà l'exemple qu'on nous oppose quand nous disons : de-
mandez à la chambre un crédit pour ne pas laisser l'Angleterre nous
dérober la madone de Pcrouss. 11 faut en convenir, si la France veut
que ses grandes collections d'art soient maintenues à la hauteur des
principaux musées d'Europe, presque tous aujourd'hui si largement do-
tés, tandis que les nôtres végètent sous de misérables allocations, ce
n'est pas un supplément de liste civile que ses mandataires devront vo-
ter. Rendre plus abondante une source qui se gouverne ainsi, ce ne se-
rait pas féconder le domaine de l'art, ce serait l'exposer aux brusques
alternatives de volontés changeantes, plus instables que les saisons.
Nous ne voyons qu'un moyen d'assurer à nos collections la splendeur
que notre patriotisme ne cesse d'envier pour elles, c'est que le souve-
rain, qui vient de faire en politique de l'abnégation bien entendue et
d'accroître ses forces en diminuant ses attributions, pendant qu'il est
en train, fasse pour l'esthétique un sacrifice analogue, dont il recueille-
rait au centuple les fruits. Que la couronne se décharge de ce fardeau
des musées; qu'elle renonce à un droit qui, pour être dignement exercé,
lui deviendrait trop onéreux; que le pays, rentré en possession de ses
collections, les entoure de garanties et les développe avec discerne-
ment et largesse; il y aurait là plus qu'un progrès pour nos arts et
pour nos artistes, nous y verrions comme un heureux prélude d'un nou-
vel avenir, d'une transformation intellectuelle du pays. Espérons que
ces idées ne sont pas jetées au vent, qu'il en germera quelque chose,
et que, pour inaugurer nos espérances et pour nous consoler aussi de ces
pauvres terres cuites si méchamment évincées, nous ne tarderons pas
à voir la madone de Pérouse passer du salon obscur où elle est en dépôt
aux honneurs du salon carré. l. voet.
REVUE LITTÉRAIRE.
Les Traqueursde dot, de MM. Pontmartin et Béchard; Dentu. — Un fils d'Ère, de M. F. Gé-
nissieu; Hachette. — Le ScLrel de 31. de Boissonnange, de M. E. Delignj^; Madame Obernin,
de M. Hector Malot; Michel Lévy.
On ne compte déjà plus aujourd'hui les formes diverses que le roman
a revêtues; c'est un genre de production littéraire qui semble destiné à
se renouveler et à reverdir indéfiniment. Le roman intime surtout ne ta-
rit pas; les élémens les plus simples et souvent même les plus menus
REVUE. — CHRONIQUE. 2/l7
suffisent à l'alimenter. Il s'est d'ailleurs formé, en matière d'imagination,
une sorte de terrain vague où chacun use et abuse du droit de parcours;
bien peu d'écrivains, surtout parmi les romanciers, se sont ménagé une
propriété close et distincte. Aussi arrive-t-il rarement que sur quatre
publications nouvelles, par exemple, la critique ait à distinguer une
œuvre de talent : aujourd'hui cependant elle a cette bonne fortune re-
lative.
L'éioge ne s'applique pas aux Traqueurs de dot. L'art n'a pas été à
coup sûr le souci des auteurs en écrivant leur roman. L'enseigne seule,
je veux dire le titre, a déjà quelque chose de faux et de forcé. Sous ce
titre métaphorique d'un goût douteux on nous donne un récit où préci-
sément les personnages principaux ne sont pas des traqueurs de dot.
Je n'ai garde de m'en plaindre, car les ressorts de mélodrame qui font
mouvoir particulièrement les traqueurs ne sont pas des plus merveil-
leux; passons donc. L'héroïne du livre est une femme qui, alors qu'elle
était jeune fille, a fait taire sans trop de peine les préférences de son
cœur pour se marier au gré d'une famille où l'on sait ce que vaut l'aune
de toute chose. Une fois en pouvoir de mari, elle s'est du reste dédom-
magée de cette contrainte en prenant un amant. Cet amant, tel qu'il
est dépeint, ne donne pas une haute idée de l'effort d'imagination au-
quel se sont livrés les auteurs. Après tout, cet amant va de pair avec
l'héroïne. C'est un des traqueurs de dot annoncés; les autres, il n'est
pas utile d'en parler : ce sont, dans leur genre, piètres chasseurs, dont
les guêtres sont mal bouclées et qui manient assez gauchement des fusils
de l'ancien système. L'objet traqué dans le livre, c'est la fille même de
l'épouse adultère. L'amant de celle-ci entend exploiter ses relations cri-
minelles et l'anxiété bien naturelle de la femme ainsi compromise pour
se faire agréer comme gendre. La demoiselle à la dot, qui aime de son
côté, sans la permission de ses parens, un jeune étudiant en droit inti-
mement reçu dans la maison, ne s'accommode guère du roué qui la
pourchasse. Comment sortir de cette situation? Les romanciers ne s'em-
barrasse.nt point pour si peu; l'Ambigu a des coups de théâtre moins
éclatans. On n'a peut-être pas remarqué, dans le pêle-mêle de récits et
d'histoires enchevêtrés qui remplissent la première partie du livre, que
les auteurs avaient embarqué pour l'Amérique le premier prétendant
évincé de l'épouse infidèle : s'ils l'ont envoyé si vite au-delà des mers,
c'était évidemment pour qu'il en revînt; il en revient en effet, et sur
un lest précieux, un nombre incommensurable de millions. Il a eu la
chance de jouer là-bas un rôle dans une des crises politiques si fré-
quentes parmi les républiques espagnoles du sud; il s'est lancé tête bais-
sée dans la carrière toujours ouverte sur cette terre bénie des conspi-
rations et des aventures, et il a reçu de ses complices et protecteurs,
comme solde de son concours, des mines d'excellent rapport. Il n'en
2/i8 REVUE DES DEUX MONDES.
faut pas davantage à un homme pour rentrer ensuite au pays natal, ot(
sans argent nul n'est prophète, avec des allures et un train de Monte-
Cristo. Monte-Cristo fait du reste un grand usage de ses trésors trans-
atlantiques : il pensionne généreusement et fort à propos le fils d'un de
ses anciens amis, ce même étudiant dont nous avons parlé; il sauve
du même coup la femme adultère et sa fdle, et, quant au traqueur mai-
adroit, il l'envoie à son tour en Amérique chercher des millions ou se
faire pendre. Voilà le roman. Il est de ceux dont l'analyse est en même
temps la critique. Soyons juste toutefois : en dehors de cet imbroglio
sans mesure il y a quelques parties qui sont meilleures et plus vraies :
c'est entre autres un certain récit de luttes électorales où les concur-
rens et leurs menées sont peints sous des couleurs assez nettes et avec
un relief assez heureux; mais un simple épisode bien traité n'assure
pas, on en conviendra, le mérite d'une œuvre d'imagination.
Dans Un fils cl' Eve, de M. F. Génissieu, nous trouvons une autre va-
riété de la femme adultère, ou, pour employer un euphémisme de bon
goût, de la femme qui cherche et trouve en dehors de son ménage un
cœur où le sien se puisse épancher. 11 s'agit encore ici d'un amant qui
ne serait pas fâché d'épouser la fille de celle qu'il a détournée de ses
devoirs conjugaux; mais cette fois la poursuite n'a rien de prémédité et
ne procède pas de calculs odieux d'intérêt. Le fils d'Eve, — et, à pro-
pos, d'où vient ee titre dont on a peine à saisir le sens? — le fils d'Eve,
après avoir séduit, par passe-temps, l'épouse livrée, au fond d'une cam-
pagne, à tous les rêves énervans de la solitude, s'aperçoit ensuite qu'il
aime pour de bon, comme on dit, l'innocente et charmante jeune fille
qui d'abord avait à peine frappé ses regards. Il y a du reste une corres-
pondance parfaite entre ses sentimens et ceux de la jeune fille. Si quel-
que Monte-Cristo n'apparaît pas derechef, comme un dcus ex machina,
le cas des amoureux me paraît mauvais. Il l'est en effet, et au-delà de
toute prévision : l'épouse coupable se laisse mourir de remords et de
chagrin, et pour comble, l'amant se tue. Un certain docteur, qui a soi-
gné la femme criminelle, a fait honte au séducteur de sa conduite et
l'a décidé à cet héroïque sacrifice, qui ne serait pas du goût de tous
les amans. Quant à la jeune fille, qui a déjà préparé sa robe de mariée
et qui ne comprend rien à ce lugubre dénoùment, elle pardonne solen-
nellement et à tout hasard à son futur, dont elle reçoit le dernier sou-
pir, et cela sur la foi du docteur, qui lui dit que le suicide est une expia-
tion. Nous n'ajouterons qu'un mot : M. Génissieu, dans la dédicace de
son livre, exprime la conviction d'avoir fait une œuvre morale ; nous
n'entendons pas y contredire: que l'auteur cVUn fils (tKve se préocciipo
en outre à l'avenir de faire une œuvre littéraire.
II y a relativement plus d'observation et de maturité dans Le secret de
M. de Boissonnanrje, de M. Eugène Deligny, M. de Boissonnaiige est
REVUE. — CHRONIQUE. 249
agent matrimonial : il n^y a pas d'inutile métier. 11 exerce d'ailleurs son
industrie comme un sacerdoce; il se flatte de donner à ses cliens un bon-
heur pur et sans mélange. Ses labeurs consciencieux ne sont pas restés
sans récompense : sur des milliers de mariages conclus par son entre-
mise depuis dix-neuf ajis, pas un seul n'a eu de fâcheux résultats, si ce
n'est cependant le sien; il a été lui-même, mais lui seul, victime de ses
propres manœuvres. A coup sûr, il y avait là une idée féconde à exploi-
ter; l'auteur pouvait choisir de la comédie ou du drame, ou mêler les
deux élémens dans une œuvre vive et émue. Les côtés professionnels
sont, dans le livre de M. Deligny, la partie le mieux saisie et rendue;
le romancier a mis assez bien en jeu les rouages divers du mécanisme
complexe et parfois très délicat qui représente le gagne-pain de l'agent
matrimonial, dont le cabinet est tout à la fois un bureau d'affaires et
une sorte de confessionnal. Ce qui gcàte le roman, c'est la fable même
à laquelle se rattachent les malheurs conjugaux de M. de Boissonnange,
c'est le rôle que jouent à l'égard l'un de l'autre l'entrepreneur de ma-
riages et la femme qui l'a quitté pour mener la vie d'aventurière. Les
types secondaires du livre sont sans contredit mieux trouvés et dé-
peints; mais le héros lui-même, ce mari dont l'incorrigible passion ne
s'explique pas, et qui finit par n'avoir point d'autre souci que d'être requ
comme un amoureux clandestin chez sa légitime épouse, c'est là une
invention que l'art le plus consommé aurait peine à faire accepter, rsi
par la mise en œuvre, ni par le style, M. Deligny ne rachète cette erreur
d'imagination.
On peut lire, en manière de dédommagement, le dernier ouvrage de
M. Hector Malot, Madame Obernin. Ce ronîan révèle un talent réel, et
mérite qu'on mette enfin les noms sur la figure des personnages qui
sont en scène. M'"« Obernin est une femme du monde qui mène grand
train à Strasbourg. Sa vie s'est écoulée jusqu'ici sans trouble et sans re-
proche; mais l'orage s'avance : voici qu'un jeune étudiant en droit de
la même ville, Robert, dont l'esprit s'est exalté à la lecture des romans
de Balzac, et qui de propos délibéré cherche son lis clans la vallée, s'é-
prend à première vue de M""* Obernin. Le mari de celle-ci est un
homme jeune, vigoureux, plein de cœur et d'intelligence, et qui aime
sa femme avec passion; il n'importe, le fruit défendu a séduit Eve, et
M'"« Obernin laisse bientôt comprendre à Robert que ses sentimens sont
partagés. Ici se développe un type de coquette dont M. Malot a su
rendre avec vérité toutes les nuances. Par l'effet des contrastes, en lisant
Madame Obernin nous nous souvenions de Gerfaut; dans l'œuvre de
Charles de Bernard la baronne de Bergenheim est une coquette ingénue
et candide, qui oppose tour à tour aux obsessions de son amant une gra-
vité glaciale ou l'abandon le moins étudié, une fierté ironique et dédai-
gneuse ou les faiblesses de l'émotion la plus sincère. M'"« Obernin, elle.
250 BEVUE DES DEUX MONDES.
joue à froid son rôle de coquette; elle tient déjà le registre de ses sen-
timens en partie double, en attendant qu'elle le tienne plus tard en
partie triple et quadruple; elle entend conduire de front l'amour adul-
tère et le train de la vie conjugale; elle se préoccupe d'avance du mo-
ment 011, comme on dit dans la prude Angleterre, elle sera a en voie de
famille, » et elle s'arrange, — n'est-ce pas tout dire? — pour que l'enfant
soit de son mari. Dans les circonstances les plus critiques, quand le secret
de sa trahison est près d'éclater, elle montre une présence d'esprit qui
sauve tout, il est vrai, mais qui accuse la dépravation de sa nature. Au
fond, M'"® Obernin est vicieuse et adroite, tandis que l'amante de Ger-
faut, M"^ de Bergenheim, reste honnête et pure jusqu'au milieu des
égaremens de son imagination. Gerfaut de son côté est un roué, vieux
de cœur et de tête, qui emploie pour faire le siège de la femme qu'il
aime toutes les règles et tous les secrets de la stratégie galante; il est
à la fois homme de conseil et d'exécution, il a tout un choix de méthodes
qu'il examine et qu'il trie avec soin pour les adapter aux circonstances.
L'étudiant Robert est tout autre : au lieu de conserver barres sur
M""' Obernin, il se livre à elle et se désarme insensiblement. Dans l'in-
térêt de son amour, il se résigne à servir un gouvernement qu'il ab-
horre; il sacrifie son caractère à ses sentimens; il commet enfin toutes
ces lâchetés que l'amour explique sans les justifier. Comme il arrive
souvent aux natures faibles et sans équilibre, il tourne volontiers de
court; l'expérience aidant, il promet d'entrer un jour dans la tribu des
Gerfaut, b'il ne lui faut plus qu'un dernier coup de fouet pour l'engager
dans la route où l'amant de la baronne de Bergenheim a fourni une si
belle carrière, ce coup de fouet, il le reçoit de la main même de M'""^ Ober-
nin. C'est la partie assurément la mieux étudiée et la plus forte du
roman de M. Malot. M. Obernin vient de mourir, l'amante de Robert est
libre; celui-ci, qui a quitté Srasbourg pour dérouter au dernier moment,
après les scènes les plus navrantes , les soupçons et les jalousies du
mari, espère, les délais voulus expirés, légaliser enfin ses amours; il se
trompe : les rôles semblent désormais intervertis. M""^ Obernin, si ingé-
nieuse dans l'adultère, hésite maintenant, raisonne et ajourne. Les entre-
vues des deux amans en ces circonstances sont une étude psychologique
des mieux conduites; nous regrettons de n'y pouvoir insister ici. Bref,
M'"® Obernin s'éloigne chaque jour de Robert; que d'hommes, en effet,
après avoir été longtemps les bienvenus par la fenêtre, n'ont plus même
ensuite la permission de se présenter par la porte! M'"^ Obernin, maî-
tresse absoluQ d'une immense fortune, trouve qu'un mari sous-préfet, —
car, de chute en chute, Robert, l'étudiant républicain, est devenu un
des sous-préfets de l'empire autoritaire, — constitue une dérogeance par
trop grave. Elle n'est pas d'ailleurs de ces femmes comme M""' Bovary,
à qui leur tempérament fait la loi; son amour n a jamais été sans ré-
REVUE. — CHRONIQUE. 251
serve ni clairvoyance, et le peu qu'il en reste n'est point de force à tenir
tête au sentiment nouveau d'ambition qui lève dans son cœur. Elle se
remarie finalement, non pas avec son amant, mais avec un ancien pré-
tendant évincé, le vieux général Cornaton, gui n'a du reste, par la suite,
rien à envier à son devancier M. Obernin. Quant à Robert, dans l'excès
de sa colère et de sa passion, il se retire aux Antilles, où il épouse la
cassette d'une riche créole.
Tel est le canevas sur lequel M. Malot a brodé les développemens de
son roman. Si l'étude morale de l'héroïne est bien déduite, si les phases
de l'éducation malfaisante par lesquelles passe Robert se succèdent dans
l'ordre logique et naturel', les personnages épisodiques, un seul excepté,
le confident de Robert, ne sont pas moins heureusement traités. Il y a,
entre autres, dans le livre de M. Malot un portrait de préfet sceptique
et complaisant, homme fort aimable au demeurant, dont l'original, hier
encore, était des plus prisés en haut lieu ; nous devons croire que, de-
puis les dernières réformes, il a disparu pour jamais du monde adminis-
tratif; M. Malot, en lui donnant un rôle dans son roman, a voulu sans
doute sauver de l'oubli un type qui a fait son temps et qu'on aimera
mieux dorénavant revoir en peinture qu'en réalité. Cependant il ne faut
encore jurer de rien : cette race d'administrateurs, non moins charmante
qu'immorale, est une race bien vivace, qu'on ne déracine qu'avec peine
et qui se provigne à merveille.
On le voit. Madame Obernin est surtout un roman intime; mais il y
entre à dose raisonnable des élémens d'une autre nature. S'il faut ab-
solument tirer d'une œuvre d'imagination une moralité, nous dirons
que le livre de M. Malot a peint le désarroi où ont vécu depuis vingt an-
nées les âmes qui n'avaient pas précisément une trempe d'acier; mais
il nous répugne de démonter en quelque sorte, ainsi que les rouages
d'une machine, l'œuvre d'un romancier qui a eu le rare talent de dis-
simuler habilement sa thèse : l'art ne doit-il point se passer de toute
enseigne, sous peine de n'être plus l'art? Si le syllogisme ou le sermon
laissent voir le bout de l'oreillo, si le doctrinaire ou le moraliste se font
prendre en flagrant délit, si la leçon, au lieu de filtrer en nous douce-
ment et à notre insu, s'impose de haute lutte à notre esprit, nous n'hé-
sitons pas à le dire, le poète ou le prosateur se sont fourvoyés; c'est
là une vérité que trop d'écrivains, et les meilleurs, ont très souvent
oubliée.
Avec toutes ses qualités, M. Malot n'a cependant pas écrit un livre
tout à fait fort et durable. Je ne sais si Madame Obernin est un ouvrage
de premier jet; mais si l'auteur a remis son roman sur le métier, il s'est
décidé trop vite encore à un visa définitif. Si bonne que soit la concep-
tion, il reste ensuite à trouver la composition et la forme. A part quel- i
ques faiblesses de détail, des longueurs au début, M. Malot a trouvé la
252 REVUE DES DEUX MONDES.
composition, et c'est par là, non moins que par la fermeté de la pensée
et la vérité du sentiment, que son livre se distingue de tant de produc-
tions hâtives du moment; mais la forme n'est pas encore complètement
venue; le style manque parfois de cette vigueur concise, de cette viva-
cité nette et de bon aloi qui achèvent de marquer une œuvre à l'effigie
du talent. Néanmoins, après les gages qu'il a donnés, nous attendons
M. Malot à une nouvelle récidive qui, s'il y met tous ses soins, sera
peut-être une pleine revanche.
Ainsi, de quatre romans que nous venons d'apprécier, un seul est
écrit d'une plume tout au moins correcte, sinon brillante. 11 n'est pas
sans intérêt de se demander d'où vient ce dédain général de la forme
chez les petits romanciers contemporains. Ce n'est pas même du dédain,
c'est une incurie naturelle et, pour ainsi dire, inconsciente. On se hâte de
jeter ses idées sur le papier, quand toutefois l'on a des idées, sans souci
du qu'en dira-t-on. Si l'on juge d'un point de vue un peu large, il y a
ici deux coupables qui méritent d'être condamnés solidairement, l'au-
teur et le public. L'un et l'autre se sont gâtés mutuellement. Depuis
quarante années environ tout le monde s'est mêlé de lire ; rien de
mieux, assurément; mais, tout le monde se mêlant de lire, il s'en est
suivi que trop de monde s'est mêlé d'écrire. Entre écrivains et lecteurs
il S'est établi une sorte de balance d'offre et de demande comme celle
qui régit l'échange commercial. Les feuilles quotidiennes, dont le
nombre et l'extension s'étaient accrus tout d'un coup, entreprirent une
sorte de courtage littéraire entre le public et les romanciers; ceux-ci se
virent obligés de produire vite et quand même, afin de satisfaire aux
besoins de cette consommation d'un nouveau genre. Il se trouva préci-
sément que les premiers feuilletonistes, comme on les appela, les A. Du-
mas, les E. Sue et autres, captivèrent d'emblée les imaginations et les
esprits par des récits pleins de verve et de force. Dès lors l'élan était
pris de part et d'autre. Ainsi que ces hauts-fourneaux qui, du moment
où on leur a mis le feu aux entrailles, ne peuvent plus impunément s'é-
teindre et chômer, le rez-de-chaussée des journaux dut chaque jour s'ali-
menter d'une lecture fragmentaire, émiettée, dont les effets fussent
habilement ménagés en vue de l'émotion ou de la surprise. D'un autre
côté, le public, surtout la masse peu lettrée dont l'art est le moindre
souci, se montra fort accommodant sur la qualité des produits; l'orge et
le pur froment devinrent tout un à ses yeux. Une fois entrés dans la
voie du métier, les romanciers, qui en retiraient d'ailleurs des bénéfices
matériels, se mirent volontiers à travailler sur commande, avec pro-
messe de livraison à jour fixe. Tous ne versèrent pas dans ce négoce lit-
téraire; mais le plus grand nombre en profita sans scrupule.
L'effet presque immédiat de cette floraison hâtive et factice d'im
genre aussi délicat que le roman fut de dépraver entièrement et le goût
REVUE. — CHRONIQUE. 253
des écrivains et celui des lecteurs. L'imagination et l'idée souffrirent
gravement de ce sans-gêne dans le travail; mais le style et la forme
surtout s'en trouvèrent mai. L'idée, elle, peut toujours se sauver, et
nous avons pu voir, de notre temps, que les conceptions du roman se
transforment et se renouvellent avec assez de facilité. Tout en effet
est matière exploitable pour ce genre ondoyant et divers; après les
craintes qu'avaient inspirées des symptômes littéraires fâcheux, on ne
peut nier aujourd'hui certains efforts individuels qui tendent à ramener
les esprits vers une observation plus attentive et une étude plus posée
de l'homme et de la nature. Ce qui, une fois déformé, ne se redresse
pas aussi aisément, c'est l'art même de composer et d'écrire. Les meil-
leurs sujets, les idées les plus vraies ne valent que par la mise en œuvre;
mais ce dur et scrupuleux travail de mise en œuvre exige des dépenses
de peine et de temps, des retouches et des reprises qui ne sont guère
dans le goût du jour. On n'écrit pas pour les lecteurs de demain, on
écrit pour ceux du moment. Aussi un des caractères les plus frappans
de la littérature actuelle est celui-ci : jamais on ne vit un aussi grand
nombre de plumes faciles; en revanche, il semble que la moyenne des
talens inférieurs ne se soit élevée qu'aux dépens de l'art supérieur : voilà
un nivellement démocratique contre lequel il faut protester. Dans cette
multitude d'écrivains de romans, qui ont pris possession du livre et du
journal, combien en pourrait-on mettre hors de page? La plupart, à vrai
dire, ne se donnent pas la peine de nourrir cette ambition : pourvu que
« chaque jour amène son pain », comme dit le savetier de La Fontaine,
ils n'ont cure du reste. Quelques-uns, et M. Hector Malot est sans doute
du nombre, ont à coup sûr des visées plus nobles; leur imagination et
leur pensée font effort pour s'élever; mais si la plume ne se met au pas
avec l'idée, c'est en vain, au point de vue de l'art, que celle-ci s'élève et
se fortifie. jules gourdault.
THEATRE DE L'ODÉON.
L'AUTRE, drame en quatre actes et un prologue, par M. George SAND.
V Autre n'est pas une pièce facile à raconter en deux mots, elle est
touffue, pleine non pas de faits, mais de sentimens. Quoi qu'il en soit,
voici la donnée. Durant le prologue, nous sommes dans un sombre châ-
teau d'Ecosse, où le comte de Mérangis, marin français, a relégué Elsie
Wilmore, sa femme légitime, qu'il trompe du reste avec impudence. Or
la défaillante femme, — si défaillante qu'elle mourra dans le prochain
entr'acte, — se laisse séduire par le docteur Maxwel et en a une fille.
254 REVUE DES DEUX MONDES.
Au seul aspect de ce comte de Mérangis, la faute d'Elsie Wilmore vous
semblerait facile à expliquer et en vérité presque excusable; mais le
marin, qui, pour tout dire, n'a que la loi pour lui, veut se venger, ar-
rache à la mourante le fruit de son amour coupable, et la petite Hélène
part en compagnie d'une gouvernante pour la France, où la vieille com-
tesse de Mérangis, mère du marin, doit la recueillir et l'élever. Maxwel,
l'amant d'Elsie Wilmore, l'autre enfin, ne peut apprendre sans fureur
le départ de cet enfant qu'il adore. Lui aussi a des droits, il s'indigne et
menace au moment même oîi, le comte de Mérangis arrivant tout à
coup, une scène violente s'engage, et les deux hommes sortent du châ-
teau pour aller se battre dans un coin du parc. Tel est le prologue, un
peu languissant dans la première moitié, mais dont la seconde est co-
lorée, originale et brûlante de passion. Berlon y est déjà superbe, et se
montrera durant toute la pièce à la hauteur de ce début.
L'entr'acte nous vieillit d'une quinzaine d'années, et nous sommes
chez la comtesse de Mérangis, au bord de la mer, dans le midi de la
France. Hélène est maintenant une grande fille, belle, hère, tendre,
aimant déjà son cousin Marcus,' avec lequel nous faisons connaissance
dans une des plus charmantes scènes de ce premier acte, qui tout en-
tier est ravissant. Rien de gracieux, de délicat et de distingué, — j'insiste
sur ce mot, — comme le couple de ces deux enfans qui s'aiment à leur
insu et font assaut de générosité. Voilà de ces finesses de cœur, de ces
fraîcheurs de sentiment que l'expérience la plus consommée ne saurait
vous faire trouver. Cependant Maxwel, qui est devenu un docteur cé-
lèbre, est entré dans l'intimité de la vieille comtesse de Mérangis; il est
un des hôtes de sa maison. Là il surveille sa fille, son Hélène chérie,
qui lui rappelle tout un passé d'amour, il la suit des yeux, l'entoure,
l'enveloppe de sa tendresse anonyme , et , quoiqu'il n'ose se faire con-
naître d'elle et s'avouer aux autres, il entend, le pauvre homme, la pro-
téger, la diriger, exercer sur elle des droits que personne ne peut lui
attribuer. Cette situation est-elle neuve, est-elle vieille, est-elle conforme
aux principes, aux traditions? Je n'en sais rien, mais elle est saisissante,
détaillée avec un art, une science du cœur inimitables. En réalité, toute
la pièce est dans cette donnée, dans celle d'un père ayant au fond de
son âme toutes les passions, toutes les jalousies, toutes les faiblesses et
toutes les grandeurs de la paternité, et cependant condamné à ne rien
pouvoir exprimer de ce qu'il ressent. Hélène elle-même n'a-t-elle pas
mille raisons pour faire peu de cas de ses conseils, pour prendre en
aversion cet étranger importun qui s'imagine pouvoir s'imposer? Sui-
vent des scènes de luttes passionnées entre Marcus et Maxwel, où tous
deux rivaux et jaloux, l'un comme père, l'autre comme amant, semblent
vouloir s'arracher la tendresse d'Hélène. Jamais cœurs ne furent fouillés
avec plus de science et d'art.
REVUE. — CHRONIQUE. 255
Il y a autour de cette pièce, et c'est là un des effets de sa noblesse, il
y a une sorte de gaze qui poétise et grandit les personnages, mais qui
tout d'abord étonne un peu. On dirait que l'âme de l'artiste s'inter-
pose entre le public et la nature. Des élans inattendus, des opposi-
tions singulières, un mélange de grandeurs et de naïvetés, le mépris
de toute malice, l'oubli volontaire de certaines réalités, tout cela sur-
prend, déconcerte, et ce n'est qu'au bout d'un instant que l'émotion
bienfaisante se fait sentir. On n'entre pas de plain-pied dans celte mai-
son qui n'ouvre pas sur la rue, et il faut faire un effort pour en monter
les degrés. On n'est point saisi, entraîné par les agaceries de la porte;
on n'y trouve pas au seuil la boisson malsaine : c'est un vin de haut
cru que l'on vous sert, et qui mérite que l'on s'attable. Est-ce à dire
que cette pièce soit sans défaut? En aucune façon, et même les défauts
de M'"'' Sand sont comme tous les défauts des maîtres : ils ont ceci de
particulier qu'ils crèvent les yeux; les ramasser et s'en faire un panache
est la chose du monde la plus aisée. Oui, cela est parfois confus, il y a
des naïvetés, des vides, des maladresses, des longueurs; oui, la pre-
mière moitié du prologue ne semble pas fort utile, et le quatrième acte
a d'évidentes faiblesses; mais que m'importe tout cela, si l'émotion que
j'éprouve m'empêche d'en être choqué, si le beau caractère, la grande
tournuie, le souffle passionné du maître, dominent ces détails, et les
effacent? Écoutez attentivement, avec bonhomie, Marcus, Hélène et
iMaxwel; vous serez bientôt en larmes, et vous aurez une reconnaissance
profonde pour ce génie qui a eu la force, l'autorité de violenter vos ha-
bitudes, de vous faire sortir de votre petit milieu, et de vous enlever pour
un instant dans le monde idéal du grand art.
Pourquoi maintenant M'"*^ Sand a-t-elle cru devoir soutenir une thèse,
défendre dans son drame telle ou telle vérité sociale, prouver je ne sais
quoi, la voix du sang ou quelque chose de semblable? Je ne saurais
l'expliquer, et dans tous les cas cette idée de thèse, en admettant
qu'elle existe comme on le dit, m'est absolument indifférente. Nous
avons vu vivre, aimer, souffrir ses personnages; n'est-ce point assez? et
serait-il donc nécessaire que ce grand spectacle aboutît à la niaiserie
d'une maxime, à l'enfantillage d'un proverbe?
L'amant, Maxwel, mérite la sympathie finale; d'ailleurs depuis le
commencement il avait gagné toute notre amitié; nous avons lu danâ
son cœur, et nous n'y avons découvert que de bonnes choses. Com-
ment ne pas le préférer à ce marin que nous avons vu pendant dix mi-
nutes, armé de la loi, il est vrai, et père otïiciel, mais aussi désagréable
que possible et trompant sa femme au lever du rideau? Il est trop aisé
d'établir la supériorité de Maxwel sur ce comte de Mérangis et trop naïf
de considérer ce résultat comme la solution d'un problème : d'où il faut
conclure, il me semble, que M'"*^ Sand n'a jamais eu l'idée de soutenir
256 REVUE DES DEUX MONDES.
une thèse. Elle a pris un motif donnant lieu à un grand développement
de passions, et voilà tout. Supposez que demain elle choisisse pour su-
jet la contre-partie de la pièce, n'est-il pas clair que dans ce nouveau
drame M'"^ Sand arriverait presque involontairement à la sen- tence
opposée, à savoir que la voix du sang ne signifie rien du tout, et qu'une
fille peut, avec l'approbation de toute la salle, aimer le mari de sa mère
et détester son père véritable?
Une thèse! pourquoi faire? Est-ce qu'il y a des lois absolues, un code
infleNible dans le monde des sentimens? est-ce que le théâtre est fait
pour agiter des questions sociales et prouver des vérités morales? est-ce
qu'il n'a point assez fait pour notre enseignement et par conséquent
pour notre moralisation lorsqu'il nous a envoyé à travers la face une
bonne bouffée d'art? Seriez-vous par hasard comme ces critiques qui,
persuadés de leur sacerdoce, croient ennoblir leur mission en étudiant
la peinture au point de vue de l'amélioration des masses, en cherchant
des sens philosophiques dans un coucher de soleil et des allusions so-
ciales dans un effet de neige? Oui, les arts moralisent, rendent les gens
meilleurs, mais uniquement parce qu'ils ouvrent leur esprit à des sen-
sations d'un ordre élevé,
La nouvelle pièce de M""" Sand est d'ailleurs parfaitement jouée.
M. Berton donne à tout ce rôle de Maxwel un grand caractère de fierté
et de passion. Son fils est charmant de jeunesse et d'ardeur, ses façons
ont gagné en simplicité; il est vraiment très beau de vigueur lorsqu'il
lutte avec Maxwel , et veut arracher Hélène à son influence, 11 est aussi
d'une tendresse adorable avec cette Hélène chaste et fière, dont M'"" Sa-
rah Bernhardt exprime toute la délicatesse avec un rare talent. M""* Page
a un grand charme, et M. Raynard détaille avec une finesse extrême son
petit rôle d'amoureux bon enfant.
En somme, c'est un succès de haute allure, nous avons une joie véri-
table à le constater. Sont-ils si nombreux au théâtre les écrivains de
cet ordre?
G. BuLoz.
MALGRÉTOUT
QUATRIÈME PARTIE (1)
Je cédai à la fatigue et ne me réveillai qu'au jour. Je vis le ciel
pur, et j'entendis qu'on remuait avec précaution dans le bas de la
maison. Je regardai à la fenêtre et vis Abel qui rentrait. Je m'ha-
billai vite et allai le trouver. J'étais véritablement inquiète de lui
et de sa blessure. Il me jura que ce n'était rien, qu'après s'être
intéressé au travail de la vapeur, il avait trouvé l'hospitalité chez
des gens excellens, et qu'il était très bien reposé. Il avait déjà donné
des ordres pour notre départ et me priait de fixer l'heure.
Puisqu'il y avait quelque espoir de ne pas ébruiter notre aven-
ture, j'aimais mieux n'arriver à Givet que le soir, afin d'y prendre
le chemin de fer sans avoir à entrer à l'hôtel. — En ce cas, reprit-il,
il nous faut rester ici jusqu'à trois heures. Est-ce que vous vous y
résignerez sans regret?
— Mon ami, lui dis-je en lui prenant le bras, ne gâtons pas cette
belle matinée par le souvenir des folies d'hier. Nous avons été in-
sensés tous les deux, convenez-en! Yous avez fait le projet de m'en-
lever, et c'est ma faute, car je vous ai effrayé d'une pure rêverie.
Sur la foi de M"'^ d'Ortosa, qui eût dû m'être suspecte, j'ai voulu
supposer que ma sœur vous aimait. Que voulez-vous? cette bizarre
personne que j'ai vue dernièrement m'avait troublé l'esprit, et de-
(1) Vojez la Revue du 1" mars.
TOME LXXXVI. — 15 MARS 1870. l"?
258 REVUE DES DEUX MONDES.
puis ce jour-là j'ai souffert plus cruellement que jamais. J'aurais
dû vous croire hier quand vous me disiez qu'il y avait là une misé-
rable intrigue, et que ma sœur n'était pas capable d'une passion
sérieuse. S'il ne s'agit, comme je dois le penser, que d'un accès de
coquetterie, il est impossible que cela ait l'importance d'un obstacle
entre nous, et je vous jure que devant un simple caprice j'aurai la
force de défendre mon indépendance. J'ai revu, en m'éveillant, notre
situation bien plus nette qu'elle ne m'était apparue hier dans l'ex-
citation de la surprise, de la joie et de la peur. Il est possible que
ma sœur, ne pouvant me faire céder, me boude et me quitte; mais
cela ne pourra durer, elle ne saura pas se passer de moi, et je serai
si douce, si patiente, je saurai lui rendre le retour si facile! Vous
m'aiderez, vous! Elle n'est ni méchante, ni folle. Cette crise s'apai-
sera, ce ne sera qu'un orage. Allons, espérons, soyons heureux de
nous retrouver, et ne parlons plus d'entreprises romanesques et de
luttes violentes.
Le rassérénement de mon esprit gagna Abel instantanément. Cette
âme d'enfant était ouverte au bonheur et à la foi. L'épouvante lui
était si peu naturelle qu'elle lui ôtait la raison. L'expansion était
son état normal, nécessaire peut-être. Son front s'éclaircit, et l'é-
clatant sourire disparu la veille illumina ce visage si caressant et
si radieusement bon.
— Oui, soyons heureux! vivons! s'ccria-t-il en pressant mou
bras contre son cœur palpitant, comme le soir de notre promenade
dans le parc. Voyez comme il fait beau! Quel lever de soleil après
les bourrasques de cette nuit! C'est la vérité qui nous parle et qui
chante son hymne au-dessus des nuages. Ah! j'ai envie de chanter
aussi ; je voudrais courir, sauter par-dessus cette petite rivière en
vous tenant dans mes bras, m'envoler avec les oiseaux, vous porter
dans ces nuages roses que le soleil traverse! N'est-ce pas que cette
journée-ci ne finira pas? Elle est trop belle, le soir est impossible!
Il faisait en effet un temps splenclide, et le lieu où nous étions
était ravissant. C'était un vallon sinueux où courait une eau lim-
pide, bondissant à chaque pas dans des écluses de rochers et de
planches couvertes de mousse, pour entrer dans une suite de petites
usines enfumées, d'un ton superbe, où le soleil du matin envoyait des
éclats de luniière sur les sombres toits d'ardoise brute, encore hu-
mides de l'averse de la nuit! Tout ce hameau d'ouvriers avait la
diversité de formes et l'unité de but d'une petite république bien or-
donnée. Tous travaillaient le marbre rouge ou le marbre noir. Dans
un atelier on le dégrossissait, dans un autre on le sciait en tablettes,
dans un troisième on le débitait en vasques, en cheminées, et on le
sculptait môme avec goût. Ces ouvriers wallons sont habiles, et tous
MALGRÉTOUT. 259
leurs ouvrages, édifices et ustensiles, sont d'un goût très sobre et très
pur. Leurs villages si comfortables au dedans ont, dans les locali-
tés agricoles, un aspect de malpropreté repoussante à cause des fu-
miers qu'ils alignent religieusement devant leurs portes, et qui for-
ment autour des maisons un fossé infect. Ici, c'était tout différent.
La seule richesse du pays consistait en prairies, et les engrais, qui
eussent été entraînés par les eaux rapides, ne séjournaient pas au-
tour des habitations. Tout était propre comme un jardin, car tout
était jardin. La muraille marmoréenne qui fermait la gorge d'un
côté et les bois qui tapissaient le flanc opposé, les vieilles souches,
singulièrement tordues dans la pierre, les iris qui poussaient sur les
appentis de chaume, les grands lierres qui soutenaient de leurs
branches, devenues des câbles énormes, les roches bizarrement su-
perposées, tout était frais, pur, brillant de force et gracieux de li-
berté. Les habitans avaient un air de bien-être et de bienveillance,
Abel les connaissait déjà et semblait en être déjà aimé. Ils nous
regardaient comme frère et sœur, et leur bon sourire nous bénissait.
Nous allâmes voir dans les plis du rocher les carrières de marbre.
Le rouge était beau d'aspect, mais peu compacte, et la plus grande
partie servait à empierrer les chemins. Le noir était excellent et se
débitait en blocs. Partout les ouvriers nous firent bon accueil.^ Abel,
qui questionnait et causait amicalement, était pour eux dès l'abord
un homme aimable et sérieux. Sans doute, je n'avais pas l'air d'une
évaporée, et la souffrance que j'eusse pu éprouver de ma bizarre
situation faisait placé à un sentiment de confiance absolue. L'atti-
tude exquise d'Abel auprès de moi m'assurait le respect de tous.
Nous nous enfonçâmes dans la gorge dont le chemin uni et sablé,
bordé de marges fleuries, suivait gracieusement tous les contours
sans quitter la rive embaumée du ruisseau. Les arbres fruitiers qui
remplissaient les herbages commençaient à se couvrir de boutons
roses. La pluie avait fait merveille. La sève gonflée voulait éclater
partout. Le soleil devenait chaud, l'herbe séchait à vue d'œil- Les
moutons et les chèvres, à qui on défendait encore le libre pâturage,
broutaient dans des attitudes charmantes le bord des clôtures. On
voyait passer des oiseaux avec un brin de paille dans le bec en pré-
vision de la famille. Nous nous arrêtâmes près d'une maisonnette où
on nous ofii-it du poisson, du lait, des œufs et du cidre. Nous fîmes
un excellent repas sur de beaux quartiers de marbre au bord de
l'eau, à l'ombre fine et transparente des mélèzes. Je vivrais mille
ans que je n'oublierais pas cette suave matinée dans un lieu adora-
ble, avec Abel heureux, aussi pur dans son sentiment pour moi que
le ciel qui nous protégeait. Notre querelle de la veille avait em-
porté toutes nos craintes mutuelles, nous ne pensions plus, nous
n'avions plus de souvenirs, encore moins d'appréhensions. Le bon-
260 REVUE DES DEUX MONDES.
heur d'être ensemble se fixait dans notre âme comme une destinée
accomplie, comme un droit, on eût dit comme une habitude consa-
crée. Chose singulière, je ne me demandais plus comment un étran-
ger avait pu s'emparer de toutes mes affections et les résumer ainsi
en lui seul. C'était un fait qui me paraissait tout simple, et je ne
sais comment j'y aurais échappé. Je regardais Abel , je ne l'exa-
minais plus, je le contemplais. Je ne sais ce qu'étaient devenus mes
doutes sur l'avenir; mes efforts pour pénétrer son caractère, mes
longues réflexions sur le sort qu'il me destinait, tout cela était effacé
comme les nuages de la nuit. Le soleil remplissait mon âme, et je
n'avais plus la notion du temps. Comme les Heurs se dilataient sous
le pur rayon, mon être tout entier s'abandonnait à la puissance de
l'amour vrai.
Par momens, il me parlait et m'exprimait un état de son âme si
semblable au mien, que je ne distinguais plus sa personnalité de la
mienne; puis nous restions sans nous parler et nous nous regar-
dions, et, quand nos yeux erraient ailleurs, ils voyaient les mêmes
choses, et notre esprit en jouissait de la même manière. Nous mar-
chions, tantôt vite, comme affolés de jeunesse et de force, tantôt
lentement, comme ivres ou attendris. Quand le paysage s'acciden-
tait, nous entrions dans les sentiers mystérieux, nous passions par-
tout, il me portait comme si j'eusse été ma petite Sarah. Il riait
sans cause, et puis il avait les yeux pleins de larmes. Par momens,
il m'entourait de ses bras en criant, et il me quittait vite, comme
s'il eût eu peur de m'effrayer par un transport involontaire, ou
d'être aperçu par quelqu'un qui m'eût souillée d'un soupçon.
— Oh! que ce serait dommage, disait-il, de vous gâter cette
journée, bénie entre toutes! Vous êtes si heureuse dans la confiance,
n'est-ce pas? Vous sentez si bien que je vous aime à tout jamais et
comme vous voulez être aimée! Plus tard, vous m'aimerez encore
plus, je le sais, mais jamais mieux, je le sens bien!
Quand nous rentrâmes au village, il était cinq heures, et j'avais
résolu de partir à trois. Abel voulut courir en avant pour faire mettre
les chevaux à la voiture. Je le retins, emportée par un élan irrésis-
tible. 11 tressaillit, s'arrêta, m'enveloppa du feu dévorant de son re-
gard, et tout aussitôt il s'écria : — Ah! elle baisse les yeux! C'est
la première fois aujourd'hui!... Partons, Sarah! J'ai eu de la force,
mais elle est à bout, et voici le soleil qui se cache. Le vent s'élève
comme hier, el comme hier mon cœur se trouble... Partons!
11 s'enveloppa de son manteau et monta sur le siège. La pluie
recommença, et je souffrais de le voir ainsi; mais il avait dit: Ma
force est à bout. — Je n'osai pas le prier de venir s'abriter près de
moi.
A l'entrée de la ville, il descendit, paya le cocher, lui donna
MALGRÉTOET. ^61
l'ordre de me conduire au chemin de fer, et, s' approchant de la
portière, il me dit tout bas : — Cet homme ne dira rien; c'est un
honnête homme, et il a compris que je vous respectais comme on
respecte la femme qu'on veut épouser. Je ne vous reverrai pas avant
le retour de votre père. Il m'a dit que ce serait vers le 15 de ce
mois. Adieu. Je vous adore!
Il disparut, et mon cœur se brisa en sanglots. Je ne doutais pas
de lui, je savais qu'il me tiendrait parole; mais j'avais été trop heu-
reuse, je ne pouvais me retrouver seule sans subir une crise vio-
lente où la réflexion n'entrait pour rien.
Quand j'arrivai à la station de Laifour, une vive surprise m'atten-
dait. Ce fut mon père qui me donna la main pour descendre. Il était
arrivé depuis quelques heures et s'inquiétait de mon absence; mais
on lui avait dit que je comptais ne me promener que trois jours au
plus, et il avait espéré me voir arriver par le convoi du soir. Je n'eus
pas le temps de lui dire tout ce que j'étais résolue à lui confier. 11
m'inquiéta et me fit hâter le pas en me disant que ma filleule était
souffrante. C'était la cause de son retour un peu devancé, et ma
sœur ne venait pas au-devant de moi pour ne pas quitter l'enfant.
Je sentis que mon père atténuait la vérité, et que la petite était tout
de bon malade. Je me jetai avec lui dans le bateau , et pressai
Giron de traverser.
Je trouvai Adda inquiète et comme glacée à mon égard. — Ta te
promènes seule, c'est fort bien, me dit-elle; mais nous ne sommes
pas gais, nous! La petite a été prise là-bas d'une bronchite ef-
frayante. On nous a prescrit le changement d'air au plus vite. La
toux est apaisée en effet, mais la fatigue lui fera, je le crains, plus
de mal que ne lui en eût fait la maladie.
Je courus au lit de l'enfant; elle avait la fièvre. Le médecin m'en-
gagea à ne pas m'inquiéter; pourtant il ne put me cacher qu'il était
inquiet lui-même.
Je la veillai toute la nuit. La chère petite se sentait mal et m'em-
brassait de ses lèvres brûlantes en me disant: — Oui, j'ai mal,
mais à présent tu vas me guérir, toi ! Dépêche-toi pour que nous
allions nous promener en bateau. — Le lendemain, une angine se dé-
clara; nous fûmes fort effrayés. Le troisième jour, nous étions ras-
surés; toutefois l'enfant était fort affaiblie, et il fallait de grands
soins pour combattre l'anémie menaçante.
Trois jours se passèrent donc sans que je pusse m'entretenir avec
mon père ni songer à sonder les dispositions de ma sœur. Quand je
commençai à respirer, comme mon excursion n'avait été incriminée
par personne et qu'on pavaissait ignorer la présence d'Abel dans les
Ardennes, je jugeai devoir attendre, pour parler de notre rencontre,
262 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il se présentât lui-même. La démarche officielle qu'il était ré-
solu à faire était la meilleure explication, et coupait court à tout
reproche; mais le quatrième jour s'écoula sans qu'Abel parût. Nous
n'étions qu'au 10 avril; Abel devait croire qu'il était encore trop
tôt; sans doute il s'était éloigné pour n'être pas tenté de me re-
voir seule. Il ignorait l'inquiétude que Sarah nous avait causée,
l'impatience qui me dévorait. Je ne savais où lui écrire; je n'osais
parler de lui. Je n'en avais guère le temps, je ne quittais presque
pas l'enfant, qui était nerveuse et qui s'était reprise pour moi d'une
passion dont sa mère recommençait à être jalouse. Enfin un soir
je pus prendre le thé avec mon père et Adda, et, en les question-
nant sur tout ce qui les avait intéressés dans leur voyage, je pus
leur parler de M"^ d'Ortosa et leur dire quelques mots de la visite
qu'elle m'avait faite de leur part, pour ainsi dire. J'espérais qu'à
propos d'elle Adda me parlerait d'Abel. Je ne me trompais pas. Mon
père fit d'abord en souriant l'éloge du grand air et des grands suc-
cès de M"* d'Ortosa dans le monde, mais il ajouta : — Je suis bien
sûr, Sarah, qu'elle ne vous a pas plu autant qu'à votre sœur, qui
s'en est affolée à la légère.
Adda s'écria que mon père était injuste, vu qu'il pensait du mal
d'une personne dont il n'y avait à dire que du bien, et, comme je
hasardais quelques objections, elle prit feu, et fit de la belle Espa-
gnole un éloge enthousiaste qui me surprit beaucoup. Abel s'était-il
complètement trompé sur les sentimens qu'il leur attribuait l'une
pour l'autre ?
Enfin le nom d'Abel vint naturellement dans la conversation. —
M"* d'Ortosa tourne toutes les têtes, dit Adda, et vous subirez son
ascendant comme les autres, ma chère sœur! On lui résiste en vain.
Tenez! un de vos grands amis, M. Abel, que nous avons vu souvent
le mois dernier, a essayé d'échapper à la fascination. Il n'a pas
réussi. Il a été subjugué, il a voulu fuir, car c'est un très grand
malheur d'être épris de M"^ d'Ortosa, elle ne cède à personne. Il
s'en allait à Gênes rejoindre une certaine Settimia, qui n'est pas
belle par parenthèse, une vieille maîtresse, mais qui chante bien et
avec laquelle il fait de l'argent; eh bien! comme ils arrivaient à Mo-
naco, M"'' d'Ortosa, invitée par la princesse à une soirée musicale,
y arrivait aussi. On s'est rencontré au palais, on s'est rencontré
dans une promenade en mer, on s'est rencontré à l'hôtel, à la mai-
son de jeu, partout, et Abel a fait mille extravagances qui eussent
compromis toute autre femme que la belle Carmen. Elle s'en est di-
vertie quelques jours, et puis elle l'a éconduit comme les autres.
Ce qu'il est devenu après, je n'en sais rien; mais il est très lié avec
lord Hosborn, et puisque M"* d'Ortosa est au Francbois, soyez sûrs
MALGRÉTOUT. 268
que vous aurez la joie d'entendre encore le céleste violon avant
peu.
— Comment savez -vous toutes ces billevesées? demanda mon
père.
— Je les sais parce que M"*^ d'Ortosa me les a racontées.
Et Âdda continua de babiller sur ce ton avec une légèreté un peu
cynique dont je fus blessée. Elle avait pris loin de moi un aplomb
singulier, elle racontait délibérément des aventures scandaleuses
comme les choses du monde les plus naturelles. Son deuil était fort
irrégulier, elle se coiffait avec un art où il entrait je ne sais quel
air d'effronterie. — ïu me regardes d'un œil ébahi, me dit-elle.
Ah! pardon ! j'oubliais que tu as eu aussi une tocade pour le racleur
de crin -crin-, mais le temps et les délices de la solitude ont dû
ramener l'équilibre dans ta philosophie puritaine. Abel n'est pas le
papillon qui convient à tes suaves parfums d'austérité, ou plutôt tu
n'es pas la fleur qui le fixera. Il lui faut les plantes qui entêtent,
même celles qui abrutissent. Quand il sera las de courir en vain
après la belle Carmen, il se remettra à bourdonner autour d'une
vieille Settimia quelconque.
Je reiournai auprès de ma petite malade sans vouloir répondre
aux'plaisanteries de ma sœur. Je commençais à voir qu'elle ne pou-
vait contenir son amer dépit contre M"^ d'Ortosa, et qu'Abel m'avait
dit la vérité; mais pourquoi donc m'avait-il caché qu'il eût revu
M"^ d'Ortosa après la soirée où il s'était vu disputé par elle à ma
sœur? Abel ne mentait jamais. Probablement M'^^ d'Ortosa avait
menti à ma sœur.
Le lendemain, mon enfant était levée. Elle jouait sur le tapis avec
sonjpetit frère et la nourrice de celui-ci. Nous étions dans la biblio-
thèque avec les fenêtres ouvertes. Le médecin avait recommandé de
tenir encore Sarah dans les appartemens, mais de lui faire beaucoup
aspirer l'air pur du dehors, s'il faisait chaud, et il faisait très beau.
Je me tenais près de la fenêtre au premier étage, et je raccom-
modais une brassière du baby, quand j'entendis dans le salon la
voix d'Adda, causant très haut avec de grands éclats de rire. Une
autre voix de femme que je reconnus bientôt pour celle de M"*" d'Or-
tosa lui répondait sans rire, mais très distinctement. Je pouvais
bien les écouter, puisqu'elles n'y mettaient aucun mystère.
— C'est comme je vous le dis, ma belle petite, disait d'un ton
absolu M"*^ d'Ortosa. Abel est près de moi chez lord Hosborn , et
il ne vous sait pas revenue. Il est plus fou que jamais; sa passion
pour moi est le sujet de toutes les conversations au château et de
tous les propos dans le voisinage. Vous direz ce que vous voudrez,
cela devient sérieux, et je n'en ris plus. Vous ne savez pas, vous, ce
26Ù REVUE DES DEUX MONDES.
que la passion peut faire d'un homme, même d'un viveur blasé
comme Abel. Je commence à m'en tourmenter après m'en être
raillée. Vous pensez bien que je ne peux pas épouser un Abel, et
que je veux encore moins lui donner des droits sur mon cœur,
comme on dit ! Je vais quitter le Francbois. Je ne vous savais pas
non plus de retour, je venais dire adieu à votre sœur, que j'aime
beaucoup; c'est une personne grave et intéressante.
— Je vais vous conduire auprès d'elle, dit Adda.
— Non, reprit M"'' d'Ortosa. Je veux lui parler seule.
— Seule?
— J'ai quelque chose de secret à lui dire, quelque chose qui m'est
personnel.
— Vous allez lui raconter les folies d'Abel pour vous? Prenez
garde! Sarah n'est pas une sans-souci comme moi. Elle ne rit pas
de tout cela. Elle n'est amoureuse de personne, mais elle est senti-
mentale et mélomane. Elle regarde Abel comme une espèce d'ar-
change, et, au lieu de se moquer de lui, elle le plaindra. Elle est
capable de vous dire que vous êtes une coquette effrénée, qu'elle
ne croit pas à votre vertu, ou qu'elle la trouve plus immorale que
le vice , que vous avez grand tort de mettre vos victimes en bro-
chette à votre corsage, attendu qu'on ne les croit victimes que de
votre inconstance, nullement de votre chasteté...
— Est-ce l'opinion de votre sœur ou la vôtre que vous m'expri-
mez avec tant d'éloquence?
— Ce n'est jusqu'à présent ni l'une ni l'autre. Moi, je vous admire
et je vous adore, vous le savez.
— Je le sens jusqu'au fond de l'âme, ma chérie!
— Quant à ma sœur, elle ne vous connaît pas; mais i! faut un
peu de précautions avec elle. Moi, je la crains.
— Et vous ne lui ouvrez pas votre cœur?
— Quel cœur? Vous savez bien que je n'en ai pas !
— Vous avez ce qui en tient lieu à la plupart des femmes.
— Quoi donc?
— Des sens.
— Merci! Je ne sais ce que c'est! Je suis comme vous.
— C'est une prétention, ma chère. Vous êtes comme les autres, et
votre sœur, qui a un grand jugement, a dû vous dire plus d'une
fois : (( Ma petite amie, tu te crois très forte, parce que tu es très
égoïste; tu te crois intelligente, parce que tu as le caquet de l'es-
prit; tu te crois séduisante, parce que tu as la beauté du diable et
le regard provoquant; avec tout cela, tu es très femme, et le veu-
vage t'exaspère. Tâche de rencontrer un homme raisonnable qui
veuille de toi et ne poursuis pas les Abel, qui se connaissent en
MALGRETOUT. 265
folles, vu qu'ils sont du bâtiment, c'est-à-dire de l'hôpital des
fous. » Voilà, je ne dis pas l'opinion de votre sœur sur votre compte,
mais celle qui pourrait bien lui venir, si vous lui disiez ce qui se
passe... dans la cervelle qui vous tient lieu de cœur. Sur ce, em-
brassons-nous, chère petite. Je vous prie de saluer pour moi votre
père, d'embrasser les enfans, et de me laisser aller seule à la re-
cherche de miss Owen. Je la trouverai bien!
La conversation cessa, probablement sur une brusque sortie de
M"*' d'Ortosa. Pour moi, j'eus envie de fuir. Elle me faisait peur. Je
la voyais écraser ma pauvre sœur dans la lutte téméraire que celle-
ci avait eu la folie d'affronter, et l'accabler de son dédain après
l'avoir pervertie, car jamais Adda ne s'était vantée à moi ni à per-
sonne de n'avoir pas de cœur, et elle s'était toujours trop respectée
vis-à-vis de moi pour que je pusse dire si elle avait des sens ou
n'en avait pas.
Comme j'entendais M"^ d'Ortosa monter l'escalier, je sortis vite
pour qu'elle ne me trouvât pas avec les enfans. Rigide ou non dans
ses mœurs, il me semblait qu'elle leur eût apporté l'atmosphère de
la corruption sociale concentrée à sa plus fatale puissaace, et j'obéis-
sais machinalement à l'ordre du médecin qui m'avait dit : « beaucouo
d'air pur pour la petite malade. » Je la rencontrai sur le palier, et
elle me demanda si je voulais bien la conduire dans ma chambre.
Je n'hésitai pas, car en la voyant en face le courage me revint, et
je me sentis résolue à lui tenir tête.
— Avant que vous me fassiez part de ce qui vous amène, lui
dis-je en lui offrant un siège, il faut que vous sachiez que je viens
d'entendre votre conversation avec ma sœur...
— Je l'espérais, reprit-elle vivement, et j'en suis aise; mais, comme
je ne veux pas qu'elle entende ce que nous avons à nous dire, per-
mettez-moi de fermer les fenêtres et la double porte.
— A présent écoutez, ajouta-t-elle en venant s'asseoir près de
moi devant ma table à écrire. J'ai voulu donner une leçon à la pe-
tite Adda. C'est fait. Elle n'essaiera plus de se révolter. Ne me croyez
pas irritée contre elle, je ne connais pas la haine avec les enfans; il
me suffit que celle-ci sente ma force. Dès qu'elle sera bien soumise,
je la traiterai en bonne amie, je lui serai maternelle. Je la marierai
pour le mieux. Déjà vous êtes débarrassée de sa rivalité. Elle déteste
franchement votre fiancé. Il lui a fait une de ces injures qu'on ne
pardonne pas quand on n'est pas plus forte qu'elle ne l'est. Il a ré-
sisté à un appel bien visible en face de deux cents personnes.
— Pourquoi ne m'avez-vous pas raconté cela, mademoiselle d'Or-
tosa, lorsque nous nous sommes vues il y a quinze jours?
— Je vous ai dit qu'Adda était éprise d'Abel, je n'avais pas be-
soin de preuves à l'appui.
266 REVUE DES DEUX MONDES.
— Et c'est par sollicitude pour moi que vous la faites souffrir? Je
n'accepte pas un tel secours. Je compte dire à ma sœur que vous
n'avez pas gouverné Abel comme il vous plaît de le lui faire croire,
et que, s'il a préféré votre conversation à la sienne, il ne vous a pas
donné le droit de la railler et de l'outrager.
— Un instant, miss Owen ! Vous semblez croire que j'ai menti à
Adda. Je ne mens jamais. Abel a bien été réellement épris de moi
jusqu'à la rage, et, à l'heure qu'il est, je pourrais encore l'emmener
loin de vous, au bout du monde. Ecoutez, en femme intelligente et
sérieuse que vous êtes, ce qu'une femme sérieuse et intelligente
aussi veut vous raconter. Abel ne ment pas non plus, lui, parce
qu'il est intelligent. Sa folie est le résultat de ses passions, le cœur
est sérieux. Il vous aime. Vous l'interrogerez : s'il trouve dans le
récit que je vais vous faire un mot qui ne soit pas exact, ne m'es-
timez plus. Je sais qu'il est décidé à vous faire sa confession pleine
et entière, si vous l'exigez.
Je me levai éperdue; il m'était odieux de subir la tyrannie de cet
examen de mon âme par une personne dont le caractère m'épouvan-
tait. Je ne trouvais plus rien à lui dire, je voulais me soustraire à
son regard tranchant comme un scalpel ; elle me retint.
— Ayez, me dit-elle avec calme, le courage de votre situation. Ce
n'est pas moi qui l'ai faite; moi seule peux vous en faire tirer le
meilleur parti possible.
« Quand je rencontrai Abel à Nice, il y a un mois, reprit-elle, je
ne m'intéressais point à vous particulièrement. Je ne vous avais ja-
mais parlé, mais je vous savais une personne de grande valeur, et
j'examinai sous un jour nouveau cet artiste que j'avais plusieurs fois
rencontré sans y faire attention; je connaissais toute son existence
parce que son nom se trouvait lié à beaucoup d'aventures où des
femmes de toute classe, depuis les bohémiennes jusqu'aux prin-
cesses, avaient joué un rôle. Le violoniste Abel était donc sur mes
notes comme un rouage du monde de la galanterie où s'étaient en-
grenées beaucoup de vertus faciles à démasquer; mais je ne dé-
masque personne, il m'est plus utile de savoir.
« Je ne le trouvais pas beau malgré son grand charme et une
certaine noblesse d'allures en public. La distinction, qui est plus
rare que la majesté, lui manquait; je fus surprise de trouver à Nice
qu'elle lui était venue. Il se tenait mieux, il paraissait moins artiste,
et il avait pourtant fait de merveilleux progrès dans son art. J'ob-
serve tout, et ma passion est de savoir la raison des choses. Je me
demandai si l'amour avait passé par là; je me rappelai l'aventure
de Nouzon; je remarquai qu'Abel recherchait beaucoup votre père
et ne fuyait pas votre sœur. Je l'abordai du regard. Je ne vis pas
dans le sien cette ardente curiosité que j'y avais rencontrée autre-
MALGRETOUT. 267
fois, et dont je m'étais détournée comme d'une impertinence. Abel
n'était plus frissonnant à l'approche d'une femme, même d'une
femme comme moi, qui bouleverse toutes les têtes. Il commença de
m'iutéresser. Un viveur, un effréné tel que lui, épris d'une puri-
taine telle que vous, ce devait être un chapitre intéressant dans
mon étude de la vie humaine et des mœurs modernes.
« Je le tâtai délicatement; je vis qu'il était méfiant et qu'il ne
fallait ni lui prononcer votre nom, ni essayer de le confesser. Je
n'avais plus qu'un moyen de mesurer la puissance de son sentiment
pour vous, c'était de lui plaire, afin de voir si la chose était difficile
et si la défense serait sérieuse.
(c Gloire vous soit rendue, miss Ovven : j'échouai complètement...
à Nice !
« Mais à Monaco je vis que ma défaite lui avait coûté un certain
effort. Je l'entrepris sérieusement. Je vous avouerai sans pruderie
que j'étais piquée au jeu. Il me fat facile d'afficher mon engouement
pour lui sans me compromettre. C'est si commode avec un artiste!
On l'applaudit, on lui jette des fleurs, on pleure en lui disant qu'il
est sublime, et on peut dire aux autres : C'est l'artiste qui me pas-
sionne; l'homme m'est aussi indifférent que son instrument quand
il a cessé d'en jouer. Les artistes sont vains, ils ne croient pas cela.
Abel se flatta de m'avoir vaincue et sut trouver, au milieu de la vie
de plaisir qui nous enveloppait de son imprévu et qui nous proté-
geait de son fracas, l'occasion de me faire comprendre qu'il se ren-
dait et ne me résisterait plus. Je l'attendais là; il venait recevoir le
prix de son infidéUté envers vous; il se le croyait dû! Je l'écrasai
alors de mon dédain, et je le fis souffrir de toutes mes forces. 11
comprit la leçon et s'échappa. Après quelques jours passés à Men-
ton, il disparut tout à fait.
« Qu'était-il devenu? La vieille Settimia, qui venait le rejoindre
pour chanter à Gênes, le chercha sur tout le littoral, le demandant
à toutes les polices comme un objet perdu. Elle fut cause que la
disparition de l'artiste fit grand bruit. On parla de suicide, et on
m'attribua l'honneur de l'avoir poussé au désespoir.
« J'ai su cela par une lettre de ma cousine de Nice, car j'étais
déjà au Francbois, certaine d'y avoir bientôt des nouvelles de mon
fugitif. Il est de règle que, quand un homme n'a pas réussi à trahir
son amante, il court auprès d'elle pour lui jurer qu'il l'a toujours
adorée. Abel devait se retrouver à vos pieds.
« Vous avez bien envie de me demander pourquoi, ayant repoussé
Abel à Monaco, je venais ici pour le revoir. Je vous le dirai; avec
vous, je serai franche comme avec un miroir. Abel m'a émue, je di-
rai plus, il m'a troublée. Sa colère, sa soufFrance, son indignation
268 REVUE DES DEUX MONDES.
lors de sa défection à Monaco, ont fait entrer mon esprit dans une
phase nouvelle. C'est un état inconnu que je ne puis bien définir
encore. Je n'aime pas, je ne dois pas aimer, mon avenir serait
perdu. Il faut que j'arrive vierge de cœur et de conduite au souve-
rain que je veux dominer. J'ai d'autant plus de force pour me dé-
fendre que j'en suis venue à comprendre certains dangers. J'ai vu
Abel furieux, prêt à me frapper et me maudissant avec une énergie
vraiment dramatique. C'est le plus beau mouvement de passion qui
se soit produit devant moi. En ce moment-là, un vertige m'a prise.
S'il eût fait un pas, je tombais dans ses bras; mais les hommes sont
trop simples pour faire jamais à propos ce pas là, et il faut vous
dire que ce corrompu d'Abel est le plus ingénu des hommes.
« Je suis venue vous voir, je vous ai attirée à un rendez-vous, je
vous ai fait surveiller par le petit Ourowski. Abel n'était pas arrivé.
Yous ne l'attendiez pas, mais j'étais sûre qu'il arriverait, et j'ai
appris que vous vous absentiez. J'ai battu alors le pays avec les
hommes du Francbois sous prétexte de beau temps et de genêts en
fleurs. Je n'ai pu retrouver vos traces; mais un soir de pluie, il y a
cinq jours, aux portes de Givet, où nous allions dîner en passant,
nous avons failli écraser un piéton distrait que j'ai reconnu comme
au vol. J'ai dit tout bas à Ourowski : C'est Abel! et l'enfant l'a crié
tout haut. Aussitôt les voitures et les cavaliers de notre bande l'ont
entouré, saisi, jeté bon gré mal gré dans la calèche de lord Hosborn.
Moi, j'étais à cheval. On roulait sur l'infernal pavé de Givet. Abel
a été surpris de me voir quand les lumières du dîner nous ont ras-
semblés à l'hôtel du Mont-d'Or. Peut-être eût-il fui obstinément,
s'il m'eût aperçue plus tôt, je n'en sais rien. Il fut très maître de
lui en me reconnaissant, et ne se dégagea point de la parole qu'il
avait donnée à lord Hoshorn de se laisser emmener pour quelques
jours au Francbois. Je compris fort bien qu'il avait trouvé le gîte
favorable pour se tenir à portée de vous, mais qu'il eût préféré ne
pas le partager avec moi. Je lui parlai comme si nous nous fussions
quittés la veille dans les meilleurs ternies. Il se montra homme de
bonne compagnie en suivant l'exemple que je lui donnais. Je ne
veux rien incriminer auprès de vous, je suis persuadée qu'il se flatta
de me tenir pour fort indifférente désormais.
« C'est ici que je vais commencer, chère miss Owen, à vous sem-
bler fort coupable; mais ma sincérité m'absoudra. Il ne me conve-
nait pas de devenir indiflerente, moi qui suis redoutable par calcul
et par nature. Et puis, je vous l'ai dit, Abel a de l'attrait pour moi
depuis qu'il m'a injuriée et presque battue. Je ne suis pas arrivée
à l'âge que j'ai, à travers tous les orages d'amour soulevés par moi,
sans avoir acquis le droit de connaître les plaisirs chastes de l'émo-
MALG RÉTOUT. 269
tion; l'épithète vous fait rougir? Ma chère enfant, l'émotion de la
femme qui compte se donner le jour du mariage et celle de la
femme qui compte se refuser à jamais, c'est absolument la même
émotion; vous ne le croyez pas? vous avez tort. La mienne est plus
intense, plus méritoire par conséquent. La vôtre, n'est qu'un pieux
atermoiement, une mesure de prudence. Moi, j'aime à me prome-
ner le long des abîmes. Pour être sûre de n'y jamais tomber, il faut
que je m'habitue à braver le vertige, et le vertige a des charmes;
il m'est permis de les savourer, puisque c'est l'unique récompense
du sacrifice que j'ai fait de ma jeunesse et de ma beauté; on vous
a donc dit la vérité quand on m'a accusée devant vous d'aimer à
ravager les cœurs sans y toucher. On eût pu dire encore mieux :
j'aime à incendier les existences et à m'enivrer de la fumée de
la coupe sans la porter à mes lèvres. Je n'ai pas toujours été ainsi,
je vous l'ai dit, j'ai eu de la candeur et de la bonne foi; j'ai été
accusée avant d'être coupable : à présent je le suis sans remords.
Pourquoi le désir s'acharne-t-il après l'impossible? Puisque c'est
une loi fatale, puisque les êtres simples et purs comme vous n'in-
spirent que des affections douces et n'empêchent pas les ardeurs
violentes qui font la puissance des coquettes, la femme qui choisit
votre lot ne recueillera que ce qu'elle a voulu semer; qu'elle ne se
plaigne donc pas! Il ne tenait qu'à elle de goûter du grand règne;
maudire celles qui s'en sont emparées est puéril et ridicule.
« Vous me connaissez absolument désormais. Je suis entrée dans
l'âge où on joue avec le feu, et où ce jeu-là est une passion. Jamais
encore je ne m'étais brûlée aussi vivement qu'avec Abel. J'avais eu
affaire à des êtres tièdes ou usés; cet artiste est un volcan, il a de
la vraie puissance, il ne dissimule rien, il ne fait pas de madrigaux,
il est brutal. Il vous dit qu'il rougit de vous aimer. Il va même jus-
qu'à vous dire qu'il vous désire et rien de plus; mais ce désir n'est
pas humiliant. Il est trop intense pour que l'être tout entier ne s'y
absorbe pas, et pour que tout n'y soit pas sacrifié.
« Voilà où Abel en est depuis deux jours. Je n'ai pas eu besoin de
nouvel artifice avec lui; il m'a suffi de lui faire voir ce qui est, l'état
de mon âme affolée de lui, avec la raison d'état de mon cerveau qui
refuse le bonheur à cette âme torturée. 11 en est venu à me com-
prendre, à me plaindre, à m'admirer peut-être, tout en me détes-
tant et me maudissant aux heures de paroxysme... Enfin hier j'ai
senti que c'était assez, parce que ma force s'épuisait, et j'ai résolu
de vous rendre votre fiancé. Je suis partie ce matin à son insu, et,
ne sachant pas trouver votre famille de retour, je voulais vous dire
que je fuis. Je retourne à Paris, c'est à vous de retenir Abel. Dans
l'exaltation où je le laisse, ma fuite est un aveu trop excitant pour
270 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il ne veuille pas me suivre. Ce serait là un embarras et un péril
que je ne veux pas pousser plus loin ; écrivez-lui, hâtez votre ma-
riage avec lui. Je sais qu'il veut se marier, bien qu'il ne vous nomme
pas. Il veut en finir avec les passions. Il vous est fort attaché, j'en
suis certaine, car votre nom le fait pâlir. Il vous respecte, il tient à
vous; vous le rendrez fort heureux, si vous pouvez le fixer. Ceci est
votre affaire et non la mienne, j'ai dit. Adieu, je prends le convoi
sur l'autre rive, et je pars. »
Je la saluai sans lui dire un mot; elle me faisait horreur, mais je
trouvais indigne de moi de lui exprimer mon dégoût. Je ne la re-
gardai pas traverser la rivière, je retournai auprès des enfans, je
fermai la fenêtre, l'air fraîchissait. Je préparai la potion de Sarah
et la lui fis prendre; je m'assis sur le tapis pour faire jouer le baby,
et puis je repris la petite brassière que j'étais en train de coudre, et,
quand ma sœur entra, je la consultai sur le choix de la dentelle
dont je la voulais garnir.
Ma sœur avait reconduit M"" d'Ortosa jusque sur l'autre rive. Elle
venait me demander quel secret elle m'avait confié.
— Piien qui doive intéresser vous ou moi, lui répondis-je; c'est
une confidence, et je dois la garder, une confidence très puérile, et
rien de plus.
— Y suis-je pour quelque chose? dit Adda inquiète.
— Pour rien absolument.
— Pourtant, Sarah, vous êtes pâle.
— J'ai la migraine. La parfumerie de M"" d'Ortosa est trop forte.
Les enfans ne l'ont pas respirée, c'est l'essentiel.
Je ne savais pas ce que je disais, mais je paraissais si calme que
ma sœur ne s'aperçut pas de l'état où j'étais. C'était le calme de la
mort.
Quand je fus seule, je me demandai si M'*'' d'Ortosa ne m'avait
pas fait un tissu de mensonges. Il Ji'y avait point d'apparence à
cela. Elle avait invoqué le témoignage d'Abel, et c'était à lui que
je devais demander cette chose impure, l'intensité du désir qu'une
coquette avait allumé dans ses sens ! Il me fallait, moi, me repré-
senter les agitations, les transports de cette pouj'suite malsaine,
en peser la gravité, en tolérer l'excès, le consoler d'avoir été écon-
duit, le retenir près de moi, lui donner ma vie pour le dédommager
de n'avoir pas été l'amant d'une autre! Ah! c'était trop, en vérité!
Je ne pouvais ni m'informer de la vérité, ni la tenir pour non ave-
nue. L'image de cette vierge impudique se plaçait à jamais entre
Abel et moi. Abel était l'esclave de ses passions. Si c'était un crime,
je ne voulais pas le savoir, et je ne pouvais apprécier le degré de
résistance qu'il était capable de leur opposer; mais c'était un irré-
MALGRÉTOUT. 271
parable malheur, et j'avais été folle de croire que je pourrais l'en
préserver. Il avait eu pour moi un éclair de cette passion en vou-
lant m'enlever. Au lieu d'en être touchée, j'en avais été blessée; je
n'étais pas une d'Ortosa, moi! je ne pouvais répondre à ses accès
de fièvre que par la douceur et la plainte. Il se soumettait, il ne se
fâchait pas trop contre ma résistance, parce qu'il était bon; il ap-
préciait ma pudeur, il l'estimait, la respectait, parce qu'il trouvait
du charme à la simplicité des enfans; mais tout cela ne suffisait
pas à la consommation d'une vitalité comme la sienne. Cette jour-
née d'extase tendre qu'il avait passée à me regarder sans oser me
toucher, et dont je lui avais été si reconnaissante, n'avait pas mis
le moindre calmant sur sa fièvre chronique. Une heure après, ren-
contrant cette fille hardie qu'il comparait à du vin de Champagne
où l'on aurait mis du vitriol, il m'avait oubliée, ou plutôt, non; il
avait donné un autre alimant aux violences qu'il s'était interdites
avec moi, et peut-être s'était-il dit : A chacune d'elles ce qui lui
convient, le respect à la fiancée, la passion à la tentatrice ! Je donne
à l'une ce dont l'autre ne veut point, je suis dans la vérité, dans
l'usage, dans le droit de mon sexe, dans le bon sens et dans le bon
goût peut-être !
A supposer qu'il eût raisonné plus sérieusement, ne m'avait-il
pas dit : Prenez-moi, emmenez-moi, gardez-moi, ou je suis perdu?
II me l'avait dit, il me l'avait répé!,é. Je n'avais pas compris, moi,
qu'il était incapable d'attendre huit jours sans contracter de nou-
velles souillures. Je n'avais pas deviné que, s'il était venu me trou-
ver, c'était pour échapper à d'invincibles tentations. Je ne voulais
pas croire que ce fût par dépit, j'admettais qu'il eût la volonté
loyale, le cœur réellement sincère. Je n'étais pas irritée, je n{3 l'ac-
cusais pas. Il m'aimait comme il pouvait aimer, il était persuadé de
son amour; il ne me mentait pas et ne se mentait pas à lui-même.
Il avait peut-être l'intention de m'être fidèle à partir du mariage;
mais jusqu'à la veille il ne pouvait répondre de rien. Il ne s'ap-
partenait pas, il n'avait jamais essayé de contenir son impétuosité
naturelle et fatale. Il n'eût pas pu. Le torrent peut-il dire au ruis-
.seau où il va et d'où il vient?
Je pouvais tout lui pardonner, sauf de m'avilir; mais il ne dépen-
dait pas de lui que cela ne fût pas. Il n'avait pas voulu prononcer
mon nom, il avait forcé M"^ d'Ortosa à le respecter, il avait pris des
soins pour cacher nos relations. Il le pouvait encore; mais, quand je
serais sa femme, chacune de ses défaillances ne serait-elle pas un
outrage public pour celle qui porterait son nom? Est-ce que la fidé-
lité, même apparente, lui serait possible? Ne m'avait-il pas dit aussi :
« Vous voyagerez avec moi, s'il faut que je voyage encore. Je ne veux
272 REVUE DES DEUX MONDES.
jamais me séparer de vous ! » Il me faudrait donc m'attacher à ses
pas comme un gardien jaloux, subir le ridicule d'une femme qui
surveille son mari, ne pas le quitter une heure sans rêver la honte
de l'attendre indéfiniment? — Non, tout cela était au-dessus de mes
forces, et je marchai toute la nuit dans ma chambre en me disant
sans colère, mais avec une immense douleur : Je ne peux pas ! —
Et au matin je me jetai accablée sur mon lit en m'écriant : Tout est
perdu pour moi, fors l'honneur.
Je fus très malade le jour suivant, et je fus forcée de garder le
lit. On crut que j'étais reprise de cette névralgie qui me servait k
tout expliquer. Le lendemain, je réussis à me lever. Je ne voulais
pas qu'Abel vînt faire sa demande, je ne voulais pas lui causer
l'humiliation d'un refus; mais quel moyen de rompre sans retour et
d'éviter des luttes pénibles? Je craignais de le voir, j'avais trop
éprouvé son ascendant sur moi. Lui demander compte de sa con-
duite soulevait en moi une répugnance invincible. Je ne voulais pas
le voir avili devant moi et par moi, je désirais garder son souvenir
pur de reproches et de blessures mutuelles. Je savais qu'en avouant
tout il se justifierait à sa manière par le repentir, par la tendresse;
mais je savais aussi qu'il aurait des accès de fureur où il me brise-
rait en me disant que je ne l'avais jamais aimé. Je ne voulais plus
m'entendre dire cela, c'eût été ma défaite. Que faire? Je ne savais
pas, je ne trouvais rien. Je ne pouvais pas fuir comme M"* d'Or-
tosa. J'avais un enfant malade à soigner, et puis mon père, que son
voyage avait beaucoup fatigué, enfin ma pauvre sœur dont l'esprit
en désarroi me causait de vives inquiétudes. Je m'arrêtai au rôle
passif qui m'était dévolu. J'attendis les événemens, ne pouvant op-
poser à mon destin que la force de,.rinertie.
Bientôt je reçus deux lettres. « Je viens de rencontrer Abel à
Paris, disait la première. Il y était depuis vingt-quatre heures. II
m'a dit vous avoir vue, et il compte retourner à Malgrétout le 16,
c'est-à-dire dans trois jours, et, selon ses prévisions, le lendemain
du retour de M. Ovven. Dans le cas où ce retour serait retardé, un
mot bien vite à votre fidèle et respectueux ami. — Nou ville. »
Je compris ce qui s'était passé. Abel avait suivi de près M"" d'Or-
tosa. Il s'était dit : J'ai encore cinq jours devant moi. Je ne dois
pas revoir ma fiancée tête à tête. Je suis trop excité par le trouble
qu'une autre a mis en moi. J'oublierais mes résolutions, j'offenserais,
j'épouvanterais l'honnête fille. Mieux vaut faire un dernier effort
pour assouvir la folle passion qui me torture. Si j'échoue encore,
j'irai demander la main de celle qui doit me guérir.
Je reconnus la vraisemblance de mon explication en relisant le
billet de Nouville. Il était le plus cher et le plus intime ami d'Abel,
MALGRÉTOUT. 273
et, après une séparation assez longue, Abel avait laissé passer vingt-
quatre heures à Paris sans l'aller voir; c'est par hasard qu'ils s'étaient
rencontrés. Abel ne lui avait rien dit de M"« d'Ortosa, il n'avait parlé
que de moi et de ses projets de mariage, il l'avait chargé de savoir
le jour du retour de mon père. Le bon Neuville attribuait à l'impa-
tience de me revoir ce qui n'était sans doute chez Abel que l'espoir
de gagner un jour de plus à passer à Paris.
J'ouvris avec distraction l'autre lettre d'une écriture inconnue;
elle contenait ces mots : « Que faites-vous donc, miss Owen? Voici
que je rencontre Abel face à face à la sortie des Italiens. Votre non-
chalance m'est fort désagréable; décidez-vous donc à l'épouser et à
me débarrasser de lui, et, si vous n'en voulez plus, dites à votre
petite sœur de s'en charger.
« Toute à vous. — Carmen d'Ortosa. »
J'écrivis sur-le-champ à Neuville de dire à Abel que mon père était
revenu, puis reparti pour l'Angleterre; il ne serait de retour que
dans un mois, et je priais Abel de ne pas venir avant un nouvel
avis de ma part. Je gagnais ainsi du temps. J'abandonnais Abel à
son sort, et je dégageais le mien.
Huit jours après, Neuville m'écrivit de nouveau, a Que se passe-
t-il donc? J'apprends que votre père n'a pas quitté de nouveau Mal-
grétout, et je ne vois pas Abel pour le lui dire. Je ne sais même où
le prendre. Chère miss Owen, il faut que je vous parle à vous seule.
Je sais que vous avez une parente à Reims, allez la voir; dites-moi
le jour, je vous rencontrerai là comme par hasard, et nous cause-
rons. »
Je saisis sans hésiter le moyen de rupture qui se présentait. Je
me rendis seule à Reims, et je mis la lettre de M"' d'Ortosa sous les
yeux de Neuville. — Ceci, lui dis-je, a été le dernier coup, et la
consommation de ma honte. Je n'ai même pas cette consolation à
donner à ma fierté que ma rupture avec Abel ait précédé l'insulte
qu'il attire sur moi. Je l'attendais encore pour le consoler au moins
de mon refus, et déjà il avait suivi le météore. A présent, mon ami,
je ne veux pas le haïr, je ne veux pas le mépriser. Je ne veux ni l'ou-
blier, ni l'effacer de mes sympathies. Il sera toujours pour moi un
sujet de sollicitude et un souvenir dont je ne veux garder que le
charme; mais je ne le reverrai jamais, et si vous ne m'approuviez
pas, si vous tentiez de me rattacher à lui, je croirais à présent que
vous n'êtes pas un homme sérieux, ou que vous ne me prenez pas
pour une personne respectable.
Neuville courba la tête et n'essaya pas de justifier Abel. Il avait
une fort mauvaise opinion de M"* d'Ortosa et la croyait hypocrite et
galante dans toute la force du terme. Il avait soupçonné ses rela-
TOME LXXXVI. — 1870. 18
27/r REVUE DES DEUX MONDES.
tions avec Abel et ne les jugeait point platoniques. Je dus la dé-
fendre dans le sens où elle pouvait être défendue, c'est-à-dire con-
stater un grand empire sur elle-même pour faire le mal dans les
limites que lui posait son ambition.
Nouville m'avoua qu'en me demandant une entrevue il avait en-
core eu l'espoir de sauver son ami de cette dernière épreuve; mais
en apprenant le cruel plaisir que M'^* d'Ortosa s'était réservé de
m'humilier, il comprenait que je ne jDOuvais plus m' exposer à de
tels outrages, et il me jura qu'il le ferait comprendre à Abel d'une
manière décisive et irrévocable. Je lui remis l'enveloppe qui conte-
nait le brin d'herbe : c'était le sceau de la rupture.
Quinze jours après, il m'écrivit : « Abel est parti pour l'Italie.
M"« d'Ortosa est à Paris en train de conclure un grand mariage.
Abel a beaucoup souffert de votre détermination, mais il l'a com-
prise. Oubliez-le, si vous pouvez, et, si vous pensez à lui quelque-
fois encore, pardonnez-lui dans votre cœur. Il expiera cruellement
ses fautes et ne se consolera jamais de son bonheur perdu. Je le
connais! »
Quand mon sacrifice fut accompli, je crus que je ne m'en relève-
rais pas, tant je me sentis brisée; mais je n'eus pas le loisir de
m'occuper de moi-même. Une épidémie ravagea le pays, et je dus
songer à soigner les malades. Comme le mal sévissait surtout sur
les enfans, j'engageai Adda à ne pas laisser sortir les siens de notre
enclos et à ne pas sortir elle-même. Je confiai Sarah aux soins de
mon père. Elle était heureusement assez bien dans ce moment-là.
Moi, je me logeai dans un pavillon séparé, afin de ne pas apporter
à nos enfans la contagion du dehors, et je me consacrai aux mal-
heureux. J'espérais avoir mon tour quand j'aurais fait mon possible
pour les autres, et mourir dans l'exercice, de mon devoir sans avoir
à me reprocher la lâcheté du suicide. La mort ne voulut pas de moi,
et en me sentant utile je me sentis plus forte. Après tout, qu'est-ce
que de vivre un certain nombre d'années sans bonheur? Ce n'est
jamais qu'un temps bien court pour faire tout ce qu'on doit faire,
et il n'en reste point pour se reposer et se plaindre.
L'épidémie passée, je rentrai dans ma famille et m'occupai de
ma sœur. Son esprit avait subi une crise que je n'avais pu suivre.
Elle m'apprit que pendant ma retraite la destinée l'avait vengée de
M"^ d'Ortosa. La fière Espagnole avait manqué le grand mariage
qu'elle se croyait sûre de contracter, et qu'elle avait déjà annoncé
à tout le monde. On ne savait pas bien les causes de son échec; il
avait été brusque, on disait même brutal. On ajoutait qu'elle avait
fait une grave maladie dont les suites seraient longues et la tien-
draient peut-être à jamais éloignée des fêtes et du bruit.
MALGRÉTOUT. 275
Adda se réjouissait si cruellement de ce désastre que j'en fus ef-
frayée. Je craignis qu'elle ne fût devenue méchante par jalousie. —
Rassure-toi, me dit-elle; je n'étais pas jalouse de ses succès de
femme, j'en aurai autant qu'elle quand je voudrai, et de meilleur
aloi. Je ne serai pas si follement ambitieuse, et j'arriverai plus sû-
rement à une position plus solide. Son malheur m'a servi de leçon.
Elle voulait voir tous les hommes à ses pieds. Moi, je m'attacherai
à une seule conquête, et elle ne m'échappera pas. J'ai voulu lui dis-
puter Abel, que, pas plus qu'elle, je n'eusse voulu épouser, et que
je n'aimais pas : c'est qu'elle m'avait un peu corrompue. La voilà
hors de combat, et je ne subirai plus sa mauvaise influence. Je me
servirai de ma volonté et je m'en servirai bien, tu verras; mais il
faut que tu m'aides. Il faut que tu me tires de l'obscurité. Tu es
d'âge à me servir de chaperon, je veux que tu m.e conduises au
Francbois. Le monde est là tout près de nous, et je veux y prendre
la place qui m'est due.
Elle revint avec ténacité à ce projet, que je la priais en vain d'a-
journer. J'avais à surveiller à toute heure ma petite Sarah, de nou-
veau souffrante, et pour laquelle il me fallut faire des miracles d'at-
tention et de prévoyance. Je réussis à la soustraire encore une fois
à l'anémie, et ce n'est pas en courant les chasses et les bals que
j'eusse pu atteindre ce résultat difficile, toujours prêt à m'échap-
per. Mon père s'était mal trouvé de son séjour à Nice. Il ne se sen-
tait plus en harmonie avec ce monde nouveau, dont la folie et la
brutalité le froissaient. Il appelait la société où Adda brûlait de se
lancer une bohème titrée, et cela était juste, en ce sens que le faste
y cachait beaucoup d'abîmes, moralement et matériellement par-
lant. Il pensait avec moi que le vrai monde était précisément celui
qui n'a pas la prétention de s'appeler le monde, mais qui suffit aux
besoins normaux de la vie de relations. On le trouve pour ainsi dire
sous sa main , puisque partout autour de soi on peut faire choix
d'un certain groupe de personnes estimables. On simplifie énormé-
ment la difficulté de le réunir et de le fixer quand on ne lui de-
mande que la distinction du mérite personnel. Nous avions eu ce
petit monde choisi avant le mariage de ma sœur : un revers de
fortune m'avait exilée de ce milieu, et je commençais à m'en faire
un nouveau après quelques années de séjour en province; mais
Adda trouvait ce petit cercle ennuyeux et mesquin. Elle essayait
d'y attirer des personnes plus brillantes qui n'y venaient que pour
dénigrer à son oreille la simplicité des bons voisins et la toilette
trop modeste de leurs femmes. Elle tenta de nous convertir, mon
père et moi, à ses idées sur le monde qu'elle rêvait, et, n'y réussis-
sant pas, elle s'irrita contre nous et nous fit une vie d'amertumes
poignantes.
276 REVUE DES DEUX MONDES.
Lady Hosborn était une bonne femme au cerveau très creux, qui
aimait le bruit du monde sans y rien comprendre, sans y porter le
moindre besoin d'appréciation. Son unique but dans la vie était de
bien recevoir et de rendre sa maison brillante; c'était aussi le goût
de son fils. Le tapage de divertissemens qu'on trouvait chez eux
ressemblait à une ivresse; ce n'était qu'un charivari, et le plus plai-
sant de la chose, c'est qu'on y dépensait très méthodiquement des
sommes folles. Lady Hosborn avait beaucoup d'ordre, et avec une
gravité tout anglaise , car en croyant se divertir beaucoup elle ne
souriait jamais, elle réglait avec le plus grand soin et la plus ef-
frayante activité les joies imprévues, le faste toujours renouvelé de
son château; elle y arrivait et en partait tous les ans le même jour;
elle passait à Paris le même nombre de semaines, et à Londres le
même nombre de mois, sans déranger d'une heure l'ordre de ses
voyages et de ses occupations. Elle disait cette exactitude nécessaire
à la constance de ses relations anciennes et au recrutement illimité
des nouvelles. Elle était assez humaine et répandait juste assez de
bienfaits pour faire accepter ses vaines dépenses comme la gloire et
la fortune du pays; c'est le préjugé du pauvre de croire que le luxe
le nourrit. Il ne s'est jamais rendu compte de ce qu'il lui coûte.
Lady Hosborn dormait là-dessus du sommeil du juste, aidé de
son néant intellectuel; elle était aux aguets des personnes intéres-
santes cà recruter pour animer et embellir ses salons, et du moment
où elle vit s'éteindre l'astre de M"" d'Ortosa, elle jeta les yeux sur
ma sœur. Elle vint la chercher, l'enlever, disait-elle, et, comme elle
était une personne dont la jeunesse n'avait jamais donné prise à la
calomnie, — elle était d'une laideur à donner le cauchemar, — nous
ne pouvions, ajoutait-elle, la lui refuser. Nous ne le pouvions pas
en effet. Adda était décidée, et nous n'avions plus d'influence sur
elle. H ne nous restait qu'à paraître céder de bonne grâce, et, pour
qu'elle n'eût pas l'air de débuter dans ce monde-là par un coup de
tête, nous résolûmes de l'accompagner, mon père et moi, pour l'ai-
der à y faire décemment son entrée.
Elle partit munie de ses plus étourdissantes toilettes, jetant le
deuil aux orties un peu plus tôt qu'il ne fallait. J'avais pour toute
garde-robe de luxe une assez belle robe noire que je ne crus pas
devoir mettre, afin de n'être pas prise au premier abord pour celle
des deux qui était veuve. Je n'avais plus à ma disposition qu'une
petite robe grise assez fraîche, mais si dépourvue de bouffans et de
paniers que ma sœur me railla, disant que je me déguisais en
fillette pour paraître plus jeune qu'elle.
Nous prenions, mon père et moi, un soin fort inutile pour sauver
les convenances. L'arrivée d'Adda se trouva perdue dans un tu-
multe; on rentrait de la promenade, personne ne s'enquit de sa
MALGRÉTOUT. 277
situation, on remarqua seulement sa fraîcheur et sa toilette. Lady
Hosborn nous présenta bientôt à quelques vieilles femmes très em-
panachées et très fardées, leur recommandant en particulier M'"* de
Rémonville, qui venait ouvrir la chasse, c*est-cà-dire passer quinze
jours chez elle. Cette adoption de ma pauvre petite sœur par ces
duègnes évaporées me serra le cœur. Lady Hosborn nous conduisit
à l'appartement qu'elle lui avait réservé près du sien, et, comme
nous voulions repartir en voyant ma sœur installée, elle insista tel-
lement pour nous retenir à dhier que nous cédâmes, nous promet-
tant de nous en retourner aussitôt après. Je savais que ma Sarah,
qui ne s'était jamais vue seule avec ses bonnes, ne dormirait pas
tant que je ne serais pas rentrée.
La table était de cinquante couverts. On mangeait vite et mal, on
était pressé de se préparer pour le feu d'artifice, la musique et le
bal. Lord Gilbert Hosborn était un homme de trente ans, froid et
insignifiant, avec de grandes prétentions à la beauté, à la force phy-
sique, à la science de la chasse et à la musique. H me fit l'honneur
de me placer près de lui à table et de me demander si j'appréciais
ces grands délassemens de la campagne. Je répondis que je n'ai-
mais que la solitude, les enfans et la musique. — Ah ! la musique!
A propos, dit-il, vous êtes une grande artiste! Nous savons cela
par quelqu'un qui s'y connaît. Est-ce que nous n'aurons pas le plai-
sir de vous entendre? — Je répondis que je ne chantais plus. Un
instant après, pour n'avoir pas l'air de me refuser à la conversa-
tion, je lui demandai s'il avait des nouvelles de M"* d'Ortosa. —
Elle ne va pas bien, dit-il; c'est fini, je le crains, on ne revient pas
de si loin. Vous la connaissiez donc?
— Un peu, je l'ai vue trois fois.
— Est-ce que vous la plaignez?
— Certainement, beaucoup, si elle est à plaindre.
— Moi, reprit-il, je la plains aussi d'avoir toujours été ce qu'elle
est.
— Vous jugez qu'elle a toujours été folle? dit le petit prince Ou-
rowski, qui était k ma droite.
— J'en suis sûr, lui répondit lord Hosborn; elle a eu toute sa vie
une folie entreprenante et optimiste. C'est devenu une folie triste
et misanthrope, voilà tout.
— Folle? m'écriai-je; vous dites qu'elle est folle?
— Vous ne le saviez pas? Elle a été six semaines furieuse chez le
docteur Blanche, et puis elle s'est calmée. Elle est tombée dans une
mélancolie noire; enfin elle commence à chercher la distraction,...
et par parenthèse c'est ici qu'elle est venue la chercher.
— Ici? reprit Ourowski. Comment? quand donc?
— Tantôt, pendant que nous étions en course, elle est arrivée
278 REVUE DES DEUX MONDES.
comme si de rien n'était. Ma mère l'a reçue avec sa bonté habi-
tuelle, mais non pas sans quelque appréhension. Elle l'a trouvée
méconnaissable, affreuse, à ce fju'il paraît, mais fort douce, et elle
lui a persuadé de se retirer dans son appartement et d'y rester jus-
qu'cà demain pour se reposer. Jusque-là, on verra comment elle se
gouverne, et si elle ne déraisonne pas trop, on lui permettra de se
distraire comme elle pourra.
— Diable ! dit le petit prince, ce n'est pas gai, ça ! Je ne peux pas
dormir dans une maison où il y a des fous !
— Bah! reprit lord Hosborn, dans une maison bien montée, il
faut de tout! Gela ne fait pas mal, une légende, un spectre dans un
vieux manoir comme celui-ci. Gela nous manquait!
J'étais navrée de voir le peu de pitié accordé à cette malheu-
reuse personne si vantée, si recherchée peu de mois auparavant. Je
me hasardai à demander la cause de ce terrible naufrage. — La
passion des aventures, répondit lord Hosborn. Depuis quelque temps,
l'esprit faisait fausse route. Elle a été une femme séduisante, on ne
peut pas le nier, et nous l'avons tous gâtée de nos adorations; mais
elle a voulu monter trop haut...
— Pour y réussir, dit le petit prince, il eût fallu se préserver jus-
qu'au bout de toute fantaisie, et c'est ce qu'elle n'a pas fait. Elle a
été folle de M. Abel.
— Ne dites donc pas cela, vous n'en savez rien! répliqua lord
Hosborn.
— Je ne prétends pas qu'elle ait couronné sa flamme; mais elle
en était engouée...
— Et vous étiez jaloux ! Ge qu'il y a de certain, c'est qu'Abel s'est
conduit avec elle en galant homme. Dès qu'il a vu que ses assiduités
pouvaient nuire au mariage qu'elle espérait, il s'est retiré.
— Trop tard! on avait trop parlé de lui; on l'a su...
— Bref, reprit lord Hosborn, elle en a perdu l'esprit. A présent
elle se persuade avoir eu une fièvre cérébrale et se croit très raison-
nable; mais elle a dit à ma mère d'un ton fort sérieux qu'elle était
fiancée à un prince... C'est assez d'ailleurs parler de choses tristes,
n'y songez plus, Ourovvski ! Le passé est le passé. Un astre éclipsé
n'empêchera pas votre ciel de se remplir d'astres nouveaux.
Ainsi la malheureuse Carmen subissait le châtiment qu'elle avait
dû le plus redouter, celui d'être une gêne et un objet d'effroi pour
le monde dont elle avait été l'éclat et la vie. Elle n'était plus sur cet
océan de plaisirs qu'une barque échouée qui essayait en vain de se
remettre à flot. Le tourbillon n'est pas tendre. Les gens qui vivent
pour s'étourdir sont peu accessibles à la pitié, et ne se soucient pas
de prendre à la remorque les embarcations en détresse.
Après le dîner, je pris le bras de mon père, et nous descendîmes
MALGRÉTOUT. 279
au jardin, où je l'attendis pendant qu'il allait chercher notre do-
mestique et demander la voiture. Il n'était pas facile de retrouver
ses gens dans ce vaste manoir encombré de valets et d'équipages.
Il faisait encore jour, nous étions en plein été; la chaleur était
écrasante. Je marchais au bord d'un bassin qui reflétait le ciel
rouge, et de temps en temps je m'arrêtais pour admirer la masse
monumentale du château avec ses tourelles saxonnes et ses bal-
cons mauresques, mélange riche et imposant d'architecture moyen
âge complétée par le caprice de la renaissance. Une lumière bril-
lait seule, comme une étoile du soir pressée de paraître, au faîte
d'une sorte de poivrière élancée, tout au haut de l'édifice. — C'est
peut-être Là, pensais-je, que la pauvre Carmen est réduite à servir
de légende et de spectre cà la poésie du manoir. — Tout à coup, en-
tendant marcher derrière moi, je me retournai. C'était le spectre,
c'était M"^ d'Ortosa, toute vêtue de blanc avec recherche, belle
encore de tournure et de lignes, mais effrayante de maigreur et li-
vide. Elle marchait lentement, avec une sorte de majesté étudiée,
et sa forme élancée, reflétée dans le bassin, semblait être l'objet de
sa préoccupation. Je m'éloignai du bord pour la laisser passer. Elle
s'arrêta, me reconnut et me dit : — Bonjour, miss Owen. Vous voilà
enfin ! Vous avez bien tardé à venir m'offrir vos félicitations ! Je les
accepte. Je ne vous en veux pas. Que désirez-vous? Je suis prête à
vous l'accorder.
Je compris qu'elle se croyait reine, et la saluai sans lui ré-
pondre. Elle me retint en s'écriant : — Pourquoi voulez-vous fuir?
Vous me trahissez! Oui, tout le monde trahit celle qui est là!
Elle me montrait le bassin d'un geste théâtral avec des yeux étin-
celans. Je n'ai jamais eu peur de ceux qui soufli'ent. Je lui pris la
main avec autorité et l' éloignai du bassin. — Celle qui est là, lui
dis-je, c'est le reflet, c'est le rêve. Vous, vous n'êtes pas reine, vous
êtes M"^ d'Ortosa, dont personne ne veut se venger.
— Pas même vous? dit-elle en paraissant recouvrer toute sa lu-
cidité. Avez-vous épousé Abel? êtes-vous heureuse?
— Je suis calme, je n'ai épousé personne.
Elle mit ses deux mains sur son visage, et, comme elle parais-
sait m'avoir oubliée, je voulus passer outre. Elle n'était pas seule,
une femme de chambre la suivait à peu de distance. — Restez
encore, me dit-elle d'une voix suppliante qui me fit mal. On est
si malheureux seul ! Ayez pitié de moi ! Voyez ! toujours seule à
présent; on me fuit, on me craint! Il paraît que j'ai été méchante;
mais ne peut-on me pardonner un accès de fièvre? Je n'ai pas été
méchante avec vous, n'est-ce pas?
— Je ne m'en souviens pas, répondis-je. — Et, craignant que le
280 REVUE DES DEUX MONDES.
souvenir de ses torts atroces envers moi ne ramenât chez elle quelque
crise, je m'échappai. Comme je passais près de sa gardienne, je lui
demandai tout bas si elle la croyait tout à fait égarée.
— Non, me répondit cette femme, qui avait l'air d'une personne
sérieuse : mademoiselle est agitée ce soir par le voyage; mais elle
est à moitié guérie, et je crois qu'elle guérira entièrement, si elle
le veut.
Le lendemain, à Malgrétout, comme j'avais laissé les enfans à
leur sieste et me promenais dans notre jardin, je me vis tout à coup
en face de M"*" d'Ortosa, qui était assise sur un banc, dans une at-
titude pensive. Elle paraissait absolument calme; l'abattement de
sa figure pâle était navrant. J'allai doucement à elle et lui pris la
main. Elle me regarda avec étonnement, comme si elle eût oublié
où elle était, et au bout d'un instant de torpeur, examinant mon
visage et regardant ma main qui tenait la sienne, elle fit un faible
cri et se jeta dans mes bras en sanglotant. Ces sanglots convulsifs
sans larmes étaient déchirans. Je lui parlai avec douceur et lui don-
nai un baiser sur le front. Elle tomba à mes pieds, serra mes genoux
contre sa poitrine et s'évanouit.
Au même instant parut sa femme de chambre, qui était tout près
de nous sans se montrer. Elle m'aida à la faire revenir, et nous la
conduisîmes dans le salon, où je la couchai sur un sofa. Cette femme
de chambre, qui était une personne dévouée, une Anglaise de fort
bon air, me dit qu'il fallait tâcher de la faire manger, parce que le
dégoût des mets était pour le moment son plus grand mal. J'essayai
et je réussis. Peu à peu. M"*" d'Ortosa consentit à prendre quelques
alimens, et j'assistai au retour assez rapide de sa lucidité complète.
D'abord elle fut comme partagée entre l'illusion et la réalité. Tantôt,
se croyant reine ou impératrice, elle me donnait des ordres du ton
d'une actrice qui joue un rôle; tantôt, se rendant compte de sa si-
tuation, elle me demandait humblement pardon de l'embarras qu'elle
me causait. Bientôt la raison prévalut, et, s'adressant h sa suivante ;
— Ma bonne Glary, lui dit-elle, me voilà tout à fait bien. Tu peux
me laisser seule avec miss Owen. J'ai à lui parler. Tu vois bien qu'elle
m'a fait bon accueil. Tu craignais qu'elle ne me connût pas, qu'elle
ne refusât de me recevoir. Elle me connaît, va! et elle me plaint.
Elle n'est pas comme les autres, elle! Ah! si je pouvais rester au-
près d'elle, je serais vite et tout à fait guérie; mais je ne veux pas
l'importuner longtemps. Va dire au cocher de faire rafraîchir ses
chevaux, mais de ne pas dételer.
— 11 vous faut au moins une heure de repos, kd dis-je. Permet-
tez que je fasse dételer.
Je sonnai, je donnai des ordres, et je restai seule avec M"' d'Or-
MALGRÉTOUT. 281
tosa. — Quel contraste entre nous! me dit-elle. Les deux extrêmes!
la raison, la bonté, la patience en face de la cruauté, de l'extrava-
gance et de la dévorante jalousie ! Sachez tout, miss Owen, j'ai été
jalouse de vous jusqu'à la haine. Je pourrais vous laisser croire que
j'ai oublié mon atroce conduite, et que j'étais déjà folle quand je
vous ai écrit cette lettre qui a dû rompre votre mariage. Eh bien!
non, je ne sais ni ne veux mentir. Je n'étais pas folle, j'étais exas-
pérée. L'attrait que j'exerçais sur Abel ne me suffisait pas : je vou-
lais son amour, et je sentais que je ne pouvais vous l'ôter. Le dépit
m'amena jusqu'à lui offrir de l'épouser. Il me répondit grossière-
ment : « Votre amant, oui; votre mari, jamais! Ma parole est enga-
gée, je ne la reprendrai pas. » C'est ainsi que nous nous sommes
quittés. Je jure que je suis encore aussi pure que le jour où je vous
ai dit que j'étais pure comme vous!
— Non, mademoiselle d'Ortosa, lui répondis-je avec une sévérité
que je la voyais en état de supporter, vous vous trompez. Je suis
pure de haine, de jalousie dévorante et de cruauté, et vous avouez
que vous ne l'êtes pas. Il faut que vous acceptiez mon pardon.
Montrez-moi qu'il vous reste quelque chose de grand dans le ca-
ractère et de vrai dans l'esprit en l'acceptant sans en être humiliée.
Vous êtes meilleure que vous ne voulez consentir à l'être, car votre
premier mouvement avec moi a été l'attendrissement et la recon-
naissance. Quant au passé, voici mon jugement : vous avez voulu
jouer un rôle au-dessus des forces humaines; il vous a brisée, ne le
jouez plus. Guérissez votre santé en guérissant votre âme. Je sais,
car j'ai étudié toutes les maladies que je pouvais secourir, que,
même dans le délire, la raison agit encore et cherche à se délivrer
de la vision qui l'opprime. Dans les intervalles de leurs accès, les
personnes douées comme vous d'une véritable intelligence peuvent
faire de plus grands efforts que les autres pour empêcher le retour
de l'exaltation. On dit que vous avez été folle; moi, je ne le crois
pas. Les déceptions que vous vous étiez volontairement préparées
par une poursuite trop ardente vous ont conduite à des paroxysmes
de désespoir violent, voilà tout, et vous êtes guérie, si vous voulez
l'être. Renoncez à vos chimères, envisagez la vie sous un jour vrai.
Bientôt vous redeviendrez belle et jeune, et vous inspirerez encore
l'amour; vous serez libre de choisir. Mariez-vous à un homme de
votre condition que vous puissiez estimer, et oubliez tous les autres.
Abjurez cette ambition qui vous a jetée dans une coquetterie effré-
née et qui vous a fait tant d'ennemis. Disparaissez de cette scène de
tumulte, où vous avez eu de grands succès terminés par une chute
éclatante. Vous y êtes déjà oubliée. On n'y songe à vous que pour
craindre de vous y rencontrer. Vous lutteriez en vain maintenant;
282 REVUE DES DEUX MONDES.
ce n'est pas parce que vous avez été malade, ce n'est pas parce
que vous avez manqué un grand mariage que vous avez perdu votre
prestige, c'est parce que vous avez été vaincue et que vous ne faites
plus peur. Le monde n'a pas le temps de remplacer l'engouement
par la sollicitude; il ne s'intéresse qu'à ce qui l'étonné. Yous étiez,
pour lui un chiffre inconnu à dégager; à présent vous êtes une femme
déçue et brisée comme tant d'autres. Il a pour vous un sourire de
pitié, et ce n'est pas long, la durée d'un sourire qu'une larme ne
suit pas!
Elle m' écoutait, les yeux fixés sur le parquet, les mains croisées
sur ses genoux, si attentive et si calme qu'on eût dit une enfant
écoutant les leçons de sa mère. Elle se laissa glisser à mes pieds
encore une fois. — Sauvez-moi, dit-elle; gardez-moi quelques jours
auprès de vous. Je sens que vous ramenez la raison et la volonté.
Faites cette œuvre de charité. Votre sœur me hait et doit se réjouir
de mon désastre, mais je sais qu'elle est au Francbois pour deux
semaines au moins. Yous pouvez me verser le baume de la pitié.
Sans vous, je suis perdue. Gardez-moi, sauvez-moi !
Elle parlait comme Abel, et ce rapprochement m'était amer, car
je n'avais ni gardé, ni sauvé Abel! mais je voyais les yeux de
M"" d'Ortosa s'humecter, et je me disais que, si elle arrivait à s'at-
tendrir et à pleurer sur elle-même, elle serait peut-être à jamais
délivrée de son mal; j'étais avant tout une guérisseuse. Ses torts
donnaient peut-être à ma miséricorde un ascendant que personne
autre ne pouvait avoir sur elle. — Restez, lui dis-je, mais jurez-moi
que j'aurai sur vous l'autorité d'un médecin, que vous mangerez et
dormirez quand je l'exigerai, et que votre esprit essaiera sincère-
ment de suivre le régime que je lui prescrirai.
Elle promit avec effusion, et je renvoyai le cocher de louage qui
l'avait amenée. On ne sut pas, pendant plusieurs jours, au Franc-
bois, ce qu'elle était devenue, et on ne se donna aucun soin pour le
savoir. On se réjouissait probablement de n'avoir plus à s'occuper
d'elle.
Quand mon père rentra pour le dîner, il fut surpris de trouver
M"^ d'Ortosa installée chez moi avec sa femme de chambre; il n'y
comprenait rien. Il ignorait combien j'avais à me plaindre d'elle,
car dans ce cas son noble cœur eût compris tout de suite; mais j'a-
vais épargné à mon bien-aimé père la confidence de douleurs qu'il
eût trop partagées. Il se contenta de savoir que la pauvre d'Or-
tosa était un peu repoussée de partout et qu'elle m'avait demandé
asile. Il lui témoigna beaucoup d'égards, bien qu'elle ne lui fût pas
sympathique.
Les premiers jours, elle se livra aux pratiques d'un catholicisme
MALGRÉTOUT. 283
exalté, disant que la dévotion était son seul remède. îl était bon
qu'elle se repentît, et, protestante, je n'avais pas le droit de lui dire
qu'il y avait une bonne et une mauvaise manière de prier; elle eût
cru que j'y portais l'esprit de secte. Je la laissai faire et ne m'oc-
cupai que de sa santé; mais bientôt elle m'avoua d'elle-même que
son mysticisme lui faisait plus de mal que de bien. Je la question-
nai, je vis qu'elle n'était même pas catholique; elle était supersti-
tieuse et fataliste, un peu païenne, mauresque encore plus. Ses no-
tions religieuses étaient frappées d'étroitesse et de démence comme
ses notions sur le monde. J'essayai de redresser un peu son juge-
ment, il ne me sembla pas qu'elle me comprît beaucoup; mais elle
était contente de trouver quelqu'un qui s'occupât d'elle sérieuse-
ment et patiemment, et elle m'écoutait avec une grande avidité.
Elle essaya une ou deux fois de me parler d'Abel pour le justifier. Je
lui répondis que je n'avais pas renoncé au mariage pour les raisons
qu'elle supposait, que j'avais aimé et regretté Abel, mais que je
croyais devoir être plus utile et plus digne dans le célibat.
Elle ne croyait pas cela pour son compte , elle désirait vivement
se marier depuis qu'elle avait été partagée entre son goût pour un
artiste et son espoir d'épouser un personnage. Elle en vint à me
laisser voir que sa continence, promenée au milieu des excitations
de tout genre, lui avait porté au cerveau plus que tout le reste. Elle
me confia plusieurs projets qu'elle avait eus et repoussés, mais aux-
quels elle pourrait bien revenir, entre autres lord Hosborn, son hôte
du Francbois. C'était, disait-elle, un très galant homme, qui l'avait
toujours défendue et fait respecter, bien qu'il eût été déçu dans sa
passion pour elle. Il ne me semblait pas que ce personnage lui eût
conservé une affection bien vive; cependant je m'abstins de lui don-
ner un avis où ma compétence pouvait être en défaut. Je vis naître en
elle la velléité de remonter sur la brèche à l'idée que ma sœur pou-
vait bien avoir le dessein d'accaparer lord Hosborn. Je la vis même
s'exalter un peu et revenir à ses plans de séduction. Je lui présentai
un miroir en lui disant : Yoyez! vous êtes mieux qu'en arrivant ici,
mais il vous faut encore un an pour redevenir ce que vous étiez.
Ayez le courage de ne pas vous montrer encore. Faites provision de
sagesse, ou cherchez l'objet de vos affections sur un théâtre moins
exigeant.
Elle eut un sentiment de méfiance.
— On dirait, s'écria -t- elle, que vous souhaitez me voir déchoir,
épouser un bourgeois, un artiste peut-être !
— Un artiste? Pourquoi non après tout?
— Il en est un, un seul que j'eusse aimé, Abel; mais il m'a ou-
tragée en repoussant le mariage.
284 REVUE DES DEUX MONDES.
— A présent qu'il est libre, essayez.
— Non, il est trop tard, je ne l'aime plus. Je ne le ramènerais à
moi que pour me venger de ses dédains.
— Mademoiselle d'Ortosa, lui répondis-je, vous n'êtes pas cor-
rigée ! Prenez garde de ne pas guérir.
— C'est vrai, dit-elle en passant ses mains sur son front jauni
avec une sorte de colère contre elle-même; comment donc faire
pour être patiente, douce et généreuse comme vous? C'est la force,
cela, c'est la santé, la beauté, l'éternelle jeunesse, car vous avez
bien souffert aussi, vous, et il ne s'est pas creusé le moindre pli à
votre front; moi, j'ai déjà des cheveux blancs, et je vais être obli-
gée de les teindre!
Elle s'agitait pour être tranquille ; ce n'était guère le moyen d'y
parvenir. Pourtant l'absence d'émotions extérieures et la monotonie
de mes observations, le bon régime que je l'habituais à suivre, lui
firent autant de bien qu'elle pouvait s'en laisser faire. Elle suivit
mon conseil et ne retourna pas au Francbois. Je redoutais pour elle,
pour ma sœur encore plus, une rivalité à propos du châtelain.
Elle partit pour Paris après m'avoir remerciée avec une effusion
qui me parut sincère, en me promettant de ne voir qu'un petit nom-
bre de personnes, celles sur l'amitié desquelles elle croyait pouvoir
compter. Je ne pense pas qu'elle tint sa promesse, car au bout de
quelques jours elle m'écrivit que tout le monde était sot, ingrat et
méchant, qu'il n'y avait pas d'amis, et qu'une seule personne, Sarah
Owen, l'empêchait de maudire le genre humain. La semaine sui-
vante, j'appris qu'elle était entrée dans un couvent pour y faire une
retraite de quelques mois, et qu'elle y donnait l'exemple de la plus
ardente piété.
J'avais fait pour elle tout ce qui était en mon pouvoir.
J'espérais que ma sœur nous reviendrait. Elle revint, mais pour
repartir bientôt. Elle se plaisait dans le bruit, et lord Hosborn lui
faisait, disait-on, manifestement la cour. Sans être ni libertin ni in-
discret, le jeune lord avait déjà compromis plusieurs femmes qui
aspiraient à son rang et. à sa richesse et qui s'étaient imprudemment
jetées à sa tête. Il était trop en vue pour qu'on ignorât ses bonnes
fortunes, quelque soin qu'il prît de les nier. J'étais donc très in-
quiète d'Adda, qui était légère, qui, tout en copiant de son mieux
le ton dégagé de M"'-' d'Ortosa, était bien loin de posséder la force
et l'habileté qui ne lui avaient pas suffi. Mon père n'était pas moins
tourmenté que moi. Nous allâmes deux fois au Francbois pour la
surveiller, et ne fîmes que l'exaspérer. Elle affectait devant nous
plus d'excentricité encore, se liait avec les femmes les moins sé-
rieuses et se faisait escorter par les godelureaux les plus fâcheux.
MALGRÉTOUT. 285
Elle plaisait à lord Hosborn, cela était bien visible. Elle l'amusait,
elle secouait sa mélancolie britannique. Elle gouvernait la vieille
lady, qu'elle appelait maman, et qui se laissait prendre à ses chat-
teries. Dans tout cela, il n'était pas question de mariage, et nous
revenions chez nous, mon père et moi, tout soucieux et tout hon-
teux, craignant d'avoir laissé paraître nos anxiétés et d'avoir l'air
de bonnes gens bien plats qui travaillent à faire arriver leur famille
sans savoir s'y prendre.
Un jour, au lendemain d'une de ces tristes campagnes, j'étais
occupée à lire les journaux à mon père. Sarah jouait en se roulant
dans les plis de ma robe, et le baby s'était endormi sur mes genoux.
Il y avait ce jour-là juste un an qu'Abel m'était apparu aux Dames
de Meuse, jouant l'air de la Demoiselle, et j'avoue qu'en contemplant
cette date sur le journal je ne pensais pas beaucoup à la politique
que je lisais des lèvres sans savoir ce que je disais. On nous annonça
lord Hosborn. C'était la première fois qu'il venait chez nous. Mon
père s'empressa d'aller à sa rencontre. Le cœur me battit. Fallait-il
se flatter qu'il venait nous parler de ma sœur?
Embarrassée des deux enfans, je ne pus me lever quand il entra
et lui en demandai pardon. — Restez ainsi, me dit-il de sa voix
ferme, sans inflexion; vous avez la parure qui vous sied, et je n'ai
jamais vu rien de si beau que ce que je vois ici. Je n'ai jamais com-
pris qu'une mère pût quitter ses enfans, même pour un jour... —
Je lui fis signe de ne pas faire cette réflexion devant Sarah, qui le
regardait avec ses grands yeux étonnés, et, la nourrice étant entrée,
je lui fis emmener les enfans au jardin. Cela ne se fit pas sans peine.
Sarah ne voyait jamais une figure nouvelle sans me serrer le bras
bien fort avec ses petites mains, et, quand je voulais la tranquilliser,
elle me disait : Je ne veux pas qu'on t'emmène comme on emmène
toujours ma petite maman.
Enfin nous restâmes seuls avec lord Hosborn, et il reprit la pa-
role avec la même froideur d'intonation. — Je me disais, reprit-il,
que M'"^ de Rémonville, qui a de si beaux enfans, un si excellent
père et une aussi adorable sœur, devait bien aimer le monde pour
les quitter si facilement. Je ne m'en plains pas, elle est la gaîté de
notre maison et l'idole de ma mère; mais j'ai eu, hier, avec ma
mère précisément, un entretien qui est cause que me voici chez vous
ce matin.
— Nous vous écoutons, mylord, lui dit mon père avec un accent
de dignité devant lequel notre hôte s'inclina.
— Voici, reprit-il, ce que ma mère me disait : M"" de Rémonville
est une perle fine, aussi a-t-elle bien des envieuses, et je crains
qu'on ne s'acharne après elle à cause de vous, comme on a fait
286 REVUE DES DEUX MONDES.
pour la pauvre d'Ortosa. On lui reproche de quitter sa famille, et j'ai
cru remarquer que sa famille en souffrait. Le digne M. Owen, que
l'on m'avait dépeint si enjoué et si vivant, est triste et méfiant chez
nous. Miss Owen, qui a un si beau talent, à ce qu'on dit, et qui ne
se fait prier nulle part, n'a pas voulu se faire entendre ici, et elle
est visiblement affectée quand elle y est. On la dit très austère, et
je suis sûre qu'elle a peur de vous pour sa sœur. Il me semble à moi,
ajouta ma mère, que M'"® de Rémonville ne vous est pas indiffé-
rente. Je ne vois pas pourquoi vous ne l'épouseriez pas, puisque
vous avez trente ans, c'est-à-dire l'âge auquel tous les hommes de
notre famille se sont fait une loi invariable de s'établir.
"Lord Hosborn s'arrêta comme pour nous regarder avec attention.
J'avais lés yeux baissés, mon père attendait avec une fierté impas-
sible la conclusion du discours.
— Désirez-vous savoir, reprit lord Hosborn, ce que j'ai répondu
à ma mère?
— Il nous importe de le savoir, répondit mon père.
— Eh bien! le voici mot pour mot. Ma chère mère, je serais fort
honoré de devenir le gendre de M. Owen, qui a été un très grand
avocat, et dont l'honorabilité vaut tous les millions que je possède.
M"*'' de Rémonville est charmante et bien capable de faire tourner
une tète solide; mais elle est veuve d'un homme... qui ne m'était
pas sympathique, et j'aurais quelque effort à faire pour oublier cette
circonstance. La chose ne serait pourtant pas impossible, si j'étais
épris d'elle passionnément : elle ne m'a point encouragé à m'é-
prendre ainsi, car elle est coquette (en tout bien tout honneur),
et je crains maintenant cette nuance du caractère féminin pour en
avoir beaucoup souffert. La femme que je pourrais aimer serait tout
l'opposé : elle serait simple, réservée, calme; elle ressemblerait à une
personne que j'ai vue trois fois seulement, mais qui a présenté à
mes yeux l'image du beau, du bon et du vrai. C'est une jeune fille
timide de manières avec un courage moral immense, une enfant qui
s'est immolée pour les autres, qui dans l'épidémie de ce printemps
a exposé cent fois sa vie, après s'être ruinée pour sauver l'honneur
du nom que porte sa sœur...
Je voulus interrompre lord Hosborn pour l'engager à rentrer dans
la question. — Je n'en sors pas, dit-il. Cette jeune fille ne cherche
pas à être remarquée, elle désire au contraire passer inaperçue dans
sa jolie petite robe grise qui ne déguise pas la grâce naturelle et
irrésistible de sa personne. Elle fuit l'éclat et dédaigne nos faux
plaisirs. Son âme est absorbée par les tendresses de la famille. Elle
est instruite, artiste et poète. Enfin, pour vous la peindre tout en-
tière, j'ai un dernier trait cà vous citer. Pendant que nous chantions
MALGRÉTOUT. 287
et dansions ici, oubliant la pauvre M"^ d'Ortosa et craignant même
un peu de penser à elle, miss Ovven lui ouvrait le sanctuaire de sa
charité et se faisait son médecin et sa garde-malade. C'est donc à
cette personne angélique et vraiment supérieure que je songerais, si
j'avais même un faible espoir d'être encouragé.
Cette conclusion inattendue émut vivement mon père, qui serra
la main de notre hôte sans pouvoir répondre, mais en m'invitant
du regard à me prononcer.
Je n'hésitai pas un instant. Je tendis aussi la main à lord Hosborn
en lui disant : — J'apprécie l'honneur que vous me faites, et je suis
touchée de l'estime que vous m'accordez. Nous vous garderons le
secret de cette démarche, et, pour que vous en soyez certain, je
vous livre le secret, de ma vie. J'ai aimé une personne à laquelle j'ai
volontairement renoncé , mais il me sera cà jamais impossible d'en
aimer une seconde.
Lord Hosborn porta ma main à ses lèvres en me disant que cette
courageuse réponse augmentait son respect et son estime pour moi.
Mon père paraissait si surpris que je dus lui faire signe pour qu'il
gardât le silence. Lord Hosborn ne fit pas la moindre question, et
il n'affecta point d'inutiles regrets ; mais il se retira en nous témoi-
gnant une affection véritable, et je dois dire que sa sortie fut du
meilleur goût. — Miss Ovven, me dit-il, je ne veux pas laisser une
crainte et un chagrin dans une âme comme la vôtre. La présence
de votre sœur chez moi vous inquiète, et il ne me convient pas de
la compromettre, même involontairement. Elle se plaît dans ma mai-
son, et ma mère aurait un véritable chagrin, si elle n'y achevait pas
la série de nos fêtes. J'ai prétexté ce matin une affaire en quittant
le Francbois, et j'ai fait pressentir un voyage; j'étais résolu, dans le
cas où je ne serais pas agréé par vous, à ne pas rentrer. Je pars à
l'instant pour Londres, et ne reviendrai chez moi que quand votre
sœur sera rentrée chez vous.
Dès qu'il fut parti, mon père m'interrogea, et je lui dis que j'avais
coupé court à toute insistance de la part de lord Hosborn en imagi-
nant le prétexte qui devait faire tomber radicalement sa fantaisie.
— Comment voulez-vous, lui dis-je, que je m'empare d'un mariage
désiré et rêvé par ma sœur? Ce serait mie brouille sans retour avec
elle! Ne me plaignez pas de mon sacrifice, ce n'en est pas un. Il
me serait impossible de partager l'existence affolée de lord Hosborn
et de sa mère, vous le savez bien.
Mon père avait besoin de causer de l'événement inattendu qui
venait de se produire dans notre paisible intérieur. Il m'emmena
promener avec Sarah, qui commençait à marcher résolument, et
par je ne sais quelle fatalité nos pas nous portèrent aux Dames de
288 REVUE DES DEUX MONDES.
Meuse. Mon père me parlait toujours de lord Hosborn, qui lui inspi-
rait de l'intérêt, et il s'affligeait de mon brusque refus. — Ce n'est
pas le rang et la fortune qui me préoccupent, me disait-il. Je n'y
tiens pas plus que vous; mais cet homme faisait preuve d'un si
grand bon sens en vous préférant à votre sœur que son attachement
eût été sérieux. Vous avez peut-être repoussé le bonheur, ma pauvre
enfant, et votre sœur n'en profitera point. Elle ne saura jamais se
faire aimer sérieusement, elle !
J'écoutais mon père avec distraction. J'étais retournée aux Dames
de Meuse bien des fois depuis un an, j'avais même essayé de me
blaser dans mes contemplations pour émousser la souffrance de mes
souvenirs; mais cet anniversaire me bouleversait malgré moi. Que
de choses s'étaient passées depuis cette époque de calme et de rési-
gnation où il me fallait retomber du faîte de mes illusions! Sarah
parcourait gaîment ces sentiers où, pour la première fois, elle avait
entendu le violon magique. Elle était heureuse, elle, elle ne se sou-
venait pas ! Nous étions arrivés à l'endroit où j'avais chanté la De-
jnoiselle. Ma surprise fut grande d'y trouver un énorme bouquet de
fleurs posé avec soin à la place précise où j'étais assise avec Sarah
lorsqu'Abel m'était apparu. C'était un bouquet tout blanc, mais
composé des fleurs les plus rares et les plus nouvellement connues.
Mon père le prit et le regarda avec admiration, puis il s'écria avec
surprise : — Ce n'est pas un bouquet oublié par quelqu'un, c'est un
bouquet pour vous, ma fille; prenez-le, votre nom est sur le ruban.
De qui me venait cet hommage? Abel était bien loin, et sans
doute, s'il pensait encore à moi, il ne se flattait pas de me rattacher
à lui. Je questionnai le vieux jardinier qui, vous vous en souvenez,
demeurait à deux pas de là. — J'ai vu, me dit-il, déposer cela, il y
a une heure, par une espèce d'ouvrier que je ne connais pas; j'ai
été regarder ce que c'était, me promettant de vous le porter ce soir,
si vous ne veniez pas aujourd'hui vous promener ici. Il ne faut pas
que ça vous étonne : vous avez rendu tant de services et fait tant
de bien que les pauvres gens pensent à vous et souhaitent vous
faire plaisir. Il n'y a qu'une chose qui m'étonne, moi! c'est qu'un
ouvrier ait trouvé de pareilles fleurs, que je n'ai jamais vues, et
que lord Hosborn peut seul avoir dans ses grandes serres du Franc-
bois.
— Lord Hosborn est-il repassé ici tantôt? demanda mon père; le
connaissez-vous?
— Je le connais, il est venu seul se promener ici il y a quatre ou
cinq jours; je ne l'ai pas vu aujourd'hui.
— Vous a-t-il parlé quand il est venu?
— Oui, il m'a demandé si i\I"« Sarah se promenait souvent aux
ilALGRÉTOUT. 289
Dames de Meuse, quel endroit elle préférait. Je lui ai dit que oui,
et j'ai montré l'endroit sans songer à mal.
Mon père conclut de ce renseignement que lord Hosborn avait dû
chercher l'occasion de me rencontrer, et qu'il m'envoyait ce bou-
quet d'adieu en renonçant à sa poursuite. J'emportai les fleurs et
les mis au salon dans un vase. Je !es interrogeais tout bas, comme
si elles eussent pu me répondra ; elles ne savaient rien non plus.
Ce petit événement, où malgré moi mon imagination faisait appa-
raître Abeî , me troubla et me disposa très mal pour l'épreuve ter-
rible qui m'attendait le lendemain. Adda nous arriva dans la mati-
née, et en entrant au salon elle s'écria : — Ah! voici le bouquet
des fiançailles! J'en étais sûre!
— Explique-toi, lui dis-je; est-ce que tu sais d'où m'est venu ce
bouquet? Je te jure, moi, que je n'en sais rien.
— Veux-tu me jurer aussi que tu n'as pas reçu lord Hosborn hier
dans la matinée? Voyons, jure!
— Je l'ai vu. Est-ce que cela t'offense, que tu parais si agitée?
— Il t'a demandée en mariage, je le sais!
— Est-ce lui qui te l'a dit?
— C'est sa mère. Il est maniaque, tu sais! c'est une espèce de
fou, et sa mère est une bête achevée. Elle est venue, il y a deux
jours, me trouver dans ma chambre pour me dire qu'elle voulait
absolument me faire épouser son fils, et qu'elle était sûre d'y réus-
sir si j'y consentais. J'ai beaucoup ri, elle a insisté. J'ai dû répondre
que je ne refuserais peut-être pas. Or ce matin elle m'apprend que
son fils s'absente, qu'il est parti pour ne plus me compromettre,
vu que c'est de ma sœur qu'il a fait choix. J'ai trouvé toute cette
manière de procéder si absurde, si blessante pour moi, si peu sé-
rieuse, que j'ai pris la poste à l'instant même. Me voici, mais pour
vingt-quatre heures, je t'en avertis. Je ne veux pas exiler lord Hos-
born de sa maison, je ne veux pas gêner ses projets, ni attrister ton
beau mariage par mon dépit, car j'ai un dépit mortel, je ne le cache
pas; j'ai été jouée et offensée : lord Hosborn m'a fait la cour, il le
nierait en vain, tout le monde l'a remarqué, et déjà on me faisait
compliment. Il est fâcheux d'avoir une sœur si belle, si intelligente
et si vertueuse qu'elle n'ait qu'à montrer le bout de son nez pour
vous supplanter. Si je veux sortir de prison et de veuvage, je n'ai
qu'un parti à prendre, qui est de quitter un voisinage aussi redou-
table que le tien, et je m'en vais.
— Où donc? — lui dis-je en souriant tristement; je ne croyais
pas encore à sa résolution.
— A Paris, chez moi. Je ferai une installation convenable, cela
me distraira. J'ai de belles relations à présent, je me suis liée au
TOME LXXXVI, — 1870. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
Francbois avec de vraies femmes du monde. On doit me présenter
à la cour, j'y aurai du succès; je sais à présent comment il faut
s'habiller et causer pour être à la hauteur des plus vantées. Je serai
des fêtes de Compiègne. Je viens donc vous faire mes adieux.
Rien ne put ébranler sa détermination. Mon père eut beau lui
jurer qu'en sa présence, et sans hésiter une seconde, j'avais refusé
l'offre de lord Hosborn; elle s'emporta davantage. — Si Sarah a
fait cela, dit-elle, c'est une sottise, et c'est un affront pour moi. Elle
a la manie du sacrifice, comme si j'étais un tyran et un fléau domes-
tique. Je suis bien sûre qu'elle m'a rendue odieuse à son adorateur.
— Loin de là, reprit mon père; elle a donné un prétexte person-
nel sans dire un mot de vous.
— Eh bien ! elle a eu tort. J'aurais été blessée d'abord de ce ma-
riage, mais, la colère passée, j'en aurais apprécié les avantages
pour nous tous. Cela nous plaçait très haut dans le monde et ou-
vrait un avenir à mes enfans. Sarah n'est bonne qu'à enterrer nos
existences avec la sienne. Je me révolte à la fin contre ce système
de mort, et je sépare ma destinée de la sienne.
Elle commença aussitôt ses paquets et ceux de ses enfans. —
Quoi! m'écriai-je lorsqu'elle vint chercher dans ma chambre les pe-
tites robes de Sarah, ces jolis chiffons que j'avais faits moi-même
avec tant de soin et d'amour, tu veux emmener la petite à peine
guérie ! . . .
— Tais-toi! répondit-elle d'une voix âpre et vibrante. Grâce à
ton accaparement de ma fille, je passe pour une mauvaise mère,
ce qu'il y a de plus odieux au monde. Oh! je sais tout ce que mes
ennemies pensent de moi, et tout ce cpa'à propos de tes vertus ma-
ternelles je subis de critiques et d'outrages. Je ne veux plus quitter
mes enfans, entends-tu! jamais! Ils me suivront partout, ils sont à
moi, et je te défends de me suivre, car partout où l'on verra miss
Owen à mes côtés, on dira : La vraie mère, c'est elle, elle est la
cendrillon, c'est bien connu! Sa sœur danse, et elle berce les mar-
mots !
L'arrêt fut écrasant, mais rien ne put le détourner, ni larmes, ni
reproches, ni inquiétudes pour la petite, ni supplications passion-
nées. Ma pauvre sœur était blessée dans son amour-propre, et,
pour elle, c'était pire que d'être blessée au cœur.
Il ne me restait plus qu'à empêcher le désespoir de l'enfant, qui
voulait bien voyager, mais qui ne croyait pas possible de se sépa-
rer de moi. Je dus lui faire croire que je l'accompagnerais : sa mère
ne voulut pas lui laisser cette illusion de la dernière heure. Elle fut
véritablement cruelle; sa seule excuse, c'est qu'elle était jalouse
de l'amour de l'enfant pour moi.
MALGRÉTOUT. 291
Pour ne pas entendre les cris de ma Sarah, je m'enfuis dans la
montagne, mais après avoir fait jurer à mon père qu'il accompa-
gnerait ma sœur jusqu'cà Paris et ne la quitterait que quand il l'au-
rait vue installée. Je savais que, si Sarah était malade, Adda perdrait
la tète tout de suite et me rappellerait. Mon pauvre père était bien
malheureux aussi de cette séparation et plus inquiet encore pour
moi, qu'il laissait la plus brisée. — Comptez sur mon courage, lui
dis-je, j'en ai toujours eu, j'en aurai toujours; je n'oublierai pas que
vous me restez.
J'étais donc seule, et seule pour jamais ! Je marchai longtemps
dans les bois, j'avais couru bien loin, j'avais bouché mes oreilles
pour que l'écho ne m'apportât pas un son lointain des sanglots de
mon enfant. Je l'aimais tant! je l'avais élevée avec tant de peine!
J'avais recommencé pour elle, mais avec plus dp lumière et de per-
sévérance, les soins qu'enfant moi-même j'avais eus pour sa mère
enfant, et je ne la verrais plus!... à moins que sa vie ne fût encore
en danger? Quelle déchirante espérance!
La fin de la journée me surprit dans les bois. Je pensai que mes
gens seraient inquiets : sans cela, je crois fjiie je fusse restée dehors
toute la nuit, tant je craignais de rentrer dans cette maison déserte;
mais nos malheurs ne nous donnent pas le droit de contrister même
le plus humble dévoûment. Je rentrai dîner, je ne pouvais pas venir
à bout de manger, et je voyais dans les yeux de la femme qui me
servait des larmes d'inquiétude et de pitié. Le chien de mon père
vint me caresser, il était triste aussi et refusait les alimens. Dans
un moment où je fus seule avec lui, je le décidai à manger, et ma
bonne servante put croire que j'avais mangé aussi.
Tout le monde était fatigué chez moi, tout le monde avait pleuré
les enfans et mon chagrin. Je feignis d'aller me coucher afin que
mes gens pussent se coucher aussi de bonne heure. Quand je n'en-
tendis plus remuer dans la maison, je sortis sans bruit. Ce petit lit
de Sarah vide, à côté du mien, ce berceau du baby, vide aussi dans
la chambre voisine, ce désordre d'un départ précipité, les jouets
épars, des fleurs effeuillées sur les tapis , un petit chausson oublié
sur une chaise,... il semblait que des brigands fussent entrés chez
moi, qu'ils eussent tout pillé et emmené les enfans... Pourquoi
avaient-ils oublié de me tuer ?
Je descendis au jardin, et je me rappelai que c'était le jour et
l'heure précise où expirait l'année d'épreuve que j'avais imposée à
Abel. Il avait dit : Si vous ne me renvoyez pas ce brin d'herbe que
je viens de mettre à votre doigt, où que vous soyez, à pareil jour,
vous me verrez apparaître. J'avais renvoyé le brin d'herbe, je ne
reverrais jamais celui qui me l'avait donné, je ne devais pas dé-
292 REVUE DES DEUX MONDES.
sirer le revoir. Tout était fini dans ma vie. Il y avait eu de sa faute
et peut-être aussi de la mienne; peut-être aurais-je dû encore lui
pardonner. Ce qui m'en avait empêchée, c'était la crainte qu'il ne
me fît une vie misérable et déconsidérée au point de me rendre in-
capable et indigne de remplir mes devoirs de famille. Et maintenant
voilà que je n'avais plus de famille, ma sœur me chassait d'auprès
d'elle, les enfans ne me connaîtraient bientôt plus. Je ne pourrais les
préserver d'aucun mal, d'aucun danger. Je n'étais plus utile à per-
sonne, et j'avais pour récompense de mon éternel dévoiiment l'éter-
nelle solitude!...
J'arrivai au bout de l'allée qui longeait la Meuse et revis le banc
où j'avais reçu les sermens d'Abel. J'étais au bout de mes forces, je
me laissai tomber par terre, et, la tête appuyée sur le banc, je pleu-
rai comme pleurent les personnes qui ont lutté de toutes leurs forces
contre le désespoir, mais qui se trouvent à la fin vaincues et comme
écrasées par lui. Ce n'était plus la belle et pure soirée où les étoiles
miroitaient dans la rivière et où le flot soupirait doucement. Le vent,
chassant des nuages livides, avait des plaintes navrantes, et des ra-
fales de pluie ternissaient l'eau plombée. Tout pleurait en moi et
autour de moi, je souhaitai ne me relever jamais et mourir là.
Tout à coup je me sentis entourée de deux bras tièdes et souples.
C'était Abel qui me relevait et me pressait contre sa poitrine. Lui
aussi pleurait et sanglotait avec tant d'énergie et de déchirement
que j'oubliai toutes mes résistances, toutes mes douleurs pour bé-
nir sa pitié et y chercher mon refuge contre la désespérance et
l'horreur de la vie.
— Je sais tout, me dit-il, il y a huit jours que je suis caché au-
près de vous et que je cours le pays sous un déguisement. Je sais
tout ce que vous avez fait de sublime et tout le mal qu'on vous a fait;
je sais vos soins pour la coupable et malheureuse Carmen, la tenta-
tive honorable, bien que maladroite, de lord Hosborn, la cruauté de
votre sœur, son départ et l'enlèvement des enfans. Je sais que vous
voilà seule au monde et que je vous reste, non comme un fiancé
digne de vous, vous m'avez jugé et condamné, mais comme un ami
qui vous offre sa vie et qui vous la donnera malgré vous. A présent
c'est décidé et arrangé, Sarah ! je ne m'en vais plus, puisqu'il n'y a
plus personne pour me chasser ou vous faire souffrir à cause de
moi. Quand j'ai reçu le brin d'herbe, gage de nos fiançailles rom-
pues, quand Nouville a mis sous mes yeux la lettre de M"'' d'Ortosa,
j'avais cessé de voir cette cruelle femme. Je ne songeais plus à elle,
je le lui avais dit; elle savait que je ne la reverrais jamais et qu'elle
ne pourrait rompre mes liens avec vous. Je n'avais pas d'eftbrts,
pas de sacrifice à faire pour revenir à vous; mais j'étais coupable,
MALGRÉTOUT. 293
oui, oui, très coupable de m'être laissé entraîner par la curiosité,
l'amour-propre et le dépit, à revoir cette femme dangereuse et vio-
lente. J'aurais dû deviner qu'elle me perdrait auprès de vous. J'ai
donc accepté mon arrêt, mais avec uno telle douleur que je me suis
senti comme rejeté violemment hors de la vie d'émotion que j'avais
menée jusque-là. J'ai senti comme un besoin impérieux de solitude
et d'oubli de tout ce qui était moi. J'ai voulu que Nouville fût té-
moin de mon deuil. Au lieu d'aller en Italie, je me suis établi à la
campagne auprès de lui, tout seul dans une maisonnette que j'ai
louée, où je n'ai voulu recevoir personne. J'ai serré mon violon, je
n'y ai pas touché depuis trois mois. Il dort, il n'a rien à dire tant
que mon cœur restera enterré. Nouville vous dira comment j'ai vécu
et si j'ai seulement regardé une femme. Je voulais m'éprouver, me
connaître, savoir si j'étais une bête brute esclave de ses sens ou un
malheureux que l'excitation de l'art et du succès jetait en pâture
aux chimères et aux monstres. J'ai découvert en moi l'homme doux
et tendre que je savais être, mais qui m'échappait toujours, et dont
je sais à présent que je peux reprendre possession absolue. Cet
homme-là n'est pas purifié pour s'être observé pendant trois mois;
cela lui a été trop facile pour qu'il s'en fasse un mérite. Un profond
dégoût de son ivresse l'a rendu avide et comme épris de tempé-
rance. Il n'est pas devenu digne de vous pour avoir amèrement
pleuré le bonheur qu'il ne devait jamais retrouver ailleurs; mais il
est sûr d'une chose, c'est qu'il ne peut vivre que pour vous, et qu'il
aime mieux ne pas vivre du tout que de se livrer de nouveau à qui
que ce soit et à quoi que ce soit en dehors de vous. J'ai loué aujour-
d'hui la maisonnette où je vais me fixer à une lieue d'ici. En dix
minutes de chemin de fer, je serai à vos pieds quand vous aurez
un ordre à me donner. Quand vous ne voudrez pas me voir, je ne
sortirai pas de mon petit jardin. Quand votre père sera de retour,
s'il veut de la musique, j'en ferai pour lui et pour vous, mais non
pour d'autres. J'apprendrai la culture des fleurs. Je vous ferai des
bouquets que je sèmerai sous vos pas dans vos promenades, quand
vous ne voudrez pas que je vous les apporte. Et je ne m'ennuierai
pas; je m'instruirai, je deviendrai intelligent, je cesserai d'être un
illettré; j'ai commencé déjà auprès de Nouville. Il sait s'exprimer,
lui, il sait écrire. Il m'a donné des leçons, il m'a fait travailler. Il
m'a démontré la sincérité de la parole écrite comme on démontre
la musique. J'ai compris, je m'exerce, je veux être en état de vous
écrire bientôt une lettre. Enfin vous verrez que je peux me fixer et
me transformer, et peut-être avec le temps, quand vous serez bien
sûre que je n'aime que vous et ne vis que pour vous, peut-être,
Sarah, me pardonnerez-vous.
29/i REVUE DES DEUX MONDES.
Je ne lui répondais pas, et il s'en inquiétait. — Je ne vous fais
pas de bien, me dit-il. Vous ne m'entendez pas, mon dévoûment ne
va pas jusqu'à votre cœur. Mon repentir vous semble inutile, vous
ne pensez qu'à vos douleurs, et je suis fou de vous parler de mes
espérances, qui n'ont pas de sens pour votre esprit en ce moment
d'accablement et de détresse. Eh bien! Sarali, parlez-moi de vos
souffrances, j'oublierai les miennes; j'irai chercher votre enfant, je
l'enlèverai, s'il le faut. Non, je forcerai sa mère à revenir, je la per-
suaderai, je lui ferai honte. Voulez-vous que je parte tout de suite?
— Non, lui dis-je, ma sœur est dans son droit, et peut-être
a-t-elle trouvé dans le dépit la notion du devoir maternel. Partagée
entre elle et moi, sa fille n'eût peut-être pas été hem'euse. Il faut
lui laisser faire l'essai de ses forces. Je suis résolue à me soumettre
et à me calmer. J'en aurai la fermeté, puisque vous voilà.
— Que me dites-vous, Sarah? s'écria-t-il en me saisissant les
mains; je suis donc encore quelque chose dans votre vie?
— Vous êtes tout désormais, lui répondis-je; comment pouvez-
vous en douter?
En lui parlant ainsi, je cherchais le souvenir de ses torts, et, soit
que ma tête fût affaiblie, soit que la puissance immédiate d'Abel
sur moi fût de celles qui s'imposent fatalement, je ne me souvenais
plus d'avoir douté de lui.
Vous savez maintenant que je l'épouse dans quelques semaines,
et vous êtes peut-être effrayée de ma faiblesse. Je vais tout vous
dire, mon amie; vous êtes une femme, une mère, et je ne suis plus
une enfant. Ge qui m'a rendu la résolution, c'est plutôt une force,
une énergie secrète, qu'un entraînement de tendresse et de dou-
leur. J'ai senti que le plus intense foyer de ma vie était dans le
sentiment maternel, et qu'en m'arrachant l'enfant adoré, ma sœur
reprenait possession d'elle-même et obéissait à une loi supérieure
que je devais respecter. J'ai été brisée, mais j'ai su bientôt par mon
père qu'elle s'occupait beaucoup plus de sa fille, et qu'elle parais-
sait avoir mieux compris ses vrais devoirs. Il espère qu'elle les com-
prendra tout à fait , et que les caresses de ses enfans la rendront
meilleure et plus forte.
Dès lors j'ai entendu dans mon âme une voix qui me criait : Et
toi aussi, il ifaut que tu sois une femme, une mère. Ton époux est là,
tu le connais, tu l'as aimé, tu as cru en lui; en quel autre auras-tu
désormais plus de confiance? pour quel autre sauras-tu mieux te
dévouer? S'il te fait souffrir encore, n'es-tu pas habituée à souffrir,
et quelles compensations ne trouveras-tu pas dans les enfans que
Dieu te donnera? D'ailleurs ne sais -tu pas que tout le bonheur
consiste à donner du bonheur à ce qu'on aime, et n'es-tu pas cer-
MALGRÉTOUT. 295
taine de rendre heureux et bons les êtres adorés qui naîtront de
toi?
En écoutant ce cri de ma conscience, je me suis trouvée très
calme, très résignée à tout, très sûre de moi-même. Je vais me ma-
rier sans frayeur,^ sans personnalité, sans instinct de jalousie. Je
prépare mon âme à cet engagement avec les mêmes soins que
d'autres apportent à leur toilette de fête. Je veux être si bonne,
si vraie, si forte, que le ciel me trouve digne d'avoir une Sarah
à moi!
• Je dois ajouter pour vous rassurer complètement, ma chère Mary,
qu'Abel est véritablement transformé. Tout ce qu'il m'a dit est vrai
et m'a été attesté par Neuville. Depuis trois mois, il habite notre
voisinage, il y mène la vie la plus retirée et la plus studieuse, et il
se trouve heureux comme il ne l'a jamais été. Il vient passer avec
nous toutes ses soirées et ne fait de musique que pour nous. Mon
père est bien heureux aussi de cette intimité, et ma sœur nous
écrit qu'elle accepte sans objection et sans répugnance notre pro-
chain mariage. Elle viendra avec ses enfans passer le printemps près
de nous.
Tous les matins, Abel m'envoie un bouquet et une lettre, une
vraie lettre, courte, mais exquise et touchante, naïve comme celle
d'un enfant,... et de plus en plus correcte, car il étudie avec une
docilité et une persévérance dont mon père est tout surpris et tout
attendri.
Je l'aime de toute l'énergie de mon cœur et je serai peut-être très
heureuse, j'amasse peut-être des forces pour des chagrins que je ne
connaîtrai pas; mais je ne veux pas me faire trop d'illusions, je
veux avoir devant Dieu et devant lui le mérite d'accepter tout d'a-
vance, le mal comme le bien.
Adieu, ma digne et douce amie. En me forçant à me résumer,
vous m'avez amenée à me rendre compte de moi-même, et vous
m'avez fait un grand bien. Soyez-en récompensée par le bonheur et
la tendresse de ceux qui vous sont chers, — votre mari dont je serre
la main, vos enfans que j'embrasse et que je vais enfin connaîLre et
chérir, puisque vous me promettez de venir à Malgrétout cette
année. — Votre Sarah Owen.
George Sand.
UN
EN ALLEMAGNE
ARTHUR, SCHOPENHAUER.
I. A. Schopenhauer's Weyke; 8 vol. in-S". — II. Briefe ïiber die Schopenhaucr'sche Philosophie,
von C Jul. Frauenstaedt, 1854, — III. Arih. Schopcnhauei- ans persônlichem Umgange dar-
gestellt, von W. Gwinner, 1862. — IV. A. Schopenhaim-, Von ihm, ûber ihn. Ein Wort der
Vortheidigung, von E. O. Lindner. Memorabilicn, von J. Frauenstœdt, 1863. — V. A. Scho-
penfiauer, von R. Haym, 1864.
L'antiquité, si riche en originaux, n'a peut-être pas de caiac-
tères plus singuliers que ses philosophes. Le recueil laissé par Dio-
gène de Laërte est une véritable galerie d'excentriques. Qu'est-ce
que cet autre Diogène qui roule cyniquement son domicile dans les
rues d'Athènes en jetant à droite et à gauche ses apophthegmes
caustiques? qu'est-ce que ce Pyrrhon qui, mettant le scepticisme
en pratique, ne marche qu'entouré d'un cortège d'amis obligés de
veiller sur ses jours? qu'est-ce que Socrate lui-même avec ses éter-
nelles flâneries et sa manie d'embarrasser les gens, sinon des hu-
moristes, — je prends le mot le plus doux, — auxquels on ne saurait
en bonne justice appliquer les règles communes? Il faudrait feuille-
ter les bollandistes pour trouver, parmi les saints du moyen âge,
des propos et des manières de vivre aussi bizarres.
Nos philosophes n'ont point aujourd'hui de ces singularités.
Quelle que soit la doctrine qu'ils professent, ils vivent en gens du
UN BOUDDHISTE CONTEMPORAIN. 297
monde, et il n'y a aucun moyen de distinguer, à la façon d'être
pas plus qu'à l'habit, un positiviste d'avec un métaphysicien. C'est
donc une rareté digne d'attention qu'un philosophe contemporain,
auteur d'une doctrine étrange et profonde, qui conforme sa vie à
sa doctrine, qui, par exemple, est resté célibataire par principe
métaphysique^ et cette rareté, on la trouve chez un philosophe alle-
mand, Arthur Schopenhauer, dont le nom est assez souvent pro-
noncé en France depuis une dizaine d'années. Ce philosophe a été
chez nous l'objet de quelques travaux plus ou moins estimables,
mais qui ne donnent pas, je crois, une idée suffisante ni même une
idée tout à fait exacte du personnage et de sa doctrine.
Cette doctrine a fait grand bruit en Allemagne pendant une cer-
taine période. Schopenhauer avait fini par rencontrer, après une
longue attente, des disciples fervens qui ont recueilli religieuse-
ment ses paroles, ses lettres, les traits de sa vie, et qui plus d'une
fois, avec moins de prudence que de piété , se sont empressés de
révéler au public jusqu'à ses faiblesses. MM. G. Gwinner, Otto
Lindner, J. Frauenstaidt, ont tour à tour raconté ce qu'ils savaient
de lui; chacun d'eux a prétendu à l'honneur de l'avoir mieux connu
que les autres, et cette émulation n'a pas manqué de dégénérer en
jalousies et en querelles. Un critique de mérite, M. R. Haym, qui
semble se constituer volontiers le liquidateur des philosophies dé-
chues, et qui a fait autrefois dans un livre remarquable le bilan
posthume de l'hégélianisme, a résumé le débat en termes d'une sé-
vérité, à mon sens, excessive. D'autres critiques sont intervenus et
ont prononcé leur verdict à des points de vue différens, M. Hoffman
au nom de l'orthodoxie la plus étroite, M. C. Gutzkow au nom du pa-
triotisme radical . Les documens abondent, comme on le voit, entre
nos mains. A l'heure qu'il est, cette discussion ardente et quelque
peu tumultueuse a cessé, et il est facile de voir qu'entre l'engoue-
ment et le dédain il y a, comme toujours, place pour un jugement
impartial et modéré. La doctrine vit encore, il se peut toutefois
qu'elle disparaisse, aussi bien que beaucoup d'autres qui n'ont pas
fait moins de bruit en leur temps; mais il restera toujours une
figure de philosophe curieuse à étudier, et une doctrine qui répond
en philosophie à une des dispositions les plus marquées du siècle, à
cette humeur noire qui a dominé en poésie depuis cinquante ans, et
qui a envahi beaucoup d'àmes sérieuses. J'ajoute qu'à côté du phi-
losophe il y a chez A. Schopenhauer un écrivain et un penseur, et
de ceux-là rien ne se perd : ils sèment des germes que des souilles
imprévus, que d'invisibles courans emportent, et qu'on s'étonne sou-
veat de voir fructifier au loin sans pouvoir dire d'où ils viennent.
298 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
On s'est trop accoutumé à considérer les systèmes de philosophie
en eux-mêmes, sans tenir un compte suffisant des circonstances où
ils ont été élaborés, du génie particulier qui les a produits, et à les
traiter comme le développement pour ainsi dire algébrique d'un
certain nombre de principes généraux. Ce n'est pas ainsi qu'ils se
forment : la philosophie n'est pas une science impersonnelle, où le
plus humble apporte sa pierre et dont on puisse retrancher le nom
des ouvriers; elle se compose de grandes créations qui se répondent
l'une à l'autre, qui s'enchaînent entre elles, et dont chacune est
l'expression d'un génie et d'une âme coordonnant ses idées sous
l'influence complexe du tempérament et de l'éducation. Au lieu de
soumettre les systèmes à une critique abstraite dont les règles va-
rient avec les convictions du juge, il serait temps qu'on leur ap-
pliquât la critique positive et psychologique si heureusement em-
ployée de nos jours dans l'examen des œuvres littéraires. C'est ce
que je me propose d'essayer, et l'on peut s'attendre à trouver d'é-
troits rapports entre la doctrine et le caractère que je dois faire
connaître.
Un mot d'abord sur la singulière fortune de cette doctrine. On
sait ce qu'il était advenu en France de la philosophie après ISliS,
et le profond discrédit où elle était tombée dans le public et dans
l'enseignement; à peine si elle s'en relève lentement aujourd'hui.
La même catastrophe se produisit à la même époque en Allemagne.
Une doctrine y régnait presque en souveraine; elle avait pénétré
dans la religion et dans la politique, elle s'était associée à toutes
les préoccupations du pays. Tout à coup un voile se déchire, et il
semble qu'on la juge pour la première fois en liberté. Non-seule-
ment l'empire lui échappe, mais le respect même s'en va, et cette
chute rapide de l'hégélianisme entraîne la ruine de toute philoso-
phie; on ne voit plus, comme après un ouragan, que débris de doc-
trines surnageant pêle-mêle, et la pensée spéculative offre encore
plus que la politique l'image d'un champ dévasté. C'est à ce mo-
ment que le nom de Schopenhauer surgit à la lumière. Un beau
jour, l'Allemagne apprend non sans surprise qu'elle possède à son
insu depuis trente ans un grand prosateur inconnu et un profond
penseur de plus; l'opinion, tout à l'heure désabusée de toute spé-
culation, court aussitôt à lui. Les histoires de la philosophie, pleines
des noms de Schelling, de Fichte, de Hegel, ne connaissaient pas
ce nom-là; mais il regagne promptement le temps perdu, le retour
de justice qu'il attendait avec une certitude orgueilleuse s'accom-
UN BOUDDHISTE CONTEMPORAIN. 299
plit en peu d'années, et tandis que ses rivaux délaissés conservent
à peine quelques rares adeptes, il meurt, en 1860, presque dans la
gloire.
Tout est fait pour surprendre dans la destinée de cette doctrine,
et d'abord la longue obscurité où elle est restée ensevelie, car
Schopenhauer n'est pas un de ces philosophes dont la langue ou les
idées rebutent par la difficulté de les pénétrer le lecteur de bonne
volonté; il n'y a pas, il faut l'avouer, d'écrivain plus clair, et il
possède par surcroît une qualité peu commune en Allemagne et
qu'on ne s'attendrait guère surtout à trouver chez un philosophe,
l'agrément. Il n'a d'ailleurs rien de commun avec ces philosophes,
peu attrayans pour les intelligences méditatives, qui se jouent avec
légèreté à la surface des questions; il creuse profondément, sa pen-
sée ne touche pas un sujet sans y laisser, comme un soc d'acier,
quelque sillon vif et brillant. Si cette maie chance de Schopenhauer
et de sa doctrine ne s'explique pas facilement, la renaissance im-
prévue d'un système enterré, la vogue rapide qu'il obtient, l'éclat
qu'il jette et qui attire tous les yeux, sont encore plus étonnans.
Cette doctrine choque en effet les goûts les plus vifs des contempo-
rains. L'histoire a toutes les prédilections du siècle, et Schopen-
hauer a pour l'histoire les mêmes dédains que Descartes. La politi-
que est une fièvre à laquelle personne n'échappe, et il fait fi de la
politique; non content d'attaquer violemment les démagogues, ou
plutôt les politiques sans acception de parti et les réformateurs de
toute dénomination, il va jusqu'à déclarer (en Allemagne, qu'on y
songe bien) le patriotisme la plus sotte des passions et la passion
des sots. Vers 1850, dans un temps où tant de déceptions assom-
brissent les esprits et où de cruelles catastrophes remplissent les
honnêtes gens d'une tristesse trop légitime, apporte-t-il au moins
des idées de nature à rasséréner les courages ? Au contraire il pro-
clame que le comble de la folie est de vouloir être consolé, que la
sagesse consiste à comprendre l'absurdité de la vie, l'inanité de
toutes les espérances, l'inexorable fatalité du malheur attaché à
l'existence humaine. Est-ce un moderne qu'on entend? Non, c'est
un bouddhiste, pour qui le repos réside dans l'absolu détachement,
qui nous indique comme la bénédiction à laquelle nous devons as-
pirer et comme la récompense réservée aux saints l'anéantissement
de la volonté. Un tel système n'a certes rien d'engageant, il est
plus propre à scandaliser une époque fière de sa civilisation et en-
flée de sa puissance qu'à la charmer; d'où vient donc que le scan-
dale, qui n'avait pas suffi dans l'origine à le sauver de l'obscurité,
n'a pas été non plus dans la suite un obstacle à sa fortune?
Je pose la question sans essayer d'y répondre ; mais je ne puis
300 REVL'E DES DEUX MONDES.
m'empêcher d'être frappé d'une parfaite analogie entre les vicissi-
tudes de cette destinée et celles que le positivisme a traversées chez
nous, et peut-être cette analogie éclaircit-elle un peu le mystère.
Les deux doctrines ne se ressemblent guère; pour mieux dire, elles
sont absolument contraires l'une à l'autre dans leur esprit, dans
leur marche, surtout dans leurs conclusions. La doctrine positiviste
aboutit au plus complet optimisme, puisqu'elle repose sur l'idée
d'une évolution progressive des choses par laquelle tout est fina-
lement justifié; elle ouvre aux sociétés humaines la riante per-
spective de se voir un jour constituées sur un plan conforme à la
raison scientifique. Pour Schopenhauer, la vie est et restera mau-
vaise, l'avenir ne réserve rien de bon ni à l'individu ni aux so-
ciétés. Cependant ces deux doctrines si opposées ont eu même
peine à sortir de l'obscurité; leurs auteurs se sont pendant long-
temps abandonnés aux mêmes protestations véhémentes contre l'ou-
bli qui les couvrait et contre le succès des doctrines en crédit, ils
se sont livrés sans réserve aux excès d'un orgueil chagrin qui
aimait mieux accuser de ses mécomptes les personnes que les cir-
constances. Puis, après avoir secoué, grâce au zèle ardent d'une
poignée de disciples, le maléfice qui pesait sur elles, ces doctrines,
arrivées en un jour à la notoriété, ont pris énergiquement posses-
sion d'un grand nombre d'esprits; elles ont vu leur autorité grandir
vers le même temps et dans des circonstances semblables. Le posi-
tivisme a profité du discrédit des études philosophiques pour sub-
juguer des esprits fatigués, en déclarant ne poursuivre et n'ad-
mettre que des vérités démontrables ; il a promis aux intelligences
un repos définitif, pourvu qu'elles s'abstinssent résolument de tou-
cher à la métaphysique, condition dure à la vérité, qui ressemble
un peu trop au procédé sommaire employé par Origène pour se
soustraire au trouble des passions. De même la doctrine du phi-
losophe allemand se donne pour également positive, mais en un
sens difierent; elle prétend, au lieu d'abstractions, élever un édifice
de vérités pratiques recueillies dans le champ de l'expérience, em-
brasser la vie dans ses détails, l'expliquer par des observations que
chacun est à même de vérifier; elle en appelle à l'autorité irréfra-
gable de l'expérience journalière, comme le positivisme à celle de
la science. Il y avait là de part et d'autre, pour des esprits lassés
d'utopies philosophiques, une séduction qu'ils ont subie d'abord, et
à laquelle il leur a fallu quelque temps pour se dérober.
Au surplus, la vie de notre philosophe va jeter, j'espère, quelque
jour sur plusieurs points que je viens seulement d'indiquer.
A. Schopenhauer était né à Dantzig en 1788. Fort sensible à
l'honneur de n'être pas Allemand, il se prétendait de race hollan-
UN BOUDDHISTE CONTEMPORALV. 301
daise et en voyait la preuve dans l'orthographe de son nom. Son
père, d'une ancienne famille patricienne, avait fait fortune dans les
affaires, où il portait un esprit singulièrement actif et entendu;
c'était d'ailleurs un caractère fier, obstiné, peu maniable et proba-
blement assez difficile à vivre. En 1793, lorsque la vieille ville han-
séatique dut renoncer à l'indépendance, notre républicain alla s'é-
tablir à Hambourg pour ne pas tomber sous la domination de la
Prusse. Sa femme, beaucoup plus jeune que lui, était cette Jeanne
Schopenhauer, auteur d'une estimable monographie sur Jean van
Eyck et d'un nombre considérable de romans qu'on lit encore, un
entre autres, Gabriclle, où elle peint les mœurs du beau monde, et
que Goethe n'a pas dédaigné d'analyser.
A Hambourg comme à Dantzig, le père de Schopenhauer menait
un grand train de maison; il possédait des statues, des tableaux,
une bibliothèque riche surtout en ouvrages anglais et français.
Schopenhauer fut donc élevé dans l'opulence; plus tard, lorsqu'il
sentit le prix de l'indépendance pour un philosophe et que même il
en eût fait une condition du droit de philosopher, il conçut une vive
reconnaissance pour celui qui avait assuré la sienne, et il l'expri-
mait en termes curieux dans la dédicace d'un de ses ouvrages. « Si
j'ai pu développer, disait-il, les forces que la nature m'a dépar-
ties et en faire un juste emploi, si j'ai pu suivre l'impulsion de
mon génie, travailler et penser pour la foule des hommes, qui ne
faisait rien pour moi, c'est à toi que je le dois, ô mon noble père,
à ton activité, à ta prudence, à ton esprit d'épargne, à ton souci de
l'avenir. Sois béni pour m'avoir soutenu dans ce monde où sans toi
j'aurais péri mille fois ! » Son père aurait voulu en faire un négo-
ciant; mais l'enfant montrais pour cette carrière une extrême répu-
gnance. On crut la surmonter en flattant son goût pour les voyages,
et on lui promit de le faire voyager pendant deux ans à la condition
qu'au bout de ce temps il se consacrerait aux affaires. Il accepta le
marché, et parcourut avec son père une partie de l'Europe. Le
délai expiré, il entra dans une maison de commerce de Hambourg,
et il y était depuis quelques mois lorsque son père mourut. H ne se
crut pas dégagé pour cela de sa parole et poursuivit ses efforts pour
accomplir le vœu paternel; mais il tomba dans une mélancolie pro-
fonde, de sorte que sa mère, fatiguée de ses plaintes, lui rendit la
liberté. H avait dix-neuf ans : il se hâta d'aller s'asseoir sur les
bancs du gymnase pour réparer le temps perdu.
M"''' Schopenhauer, pouvant se livrer désormais sans réserve à
ses goûts littéraires et mondains, était allée s'établir à Weimar. Elle
y vivait dans le cercle de Goethe avec sa fille Adèle, dont le grand
poète vante quelque part le talent pour la déclamation. Elle paraît
302 REVUE DES DEUX MONDES.
avoir été femme jusqu'au bout des ongles. Le chevalier Anselme
Feuerbach, le grand criminaliste , père du philosophe, écrit à la
date de 1815, en parlant des connaissances qu'il a faites à Weimar :
a M'"'' la conseillère Schopenhauer, riche veuve, tient ici bureau
de bel esprit. Elle parle bien et beaucoup. De l'esprit tant qu'on
veut, et pas de cœur ; elle est coquette au possible et se rit à elle-
même du" matin au soir. Dieu me préserve d'une femme si spiri-
tuelle! Elle a pour fille un petit oison qui me disait hier : Je peins
les fleurs avec un talent surprenant. » Le portrait était ressemblant,
et je n'ai nulle peine à comprendre que, de l'humeur dont il était,
Schopenhauer ne dut pas s'accorder parfaitement avec sa mère.
Pour se mettre en état de suivre les cours universitaires, il résolut
devenir à Weimar et d'y travailler sous la direction d'un professeur
particulier. Sa mère y consentit, mais à la condition qu'il ne de-
meurerait pas avec elle, et pourquoi? « Je ne méconnais pas tes
bonnes qualités, lui écrit-elle. Ce qui m'inquiète, c'est ta manière
d'être et de voir; ce sont tes plaintes sur des choses inévitables,
tes mines refrognées, tes jugemens bizarres, que tu prononces d'un
ton d'oracle sans qu'il y ait rien à objecter. — Gela me fatigue et
m'attriste. Ta manie de disputer, tes lamentations sur la sottise du
monde et la misère humaine m'empêchent de dormir et me donnent
de mauvais rêves... » Il est évident que ses rapports avec sa mère
sont froids; ce sont ceux d'un homme qui se croit une mission à
remplir, et dans les sévérités qu'il prodigue aux femmes on recon-
naît l'impression persistante du souvenir maternel.
Schopenhauer, qui a sur toutes choses des théories, en présente
une assez ingénieuse, quoique très contestable, sur la participation
de chacun des parens dans la constitution morale de l'enfant, et il
l'appuie sur nombre de faits intéressans empruntés à l'histoire. Selon
lui, ce qu'il y a de fondamental et de premier, le caractère, les pas-
sions, les tendances, sont un héritage du père; l'intelligence, faculté
secondaire et dérivée, procède essentiellement de la mère. Au reste,
le caractère et l'intelligence donnent lieu , par leurs réactions mu-
tuelles, à des combinaisons imprévues et trop complexes pour qu'il
soit toujours aisé de faire la part des deux élémens associés; mais
cette théorie, qui tient aux principes mêmes de sa doctrine, Scho-
penhauer se flatte d'en trouver au moins une confirmation irrécu-
sable dans sa propre histoire, et il y a quelque chose de spécieux
dans cette prétention. Il est ombrageux comme son père, spirituel et
subtil comme sa mère. Le voilà dès à présent tel qu'il demeurera
jusqu'à la fin, et l'on peut entrevoir déjà quels pourront être les
caractères de sa philosophie.
On le voit, à l'université de Gœttingen, mener de front, selon
UN BOUDDHISTE CONTEMPORAIN. 303
l'habitude allemande, plusieurs études différentes, la médecine,
l'histoire naturelle, la philologie, la philosophie. Il fréquente les
amphithéâtres de dissection et se passionne pour les physiologistes
français. « De grâce, écrivait-il encore en 1852 à un de ses dis-
ciples, ne me parlez pas de physiologie ni de psychologie avant de
vous être incorporé et assimilé Cabanis et Bichat. » En même temps
il se nourrit de Kant et de Platon. L'enseignement de Fichte à Berlin
était dans tout son éclat; il s'y rend, et il suit les cours de l'illustre
professeur, mais en protestant par des moqueries dont ses cahiers
d'étudiant portent la trace. Les idées de Fichte n'ont pas été sans
exercer quelque influence sur lui; toutefois les formules algébriques
de ce philosophe répugnaient à son intelligence lucide et amie
du concret; ce pathos emphatique lui était incompréhensible; son
amour pour les études naturelles était révolté du dédain que Fichte
affectait pour la nature. L'obscurité l'irritait comme une forme du
charlatanisme; il voulait au moins de la clarté dans llerreur.
Le soulèvement de l'Allemagne contre la domination française le
laissa, je dois le dire, tout à fait indifférent. Pendant que la patrie
était en armes, il sollicitait à l'université d'Iéna le grade de docteur,
et il l'obtenait avec une thèse intitulée : De la quadriqjle racine du
principe de raison suffisante. Il avait fait hommage de ce premier
fruit de son génie à sa mère, qui s'était écriée sur les premiers
mots du titre : u Ah, ah! c'est un livre pour les apothicaires. » C'est
un écrit magistral où l'auteur s'attache à établir l'idéalité du monde,
qui sera une des bases de son système; il démontre que le principe
de raison suffisante revêt quatre formes distinctes selon les quatre
classes d'objets auxquelles il s'applique et qui constituent le monde,
mais qu'il est identique malgré la diversité de ses applications, et
n'a de valeur que pour la connaissance humaine, dont il est la loi
fondamentale. Goethe, fort peu enclin d'ailleurs à s'occuper de ma-
tières métaphysiques, avait remarqué ce travail. Lorsque Schopen-
hauer revint à Weimar, il l'accueillit, et il parle avec estime de ce
jeune homme « difficile à connaître. » Il était alors occupé de ses
travaux sur la lumière et les couleurs; il trouva Schopenhauer heu-
reusement préparé à accepter ses vues, et en effet Schopenhauer se
les appropria dans un écrit sur la vision publié en 1816.
Goethe lui imposait comme le type du génie contemplateur; l'im-
passibilité dédaigneuse du poète, qui était à la fois supériorité d'es-
prit et résignation spinozisie, lui paraissait dès lors le dernier mot
de la sagesse; il y voyait l'application de la religion des védas, qu'il
étudiait dans le même temps sous la direction de F. Majer. Cepen-
dant le monde frivole et courtisanesque de Weimar, tout occupé
d'amusemens de société, de théâtre et de petites intrigues, ne lui
30/l REVUE DES DEUX MONDES.
plaisait pas. Il vivait à part, évitant la familiarité des hommes; il les
comparait à des hérissons qui ne peuvent se toucher sans se piquer,
ni rester loin les uns des autres sans avoir froid et vouloir se rap-
procher; il croyait avoir trouvé la vraie distance, et il la marquait
par une sèche et rigoureuse politesse. Il finit néanmoins par aller ha-
biter Dresde; il y resta trois ans, mûrissant dans le silence un grand
ouvrage, vivant dans la solitude, mais sans austérité, fréquentant le
théâtre, les musées, rapportant tout, même ses plaisirs, à l'objet de
ses méditations. Une scène humoristique, qui rappelle un peu les
profondes bouffonneries semées dans les comédies de Shakspeare,
peut donner une idée des préoccupations qui l'absorbaient. Il se pro-
menait un dimanche dans une serre des jardins publics qui était
remplie de monde. Il s'était arrêté devant une plante exotique et il
se disait à demi-voix : « Que veux-tu me dire, ô plante, avec tes
formes bizarres? quelle est la volonté qui se manifeste ici par ces
couleurs éclatantes, par ces feuilles découpées? » Un des gardiens,
frappé de son attitude et peut-être le prenant pour un fou, le suivit
de près pendant toute sa promenade, et en sortant il lui demanda
qui il était : (( Mon brave, répondit Schopenhauer d'un air solennel,
si vous pouviez me le dire, je vous serais bien reconnaissant. »
Le grand ouvrage dont la gestation durait depuis quatre ans
parut enfin. Il était intitulé le Monde comme volonté et comme re-
présentation, et contenait la philosophie de Schopenhauer, désor-
mais arrêtée dans ses traits essentiels. Il y expliquait le monde
comme la manifestation purement intelligible d'une volonté iden-
tique à tous les degrés de la nature, malgré la variété des formes
innombrables qu'elle revêt. Il concluait par le pessimisme le plus
absolu , ce qui est à noter , car il en résulte que ce pessimisme ne
saurait s'expliquer ni par les circonstances sociales, — l'ouvrage
avait été composé et il paraissait au jour dans un temps d'espoir
universel et de renaissance nationale, — ni par le dégoût d'un
homme déjà blasé, — Schopenhauer n'était pas un Werther, il n'a-
vait jusqu'alors abusé de rien, — ni par les mécomptes de l'auteur,
puisque, s'il n'allait pas tarder à les connaître, il n'en avait encore
éprouvé aucun. Ce pessimisme est né d'un accord singulier entre
les vues spéculatives du philosophe et son tempérament naturel.
Il va sans dire qu'il publiait son livre avec la certitude d'a-
voir écrit pour l'éternité, plein de cotte amusante confiance dans
le succès qui est le privilège des jeunes auteurs. Le livre tomba
aussitôt dans un oubli profond pour n'en sortir qu'au bout de trente
ans. Cette mésaventure ne dut pas augmenter beaucoup la bienveil-
lance déjà médiocre de l'auteur à l'égard des hommes en géné-
ral, des Allemands en particulier et surtout des philosophes qui te-
UN BOUDDHISTE GOXTEMPORAI.V. 305
naient le haut du pavé. Schopenhauer alla promener sa mauvaise
humeur en Italie. Nous avons ses notes de voyage; on n'y trouve
rien de ce qui défraie ordinairement dans les récits de ce genre la
curiosité banale, descriptions de paysages ou de monumens, ren-
contres de voitures publiques, aventures d'hôtels, impressions de
toute sorte. Schopenhauer va au théâtre, il visite les églises, les
monumens, les musées, les promenades; il recherche non-seulement
le beau , mais les belles, et ses remarques sont d'un observateur.
Il voit tout au point de vue métaphysique, tout lui devient commen-
taire ou confirmation de sa philosophie; il ne donne pas ses observa-
tions et ses expériences telles qu'elles lui viennent, il les traduit en
langue philosophique et en fait une pierre de touche de son système.
Que d'hommes j'ai vus en proie à une préoccupation analogue! Ce
n'est pas simplement de l'orgueil, c'est une maladie particulière
qui peut avoir des effets désastreux, et que j'appellerais volontiers
l'hypocondrie philosophique. L'homme atteint de cette maladie est
captif d'une seule idée qui le domine, et qui, grossissant à l'infmi,
le ferme au sentiment naïf des choses, l'isole des autres, le remplit
de dédains pour ceux qui se laissent tout bonnement sentir et vivre.
Cloué sur son rocher, il ne descend jamais dans la plaine, et dans
cette solitude, replié sur lui-même, il écoute sourdre ses pensées
comme d'autres suivent le progrès de leur mal. La vie, le monde,
se réduisent pour lui à un seul point, l'idée qui l'occupe, dont la
fixité immobilise son esprit, et dont le poids finit par l'écraser.
Quel qu'ait été dès le début le pessimisme de Schopenhauer, il
n'est pas douteux que cette opiniâtre incubation de la même idée ne
l'ait encore exaspéré, et de là les excès auxquels notre philosophe le
porta dans ses dernières années. Ce tour exclusif de son esprit est
d'autant plus fâcheux qu'il y avait en lui un observateur d'une ad-
mirable sagacité. Les aperçus ingénieux abondent dans ses notes de
voyage. Il écrit le lendemain de son arrivée à Venise : u Lorsque l'on
tombe dans une ville étrangère où tout est nouveau, langue, mœurs
et gens, il semble, au premier moment, qu'on entre dans un bain
d'eau froide. Vous sentez une température qui n'est pas la vôtre,
vous subissez une impression extérieure violente et qui vous suf-
foque. Vous n'avez pas la liberté de vos mouvemens dans cet élé-
ment étranger, et, comme tout vous étonne chez les autres, vous
craignez que tout ne les étonne chez vous. Cette première impres-
sion passée, quand on est en harmonie avec le milieu et la tempé-
rature ambiante, on éprouve comme dans l'eau froide un singuher
bien-être. On cesse de s'occuper de sa personne, on tourne son at-
tention sur ce qu'on voit, et l'on observe avec un sentiment de su-
périorité qui tient à ce qu'on observe sans intérêt direct. » Voilà,
TOME LXXXVI. — 1870. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
qui est finement remarqué et finement rendu. Il goûtait les arts, il
les appréciait bien, et il en sentait vivement les beautés; il suffit
pour preuve de citer ce mot charmant : <( Il faut se comporter avec
les chefs-d'œuvre de l'art comme avec les grands personnages, —
se tenir simplement devant eux et attendre qu'ils vous pa.rlent. » Il
n'avait aucune des affectations du touriste vulgaire, il voyait dans
cette rage d'aller toujours un dernier reste de l'existence nomade;
mais il se piquait de voir vite et bien, de pénétrer dans l'intérieur
des choses, et c'est sa philosophie qui lui en ouvrait l'accès. Il a
sur les individus, sur les peuples, des jugemens dont il convient,
bien entendu, de rabattre l'exagération humoristique, mais qui
sont vigoureusement frappés. « Le trait national du caractère ita-
lien, dit-il, est une parfaite impudeur; cette qualité consiste dans
l'effronterie qui se croit propre à tout, et dans la bassesse qni ne se
refuse à rien. Quiconque a de la pudeur est trop timide pour cer-
taines choses, trop fier pour certaines autres : l'Italien n'est ni l'un
ni l'autre; on le trouve, selon l'occurrence, humble ou orgueilleux,
modeste ou suffisant, dans la poussière ou dans les nuages. » S'il
fallait caractériser le côté brillant du talent de Schopenhauer, je
dirais que c'est avant tout un peintre de la vie et des humeurs des
hommes, un moraliste dans le sens français du mot ; il est instruit à
l'école de Montaigne, de La Rochefoucauld, de La Bruyère, de Vau-
venargues, de Ghamfort, d'Helvétius, qu'il cite à chaque pas; il
est, comme eux, nourri du suc de l'expérience, sans illusion sur les
hommes; il a comme eux la perspicacité, la malice, le trait impi-
toyable, mais il diffère d'eux en ce que, contemplateur moins désin-
téressé, ses idées portent sur une base métaphysique.
Des placemens malheureux avaient entamé sa fortune. Schopen-
hauer, averti par ces pertes et peut-être fatigué de son isolement,
voulut se faire une carrière. Il n'y en avait qu'une pour lui, celle de
l'enseignement. Il se fit admettre comme privat-docent à l'univer-
sité de Berlin, où Hegel et Schleiermacher professaient alors avec
un grand succès. L'éloquence est peu nécessaire pour réussir dans
les universités allemandes, d'ailleurs Schopenhauer parlait bien, il
exprimait ses idées avec clarté et souvent avec force ; mais les uni-
versités d'Allemagne sont un théâtre de rivalités, de jalousies, de
manèges souterrains, qui n'est pas exempt de difficultés pour un
homme sans intrigue, Schopenhauer s'en aperçut bientôt. De plus
toutes les vérités ne sont pas faites pour supporter l'épreuve du
discours public; on sait qu'Emmanuel Kant n'enseignait pas dans
sa chaire le fond de la doctrine contenue dans ses livres. Il y a des
idées qu'on peut soumettre au lecteur solitaire, mais qu'on ne peut
pas énoncer sans inconvénient devant un auditoire nombreux; toute
UN BOUDDHISTE CONTEMPORAIN. 307
assemblée d'hommes, quelque libéraux qu'ils soient individuelle-
ment, est dominée par des idées ou des conventions qu'il est im-
possible de heurter impunément. Après deux essais malheureux,
Schopenhauer renonça donc à son entreprise, et à la suite de cet
échec il conçut un dégoût pour l'enseignement philosophique qui
tourna plus tard en irritation, et lui inspira contre la philosophie
des universités un pamphlet véhément. Malgré des persoimalités
maladroites, il y a dans ce pamphlet autre chose que de la mau-
vaise humeur. Il procède de l'idée même que Schopenhauer se fait
de la philosophie, dont la définition exclut toute considération di-
recte ou indirecte de l'utilité publique ou privée. Sa grande objec-
tion contre cet enseignement est qu'on ne saurait enseigner une
science qui n'est pas faite, et j'ajoute, dans l'esprit de sa doctrine,
une science qui ne peut se faire. Il est remarquable au surplus
qu'au sortir du moyen âge les grands philosophes, les initiateurs
de la pensée moderne, Descartes, Spinoza, Leibniz, Locke, Hume,
n'ont jamais professé; il en est de même des philosophes français
du xviii^ siècle, et Kant paraît avoir, du moins en tant que pro-
fesseur, pensé sur la vérité à peu près comme Fontenelle. Spinoza
répondait par un refus à l'offre d'une chaire à l'université d'Heidel-
berg qui lui était faite de la part de l'électeur. « J'ignore, disait-il,
en quelles limites il faudrait enfermer cette liberté de philosopher
qu'on veut bien me donner sous la condition que je ne troublerai
pas la religion établie. » C'est un fait à peu près général au con-
traire que, dans notre siècle, en France, en Angleterre, en Alle-
magne, on ne s'occupe guère scientifiquement de philosophie hors
des universités. Comme au moyen âge, la plupart des philosophes
sont aujourd'hui des professeurs. Les états modernes, plus ou moins
poussés au libéralisme et obligés de se maintenir contre les efforts
des partis rétrogrades, favorisent la philosophie dans leurs établis-
semens; elle est pour eux une sorte de religion laïque et civile qu'il
leur importe de protéger. Toutefois le libéralisme politique a ses
conditions et par conséquent ses limites; de là des difficultés qui se
sont manifestées dans plusieurs pays, notamment en Allemagne, et
auxquelles Schopenhauer attribuait une profonde altération de la
philosophie. Sans être à la vérité parfaitement orthodoxe au fond
(et qui peut se flatter d'être orthodoxe?), sa doctrine n'a rien d'in-
quiétant pour l'état, et il aurait pu l'exposer dans une chaire; mais
enfin il eût fallu tenir compte d'autre chose que de ce qui lui pa-
raissait la vérité, prendre en considération les circonstances qui
font à la philosophie une situation jusqu'à présent accompagnée de
quelque gêne. Il ne put s'y résoudre, et il aima mieuxjse venger
de son silence en accusant avec beaucoup d'injustice l'enseignement
public du disci'édit de la philosophie.
308 REVUE DES DEUX MONDES.
A partir de ce moment, Schopenhauer se laisse oublier pendant
quinze ans. Il vivait à Berlin presque en étranger, quoiqu'il connût
tout le monde et notamment Alexandre de Humboldt, retranché dans
son pessimisme comme dans un fort inaccessible, mécontent de ce
séjour, mais ne daignant pas changer et se moquant des Berlinois.
Il écrivait de Francfort, où il était venu demeurer en 1831 : u On
se tue donc beaucoup cette année à Berlin? Cela ne m'étonne pas,
c'est au physique et au moral un nid de malédiction. Je suis bien
obligé au choléra de m'en avoir chassé il y a vingt-trois ans, et de
m'avoir amené ici, où le climat est plus doux et la vie plus facile ;
c'est un séjour tout fait pour un ermite; » ce qui du reste ne l'em-
pêchait pas d'appeler Francfort son Abdère, soit en souvenir de
Démocrite, qui riait comme lui des folies humaines, soit par allu-
sion à la renommée de stupidité des Abdéritains. Il n'était toutefois
ni désœuvré ni découragé. Fort attentif aux progrès des sciences
positives, il y trc-uvait des confirmations inattendues de sa doctrine;
il entourait ses idées de nouvelles lumières, il recueillait nombre
d'observations de toute espèce et les incorporait à son grand ou-
vrage, qui reparut en ishh, augmenté du double, mais sans que
le plan et la forme fussent aucunement modifiés. Il composait en
1838 un mémoire sur la question mise au concours par la Société
royale des sciences de Norvège, De la liberté de la volonté. Ce re-
marquable mémoire, qui a pour épigraphe un mot inquiétant : « la
liberté est un mystère, » et qui la transporte du domaine de l'expé-
rience, où règne souverainement la loi de causalité, dans la région
transcendantale, n'en était pas moins couronné. L'académie avait-
elle compris? Je ne sais; mais un second mémoire, présenté l'année
suivante à la Société royale de Danemark sur une question qui se
rattache étroitement à la précédente, sur le fondement de la mo-
rale, fut moins heureux. La réponse ne parut pas suffisante. En
outre l'auteur se livrait contre diverses doctrines à une discussion
relevée çà et là d'invectives, et dont le style salé rappelle un peu
trop par momens la polémique en latin des érudits d'autrefois. On
trouva, non sans quelque raison, peu décentes ces attaques contre
des philosophes dont on ne pouvait encore à cette époque parler
qu'avec respect. On s'est accoutumé depuis lors à de tout autres
libert's avec ces philosophes souverains, summi philosophi, qui
étaient entre auti'es Fichte et Hegel.
Cependant l'autorité de Hi'gel lui-même commençait dès ce temps
à baisser. Les dissidences qui se faisaient jour par degrés au sein
de l'école sur les vraies tendances du maître et les applications so-
ciales de sa doctrine, l'introduction des passions religieuses et poli-
tiques dans le débat, présageaient une dissolution plus ou moins
prochaine. L'année 18Zi8 porta le coup mortel au système; mais Scho-
UN BOUDDHISTE COMEMPORAIN. 309
penhauer, qui ne savait pas à quel point cette année, fatale à l'hé-
gélianisme, aiderait au succès de sa propre doctrine, fut profondé-
ment troublé par le spectacle des événemens politiques. Francfort,
« ce séjour si bien fait pour un ermite, » fut, comme on sait, un
des foyers principaux de l'agitation, et je rencontre dans les lettres
du philosophe plus d'une trace curieuse des inquiétudes auxquelles
il était en proie. « Figurez-vous, écrit-il à un de ses amis après
l'insurrection du 18 septembre 1848, figurez-vous que les brigands
avaient élevé une barricade à l'entrée du pont et qu'ils tiraient sur
les soldats de derrière ma maison ; les soldats répondaient et fai-
saient trembler jusqu'à mes meubles. Tout à coup j'entends à la
porte d'horribles aboiemens; je me figure que c'est la canaille sou-
veraine, je me verrouille et je mets la barre de fer. On frappe avec
violence, puis j'entends le fausset de ma bonne : « Monsieur, ce
sont les Autrichiens. » J'ouvre à ces dignes amis, et vingt culottes
bleues se précipitent pour tirer de mes fenêtres sur le souverain.
Ils passent bientôt dans la maison voisine, qui leur paraît plus com-
mode; mais auparavant l'officier a voulu reconnaître la bande qui
était derrière la barricade, et je lui ai prêté la lorgnette avec la-
quelle TOUS regardiez le ballon. » Quand on se rappelle l'histoire de
cette année, on ne s'étonne pas trop de rencontrer chez un homme
pour qui l'intérêt spéculatif était supérieur à tous les autres, et la
politique réduite à l'art de maintenir l'ordre en comprimant par
tous les moyens le sauvage égoïsme des hommes, une violence de
sentimens qu'une partie de l'Europe éprouva comme lui. Les événe-
mens de cette époque avaient laissé dans son esprit une impression
ineffaçable, et il a légué toute sa fortune à la caisse de secours
fondée à Berlin « en faveur de ceux qui, en 18/i8 et 18â9, avaient
défendu l'ordre, et de leurs orphelins. » Cependant, une fois revenu
de la peur qu'il avait eue, lorsqu'il fut en état de mesurer d'un œil
tranquille le gain qu'il avait fait, il dut reconnaître que cette année
lui avait été singulièrement favorable. La philosophie de Hegel
était détrônée, il y avait place au soleil pour les doctrines jusque-là
condamnées à robscurité; la politique, qui depuis 1840 occupait
tous les cerveaux, était pour longtemps pacifiée, les intérêts de l'es-
prit allaient recouvrer le rang qui leur appartient; on venait d'es-
suyer d'amères déceptions, l'heure était propice pour un théoricien
du désespoir.
Ces circonstances semblent en effet n'avoir pas échappé à Scho-
penhauer, car, dès ce moment, il ne néglige rien pour en profiter,
il aide sans relâche à la fortune, qui semble décidée à le favoriser.
Il avait des disciples dévoués, mais peu nombreux, son vieil ami
l'avocat Emden, M. Frauenstœdt, M. Dorguth, M. Lindner : il excite
310 REVUE DES DEUX MONDES.
incessamment l'ardeur de leur zèle, il les encourage et il les caresse,
appelant celui-ci son cher apôtre, celui-là son archi-évangéliste,
un troisième son doctor indefaligabiUs; mais viennent-ils d'aven-
ture à forligner, dérogent-ils tant soit peu à la rigueur de la doc-
trine, il les tance aussitôt sévèrement. La moindre mention de son
nom dans un livre, l'adhésion de quelque inconnu, le plus chétif
article, sont des événemens que l'on commente en détail. Il y a de
la puérilité dans tout cela, et toutefois ce travail obstiné porte ses
fruits. La doctrine est désensorcelée, les honneurs de la discussion
lui sont accordés, l'enthousiasme naît avec l'hostilité, le « Gaspard
Haîuser » de la philosophie aspire délicieusement le grand air de la
liberté, et le vieux pessimiste peut s'écrier en savourant cette gloire
tardive : « Enfin le JNil est arrivé au Caire. »
J'ai eu l'honneur de le voir dans la joie et l'éclat de ses dernières
années; quoiqu'il ne fût pas en général de facile abord, il accueil-
lait volontiers les Français et les Anglais. Je le trouvai dans sa bi-
bliothèque, où j'aperçus en entrant le buste en plâtre de Kant par
Hagemann; lui-même posait en ce moment pour le sien, qu'était en
train de modeler une estimable artiste de Berlin, M"" Ney. Son por-
trait avait déjà été fait plusieurs fois par Lindenschatz, par Gœbel,
et multiplié par la photographie : c'était la consécration de sa ré-
cente célébrité. Schopenhauer avait alors soixante et onze ans, les
cheveux et la barbe entièrement blancs ; mais c'était un vieillard
alerte, avec les yeux et le geste d'un jeune homme. Je fus frappé
d'un sillon sarcastique autour de sa bouche. Il n'avait rien de la
raideur d'un philosophe de profession. Il me reçut bien, mais sans
se lever et sans cesser de caresser de la main, d'une manière presque
injurieuse pour les hommes, un bel épagneul noir. Voyant que je le
remarquais, il me dit qu'il l'avait appelé Atma (âme du monde en
sanscrit), qu'il aimait les chiens parce qu'il ne trouvait qu'en eux
l'intelligence sans la dissimulation humaine. 11 me demanda si j'avais
lu la critique de Gutzkow sur son dernier ouvrage, ses Parerga^
qui sont un recueil de fragmens ; je fus obligé d'avouer que je
n'avais lu ni la critique ni l'ouvrage. Je ne voulus pas prolonger
cette visite, et il me donna rendez-vous pour le soir à l'hôtel d'An-
gleterre, où il prenait ses. repas.
J'arrivai vers la fin de son dîner, et je le trouvai assis à table
d'hôte, à côté de plusieurs officiers. Je remarquai devant lui, près
de son assiette, un louis d'or qu'il prit en se levant et qu'il mit
dans sa poche. « Voilà vingt francs, me dit-il, que je mets là de-
puis un mois avec la résolution de les donner aux pauvres le jour
où ces messieurs auront parlé d'autre chose pendant le dîner que
d'avancement, de chevaux et de femmes. Je les ai encore. » Nous al-
Ui\ BOUDDHISTE CONTEMPORAIN. 311
lames nous asseoir seuls à une table. Je lui dis en souriant que je le
savais sévère pour les femmes, et que l'amour me paraissait après
tout une des fortes objections à opposer à son pessimisme. Il me
répondit avec gravité : « L'amour, c'est l'ennemi. Faites-en, si cela
vous convient, un luxe et un passe-temps, traitez-le en artiste; le
Génie de l'espèce est un industriel qui ne veut que produire. H
n'a qu'une pensée, pensée positive et sans poésie, c'est la durée
du genre humain. Les hommes ne sont mus ni par des convoi-
tises dépravées ni par un attrait divin, ils travaillent pour le Génie
de l'espèce sans le savoir, ils sont tout à la fois ses courtiers, ses
instrumens et ses dupes. Admirez, si vous le voulez, ses procé-
dés; mais n'oubliez pas qu'il ne songe qu'à combler les vides, à ré-
parer les brèches, à maintenir l'équilibre entre les provisions et
la dépense, à tenir toujours largement peuplée l'étable où la douleur
et la mort viennent recruter leurs victimes. C'est pour cela, c'est
en vue de l'espèce, qu'avant de rapprocher les rouages de la ma-
chine, ce Génie perfide, qui ne veut pas manquer son œuvre, ob-
serve si soigneusement leurs propriétés, leurs combinaisons, leurs
réactions, leurs antipathies. Les femmes sont ses complices. Elles
ont accompli une chose merveilleuse lorsqu'elles ont spiritualisé
l'amour. Peut-être c'en était fait de lui et du genre humain; les
hommes, fatigués de souffrir et ne voyant nul moyen de se dérober
jamais, eux ni leurs eufans, aux misères qui les accablaient et que
ia culture leur rendait chaque jour plus sensibles, allaient peut-être
prendre enfin le chemin du salut en renonçant à l'amour. Les femmes
y ont pourvu. C'est alojs qu'elles se sont adressées à l'intelligence
de l'homme et que tout ce qu'il y a de spirituel dans l'organisation
féminine, elles l'ont consacré à ce jeu qu'elles appellent l'amour.
Peuples de galantins que vous êtes, dupes innocentes, qui croyez,
en cultivant l'esprit des femmes, les élever jusqu'à vous, comment
n'avez-vous pas encore vu que ces reines de vos sociétés ont de
l'esprit souvent, du génie par accident, mais de l'intelligence ja-
mais, ou que ce qu'elles en ont ressemble à l'intelligence de l'homme
comme le soleil, fleur des jardins, ressemble au soleil, roi de la lu-
mière. Depuis que vous les avez admises à délibérer, elles ont fait
de vous une race de Chrysaldes qui a désappris sous leur joug les
fortes vertus. Ce sont elles qui ont le plus contribué à inoculer
au monde moderne le mal qui le ronge. Trop faibles de corps et
d'esprit pour soutenir par la discussion la place qu'elles ont usur-
pée, à la fois débiles et tyranniques, il faut bieu pourtant qu'elles
aient une arme : le lion a ses griffes et ses dents, le vautour son bec,
l'éléphant ses défenses, le taureau ses cornes, la sépia, pour tuer
l'ennemi ou le fuir, lâche son encre et trouble l'eau : voilà le véri-
312 REVUE DES DEUX MONDES.
table analogue de la femme. Comme la sépia, elle s'enveloppe d'un
nuage et se meut à l'aise dans la dissimulation. Et maintenant,
dressés à leur école, qui d'entre vous se vantera d'être sincère et
peut parler d'indépendance sans qu'une femme, sans que toutes
les femmes sourient? Yous voyez, beau défenseur de l'amour, que
je ne diminue pas leur part dans l'œuvre de la civilisation. Tenez,
j'ai soixante-dix ans et plus, et si je me félicite d'une chose, c'est
d'avoir éventé à temps le piège de la nature; voilà pourquoi je ne
me suis pas marié. Les grandes religions ont toutes vanté la conti-
nence, mais elles n'ont pas toujours compris ce qui fait de cette
vertu la vertu souveraine. Elles n'y ont vu souvent que le déploie-
ment d'une énergie sans but, le mérite d'obéir à une loi fantasque,
de supporter une privation gratuite, ou bien encore elles ont cou-
ronné dans le célibat je ne sais quelle pureté incompréhensible et
fait ainsi la part trop belle aux économistes et aux saint-simoniens.
Le prix de cette vertu, c'est qu'elle mène au salut; préparer la fin
du monde et en indiquer le chemin, telle est la suprême utilité des
existences ascétiques. A force de prodiges, et d'aumônes, et de con-
solations, l'apôtre de la charité sauve de la mort quelques familles
vouées par ses bienfaits à une longue agonie; l'ascète fait davan-
tage, il sauve de la vie des gi'nérations entières. Il donne un exemple
qui a failli sauver le monde deux ou trois fois. Les femmes ne l'ont
pas voulu ; c'est pourquoi je les hais. »
Schopenhauer n'aimait pas la contradiction, et je n'étais pas venu
pour argumenter contre lui; mais, quoique j'eusse déjà une idée de
sa doctrine, j'étais t3nté de prendre cette sortie pour une boutade,
peut-être voulait-il s'amuser à essayer sur un étranger l'enchante-
ment satanique de ses sophismes. Cependant il parlait avec calme
en lançant de temps en temps une bouffée de tabac; ses paroles,
lentes et monotones, qui m' arrivaient à travers le bruit des verres
et les éclats de gaîté de nos voisins, me causaient une sorte de ma-
laise, comme si j'eusse senti passer sur moi un souille glacé à tra-
vers la porte entr'ouverte du néant. J'osai pourtant, au bout de
quelques minutes, déclarer que, quant à moi, la vie me semblait
supportable, et que, si le monde allait encore médiocrement, le pro-
grès finirait par l'améliorer, et en atténuerait assez les imperfec-
tions pour que l'on pût s'en contenter. « Nous y voilà, répondit-il.
Le progrès, c'est là votre chimère , il est le rêve du xix^ siècle
comme la résurrection des morts était celui du x'' ; chaque âge a le
sien. Quand, épuisant vos greniers et ceux du passé, vous aurez
porté plus haut encore votre entassement de sciences et de richesses,
l'homme, en se mesurant à un pareil amas, en sera-t-il moins
petit? Misérables parvenus, enrichis de ce que vous n'avez pas ga-
U_\ BOUDDHISTE COXTEMPORAÏX. 313
gné, orgueilleux de ce qui ne vous appartient pas, mendians inso-
lens qui glanez le champ des premiers inventeurs et qui pillez leurs
ruines, comparez, si vous l'osez, vous qui célébrez vos découvertes
avec tant de pompe, l'algèbre avec le langage, l'imprimerie avec
l'écriture, votre science avec les simples calculs de ceux qui les
premiers regardèrent le ciel, vos steamers avec la première barque à
laquelle un audacieux mit une voile et un gouvernail? Que sont vos
ingénieurs et vos chimistes auprès de ceux qui vous ont donné le
feu, la charrue et les métaux? Vous avez fait de tout cela des pré-
sens divins, vous avez eu raison. Pourquoi donc êtes-vous si arro-
gans? Je vois grandir la pyramide que vous n'avez pas commencée
et que vous n'achèverez pas ; mais le dernier ouvrier qui s'assoira
fièrement sur le faîte sera-t-il plus grand que celui qui en a posé
le premier bloc? Racontez-moi pour la millième fois vos ennuyeuses
histoires, et, si les grandeurs passées ne vous suifisent pas, anti-
cipez l'avenir, ne craignez pas de prophétiser. Variez les change-
mens de scène, multipliez les acteurs, appelez les masses humaines
sur le théâtre, inventez, si vous avez l'imagination assez riche, des
péripéties. Gi^s histoires sont comme les drames de Gozzi : les mo-
tifs, les incidens changent dans chaque pièce et ne se reproduisent
jamais, il est vrai; mais l'esprit de ces incidens est invariable, la
catastrophe prévue, les personnages toujours les mêmes. Voici, en
dépit de toutes les expériences et de toutes les corrections, Pantalon
toujours aussi lourd et aussi avare, Tartaglia toujours aussi fripon,
Brighella toujours aussi lâche, Colombine toujours aussi coquette
et aussi perfide. Heureusement ils trouvent un parterre prêt à ap-
plaudir la pièce du jour, parce qu'il ne se souvient plus de celle
qu'il a vu jouer la veille. Les yeux charmés et la bouche béante, les
spectateurs suivent avec ravissement et pleins d'attente le j^rogrès
des choses jusqu'au dénoûment, dont la monotonie les étonne sans
les décourager. »
Il parla encore longtemps sur toute sorte de sujets, et entre
autres sur les phénomènes magiques, auxquels il prenait beaucoup
d'intérêt. La salle où nous étions s'était vidée peu à peu; le silence
s'était fait autour de nous. Beaucoup de ses raisonnemens me pa-
raissaient faibles, et j'aurais voulu répondre; mais, soit que la fumée
de tabac dont l'atmosphère était imprégnée me portât au cerveau,
soit que ses discours bizarres eussent fini par m'étourdir, des ver-
tiges inconnus me gagnaient à mesure que j'essayais de suivre cet
étrange raisonneur. Je*le quittai fort tard, et il me sembla, long-
temps après l'avoir quitté, être ballotté sur une mer houleuse, sil-
lonnée d'horribles courans. Cette conversation, qui avait été plus
d'une fois obscure pour moi , demeura profondément gravée dans
314 REVUE DES DEUX MONDES.
ma mémoire, et la plupart de ces obscurités se dissipèrent lorsque
j'eus étudié de plus près l'ensemble de la doctrine. C'est cette doc-
trine qu'il s'agit maintenant d'exposer.
II.
L'homme qui meurt sait qu'il n'emporte pas l'univers dans la
tombe : d'autres yeux restent ouverts pour l'admirer, d'autres êtres
sensibles en jouiront après lui.
Supposons réalisée la vision du poète : les nations ont disparu
jusqu'au dernier homme de la surface de la terre ; les animaux
n'existent plus, tous, sans en excepter les plus humbles et ceux en
qui le sentiment de la vie dépasse à peine l'obscurité du rêve, ont
cessé d'être. Seulement la terre, avec ses continens diversement
découpés, avec les océans qui l'enserrent, avec les végétaux qui la
décorent, continue à rouler dans l'espace, le soleil à répandre tour
à tour sur les deux hémisphères le feu de ses rayons, les cieux à
envelopper de toutes parts notre ancienne demeure. Il semble que
l'univers subsiste alors tel que vous le voyez, que la présence ou
l'absence d'aucun être sentant n'y ajoute rien.
Regardez-y de plus près cependant, et vous reconnaîtrez que
peut-être il n'en est pas ainsi. Cet univers que vous considérez
comme éternel, pour rester ce qu'il vous paraît, pour présenter
l'ordre que vous appelez ses lois et revêtir les couleurs dont vous
êtes éblouis, a peut-être besoin d'une intelligence qui le contemple.
Supprimez tous les yeux, c'est comme si vous éteigniez la lumière;
supprimez tous les cerveaux, c'est comme si vous anéantissiez l'or-
dre. Si beau que soit le spectacle, la beauté que vous y trouvez
et l'ordre qui y règne n'existent qu'à la condition d'être regardés
et sentis. Supposez le spectateur autrement constitué, — doué par
exemple d'une autre organisation cérébrale, — le spectacle change;
supposez-le entièrement supprimé, la scène elle-même s'abîme dans
la nuit. Si vous imaginez qu'il en subsiste quelque chose, c'est qu'il
vous est difficile d'effacer de votre esprit jusqu'à l'idée d'une intel-
ligence possible.
Pour exprimer la même chose en d'autres termes, l'esprit humain
resterait vide à jamais, si le jeu des réalités et les impressions qu'il
fait sur l'organisme ne fournissaient à l'intelligence de quoi s'exer-
cer ; mais il est également vrai que les choses resteraient une mer
de ténèbres, un chaos de possibilités sans couleurs et sans formes,
si l'intelligence ne venait y répandre sa lumière. C'est elle qui l'é-
claire et qui l'ordonne moyennant les principes qui la constituent,
moyennant l'espace d'oili dépend l'ordre des situations, le temps
VN BOUDDHISTE CONTEMPORAIX. 315
d'où dépend l'ordre des successions, la causalité qui enchaîne, sui-
vant des règles constantes, les phénomènes entre eux dans l'espace
et le temps. Les formes des choses, qui nous apparaissent comme
les conditions absolues et nécessaires de toute existence réelle, sont
inhérentes à l'intelligence, et c'est elle qui les imprime au monde et
y répand ainsi toute diversité, car, ôtez l'espace, il n'y a plus de
parties distinctes les unes des autres; ôtez le temps, il n'y a plus
d'avant et d'après; ôtez la loi par laquelle nous enchaînons d'une
façon régulière les faits successifs, il n'y a plus d'effets et de causes.
En un mot, l'univers n'existe plus, parce qu'il est, tel que nous le
sentons et qu'il nous apparaît, un phénomène cérébral. « Deux
choses étaient devant moi , dit Schopenhauer dans un fragment
profond et bizarre, deux corps, pesans, de formes régulières, beaux
à voir. L'un était un vase de jaspe avec une bordure et des anses
d'or; l'autre, un corps organisé, un homme. Après les avoir long-
temps admirés du dehors, je priai le génie qui m'accompagnait de
me laisser pénétrer dans leur intérieur. Il me le permit, et dans le
vase je ne trouvai rien, si ce n'est la pression de la pesanteur et je
ne sais quelle obscure tendance réciproque entre ses parties que
j'ai entendu désigner sous le nom de cohésion et d'affinité ; mais
quand je pénétrai dans l'autre objet, quelle surprise, et comment
raconter ce que je vis? Les contes de fées et les fables n'ont rien de
plus incroyable. Au sein de cet objet ou plutôt dans la partie supé-
rieure appelée la tête, et qui, vue du dehors, semblait un objet comme
tous les autres, circonscrit dans l'espace, pesant, etc., je trouvai
quoi? le monde lui-même, avec l'immensité de l'espace, dans le-
quel le Tout est contenu, et l'immensité du temps, dans lequel le
Tout se meut, et avec la prodigieuse variété des choses qui rem-
plissent l'espace et le temps, et, ce qui est presque insensé à dire,
je m'y aperçus moi-même allant et venant...
a Oui, voilà ce que je découvris dans cet objet à peine aussi gros
qu'un gros fruit, et que le bourreau peut faii-e tomber d'un seul
coup, de manière à plonger du même coup dans la nuit le monde
qui y est renfermé. Et ce monde n'existerait plus, si cette sorte
d'objets ne pullulait sans cesse, pareils à des champignons, pour
recevoir le monde prêt à sombrer dans le néant, et se renvoyer
entre eux, comme un ballon, cette grande image identique en tous,
dont ils expriment cette identité par le mot d'objet... )>
Le monde est donc l'idée qui en est présente en tout être qui vit
et, qui connaît. Tel est le paradoxe par lequel débute la philosophie
de Schopenhauer; l'on pourrait être tenté de ne pas le suivre plus
avant et de l'abandonner sur cet étrange défi jeté dès l'abord au
sens commun. Et toutefois, quelque choquante qu'une telle manière
316 REVUE DES DEUX MONDES.
de voir puisse paraître au premier regard de la raison, elle n'a rien
de nouveau pour ceux qui sont tant soit peu versés dans l'histoire
de la philosophie; peut-être même n'en est-il pas de plus familière
aux esprits accoutumés à la singularité apparente des points de vue
spéculatifs. Pour ne citer qu'un petit nombre des philosophes qui
l'ont adoptée, Kant a travaillé une partie de sa vie sur cette idée, et
en s'attachant à démontrer que l'espace, le temps, la causalité, sont
purement inhérens à la sensibilité ou à l'intelligence humaine, il a
donné à la théorie en question un caractère précis et positif. Elle a
été reprise de nos jours et présentée avec une rare vigueur par un
métaphysicien anglais, le professeur Ferrier. Avant Kant etFerrier,
plusieurs philosophes avaient été conduits à exposer sous les formes
les plus variées des idées analogues, entre autres Berkeley et un
philosophe aux frais duquel Voltaire a fait rire toute l'Europe, le
trop fameux docteur Akakia, Moreau de Maupertuis, qui s'exprime
ainsi dans ses Lettres philosophiques (1) : « Nous vivons dans un
monde où rien de es que nous apercevons ne ressemble à ce que
nous apercevons. Des êtres inconnus excitent dans notre âme tous
les sentimens, toutes les perceptions qu'elle éprouve, et, ne res-
semblant à aucune des choses que nous apercevons, nous les repré-
sentent toutes. »
Il y a plus, cette doctrine revêt les déguisemens sous lesquels on
est le moins préparé à la reconnaître; elle se rattache par des liens
secrets, mais réels, à tel système qui repousserait, je n'en doute
pas, énergiquement cette parenté. Le positivisme, par exemple,
peut s'étonner qu'on le rapproche d'aucun système métaphysique,
et par-dessus tout de celui-là. Quel est pourtant le principe sur
lequel il entend élever son édifice? C'est que le monde se compose
pour l'homme de faits observables, rien de plus, que nous pouvons
bien coordonner ces faits suivant des lois, mais que nous devons
renoncer à toute recherche sur la substance, la cause, la réalité
quelconque qui est censée se dérober derrière les phénomènes. Or
que fait ici le positivisme? Sans s'expliquer sur la nature des phé-
nomènes dont il compose exclusivement la connaissance et au-delà
desquels il n'y a pour lui qu'illusions et ténèbres, sans se prononcer
sur les rapports de l'esprit et des choses que l'esprit considère, il
pose en principe la phénoménalité du monde. Il a beau se récuser
par prudence ou par ironie en matière métaphysique, l'idée qu'il
prend pour point de départ implique toute une théorie. Et d'ailleurs
il s'arrête trop tôt, il fait un effort doublement inutile pour conten-
ter l'intelligence par une explication purement physique des choses,
(1) Dresde, 1752.
UN BOUDDHISTE COM'EMPORALX. 317
d'abord parce que les deux bouts de la chaîne des phénomènes doi-
vent échapper éternellement à la science qui n'en peut saisir que
quelques anneaux, en second lieu parce que les lois générales que
la science constate dans la portion de l'espace et de la durée qui est
à sa portée, les lois de la pesanteur, de la communication du mou-
vement, de la chaleur, de l'électricité, comme celles qui président
aux créations chimiques et organiques, réclament elles-mêmes une
explication. On veut très inutilement que nous ayons la sagesse de
nous en tenir à celle qui nous est fournie par les sciences positives.
On perd sa paine à combattre la maladie métaphysique. Maladie, si
l'on veut; rien ne peut la guérir ni l'extirper. Elle est commune à
tous les hommes, sans en excepter ceux qui font profession de po-
sitivisme, et, qui pis est, elle leur est chère. Pour l'animal, l'uni-
vers est chose qui va d'elle-même, sans difliculté, sans mystère;
l'animal ne se pose aucune question et n'attend aucune explication
sur lui-même ni sur le monde, et c'est pour cela qu'il appartient à
l'animalité pure. Pour l'homme, le monde est une énigme dont l'in-
stinct le plus invincible de sa nature le pousse à chercher le mot, et
ce mot, quand il ne le trouve pas, il le forge. Lorsqu'il s'est mille
fois trompé et que ses erreurs l'ont conduit à la conviction qu'il ne
parviendra jamais à expliquer le mystère, il peut alors par déses-
])oir, ou pour épargner sa peine, ou pour se faire honneur d'une
sagesse au-dessus de l'ordinaire, renoncer momentanément à cet
ordre de questions; mais il a beau nier l'énigme, il ne la supprime
pas; le monde, exploré scientifiquement et peu cà peu découvert, ne
dépouille pas pour cela son mystère, et c'est ce que prouvent la re-
naissance des philosophies comme la durée des religions. Ce n'est
pas à dire pour cela qu'il faille se reposer à tout prix dans des so-
lutions incertaines et refuser de prêter l'oreille aux difficultés que
vient élever le scepticisme. Le scepticisme est l'aiguillon de la cu-
riosité, comme il est un frein à la témérité des doctrines. Aucune
ne peut être à l'abri de l'examen, et si le scepticisme n'atteint pas
les lois constatées et dûment vérifiées par les sciences positives, ii
porte en plein contre l'explication purement physique du monde qui
constitue le positivisme lui-même, c'est-à-dire contre la prétention
de couper court à la recherche du mot de l'énigme. Par une analo-
gie curieuse, cette prétention d'un système qui se donne pour une
doctrine d'affranchissement lui est commune avec les religions into-
lérantes et dogmatiques, celles-ci repoussant l'enquête parce qu'elles
se déclarent en possession du mot qu'on cherche, celui-là condam-
nant la recherche parce qu'il n'y a pas de mot à chercher.
L'homme est un animal métaphysique. Il faut le prendre tel qu'il
est et reconnaître que, par-delà l'expérience, il est porté par une
Impulsion irrésistible à chercher quelque chose qui en rende compte.
318 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant que cherche-t-il en poursuivant ainsi derrière ce monde
phénoménal l'explication des jchoses? Il cherche un objet qui soit
indépendant de son intelligence, auquel ne s'appliquent pas les
formes inhérentes à celle-ci, le temps, l'espace, la causalité, con-
ditions absolues de toute pensée. I! cherche à connaître en dehors
des lois de la connaissance ; il se propose une tâche qui implique
contradiction. Considérez en effet les choses en tant qu'objets de la
connaissance, toutes font évidemment partie de la totalité du monde
et rentrent ainsi dans l'énigme qu'il s'agit d'expliquer; aucune de
ces choses ne peut donc servir d'explication aux autres. Le corps
humain, el le cerveau qui est en nous l'organe de la pensée, et la
pen&ée elle-même, sont à leur rang dans la série des actions et des
réactions universelles, occupent leur place dans le réseau indéfini
des phénomènes qui composent le monde. Vouloir sortir de ce monde
pour en chercher l'explication, n'est-ce pas tenter de sauier plus
loin que son ombre? Ou bien y aurait-il quelque moyen d'atteindre
par adresse ou par surprise cette chose, explication de tout le reste,
qui se dérobe incessamment à la pensée directe?
L'homme n'est pas une pensée pure, ou, comme s'exprime notre
philosophe, il n'est pas une tête ailée à la manière des chérubins.
L'homme est un corps, et par ce corps il tient à la souche commune
de tous les êtres. De plus il a le sentiment de son corps; il sent
que les mouvemsns de son corps répondent aux actes de sa volonté,
qu'ils sont les actes de sa volonté, ou plutôt encore qu'ils sont sa
volonté même se manifestant dans le monde visible des réalités, car
il n'y a pas de volonté positive qui ne soit efficace et ne se traduise
aussitôt par un mouvement; toute volonté sans effet est une pure
abstraction, la simple idée d'une volonté qui pourrait être, mais qui
n'existe pas. Bref, il aperçoit en même temps, comme liés l'une à
l'autre, la volonté qui est le principe, et le mouvement qui est
l'effet. On pourrait dire en un certain sens que le corps et la volonté
sont identiques, avec cette différence toutefois que la seconde est
saisie directement par le sentiment, et que le premier est connu
par l'intelligence. On peut dire encore, ce qui revient au même,
que la volonté est l'aperception a jjriori du corps, et que ce corps
est la connaissance a posteriori de la volonté; mais cette différence
est essentielle : la volonté, c'est la chose primordiale d'où nous pro-
cédons et d'où tout procède, c'est le principe universel dans lequel
notre existence est enracinée ainsi c{ue toutes les existences, c'est
la réalité originelle que nous saisissons en nous directement, que
nous ne pouvons saisir que là : elle est la seule chose que nous at-
teignons directement par le sentiment, tandis que tout le reste est
connu, c'est-à-dire dépendant des lois qui régissent l'expérience
intellectuelle, relatif à notre organisation particulière, et par con-
UN BOUDDHISTE CONTEMPORAIN. 319
séquent phénoménal. C'est ici le passage étroit et bas, mais unique,
par lequel il nous est donné de pénétrer dans les coulisses de l'uni-
vers; c'est la poterne obscure ouverte pour nous introduire au cœur
de la place. De même que le corps et les mouvemens du corps sont
les manifestations de la volonté, disons mieux, sont la volonté même
apparaissant dans la contexture des causes et des effets, où elle re-
vêt les caractères de l'individualité et de la diversité infinie, sou-
mise à des lois constantes, de même tous les êtres dont l'ensemble
compose l'infinité du monde, tous les mouvemens auxquels ces
êtres sont soumis ou qu'ils accomplissent, tous ces êtres et ces mou-
vemens, quelles qu'en soient les lois et la nature, sont les manifes-
tations de la volonté, ils sont la volonté même; car, n'étant point
soumise aux conditions de l'expérience intellectuelle, la volonté n'a
rien à faire avec les formes du temps, de l'espace, de la causalité,
conditions de toute connaissance, en sorte que les catégories d'unité
et de pluralité, de simplicité et de composition, de liberté et de né-
cessité, ne lui sont point applicables. Le monde est volonté en même
temps que représentation.
Si l'on a saisi le nœud subtil de la doctrine que je viens d'expo-
ser, et si l'étrangeté de cette doctrine ne la fait pas juger indigne
de toute objection, on ne peut manquer de dire : Voilà bien le plus
audacieux abus que jamais philosophe se soit permis de faire d'une
méthode toujours périlleuse, l'analogie. Quel rapport peut-il exister
entre la volonté d'où procèdent les mouvemens de l'ouvrier qui ma-
nie un instrument, — de l'acteur qui joue un rôle, de l'orateur qui
calcule ses gestes, de l'artiste qui dessine, du maître d'escrime qui
parade, — et la cause qui fait couler l'eau ou grandir le végétal,
ou les lois qui président aux mouvemens instinctifs et aux fonc-
tions vitales? Peut-on, sans outrer toutes les analogies et sans
faire violence au langage, confondre sous un même nom des causes
d'où dérivent des effets si dilTérens? ]N'est-ce pas se moquer que de
transporter ainsi au principe universel des choses, quel qu'il soit,
une dénomination aussi spéciale que celle ds volonté, empruntée
au principe le plus propre à l'iiomme, à un principe dont on a fait
la caractéristique de l'humanité et la base même de l'individuaiité?
Et si l'on ne veut que se payer de mots et rendre l'indétermination
du principe par la généralité de l'expression, pourquoi chercher en
dehors du langage usité? N'a-t-on pas le mot force? Il est admis
par les savans, adopté depuis longtemps par les philosophes, et
d'une généralité qui le rend d'un emploi commode, puisqu'elle se
prête à des acceptions très diverses. Si la volonté est une force
comme tout ce qui produit des mouvemens, toute force n'est pas
cependant une volonté. Pourquoi donc confondre ainsi de parti pris
320 REVUE DES DEUX xMONDES.
le genre et l'espèce? pourquoi ce bizarre caprice de remplacer ce
qui est plus connu par ce qui l'est moins?
Cette objection conduit à l'un des points les plus délicats de la
philosophie de Schopenhauer. Pour le géomètre et le physicien, le
mot de force présente en effet un sens parfaitement clair; ils s'en
servent pour désigner tout ce qui produit des mouvemens, et ils re-
connaissent autant de forces qu'il y a d'espèces de mouvemens. Ces
mouvemens, ils les définissent, les décomposent, les comparent, les
mesurent, et par le nom de force ils désignent moins encore la cause
réelle qui les produit que les conditions constantes dans lesquelles
se produisent les mouvemens observables. Bref, ce mot exprime le
rapport d'un phénomène donné à ses conditions naturelles, et ce
rapport appartient exclusivement à l'ordre des objets qui sont dans
le domaine de l'exp >rience et que nous connaissons en vertu des
formes inhérentes à notre intelligence. Ce mot, légitimement appli-
cable dans cette sphère d'objets, ne saurait être transporté dans une
autre; s'il indique clairement le rapport d'un mouvement donné à
ses conditions, ou de cause à effet, il ne saurait, précisément pour
cette raison, indiquer le rapport tout différent de phénomène à ce
qui est le fondement du phénomène, et il dissimulerait, au lieu de
la manifester, la transcendance de l'être en soi. La volonté au con-
traire est la seule chose qui ne relève pas de l'expérience intellec-
tuelle, la seule qui soit aperçue sans l'intermédiaire des formes gé-
nérales de toute notion et saisie directement. C'est ici seulement
que les deux aspects de la réalité totale, le phénomène connu par
l'intelligence et la volonté saisie par le sentiment, sont embrassés
dans leur identité. Voilà pourquoi le mot volonté est le seul juste pour
exprimer l'essence primordiale des choses. Il est vrai que les phé-
nomènes de la volonté s'accomplissent ordinairement dans l'homme
entourés de circonstances spéciales qui en déguisent jusqu'à un
certain point la nature, que, par exemple, les mouvemens qui pro-
cèdent de la volonté y apparaissent souvent gouvernés par une pen-
sée et dirigés vers une fin préconçue; mais ces circonstances, que
l'on est tenté de prendre pour essentielles à la volonté, sont au
contraire accidentelles et secondaires. Dégagez la volonté de ces
conditions particulières, opérez cette abstraction qui ne comporte
aucune difficulté, l'identité de la volonté à tous les degrés de l'é-
chelle des êtres et comme fondement de tous les phénomènes, de-
puis la précipitation du cristal et la déclinaison de l'aiguille aimantée
jusqu'à l'action réfléchie de l'homme, ne soulève plus d'objection.
Il y a plus, cette analogie est la seule clé à l'aide de laquelle tout
puisse être expliqué. « Comprenez-vous mieux le mouvement de la
bille choquée par une autre que vos propres mouvemens, lorsqu'un
UN BOUDDHISTE CONTEMPORAIN. 321
motif vous fait agir? Vous le croyez peut-être, mais je vous dis :
C'est tout le contraire. Regardez-y de près, et vous trouverez ces
divers mouvemens identiques au fond, identiques, il est vrai, comme
le ton le plus grave qu'on puisse entendre est identique au même
ton de l'octave la plus élevée perceptible à l'oreille? »
Qu'on nous permette d'appuyer encore un instant sur ce point.
Après tout, la séparation de la volonté et de l'intelligence et la su-
bordination radicale de celle-ci à celle-là sont la base sur laquelle
repose toute la doctrine de Schopenhauer. Dans le sens habituel
qu'on donne au mot volonté, une certaine idée préexiste aux ma-
nifestations de la volonté et la dirige vers un but déterminé. De là
vient que la nouvelle philosophie allemande, associant, non sans
quelque confusion, un mot emprunté au système de Platon et les
données de l'expérience vulgaire, a considéré l'idée comme le prin-
cipe des choses, et la volonté comme un des instrumens dont l'idée
se sert pour se réaliser. Schopenhauer renverse les termes : selon
lui, la volonté est le principe, la pensée est un moyen particulier et
dérivé. Il n'est pas vrai, comme la plupart des philosophes n'ont
cessé de le répéter depuis Aristote, qu'il existe deux sortes de mou-
vemens, le mouvement communiqué et le mouvement spontané : il
n'en existe qu'une seule. Il n'est pas vrai non plus, comme la plu-
part des géomètres s'efforcent de l'établir, surtout depuis Descartes,
et comme la plupart des physiciens inclinent à l'admettre, qu'il
n'existe que des mouvemens mécaniques, et que les mouvemens
spontanés doivent tôt ou tard être ramenés par la science à cette sorte
de mouvement : au contraire il n'y a pas d'autres mouvemens que
ceux dont la volonté est le principe; seulement ces mouvemens se
manifestent aux différens étages de la nature dans des conditions et
sous des formes différentes, et c'est ce qui engendre la variété dans
l'univers. Le monde des êtres non organisés, objet de la méca-
nique, de la physique, de la chimie et de plusieurs autres sciences,
présente ce trait particulier, qu'entre les mouvemens qui s'y pro-
duisent et les conditions auxquelles ces mouvemens se rattachent,
il existe une analogie de nature et une équivalence plus ou moins
évidente. Qu'il s'agisse d'une simple communication de mouvement
par le contact, ou de phénomènes produits par les forces physiques,
ou des forces plus cachées encore qui président aux compositions et
aux décompositions chimiques, soit que l'on considère le clou qui
cède aux coups répétés du marteau, le boulet chassé du canon par
la dilatation du gaz, ou l'eau décomposée par l'action de la pile,
entre le phénomène produit et ses conditions il existe un rapport
visible et mesurable; le phénomène et ses conditions sont soimiis à
des lois qu'on peut étudier rigoureusement et exprimer en formules
TOME LXXXVI. — 1870. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
numériques. Le monde inorganique est proprement l'empire des
causes. Franchissons les limites qui le séparent du règne des êtres
organisés. A peine entrés dans celui-ci, nous voyons les causes re-
vêtir de tout autres apparences. La vie organique, même à ses plus
humbles degrés, se développe par l'action de certains stimulans
externes ou internes, tels que la chaleur, la lumière, l'air, les ali-
mens solides ou liquides, etc., lesquels ne présentent plus qu'une
lointaine et obscure analogie avec les effets produits. Les change-
mens qui s'accomplissent dans cet ensemble délicat de parties que
l'on appelle un organisme ont lieu en présence et sous l'action d'un
stimulant; mais ils semblent avoir si peu de rapport avec cette ac-
tion, qui, à un certain degré, paraît exalter la vie, et qui, à un
autre degré, peut en troubler, suspendre ou arrêter pour toujours
les manifestations, que le véritable principe de ces modifications
diverses réside évidemment dans l'organisme. Un rayon de soleil,
une ondée rapide, une petite quantité de chaux mêlée au sol, accé-
lèrent la végétation dans une proportion extraordinaire; un excès
de chaleur ou d'humidité, la présence de quelque autre élément, la
détruisent. Quelques grains d'opium ou une légère dose de tel ou tel
poison surexcitent dans l'animal les fonctions organiques; que cette
mesure soit dépassée, les mêmes substances amènent la paralysie
et la mort. Ainsi la diversité s'accuse entre les causes et les effets.
Faisons un pas de plus : tout dans l'animal ne relève pas de la vie
végétative ou organique; l'existence est attachée en lui à des condi-
tions bien autrement complexes que dans le végétal; elle n'est plus
soumise à l'action de simples stimulans. La vie de l'animal ne se-
rait pas suffisamment assurée par des actions de cet ordre, il ne
tarderait pas à périr, s'il ne pouvait aller saisir des objets éloignés
de lui pour se les assimiler ou pour les faire servir à la satisfaction
de ses besoins, et s'il n'avait par conséquent la faculté de les aperce-
voir. Ces objets, placés à distance, agissent uniquement sur lui par
leurs propriétés physiques ou chimiques, ils le modifient par les per-
ceptions qu'il en a, perceptions qui s'accomplissent au moyen d'un
système nerveux, et, chez les animaux de l'ordre le plus élevé, d'un
cerveau. La plante ne perçoit pas : à quoi servirait cette faculté
sans la locomotion, qui permet d'atteindre ou d'éviter les objets
perçus? La plante est fixée au sol, tandis que l'animal jouit d'une
indépendance locale plus ou moins complète. La volonté se mani-
feste donc chez lui plus clairement que dans le végétal et corres-
pond par ses manifestations à un organisme plus compliqué, sans
toutefois changer de nature. Les actions qui constituent le monde
animal, où l'intelligence s'épuise dans la satisfaction des besoins,
sont caractérisées par la perception et la sensation. Au-delà de ce
point, il semble que nous entrions dans un monde nouveau. L'ani-
UN BOUDDHISTE CONTEMPORAIN. 323
mal est gouverné presque exclusivement par l'intuition immédiate
des objets présens, il n'a que des perceptions; l'homme a des idées.
Les objets qui l'ont modifié antérieurement par leur présence agis-
sent sur lui, même absens, par la notion qu'il en garde. Ce n'est
pas tout : cette notion ne s'applique pas à un seul individu, elle em-
brasse toutun ordre d'objets similaires, elle comprend non-seulement
ceux que vous avez rencontrés, mais tous ceux de même espèce que
vous pouvez rencontrer encore. Outre le moment présent, l'homme
conçoit le passé et l'avenir, ce qui est proche et ce qui est éloigné,
l'expérience acquise et l'expérience future; il conçoit l'univers en-
tier, que dis-je? il le dépasse, car à l'univers réel il ajoute l'univers
plus vaste encore des réalités possibles. La nature entière réside et
se meut dans son cerveau, et telle est la délicatesse, l'excitabilité
merveilleuse de son organisation, que les idées, ces ombres, après
des conflits tumultueux qui souvent agitent sa pensée et troublent
son âme, déterminent aussi sûrement son action que le choc d'une
bille en mouvement détermine celui d'une bille en repos, — qu'un
certain degré de chaleur détermine la vaporisation de l'eau, — que
l'action de la lumière et du soleil détermine l'épanouissement de la
rose ou la fructification du pêcher, — que la chute d'un moucheron
sur la toile d'une araignée attire celle-ci du fond de sa retraite. Seu-
lement le cercle des mobiles ou des motifs auxquels l'homme peut
obéir est infiniment plus étendu que celui des causes diverses qui agis-
sent dans les règnes inférieurs, puisque, avec toutes les impressions
présentes, il. comprend toutes les idées que l'homme a recueillies
de son expérience passée, et qui, présentes à son esprit et pouvant
contribuer à le déterminer, le mettent à même de réfléchir, de com-
parer, de délibérer, de calculer, de prévoir. L'homme a donc dans
sa volonté le principe premier de son activité, mais il en porte dans
son cerveau les causes déterminantes et directrices : l'intelligence
est le médium par lequel la nature entière exerce sur lui son action,
A mesure qu'on s'élève de règne en règne, les mouvemens et lesi
conditions qui les règlent se distinguent davantage les uns des au-
tres et deviennent de plus en plus hétérogènes, la cause et l'effet se
séparent, le lien qui les unit s'allonge pour ainsi dire, et va s'at-
ténuant jusqu'à ce qu'il se dérobe aux yeux, et semble, par l'effet
d'une illusion inévitable, disparaître entièrement. Au plus infime
degré de l'échelle, dans la communication du mouvement, on est
tenté de croire au premier abord que tout est parfaitement clair,
qu'une fois la loi du mouvement constatée, l'esprit satisfait ne dé-
sire plus rien, et que le physicien, le chimiste, le géomètre, au-
raient tout expliqué, s'ils parvenaient à réduire tous les mouvemens
d'un autre ordre à celui dont les lois plus simples peuvent être for-
mulées mathématiquement; mais c'est le contraire qui est vrai, et
324 REVUE DES DEUX MONDES.
les actions mécaniques sont les plus obscures de toutes, par la raison
que la volonté y est plus séparée de son effet, et y est enveloppée
d'une écorce plus épaisse. Parmi les di\erses formes de la causa-
lité, la première, qui est sans nul doute la plus simple au regard
de la science, est en même temps la plus obscure; la lumière ne
commence à se faire que là où le principe eflicace se saisit directe-
ment lui-même en pleine activité, c'est-à-dii-e lorsqu'on atteint cette
forme de la causalité où le lien qui rattache les mouvemens volon-
taires aux idées qui les déterminent est plus délicat et devient en
quelque sorte impalpable. Arrivé au terme de cette analyse, on voit
clairement quel est le rôle, quelle est la nature de l'intelligence;
elle n'est pas le principe primordial et créateur, elle est une faculté
dérivée et remplit une fonction secondaire; elle répond à la mobilité
et aux autres propriétés physiques dans le cristal, à l'excitabilité
dans les organismes du règne végétal, à la sensibilité et à la per-
ception dans les animaux. Appropriée aux conditions spéciales et
complexes desquelles dépend l'organisation supérieure de l'homme,
elle est l'instrument nécessaire de sa conservation.
Nous sommes ramenés ainsi à l'étrange proposition qui sert de
point de départ au système : « le monde est un phénomène céré-
bral. » L'ensemble d'idées qui le constituent dans notre esprit, ce
monde d'impressions coordonnées suivant des lois invariables et de
notions que nous parvenons à en abstraire, sont un moyen indis-
pensable pour que la volonté se réalise sous une de ses formes, qui
est la forme humaine. Le résultat auquel Emmanuel Kant avait été
conduit par l'analyse des lois de la connaissance, en réduisant le
temps, l'espace, la causalité, à des conditions de l'intelligence et de
la sensibilité humaines, Schoponhauer y arrive par une autre voie,
par la considération de l'ordre de la nature et de la hiérarchie des
êtres, par l'examen des lois de l'organisation vivante, des condi-
tions qu'elle suppose, et des moyens dont elle a été pourvue pour
durer. L'étude de l'intelligence et l'observation de la nature con-
vergent et arrivent au même but. Le point de vue idéaliste et le
point de vue réaliste s'accordent sur la question essentielle de la
nature du monde et des fonctions de l'intelligence, et Schopenhauer
exprime ainsi le résultat final auquel il arrive : la volonté est la
base infinie de l'édifice des choses, au sommet duquel s'allume,
dans le cerveau humain, l'intelligence destinée à éclairer les pas de
l'individu et à sauver l'espèce.
Voilà donc l'intelligence, malgré l'importance du rôle qui lui est
laissé, remise à sa place, déchue du premier rang qu'elle avait
usurpé et des prétentions qu'elle ne cessait d'élever. Dès lors, entre
elle et la volonté, l'ordre véritable se trouve rétabli, et le mystère
de la vie est éclairé d'une lumière inattendue. L'intelligence hu-
UN BOUDDinSTE CONTEMPORAIN. 325
maine dépend de rorganisation , elle ne peut s'affranchir de ses
propres lois; mais de quel droit se plaindrait -elle de ne pouvoir
dépasser les limites qui lui sont marquées, c'est-à-dire sortir d'elle-
même, puisque dans son exercice normal elle n'est qu'un moyen
nécessaire à la conservation de l'individu et au salut de l'espèce?
Pourquoi lui arrive- t-il de méconnaître cette humble destination?
Tant pis pour elle si le cerveau atteint peu à peu dans l'homme un
développement parasite, et si elle-même, abusant de cet excès de
forces et enivrée de sa propre puissance, au lieu de rester une fa-
culté subalterne au servic:3 de la volonté, ose se poser comme le
principe et la fin des choses, s'ériger en interprète de l'univers, en
maîtresse souveraine de la vie! A qui la faute si, commençant par se
méconnaître et par oublier sa fonction naturelle, elle se heurte inu-
tilement contre la borne infranchissable, et se plaint ensuite que
l'accès de la vérité absolue lui soit interdit? Si l'homme a tort de
se plaindre des conditions imposées à son intelligence, il n'est pas
mieux venu à se lamenter sur la malice ou l'imbécillité de sa na-
ture. Qu'est-ce que l'homme? Une manifestation du principe uni-
versel au même titre que tous les autres êtres de l'univers. Sa
volonté, ou, pour parler exactement, la volonté qui est l'aveugle
génératrice des choses, antérieure à toute intelligence, à toute idée,
à tout choix, constitue le caractère fondamental de chaque individu,
caractère que rien ne peut changer ni détruire. Chaque individu est
ce qu'il est, il ne peut pas plus modifier ses tendances que son tem-
péramc!nt, son tempérament que sa figure. L'argile garde les traits
qu'il plaît au potier de lui imprimer; mais outre cette nature indes-
tructible qui constitue son caractère transcendant, pour employer
l'expression du philosophe, l'individu, considéré dans son histoire
et dans la suite de sa vie tout entière, a un caractère empirique
dont les manifestations sont soumises à la loi de causalité. Chaque
action procède d'un mobile actuel ou idéal, comme chaque mouve-
ment dans l'animal procède d'une sensation, chaque altération dans
la plante de l'influence d'un stimulant, — chaque modification dans
le cristal d'une force mécanique, physique ou chimique. La loi qui
préside à l'enchaînement des idées et qui forme la nécessité logique,
celle qui préside à la succession des phénomènes et qui forme la
nécessité physique, celle qui préside aux relations dans l'espace et
qui forme la nécessité géométrique, ont pour complément la loi qui
préside à l'enchaînement des actions et des motifs, et qui forme la
nécessité morale. Puisqu'il est borné dans son intelligence et as-
sujetti dans sa volonté, que l'homme sache accepter sa condition,
qu'il renonce à ce rêve insensé qu'on appelle le bonheur, qu'il ab-
jure une fois pour toutes des ambitions toujours déçues, qu'il s'abs-
tienne à jamais de récriminations sans objet et d'une puérile révolte
326 REVUE DES DEUX MONDES.
contre les contradictions qu'il aperçoit clans le monde , et dont son
intelligence s'irrite comme si elle eût dû être consultée sur l'ordre
des choses.
Aux étages inférieurs de la nature, tant que la volonté se déploie
dans les ténèbres du règne inorganique ou de la vie purement vé-
gétative, les notions de bien et de mal sont sans application pos-
sible; ce sont des mots dépourvus de sens. Dès qu'apparaissent la
sensibilité et les premières lueurs de la connaissance, la volonté
agit dans un monde où tout est effort et fatigue, activité contrariée
ou langueur accablante. La souffrance à tous les degrés, depuis la
douleur qui tue jusqu'à l'ennui qui mine silencieusement, est la loi
absolue de ce monde. Aussi, lorsque l'intelligence s'épanouit chez
l'homme dans sa plénitude, chargée qu'elle est de pourvoir à la sé-
curité et au bien-être de l'individu, ne cherchant à son insu dans
l'univers que les moyens d'accomplir sa tâche et ne les y trou-
vant pas, elle le déclare rempli de contradictions, l'univers se pré-
sente à l'homme comme un problème, et comme un problème inso-
luble. La plus simple expérience suffît pour démontrer sans réplique
que la souffrance est la loi du monde : l'univers, par la voix de tous
les êtres sentans, exhale un cri de douleur ou un soupir d'ennui;
mais la raison qui parvient à se préserver des illusions volontaires
créées par les philosophes peut déclarer a priori que le monde est
condamné au mal et qu'il est le règne de l'absurde, car la volonté
va d'elle-même à la vie, et que trouve-t-elle aussitôt qu'elle at-
teint cet échelon de la nature où la sensibilité et l'intelligence sont
une condition nécessaire de l'existence? Elle trouve que la vie sup-
pose de toute nécessité concurrence et destruction. Dès lors la pen-
sée devient pour l'homme une source de perpétuelles tortures. Non-
seulement l'individu perçoit, comme les animaux, sous forme de
sensation, son état actuel, qui sans cesse exige réparation ou dé-
veloppement, mais sa pensée se tourmente du passé et anticipe les
maux à venir. Comme la volonté agit en chaque individu avec toutes
ses prétentions, avec toute sa puissance, avec sa fougueuse envie
d'être, chaque être sentant et connaissant se fait centre et se con-
sidère comme unique; l'égoïsme sans limites est la tendance pre-
mière et instinctive, et, si rien ne l'arrêtait, il sacrifierait au moi
l'univers entier. A l'exemple des moralistes de tous les temps, Scho-
penhauer ne tarit pas en peintures de l'égoïsme humain, et il trouve
pour le caractériser des traits d'une singulière et effrayante énergie.
Le pessimisme, déduit non pas des souffrances accidentelles atta-
chées cà la condition humaine, mais des lois de toute existence intel-
ligente, est le fond de la philosophie de Schopenhauer. Il en est
aussi l'inspiration constante; c'est à ce point de vue qu'il considère
les choses et la vie. N'y a-t-il pourtant aucun moyen de secouer le
UN BOUDDHISTE CONTEMPORAIN. 327
joug de fer de l'existence? ne peut-on sortir de la contradiction
inhérente à la pensée? et ne saurait- on trouver à ce pessimisme un
contre-poids et un remède? Ce remède existe, et même il y en a
deux fort dilïérens. Pour les imaginer, Schopenhauer combine in-
génieusement Platon et le Bouddha. L'un est l'art, l'autre est l'ascé-
tisme.
L'intelligence, en tant que propriété secondaire de l'individu,
destinée au service de la volonté, agent intermédiaire entre elle
et les choses dont la vie humaine a besoin pour durer, considère
celles-ci, dans les relations qu'elles ont avec l'individu, comme
pouvant lui être utiles ou nuisibles. Avant tout, c'est une faculté
égoïste et pratique. Néanmoins avec le temps et la culture elle at-
teint un développement qui, les besoins de la vie une fois satisfaits,
laisse un reste, et ce développement se rencontre chez la plupart
des hommes, quoiqu'il varie beaucoup d'individu à individu, de
peuple k peuple et d'époque à époque. L'intelligence alors ne s'é-
puise pas tout entière au service de la volonté, elle dispose d'un
superflu de puissance qu'elle peut consacrer à considérer les choses,
non plus dans leurs relations réelles ou possibles avec la vie, comme
pouvant lui être avantageuses ou nuisibles, mais en elles-mêmes,
indépendamment de la place que chacune d'elles occupe dans le ré-
seau des causes, et qui constitue son individualité. D'une part, l'in-
telhgence se dégage pour un moment de ses fonctions serviles et
s'oublie elle-même; de l'autre, elle considère les réalités sans les
rapporter à soi, ou, ce qui revient au même, elle regarde dans chaque
objet particulier le type dont il est un exemplaire, — et cette double
abstraction une fois opérée, de telle sorte que ce qui pouvait inté-
resser l'égoïsme du spectateur n'existe plus pour lui, il entre dans
un monde nouveau où tout se transforme, où l'image même de ce
qu'il y a de tragique dans la destinée devient l'objet d'une pacifique
et sereine contemplation. Il est donc permis de dire en un sens très
vrai que les idées seules sont l'objet de l'art. Ce sont des idées qu'à
l'aide des moyens différens dont elles disposent et sous les formes
qui les distinguent, l'architecture et la musique, la sculpture et la
peinture, enfin la poésie, se proposent d'exprimer. L'art comme la
philosophie, avec laquelle il a des analogies j)rofondes et une in-
time parenté, est donc la contemplation désintéressée des choses,
et la faculté de les présenter aux autres sous cet aspect est l'essence
même du génie. Ainsi l'homme est affranchi des liens de la réalité
vulgah'e, arraché au torrent des intérêts et des mesquines pensées.
L'art est pour lui la liberté.
Ce n'est encore là toutefois qu'un remède insuffisant. L'éclair de
l'émotion esthétique brille et s'éteint. L'art ne peut pas remplir la
vie, une minute d'affranchissement ne fait pas le bonheur, comme
328 REVUE DES DEUX MONDES.
une hirondelle ne fait pas le printemps, et puis cette contemplation
du beau, toujours passagère, n'est donnée qu'à de rares privilégiés,
elle n'est pas à la portée de la multitude inculte et aflaiiée. Le salut,
la béatitude, ne sauraient être d'échapper, pour ainsi parler, à la vie
par surprise. Ce n'est pas assez de la fuir, il faut la détruire, et j'a-
joute sur-le-champ qu'on ne doit pas entendre par là le suicide, qui
ne résout rien. Cette violence faite à la volonté individualisée laisse
subsister dans toute sa force la contradiction inhérente à l'existence
sensible; le suicide n'est qu'une délivrance illusoire, car l'individu
disparaît, mais le principe de toute réalité et la source de toute
souffrance demeurent. Le salut ne consiste pas à déserter, il consiste
dans la renonciation totale et persévérante de la volonté même qui
abdique, dans le détachement absolu qui tue l'égoïsme, et qui fait
tout ensemble la sainteté et le bonheur.
Voir et chercher dans les choses des moyens actuels ou possibles
pour réaliser sa volonté propre, tel est le principe de l'égoïsme;
concevoir au contraire que la volonté est le fonds commun d'où tout
être jaillit, et que, diversifiée seulement par le jeu des apparences,
elle est cependant identique en tous, c'est supprimer la barrière qui
sépare les individus, détruire en leur germe les hostilités réci-
proques, constituer la fraternité universelle qui embrasse non-seu-
lement tous les hommes, mais les animaux, les végétaux chez qui
la vie sommeille, les êtres mêmes où la vie n'apparaît point. C'est
introniser la pitié à la place de l'égoïsme, la pitié, qui est le reten-
tissement sympathique de toute souiTrance dans le cœur de l'homme,
la pitié, que les moralistes proclament unanimement le principe de
:^outes les vertus, l'initiation à l'amour, qui peu à peu vous ache-
mine au renoncement parfait et vous met en état de déjouer les
tromperies du destin, d'échapper à l'éternelle illusion dont la na-
ture vous enveloppe. Nous sommes ici en plein bouddhisme. Ces
idées sont une émanation des doctrines désespérées qui de tout
temps ont fleuri dans l'Inde; nous y reconnaissons, sous une forme à
peine renouvelée, la doctrine de Kapila. Il semble qu'on entende le
dialogue de Çakya-Mouni avec lui-même dans la nuit solennelle qu'il
passe sous le figuier de Gaja : « Quelle est la cause de la vieillesse,
de la mort, de la douleur? — C'est la naissance. — Quelle est la
cause de la naissance? — L'existence. — Quelle est la cause de
l'existence? — L'attachement à l'être. — Et la cause de cet attache-
ment? — Le désir. — Et celle du désir? — La sensation. — Quelle
est la cause de la sensation? — C'est le contact de l'homme avec
les choses qui produit telle et telle sensation, puis la sensation en
général. — Quelle est la cause de ce contact? — Les sens. — Et la
cause des sens? — Le nom et la forme, c'est-à-dire l'existence in-
dividuelle. — Et la cause de celle-ci? — La conscience. — Quelle
UN BOUDDHISTE CONTEMPORAIN. 329
est la cause de la conscience (l)?.-. » Et, remontant ainsi la série
des nidanas ou des causes, il arrive au bord du nirvana, de l'a-
néantissement volontaire, dans lequel on trouve le salut. Tel est
aussi le résultat que notre philosophe propose aux efforts de
l'homme. Pour l'atteindre, il y a la voie de la spéculation, par la-
quelle on découvre le mystère de l'illusion infinie, et la voie de
l'expérience pratique du malheur attaché à l'être et du néant de la
vie. Ces deux voies sont celles que suivent naturellement les sages
et qui les conduisent, quand ils ont secoué les rêves de la jeu-
nesse et les ambitions de l'âge mûr, à la résignation parfaite ; mais
elles ne sont pas praticables à la foule des hommes. C'est pourquoi
les religions leur en ont ouvert une autre, elles ont inventé des
moyens artificiels, et cependant efficaces, d'engendrer les âmes au
détachement. Par l'ascétisme et les mortifications méthodiquement
pratiquées, elles triomphent de l'amour de la vie, elles conduisent
leurs croyans au dédain du plaisir, puis de l'existence, et de priva-
tion en privation elles les mènent, en dépit des protestations de la
chair, à la continence, qui est le salut, car en se généralisant elle
entraînerait peu à peu l'extinction de l'espèce, et, avec l'extinction
de l'espèce, celle de l'univers, puisqu'il requiert pour exister le
concours de la pensée humaine.
Je n'ai pas voulu allonger l'exposition de cette philosophie en
discutant pas à pas les objections qu'elle soulève. D'ailleurs les dif-
ficultés logiques ne portent point contre une doctrine qui se vante
de n'être pas un système abstrait, une construction factice d'idées
empruntées à la raison pure et reliées avec rigueur. Elle se compo-
serait, à en croire le philosophe, de vérités recueillies indépendam-
ment les unes des autres dans l'expérience; si elle forme un tissu
solide et serré, homogène et sans lacunes, c'est qu'elle correspond
à la réalité. Elle se pique de trancher par ce caractère vivant avec
les philosophies contemporaines et avec leurs méthodes décevantes.
Il n'y a pas, k vrai dire, de méthode pour arriver à la vérité; le
génie la découvre, les esprits bien faits la reconnaissent et la sa-
luent. Spéculer sur la méthode avant de philosopher, c'est jouer la
valse pour la danser ensuite; autant dire qu'Homère devait faire la
ihéorie de l'épopée avant de créer V Iliade. Le philosophe est comme
le voyageur qui traverse une ville étrangère et qui, sans se soucier
des intérêts qui agitent les habitans, se charge d'en décrire le plan
et d'en saisir le caractère; il est comme l'artiste qui dans la cam-
pagne voit, non pas des domaines de rapport, des terres à blé, des
prairies, des vignobles, mais un paysage sombre ou gai, grandiose
ou gracieux. On peut dire encore que le monde se présente au phi-
(1) E. Burnouf, Introduction à l'histoire du Bouddhisme indien, p. 4C0, 486, 488, 509.
330 REVUE DES DEUX MONDES.
losophe comme une langue inconnue qui lui est donnée à déchif-
frer; s'il tombe sur la véritable clé de la langue, si du moins il
parvient à lui appliquer un système alphabétique qui forme des
syllabes, des mots, des phrases, et que ces mots aient une acception
constante, et que ces phrases présentent un sens suivi et satisfai-
sant, il peut se flatter d'avoir rencontré la vérité.
Schopenhauer est riche en aperçus, en indications, en trouvailles
heureuses, c'est un penseur; il a plus d'esprit qu'il n'en faut à un
philosophe, et, fier de cet esprit, il professe pour le génie systéma-
tique un dédain exagéré. Cependant sa doctrine se ramène à deux
thèses fondamentales. La première est que le monde et l'esprit sont
relatifs l'un à l'autre et ne peuvent se comprendre l'un sans l'autre.
Elle repose sur une analyse profonde des conditions de la pensée ;
mais cette analyse n'appartient pas en propre à Schopenhauer, elle
appartient à Kant; c'est par lui qu'elle est devenue un point de dé-
part obligé de la philosophie, et l'on peut dire qu'il n'est plus per-
mis d'aborder par un autre côté le problème de l'opposition de
l'idéal et du réel, ou de celle du matérialisme et du spiritualisme,
qui n'en est qu'un aspect. Aujourd'hui le matérialisme, enrichi des
vérités nouvelles acquises à la physiologie et à la chimie, a plus de
faits à invoquer, il hasarde moins d'hypothèses, et n'était son affir-
mation fondamentale, qui est entièrement gratuite, il pourrait se
piquer de n'en hasarder aucune. Le spiritualisme, peu capable de
progrès, n'a, depuis Platon, à lui opposer qu'un petit nombre d'ar-
gumens toujours les mêmes, mais dont la monotonie ne diminue pas
la valeur. Ils ne sont pas encore parvenus à s'entamer l'un l'autre.
Celui-ci n'a pu établir jusqu'à présent l'indépendance de la pensée
ni prouver que la distinction de la cause et des simples conditions,
distinction inadmissible au point de vue des sciences d'observation,
soit plus fondée clans le cas particulier qui l'occupe; il n'établit pas
que le cerveau ne peut être la cause de la pensée. Celui-Là ne réus-
sit pas davantage, malgré l'aide du microscope, malgré les expé-
riences les plus délicates et les plus heureuses, à combler la pro-
fonde lacune qui sépare le fait physiologique du phénomène intel-
lectuel. L'antagonisme est sans issue, ou plutôt il n'y a pas de
lutte, car les adversaires se menacent de la voix dans le brouillard
sans parvenir à s'approcher ; ils étudient chacun à part des ordres
de faits très distincts et que la science fait bien de séparer par abs-
traction , mais qui n'en sont pas moins corrélatifs, et dont l'un ne
peut être considéré comme générateur de l'autre. Pas de pensée
sans objet; mais sans pensée l'objet se dépouille des qualités qui
le constituent, il échappe à toute définition, il se disperse et s'a-
néantit. Otez un des deux termes, l'univers des corps ou l'univers
des esprits, tous deux aussitôt s'évanouissent. Toute théorie qui
UN BOUDDHISTE CONTEMPORAIN. 331
s'élève au-dessus de ces deux points de vue exclusifs est dans la
grande route ouverte depuis Kant, et qui conduit aux découvertes
fécondes non-seulement les sciences positives, mais la science de
l'esprit et la philosophie.
Cette première thèse est une constatation de faits; la seconde est
la plus audacieuse des analogies, et, comme toute analogie, elle est
difficile à combattre, soit qu'on emploie contre elle la dialectique,
ou qu'on invoque l'observation. Tout être, dit Schopenhauer, est
une manifestation de la volonté, et il explique à l'aide de cette clé
bien des faits curieux; malheureusement cette doctrine soulève une
objection absolue. Schopenhauer combat à outrance ceux qui font
de l'idée le principe des choses, parce qu'il n'y a pas d'idée sans
conscience; mais il est non moins évident qu'il n'y a pas de volonté
sans but préconçu et déterminant. La volonté enveloppe deux choses,
l'énergie agissante, plus une règle de son action. Si la nature agit
comme nous, entre les œuvres de sa volo?Ué et celles de la nôtre,
entre le plan qu'elle réalise en même temps qu'elle le conçoit, et
dans lequel pensée et matière sont identiques, et nos travaux où la
pensée et la matière sont profondément distinctes, où la première
est en nous et la seconde hors de nous, il existe sans doute une dif-
férence ou plutôt un abîme. Oui, dans tous les ordres d'existence et
à tous les degrés de la nature, on doit reconnaître avec Leibniz
l'activité et l'effort; mais cette raison diffuse dans la nature, comme
le voulaient les stoïciens, et toujours infaillible, cette volonté aveugle
qui agit suivant des lois stables et se manifeste en créations régu-
lières, voilà justement l'insondable, — et si le mot de volonté, com-
menté par le sentiment que nous avons de la nôtre, exprime bien à
certains égards le mode d'action de la nature, il ne peut, comme
bien d'autres mots, entrer avec cette acception dans la philosophie
qu'à titre hypothétique et provisoire.
L'originalité de la doctrine qui vient d'être esquissée n'est pas là,
elle consiste dans ses applications morales. Toute philosophie est
avant tout spéculative, elle n'enseigne pas plus la vertu que l'esthé-
tique n'enseigne le génie, — et celle de Schopenhauer se propose
d'abord, elle aussi, la recherche du vrai; mais au fond elle a de
grandes ambitions pratiques, elle aime à se rattacher par ses con-
clusions morales au christianisme, à la très sainte religion du
bouddhisme. En expliquant le monde, elle dit quelle est la loi du
salut; en dénonçant le mensonge de la vie, elle proclame où est
la sagesse. Ce mépris de l'existence, symptôme d'une disposition
maladive ou fruit du désespoir, ce détachement que les religions
prêchent obstinément, quoiqu'en vain, aux deux tiers de l'espèce
humaine, Schopenhauer en donne la raison spéculative. Comme les
religions, bien des philosophes ont opposé le monde des apparences
332 REVUE DES DEUX MONDES.
sensibles à celui des idées, le monde des phénomènes à la réalité en
soi. Le pessimisme de Schopenhauer est la traduction morale de ces
conceptions métaphysiques.
Dans les livres de l'Inde, la vie est représentée comme un songe;
pour Schopenhauer, elle est un cauchemar, et c'est afin de nous
conduire doucement au sommeil sans rêve qu'il se fait le théoricien
du quiétisme. Ce mépris versé à pleines mains sur la civilisation et
sur ses œuvres, cette théorie de la souffrance et du néant exposée
non par un prêtre, mais par un philosophe qui prétend en donner
les raisons spéculatives et la preuve expérimentale, ont quelque
chose de piquant. Dans le décri des systèmes, celui-ci, qui semblait
le rire éclatant d'un démon sur l'immense fiasco de l'univers, était
bien fait pour réveiller l'attention blasée. Aussi voyez la bizarrerie
de la rencontre. C'est au bout de quarante années qu'il sort de l'obs-
curité, dans un moment où les ambitions sont fébrilement excitées,
où l'homme traite la nature en conquérant, la surmène, se flatte
d'en arracher tout ce qu'il voudra, où tous, gonflés de leur droit,
demandent à grands cris que la vie soit bonne. Prenez garde : si
l'homme est bon, si la nature est bienfaisante et prodigue, quel
étonnement mêlé de colère ne Va pas susciter l'homme qui fera par
hasard exception à cette bonté universelle! Quelle indignation ne
provoqueront pas le moindre mécompte, la plus légère inégalité, la
plus petite prévention, contre ceux qui trompent le vœu de la na-
ture en s'en appropriant les bienfaits! Comment ferez-vous pour
ne pas quereller perpétuellement le destin? Eh! pauvres gens, tra-
vaillez, trémoussez-vous, épuisez vos forces et votre esprit pour
arriver tout au plus à déplacer le mal. Vous le dissimulerez ou vous
en modifierez les aspects, vous ne le détruirez ])as. Au contraire, si
l'homme est égoïste, si la loi dans l'univers est aveugle et féroce,
si le mal est incurable, voilà tout d'un coup la patience devenue
naturelle; au moindre bien, vous êtes satisfait, et l'ombre seule de
la vertu vous ravit.
Dans un temps où l'on divinise l'humanité, — où c'est un sûr
moyen d'enlever les applaudissemens que d'en parler avec emphase,
une doctrine qui s'exprime d'un ton à la rendre modeste serait assez
à sa place, si elle était moins outrée; mais une invincible protes-
tation s'élève contre les conclusions où elle aboutit. On se demande
si l'illusion n'a pas son prix comme la vérité, si trop présumer de
soi ne vaut pas mieux que de ne point se placer assez haut, et l'instinct
répond, lîn instinct qui porte l'homme à l'action, à la croyance, au
bonheur, et sur lequel il est probable que ne prévaudront pas de
sitôt les subtiles doctrines qui l'accusent de mensonge et d'aveu-
glement.
P. Challemel-Lacour.
UN
POÈTE NORVÉGIEN
BIŒRNSTIERNE BIŒRNSON.
1. Bjômstjerne BJonifon Skrifter, Ame; Bergen 1858.:— II. Halte - Hulda , drmna, Mellem
Slagene; Christiania 1858. — III. Smaastijkker, Bergen 1860. —IV. Sigurd Slembe; — Kjôben-
hayn 1803, etc. (1).
Celui qui tentera un jour d'écrire une liistoire générale des litté-
ratures européennes au xix* siècle sera sans doute fort embarrassé
de trouver un fil conducteur dans ce vaste labyrinthe; mais en pour-
suivant les mouvemens littéraires et les renaissances poétiques chez
tant de peuples divers, parfois ennemis, il serait frappé sans doute
d'un effort commun et comme d'un grand courant qui les traverse.
De même que le réveil énergique des nationalités préside aux mou-
vemens politiques européens de ce temps-ci, de même le profond
sentiment que les races ont acquis de leur originalité est le principe
fécond qui a renouvelé la culture intellectuelle, transformé les lit-
tératures et retrempé à leur source le génie des nations.
Ce retour aux origines nationales, cet appel à l'âme même des
peuples ne prélude-t-il pas dans le mouvement romantique? Certes
ce mot de romantisme est un de ceux qui ne signifient plus rien à force
d'avoir servi, comme un drapeau cent fois repeint qui aurait passé
(1) Il a paru une excellente traduction allemande des œuvres principales de Biœru-
son, par M. Edmund Lobedanz : Dramatische Werke, Bauermovellen, Hildburghau-
sea 1869.
334 REVUE DES DEUX MONDES.
par tous les camps. Tour à tour mystique, frondeur, aristocratique,
révolutiomiaire, chevaleresque, oriental, que sais-je? il a fini par
perdre tout prestige. Qu'importe? Il a été une puissance, il aura un
sens dans l'histoire. Tout d'abord il voulait dire : liberté, affran-
chissement. Et qu'était-ce que cette liberté, sinon la révolte du gé-
nie propre de l'individu ou de la race contre l'idéal élégant, uni-
forme et soi-disant classique, imposé par la brillante société de
Louis XIV? Tel fut le sens des travaux initiateurs de Herder, qui
devina le génie des peuples dans leur poésie primitive, telle fut
plus tard la portée des vives intuitions de Chateaubriand, qui d'un
coup de baguette ressuscita le monde celtique et mérovingien.
Ajoutez que les chocs violens de nations pendant les guerres de
l'empire avaient mis en branle les passions élémentaires des peu-
ples. Rien n'était mieux fait pour hâter dans le domaine intellectuel
les renaissances nationales. Plus que jamais, les peuples eurent
conscience d'eux-mêmes après la tempête. La France, l'Allemagne,
l'Angleterre, s'efforcèrent de descendre, par l'étude de leur langue,
de leur passé et du peuple, dans les arcanes de leur génie. Les
autres nations suivaient. Partout, à Paris comme à Madrid, à Flo-
rence comme à Stockholm et à Saint-Pétersbourg, se livrait la
bataille jentre classiques et romantiques. Angel Saavedra en Es-
pagne, Silvio Pellico, Leopardi, Cesare Balbo en Italie, Pouchkine en
Russie, Mickiewicz en Pologne, Kolâr en Bohême, Petœfi en Hongrie,
quels qu'ils fussent, les novateurs réclamaient une littérature nou-
velle. Au fond qu'est-ce qui poussait les romantiques de tous pays?
Une même pensée, un vague et puissant instinct. Tous, ils disaient
ou du moins sentaient ceci : La culture dite classique ne nous suffit
plus. L'idéal littéraire et poétique qu'elle a répandu en Europe est
une sorte d'homme moyen, — noble, élégant, mais superficiel, — qui
n'est universel que parce qu'il n'a plus rien de saillant, — éternel
parce qu'il n'est d'aucun temps, idéal parce qu'il est abstrait. Celui
que nous cherchons est à la fois plus profond et plus large, plus
énergique et plus franchement humain. Votre idéal vient du dehors,
il est comme plaqué sur notre société; nous voulons le faire sortir
du dedans, de son fond intime. Derrière votre culture classique,
nous voyons le moyen âge et nos origines, derrière l'Allemand le
Germain, derrière le Français d'aujourd'hui le Franc et le Celte,
derrière chaque peuple son histoire, ses traditions, ses dieux, der-
rière tous notre berceau commun en Asie. Dans ce passé, nous li-
sons en caractères plus visibles ce que nous sommes, et ce que nous
serons. Voilà l'homme étrange, vivant, terrible ou sublime, éter-
nellement neuf qu'il s'agit d'exprimer. Pour être hommes, soyons
avant tout nous-mêmes et de notre race. Tout cela se résume d'un
UN POÈTE NORVÉGIEN. 335
mot : la force créatrice du xvi" siècle s'est allumée à la renaissance
de l'antiquité, celle du nôtre éclate surtout dans le réveil du génie
des races.
C'est à ce point de vue, je l'appellerais volontiers le point de vue
cosmopolite, que l'histoire des littératures européennes me paraît
surtout attrayante. Ce n'est plus seulement une série d'épisodes
détachés, c'est plutôt une longue épopée, où les événemens s'en-
gendrent les uns les autres. Alors tout s'éclaire d'un jour plus vif et
l'horizon s'élargit, les nations se groupent en latines, germaniques
et slaves, et le mouvement qui part des centres vitaux se commu-
nique de proche en proche aux extrémités. Le moment de raconter
cette histoire dans son ensemble n'est point venu; notre tâche est
bien plus facile. Ce que nous nous proposons est tout simplement
une excursion en Norvège, auprès d'un poète de modeste apparence,
mais d'une forte physionomie, et qui a le mérite d'être un type na-
tional. Nous tenions tout d'abord à fixer le point de vue qui nous
guidera; dans ce genre d'études, le plus libre et le plus dégagé est
aussi le plus fécond.
I.
Jusqu'à nos jours, les peuples Scandinaves n'ont guère paru qu'au
second rang dans l'histoire politique et intellectuelle de l'Europe.
Une seule fois, sous l'héroïque Gustave-Adolphe, la Suède joue le
premier rôle sur le théâtre européen. Le roi de neige , comme on
l'appelait ironiquement à Vienne, jette sa lourde épée au beau mi-
lieu de l'Allemagne, et tombe sur un champ de bataille à l'apogée
de sa gloire; mais cela suffit pour faire triompher la réforme. Après
cet exploit, la Suède rentre dans son repos. Les trois royaumes du
nord eurent des savans de premier ordre, comme Linnée, des ar-
tistes hors ligne, comme Thorwaldsen, une littérature originale;
mais ils n'ont pas produit une de ces révolutions qui s'imposent à
une époque, et sans lesquelles nous ne serions pas ce que nous
sommes. L'isolement auquel les condamne leur position géogra-
phique, les rigueurs du climat septentrional , une certaine lenteur
d'esprit innée, expliquent ce rôle moins apparent. La race nordique,
qui ne manque pas de profondeur, ne semble douée ni des hautes
facultés philosophiques de l'Allemand ni de l'éloquente initiative du
Français, moins encore de l'intelligence facile, du riche tempéra-
ment italien ; mais, outre qu'elle n'a pas dit son dernier mot, elle
vaut par d'autres qualités, et ce qui frappe surtout, c'est que les
traits primitifs du Germain sont mieux conservés en elle qu'en Alle-
magne, où ils tendent à s'effacer sous la culture générale. Ce ca-
336 REVUE DES DEUX MONDES.
ractère national, longtemps refoulé dans les littératures du nord,
s'y accuse toujours plus vigoureusement et en fait le charme. Nous
ne venions pas au juste la place qu'y occupe Biœrnson, si nous
ne donnions pas un coup d'ceil rapide à ce développement intel-
lectuel.
Grâce à sa situation, le Danemark fut de tout temps en relation
avec l'Allemagne. Dès le xviii^ siècle et malgré l'invasion du goût
français, il subit largement l'influence de ses voisins. Cela s'explique
par le séjour prolongé à Copenhague d'hommes comme Klopstock,
Basedow, Schlegel, mieux encore par une certaine affinité d'es-
prit. Le Danois est en général d'un caractère doux et contem])latif,
et se rapproche plutôt de l'Allemand du sud que du Prussien rai-
sonneur. Par ce contact incessant, la littérature danoise moderne
se développa plus rapidement que ses rivales du nord; mais de là
lui vient aussi son manque de couleurs fortes et de haute origina-
lité. Son plus grand représentant, OEhlenschlœger, a beau faire, il
est moitié Allemand, moitié Danois; son lyrisme et ses drames se
distinguent plutôt par un éclectisme élégant que par la verve créa-
trice. Lorsqu'il traite des sujets Scandinaves comme dans les Dieux
du nordy il rappelle tour à tour Milton et Klopstock beaucoup plus
que la poésie barbare et grandiose dont il essaie de s'inspirer. Lisez,
je ne dis pas même VEdda, mais le premier venu de ces vieux
chants de bataille [kampeiviser] ou de ces ballades guerrières et
romanesques qui abondent dans la vieille poésie populaire des Da-
nois, puis comparez ces scènes tragiques et vivantes dans leur éner-
gique concision avec la pâle fantasmagorie du poète moderne. Là-
bas tout vit, les forêts et les mers, les oiseaux parlent, l'homme a
des passions fortes et subites, on aime, on séduit, on tue; les coups
d'épée tombent pesans et terribles : il suflit de deux vers comme
ceux-ci :
Il jette sur elle son manteau bleu,
La lance sur son cheval gris,
pour nous entraîner au plus vif du drame. Chez OEhlenschlœger, il
y a des idées élevées, des descriptions savantes: mais l'ensemble
reste froid et sans ferme contour. N'importe, cet homme d'une cul-
ture universelle, très versé d'ailleurs dans les antiquités Scandi-
naves, eut le mérit j d'imprimer une direction nouvelle à la poésie
de son pays. Esprit moins étendu, mais âme plus sensible, enfantine
et poétique, Andersen devint une gloire nationale par ses contes,
ses romans et ses chansons. Gruntwig, Aarestrupp, Winther, Hertz,
ont marché dans des voies analogues. Il y a donc aujourd'hui une
littérature danoise. Elle abonde en peintures fraîches et gracieuses,
UN POÈTE NORVÉGIEN. 337
mais, comme dans les symphonies de Gade, on y retrouve quelque
chose de l'aspect uniforme du pays; à la longue, elle rappelle la mo-
notonie des forêts de hêtres du Seeland, ou la ligne horizontale des
sombres sapinières qui couronnent les baies de la Baltique, et qu'in-
terrompt çà et là la fumée grêle d'un toit de chaume.
Les Suédois, qu'on a nommés avec quelque justesse les Français
du nord, ont en somme plus de feu dans le tempérament, plus
d'élan dans le caractère. Il suffit de regarder leurs rois. Sans parler
de ces chefs féroces à demi fabuleux des temps barbares, insatia-
bles, gigantesques dans la guerre et l'orgie, des Ynglingsiet des
Skioldungs, dont les plus illustres, selon les sagas, se nourrissaient
dans leur enfance du cœur des loups, et, devenus vieux, se noyaient
parfois dans des cuves d'hydromel, qu'on regarde seulement des
figures comme Gustave Wasa ou Charles XII. — Le premier, fugi-
tif, proscrit , sa tête mise à prix , se présente aux montagnards de
Dalécarlie, se nomme, les harangue, les soulève et chasse Chris-
tian II ; le second attaque trois pays à la fois, et se lance aussi té-
mérairement contre la Russie qu'un faucon contre un vautour. Ce
caractère généreux et vif s'accentue dans l'histoire httéraire de ce
pays, qui a toujours été le cœur et le centre du monde Scandinave.
Les partis y sont plus tranchés, les luttes plus ardentes. On sait
que dès le xvi'" siècle la Suède subit fortement l'influence française.
La reine Christine écrivait à Scudéri pour qu'il lui dédiât son Alaric
et envoyait une chaîne d'or à Balzac, c'est tout dire. Autour d'elle, on
imitait Ronsard. Jusque vers la fin du siècle dernier, Boileau régna
sans conteste sur le Parnasse suédois. Gustave III fonda une acadé-
mie sur le modèle de celle de Paris, et dans son petit Trianon, au
nord de Stockholm, écrivait des comédies à la Destouches. Cette
littérature élégante ne pénétrait point au-delà de la cour; on n'in-
vente pas un siècle littéraire avec la règle des trois unités, l'alexan-
di'in et le genre didactique. Cependant les Suédois doivent beaucoup
à la France et ne l'ont pas oublié. C'est en l'admirant qu'ils en vin-
rent à aimer les choses de l'esprit. La réaction ne tarda pas à écla-
ter, et avec elle l'originalité.
Les phosphorisies, ainsi nommés d'après l€ur journal Pliosphorus,
furent les avant-coureurs du grand mouvement. Leurs chefs, Atter-
bom et Franzen, s'attaquèrent par l'exemple et la critique à l'école
française, qui adressait encore ses madrigaux à Chloris. Eux-mêmes
imitaient KIopstock ou s'inspiraient de Schelling. Chose étrange, la
littérature suédoise était devenue tellement française qu'il lui fallut
passer par l'Allemagne pour redevenir elle-même. La vraie renais-
sance date de la ligue gothique [Gothiska Forbiindct), dont Geyer
et Tegner furent les chefs. Plus de modèles français ou allemands,
TOME Lxxxvi. — 1870. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
disaient-ils, mais l'indépendance absolue; en prenant le nom de
gothique, ils se disaient fils de leurs ancêtres les Goths, et arbo-
raient hardiment la bannière Scandinave. Leur enthousiasme s'allu-
mait devant les monumens de la vieille langue, qu'on saisissait enfin
dans leur grandeur religieuse ou héroïque. Les fragmens abrupts
de VEdcla, les antiques sagas islandaises, sortant de ce long oubli,
les étonnèrent comme les tronçons cyclopéens d'un temple de Thor
ou de Baldour. Si informes qu'ils fussent, on retrouvait là l'esprit
de la race. Certes, en rentrant dans le vieux monde Scandinave, les
poètes du nord durent éprouver l'âpre frisson de volupté des North-
mans qui, revenant des mers chaudes, sentaient de nouveau les
tempêtes du pôle soulever la proue de leurs navires. Geyer se plon-
gea dans l'étude des antiquités nordiques, et donna à la Suède sa
première histoire sérieuse. Dans ses ballades, comme le Wiking, il
chantait des héros nationaux, et y joignait lui-même des mélodies
qui sont encore aujourd'hui dans la bouche du peuple. Les vieilles
chansons populaires suédoises qu'il recueillit avec Afzelius eurent
pour la Suède la même importance que le recueil d'Arnim et de Bren-
tano pour l'Allemagne. Bref, cet historien, poète et musicien, fut un
scalde moderne. 11 eut de ses ancêtres la rudesse farouche, mais
aussi le sérieux et la sombre fidélité aux dieux de sa race.
Si Geyer fut l'initiateur de cette école, Tegner en devint le héros
par sa Frithiofsaga. Ce poème est peut-être le seul dans la mo-
derne littérature du nord qui soit parvenu à une renommée euro-
péenne. Il le mérite, quoique ce récit, renouvelé d'une tradition
islandaise, ait revêtu çà et là des couleurs un peu trop chrétiennes,
et qu'on soupçonne à la fin dans l'auteur un évêque protestant.
Gela n'empêche pas que cette épopée maritime ne soit d'une fraî-
cheur merveilleuse. Certaines scènes, — les adieux de Frithiof et
d'Ingeborg, — sont entachées de sentimentalisme moderne; mais
d'autres sont pleines de force et d'entrain, comme celle où le héros
fait élire le jeune fils du roi Ring, dans l'assemblée des guerriers,
en élevant sur son bouclier l'enfant aux cheveux d'or, « fier et tran-
quille sur l'acier luisant comme un jeune aigle qui regarde le so-
leil. » Ce poème, qui fut salué avec joie par le vieux Goethe en
1824, a fait époque dans la littérature du nord. — La poésie sué-
doise était devenue majeure, indépendante, originale, et par cet
élan spontané elle se rapprochait plus de sa sœur allemande que
par une imitation servile. Tegner célébra en beaux vers cette union
idéale entre les deux nations se reconnaissant l'une dans le génie
de l'autre.
<( Elles se cherchent, les deux sœurs germaniques; — entre leursjpoi-
UN POÈTE NORVÉGIEN. 339
trines fraternelles, la mer se presse en vain. — Entends-tu ce que sou-
pirent les vagues? La sœur appelle la sœur. — Elle se représente les
traits de la bien-aimée, et croit entendre la voix de l'absente. — Elles
ne sont plus en lutte, elles pensent à deux et rêvent ensemble leurs
poèmes. — Mugis donc, ô mer bleue, tu ne peux séparer les esprits. »
Si nous passons en Norvège, tout change encore une fois, le pays,
les hommes et l'esprit de la race. Nous voilà dans la vraie Scandi-
navie. Cette longue bande de terre sauvagement déchiquetée, qui
longe l'Océan du Cap-Nord au cap Lindesnâss, n'est qu'une énorme
chaîne de montagnes, une Suisse septentrionale plus sombre et
plus grandiose. Les avant-monts sont revêtus d'épaisses forêts de
sapins ou de frênes, et dominés par des coupoles de glace ou des
pics de neige éternelle. Partout des vallées étroites, des précipices
abrupts, des cataractes gigantesques comme le Rjukan-Foss (la
chute fumante), où un lac entier tombe d'un seul jet d'une hauteur
de 1,800 pieds. Dans ces âpres contrées, les routes ressemblent à
des sentiers; elles s'enfoncent dans des sapinières sans fm, grim-
pent en zigzag sur des murs de granit, plongent dans des entonnoirs
comme l'hélice de Vindhellen, quand elles ne vont pas se perdre
dans des chaos de rochers où l'issue semble impossible. Là les
hommes vivent isolés, car des crêtes infranchissables séparent sou-
vent les villages. Les solitudes sont vastes et profondes, parfois on
voyage une journée sans rencontrer une habitation, et lorsqu'on
s'élève, l'œil, glissant de montagne en montagne sur la cime des
forêts, depuis les masses noires du premier plan jusqu'aux ondula-
tions bleues et vaporeuses qui bordent le ciel, embrasse des horizons
d'une fierté sauvage et d'une tristesse infinie.
Cependant au milieu de cette nature austère apparaissent çà et là
des coins délicieux : c'est un lac paisible endormi entre deux mon-
tagnes verdoyantes, un versant de prairies parsemé de fermes et
de scieries, ou bien une joyeuse clairière de bouleaux, dont le feuil-
lage imite la robe des elfes, ou un village riant avec son église
peinte en rouge, qui étincelle dans une fraîche vallée. Et puis le
printemps tardif a des magies étranges dans les vallées norvégiennes
exposées au sud. A peine la neige fondue sous le soleil de juin, des
fleurs brillantes, d'une suavité exquise, éclosent comme par en-
chantement, des papillons aux couleurs intenses s'en échappent.
Alors, dans ces claires nuits du nord, où l'on distingue chaque arbre
dans le crépuscule mystérieux, les vieilles divinités se réveillent,
et, s'il faut en croire ce que chantent les jeunes filles, les elfes re-
viennent :
340 REVUE DES DEUX xMONDES.
« La nuit de printemps silencieuse et fraîche — se couche dans les
chauds vallons. — D'aimables sons résonnent... — Dis-moi, que signi-
fient ces chants? — Écoute! les elfes saluent les fleurs blanches — qui
se balancent dans la rosée sous la pointe de leurs pieds furtifs. — Oh!
laisse leur chant pénétrer ton cœur (1) ! »
Enfin ce qui fait de la Norvège un pays unique, c'est que la vie
alpestre et la vie maritime s'y donnent la main. Par ces défilés
étroits qu'on nomme fiords, la mer s'enfonce à des trentaines de
lieues au beau milieu des montagnes. Dans le Hardanger, dans le
Sognfiord, les cascades tombent dans la mer, les avalanches y en-
gloutissent parfois les embarcations. En ces gorges sauvages, que
d'existences diverses se côtoient sans se toucher! Souvent le pêcheur
qui séjourne dans le fiord voit toute sa vie le village pendu au roc
à 3,000 pieds au-dessus de sa tête, sans songer une seule fois à
y monter, tandis que le bûcheron qui vit là-haut sur le field voit
rouler les troncs de sa forêt dans l'écume des rapides et aperçoit
dans la profondeur vertigineuse du golfe la voile penchée filant vers
la haute mer, sans jamais pouvoir la suivre. En regardant ce beau
miroir vert-éméraude qui reluit dans l'abîme, il pourrait se croire
au-dessus d'un lac; mais les tempêtes de l'Atlantique s'engouffrent
jusqu'à lui par les portes étroites et colossales du fiord. Aussi par-
fois le vieux sang Scandinave se réveille, le bûcheron jette sa cognée
et va se faire matelot.
Telle est la patrie des Northmans, qui étonnèrent le moyen âge
par leurs invasions téméraires. On connaît assez le caractère de
ces rois de mer qui ne respiraient à l'aise que dans l'orage, qui,
jetés dans la fosse aux vipères, chantaient sous la morsure des
reptiles : « nous avons combattu avec l'épée! mon sourire brave
la mort ! » Férocité, hardiesse sans bornes, fidélité au chef, soif inex-
tinguible du nouveau et de l'incommensurable, voilà les passions
qui soulevaient ces rudes poitrines sous leurs peaux de sanglier.
C'est au milieu d'eux que le culte d'Odin et de Thor eut ses plus
fortes racines. Le christianisme ne les dompta que par des guerres
séculaires et des violences extrêmes; mais, comme les Bretons, les
Norvégiens. embrassèrent cette religion avec d'autant plus d'ardeur
qu'ils avaient mis plus d'opiniâtreté à la combattre. Leur transfor-
mation sous l'influence chrétienne rappelle une légende suédoise.
Saint Laurent, venant du pays des Saxons, rencontre un géant près
de Lund. u Je te bâtirai une église, dit le géant, mais à une condition :
quand j'aurai fini, tu me donneras tes deux yeux, à moins que tu
(1) Chanson de Wclhaven, ne à Bergen.
UN POÈTE NORVÉGIEN. 341
n'aies trouvé mon nom. » Le saint accepte; aussitôt le géant se met
à l'œuvre, entassant bloc sur bloc. En quelques jours, il a presque
achevé une église formidable, saint Laurent commence à craindre
pour ses yeux. Au même instant, il entend une voix qui dit : « Dors
tranquille, ma fille, tu auras les yeux du saint, que ton père Finn t'a
promis. » Le saint, joyeux, court à l'église et s'écrie : « Tu t'ap-
pelles Finn ! » Voyant qu'il a perdu, le géant, furieux, descend de
sa tour et veut renverser l'édifice, il entre sous la voûte pour l'em-
porter sur son dos ; mais voici que tout à coup il est changé en pi-
lier de pierre. — Cette histoire est celle de toute la race Scandinave
et surtout norvégienne. Après une lutte sauvage contre le christia-
nisme, elle s'est comme raidie et immobilisée sous lui. Le Norvégien
d'aujourd'hui est naïvement religieux, d'un caractère mâle, sérieux,
très renfermé, mais capable de sentimens profonds et de passions
fortes. L'âpre énergie Scandinave a été refoulée, mais elle est restée
dans le sang comme une force latente qui perce sous forme d'éclats
subits, de mélancolies sombres, et s'accentue parfois dans une per-
sévérance opiniâtre.
La Norvège moderne, avec sa constitution démocratique vraiment
faite pour un peuple de fermiers et de paysans, avec son église pro-
testante, honnête, mais souvent étroite, est trop tranquille, dirait-
on, trop heureuse et trop isolée pour produire de grandes choses
dans l'ordre intellectuel. Sa littérature, comme sa langue, se con-
fond presque avec celle du Danemark. Au siècle passé, elle fournit
au théâtre danois son meilleur comique, Holberg, et depuis ce temps
elle a produit nombre de nouvellistes et de lyriques de talent. Ce
qui lui manquait encore, c'était une personnalité caractéristique, un
représentant hardi de ses aspirations intimes, si peu connues de
l'étranger. Pour la première fois elle l'a trouvé en Biœrnson. Par
ses qualités comme par ses lacunes, il est vraiment Norvégien, nous
voyons même reparaître en lui, avec plus d'énergie que chez aucun
poète du nord, les traits marquans du caractère Scandinave. Voilà
sa nouveauté, voilà ce qui nous attire, car dans la vie comme dans
l'art tout ce qui est spontané et vraiment individuel excite la pen-
sée souvent mieux que la perfection savante. Essayons dojic de
voir tel qu'il est ce Northman moderne, qui est le Tegner de la
Norvège et déjà le surpasse. Peut-être nous ouvrira-t-il quelques
échappées sur l'avenir d'un peuple jeune et vigoureux.
IL
Biœrnstierne Biœrnson est né en 1832 dans une des contrées les
plus solitaires du Dovrefield. Son père était pasteur d'une petite pa-
3Zi2 REVUE DES DEUX MONDES.
roisse, Ovikné, au cœur de la Norvège. La nature alpestre, d'une
sublimité effrayante, au milieu de laquelle il grandit fut la forte im-
pression de son enfance. D'immenses murailles de rochers gris, aux
reflets bleuâtres, dressés contre le ciel et jetant dans les vallées leurs
ombres colossales, puis des collines, de vastes bruyères, des forêts
de sapins maigres, des ravines pleines de genévriers touffus qu'ha-
bite encore « l'ours roi, » des torrens furieux se gonflant comme
des fleuves à la fonte des neiges, et qui semblent vouloir entramer
toute la montagne vers la mer, voilà le monde sauvage sur lequel
l'enfant ouvrit ses yeux étonnés. Ce qui augmente la grandeur uni-
forme du paysage, ce sont les longues nuits d'hiver, où tous ces ob-
jets prennent des proportions fantastiques; alors chaque montagne
devient un géant bizarre et monstrueux. Par contre, le soleil a des
rayons rouges en été, de chaudes caresses qui font sortir les gnomes
curieux de leurs cavernes et flotter la fée rose, au lumineux sourire,
dans la blanche poussière des cascades. L'âme de l'enfant se plon-
gea dans cette nature, qui tantôt le terrifiait et le repoussait, tantôt
le fascinait et l'attirait doucement dans ses profondeurs magiques,
où il croyait voir s'agiter confusément une foule de divinités redou-
tables ou séduisantes.
A cette impression se joignit celle de l'église et du presbytère pa-
ternel. C'était une de ces églises isolées au milieu d'une vallée, car
dans le Dovrefield il n'y a guère de villages proprement dits, les
habitations d'une même commune sont fort dispersées. Là, cette
église solitaire, qui règle et consacre tous les actes de la vie, seul
signe visible du monde idéal que l'homme porte en lui, a une
grande puissance sur les âmes. Le paysan y rattache tous ses de-
voirs, tous les sentimens purs et toutes les espérances. Si le culte
chrétien est une contradiction en Grèce et en Italie, sur les terres
du 'soleil , où naquirent les dieux immortels de la beauté et de la
joie, l'image douloureuse du Christ a une force étrange dans ces
montagnes; la religion du sacrifice y est plus naturelle, et une
pauvre église de bois a pour les simples une muette éloquence.
Biœrnson subit également ces deux impressions : la nature avec sa
magie toute païenne et la religion avec ses émotions morales. Elles
dominent sa vie, et se retrouvent dans ses œuvres comme une con-
tradiction non résolue.
On devine que cette enfance fut monotone, les visites n'abon-
daient pas au presbytère ; étant l'aîné de la famille, l'enfant resta
livré à lui-même. La Bible, les contes populaires, quelques sagas,
ce furent ses seules lectures pendant les longues soirées d'hiver.
Pourtant c'était sa saison favorite, car alors le père l'emmenait en
traîneau, et ils descendaient la montagne avec la rapidité de l'ou-
UN POÈTE NORVÉGIEN. 343
ragan. Souvent le presbytère était entouré de remparts de neige
comme un château-fort. Grande ressource pour l'alerte gamin : la
mère voulait-elle le punir, vite il grimpait sur la montagne de glace;
arrivé au sommet, il appelait son père, qui étudiait son sermon juste
en face de lui, et l'honnête prédicateur demandait en riant grâce
pour son fils. Ce père ayant été transféré dans le Romsdal, le petit
montagnard indocile fréquenta l'école, et n'y fit pas merveille. Il
était de ces natures profondes qui semblent dormir pendant l'ado-
lescence; elles ont l'air de ne rien voir, mais elles rêvent, et ce rêve
est un travail incessant. Ah ! si elles pouvaient faire comme les au-
tres et répéter machinalement la leçon qu'on leur serine ! Elles ne
le peuvent pas, car elles ont en elles tout un monde de sentimens
et de pensées qu'elles ne savent exprimer. Alors on les traite de
sots, et on les raille sans pitié. C'est ce qui advint à l'enfant fa-
rouche et songeur du Dovrefield. On se moqua beaucoup de sa lour-
deur. Il n'en fut que plus revêche, se raidit, se concentra, et, comme
son héros Sigurd, supporta beaucoup en silence ; mais, grâce à sa
vigueur, le jeune homme qui sortit de là était déjà un caractère for-
tement trempé et un esprit original. Il garda cependant de ces pre-
mières humiliations un fonds d'amertume et de sauvagerie qui a son
charme, puisqu'il cache une sensibilité exquise et vraie.
Biœrnson devint étudiant à Christiania. Après deux visites au
théâtre, il fut fixé sur sa vocation, et, sans avoir lu un drame de sa
vie, il en écrivit un. Chose plus singulière, l'essai fut admis, et le
jeune auteur eut ses entrées libres. Puis, à mesure qu'il vit d'autres
pièces, il reconnut les défauts de la sienne et finit par la retirer.
Voilà bien l'honnêteté et la persévérance du Norvégien. II avait jeté
son drame au feu, mais de ses cendres il avait vu sortir, brillant
phénix, un idéal nouveau. Ne se sentant pas encore la force de lui
donner une forme, il se mit en tête de le prêcher aux autres ; à cet
âge, on croit qu'on peut avec des critiques réformer auteurs, acteurs
et public. La suite va de soi; l'audacieux étudiant, qui disait avec
trop d'inexpérience des vérités trop dures, fut plaisanté, détesté,
calomnié et mis au ban de la société littéraire de Christiania. Heu-
reusement il trouva des amis ailleurs. Dans un voyage à Copen-
hague, il y rencontra d' excellons protecteurs. Nul n'est prophète en
son pays. A Christiania, il avait paru trop Norvégien aux Norvégiens
eux-mêmes; dans la capitale danoise plus intelligente, il plut par
son étrangeté. Soutenu, encouragé, il loua une mansarde, se mit à
l'œuvre et publia bientôt après ses Contes norvégiens, qui en peu
de temps le firent connaître dans tout le nord. Depuis il a dirigé le
théâtre de Bergen, fondé un journal à Christiania et visité Rome,
où il écrivit. son grand drame, Sigurd. Quoiqu'il ait encore des en-
344 REVUE DES DEUX MONDES.
nemis, ses compatriotes l'ont salué comme leur premier représen-
tant en littérature et en poésie. Telle est la simple histoire de Biœrn-
son; mais sa vraie vie, son histoire intime est contenue dans ses
œuvres. Laissons-le donc se développer dans son triple rôle de ly-
rique, de conteur et de dramatiste.
Les premiers essais de Biœrnson, les manifestations involontaires
de son talent furent sans doute les chansons dont ses récits sont
parsemés. Ces poésies sont peu nombreuses, très simples, mais
d'une allure tout individuelle et d'une mélodie singulièrement pé-
nétrante. Par la forme et l'inspiration, elles se rattachent pour la
plupart aux chansons populaires de Suède et de Norvège; c'est le
sol frais où elles ont poussé comme de brillantes fleurs alpestres
dans un champ d'anémones sauvages.
Enfant, Bi(L'rnson fut bercé de ces romances mystérieuses, de ces
ballades tragiques ou enjouées qui se sont conservées jusqu'à nos
jours p;:rmi les peuples du nord. Sous leur forme naïve, elles sont
les derniers vestiges du paganisme et chantent surtout les divinités
élémentaires qui séduisent les enfans des hommes. Ces esprits mo-
queurs et caressans, beaux et perfides, sont pour eux un perpi'tuel
objet d'effroi et de désir. Tantôt un nix, dieu de mer, entraîne une
jeune fille au fond de l'eau, sous prétexte de la conduire à l'église,
tantôt deux elfes des bois s'approchent d'un seigneur endormi au
clair de lune dans le val des roses. L'un lui prend la main, l'autre
lui chuchote à l'oreille : « Réveillez-vous, beau chevalier, aimez-vous
ma mélodie d'amour? Seigneur Magnus, répondez-moi ! Ne dites pas
non, dites oui, oui ! » Ces romances, variées à l'infini, peignent toutes
l'éternelle attraction de la nature sur l'homme, elles sont pleines de
la vague harmonie des mers et des forêts, et leurs refrains expriment
avec une remarquable précision les mouvemens secrets de l'âme.
Non-seulement le peuple chante ces vieilles ballades, il en fait de
nouvelles. Aux danses, aux noces, aux fiançailles, jeunes et vieux
composent des chansons, et, comme dans tout lyrisme spontané, la
musique s'improvise avec les paroles. En un mot, chez ces peuples,
la poésie existe encore à l'état primitif, sous une forme humble,
mais très vivante.
Qu'on se figure donc l'adolescent poète du Dovrefield s'ignorant
encore, mais tout plein de ces vieux chants, et qui déjà sent sourdre
en son propre cœur une vague musique. Il erre loin du presby-
tère, dans les landes. Nul être vivant dans ces solitudes que la poule
de neige qui parfois traverse les airs, et l'aigle qui plane à des
hauteurs immenses. L'enfant sauvage se couche au soleil dans les
bruyères et regarde les derniers sommets à l'horizon, ou écoute le
bruit des eaux dans les profondeurs. De puissantes sensations sou-
UN POÈTE NORVÉGIEN. 3Û5
lèvent sa poitrine par effluves. Que toutes ces voix résonnent étran-
gement dans son cœur! et d'où vient cette voix qui tressaille en
lui-même? Il voudrait chanter, il ne peut :
« Le jeune pâtre au bois s'en va des jours entier^, — des jours en-
tiers. — Il y avait entendu un si doux chant, — un si doux chant.
« L'enfant coupe un roseau et s'en taille une flûte, — une flûte amou-
reuse; — il l'essaie et veut voir si la voix y repose, — la voix mélo-
dieuse.
a Et la voix murmure an fin fond du roseau : — Me voici! — Mais à
peine y est-elle qu'aussitôt elle fuit, — s'enfuit comme un soupir.
« Souvent dans son sommeil doucement elle vient, — doucement le
hanter, — et passe sur son front comme flamme rapide, — comme
flamme d'amour.
(( Il s'éveille en sursaut, il veut la saisir, — la saisir au passage. —
Mais elle n'est plus là, immobile elle plane — dans la pfde nuit.
« Seigneur, reprends-moi près de toi, — oui, près de toi, — car la
voix magique a enveloppé mes sens, — et mon âme tout à fait.
« Le Seigneur répond : u La voix est ton amie, — ta douce amie! —
si même elle ne reste jamais à ton chevet, — jamais plus qu'une
heure! »
u Ah! je sais plus d'une superbe mélodie, — oui, superbe mélodie!
— Mais celle-là en vain je la cherche sans cesse, — je la cherche tou-
jours! »
On surprend ici la voix qui s'écoute, l'obscur balbutiement, la
naissance mystérieuse du chant au cœur de l'homme. C'est encore
l'inflexion naïve, l'accent tendre du lyrisme populaire, vraie musique
primitive de l'âme, née sous tous les climats, inépuisable, éternel-
lement variée et toujours touchante, qu'elle s'essaie sur la syrinx
ou la lyre, sur la harpe ou la flûte, ou qu'elle s'exhale comme un
soupir mélodieux d'une poitrine agreste. La pensée individuelle n'a
pas encore pris son vol, mais le poète enveloppé dans la nature
vibre et s'éveille à son souflle.
A mesure qu'il s'enfonce dans ses montagnes, elles se révèlent à
lui sous des aspects plus étranges et lui disent des choses nouvelles.
Les divinités elles-mêmes se montrent rarement, elles craignent
peut-être l'enfant du presbytère, elles se contentent d'appeler ou de
menacer de loin. Voici une ballade où l'hiver norvégien découvre sa
face redoutable, et où gronde sourdement le génie invisible du
gouffre :
« Le petit Niels Finn devait sortir, — mais il trébuche dans son patin
de neige (1). — Gare à toi! dit la voix de l'abîme.
(1) Los Norvégiens ont des sortes de sabots pour patiner sur la neige.
346 REVUE DES DEUX MONDES.
« Et le petit Miels Finn pose son pied dans la neige. — Va-t'en, mé-
chant gnome, quand je marche doucement! — Hi! ho! ha! dit la voix
de l'abîme,
« Niels de son bâton'frappe à droite, frappe à gauche ; la neige jaillit
en poussière. — As-tu vu le génie de la montagne qui s'est levé là-bas?
— Hitlihou ! dit la voix de l'abîme,
« Voilà un patin qui reste dans la neige; suis-je sot! Niels veut le
ressaisir,.,, et tombe à la renverse, — Prends-le donc! dit la voix de
l'abîme.
« 11 s'enfonce dans la neige, il trépigne, il gronde, — mais toujours
plus bas l'attire un charme terrible. — Ça va bien! dit la voix de
l'abîme.
(( Le bouleau se met à danser, le sapin rit dans sa barbe, — comme
s'il y en avait deux cents contre lui. — Vois-tu bien? dit la voix de
l'abîme.
(( Le rocher ricane et lance une avalanche, — mais Niels serre les
poings: je ne me rends pas encore! — Mais bientôt! dit la voix de
l'abîme.
« Et la gueule de neige s'ouvre béante, et la nuée roule sur sa tête.
— Et Niels Finn pensa : voici ma tombe ouverte! — Est-ce fini? dit la
voix de l'abîme.
u Dans la mer de neige deux sabots regardent tristement autour d'eux.
— C'est tout. Du reste, silence et neige, neige et silence. — Où est
Niels? dit la voix dans l'abîme. »
Ce petit montagnard est un vrai Norvégien. Comme il accepte
vaillamment la lutte avec l'effrayant génie ! comme il se défend et
ne se rend qu'au fond du gouffre ! mais aussi quelle conjuration dé-
moniaque dans la ravine, quelle sarabande dans les arbres, quelle
fascination, quelle ironie féroce dans la voix caverneuse de l'abîme,
et quelle désolation navrante dans ces sabots effarés a qui regar-
dent » et semblent chercher leur maître !
Adieu l'hiver et ses terreurs au mois de juin ! On danse aux val-
lées, on gravit le& versans, on s'appelle, on se répond à tous les
étages di la montagne. La jeunesse se réunit, et l'amour discret et
voilé se glisse dans toutes les chansons. La vive jeune fille enjouée
des vallées plus chaudes apparaît au montagnard sauvage et timide
comme une fée étrange qui lui jette un charme.
(( La svelte Venevill s'en vint sautant, le cœur léger, vers le bien-aimé.
Elle chantait, et sa voix claire résonnait par-dessus le toit de l'église :
bonjour! bonjour! Et les oiseaux, fous dans les haies vives, chantaient
avec elle. A la Saint-Jean, il y aura danses folles et cris d'allégresse. —
Mais la tressera-t-elle sa couronne de fiancée?
UN POÈTE NORVÉGIEN. 3Ù7
({ Elle tresse à son ami une riche guirlande d'éclatantes fleurs bleues-
« Regarde! c'est la couleur de mes yeux. » Il la prit, la lui rendit et la
reprit plus vite encore. « Adieu, mon enfant! » Par la bruyère, il file
comme le vent et pousse des cris de joie ! A la Saint-Jean, il y aura
danses folles et chants d'allégresse. — Mais la tressera-t-elle sa couronne
de fiancée?
« Elle lui tresse une autre guirlande de cent fleurs claires et cha-
toyantes. « Vois-tu, dit-elle en la secouant au soleil, ma blonde cheve-
lure? » Et, tout en la nouant, elle relève la tête. Que sa bouche était
rouge! Il sourit, devient pourpre, et sur ses lèvres, comme sceau d'al-
liance, imprime ses lèvres de feu. A la Saint-Jean, etc.
(t Elle en tresse une autre blanche comme les lis. « Veux-tu ma main
droite? Et cette autre couronne rouge-sang d'amour enflammée, re-
garde-la. A toi aussi ma main gauche! » Il la prit, et tout embrasé s'é-
cria : — Comme mon cœur t'aime!
(( Elle en tourne, elle en tresse de toutes les couleurs. « Ne les mé-
prise pas ! » Elle cueille, elle enlace, elle y mêle ses pleurs. « Prends-les
toutes! )) Il se tut et les prit, mais n'avait de repos.
« Elle en tresse une grande toute verte, u Ma couronne de vierge ! »
Elle tresse, et ses doigts en deviennent bleus. « Mets-la, mon ami! »
Mais quand elle se retourna, il était parti comme la tempête.
(t Elle tressa, et ses yeux en perdirent leur éclat; elle tressa sa cou-
ronne de vierge! Et passe la Saint-Jean, et passe tout l'hiver. Las! elle
tresse toujours sa pâle guirlande sans fleurs. A la Saint-Jean, il y a
danses folles et cris d'allégresse. — Mais Ta-t-elle tressée sa couronne
de fiancée? »
Le charme de ces chansons réside surtout dans le rhythme mu-
sical qui appelle la mélodie, elles perdent leur vrai sens dans la
traduction en prose. A travers ce voile, verra-t-on se dessiner la
Norvégienne avec sa grâce rustique et sa douceur, entendra-t-on
vibrer sa voix mélodieuse? Je ne sais; mais, dans l'original, c'est
une séduisante apparition. Elle reste chaste, enjouée jusqu'en ses
plus passionnés aveux, sa tristesse est une fleur suave, et dans son
sourire brille une larme. Il y a dans cette âme virginale des élans
de tendresse qui s'épanouissent en rougeurs subites sur son front
et agrandissent ses yeux par éclairs, comme l'aurore boréale épa-
nouit sa rose clans l'azur foncé du ciel.
Nous pourrions suivre Biœrnson dans d'autres essais, notamment
dans quelques poésies religieuses et patriotiques; mais il sufiit d'in-
diquer la note originale de son lyrisme. Nul plus que lui n'a re-
trouvé l'accent et la forme des chants populaires de son pays. Avec
cela, il est très personnel; mais il s'est mis à chanter comme on
348 REVUE DES DEUX MONDES.
chante dans ses montagnes . Ses rustiques mélodies lui sont venues
du trop-plein de ses émotions, sans qu'il les ait cherchées et pres-
que sans qu'il s'en doutât. Certes cette poésie-là n'a point les senti-
mens vastes, les pensées hardies, les horizons lointains du haut ly-
risme; par contre, elle a ce que celui-ci possède rarement dans les
temps modernes : le parfait naturel, le jet spontané, l'accent du
cœur. Elle est moins faite pour être lue au coin du feu que chantée
au milieu des travaux et des plaisirs alpestres, dans les fi ères con-
trées où elle naquit. Le poète est peu expansif, la sève chez lui reste
à la moelle et rarement fend l'écorce, ses chants suffisent pourtant
pour caractériser le vrai folkemng norvégien. Il ressemble au lied
allemand en ce qu'il est aussi franchement populaire; il s'en dis-
tingue par l'essence du sentiment. Moins ample, moins varié, moins
vigoureux, il est plus intime, plus triste et parfois plus pénétrant.
Pris dans sa belle époque, de 1780 à 18^8, le lyrisme populaire de
l'Allemagne embrasse toutes les situations de la vie, parcourt toute
la gamme des sentimens humains; celui-ci a quelque chose d'humble,
de voilé, j'allais dire de solitaire. On écoute, et l'on entend la voix
qui se perd dans les hauteurs; on croit surprendre le dialogue mys-
térieux de l'âme avec elle-même, mais enfin on est ému, et cela
suffît. Le lyrisme norvégien a son talisman, et, pour parler comme
Herder, il est une voix parmi les voix des peuples. Pour peu que
Biœrnson conLinue, qu'il élargisse encore son genre, il sera l'Uh-
land de la Norvège.
III.
Parmi les récits rustiques de Biœrnson, il en est un fort singulier.
Thrond était le fils de très pauvres gens qui habitaient un vallon
perdu sur un haut plateau. Pas une maison à plusieurs lieues à la
ronde; jusqu'à dix ans, l'enfant n'eut d'autre société que ses pa-
rons. Une nuit, un bohémien demanda l'hospitalité à la ferme écar-
tée. On l'hébergea; mais, pris delà fièvre, il mourut trois jours
après. On cacha cette mort à l'enfant, et on lui fit cadeau du violon
du bohémien. Le père lui apprit à jouer de l'instrument, qui exerça
sur Thrond une attraction irrésistible. Dans son imagination, ce
bois sonore et vivant renfermait tout un monde. A mesure qu'il ap-
prit à le faire parler, il donna un nom à chaque corde, à chaque
son, il retrouva dans son violon la voix de son père, de sa mère et
du sombre bohémien. Assis sur sa colline des matinées entières, il
inventait des airs de danse et jouait tour à tour la forêt, les gnomes,
la fée, le Joutoul (démon de montagne), enfin tout ce qu'il voyait,
et tout ce qu'il savait. Jamais il n'avait été au village; mais un jour
UN POÈTE NORVÉGIEN. 349
la curiosité et rambitioa l'y poussèrent. Sachant qu'une noc3 de-
vait s'y célébrer, l'idée lui vint de s'offrir comme musicien, et
le voilà parti. « Il prit la tête du cortège et se mit à jouer. Il
lui semblait que l'épouseur et la mariée, jeunes et vieux, les oi-
seaux, la forêt, le ciel et le soleil, chantaient avec les cordes vi-
brantes, sinon tout haut, du moins dans le fin fond de leur cœur. Il
marchait en avant dans une sorte d'ivresse, et ne sentait plus le
sol sous ses pieils. » Mais la vue du village, si nouvelle pour lui,
ces fenêtres miroitantes, cette foule en habits de fête, l'église et les
cloches qui sonnaient, tout cela l'étourdit si fort qu'il en perdit la
tête. Déjà ses doigts tremblaient sur les cordes; alors il fit un
suprême effort, et se mit à jouer avec frénésie un air qu'il ne con-
naissait pas lui-même. Son œil se troublait, l'hallucination com-
mençait. Tout à coup il vit le bohémien assis sur la pointe du clo-
cher, qui le regardait et le raillait. « Il lui sembla alors que le violon
voulait monter là-haut, s'il ne parvenait pas à faire descendre le
bohémien par son jeu. La musique qu'il faisait se changea en
nuages ondoyans; sous ses yeux, le clocher s'inclinait avec le bo-
hémien, les maisons dansaient, le torrent remontait les rochers.
Alors sa mère s'élança hors de la foule, u Au nom du ciel, s'écria-
t-elle, que joues-tu là, Thrond ? — Il la regarda, s'affaissa et crut
tomber dans un abhne grisâtre et sans fond. » Revenu à lui-même,
il s'enfuit à travers champs et ne s'arrêta que loin du village. Son
premier mouvement fut de briser contre terre l'instrument fatal;
« mais il voulut le regarder encore une fois. Alors il lui parut qu'il
embrassait tout ce qu'il avait vécu et appris; il se souvint de ses
l'ochers, de sa montagne, et se prit à pleurer. » Quand il se releva,
il était décidé à quitter le pays pour se faire artiste.
L'histoire intérieure de Biœrnson ressemble beaucoup à celle de
ce violoniste primesautier. Gomme lui, il vécut d'abord en telle in-
timité avec la nature imposante de son pays, qu'il pensait, sentait
et chantait sous cette impulsion, ou plutôt c'était elle, la toute-
puissante, qui chantait en lui. Jeté subitement dans le monde, mis
en demeure de donner une forme à sa pensée , il ne sut pas com-
ment exprimer les émotions qui l'envahissaient; il se crut frappé
d'impuissance au moment même où lui venait la conscience de son
talent. Il connut alors ce désespoir de l'artiste qui touche à la folie;
mais, la crise passée, il reconnut sa voie. Peindre fidèlement son
pays et ses compatriotes, raconter leur vie rude et simple, remplie
par dévastes et profonds sentimens, tel fut son dessein. Il y a plei-
nement réussi, car il a su montrer par le dedans ce Norvégien
qu'on ne connaît guère que par le dehors.
On aurait tort de chercher dans ces récits des situations extraor-
350 REVUE DES DEUX MONDES.
dinaires, de grands conflits de passions, un intérêt dramatique. Il
faut les prendre pour ce qu'ils sont, des peintures naïves d'un genre
de vie très primitif, mais nullement dépourvu d'idéal. Le héros en
est le paysan norvégien, maître absolu dans sa ferme, souvent à la
fois laboureur, jardinier, pâtre, bûcheron, jouissant malgré cela
d'une éducation et d'une indépendance qui le rendent capable d'une
vie intellectuelle et morale. Autour de lui se groupent épisodique-
ment le maître d'école, conseiller de la famille, et le pasteur, gé-
néralement humain et sage, sorte de providence paternelle qui
n'intervient que dans les grandes crises. L'homme, dans ce grave
isolement, devient silencieux et contemplatif, ses sentimens sont
peu nombreux, mais énergiques et persistans. Là comme partout
il a ses heures de gaîté folle, mais sa vie est comme enveloppée
d'une pensée religieuse. Cela se peut-il autrement dans ce cadre
grandiose et sévère qui l'enferme? — Notre conteur peint ces sites
non pas en touriste, mais comme quelqu'un qui en sait le secret.
La sobre description reflète le paysage comme il doit se refléter
dans l'âme du montag]iard. Voici une esquisse alpestre, a Au prin-
temps, Aslaug, la belle pastoure, prit le chemin de l'alm (haut
pâturage) avec son troupeau. Et quand le jour chaud se couchait
sur les vallées, que le haut rocher s'élevait hardiment dans le
ciel frais, au-dessus des vapeurs paresseuses pompées par le so-
leil, quand les cloches des troupeaux se mêlaient aux aboiemens
des chiens et que la belle Aslaug chantait à la tyrolienne ou soufflait
sur sa corne sa mélodie traînante, les jeunes gars du village se sen-
taient pris d'un grand mal du cœur lorsqu'ils regardaient là-haut. »
Les paysages d'hiver n'ont pas moins de cachet. La montagne est
glacée du haut en bas, on n'entend que le vent qui court sur la
neige et l'amoncelle par collines, on voit les fermes couchées sur
ce vaste tapis blanc comme de lourdes meules de foin d'où jaillis-
sent des étincelles. (( Une lumière brillait dans la maison, et la
montagne noire, énorme, pendait sur elle. La mer gelée brillait
dans le fond, blanche et luisante avec sa ceinture de forêts; la lune
montait dans le ciel et reflétait la forêt dans la glace. )> Le conteur
nous fait pénétrer ensuite dans ces paisibles intérieurs où tout an-
nonce une antique tradition. La chaise sculptée semble prête à par-
ler, la pendule glousse familièrement, et le feu de bouleau qui
crépite au foyer raconte, pendant les longues veillées, l'histoire tra-
gique ou souriante des ancêtres. Dans la belle saison, nous voyons
les murs se tapisser de feuillages odorans, et les branches de gené-
vrier semées par terre pour célébrer le retour d'un fds ou dire la
bienvenue à une fiancée.
La plus caractéristique de ces histoires est celle d'Ame. Ce paysan
UN POÈTE NORVÉGIEN. 351
poète oflVe un type vrai, celui du Norvégien solitaire et sérieux,
triste et renfermé, cachant sous sa rudesse une âme étrangement
sensible et rêveuse. Il est né dans la haute montagne, près d'une
cascade dont le mugissement monotone rappelle « la voix de l'éter-
nité. » Le père, un tailleur musicien, brillant danseur et enjôleur
de filles, avait séduit la simple et bonne Margit, puis l'avait aban-
donnée; l'enfant est élevé en grande solitude et tristesse. Plus tard,
Margit épouse par pitié son séducteur tombé dans la misère. Arne
grandit entre ce père vicieux et cette mère fidèle, qui se le dispu-
tent comme le mauvais et le bon ange. C'est la mère qui l'emporte
par sa douceur et sa résignation; dans le retour de l'enfant vers
elle éclate déjà son ardente sensibilité. Un jour, poussé par son
mauvais père, l'enfant a offensé sa mère ; elle lui jette un long et
douloureux regard. « Une chaleur brûlante lui passa sur tout le
corps. 11 sauta de la table où il était assis, sortit, se jeta sur la
terre comme pour s'y enterrer, puis, ne trouvant pas de repos, il se
releva pour s'en aller. Il passa près de la grange dans laquelle sa
mère était assise; elle cousait un vêtement pour lui. Elle avait l'ha-
bitude de chanter lorsqu'elle travaillait seule; maintenant elle se
taisait. Elle ne pleurait pas, elle cousait simplement. Alors Arne n'y
tint plus, il se jeta devant elle dans l'herbe, la regarda et se mit à
sangloter. — Je savais bien que tu étais bon, dit-elle. — Mère,
chante quelque chose pour moi, dit l'enfant, sans quoi il me semble
que je n'oserai plus te regarder. » Alors, d'une voix douce, elle
murmure quelques versets, tandis que l'enfant reste la tête sur ses
genoux, et s'endort dans une vision éblouissante. Telle est la puis-
sance du sentiment intime chez cette race, que le chant a sur elle
une influence éducatrice prédominante. Il est l'expression de cette
religion individuelle qui se mêle à tous les actes de la vie comme
une grave pensée. Le développement d'Arne est tout intérieur. Le
père étant mort, il reste seul avec sa mère. Celle-ci ne vit que pour
son fils; mais le jeune homme devient de plus en plus songeur et
renfermé. Il fuit la société, et, par amour de la solitude, se fait
pâtre et bûcheron. Printemps, été, automne, il reste dans la forêt,
coupant du bois, lisant, rêvant, taillant des lettres dans l'écorce
des arbres. Un violent désir le tourmente, le désir des voyages. Son
seul ami, le fils d'un capitaine de vaisseau, est parti pour l'Amé-
rique. Depuis ce jour, il n'a qu'une pensée, le suivre, sortir de son
étroite vallée, s'arracher aux souvenirs funèbres de son enfance,
voir la mer et le vaste monde, y chercher le bonheur. A l'effroi de
sa mère, il ne lit que des livres de voyage et reste absorbé des
heures sur des cartes géographiques. Il se garde bien de rien dire
à personne de ses projets, car, en vrai Norvégien, il est farouche,
ombrageux, muet. Plus un sentiment a de profondeur et d'énergie.
352 REVUE DES DEUX MONDES.
moins il est capable de l'exprimer; le silence pèse sur lui comme
une montagne impossible à soulever. Heureusement que l'âme ten-
dre et riche qu'il porte en lui comme une source pure dans une ca-
verne ténébreuse trouve une issue dans le chant. Arne a le don de
poésie. Ceci n'a rien d'extraordinaire en Norvège, où tout paysan
reçoit une certaine instruction, est souvent bercé de vers et de mu-
sique. Biœrnson peint au vif ce poète spontané, resté complètement
homme du peuple, mais qui par momens trouve des paroles et des
rhythmes pour sa souffrance ou son désir. « Gomment fais-tu quand
tu composes tes chansons? lui demande une jeune fille curieuse. —
Je retiens les pensées que d'autres laissent s'envoler. » Souvent,
lorsqu'il marche, les mots flottent devant ses yeux comme des flo-
cons de neige, et, lorsqu'il s'assied sur une hauteur, ses pensées
s'étendent sur la vallée comme les fils de la Vierge qui oscillent
dans l'immensité bleue. Dans cette exaltation, les paroles viennent
toutes seules et forment des harmonies qui répondent au mouve-
ment intérieur. C'est dans une disposition semblable qu'il compose
son meilleur chant, celui qui le révèle tout entier :
« Quelqu'un peut-il me dire ce que je verrais — au-delà des roches
hautes? — Maintenant, hélas! mes yeux ne voient que leur neige éter-
nelle, — Là, en bas, pourtant tout verdoie au bord du torrent et du
lac ! — Je ne puis me refuser le vœu de ma vie, — dois-je le tenter,
mon voyage?
« Il monte haut, l'aigle, d'un fort battement d'aile, — par-dessus les
roches hautes. — Il s'élance vers le jour jeune et puissant, — et rassasie
son courage dans la libre chasse; — il s'abat selon sa convoitise, — et
se pose aux plus lointains rivages.
« Pommier feuillu qui frissonnes, dis, veux-tu t'élancer, toi aussi, —
par-dessus les roches hautes? — Ah! qu'un vent t'arrache avec tes ra-
cines, et tu secoueras ta neige sur les neiges éternelles! — La paix des
vallées ne te suffit pas. — Des oiseaux se balancent sur tes branches. —
Les chants et les parfums des terres lumineuses folâtrent dans ta cou-
ronne.
« ... Ah! ne passerai-je jamais, jamais, — par-dessus les roches hautes?
— Ce mur de pierre me frappe d'épouvante. — Doit-il jusqu'à mon der-
nier jour, de sa crête de glace, — peser sur moi, terrible comme un
sépulcre, — enchaîner à toujours mes bras et mon courage?
« Non! des ailes! je veux partir! loin, loin! — par-dessus les roches
hautes! — Ici le temps rampe comme un fantôme et me ronge le cœur.
— iVIon cœur pourtant est jeune, il est fort et hardi, — il brûle d'esca-
lader ces cimes étincelantes, — dussé-je à leur pied me fracasser contre
le roc!
« Un jour, je le sais, mon courage me conduira — par-dessus les
UN POÈTE NORVÉGIEN. 353
roches liantes! — Déjà m'appelle le flot gonflé du torrent. — Et pour-
tant, ô mon Dien, bien douce est la patrie, — dussé-je ne jamais assou-
vir la soif de mon âme, — que ta volonté soit faite! »
Eh bien! non, serait-on tenté de s'écrier en se laissant entraîner
par le mouvement lyrique de ces strophes, pourquoi cette résigna-
tion chrétienne après cet élan viril? Encore un effort, hardi monta-
gnard! Romps les liens qui te retiennent, oublie la jeune fille qui
t'attend de l'autre côté du lac, franchis les monts. Lw navire hisse
ses voiles dans le port, fais-toi matelot pour voir les hommes et le
monde, ou tente la fortune au-delà des mers. Tes forces cachées
qui s'endorment dans le silence de ta vallée se déploieront, ton es-
prit s'élargira, ta langue se déliera, les fatigues et les déceptions
même te feront homme. Ta foi au travail, ton amour'de la liberté
et ton aspiration idéale, ces nobles étincelles ne s'éteindront sous
aucune zone, elles s'enflammeront dans la lutte. Et si tu ne trouves
pas de patrie dans le Nouveau-Monde, reviens bâtir sur ton coin de
terre une maison plus large, où les échos d'autres peuples s'uniront
aux suaves mélodies du nord. — Mais ce serait là sortir du cadre
de l'humble idylle norvégienne et, disons-le, du caractèr>i discret
et tranquille, quoique mâle et vigoureux, d'Arne, car si l'instinct
voyageur s'agite souvent dans le Norvégien, son culte du pays natal
et de la patrie est encore plus vivace. Voilà pourquoi cette pensée
qui retombe à la fin après l'essor audacieux a quelque chose de tou-
chant. Ne dirait-on pas que c'est le vieux fond Scandinave qui perce
dans ce vague et vaste désir de voyage? Seulement l'antique soif
d'aventures et d'action a été refrénée par le christianisme, tempérée
par des siècles de repos et changée en inoffensive mélancolie.
L'histoire d'Arne se termine simplement et gaîment. Au moment
où son envie de partir va l'emporter, un charme inattendu le sur-
prend et le retient. Un jour qu'il est assis entre les buissons, une
scène riante de bonheur virginal frappe ses yeux. Deux jeunes filles
se disent adieu et ne peuvent se séparer. L'une est la fille du pas-
teur, l'autre, E'i, son amie passionnée, est fille de paysan, mais a
reçu par sa compagne une éducation quelque peu supérieure à son
rang. C'est elle, qui jette un sort au jeune homme farouche. Un sen-
timent tendre dont il ne se rend pas compte d'abord l'envahit. Com-
ment cet amour triomphera-t-il du désir de partir? Comment la
grande aspiration vers l'inconnu va-t-elle s'apaiser en se repliant
sur une femme? Voilà l'intérêt du récit. Le dénoûment a de la grâce
et de l'imprévu. Par hasard, Eli a trouvé la feuille volante sur la-
quelle Arne a jeté son chant de départ dans un moment d'i'ivincible
TOME LXXXVI. — 1870. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
tristesse. Quelle surprise lorsqu'un jour il entend chanter ces stro-
phes par la voix de celle qu'il aime !
« Il alla plus loin comme s'il allait dans Tinfini, mais plus il allait,
plus il s'approchait de la ferme qu'habitait Eli. Le brouillard avait dis-
paru, le ciel se voûtait comme une arche bleue d'une crête de rochers à
l'autre, les oiseaux nageaient dans l'air trempé de soleil et s'appelaient
à longs cris, des millions de fleurs riaient dans les champs; ici, aucune
cascade mugissante ne menaçait la joie, mais tous les êtres, ravis de
vivre, se mouvaient, chantaient, reluisaient, jubilaient vers le ciel sans
cesse ni repos.
(( Arne se jeta dans l'herbe sous une montagne, regarda vers le vil-
lage et se détourna pour ne pas le voir plus longtemps. Alors il entendit
au-dessus de lui une voix claire et brillante moduler un chant comme
il n'en avait jamais entendu. Elle résonnait par-dessus la pelouse entre
les gazouillemens d'oiseaux, et, avant qu'il eût reconnu la mélodie, il
savait déjà les paroles, car cette mélodie lui était la plus chère, et ces
paroles il les avait portées en lui-même depuis son enfance et les avait
oubliées le jour même où il les traça sur une feuille. Il s'élança en sur-
saut comm.e pour saisir les sons de la voix cristalline, puis il resta im-
mobile pour écouter, car la première strophe, puis la seconde, puis la
troisième descendait jusqu'à lui.
« ... Il l'aperçut enfin à travers les buissons. Le soleil tombait droit
sur la jeune fille. Elle était assise sur le versant dans son corsage noir
sans manches, elle avait sur la tête un chapeau de paille légèrement
incliné, et sur ses genoux un livre avec une foule de fleurs des champs;
sa m;iin droite plongeait comme en rêve dans cette luxuriante végéta-
tion. Son bras gauche était appuyé sur son genou, et sa tête reposait sur
sa main. Elle regardait dans la direction d'un oiseau qui venait de s'en-
voler. De sa vie, Arne n'avait rien vu ni rêvé d'aussi beau. Le soleil je-
tait tout son or sur elle et enveloppait d'une auréole la place où elle
était assise. La voix vibrante semblait encore onduler dans l'air, quoi-
qu'elle eût expiré depuis longtemps. Arne pensait, respirait et palpitait
pour ainsi dire dans cette mélodie. D'étranges pensées lui venaient,
comme si ce chant dans lequel il avait exhalé tout son désir, oublié par
lui, avait été retrouvé par elle.
«... Tout à coup elle se leva, secoua les fleurs de dessus sa robe, et
poussa un grand cri de joie qui monta haut dans les airs et résonna
jusqu'à l'autre rive du lac; puis, prenant sa course, elle disparut entre
les arbres, n
Ainsi Arne entend sa pensée intime exprimée pour la première
fois par la voix de la jeune fdle. En trouvant le secret de son cœur,
VN POÈTE NORVÉGIEN. 355
elle l'a fixé pour toujours. Il suffit qu'il entende cette mélodie, tant
couvée et tant cherchée, s'élancer vivante et douloureuse d'une
poitrine de vierge, pour étancher la soif de son âme. Vérité profonde
soas forme naïve : dans ses plus ardentes aspirations vers le lointain
et l'inconnu, l'homme se cherche toujours lui-même; grand ou petit,
il cherche ses frères à travers le monde et veut se reconnaître en
des âmes sœurs. Son désir partagé est près d'être assouvi, sa souf-
france comprise est presque une félicité.
Après Arne, si sombre et si renfermé, Biœrnson a peint Eivind, le
Joyeux compagnon, doué d'une gaîté intrépide et d'un rire à toute
épreuve. De même que la montagne a deux côtés, l'un fantastique
et ténébreux, qui suggère les rêves, les tristesses, les désirs, l'autre
riant et clair, qui avive et pousse à l'action, de même il y a deux
types de montagnards, le premier pensif et rêveur, l'autre gai et
tout en dehors. Moins original, ce dernier a le charme d'un bel en-
train, d'une joie saine et comme d'un souffle vif de glacier qui vous
vient en plein visage et fouette le sang. Plus tard, avec la Fille du
pêcheur, l'auteur s'est lancé dans le roman et s'est posé un pro-
blème hardi. Une enfant de la côte, fille de marin, élevée au milieu
de matelots, mais douée d'une riche nature, s'élève par sa volonté
au rang de grande actrice ayant conscience de sa dignité et de sa
mission. Ce démon de fille cache une âme fière et indomptable sous
le caractère chatoyant et fugace d'une ondine. Impénétrable, elle
cache son dessein à tout le monde, le poursuit avec une opiniâtreté
toute norvégienne et l'exécute malgré cent obstacles. La partie du
récit où Pétra, repoussée de sa maison, errante, abandonnée, est
recueillie dans un presbytère, où la bonté, la beauté, tout le monde
moral s'entr' ouvre à ses yeux éblouis, est d'une psychologie capti-
vante. J'ajoute que ce roman contient trop de hors-d'œuvre, tandis
que les phases capitales du développement de l'héroïne sont brus-
quées : puis le ton manque d'unité; en quittant sa première ma-
nière, l'auteur veut prendre le ton léger du romancier mondain , il
n'y réussit qu'à moitié, et son œuvre, d'ailleurs si neuve, y perd
beaucoup. Le grand mérite de Biœrnson, c'est d'avoir créé la pas-
torale norvégienne. En cela, il a doté sa patrie et la littérature euro-
péenne d'un genre nouveau qu'on est heureux de saluer. Sans doute
il manque encore de plusieurs qualités pour atteindre l'harmonie et
la clarté qui donnent la perfection. Le dialogue a tout le décousu
de la conversation, et la narration s'égare parfois en détails obscurs
et surperflus; en un mot, ce n'est point l'art suprême qu'on admire
dans la Petite Fadetle ou dans la Mare au Diable. Par contre, ces
idylles norvégiennes ont plus de saveur et de vraie poésie que les
contes villageois d'Auerbach, trop souvent entachés de morale bour-
356 REVUE DES DEUX MONDES.
geoise et de prétention philosophique. Ici, on oublie tout système
pour se laisser transporter clans un monde écarté, au milieu d'un
peuple naïf et vigoureux qui puise dans sa vie contemplative une
incontesta!)le noblesse. L'esprit se rafraîchit et s'élève auprès de
ces races s'Iencieuses qui sont pour l'humanité des réservoirs de
force et de jeunesse, et se montrent capables, le jour venu, des plus
surprenantes éclosions.
IV.
Biœrnson a fait plus que de peindre les Norvégiens d'aujourd'hui,
sa grande ambition a été de créer le drame national de son pays en
remontant à la source du génie Scandinave. Dans cette entreprise, il
a sinon réussi, du moins l"rayé des voies entièrement nouvelles. Ses
prédécesseurs dans la littérature du nord, le Danois OEhlenschke-
ger, le Suédois Tegner, avaient bien renouvelé les vieilles traditions;
mais, im'ius d'idées étrangères, ils étaient restés comme à la surface
du caractère national. L'esprit original et primitif d'un peuple n'est
pas chose facile à connaître; en tout pays, les églises de tout genre
et le nivellement démocratique ont travaillé à l'effacer. 11 vit pour-
tant dans ce paysan, dans ce fonctionnaire, dans ce soldat, dans cet
homme en habit noir d'aujourd'hui; mais, pour deviner cette âme
cachée, il faut le profond coup d'œil, mieux encore, il faut en sentir
le souffle en soi. Notre poète, lui, est un vrai tempérament Scandi-
nave, mélange d'énergie virile et de rêverie sombre, d'àpreté sau-
vage et de douceur profonde. Il lui a été donné d'exprimer vigou-
reusement ce vieux caractère national qu'on retrouve dans l'histoire
du nord et qui persiste dans la race. Les traditions héroïques de la
Norvège l'attirèrent de bonne heure. « Nous songeons toujours en-
core, di -il, à la vieille nuit des sagas, pleine de lueurs. » L'époque
à laquelle l'imagination de Biœrnson se reporte de préférence va
du XT® au \ui^ siècle; c'est le temps héroïque de la Norvège, où le
mythe se mêle k l'histoire. Alors vécurent les Harald Harfager, les
Olaf, les H.ikon, les Sverre, rois guerriers et marins dont la domi-
nation s'étendait jusqu'aux Orcades, à l'Islande, sur toutes les mers
du nord. Dans les guerres civiles, dans les expéditions aventureuses,
se déployiient à l'aise les passions encore indomptées de cette race.
Le prem'er drame de Biœrnson est une de ces tragédies domes-
tiques qui abondaient chez les iarls d'alors. Ilouldu est la dernière
survivante d'une famille qui fut toujours en lutte avec celle des
Asiak. U I jour, on rapporte dans sa demeure son père tué; la mère
en mourut, pour son bonheur, dit sa fille. L'orpheline Houlda est
menée de force dans la demeure des Aslak et élevée parmi les fils
UN POÈTE NORVÉGIEN. 357
de la maison. Malheur à leur race! Elle sera comme un feu allumé
à la base de ce tronc et en consumera les branches vertes. Elle
grandit, solitaire et farouche, dans la famille ennemie. « Je mar-
chais au milieu de ces hommes comme dans le crépuscule des
forêts gigantesques dont les cimes chuchotent entre elles tandis
qu'en bas règne un silence de mort. J'errais inquiète parmi les
troncs nus, cherchant une issue et ne la trouvant pas. » Les femmes
là craignent et la noircissent à l'envi. « La folle flamme des sens, dit
la vieille Hallgerde, comme une lave souterraine, brûle en elle et
fait pétiller de vo'upté hardie chaque goutte de son sang. » Cepen-
dant les fils d'Aslak sont tous épris de cette fière beauté et se la
disputent brutalement. Elle les hait tous à mort, mais pour se dé-
livrer de leurs obsessions elle épouse le plus fort, Gudleik. Quelque
temps après, elle rencontre Eiolf Finson, chef des armées du roi de
Norvège. Alors cette âme impétueuse si longtemps comprimée s'é-
lance vers lui, toute brûlante dans un regard qui le fixe sur place.
« Est-ce notre faute, dit-elle plus tard, qu'à notre premier regard
près de l'église, là-bas, nous pâlîmes violemment tous les deux? »
Dès cet instant, ils s'appartiennent sans savoir qui a séduit l'autre, et
bientôt sont rivés ensemble par toutes les ivresses de la passion.
Pendant les heures d'attente, elle croit le voir devant elle dans la
salle sombre, u Tu abaisses puissamment ton regard sur moi. Le
front que je couvrais de baisers se penche vers moi plein de félicité
et de bonheur, et tous les nuages s'envolent loin, loin, et ma poi-
trine est libre. Je te vois, Eiolf, je vois tes boucles hardies qui rou-
lent follement entrelacées sur ta nuque. Je vois aussi ton bras, ton
fort bras de héros; souvent il porte la mort, mais pour moi il n'a
que des caresses et me berce doucement ! » Pourtant elle est encore
la femme de Gudleik, l'esclave d'un Aslak; elle excite son amant à
le provoquer; Eiolf se bat avec Gudleik et le tue. Ici commence la
tragédie. Eiolf suivra-t-il Houlda dans la voie sanglante où^elle
l'entraîne? ira-t-il s'exiler avec elle en Islande après avoir exter-
miné la famille ennemie? La passion l'y pousse, mais une vague
anxiété, peut-être aussi la gloire, le retiennent. Ce qui le trouble
par-dessus tout, c'est un souvenir d'enfance, une jeune fille de la
suite de la reine qui semble vouloir l'arracher à sa destinée. Houlda
s'en doute. « Ton regard est double, dit-elle; qui le rend équi-
voque? » Mais près d'elle il retombe sous le charme. C'est une fas-
cination mêlée de teireur :
« Eiolf. — 0 sombre magicienne! à peine te vois-je, aussitôt le châ-
teau royal s'enfonce sous terre derrière moi, le rocher s'entr'ouvre,
engloutissant armes et flambeaux, le dernier couple de danseurs dis-
paraît en me faisant signe de la main, les molles harmonies de la harpe
358 REVUE DES DEUX MONDES.
se taisent, les dernières voix de la fête ne sont plus que des plaintes
dans la nuit, le page hardi qui présentait la coupe d'hydromel recule
effaré! Le cercle des convives, les voix tentatrices des femmes, tout
fuit, tout s'éteint. Le manteau de Tévêque s'envole, et, Dieu me par-
donne, avec lui toutes ses paroles. Que veux-tu, femme? Regarde, je
suis là. Que veux-tu de plus? Gudleik a déjà disparu.
a HouLDA. — Écoute-moi, mon Eiolf, ton cœur est-il vraiment pro-
fond et grand? Dis! ou crois -tu que le torrent qui gronde entre les
roches est plus profond encore?
« ElOLF, la pressant doucement. TaiS-toi, HOUlda !
« HouLDA. — Non, non! ton cœur est plus vaste pourtant, il dépasse
mes plus hautes pensées, il est si profond que je puis m'y abîmer. Je
serai heureuse, n'est-ce pas?
u EiOLF. — Oui, Houlda, oui! Que vaudrait mon courage, s'il ne pou-
vait te conquérir une vie splendide?
« HouLDA, l'enlaçant. — Je te crois ct me cramponne à toi. Pourvu que
Dieu te protège devant la race des Aslak...
« Eiolf, montrant son cœur. — Ils n'out pas la force de porter la mort
jusqu'ici.
« Houlda. — Quand je jette mes bras autour de toi, je les défie, je les
menace !
« Eiolf. — Notre meilleure défense, c'est mon épée.
« Houlda. — Te fies -tu plus à elle qu'à moi? Alors, Eiolf, tu te
trompes.
« Eiolf. — Étroitement unis, nous pénétrerons jusqu'au bonheur!
« Houlda, insinuante. — Le bonheur est craintif, il faut le guetter pour
le saisir.
« Eiolf, doucement. — Eh bien!... à travers les ténèbres... glissons-nous
vers lui.
« Houlda, de même. — Montre-moi le chemin, et sans bruit je te suivrai.
(( Eiolf, toujours à voix basse. — Il n'est pas loin,... il me semble que je
le vois.
« Houlda. — Ton regard étincelle... Sais-tu qu'il éblouit?
<( Eiolf. — La nuit couvre la retraite où dort la félicité.
u Houlda. — Ta main tremble... Te fait-elle peur, cette félicité?
(( Eiolf. — Si sombre est sa magie, que j'ose à peine la saisir.
« Houlda. — Courage! je la vois aussi.
« Eiolf, violemment. — Toi aussi? (a voix basse.) Eh bien! soit, n'hésitons
plus.
« Houlda. — Viens donc!
(c Eiolf. — Oui, viens!
« Houlda , élevant subitement la voix. — Mou chcmin traverse les mers, il
mène en Islande.
« Eiolf, reculant effrayé. — En Islande? Gomment?
UN POÈTE NORVÉGIEN. 359
« HouLDA. — Oui, en Islande! Après-demain, nous hissons les
voiles. Nos désirs les gontleront, et rugisse derrière nous la tempête des
calomnies et craque le mât dans la bourrasque; sur la vague voyage la
douce espérance; caressante, elle frappe les planches du navire et s'é-
lance en dansant vers la terre où la paix nous attend! Le jour s'éva-
nouira dans les airs avec la côte de Norvège; déjà elle est là, cette paix,
elle brille dans le ciel bleu, elle chante dans nos baisers, elle murmure
dans nos rires. Voici les montagnes dont la tête touche les nuages. Nous
crions terre, et nos joies auront une patrie! »
Il promet de la suivre, mais au fond il hésite. Le lendemain, dans
la forêt du château royal, les femmes de la reine mettent malicieu-
sement en présence Eiolf et Swanhilde. La causerie, enjouée d'a-
bord, tourne au sérieux. La fraîcheur matinale de cette âme, son
amour, son dévoùment, le ressaisissent. Il croit échapper par elle à
la puissance redoutable qui l'enveloppe. Subjugué finalement, il lui
promet de la retrouver le soir à la danse ; mais Houkia, immobile
et cachée, a épié l'entretien, elle voit l'homme auquel elle a jeté sa
vie en pâture la trahir et lui échapper, la nef superbe de son bon-
heur chavire sous elle comme un vaisseau en pleine mer; elle jure
de ne pas s'engloutir seule. Elle sait que la nuit, par son charme se-
cret, lui ramènera Eiolf malgré sa promesse donnée à l'autre. En
effet, lorsqu'elle éteint son flambeau, il entre pâle et triste; il vient,
non pour fuir en Islande, mais pour l'adieu. A la voix de Houlda, la
pensée du départ revient miroiter devant ses yeux, son sang de roi
de mer lui bouillonne dans les veines, il se voit avec elle sur un na-
vire, là où les Ilots chantent un chant de fiançailles seul digne de
leur amour; mais il est trop tard, — le voulût-il, elle ne veut plus,
elle a vu l'invincible hésitation qui divise son âme et l'enferme dans
un cercle fatal. « Qu'il est digne d'amour et digne de la mort, dit-
elle, et dusses-tu vivre cent ans, jamais tu ne comprendras com-
ment je t'ai aimé! Ce que j'ai pensé aujourd'hui, ce que j'ai souf-
fert, une vie entière ne suffirait pas à l'expier. C'est pourquoi, Eiolf,
arrache-toi de moi, si tu peux! Dans ta forte poitrine, j'avais vu
quelque chose qui pouvait m'élever haut, haut... je ne sais pas jus-
qu'où ! Je m'y suis attachée, et, par le ciel sublime ! jamais personne
n'a tenu plus ferme. Si tu ne peux plus me porter, il faut tomber
avec moi, je t'entraîne dans l'abîme! » Elle a fait cerner la maison
de bois par des hommes armés en leur ordonnant d'en ceindre la
base d'un feu de charbons. Le palais embrasé s'effondre sur Houlda
rayonnante d'une joie sombre et sur Eiolf, fasciné sous sa dernière
étreinte. Ainsi finit mainte saga islandaise.
Voilà le premier, peut-être le plus remarquable drame du poète.
360 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelques obscurités, quelques invraisemblances ne peuvent affai-
blir la vigueur du tableau. Ce qu'il y a de beau dans cette pièce,
c'est la grandeur tragique de l'héroïne. En elle, le fort génie Scandi-
nave se déchaîne et rompt les digues comme un magnifique torrent
des Alpes. Houlda a du sang de magicienne et de walkyrie dans les
veines, sa passion concentrée prend naissance au plus profond de
son âme et fait irruption dans la furie des sens par explosions vol-
caniques. Ses crimes ne sont que les éclats superbes d'une nature
jmissante qui ne souffre point d'obstacle. Elle s'est précipitée tout
entière dans un fier amour pour un homme d'audace héroïque et de
désir vaste comme elle; avec lui, elle irait gaîment sombrer en plein
orage, mais une fois trahie, et en cela encore elle est bien Scandi-
nave, sa vengeance est implacable, l'amour pour lequel elle meurt
et tue ne se rallume qu'à la flamme du bûcher.
Un mot encore des autres drames de Biœrnson. Entre les batailles
est un curieux épisode des guerres du roi Sverre, plein de couleur
locale, où ce monarque populaire apparaît en conciliateur, et qui
lance le lecteur au beau milieu de l'enthousiasme guerrier de l'épo-
que. Le roiSigurd est également un personnage historique; l'auteu
en a fait une longue trilogie qui offre, comme tous ses drames, des
j)assages hors ligne, mais il n'y a dans l'ensemble ni unité, ni en-
chaînement. Le héros, en se repentant à la fin, devient infidèle à son
caractère. En général, Biœrnson a beaucoup à gagner pour la clarté
de l'exposition et la logique des développemens. En ceci comme en
beaucoup de choses. Corneille, Shakspeare ou Schiller peuvent lui
servir de maîtres. Sa langue sobre, forte, pleine d'éclairs, est par-
fois énigmatique et trouble; mais il a ce qui ne s'acquiert pas, un
tempérament profond et puissant, la vigueur et le jet poétiques.
Ce tempérament, je l'ai dit, est la vraie nature Scandinave, éner-
gique, anguleuse, au fond riche et passionnée, qui, au milieu de
ses rudesses, se montre tout k coup émue et comme captive d'un
sentiment tendre; pareille aux génies des eaux dans les ballades, elle
ne résiste pas à la musique, devient humble et douce à ses accens.
Ardent patriote, grand partisan du scandinavisme, Biœrnson a le
culte de la Norvège. Il la compare quelque part à une aïeule qui
prend ses enfans sur ses genoux, les berce de légendes et les mène
aux tombeaux des héros ; puis la vision grandit et devient une di-
vinité qui s'élève sur les montagnes, et dont le manteau, d'une clarté
lunaire, flotte jusqu'au pôle. « Alors s'apaise la flamme de l'en-
thousiasme; vénérable, elle nous baptise de son esprit, les hauts
glaciers se colorent et flamboient rouges. Cette llamme sacrée nous
dit : Soyez fidèles jusqu'à la mort. » C'est cette divinité qui l'inspira
lo jour où il composa son Chant du Wîking (roi de mer), où l'an-
UN POÈTE xNORVKGlEN. 361
tique génie norvégien reparaît tout entier. Il faut être un enfant de
la mer pour en parler ainsi :
« C'est vers la mer que s'élance ma pensée, là-bas où elle roule tran-
quille et grande. Avec la violence de rochers qui tombent, elle voyage
éternellement au-devant d'elle-même. Splendide, le ciel se penche sur
l'horizon. La mer appelle la terre et l'assaille sans trêve et ne recule
pas. Dans la nuit d'été, dans la tempête d'hiver, elle charrie en gémis-
sant le même désir.
(( Sous le regard de la pleine lune s'éveille l'ouragan, la nuée s'ef-
fondre, et tombe l'eau torrentielle, la mince langue de terre est enlevée,
et les plus solides rochers s'émiettent pendant que la mer roule vers
l'éternité. Ce qu'elle engloutit suivra les routes ténébreuses de l'abîme,
ce qui s'enfonce ne remontera plus. Aucun messager ne vient, on n'en-
tend pas un cri. Ce que murmure la mer, nul ne le comprend.
(( 0 mer! ta grande et lourde tristesse me pénètre, elle pèse sur mes
espérances fatiguées, et comme tes oiseaux voyageurs s'envolent mes
désirs anxieux. Que ta froide haleine rafraîchisse ma poitrine! La mort
nous suit sûrement, elle guette sa proie, mais en attendant jetons har-
diment les dés de la vie! Ouvre tes abîmes, mer avide, tu ne m'auras
pas de longtemps! Dresse comme des tours tes vagues crénelées, je les
brave! Remplis seulement ma grande voile, ô mer mugissante, de tes
ouragans de mort, d'autant plus vite la fureur de ta vague portera ma
nef flottante vers les grands fleuves paisibles et endormis !
« Pourquoi suis-je debout solitaire au gouvernail? Je suis abandonné
de tous, oublié de la mort, quand une voile étrangère de loin me fait signe
et que d'autres navires se glissent dans la nuit! J'observe les profonds
tourbillons, j'entends soupirer le cœur de la mer lorsqu'elle reprend
haleine, j'entends les coups des vagues contre les poutres, passe-temps
de ma muette tristesse. Alors lentement s'enfle et déborde mon désir et
je sens en moi, profondes comme la mer, tes douleurs, ô nature uni-
verselle! La froideur de la nuit et les frissons de la fièvre préparent
l'âme au royaume de la mort!
« Puis vient le jour, et sur d'immenses arches de lumière le cœur
s'élance vers l'azur. Le navire hennit comme un cheval de mer, se cou-
che sur le flanc et rase voluptueusement la vague glacée. Le mousse
grimpe en chantant le long du mât et déroule au vent la voile qui se
gonfle de joie. Les pensées se chassent comme des oiseaux inquiets au-
tour du mât et des vergues sans pouvoir se poser. Oui , vers la mer,
lai^ez-moi que je parle! Ah! laissez-moi voguer et tomber en voguant!
u On m'ensevelira dans un lin mouillé, là où un éternel silence me
recouvrira, tandis que la vague qui se gonfle et se regonfle sans cesse
roulera mon nom vers la plage dans les grandes nuits magnifiques où la
lune argenté la surface de l'Océan. »
362 REVUE DES DEUX MONDES.
En vérité, ce chant peut se comparer aux fameuses strophes à la
mer qui terminent si magnifiquement le quatrième chant de Child
Harold; mais tandis que nous trouvons là-bas le ciel lumineux et la
robe d'azur de la Méditerranée, nous entendons gronder ici l'Océan
sans limites, et la désolation des mers polaires vient peser sur nous.
Cependant, pour être à la hauteur de lord Byron, il manque à ce
roi de mer qui parle par la bouche d'un de ses rejetons la large
idée, l'ardent sentiment de l'humanité qui débordait de ce grand
cœur révolté, ce cœur qui , comme dit Alfred de Musset,
Sur terre autour de lui cherchait pour qui mourir.
Par Là, j'exprime ce qui manque encore à la poésie Scandinave,
c'est l'esprit cosmopolite. Je disais au début de cette étude que ce
qui caractérise les renaissances littéraires au xix^ siècle, c'est le ré-
veil du génie des races. Il est à prévoir et à souhaiter que le ca-
ractère des littératures européennes, telles qu'elles se constitueront
à l'avenir, conservera, renforcera cet esprit, mais en y joignant
l'esprit cosmopolite. Pour être original, il faut être de sa nation;
pour être large, il faut être humain. Le progrès des peuples ne sau-
rait consister dans l'efTacement des races sous un nivellement uni-
versel, la barbarie serait préférable à cet aplatissement, mais dans
le développement varié des races au contact les unes des autres.
Aussi le véritable esprit cosmopolite, loin d'être la négation de l'in-
dividu et de la race, n'en est-il que l'épanouissement, l'élargisse-
ment graduel. Les peuples Scandinaves ont retrouvé leur génie
propre, c'est beaucoup, mais ce n'est pas assez; ce qui leur manque
encore, c'est la culture philosophique, les vastes horizons de l'his-
toire, et ce qu'on peut nommer le grand courant indo-européen.
Leurs aïeux les Northmans , ces hardis écumeurs de mer, sur leurs
navires qu'ils disaient vivans, cinglaient toujours vers le sud, et
parfois y trouvaient des royaumes. Leurs descendans ont encore
dans le domaine intellectuel de l'Europe plus d'une conquête à
faire; qu'ils cherchent, ils trouveront. C'est sur ce souhait que
j'aime à les quitter.
Edouard Schuré.
LA
MORTALITÉ DES NOUVEAUNÉS
ET
L'INDUSTRIE DES NOURRICES EN FRANCE
1. Bulletin de l'Académie impériale de médecine (MM. Husson, Fauvel, Boudet, Blot, Chauf-
fard).— II. De la Mortalité des nourrissons en France, par M. le D' Brochard. — III. L'In-
dustrie des nourrices, par M. le D' Du Mesnil.
Depuis longtemps déjà, l'excessive mortalité qui, dans certaines
parties de la France, pèse si lourdement sur les enfans du premier
âge préoccupait vivement les médecins et les économistes. Les
tristes révélations de la cour d'assises, les faits si nombreux et si
importans consignés dans les publications des docteurs Brochard et
Monot (de Montsauche), les discussions qui depuis quatre ans se
continuent à l'Académie de médecine, ont montré toute l'étendue
du mal et ont permis d'en apprécier les véritables causes. Malheu-
reusement le doute et l'incertitude subsistent quand il s'agit d'in-
diquer le remède. Quelques mots échangés à la tribune du corps
législatif, dans la séance du 5 février, entre MM. de Dalmas, Jules
Smion et le ministre de l'intérieur, nous font prévoir, et nous pou-
vons dire , nous font espérer de prochains et solennels débats qui
produiront, quoi qu'il arrive, un résultat utile en appelant sur ce
point l'attention du pays tout entier.
Il est en effet des questions que ne peuvent résoudre ni les in-
vestigations du savant ni les enseignemens de la science, des abus
que ne peuvent empêcher ni la prévoyance du législateur ni les
prescriptions de la loi, des fraudes et même des crimes que la vi-
36Ù REVUE DES DEUX MONDES.
gilance de l'autorité est impuissante à réprimer. Pour que le mal
soit prévenu, pour que le bien soit réalisé, il faut que chacun com-
prenne à quel point il est lui-même intéressé à ce que le but indi-
cfué par la science, prescrit par la loi, poursuivi par l'administra-
tion, soit facilement et complètement atteint, et un pareil résultat
ne saurait être obtenu qu'en faisant connaître à tous la vérité,
quelque triste qu'elle puisse être.
Diminuer la mortalité des nouveau-nés est un problème dont la
solution doit préoccuper chacun de nous comme homme et comme
citoyen. Tous nous pouvons .être douloureusement frappés, soit di-
rectement, soit dans nos proches, par le deuil que la mort d'un
enfant répand sur une famille; tous nous sommes intéressés à ce
que la nation soit puissante et glorieuse. Si la prospérité maté-
rielle, si la puissance réelle d'un peuple, dépendent du nombre de
bras qu'il peut mettre au travail et de l'intelligence qui les di-
rige, si sa force militaire dépend du nombre d'hommes qu'il peut
mettre sous les armes, la situation de notre pays est digne de toutes
nos préoccupations. Déjà nous l'avons montré (1), notre puissance
relative, basée sur le chiffre de notre population, va en s'aflaiblis-
sant depuis l'ère des grandes armées permanentes. No're popula-
tion s'accroît avec une lenteur fatale; celle des grands états voisins
augmente avec une rapidité consolante pour l'humanité, inquié-
tante pour l'avenir de notre pays. L'Angleterre double sa population
en 52 ans, la Prusse en 54, alors que ce doublement ne s'effectue
pour la France qu'en 198 années. Cette faible progression tient à
une diminution de plus en plus grande, non dans le chiffre absolu,
mais dans le chiffre proportionnel des naissances. Que serait-ce si
à cette cause puissante d'affaiblissement nous laissions encore s'a-
jouter l'excessive mortalité d'enfans déjà trop peu nombreux! Con-
stater la réalité et l'étendue du mal, en rechercher les causes, et,
si nous le pouvons, indiquer les remèdes, tel est le but que nous
nous proposons.
I.
Dans la première année de sa vie et surtout dans ses premiers
jours, l'enfant est exposé à des périls que sa faiblesse rend redou-
tables. Le froid qui glace ses membres, et contre lequel il n'est trop
souvent que fort insuffisamment protégé, une indisposition légère,
le seul oubli de quelques précautions hygiéniquL\s, sont pour lui des
causes de maladie et de mort. Incapables de supporter des alimens
solides, ses organes digestifs exigent une nourriture spéciale, et si
(1) Voyez la lievue d\i Vo mai 1807.
LA MORTALITE DES ENFANS. 365
sa mère ne peut ou ne veut le nourrii-, l'allaitement mercenaire, et
plus encore l'allaitement artificiel, presque toujours mal dirigé, lui
suscitent de nouveaux dangers qu'augmentent dans de formidables
|)roportioiis l'ignorance et la misère. 11 ne faut donc pas s'étonner
que la mortalité du nouveau-né ou de l'enûint dans sa j)reniière
rnnée soit partout et toujours considérable. Si, pour en détermi-
ner l'étendue, nous recherchons, à l'aide de documens publiés par
le ministère de l'agriculture et du commerce, quelle a été pour la
France la mortalité des enfans depuis leur naissance jusqu'à un
an, en comparant le chiffre des décès au chiffre des naissances, dé-
duction faite des mort-nés, nous voyons que cette mortalité est
loin de diminuer. De iSliO à 185/t, elle était en moyenne de 16 pour
100; elle monte, de 1855 à 186/i, à 18 pour 100; elle s'élève à
19 pour JOO en 1865; il meurt donc en France, depuis leur nais-
sance jusqu'à un an, à peu près 1 enfant sur 5.
Que se passe-t-il à cet égard dans les autres pays de l'Europe
d'après les relevés officiels publiés par les gouvernemens? L'An-
gleterre serait la mieux partagée sous ce rapport, puisque sur
100 enfans de moins d'un an il n'eu périrait que lli. Malheureuse-
ment nous ne pouvons accepter qu'avec une grande réserve les don-
nées des statistiques anglaises pour ce qui concerne le ch ffre des
naissances et celui des décès des jeunes enfans. L'état civil est confié
au clergé, et par cela seul il est, entaché d'incertitude; de plus, les
enfans morts avant leur cinquième jour sont, pour des raisons que
nous ne pouvons développer ici, considérés comme mort-nés, tandis
qu'en France, l'inscription à l'état civil étant obligatoire avant le
troisième jour, un grand nombre des mort-nés d'Angle erre comp-
teraient parmi les enfans décédés de la naissance à un an.
Pour les autres pays, les chiffres conservent leur valeur. Ainsi, sur
100 enfans venus au monde vivans, il en meurt avant l'expiration
du douzième mois : en Belgique 15, en Hollande 19, en Pjusse 20,
en Autriche 25, en Bavière 30, c'est-à-dire, pour ce dernier pays,
près de 1 enfant sur 3 (1).
(I) Morfnlité des enfans au-dessous d'un an.
France 1840-1844 4,850,010 naissances 772,381 décès
1845-1840 4,776,258 — 7G7,S'^7 —
1850-1854 4,75l),898 — 761,476 —
1855-1859 4,78-2,400 — 878,144 —
1800-1864 4,975,704 — 854,8:i7 —
1865 1,005,753 — 192,135 —
Angleterre 1838-1854 9,718,880 — 1,452,902 —
Belgique 1841-1800 2,670,878 — 408,2-28 —
Pays-Bas 1850-1859 1,075,979 — 210,112 —
Prusse 1859-1861 2,108,027 — 426,Ni4 —
Autrirho 1851-1857 9,220,665 — 2,34^8.9 —
Bavière 1835-18G0 3,787,120 — l,14i,827 —
366 REVUE DES DEUX MONDES.
A quelles causes peut-on attribuer d'aussi notables différences?
Il est difficile de se prononcer sur ce point avec quelque certitude;
il faut dire cependant qu'en Angleterre, où la mortalité est à coup
sûr peu élevée, la plupart des mères (et l'exemple part de haut)
allaitent elles-mêmes leurs enfans, ou, lorsqu'elles ne peuvent le
faire d'une manière complète, s'aident du biberon, mais ne se sé-
parent de leurs nouveau-nés que dans des circonstances tout à fait
exceptionnelles. En Belgique, comme dans la Grande-Bretagne, l'al-
laitement par la mère est en légitime honneur, et si les femmes
de la classe aisée nourrissent elles-mêmes leurs enfans moins sou-
vent qu'en Angleterre, ceux-ci sont confiés à des nourrices qui
ne quittent pas ou ne quittent que très rarement la demeure ma-
ternelle. Ce que nous disons pour la Belgique, nous pouvons le
répéter pour la Prusse, avec cette différence que l'allaitement arti-
ficiel y est un peu plus employé, surtout par les mères qui habi-
tent les grandes villes, et qui par cela même d'une santé peu ro-
buste sont moins fréquemment aptes à l'allaitement naturel. En
Bavière, où la mortalité atteint son maximum, les mères, tout en
conservant leur enfant auprès d'elles, le confient trop souvent à
une femme nourricière [Kost-Frau) qui emploie, pour tromper la
faim et calmer les cris de son pensionnaire, un petit nouet de linge
rempli d'un mélange de pain, de lait et de sucre, mode d'alimenta-
tion des plus défectueux.
Les chiffres que nous venons de produire montrent que, si la
France est un peu moins favorisée que la Belgique, elle est loin
d'être dans une situation fâcheuse relativement aux autres états de
l'Europe, et ce n'est pas à la mortalité excessive des nouveau-nés
qu'il faut attribuer le faible accroissement de la population fran-
çaise. En dehors du malthusianisme, une autre cause contribue
gravement à la diminution du nombre des naissances : c'est la
conscription, qui retarde l'époque du mariage, qui affaiblit la race
en ne laissant pour la perpétuer que les hommes entachés de quel-
que infirmité ou de quelque vice de conformation.
De ce que la mortalité des jeunes enfans est moins élevée en
France que dans la plupart des pays de l'Europe, cela ne veut pas
dire qu'elle ne puisse être diminuée, et il ne s'ensuit pas fatale-
ment que nous devions nous résigner à perdre un sixième de nos
nouveau-nés; mais il faut se garder ici des illusions et des exagéra-
tions qui compromettent les meilleures et les plus justes causes.
Dire, comme un orateur l'a proclamé à la tribune de l'académie,
que « 120,656 enfans sont victimes chaque année des procédés
barbares qui sont mis en pratique dans notre pays pour élever les
enfans du premier âge, » c'est croire possible et réalisable que
la mort n'atteigne pas plus de 1 enfant sur 20, tandis qu'elle en
LA MORTALITE DES ENFANS. 367
frappe aujourd'hui 1 sur 5 ; c'est demander plus qu'on ne pourra
jamais obtenir; c'est juger la question avec le cœur et oublier la
triste réalité des faits, les douloureux enseignemens de la science.
L'égalité devant la mort n'existe pas plus que l'égalité devant l'in-
telligence et la fortune; qui oserait espérer voir, même dans une
société idéale, la majorité des hommes arriver à la longévité du
centenaire? Des causes multiples, dont les principales ne pourraient
disparaître que si l'on créait un nouveau monde social tout diffé-
rent du nôti-e, maintiennent fatalement la mortalité infantile à un
degré assez élevé. Les plus importantes sont la faiblesse native,
le défaut de soins, l'insuffisance ou la mauvaise qualité de la nour-
riture.
Les différences si grandes que nous remarquons dans la taille, la
constitution, le tempérament, la santé des hommes arrivés à l'âge
adulte, différences qui sont dans une assez large mesure le résultat
des conditions sociales au milieu desquelles ils ont vécu dans leur
jeunesse, nous les trouvons chez l'enfant au moment de la nais-
sance. L'un est vigoureux, bien musclé, ses petits membres potelés
annoncent déjà la force, ses joues roses, pleines, rebondies, respi-
rent la santé; l'autre est faible, chétif, ses membres sont grêles, sa
figure ridée ressemble à celle d'un vieillard, son être tout entier
respire la misère. Il semble né pour mourir et trop souvent il meurt,
alors que, dans le même milieu, dans les mêmes conditions exté-
rieures défavorables, le premier enfant, bien qu'affaibli, eût résisté
et fût sorti victorieux de la lutte. L'un est l'enfant d'une femme
riche de fortune et de santé, l'autre est l'enfant d'une malheureuse
épuisée par le chagrin, par les privations et souvent par les mala-
dies. Un fait important rendra évidente cette influence de l'état
moral et physique de la mère sur la résistance vitale du nouveau-
né dès son premier jour.
Dans cette période de neuf mois qui précède la naissance, l'en-
fant légitime et l'enfant naturel se trouvent en général dans des
conditions bien différentes. Aux douleurs morales — qu'éprouve la
fiUe-mère lorsqu'elle acquiert la certitude de sa maternité — se joi-
gnent presque toujours les privations et la misère. Si elle est ou-
vrière, trop souvent le travail lui est refusé; si elle est domestique,
on la chasse; ses ressources s'épuisent, sa santé s'altère, et elle
trouve à peine de quoi se nourrir, alors qu'elle doit, aux dépens
d'elle-même, noumr l'enfant qu'elle porte dans son sein. La femme
mariée, loin de chercher à cacher sa grossesse par des artifices de
toilette nuisibles à l'enfant, prend de bonne heure les précautions
qu'exige son état. La fatigue lui est épargnée, pour elle on redouble
de soins et d'attentions; aussi devons-nous nous attendre à rencon-
trer parmi les naissances légitimes un moins grand nombre d'enfans
368 REVUE DES DEUX MONDES.
mort-nés que parmi les naissances naturelles. C'est en effet ce qui
existe, et nous allons voir que la proportion des enfans mort-nés
ou succombant dans les deux ou trois premiers jours, proportion
qui représente la gravité et la fréquence de la faiblesse native, est
très différente partout, suivant qu'il s'agit des enfans légitimes ou
des enfans naturels.
De 1861 à 'J865, sur 100 naissances légitimes, il y eut en Auiriche
1 enfant mort-né; en Suède, en Bavière, en Norvège, 3; en Dane-
mark, en Prusse, en France, en Belgique, 4; en Hollande, 5 (J).
Pendant la même période, sur 100 naissances illégitimes, il y a eu
en Bavière et en Autriche 3 morts-nés, en Suède h, en Danemark h,
en Prusse, en Norvège, en Belgique 6, en France 8, en Hollande 9.
La différence, pour un même pays, est toujours très marquée et
parfois elle est considérable, car en France et en Autriche la pro-
portion des mort-nés est double pour les enfans venus hors mariage
de ce qu'elle est pour les enfans légitimes. La Bavière seule fait
exception : là au contraire la parité existe; mais il ne faut pas ou-
blier que les conditions de fortune exigées pour les mariages en
diminuent le nombre à un tel point que le quart des enfans sont
illégitimes, et il en résulte nécessairement pour les femmes vivant
maritalement une situation qui est toute différente, au point de vue
des conséquences physiques, de celle des filles -mères dans les
autres pays.
Les effets produits par la faiblesse native, effets qui se traduisent,
lorsqu'ils sont au maximum, par une impossibilité pour l'enfant
de résister aux influences du monde extérieur, c'est-à-dire par la
maladie et par la mort, n'atteignent pas toujours un aussi haut
degré de gravité. Lorsqu'ils sont moins marqués, l'enfant peut vivre;
mais il est évident que celui qui est faible, chétif, malade avant de
naître, demande à être entouré de plus de précautions, exige plus
de soins que l'enfant robuste, plein de vie et de santé. Malheureu-
sement c'est à ceux-là même qui en ont le plus besoin que les con-
(1) 1861-1865 (moyenne).
ENFANS LÉGITIMES. ENFAr<S NATURELS.
nés vivans. mort-nés. nés vivans. mort-nés.
Suède 120,361 3,808 12,195 601
Norv(^gc. . . . 48,416 1,921 4,132 238
Danemark. . . 46,058 1,885 5,597 293
France 928,034 39,506 7(i,00O 6,291
Belgique. . . . 141,174 6,599 10,942 757
Hollande. . . . 116,591 6,180 4,768 460
Prusse 669,695 28,048 60,483 3,049
Bavière 134,289 4,4A5 39,389 1,371
Autriche. . . . 639,938 12,059 110,4j4 3,900
LA MORÏALFTE DES ENFANS. 369
ditions indispensables font le plus souvent défaut. La fille-mère
repoussée par tous, sans travail, sans ressources, parfois sans asile,
peut à peine se nourrir et n'offre à son enfant qu'un sein tari par
les privations. Si elle conserve auprès d'elle son nouveau-né, il
souffre et souvent meurt avec elle; si, dans l'espoir de se sauver
par le travail en gagnant pour son enfant le prix du lait qu'elle n'a
pas, elle le met en nourrice, elle ne peut, faute d'argent, le confier
qu'à une de ces détestables industrielles dont le toit de chaume
n'est trop souvent que l'antichambre de la mort. Si, plus malheu-
reuse encore, elle l'abandonne à la charité publique, sa vie alors
est dans un ext.ème péril, car la mort l'attend presqu'à coup, sûr
au seuil de ces tombeaux qu'on appelle les hospices d'enfans trou-
vés. On ne saurait donc s'étonner que la mortalité des enfans na-
turels, de la naissance à un an, soit partout supérieure à celle des
enfans légitimes du même âge.
D'après les statistiques publiées par le ministère de l'agriculture
et du commerce pour les huit années 1858-1865, sur 100 enfans
légitimes âgés de moins d'un an, il en est mort 16; sur 100 enfans
naturels, il en est mort 32, c'est-à-dire le double. Si pour les autres
états de l'Europe aucun document ne nous permet d'établir avec
quelque rigueur la même comparaison, nous pouvons du moins re-
marquer que les pays où il y a le plus grand nombre relatif d'en-
fans naturels sont aussi ceux où la mortalité des enfans à la ma-
melle est le plus élevée. Ainsi, pour 1 enfant naturel, la Bavière
compte à peine h enfans légitimes, l'Autriche et la Prusse en comp-
tent 10, la Belgique en compte 11, la France 12, la Holla ide 22, et
l'on retrouve à peu près le même ordre, si l'on classe ces pays d'a-
près la mortalité En tête vient la Bavière, qui perd, comme nous
l'avons vu, 30 enfans sur 100, puis viennent l'Autriche et la Prusse;
la France conserve son rang, mais il y a interversion pour la Hol-
lande et la Belgique.
A la faiblesse native plus fréquente pour les enfans naturels vien-
nent s'ajouter plus souvent aussi pour eux le défaut de soins et une
mauvaise alimentation. De plus beaucoup sont abandonnés, tom-
bent à la charge de l'assistance publique, et la mortalité de ces
malheureux enfans est véritablement effrayante. De 1839 à 1858,
elle |a été de 58 pour 100, c'est-à-dire de plus de moitié, pour les
enfans assistés du département de la Seine envoyés en nom'rice par
les soins de l'administration des hôpitaux. Malgré tous les efforts,
malgré une surveillance plus active, elle était encore en 1864 de
39 pour 100. Eue excellente mesure prise à cette époque, mesure
consistant à ne laisser séjourner à l'hospice des enfans trouvés que
ceux qui sont m lades et à envoyer tous les autres à la campagne,
TOME LXXXVI. — 1870. 'J4
370 REVUE DES DEUX MONDES.
a fait baisser la proportion de nos pertes au chiffre encore trop élevé
de 30 pour 100 pour les années 1865-1868 (1); mais que pouvons-
nous dire des chiffres désastreux publiés par le gouvernement à la
suite de l'enquête de 1860, lorsque nous voyons la mortalité des
enfans assistés s'élever dans l'Indre-et-Loire à 62 pour 100, dans
la Côte-d'Or à 66, dans Seine-et-Oise à 69, dans l'Aube à 70, dans
l'Eure et le Calvados à 78, dans la Seine-Inférieure à 87, enfin dans
la Loire-Inférieure à 90 pour 100 ? Laisser mourir 9 enfans sur 10
avant qu'ils aient atteint leur première année, c'est arriver par la
mort à la suppression des enfans trouvés; ce serait presque justifier
cette inscription qu'un de nos hygiénistes proposait, au commence-
ment de ce siècle, de graver sur la porte de l'hospice des enfans
trouvés : « ici on tue les enfans aux frais de l'état. » Bien des causes
concourent à amener ces tristes résultats ; nous ne les examinerons
pas. La question des enfans trouvés mérite d'être traitée à part, et
nous espérons pouvoir quelque jour mettre en lumière les funestes
effets de la suppression des tours et démontrer la nécessité de les
rétablir. L'influence considérable qu'exerce sur la santé l'air plus ou
moins pur du pays qu'on habite semble devoir faire présumer que la
mortalité des enfans âgés de moins d'un an, faible dans les villes de
province, devra être plus faible encore et à son minimum dans les
campagnes, pour s'élever au contraire à Paris. Ce n'est pas toute-
fois ce qui résulterait de la statistique mortuaire, car la propor-
tion des décès infantiles par rapport aux naissances est à peu près
égale dans les villes et dans les campagnes (18 pour 100 dans le
premier cas, 17 dans le second), et Paris est plus heureux encore
que les campagnes elles-mêmes. A quoi faut-il attribuer ce surpre-
nant résultat? Les transformations de la capitale, en remplaçant
dans les derniers travaux exécutés les jardins particuliers par des
boulevards, les arbres par des becs de gaz, auraient-elles rendu
Paris plus salubre que le plus favorisé de nos hameaux?
Non, si le chiffre des morts parmi les enfans de moins d'un an
est si peu élevé à Paris par rapport aux naissances, cela tient à ce
que tous les enfans nés à Paris sont, sans exception, inscrits comme
nouveau-nés sur les registres de l'état civil, tandis que ceux qui,
envoyés en nourrice, succombent hors de Paris, figurent comme
décédés non pas sur les registres de la capitale, mais sur ceux du
village où habite la nourrice. Ils vont ainsi grossir la mortalité de
la population rurale en diminuant celle de Paris, et cette aggrava-
tion tout artificielle sera d'autant plus considérable qu'il naîtra dans
(1) 1865 4,8X7 enfans abandonnés de moins d'un an. . . . 1,516 décès
1806 5,079 — — 1,487 —
1867 5,396 — — 1,573 —
1808 5,558 — — 1,031 —
LA MORTALITÉ DES ENFANS. 371
les campagnes moins de jeunes villageois, et qu'il y mourra chez
les nourrices plus de jeunes citadins. Cette remarque est surtout
importante pour ce qui concerne la mortalité des enfans naturels
dans la population rurale, mortalité qui s'élève à A3 pour 100 alors
que celle des enfans légitimes n'y est que de 16 pour 100, et elle
rend compte de cette différence si extraordinaire. En effet dans la
population rurale pour 1 seul enfant naturel, il y a 21 enfans légi-
times, tandis qu'à Paris pour 1 enfant naturel, c'est à peine s'il y a
3 enfans légitimes. Or si au chiffre des décès des enfans naturels
nés au village l'on ajoute les décès nombreux des trop nombreux en-
fans naturels nés dans les grandes villes et envoyés en nourrice, et
si l'on compare ce chiffre de décès ainsi augmenté à celui des nais-
sances rurales, laissé sans changement, on arrivera pour les cam-
pagnes à une proportion de mortalité qui ne sera pas l'expression
de la vérité (1). C'est ce qu'on paraît avoir un peu trop oublié.
Les mêmes raisons expliquent la mortalité, si faible en apparence,
des enfans à Paris, et elles doivent nous faire présumer que le maxi-
mum de la mortalité devra se rencontrer dans les départemens où
s'exerce, surtout pour les enfans de la capitale, l'industrie nourri-
cière. C'est en effet ce qui existe. La mortalité infantile, calculée de
cette façon vicieuse, serait de 23 pour 100 dans Seine-et-Oise et le
Loiret, de 24 dans l'Oise, Seine-et-Marne et la Marne, de 25 dans
l'Eure et dans l'Aube, de 26 dans l'Yonne et la Seine-Inférieure, de
29 dans Eure-et-Loir.
Si au lieu de comparer les décès aux naissances on utilise le
recensement quinquennal pour comparer le nombre des décès
au nombre des enfans de moins d'un an existant dans un dépar-
tement, quel que soit le lieu de leur naissance, l'on verra, d'a-
près la statistique publiée par le ministère de l'agriculture et du
commerce, que cette mortalité, de 11 pour 100 seulement dans la
Creuse et les Basses-Pyrénées, de 13 pour 100 dans l'Indre, dépasse
24 pour 100 dans les treize départemens qui entourent Paris. Cette
mortalité est pour Seine-et-Marne et la Haute-Marne de 24 pour
100, pour l'Eure, l'Aisne, la Côte-d'Or, l'Yonne, de 26, pour Seine-
(1) Naissances et décès des enfans légitimes et naturels de moins d'un an (déduc-
tion faite des movt-nés) en France (1858-1865, moyenne des huit années).
Naissances.
Population urbaine 225,240 enfans légitimes 29,712 enfans naturels.
— rurale 050,659 — 29,><46 —
Département de la Seine. . 44,655 — 15,995 —
Décès.
Population urbaine 38,905 enfans légitimes 8,318 enfans naturels.
— rurale 108,527 — 13,H6 —
Département de la Seine. . 7,049 — 3,107 —
372 REVUE DES DEUX MONDES.
et-Oise, la Somme, l'Oise, Eure-et-Loir, de 27, pour la Marne de
29, pour l'Aube de 30, pour la Seine-Inférieure de 37, Paris enfin,
non plus déchargé de la mortalité des jeunes enfans qu'il eiavoie
mourir en nourrice, mais conservant la responsabilité de ses morts,
est plus maîheuraux encore, puisqu'il perd 39 enfans sur 100.
Ajoutons toutefois que ce chiffre élevé tient surtout au grand nom-
i)re de nouveau- nés, la plupart enfans naturels, qui succombent
dans les hôpitaux et dans les hospices d'accouchement.
Le doute n'existe plus, c'est à l'industrie nourricière qu'il faut
attribuer ces morts si nombreuses que l'on ne constate guère que là
où elle s'exerce. Nous sommes en présence du véritable problème
à résoudre, nous constatons le mal, nous en voyons les causes, el
nous en apprécierons toute l'étendue en recherchant, sur un certain
nombre d'enfans envoyés en nourrice, combien succombent, combien
revoient, en bonne ou mauvaise santé, mais vivans, le foyer mater-
nel, et nous observerons que dans certains départemens la mor-
talité atteint le tiers et parfois la moitié du chiffre total des nour-
rissons. Toutefois, avant de procéder à cette recherche, il nous faut
donner une idée sommaire de la manière dont s'exerce en France,
surtout autour de Paris, l'industrie des nourrices.
II.
La mère qui ne veut pas nourrir elle-même son enfant, et qui
préfère h confier à une nourrice, peut ou appeler la nourrice au-
près d'elle dans sa propre demeure, ou envoyer son enfant à la
campagne. Le premier mode offre assez souvent des avantages même
sur rallaitement par la mère. L'enfant, sans cesser d'être soumis
à la surveillance et à la sollicitude maternelles, trouve dans une
bonne et abondante lactation, auprès d'une femme jeune, robuste et
d'une excellente santé, des ressources nutritives qu'il ne trouverait
pas toujours chez une mère moins vigoureuse et souvent affaiblie
par les fatigues d'une grossesse que supportent moins facilement
les jeunes femmes du monde. La mortalité dos enfans confiés à des
nourrices .S7<r lieu ne paraît pas devoir diiïerer beaucoup de celle
des enfans nourris par leur mère; aussi n'aurons-nous pas à nous en
occuper.
Malheureusement une nourrice sur lieu suppose un logement as-
sez vaste, des ressources pécuniaires notables, car à un salaire
toujours élevé s'ajoutent des frais de table et d'entietien que les
exigences de ces femmes sont loin de maintenir dans les limites du
nécessaire. Envoyer l'enfant à la campagne, le confier aux soins
d'une nouriice que le plus souvent on ne connaît pas, ne le voir
qu'à de longs intervalles, et ne le rappeler auprès de soi qu'après
LA MORTALITE DES EXFAiXS. 373
dix-huit mois ou deux ans, tel est le sacrifice qui semble imposé à
beaucoup de familles parisiennes par l'exiguïté de leur habitation
et la modicité de leurs ressources. On se décide d'autant plas faci-
lement à cette séparation, qu'elle est en quelque sorte une habi-
tude contracte à Paris depuis plusieurs siècles. Le 13 juin 1350,
le roi Jjan publiait une ordonnance réglementant l'industrie nour-
ricière, exercée déjà par des femmes appelées rerommaudaresses,
faisant métier de procurer des nourrices et des servantes, « Cham-
brières qui servent aux bourgeois de Paris et autres quelconques
prendront et gaigneront trente sok l'an, le plus fort et non plus,...
et nourrices cinquante sols et non plus, et si elles sont en service,
ne le pourront laisser jusqu'à la fin de leur terme.
« Nourrices nourrissant enfans hors de la maison du père et de
la mère des enfans gaigneront et prendront cent sols Tan et non
plus, et celles qui jà sont allouées deviendront audit prix et seront
contraintes faire leur temps, et qui fera le contraire il sera à soixante
sols d'amende, tant le donneur que le preneur.
« Les recommandaresses qui ont accoutumé à louer chambiières
et nourrices auront pour commander ou louer une chambrière dix-
huit deniers tant seulement, et d'une nourrice deux sols, tant d'une
partie comme d'autre. Et ne pourront ni louer ni commander qu'une
fois l'an, et qui plus en donnera et en prendra il l'amendera de dix
sols, et la recommanderesse qui deux fois en un an louera cham-
brière ou nourrice sera punie par prise de corps au pillory. »
A côté de la recommandaresse, il y a le meneur, sorte de rac-
coleur parcourant les villages pour y recruter des nourrices, les
amenant à Paris et les ramenant à la campagne avec les nourris-
sons qu'elles se sont procurés dans le bureau de placement tenu
par la recommandaresse. Un arrêt du parlement rendu en 1611
fait supposer que le monopole créé au profit des recommanda-
resses était menacé par une concurrence illicite. Cet arrêt condamne
« à 50 livres d'amende et à la prison pour la première fois les me-
neurs conduisant les nourrices ailleurs qu'au bureau des recom-
mandaresses, et à une amende les sages- femmes et aubergistes
recevant, retirant ou louant des nourrices. » Le monopole est con-
firmé, ou, s'il n'existait pas, établi par lettres patentes de Louis XIII
{h février 1615) faisant défense à toute autre personne qu'aux re-
commandaresses de faire venir des nourrices et de leur procurer
des nourrissons. D'autres lettres patentes de Louis XIV du 6 dé-
cembre 1655, un arrêt du parlement du '^{) juillet 1705, ne parais-
sent pas avoir suffi à empêcher les abus, car le 29 janvier 1715 une
ordonnance royale porte de deux à quatre le nombre des recomman-
daresses. Chacune d'elles doit avoir dans son bureau un registre pa-
raphé par le lieutenant-général de police et contrôlé au moins quatre
374 REVUE DES DEUX MONDES.
fois l'an. Sur ce registre devaient être inscrits le nom, l'âge, le pays
et la paroisse de la nourrice, la profession du mari, l'âge de leur
enfant, le nom, l'âge du nourrisson, le nom, l'âge, la profession, la
demeure de ses parens. Copie devait être remise au curé de la pa-
roisse habitée par la nourrice.
La même ordonnance faisait défense aux nourrices, en cas de
grossesse ou de maladie quelconque, de prendre ou recevoii chez
elles des enfans pour les allaiter sous peine du fouet et de 50 livres
d'amende, payables par leur mari; il leur était défendu, sous la
menace de la même pénalité, d'avoir en même temps deux nourris-
sons, de remettre à d'autres les enfans qui leur étaient confiés. Le
l*"'" juin 1756, une sentence du Châtelet faisait défense à toutes les
nourrices « de mettre coucher à côte d'elles, dans le même lit, les
nourrissons confiés à leurs soins, sous peine d'une amende de
100 livres pour la première fois et d'une punition corporelle exem-
plaire en cas de récidive. » Enfin une autre ordonnance de 1762
défend aux nourrices « de se charger de nourrissons avant le se-
vrage de leur enfant, lequel ne peut être âgé de plus de sept mois. »
Toutes ces prescriptions étaient très sages, et l'on pourrait en dire
autant des règlemens actuels; mais il est plus que probable que
prescriptions et règlemens étaient tout aussi peu observés en 1762
qu'ils le sont en 1870.
L'ordonnance royale de 1715 avait créé un monopole, mais elle l'a-
vait établi au profit de quatre bureaux diiférens. Les quatre recom-
mandaresses ne tardèrent pas à entrer en lutte sous la double in-
fluence de la jalousie et de l'intérêt pécuniaire; aussi une nouvelle
ordonnance du 1" mars 1727 dispose « que, pour maintenir l'ordre
et l'union entre les quatre recommandaresses, elles feront bourse
commune entre elles des droits qui leur sont payés à raison de
30 sols par chaque nourrisson. » Le résultat paraît avoir fort peu
répondu aux intentions du législateur, ou plutôt la concentration
du monopole dans les mêmes mains amena les effets ordinaires,
c'est-à-dire les abus et une telle exploitation des nourrices, obli-
gées d'accepter bon gré mal gré les conditions qui leur étaient faites,
que le nombre en diminua peu à peu, et qu'en 1769 la population
parisienne manqua de nourrices. Un édit du 2/i juillet 1769 sup-
prima définitivement la vieille institution des recommandaresses,
et l'on créa un bureau général composé de deux directeurs et de
deux recommandaresses, les uns et les autres présentés par le lieu-
tenant-général de police. Le bureau général comprenait un bureau
pour la location des nourrices confié aux recommandaresses, et un
second bureau régi par les directeurs, chargés défaire aux nourrices
les avances de leurs mois. Ces d;mx établissemens, qui existaient
rue Saint-Martin et rue Quincampoix, ont duré jusqu'au 1" vende-
LA MORTALITÉ DES ENFANS. 375
miaire an iv, époque à laquelle ils ont été réunis par une délibé-
ration de la commission de police administrative. L'arrêté du gou-
vernement du 12 messidor an viii fit passer cet établissement dans
les attributions de la préfecture de police; mais un nouvel arrêté
des consuls du 29 germinal an ix le plaça définitivement sous la
direction du conseil général des hospices. En 18Zi2, la direction des
nourrices fut transférée rue Sainte-Apolline : de là le nom de bureau
Sainte-Apolline, ou grand bureau, que la population parisienne lui
a donné pour le distinguer des petits bureaux particuliers qui ont re-
paru depuis 1821, et dont nous aurons spécialement à nous occuper.
La direction municipale des nourrices, dont le siège est aujour-
d'hui rue des Tournelles, relève de l'administration de l'assistance
publique ; aussi ne pouvons-nous mieux faire que d'emprunter au
directeur-général, M. Husson, les principaux détails de l'organisa-
tion de ce service. Autrefois la direction des nourrices plaçait dans
21 départemens les nouveau-nés qui lui étaient confiés; la diminu-
tion survenue dans ses opérations par suite de la concurrence des
bureaux particuliers l'a forcée de se restreindre à 5 départemens :
Aisne, Orne, Somme, Yonne, Eure-et-Loir. Ces départemens sont
partagés en 7 circonscriptions, comprenant 767 communes. A la tête
de chaque circonscription est placé, avec le titre de sous-inspecteur,
un agent administratif qui pourvoit au recrutement des nourrices,
les envoie à Paris sous la conduite d'une meneuse pour prendre les
enfans, surveille les enfans et les nourrices et paie les salaires. Les
sous-inspecteurs doivent visiter les nourrissons au moins tous les
deux mois, veiller à ce qu'en cas de maladie ils reçoivent les soins
du médecin , s'assurer que le lait de la nourrice n'est point partagé
avec un autre enfant, que chaque nourrisson a son berceau parti-
culier, qu'il est promené tous les jours, que les layettes sont au
complet et en bon état. Si l'enfant est sevré plus tôt qu'à l'ordinaire,
le sous-inspecteur doit s'informer des causes qui ont amené la me-
sure, examiner avec le médecin si la nourriture artificielle peut être
continuée sans danger, ou s'il est préférable de remettre le nour-
risson au sein et même de le changer de nourrice. Il doit enfin aver-
tir la direction de tous les changemens effectués et l'informer de
tout ce qui peut survenir aux enfans.
Les médecins, au nombre de 55, répartis dans les 7 circonscrip-
tions, secondent les sous-inspecteurs et reçoivent pour leur concours
et pour la fourniture des médicamens, en cas de maladie de l'enfant
ou de la nourrice, une indemnité mensuelle de 1 franc par chaque
enfant. Chaque nourrice désignée par le médecin pour être en-
voyée au sous -inspecteur et de là à Paris doit être munie d'un
certificat attestant qu'elle possède un berceau pour son nourris-
son, qu'elle a sevré son propre enfant, et qu'elle n'a point d'autres
376 REVUE DES DEUX MONDES.
pensionnaires- Le médecin doit revoir les enfans dans la première
quinzaine de leur arrivée et les visiter ensuite une fois au moins
tous les mois. Les nourrices, avant d'être envoyées à Paris pour y
être présentées au libre choix des familles, sont l'objet d'un exa-
men sérieux au point de vue de la santé et de la qualité lactifère;
une dernière visite est faite au chef-lieu de la direction k Paris par
un. médecin des hôpitaux. Le salaire de la nourrice est librement
débattu entre celle-ci et les parens de l'enfant; il est en général de
20 francs par mois, et l'administration gai'antit à la nourrice un
minimum mensuel de 12 francs, au cas, malheureusement assez fré-
quent, où les parens cesseraient de payer la rétribution convenue.
Avec une pareille organisation qui, théoriquement du moins,
semble ne laisser rien à désirer, on pourrait croire que l'adminis-
tration des hôpitaux doit compter dans sa clientèle la plus grande
partie des familles parisiennes. Il n'en est rien, et le chiflVe des
placemens opérés par elle va sans cesse en s'amoindrissant. Autre-
fois, lorsque la population n'était que de 700.000 à 800,000 âmes,
la direction plaçait 10,000 enfans; aujourd'hui les placemens an-
nuels atteignent à peine le chiffre de 2,000, et, ce qui est à noter,
les oftres du côté des nourrices ont diminué comme les demandes
de la part des familles. Pourquoi cette défaveur? Elle tient à des
causes multiples dont nous ne signalerons que les principales.
La diminution dans les demandes des nourrices est due en par-
tie à la surveillance à laquelle elles sont soumises, en partie à la
crainte de ne recevoir qu'un salaire insuffisant ou du moins inférieur
à la rétribution sur laquelle elles croyaient avoir le droit de compter.
Les bonnes nourrices n'ont certes rien à redouter du contrôle exercé
sur elles par le sous-inspecteur et par le médecin; mais toutes,
bonnes ou médiocres, aiment peu, et cela se comprend, à se sou-
mettre aux formalités, à la réglementation administratives, quand
elles peuvent s'en affranchir. Les meneurs des petits bureaux ont
donc toute facilité pour les recruter au profit des industriels qu'ils
représentent.
L'administration des hôpitaux, a-t-on dit, afin de mettre les nour-
rices à l'abri de l'éventualité du non-paiement par les parens des
mois d'entretien de leur enfant, garantit à celles qui sont placées
par la direction municipale un minimum de 12 francs par mois.
Cette mesure, excellente dans les intentions, amène des résultats
détestables. Bien des gens en France ont une morale singulière-
ment relâchée à l'endroit de ce qu'on appelle « le gouvernement. »
Frauder l'octroi, frauder la douane, frauder l'enregistrement, paraît
à beaucoup de nos concitoyens toute autre chose qu'une indélica-
tesse. Ne pas payer à la nourrice qui le conserve auprès d'elle les
soins qu'elle donne à leur enfant, ce serait pour beaucoup de Pari-
LA MORTALITÉ DES ENFANK. 377
siens une action fort blâmable; mais les laisser payer par l'adminis-
ti'ation leur paraît souvent chose toute naturelle, et leur conscience
trop facile est à l'aise par rapport à la nourrice, puisque l'adminis-
tration assure à celle-ci une indemnité de J2 francs : aussi arrive-
t-il fréquemment que les familles cessent d'acquitter la pension
du nourrisson. Quelle en est la conséquence? La nouiTice était con-
venue avec les parens d'une rémunération mensuelle de 20 francs;
le second, puis le troisième mois se passe sans que l'argent ar-
rive, et l'acministralion se substitue à la famille; mais, au lieu de
•20 francs, la nourrice n'en reçoit plus que 12, et le retour fréquent
de pareils faits suffit pour éloigner les nourrices du grand bureau
au profit des petits bureaux particuliers (1).
Du côté des parens, d'autres raisons viennent également agir
dans le même sjns. Bien que le grand bureau offre ses services à
toute la population parisienne sans tenir compte de la fortune ou de
la position sociale, il semble à beaucoup de personnes que l'inter-
vention de l'assis ance publique ait quelque chose de blessant pour
leur amour-propre. Enfin une cause que nous ne pouvons taire agit
plus puissamment encore. Les bureaux particuliers cherchent par
toute sorte de moyens à s'emparer de la clientèle; souvent les mé-
decins servent d'intermédiaires entre les familles et les nourrices,
et quelques-uns d'entre eux, laissant croire aux parens que leur
préférence n'est dictée que par l'intérêt du nouveau-né, s'adressent
aux bureaux particuliers dans le seul dessein de toucher une prime
que ne leur olfrirait pas le grand bureau.
Le service de la direction des nourrices, il faut le reconnaître, ne
réalise pas tous les avantages qu'en laisserait espérer l'organisa-
tion. D'après M. le doc.eur Londe, un des médecins chargés des
nourrissons dans le département de la Somme, les règlemens en
sont imparfaitement exécutés. La dissémination des nourrices rend
la surveillance du sous-inspecteur plus apparente que réelle; ses
visites aux nourrissons n'ont guère lieu que tous les trois mois, et
si, au moment où il se trouve dans la commune, la nourrice est
absente de sa demeure, le représentant de l'administration ne verra
l'enfant dont il a la charge qu'une fois en six mois. Le médecin, il
est vrai, doit le voir tous les mois, mais que peut faire cette sur-
veillance (en admettant qu'elle s'exerce régulièrement) sur des
(1) Pour faire apprécier à sa juste valeur l'étendue de ce mal, ajoutons qu'en 1864,
par example, sur 1,416 parens d(;bitours de la direction, 681 seulement ont pajé ce
qu'ils devaient, et 735 n'ont rien payé ou ont laissé en partie leur dette en souf-
france; 150 enfans, complètement abandonnés par leurs i)arens, ont dû fttre envoyés à
l'hospice des enfans assistés. Le nombre des mauvais dé))iteurs dépasse donc très sen-
siblement celui des familles qui ont rempli leurs engagemens, et, de 1855 à 1864,
l'administration a eu à payer, pour cette cause seule, la somme de 836,749 francs, re-
présentant la garantie des 12 francs par mois.
378 REVUE DES DEUX MONDES.
femmes qui sont quelquefois éloignées de 10 à 12 kilomètres du
lieu où réside le médecin? Pour que la surveillance fût efficace, il
faudrait qu'elle fût permanente en quelque sorte, ou du moins
qu'elle pût être regardée par la nourrice comme toujours immi-
nente; or, dans la pratique, il est permis de dire que ces visites
sont faites à longs intervalles et en outre prévues. La nourrice
peut donc commettre bien des fraudes, se laisser aller à bien des
négligences préjudiciables k la santé de l'enfant; aussi une mor-
talité considérable frappe-t-elle les enfans du grand bureau, comme
le prouvent les chiffres suivans que nous devons aux communica-
tions obligeantes de M. Husson.
De 1862 à 1866, 10,794 placemens ont eu lieu par l'intermé-
diaire du grand bureau. Sur ce nombre, un tiers des enfans étaient
illégitimes. La mortalité a été sur les enfans légitimes, de la nais-
sance à un an, de 28 pour 100, un peu plus du quart, et sur les
enfans illégitimes de 33 pour 100, c'est-à-dire d'un tiers. De 1863
à 1866, 13,139 enfans assistés ont été placés dans 3,087 communes
appartenant à 11 départemens et divisés en 25 circonscriptions. La
mortalité pour les enfans, de la naissance à un an, a été de 36
pour 100, un peu plus du tiers. Ces chiffres nous montrent dans
leur sinistre signification les dangers de l'industrie nourricière,
puisque, malgré une surveillance aussi exacte que peut l'exercer
une administration, malgré le choix sévère des nourrices tant au
point de vue de la moralité qu'au point de vue de la santé, il meurt
dans quelques départemens 1 enfant sur 3, tandis que la mortalité
générale des nourrissons dans toute la France n'est que de 1 sur 5,
et qu'elle descend dans le département de la Creuse à moins de 1
sur 9.
Jusqu'en 1821, l'administration des hospices resta seule à peu
près chargée du placement des nourrissons chez les femmes de la
campagne; mais à partir de cette époque il commença de se fonder
à Paris quelques établissemens particuliers servant d'intermédiaires
entre les nourrices et les familles. En 1828, M. de Belleyine, alors
préfet de police, comprit qu'il était indispensable de ne pas laisser
sans contrôle une pareille industrie, et une ordonnance rendue le
9 août 1828 fixa les conditions dans lesquelles elle devait s'exercer.
L'effet heureux qu'on en espérait ne fut pas obtenu, car le 26 juin
lSli'2 une nouvelle et dernière ordonnance, encore en vigueur au-
jourd'hui, s'appuie dans ses considérans sur les graves abus pou-
vant compromettre la vie des enfans, sur les fraudes commises pour
cacher le défaut d'aptitude des nourrices, nonobstant les mesures
prescrites par l'ordonnance de police du 9 août 1828.
La nouvelle ordonnance, qui n'a guère été plus efficace que l'an-
cienne, en diffère peu dans les parties essentielles. Elle prescrit pour
LA MORTALITÉ DES ENFANS. 379
la nourrice un certificat attestant qu'elle est de bonne vie et mœurs,
qu'elle a des moyens d'existence suffisans, qu'elle n'a point de nour-
risson, que l'âge de son enfant (pour lequel rien n'-est spécifié) lui
permet d'en prendre un, qu'elle possède un berceau et un garde-feu.
Un second certificat, délivré par un docteur en médecine, a pour objet
de garantir qu'elle a les aptitudes physiques d'une bonne nourrice.
Ces deux certificats sont présentés et visés à la préfecture de police.
Enfin, lorsqu'elle retourne dans sa demeure, elle emporte un extrait
de naissance de l'enfant qui lui est confié, extrait qui doit être re-
mis, dans les huit jours de son arrivée, au maire ou au commissaire
de pohce. En ce qui concerne les loueurs, logeurs, meneurs et me-
neuses de nourrices, l'ordonnance défend de placer d'autres nour-
rices que celles enregistrées à la préfecture, de procurer deux en-
fans à une même femme, de laisser partir un enfant sans la nourrice
qui doit l'allaiter, etc.
Telle est l'ordonnance qui aujourd'hui encore régit cette indus-
trie; comme le règlement de l'administration des hôpitaux, elle
est théoriquement satisfaisante ; par malheur, règlement et ordon-
nance n'empêchent guère les fraudes. Les nourrices sont tenues de
produire un certificat médical attestant leur aptitude à prendre un
nourrisson, mais ce certificat leur est délivré par un médecin atta-
ché au bureau, payé par le propriétaire du bureau, et ce n'est pas
dans une pareille situation que le médecin doit être placé si l'on
veut pouvoir compter sur son indépendance et son impartialité.
Quant à la surveillance du nourrisson, dès qu'il est arrivé chez la
nourrice, elle est nulle, on peut le dire, car elle n'est faite que par
le meneur, qui n'a d'autre intérêt à visiter les enfans et à s'assurer
de leur existence que celui de constater son droit à toucher la somme
de 1 franc qui lui est attribuée pour chaque enfant. Une pareille or-
ganisation, dans laquelle la surveillance est si faible, doit avoir pour
résultat d'aLtirer les nourrices vers les petits bureaux; aussi, en
même temps que l'administration des hôpitaux voit diminuer sa
clientèle, celle des petits bureaux augmente. De 1855 à 1859, la
moyenne annuelle des nourrices de la campagne placées par les pe-
tits bureaux était de 8,038; elle s'éleva de 1860 à 186/i à 9,136. Le
placement des nourrices sur lieu, qui n'était que de l,7/i0 dans la
première période, dépasse aujourd'hui 2,500.
Les nourrices appartenant à ces deux sortes de bureaux ne sont
pas les seules auxquelles les familles parisiennes confient leurs en-
fans. Il en est d'autres avec lesquelles les parens traitent directe-
ment. Ce sont en général des amies, des parentes, des compatriotes
de domestiques placées à Paris, et que celles-ci recommandent aux
jeunes mères comme des nourrices excellentes, bien que presque
toujours elles soient détestables. Affranchies de tout contrôle, ayant
380 REVUE DES DEUX MONDES.
souvent à la fois plusieurs nourrissons, elles mettent dans le plus
grand péril la vie des enfans, et c'est chez elles qu'on trouve le
maximum de mortalité. Quel est le nombre de placemens faits ainsi
sans l'intermédiaire ou le contrôle de la préfecture de police ou de
l'administration des hôpitaux? M. Husson croit pouvoir l'évaluer à
3,000, ce qui, pour ces dernières années, 1865 par exemple, don-
nerait, avec les 1,97/i placemens du grand bureau et les 9,042 des
petits bureaux, un total d'environ ll\, 000 petits Parisiens envoyés
en nourrice à la campagne.
Sur ce nombre, combien en survit-il? Il est impossible aujour-
d'hui de le dire avec une rigoureuse précision. M. Brochard, qui a le
très grand méiite d'avoir le premier signalé la gravité de la question
nourricière, avait produit, pour l'arrondissement de JNogent-le-Ro-
trou, des chilfres qui tendaient à montrer que les petits bureaux
présentaient une mortalité de beaucoup supérieure à celle du grand
bureau. Une enquête ordonnée par M. le ministre de l'intérieur, le
remarquable discours de M. Genteur dans la discussion qui s'éleva
au sénat lors du rapport sur la pétition de M. le docteur Brochard,
le travail de M. le docteur Du Mesnil, ont montré que les chiffres de
cet honorable médecin n'avaient pas toute la rigueur désirable.
L'erreur consistait surtout dans une répartition inexacte des enfans
d'après la provenance, et l'enquête a démontré que la mortalité si
élevée des petits bureaux était due à l'adjonction des enfans placés
directement en nourrice par les parens, en dehors de toute inter-
vention administrative. C'est sur cette dernière catégorie d'enfans
qu'a dû porter cette effroyable mortalité que M. Broca évalue à
liS pour 100, presque la moitié.
Ce sont là des faits. Ils nous montrent que si la mortalité infantile
est dans trente de nos départemens moins élevée que dans presque
tous les états de l'Europe, sauf la Belgique et peut-être l'Angleterre,
elle est excessive dans quatorze départemens, dans ceux qui entou-
rent Paris, dans ceux enfin où s'exerce l'industrie des nourrices. Si
nous n'avons pas de chiffres précis sur la mortalité des nourrissons
placés par les petits bureaux ou directement par les parens, nous
savons d'une manière certaine que les enfans confiés par l'adminis-
tration des hôpitaux à des nourrices choisies avec soin et soumises
à une certaine surveillance meurent dans la proportion de 1 sur l>.
On ne peut donc mettre en doute la part immense que prend l'in-
dustrie nourricière dans la mortalité des jeunes enfans, et on en
doutera moins encore si l'on examine ce que devient le nourrisson
dans la demeure de celle qui doit avoir pour lui les soins et la solli-
citude d'une mère.
Élever un nourrisson est pour beaucoup de femmes des départe-
mens qui entourent Paris un métier qu'elles exercent pendant plu-
LA MORTALITÉ DES ENFANS. 381
sieurs années d'une manière à peu près permanente. Sitôt qu'elles
se voient pour la première lois sur le point de devenir mères, elles
s'informent auprès de leurs compagnes déjà expérimentées des dé-
marches à faire pour avoir un nourrisson qui apporte dans leur
pauvre demeure un peu d'aisance relative; le plus souvent un pa-
reil souci leur est épargné. — Le meneur, ce recruteur de l'armée
nourricière, connaît d'avance leur situation, leurs désirs, et il ne
tarde pas à venir leur faire ses oftres de service. Ce meneur est le
personnage le plus important, c'est le pivot sur lequel repose et se
meut tout le mécanisme; il recherche, trouve et enrôle les nour-
rices, les amène par convoi à Paris, les surveille, les guide, les con-
seille dans leurs arrangemens avec les familles, et les ramène au
pays chargées de leur nourrisson. Là il leur rend de temps en temps
une visite pour s'assurer de la vie de l'enfant, car il doit en donner
des nouvelles au bureau de placement, et n'est payé que sur la ré-
tribution mensuelle donnée à la nourrice. « C'est, dit M. Brochard,
un homme en général grossier, sans éducation, qui recrute ostensi-
blement des nourrices pour les bureaux particuliers de Paris, et
qui, lorsque l'occasion se présente, recrute en même temps des filles
ou des femmes pour d'autres établissemens de la capitale. » Comme
une remise lui est allouée par le bureau sur chacune d js nourrices
qu'il conduit à Paris, la quantité est tout pour lui, la qualité rien,
et les mauvaises nourrices, celles qui perdent le plus de nourris-
sons et qui retournent le plus souvent à Paris, sont précisément
celles qui lui rapportent davantage, celles par conséquent qu'il doit
préférer.
Le moment est venu, le maire a délivré le certificat nécessaire, le
meneur a rassemblé son convoi; on part, on arrive à Paris, on
aborde enfin le bureau. Là le désenchantement commence, et aussi
commence l'expérience, c'est-à-dire la dépravation, bien vite ap-
prise dans cette école de ruse où se trouvent rassemblées pendant
de longues journées des femmes qui n'ont d'autre occupation que
de causer des petits mystères de leur industrie, de recevoir les le-
çons de leurs compagnes plus âgées, ou d'en donner à celles dont
elles raillent la candeur. Outre les dépenses qu'il entraîne, le sé-
jour au bureau est loin d'être agréable. Pendant l'été, le mal n'est
pas bien grand , on s'assied à l'air, on se promène, on respire du
moins; mais pendant l'hiver combien les choses sont différentes!
Dans une pièce en général petite et située au rez-de-chaussée sont
entassées une vingtaine de nourrices chez lesquelles l'abus des bains
n'est pas un défaut dominant, et autant de nourrissons ayant tous
les inconvéniens de leur âge. Là règne une odeur aigre à laquelle
se mêle le fumet des soupes de toute nature qui font la base de
la nourriture des mères et parfois des enfans. De temps en temps,
382 REVUE DES DEUX MONDES.
la porte s'ouvre, une cliente s'est présentée, et successivement on
appelle les nourrices en commençant par les moins bonnes, car il
faut bien que toutes puissent se placer, si l'on ne veut pas perdre
le prix du voyage. Voir l'enfant de la nourrice, s'assurer par ce
signe irrécusable de la capacité lactifère de la mère, est pour les
parens une des principales préoccupations, surtout s'il s'agit d'une
nourrice sur lieu. Si l'enfant est frais, bien portant, on s'empresse
de le montrer; s'il est chétif, malingre, amaigri, on peut être à peu
près assuré qu'une compagne complaisante prêtera son propre en-
fant, s'il réalise mieux les conditions requises.
Enfin la nourrice a atteint le but de son voyage, un enfant lui a
été confié; ses compagnes ont eu le même bonheur, et le moment
est venu de regagner le village. Le meneur forme sa caravane, règle
les comptes, et l'on se met en route. Arrivées au chemin de fer, les
nourrices s'entassent dans un compartiment de troisième classe. Si
la distance est longue, si la nuit est glaciale, l'enfant qu'à Paris
même on dispense aujourd'hui avec raison du transport à la mairie
pour la déclaration de naissance, l'enfant, exposé au froid, aux
courans d'air, contracte souvent des affections pulmonaires qui l'em-
portent dès son arrivée chez la nourrice. Ce n'est pas tout : malgré
les nombreux desiderata que comporte l'état matériel de nos che-
mins de fer, aujourd'hui du moins les voitures de troisième classe
sont à peu près closes et tout à fait couvertes; mais le train ne s'ar-
rête pas au village même de la nourrice , et nous allons retrouver
l'ancien état de choses. A la gare stationne un de ces antiques vé-
hicules qui n'ont plus de nom dans l'art du carrossier; c'est une
sorte de char à bancs, un vieil omnibus à moitié démembré, une
voiture en osier ou même une simple charrette. On y presse, on y
entasse pêle-mêle nourrices et nourrissons, et de cahots en cahots,
par le vent, par la pluie, par la neige qui pénètre au travers de
tous les joints, on arrive tant bien que mal à domicile. Cette voiture
du meneur (nous pourrions l'appeler l'enfer), nos campagnards
l'appellent d'un nom sinistre, c'est le purgatoire, car pour les
nourrissons la route qu'ils parcourent ainsi est le chemin qui mène
au séjour des anges.
La voiture s'est arrêtée, la nourrice rentre dans sa demeure; le
mari, les voisines sont déjà réunis. Veulent-ils contempler les traits
de celui qui devient pour une ou deux années l'enfant d'adoption?
Un pareil souci est loin de leurs pensées, et seuls les enfans de la
nourrice tournent autour du berceau du nouveau-né, regardant avec
leurs grands yeux étonnés le nouvel enfant si bien habillé que leur
mère a rapporté de Paris. — Combien paient les parens? Sont-ils
riches? ont-ils l'air généreux? ont-ils donné de beaux cadeaux?
La layette est-elle bien garnie? — Telles sont les questions princi-
LA MORTALITÉ DES ENFANS. 383
pales. Le nourrisson vient après, et, si l'on s'en occupe, c'est pour
savoir s'il promet d'être facile ou difficile à élever, s'il exigera peu
ou beaucoup de soins. Enfin vient le partage. Le dernier-né de la
nourrice reçoit pour son usage les meilleurs langes, les plus chaudes
couvertures; n'est-il pas d'ailleurs l'enfant de la maison? L'autre
n'est qu'un étranger, pis encore, c'est un citadin, un petit Parisien;
en un mot, c'est une marchandise. Les jours suivans ne démen-
tent pas les promesses que pouvait laisser entrevoir la conduite
tenue dès l'arrivée. Le nourrisson devait avoir tout le lait de sa
nourrice, mais celle-ci n'a-t-elle pas son enfant, qu'on n'avait paru
sevrer que pour les besoins de la cause et afin d'obtenir le certi-
ficat du maire? Le biberon et bientôt la bouillie remplacent l'allai-
tement naturel; l'enfant crie, pleure, s'agite dans son berceau, vite
on le bourre de nourriture afin qu'il trouve le sommeil dans une
pénible digestion. On devait le promener, mais toute la journée il
reste couché dans son berceau, confié aux soins d'un enfant, d'une
voisine, tandis que la nourrice travaille aux champs ou à la vigne.
Bientôt la correspondance s'engage avec la famille. La lettre de
la nourrice n'a au fond d'autre objet que d'obtenir des cadeaux.
Il serait facile d'en donner la formule ordinaire; elle se termine
presque toujours par une demande de vêtemens, de sucre et de
savon. La mère envoie tout ce qu'on réclame, et le plus souvent
c'est pour l'enfant de la nourrice. Enfin un jour arrive où l'enfant,
dont les parens n'ont jamais reçu que d'excellentes nouvelles, doit
revenir bientôt égayer de sa présence, animer de ses jeux le foyer
domestique. Tout se prépare pour le recevoir. Le petit lit est garni
de ses blancs et légers rideaux, les jouets sont achetés; la mère
compte les jours qui la séparent de ce moment de joie, qui sera
pour elle comme le début d'une maternité nouvelle; mais une der-
nière lettre arrive, l'enfant, qu'on croyait plein de vie et de santé,
est mort loin de sa mère, qui n'a pas eu la triste consolation de
recueillir son dernier sourire. Si, plus heureuses, les mères ont le
bonheur de revoir leur enfant, combien de fois, au lieu d'un petit
être frais, rose et bien portant, ne retrouvent-elles qu'un enfant
chétif, malingre, ayant sur la peau la trace d'éruptions et de plaies
dont la nourrice avait eu grand soin de cacher l'existence, de peur
de voir diminuer ou se tarir la source des cadeaux J
Pour comprendre comment de pareils faits peuvent se produire
malgré les règlemens qui régissent la profession nourricière, il faut
savoir à combien de fraudes, de ruses, de mensonges, se livre un
bon nombre de femmes auxquelles tant de familles confient aveu-
glément leurs enfans. Un certificat du maire de la commune habitée
par la nourrice doit indiquer la date exacte de la naissance de son
dernier-né; mais, outre que les certificats sont parfois délivrés en
384 REVUE DES DEUX MONDES.
blanc, il n'est souvent que trop facile à la nourrice d'obtenir, sinon
du maire, du moins du secrétaire de la mairie, de rajeunir ou de
vieillir son lait. C'est ainsi qu'une femme L..., acquittée par la cour
d'assises de la Seine, avait pu affirmer par son certificat que son
dernier enfant était âgé de dix mois alors que son dernier accouche-
ment datait de six ans. Les nourrices ne doivent avoir chacune qu'un
seul nourrisson : combien en ont à la fois deux , trois ou même
quatre ! Pour obtenir le certificat, il n'est sorte de fraudes auxquelles
elles n'aient recours. L'enfant étranger qu'elles allaitent n'est pas un
nourrisson, c'est le nouveau -né d'une voisine malade qu'elles ont
pris par charité, c'est un enfant qu'elles ont comme pensionnaire;
mais il a é:-é spécifié qu'il ne doit être élevé qu'au biberon. Le cer-
tificat qu'on leur délivre sur ces explications mensongères a pour
résultat d'amener chez elles une troisième victime. D'autres fois
certaines femmes, de celles surtout qui sont en relation directe avec
les familles, prennent plusieurs nourrissons à Paris pour les distri-
buer ensuite à des voisines moyennant une légère redevance.
Hâtons-nous de le dire, à côté des mauvaises nourrices, trop nom-
breuses, il en est quelques-unes d'excellentes et qui sont pour leurs
nourrissons de véritables mères. « Que de fois, dit M. Brochard,
qu'on ne saurait trop citer, car il joint au mérite de la franchise
l'autorité d'un témoin oculaire, que de fois j'ai vu des nourrices don-
ner à des nourrissons les vêtemens de leurs propres enfans! que de
fois j'en ai vu nourrir des mois entiers des enfans dont les termes
n'étaient pas payés, ne voulant pas les sevrer prématurément, ne
voulant pas d'un autre côté les reconduire à Paris de peur qu'ils
n'y fussent pas aussi heureux qu'ils l'étaient chez elles! J'ai vu de
ces femmes ne pas craindre d'augmenter leurs propres charges et
adopter le nourrisson qu'elles avaient élevé, plutôt que de le laisser
mettre aux enfans trouvés. Le petit Parisien continuait à faire partie
de la famille et occupait à l'humble foyer le même rang que les
autres enfans de la nourrice. » Si de pareils faits étaient fréquens,
on pourrait peut-être compter sur la saine contagion des bons exem-
ples; malheureusement il n'en est pas ainsi, et nous devons chercher
quels sont les moyens de diminuer les ravages qu'exerce l'industrie
nourricière et de protéger efficacement la vie des nouveau-nés contre
tant de causes de maladie et de mort.
III.
Dans cette longue discussion qui, depuis près de quatre ans, s'a-
gite à l'Académie de médecine, deux systèmes principaux ont été
préconisés et se partagent les suffrages. L'un, celui de la réglemen-
tation à outrance, a été proposé par la commission, et surtout^ par
LA MORTALITÉ DES ENFANS. 385
M. Devillers; l'autre, celai du laisser-faire, a eu pour principal dé-
fenseur M. Fauvel. La vérité pratique ne nous paraît être ni dans
l'un ni dans l'autre système, mais elle est moins encore dans le
premier que dans le second.
Si l'étude du passé nous apprend quelque chose, c'est précisé-
ment l'insufTisance, pour ne pas dire l'inutilité de la réglementation.
Ni les ordonnances du roi Jean, ni les arrêts du parlement, ni les
lettres patentes de Louis XIII et de Louis XIV, ni les règlemens de
police, n'ont pu empêcher le mal; monopole au profit de quelques
industriels, monopole de l'état au profit de tous, concurrence sur-
veillée, tout a échoué. Un seul remède nous reste, mais celui-là
énergique et digne du xix*= siècle ; il faut que tous connaissent la
vérité, que tous apprécient la portée et l'étendue du mal, que tous
comprennent que, s'il est de leur intérêt de le combattre, on ne
peut l'atténuer ou le faire disparaître que par un concours commun.
Or ce qui l'a fait naître, ce qui l'entretient, c'est la funeste habi-
tude de recourir à l'allaitement mercenaire. Il y a peu de bonnes
nourrices, il en est beaucoup de médiocres, et plus encore de mau-
vaises. Pour supprimer ces dernières, il faut les rendre inutiles en
proportionnant les besoins aux ressources, en mettant en rapport
l'offre et la demande; pour cela, il n'est qu'un seul moyen : arriver
à ce qu'un plus grand nombre de mères nourrissent leurs enfans,
remettre en honneur dans la population parisienne l'allaitement par
la mère.
Lorsqu'une femme est devenue mère, son devoir est de nourrir
elle-même son enfant : tel est le principe que nous devons poser
tout d'abord. Malheureusement il faut certaines conditions de for-
tune ou de santé qui ne se rencontrent pas toujours. Telle femme
possède les ressources que donne la richesse, mais sa constitution
délicate semble lui rendre difficile ou dangereux l'accomplissement
des devoirs maternels; l'autre est riche de santé, mais elle doit
vivre de son travail, et l'allaitement d'un enfant est incompatible
avec ses occupations journalières. Ce que nous voulons montrer,
c'est que ces obstacles , qu'on s'exagère trop facilement, se voient
dans la pratique beaucoup moins souvent qu'on ne le supposerait
d'après la fréquence de l'allaitement mercenaire.
A Paris, parmi les femmes de la classe riche ou aisée, il en est
peu qui nourrissent elles-mêmes leurs enfans. Les motifs de cette
abstention sont nombreux; le moins bien fondé et cependant un des
plus puissans est malheureusement celui-ci : ce n'est pas l'usage,
ou, si l'on veut, la mode. A cela nous n'avons rien à opposer, rien,
si ce n'est l'intérêt de l'enfant, argument auquel ne saurait rester
insensible le cœur d'une jeune mère. Sans doute la nourrice sur
TOME LXXX.VI. — 1870- 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
lieu n'offre pas les inconvéniens d'une nourrice à la campagne, et il
sera souvent préférable pour l'enfant d'être nourri par une étran-
gère sous les yeux de sa mère, lorsque celle-ci sera d'une santé
délicate, qu'elle aura peu de lait, ou même lorsqu'elle ne voudra
pas sacrifier à ses devoirs les plaisirs ou mieux les fatigues des
bals, des soirées, des réunions du monde; mais dans toute autre
circonsta,nce des soins rémunérés ne vaudront jamais ceux qu'in-
spire l'amour maternel éclairé par l'éducation.
Les motifs qui s'opposent à l'allaitement maternel sont sou-
vent beaucoup moins sérieux. Si l'amour de la mère commence
dès la naissance de l'enfant, la tendresse paternelle ne s'éveille que
plus tard. 11 faut que l'enfant cesse d'être une intelligence humaine
à l'état d'ébauche; il faut qu'il sache distinguer son père d'avec les
autres personnes qui l'entourent, qu'il sache lui garder ses sourires,
qu'il puisse lui tendre ses petits bras : aussi le mari est-il en général
peu soucieux de se donner des ennuis auxquels il ne trouve aucune
compensation. Il craint pour sa femme les fatigues, les maladies;
il lui semble pénible de la priver et de se priver lui-même des
plaisirs du monde : aussi son avis formel est-il presque toujours
de laisser à une nourrice le soin d'allaiter. Si la mère partage
les mêmes sentimens, ou si elle est à peu près indifférente, il n'y
a pas de discussion sérieuse, on prend une nourrice; mais, si la
femme a le ferme désir de remplir tous ses devoirs, le mari en ap-
pelle à l'autorilé du médecin, et celui-ci, il faut l'avouer, lui vient
trop souvent et trop facilement en aide. La mh'e renonce à un es-
poir longtemps caressé, et elle y renonce pour toujours, car elle ne
veut pas créer d'inégalité dans sa jeune famille, et, n'ayant point
allaité son premier-né, elle ne croit pas devoir nourrir au'-un autre
de ses enfans. Que les jeunes mères se pénètrent bien de cette vé-
rité : on exagère beaucoup auprès d'elles les inconvéniens, les dan-
gers de l'allaitement. Pénible, très douloureux parfois dans les pre-
miers jours, il est ensuite facilement supporté, et quand on veut,
quand on peut se conformer aux règles de l'hygiène, éviter les fatigues
inutiles, se donner une bonne alimentation, régler l'appétit du nou-
veau-né, loin de s'altérer, la santé se consolide, s'améliore, et même
à Paris il est peu de femmes qui ne puissent nourrir leur enfant.
La question la plus difficile à résoudre est aussi celle qui se pré-
sente le plus souvent. La mère est une jeune femme délicate, comme
presque toutes les femmes du monde, comme beaucoup de Pari-
siennes; son lait n'est que d'une abondance médiocre, les ressources
pécuniaires du ménage, l'exiguïté de l'appartement, ne permettent
pas de prendre une nourrice sur lieu : il faut ou envoyer l'enfant à
la campagne ou se résoudre à l'éventualité d'avoir à combiner l'al-
laitement naturel et l'allaitement au biberon. En présence de cette
LA MORTALITÉ DES ENFANS. 387
alternative, nous ne balançons pas à répondre : Les dangers de l'in-
dustrie nourricière sont tels qu'il ne faut pas hésiter à garder l'en-
fant, même en faisant usage, dans une assez large mesure, de l'al-
laitement artificiel.
Pour justifier cette opinion, quelques courtes explications sont
nécessaires. L'allaitement artificiel et l'alimentation prématurée sont
deux choses qu'il faut bien se garder de confondre. Donner à l'en-
fant du lait au moyen d'un biberon, le faire allaiter par une chèvre,
c'est faire de l'allaitement artificiel; le nourrir de trop bonne heure
de soupes ou de boiiiUies, c'est faire de l'alimentation prématurée.
Celle-ci est toujours dangereuse. Dans les quatre ou cinq premiers
mois de la vie, les organes digestifs de l'enfant ne sont destinés à
digérer que du lait; c'est là pour lui une nourriture spéciale, la seule
qu'il doive recevoir. Si l'on agit autrement, son estomac se fatigue,
des troubles digestifs apparaissent, l'enfant maigrit, perd de son poids
et succombe souvent, alors même qu'en présence du danger devenu
évident on revient, mais trop tard, à l'allaitement naturel. Telle est
malheureusement la pratique des campagnes , telle est l'alimenta-
tion à laquelle ont recours tant de nourrices, et si leur propre enfan
robuste, vigoureux, parvient de temps en temps à résister, le nour-
risson, né à Paris, chétif, afiaibli déjà par les fatigues du voyage et
par l'irrégularité de l'alimentation dans les premiers, jours ne tarde
point à succomber. Que, vers le quatrième ou cinquième mois, on
donne chaque jour à l'enfant un potage, une bouillie légère, rien
de mieux , puisque sans nuire à sa santé on se précautionne contre
l'éventualité d'une indisposition qui pour deux ou trois jours prive-
rait la nourrice de son lait, mais c'est seulement dans ces limites
restreintes qu'on peut admettre l'alimentation prématurée; hors de
là, elle est fatale.
L'allaitement artificiel est regardé par presque tous les médecins
comme absolament nuisible. Il y a sur ce point une exagération évi-
dente qui tient à cette circonstance, que les effets n'en ont guère été
étudiés que dans les hôpitaux sur des enfans confiés ou abandonnés
à la charité publique, ou dans les campagnes sur des nourrissons
pour lesquels le manque de soins et l'alimentation prématurée vien-
nent joindre leurs dangers à ceux d'une alimentation artificielle mal
conçue, mal dirigée. Ancien chirurgien de l'hospice des enfans
assistés, nous sommes malheureusement aussi éclairé que qui que
ce soit sur les inconvéniens, sur les périls de l'allaitement au bi-
beron; combien d'enfans sont morts alors que nous les aurions
sauvés, s'il avait été en notre pouvoir de leur donner une bonne
nourrice! Si l'on veut apprécier à sa juste valeur la question de
l'allaitement artificiel, il faut établir ici une distinction importante.
Lorsque des nouveau-nés sont réunis en grand nombre dans un
388 REVUE DES DEUX MONDES.
même appartement, dans une même salle d'hôpital, il se crée au-
tour d'eux une atmosphère viciée, préjudiciable à leur santé. Si ces
malheureux petits êtres ont déjà souffert de la faim par le fait même
des formalités nécessaires pour l'abandon, si surtout ils sont déjà
malades (et c'était le cas pour ceux de nos infirmeries), si enfin l'ali-
mentation artificielle n'est pas donnée avec le plus grand soin, si elle
n'est pas entourée d'extrêmes et minutieuses précautions, les enfans
nourris au bibaron succombent en grand nombre. Aux enfans reçus
dans nos hôpitaux, il faut des nourrices, comme il en faut aussi à
ceux qui sont faibles et chétifs dès leur naissance; mais tel n'est
pas le cas ordinaire, et beaucoup d'enfans peuvent supporter l'allai-
tement au biberon, à la condition toutefois que cette pratique ne
soit pas confiée à des mains incapables. Si l'instrument n'est point
tenu dans un état de propreté extrême, le lait qui séjourne dans le
vase, qui s'infiltre dans les fissures du bois de la têtière, s'acidifie,
altère le lait nouveau qu'on introduit dans le biberon, et l'enfant ne
boit qu'un liquide irritant, laxatif, qui a sur sa santé les plus dé-
plorables effets. Le biberon à bout d'ivoire souple, dont chaque
pièce peut et doit être nettoyée après chaque repas, met à l'abri de
ces incon venions; en un mot, l'allaitement artificiel est sans danger
pour beaucoup d'enfans, à la condition que ce soit une personne
soigneuse, dévouée, qui en soit chargée , à défaut de la mère qui,
mieux que toute autre, puisera dans sa tendresse la patience néces-
saire pour bien remplir ces délicates fonctions. Lors donc qu'une
mère bien portante, mais un peu 'lélicate et n'ayant qu'une quan-
tité de lait même médiocre, se trouvera dans la situation où sont
tant de femmes qui placent aujourd'hui leur enfant à la campagne,
elle saura qu'elle lui fait courir moins de danger en le gardant au-
près d'elle, lui donnant le sein dans la journée et lui faisant don-
ner le biberon la nuit par une personne intelligente et zélée.
Quant aux femmes qui n'ont pas de lait, ou dont les organes de
la lactation sont mal conformés, on ne peut leur conseiller l'allaite-
ment artificiel seul que dans les cas où elles ne pourraient se pro-
curer une nourrice digne de toute confiance; mais, que l'on ait re-
cours à l'allaitement artificiel complet ou à l'allaitement mixte, il
faut que la mère se décide pour une pratique qui peu à peu devra
entrer dans nos mœurs : il faut que tous les huit jours elle pèse son
enfant, et si, au lieu de gagner du poids, il reste stalionnaire, si
surtout il en perd, elle devra immédiatement renoncer à l'allaite-
ment mixte et lui donner une bonne nourrice.
La mise en nourrice a souvent pour cause la difficulté pour la
mère de quitter son bureau, son comptoir, ses occupations pour al-
laiter l'enfant. 11 est rare que ces difficultés soient assez grandes
pour constituer une impossibilité, et, prévenues des dangers qu'elles
LA MORTALITÉ DES ENFANS. 389
feraient courir à leur enfant en le confiant à une nourrice de la
campagne, bien des mères surmonteraient les obstacles et sauraient
elles-mêmes nourrir celui dont elles ne se séparent qu'à regret;
mais, pour éclairer toutes les mères sur les périls de l'industrie
nourricière, pour les engager à nourrir elles-mêmes, il faut leur
faire connaître la vérité. 11 serait donc à souhaiter qu'une instruc-
tion détaillée, comprenant des conseils sur la mise en nourrice, sur
l'alimentation et l'hygiène des enfans, fût remise par les employés
de l'état civil à toute personne venant faire à la mairie une décla-
ration de naissance.
Quelques femmes, un trop grand nombre même, sont tout à fait
privées de ressources pécuniaires, elles sont obligées de travailler
et souvent hors de chez elles pour gagner le pain de la famille; elles
ne peuvent conserver et allaiter leur nouveau-né, qu'elles envoient
à la campagne le plus souvent par l'intermédiaire du grand bu-
reau. Pour elles, il faut mettre en pratique l'idée de M. Fauvel,
réalisée depuis longtemps à Mulhouse, dans cette Alsace protes-
tante qui peut servir de modèle à toute la France quand il s'agit
de lutter sur le terrain de l'instruction et de l'esprit d'initiative :
il faut qu'une indemnité pécuniaire soit donnée à l'ouvrière qui
conserve auprès d'elle et allaite son enfant. La mesure n'est pas
d'une diflicLilté bien gi'ande, car c'est surtout à Paris et dans les
grandes villes qu'elle aurait lieu d'être appliquée, et l'exécution
pourrait en être confiée momentanément aux bureaux de bienfai-
sance; nous disons momentanément, car il est temps que nous sa-
chions combattre par nous-mêmes les funestes effets de l'ignorance et
de la misère. Il est temps que la charité privée cesse de s'égarer en
aumônes données sans discernement et souvent mal employées; sui-
vons l'exemple de l'Angleterre, sachons, en dehors de toute inter-
vention gouvernementale, par des associations charitables librement
formées, faire converger vers le bien, notre but à tous, les efforts
individuels, qui restent stériles quand ils sont isolés.
Quoi qu'on fasse cependant, beaucoup de femmes seront dans la
nécessité d'envoyer leurs enfans en nourrice. Peut-on espérer pré-
venir les abus par des règlemens rigoureux? faut-il donner à l'état
la surveillance ou même le monopole de l'industrie nourricière? faut-
il n'accepter que les nourrices agréées par l'administration? Telle
ne saurait être notre opinion. L'état n'a pas qualité pour tenir chaque
citoyen en tutelle; il doit, par ses conseils, le garantir de certains
périls, il doit lui donner les moyens de les éviter, il n'est pas chargé
de le sauver malgré lui. Nous ne pouvons donc vouloir que l'état
empêche un père de famille de confier son enfant à la nourrice qu'il
lui a plu de choisir, cette nourrice n'offrît-elle pas toutes les garan-
ties désirables ; mais, si l'état ne doit pas porter atteinte à l'autorité
390 REVUE DES DEUX MONDES.
paternelle contenue clans les limites de la raison, il a le droit et le
devoir de surveiller les industries qui peuven têtre préjudiciables à
la santé publique, surtout quand ces industries ne s'exercent qu'en
vertu d'une autorisation administrative. Toute nourrice placée par
les bureaux, toute femme allaitant, moyennant salaire, un enfant
autre que le sien peut être et doit être surveillée. Tels sont les prin-
cipes, voyons les conséquences.
Théoriquement l'ordonnance de 18Zi2 est bonne; il faut peu de
chose pour la rendre excellente dans la pratique. Le bureau cle l'ad-
ministration de l'assistance publique, dont MM. Vée et Husson eux-
mêmes avaient naguère proposé la suppression , pourrait être con-
servé pour les placemens d'enfans indigens. Les petiîs bureaux
seraient aussi maintenus; mais, comme chacun doit être responsable
de ses engagemens et de ses actes, les loueurs de nourrices, puis-
qu'ils se portent garans d'une bonne et sérieuse surveillance, doivent
être rendus pécuniairement responsables des dommages et intérêts
auxquels pourraient être condamnées les nourrices, toujours insol-
vables, en cas de non-exécution du contrat de louage tel qu'il a été
conclu, ou d'accidens arrivés par leur faute aux nourrissons. C'est
le meilleur, sinon le seul moyen, d'empêcher les fraudes de la part
de ceux qui font le commerce des nourrices. L'enfant du pauvre,
du paysan, ne doit pas payer de sa vie l'allaitement rétribué donné
par sa mère à un enfant étranger. Une femme ne saurait donc être
autorisée à prendre un nourrisson et à se placer comme nourrice
sans produire un certificat obtenu sous la responsabilité du maire
et attestant que son enfant est âgé de sept mois au moins et d'un
an au plus. Le certificat médical serait délivré, pour Paris, à la
préfecture de police, partout ailleurs par un médecin désigné par
l'administration.
Telle est à peu près dans l'organisation de l'industrie nourricière
la part qui revient à l'autorité. Cette part ne peut être complète-
ment supprimée. Si nous vivons en société, si nous supportons des
charges communes, si nous nous soumettons aux mêmes lois, c'est
afin de profiter des avantages que donne à tous la concentration, la
direction des efforts industriels vers un but d'intérêt général. Ce
que nous pouvons, ce que nous devons faire, c'est de diminuer le
plus possible la part d'action qui appartient à ceux que nous avons
chargés d'agir pour nous, c'est de les aider dans la Hmite de nos
forces, c'est enfin d'agir avec eux, d'agir pour eux, en un mot d'a-
gir nous-mêmes. Les nourrices ont besoin d'être surveillées, elles
ne peuvent l'être efficacement que si tous se chargent de la sur-
veillance. Pour cela, que faut-il faire? 11 faut que des sociétés ma-
ternelles, des sociétés protectrices de l'enfance se forment dans tous
les chefs-lieux de nos départemens, que chaque commune où il y
LA MORTALITÉ DES ENFANS. 391
a des nourrices ait son comité local, composé du maire, du curé, du
ministre protestant, de l'instituteur; quel est celui d'entre eux qui
refuserait d'en faire partie? Il faut que nos mères, nos sœurs, nos
femmes qui habitent la campagne pendant toute l'année, ou seule-
ment pendant la belle saison, prennent part à la tâche; leur cœur ne
peut rester insensible aux dangers des pauvres enfans, aux inquié-
tudes des mères. Pour rendre cette surveillance possible, il faut
qu'on sache dans chaque commune quelles sont les femmes ayant
des nourrissons. Il suffît, pour arriver à ce résultat, d'une simple
modification à l'ordonnance de 1842. Au lieu de remettre au maire
le certificat qui établit l'état civil du jeune pensionnaire, il faut que
la nourrice fasse inscrire à la mairie du lieu où elle habite, et sur un
registre spécial, le nom, les prénoms, l'âge de l'enfant, les noms et
le domicile des parens. Quoi de plus légal, puisque l'enfant devient
momentanément citoyen de la commune? Le curé, le maire, l'insti-
tuteur, les dames membres des sociétés protectrices, habitant le
village ou les environs, vont à la mairie, consultent le registre, sa-
vent que telle femme a un nourrisson. Ils vont la voir, s'assurent
de l'état de l'enfant; si quelque chose leur paraît défectueux, ils
aident la nourrice de leurs conseils; si leur conseil est repoussé, s'il
leur semble qu'il y a péril, ils préviennent soit directement les pa-
rens, soit le comité d'arrondissement ou le comité départemental.
Ceux-ci avertissent la famille, et c'est à elle qu'appartient la res-
ponsabilité morale des résultats, c'est à elle dès lors qu'incombe le
devoir de sauver l'enfant.
C'est dans cette voie que nous paraît être la solution du problème
si grave et si difficile de l'industrie nourricière. Nous pouvons ne
perdre que douze enfans sur cent; il faut que ce résultat soit atteint.
Pour l'obtenir, il importe que la vérité soit connue de tous, que tous
comprennent la nécessité d'agir; il faut que tous s'unissent, car, si
l'union fait la force, c'est surtout quand le lien commun est l'amour
maternel, quand le but est le salut de nos enfans. Cinq siècles d'ex-
périence ont proclamé l'insuffisance absolue de la réglementation
abandonnée à l'administration seule; le xix*" siècle a montré ce que
peut l'initiative individuelle éclairée par l'instruction, guidée par
l'amour du bien, fortifiée par la libre association des efforts collec-
tifs. Mettons-nous à l'œuvre; la tâche est difficile, mais elle peut
être accomplie, et la récompense sera d'avoir sauvé chaque année en
France la vie de cinquante mille enfans.
LÉON Le Fort.
IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D'ART
IL
LES ÉGLISES DE ROME. — MICHEL-ANGE DE CARAVAGE.
I. — SAINT-JEAN DE LATRAN.
Saint-Jean de Latran est la première église que l'on devrait visi-
ter, si, pour voir Rome, on suivait une méthode logique, que je ne
conseille d'ailleurs à personne d'adopter. Sous le rapport des arts,
cette église n'est pas cependant au nombre des plus riches de Rome,
mais c'est celle qui réveille les souvenirs les plus imposans et les
plus vénérables. La véritable basilique de la tradition du pouvoir
catholique, ce n'est pas Saint-Pierre, c'est Saint-Jean de Latran.
Saint-Jean de Latran est né le jour même où le christianisme célé-
brait sa victoire définitive sur le monde, car c'est Constantin qui en
jeta les fondemens dans son propre palais, et c'est là qu'en sou-
venir de cette grande origine chaque nouveau pape vient prendre
possession du trône pontifical. Cette basilique parle encore avec élo-
quence d'un autre grand événement d'un extrême intérêt pour tout
Français lettré et qui a quelque sentiment de l'histoire nationale.
De la vieille basilique de Constantin, il ne reste plus en effet que
l'emplacement; l'église qui se dresse avec un aspect de palais de-
vant l'un des plus beaux paysages qu'il y ait au monde sortit de
terre dans les premières années du séjour des papes à Avignon, et
deux monumens d'art, une fresque, un tombeau, y gardent la mé-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 393
moire des deux pontifes qui furent le principe et la fin du long exil
de la papauté. La fresque, attribuée à Giotto, nous présente l'image
du pape Gaetani, Boniface VIII; le tombeau est celui du pape Co-
lonna, Martin V, sous lequel finit la captivité de Babylone.
En contemplant cette basilique, il m'est venu la rêverie assez sin-
gulière que l'humanité était encore bien plus ignorante qu'on ne le
croyait. Non-seulement les hommes retiennent difficilement le sou-
venir du passé, non-seulement l'avenir est lettre close devant leurs
yeux, mais ils ne comprennent presque jamais le présent et n'éprou-
vent presque jamais les sentimens que devraient logiquement in-
spirer les événemens auxquels ils assistent. L'histoire de Saint-Jean
de Latran en est la preuve. Il y eut un jour dans notre passé où le
souverain de la France, — lequel par pai-enthèse compte parmi ses
titres celui de chanoine de Saint-Jean de Latran, — réussit, par une
série de coups politiques d'une audace sans exemple, à mettre les
clés de l'église dans sa poche et à déplacer le siège du pouvoir
pontifical. Or, au moment même où l'instrument de Philippe le Bel,
Bertrand de Gouth, commençait la longue séquestration du saint-
siége à Avignon et la série de nos papes français, la vieille basi-
lique de Saint -Jean de Latran fut consumée par l'incendie. Eh
bien! il me semble que, si j'avais été un Romain de cette époque,
cet accident m'aurait douloureusement fait rêver. Sans trop de su-
perstition, les Romains d'alors auraient pu croire que c'en était fini
pour jamais. Eh quoi! au moment même où commençait cette émi-
gration du souverain pontificat, l'antique témoin de l'établissement
politique du christianisme à Rome, la Mater ecclesia, caput orbis et
urbis, disparaissait aussi ! Cette coïncidence étrange n'était-elle pas
une preuve que le centre dj la religion était pour toujours déplacé?
Si Dieu n'avait pas permis que ce monument restât debout pour ra-
conter un passé brusquement détruit, c'est que sans doute ce passé
ne devait connaître aucun retour. D'autre part, il me semble que, si
j'avais été ministre de Philippe le Bel, j'aurais été très frappé de
cet événement, et que je l'aurais regardé comme d'un heureux au-
gure pour le succès de la vilaine action qui venait d'être consom-
mée. On pouvait facilement exploiter cet incendie et s'en servir pour
persuader aux peuples toute sorte de choses utiles au prince et à
la nation française. Dieu détruisait l'église des églises au moment
même où le roi de France plaçait la papauté à portée de sa main ;
n'était-ce pas la preuve évidente qu'il avait condamné Rome, qu'il
se détournait d'elle et voulait transporter son église hors des murs
de cette ville coupable qui l'avait profanée? Quel thème admirable
pour les sortilèges de l'éloquence ! En outre, comme on pouvait déjà
voir venir l'inique procès des templiers, rien n'était plus facile que
39/i REVUE DES DEUX MONDES.
de découvrir dans cet incendie un symbole du sort qui menaçait
tous les hérétiques et les simoniaques. Eh bien! ni les Romains, ni
les Français d'alors ne connurent aucun de ces sentimens. Les Ro-
mains ne s'affligèrent pas; mais avec la constance qui est chez eux
traditionnelle ils se remirent aussitôt à reconstruire leur église-
mère, et les Français, loin de comprendre un événement si favo-
rable à la cause de Philippe le Bel, envoyèrent des sommes consi-
dérables pour la rééditication, qui fut commencée sous !e pontificat
même du triste Clément V.
Une fresque, ai-je dit, conserve le souvenir du pontife qui fut l'ori-
gine de c jt événement célèbre. Elle représente le pape Boniface VIII
proclamant le jubilé de l'ai} 1300, le fameux jubilé de Dante. On
peut garantir la ressemblance de cette image peinte par Giotto, car
elle est en exact rapport avec le portrait physique que nous retrace
l'histoire, et surtout avec l'âme qu'elle nous présente. Toute la per-
sonne respire la force, la santé, la domination et l'orgueil. Sur ses
lèvres court le sourire du triomphe et de l'ambition satisfaite. Il vient
d'effacer le pontificat du pieux radoteur Pierre de Morone, il se pré-
pare à excommunier les Colonna ses ennemis, il a reçu la soumission
de Frédéric de Sicile. C'est tout à fait le pontife violent et politique
que dans le Dani.e appelle et salue du fond du puits des simoniaques
le pape Nicolas III, de la maison des Orsini. Combien différent de ce-
lui qu'il sera quelques années plus tard lorsqu'il entrera dans Ana-
gni entre Nogaret et SciaiTa Colonna, souffleté, abreuvé de fiel, non
plus seulement vicaire, mais, comme le dit Dante, représentation
même du Christ, et qu'il mourra désespéré, en mordant son bâton
pastoral! Mais des documens plus certains que les renseignemens
de l'histoire, parce qu'ils sont vivans et portent chair et os, nous
garantissent la ressemblance de ce portrait, et c'est ici que l'on
peut voir combien le type des races se conserve longtemps. L'image
de Giotto date des dernières années du xiii'' siècle, et aujourd'hui
même le chef actuel de la famille des Gaetani porte très reconnais-
sables les traits si caractérisés de cet illustre ancêtre. La nature a
construit ces deux visages de dates si éloignées selon les lois de la
même architecture simple et robuste; voilà bien, les mêmes lignes
nettes et fermes, le même nez droit et puissant, la même forme en
quelque sorte classique de visage, tant elle est peu compliquée.
Pauvre Boniface VIII! c'est donc à cet attentat de Philippe le Bel
que devait aboutir ce triomphe du guelfisme que nous avons vu
inaugurer par Innocent IV! Ainsi l'église de Rome n'avait évité le
Charybde de la maison de Souabe que pour tomber dans le Scylla
de la maison de France. Ainsi la papauté n'avait délivré le sol ita-
lien de la domination allemande que pour devenir étrangère elle-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 395
même; ainsi le parti guelfe s'était garrotté lui-même les mains, et
le protecteur était devenu le vassal du protégé qu'il avait appelé à la
domination. Patience cependant! l'œuvre est solide, et triomphera
des revers et du temps. Au bout d'un siècle, la papauté reviendra
de son exil, plus puissante, raffermie par ce long échec même, car
elle reviendra pour être à jamais cette fois le patrimoine exclu-
sif des Italiens, et c'est là ce que proclame au bas de l'autel de la
confession le tombeau du pape Martin V. Voilà pour la vengeance
de l'église générale; quant à la vengeance plus particulière des in-
jures subies par Boniface, de l'outrage d'Anagni, du soufflet de No-
garet, de l'humiliante captivité dans la maison des Orsini, elle se
fera attendre plus longtemps, mais elle viendra à son heure. Dans
ces maisons qui. vivent de si longs siècles, le vengeur ne manque
jamais de se rencontrer, un peu plus tôt, un peu plus tard. Celui de
Boniface se fit attendre trois siècles ; il eut pour nom Henri, cardi-
nal Gaetani, et vous le trouverez assis sur son tombeau de marbre
dans la chapelle des Gaetani, à cette église de Sainte-Pudentienne
dont il fut le titulaire, et qu'a prise aujourd'hui sous sa protection le
jeune cardinal Bonaparte. Il nous fit tout le mal qu'il put pendant
nos guerres civiles du xvi^ siècle, et si l'Espagne ne triompha point
d'Henri IV, la faute n'en fut pas à lui.
Si vous êtes sensible à la piété historique, vous ne lirez pas sans
quelque intérêt le nom d'une awtre illustre victime de la puissance
et de la politique, Anne de La Trémouille, princesse des Ursins,
morte, elle aussi, désespérée et abandonnée de tous, après avoir
été presque souveraine de l'Espagne. Le souvenir d'une femme qui
ne fut qu'ambition serait peu fait pour toucher; mais il se trouve
qu'une multitude de philistins sont venus salir de leurs appellations
patronymiques, effacées par d'autres sots, la plaque de marbre où
est écrit son nom, et ces ruades de baudets humains suffisent pour
changer en respect ému la froide attention que mériterait seulement
cette inscription. En face se présente la superbe chapelle des Corsini.
Devant la fresque de Giotto, nous étions contemporains de Dante; ici,
en dépit de la copie en mosaïque du Saint André Corsini du Guide
qui décore l'autel, nous sommes contemporains de Voltaire. L'esprit
de piété ne trouve guère son compte dans cette chapelle, où rien ne
parle fortement des sublimes émotions de la foi : la froideur de l'in-
crédulité glaçait visiblement les âmes assez petites des artistes qui
la décorèrent, les Lironi, les Maïni, les Philippe Valle, et cependant
il s'en dégage un ensemble imposant, quoi qu'en disent certains
connaisseurs trop difficiles qui ne savent jamais consentir à accep-
ter un plaisir qu'ils ne demandaient pas comme compensation de
celui qu'ils cherchaient. Deux tombeaux se font face : l'un est celui
396 REVUE DES DEUX MONDES.
de Clément XII, ce Lorenzo Gorsini dont l'irrévérencieux président
De Brosses a raconté si plaisamment la mort; l'autre est celui du
cardinal jNeri Gorsini, beau jeune homme, élégant, à l'air cavalier
et galant, et qui sous sa robe de prince de l'église a pu faire songer
plus d'une Romaine. En regardant ce tombeau, je me suis rappelé
que Stendhal a très finement observé qu'à partir d'une certaine
époque les tombeaux romains ont souvent l'air d'être une épigramme
contre le défunt. Seulement Stendhal attribuait cet aspect épigram-
matique à la gaucherie ou à l'absence d'inspiration des artistes,
tandis que je suis très porté à croire que ces épigrammes furent
parfois préméditées. Depuis la fin du xvi^ siècle, les artistes se sont
souvent permis à la sourdine d'incroyables facéties. En parlant de
Michel-Ange, j'ai déjà eu l'occasion de mentionner la formidable
plaisanterie du Bacciccio à l'église du Gesù; je ne dirai pas ce que
j'ai aperçu dans le personnage du démon, qui est renversé aux pieds
de saint Ignace, à l'église de Saint-Pierre. Ici, dans ce tombeau
de Neri Gorsini, l'épigramme est plus enveloppée, plus fine, mais
très saisissable : un bel enfant figurant un génie funèbre est de-
bout au pied du tombeau, et se frotte doucement de l'extrémité
du doigt le coin d'un œil où il n'y a pas une larme. Cette simagrée
de douleur a l'air de dire et dit en effet : « Ah ! voyez un peu comme
nous le regrettons, et avec quelle âme nous le pleurons! » Oui, l'or-
nementation de cette chapelle est d'un goût douteux, un style no-
blement rococo y règne trop en maître souverain, les sculptures en
sont trop précieuses et mignardes, et cependant le tout laisse une
impression de magnificence très réelle. Rarement, à mon gré, la
grandeur seigneuriale, le faste aristocratique, ont été mieux tra-
duits que dans cette chapelle. Oserai-je dire, — ô blasphème à faire
bondir tout Romain! — que je la préférais à la chapelle des Bor-
ghèse à Sainte-Marie Majeure? Sans doute la magnificence n'en est
pas aussi rare, et elle n'a rien qui égale pour la curiosité et la ri-
chesse la vénérable image de la Vierge attribuée à saint Luc, et le
morceau de lapis-lazuli dans lequel cette image est enchâssée; mais
comme elle est bien éclairée! comme la lumière s'y reflète avec
douceur sur les parois de marbre et y glisse avec gaîté le long de
la coupole blanc et or! Oh! qu'il est délicieux, après une longue
course à travers Rome, d'entrer dans la chapelle des Gorsini, de
s'asseoir sur la marche de l'autel , et là de reprendre haleine en
respirant l'air frais de la basilique, en promenant nonchalamment
son œil de ce détail à cet autre ! Ces sculptures sont d'un style ro-
coco tant que vous voudrez, mais qu'elles sont agréables à regar-
der quand on se repose ! La statue de la Tempêy^ance, de Philippe
Yalle, est une figure d'aimable danseuse; mais le joli prétexte de
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 397
perdre cinq minutes de sa vie ! La statue de la Justice^ de Lironi,
ressemble à la justice comme la colombe ressemble à l'aigle; mais
qu'elle est donc gentillette, mignonnette, et quel amusant petit ma-
drigal en marbre! Dans la chapelle des Borghèse, l'œil, ne sachant
où se reposer, tant les objets sont pressés et abondans, se lasse
très vite; ici il ne connaît aucune fatigue, si bien disposés et si ju-
dicieusement espacés sont les ornemens ! Pour compléter cette im-
pression de magnificence seigneuriale, il ne faut pas oublier de
rendre visite au caveau si propre et si bien aéré où sont rangés en
cercle les tombeaux des Corsini. Somptueusement mondains dans
la vie comme dans la mort, leurs tombeaux sont disposés comme
le furent les sièges de leurs salons pour les causeries des jours de
réception. Gela est d'une solennité noble et cérémonieuse très frap-
pante. Au centre du caveau, on peut regarder une Pietà en marbre
exécutée sur un dessin du Bernin, jolie chose sans portée, délicate
œuvre d'habile ouvrier qui a su rendre le marbre lucide. La lumière
perce à travers les draperies, les mains et les membres même des
personnages. « On voit toutes les veines, » me disait avec admira-
tion le sacristain, qui par deux fois m'a fait visiter cette chapelle.
Sur le flanc opposé de la basilique se présente, toute blanche
sous ses marbres de date récente, la chapelle des Torlonia, ces heu-
reux possesseurs de tant de belles choses (1); mais comme le prin-
cipal ornement de cette chapelle est une Descente de croix sculptée
par Tenerani, nous la retrouverons en parlant de cet artiste. Men-
tionnons le tombeau du cardinal Casanate, qui serait digne de
figurer dans quelqu'une de ces chapelles mondaines. Ce n'est pas le
chef-d'œuvre de la sculpture, mais c'est singuhèrement agréable à
regarder, et surtout aussi peu funèbre que possible. Sous sa robe
sacerdotale aux nobles plis et ses dentelles finement reproduites par
le ciseau , le beau cardinal est élégamment étendu , appuyé sur le
coude, dans la mieux séante des postures. Il s'en faut cependant
que tous les tombeaux de Saint-Jean de Latran portent ce cachet de
mondanité, et évitent aussi soigneusement d'offenser l'imagination
en parlant trop fortement de la mort. Les contrastes ne sont jamais
bien loin dans Rome, et si vous voulez savourer l'horreur de la mort
après avoir joui de ces somptuosités seigneuriales, promenez-vous
à pas lents dans l'allée circulaire des vieux tombeaux qui est des-
sinée par le renflement de la tribune. Rien ne jette dans des rêveries
plus tristes. Quelques-uns de ces tombeaux sont de fort mauvais
goût, mais ils n'en produisent qu'une plus profonde impression.
Êtes-vous partisan du mauvais goût dans les monumens funèbres?
(1) Le palais de la place de Venise, la villa Albani, le palais Giraud, etc.
398 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour moi, j'avoue que je le pardonne très aisément. Le mauvais goût
peut seul bien rendre l'horreur de la mort, qui est elle-même une
chose d'un caractère détestable, et qui n'éveille que des images
offensantes aux sens, menaçantes à l'âme. Par exemple, un certain
cardinal Rasponi s'est fait ensevelir sous une niche profonde creu-
sée dans une des murailles de la basilique; dans cette niche, on voit
la Mort ou le Temps (je ne sais trop lequel des deux) avec sa faux,
des chaînes et d'autres emblèmes aussi peu récréatifs. Cela est fran-
chement exécrable; eh bien! je connais peu de choses qni donnent
mieux le sentiment de cette geôle humide dans laquelle la mort
nous enf<irme pour l'éternité, rien qui dise plus éloquemment :
<( Qu'est-ce que l'homme? — Simplement le prisonnier du trépas. »
Les très belles mosaïques de la voûte de la tribune sont l'œuvre
de fra Jacopo de Turrita, et datent de la fm du xiii^ siècle. Elles re-
présentent la Yierge entourée des principaux apôtres. La disposi-
tion naïve des personnages de cette mosaïque est digne de remarque;
aux deux côtés de la Vierge, l'artiste a placé saint François et saint
Dominique, plus le pape Nicolas IV en prière. Or les apôtres et la
Vierge sont de taille colossale, tandis que les saints ont à peine la
moitié de leur stature, et que le pape est encore plus petit que les
saints. C'est afin de conserver la hiérarchie divine que le pieux ar-
tiste a commis cette respectueuse gaucherie ; mais on voit combien
on est loin ici de cette croyance qui chez certains peuples catho-
liques a fait de saint François l'émule et l'égal du Christ lui-même.
La présence du pape Nicolas IV dans cette mosaïque nous a parti-
culièrement intéressé. C'est un pontife dont le nom est peu connu
hors d'Italie, mais qui pour les Piomains a eu une importance fort
singulière. Si pendant de si longs siècles, si aujourd'hui encore on
n'a pas pu, on ne peut pas voyager en pleine sécurité dans la cam-
pagne romaine, c'est à lui que nous le devons par suite d'un en-
chaînement fort bizarre de circonstances. Ce pontîfe ne régna que
quatre années, pendant lesquelles son seul soin fut d'enrichir la mai-
son des Colonna; il fut l'origine véritable de la puissance de cette
famille, qui fut de son côté l'origine véritable du brigandage romain.
En effet, comme par leurs possessions ils tenaient toute la campagne
depuis Rome jusqu'au-dessus de Palestrina, ils transformèrent leurs
paysans en défenseurs armés de leurs intérêts, de leurs passions et
de leurs rancunes. Laboureurs le jour, les paysans devenaient sol-
dats d'aventure le soir et la nuit. Cette double existence dura plu-
sieurs siècles, au bout desquels les habitudes, étant invétérées,
survécurent aux circonstances qui leur avaient donné naissance.
Dans cette existence à demi militaire, les paysans avaient contracté
les vices et ks vertus qu'engendre la vie du soldat, l'amour du gain
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D'aRT. 399
facilement acquis, le recours incessant à la force, les bizarreries du
point d'honneur, la susceptibilité hautaine qui pour une injure veut
du sang : de là les coups de couteau et les embuscades à main
armée, et voilà comment ici-bas tout s'enchaîne.
La cour du cloître conduit au baptistère de Constantin, édifice,
comme l'église, d'origine antique et de construction moderne. Sur
les côtés de la rotonde, où chaque année, pendant la sainte semaine,
sont baptisés les mécréans convertis à la foi, descendans de Sarah
ou descendans d'Agar, deux petites statues en bronze réclament un
instant votre attention. L'une est un saint Jean l'évangéliste de Jean-
Baptiste Délia Porta, œuvre forte et mâle, où les types traditionnels
du disciple bien-aimé ont été transformés. Ce n'est plus le beau
jeune homme donné pour fils adoptif cà la Vierge par le Christ mou-
rant, ce n'est pas davantage le vieillard visionnaire de Patmos,
c'est un homme fait, de corps robuste, de physionomie grave, plein
de pensée, et animé par une inspiration intime d'une extrême inten-
sité. L'autre est une statue de saint Jean-Baptiste, exécutée d'après
l'original de Donatello. Est-ce parce que le Baptiste est le patron
traditionnel de Florence que le grand sculpteur florentin l'a si bien
compris? Tous ceux qui ont vu à la galerie des Offices son petit
Saint Jean à côté du Bacchus de Jîichel-Ange ont certainement
emporté dans leur mémoire l'image de ce jeune homme maigre, à
l'élégante austérité. Il m'a semblé que le saint Jean du baptistère
de Saint-Jean de Latran se rapprochait beaucoup de celui que le
propre frère de Donatello, Simone, a exécuté pour une des chapelles
de la vieille église de San-Glemente, où les curieux pourront l'a'ler
chercher. Dans les œuvres des deux frères, le saint a été représenté
avec une grande austérité, si grande qu'elle touche à la sécheresse.
La poésie de la vertu n'est sous aucune de ses formes dans ces deux
figures, qui sont celles, non d'un prophète sauvage et inspiré, mais
d'une sorte de puritain juif, de radical de la morale et de la vie sé-
vère. Les prédicans de la réformation purent ressembler souvent à
ce type de saint Jean-Baptiste. La façon dont les deux frères de
Florence ont conçu le saint est-elle la plus vraie? Je ne sais trop,
et c'est là une question à renvoyer à M. Renan; en tout cas, c'est
bien une des façons dont on peut le comprendre, une des plus ingé-
nieuses et des plus heureuses.
Le paysage qui s'étend devant Saint -Jean de Latran est d'une
originalité unique. La superbe place avec son immense obélisque
pour centre, l'édifice de la Scala santa, la rangée d'arbres qui va
vers Santa-Croce-in-Gerusalemme, les maisons à mine délabrée
éparses sur la route, les inégalités du terrain, çà et là effondré par
les pluies et laissé sans réparation, les ruines, la longue file des
AOO REVUE DES DEUX MONDES.
arches de l'aqueduc de Claude par derrière Santa-Croce, tout cela
compose une des scènes les plus singulières qui se puissent voir,
pleine de contrastes puissans, misérable et somptueuse, magni-
fique et dévastée, et sur cette scène rôde le génie de la solitude,
qui parle là avec plus d'éloquence que je ne lui en ai trouvé nulle
part ailleurs. La dernière fois que je suis allé à Saint-Jean de La-
tran, il avait plu dans la matinée; le sol était détrempé, et sous la
lumière pâle d'un ciel recouvert de grands nuages blancs ce paysage
ne laissait apercevoir que l'aspect de la tristesse et de l'abandon; à
trois heures, au moment où je sortais de la basilique, un rayon de
soleil, perçant tout à coup les nuages, se liquéfia pour ainsi dire
dans l'air entier comme un or subtilement dissous, et aussitôt tout
se mit à resplendir avec une gaîté et une jeunesse incomparables.
Je m'arrêtai frappé d'admiration, croyant assister à un de ces mira-
cles de résurrection dont nous entretiennent les légendes des saints.
Lors de mes précédentes excursions, je n'avais vu là qu'une vieille
reine, superbe encore sous ses rides et attestant par ses ruines
mêmes sa beauté d'autrefois, et je me trouvais tout à coup en face
d'une jeune magicienne qui me disait triomphante : a Comprends-tu
cette fois la puissance des sortilèges par lesquels j'enchaîne les âmes?
Circé, Armide et Alcine furent de grandes enchanteresses; mais, pour
retenir leurs captifs, elles eurent besoin de somptueux palais et de
délicieux jardins : à moi, il ne me faut rien que quelques pans de
vieux murs, une plaine que hante la fièvre, et des fondrières où tré-
buchent les chevaux. Voilà où est mon génie : cette plaine où tu gre-
lottes te retient immobile comme la statue de la femme de Loth; ces
fondrières où je te cahote avec une malice sans pitié te paraissent
allées sablées, et dis-moi si les jardins d'Amathonte auraient jamais
pu parler à ton âme avec autant de puissance que mon paysage à
l'aspect de cimetière ! »
II. — SANTA-MARIA-IN-COSMEDIN.
Nombreuses sont à Rome les églises qui marquent la transition
du paganisme au christianisme; mais parmi celles-là aucune n'est
aussi curieuse que Santa-Maria-in-Cosmedin, toute parée, à l'an-
tique manière romaine, des dépouilles opimes enlevées aux temples
païens (1).
Santa-Maria-in-Cosmedin est un musée vivant. C'est là une épi-
(1) J'indique encore aux curieux la vieille (.église de Saint-Georges au Vélabre, église
toute composée de pièces et de morceaux. Sur les seize colonnes qui la soutiennent, il
B'y en a peut-être pas quatre qui appartieniK. nt au môme ordre d'architecture.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 401
thète qu'on a rarement l'occasion d'appliquer aux musées, car,
quelque riches qu'ils soient, ils ont toujours quelque chose de
funèbre. Rien n'est triste d'ordinaire comme la vue de tous ces ob-
jets de provenance et d'origine diverses; séparés de leur destina-
tion, ne remplissant plus aucun office d'utilité ou d'agrément, ils
ont été par cela même touchés par le doigt de la mort. De là le
léger grain d'ennui que ne manque jamais de faire naître la plus
courte des promenades dans un musée. En perdant l'espèce de ser-
vitude que leur impose la vie, les beaux objets perdent en même
temps une partie de leur âme; que dis-je? en changeant seulement
de place, ils perdent une partie de leur signification. Par exemple,
on a transporté au Vatican les deux magnifiques sarcophages de
porphyre qui se trouvaient au baptistère de Santa-Constanza, et en
effet, à considérer la grandeur, la richesse et l'importance de ces
sarcophages, il semble qu'ils soient mieux à leur place dans les
salles du palais pontifical que dans la pauvre petite église nue de la
Porta-Pia; je ne puis cependant m'empêcher de remarquer que, lors-
qu'on les rencontre pour la première fois au Vatican, ils ont l'air de
deux énigmes avec leurs sculptures singulières où le symbole chré-
tien de la vigne joue un si grand rôle, tandis que, placés au baptis-
tère de Santa-Constanza, ils étaient en parfaite harmonie avec le
caractère des peintures allégoriques de la voûte, où ce même sym-
bole de la vigne et de la vendange est présenté dans une série de
scènes d'une littéralité toute prosaïque; mais à Santa-Maria-in-
Cosmedin aucun maladroit déplacement n'a troublé l'unité de ce
caractère de transition qui donne à cette église une physionomie si
intéressante. De nombreuses parties de son mobilier religieux ont
appartenu au culte condamné, et le christianisme s'est emparé de
ces objets et les a sauvés de la mort en leur donnant une destina-
tion nouvelle. Ainsi préservés, ils sont deux fois attachans pour
nous, et parce qu'ayant servi à un culte détruit, ils sont les témoins
encore debout de la vie morale du vieux monde, et parce que, ser-
vant à un culte nouveau , ils relient les anciennes générations aux
nouvelles. Les antiquités chrétiennes de cette église ne perdent rien
au voisinage de ces témoins d'un culte plus ancien, car ces témoins
sont des captifs qui racontent le triomphe du christianisme avec une
éloquence que n'atteindront jamais les plus habiles des orateurs et
des panégyristes, l'éloquence du fait, qui est là visible, tangible,
incontestable.
Santa-Maria-in-Cosmedin a été bâtie originairement sur l'empla-
cement d'un temple de Cérès, et de nombreuses parties de ce temple
sont entrées dans la construction de l'église. Le vase de porphyre
en forme de baignoire qui sert de base au maître-autel fut un des
TOMB LXXXVI. — 1870. 26
/l()2 REVUE DES DEUX MONDES.
ustensiles du culte de Cérès. Le vase de marbre ciselé qui tient lieu
d'urno baptismale est venu d'un temple de Bacchus. Les sceptiques
qui en sont encore aux théories religieuses du dernier siècle, les
âmes naïves qui appartiennent aux civilisations de fraîche date, peu-
vent trouver un sujet de risée ou de scandale dans la destination
nouvelle (ju'ont reçue ces objets, provenant d'un cult;3 tenu pour
impie; mais sceptiques et âmes naïves doivent apprendre qu'il n'y a
là matière ni à risée ni à scandale. L'usage nouveau auquel ces ob-
jets ont été consacrés se trouve, fait bien curieux, en exact rapport
avec leur usage ancien. Ce vase de porphyre appartenait au temple
de Cérès, la mère nourricière des hommes ; c'est logiquement qu'il
sert de base aujourd'hui à l'autel où s'accomplit le mystère de cette
eucharistie qui, dans la foi chrétienne, est présentée conmie le
véritable pain de vie. Ce vase de marbre ciselé vient d'un temple
de Bacchus, dieu de la vigne, symbole de résurrection, de vie
transformée; il sert aujourd'hui à contenir l'eau du baptême, qui
efface la tache originelle et racheta l'homme nouveau de l'escla-
vage de l'homme ancien. La destination nouvelle de ces objets a
donc été déterminée avec un tact aussi fin ([ue plein de scrupules.
S'étonner que ces instrumens du culte ancien aient reçu un usage
nouveau est au fond aussi naïf qu'il le serait de s'étonner que les
Italiens, de païens qu'ils étaient, aient pu devenir chrétiens, car en
tout temps et en tous lieux les choses suivent nécessairement leur
maître et doivent s'accommoder à la nouvelle vie qu'il adopte.
Aujourd'hui les dogmes païens sont lettre close pour le vulgaire,
qui n'y voit qu'une mythologie poétique et texte à controverses
pour nos savans en syniboli([ue; mais pour les chrétiens des pre-
miers siècles la tradition païenne n'était pas matière à érudition ;
même longtemps a,;rès le triomphe politique du christianisme, elle
était là, vivante, opiniâtre, forte de sa longue durée et de son exé-
gèse, devenue d'âge en âge plus compliquée, plus subtile, plus mo-
rale. Beaucoup d'entre les chrétiens avaient vécu d'une vie double;
ils connaissaient les nuances les plus subtiles des symboles qu'ils
condamnaient, et quand ils adoptaient pour le service du nouveau
culte un objet ayant appartenu à un culte ancien, ils savaient l'em-
ploi précis qu'ils pouvaient lui donner sans profanation ni impiété.
Ce vase de porphyre et cette urne de marbre disent bien des choses
instructives, entre autres celle-ci sur laquelle nos modernes radi-
caux pourraient rélléchir plus souvent qu'ils ne le font : c'est que
jamais à aucune époque, même au milieu des crises les plus vio-
lentes, la tradition n'a pu être interrompue ni seulement suspendue.
Le christianisme a été la révolution la plus radicale, la plus complè-
tement victorieuse, la plus universelle surtout qu'il y ait ou dans le
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. A03
monde, et cependant il n'a détruit le passé qu'en se l'assimilant,
et c'est par l'intelligence des symboles du paganisme que les plus
éclairés, sinon les meilleurs d'entre eux, arrivèrent à l'intelligence
des symboles du culte nouveau.
Un autre débris bien curieux de l'antiquité romaine est appuyé
contre un des flancs du portique, c'est un énorme mascaron en
marbre qui a perdu depuis longtemps une partie de son nez ; mais
en dépit de cette mutilation cette figure conserve encore un su-
perbe caractère. Les cheveux sont hérissés, les yeux grands ouverts,
la bouche béante; il y a dans sa physionomie quelque chose d'effaré
qui la fait ressembler au visage d'un géant saisi d'un étonnement
burlesque. Quelques érudits veulent voir dans cette figure une re-
présentation du dieu Pan; mais comme ce mascaron servait à fer-
mer la bouche d'un cloaque, ne se pourrait-il pas que cette figure
hérissée comme Apollon, d'ailleurs de belle et assez juvénile appa-
rence, fût celle du soleil, qui dessèche toutss les fanges et purifie
tous les cloaques par son action bienfaisante? A cette figure se rat-
tache une tradition populaire : au moyen âge, jeunes Romains et
jeunes Romaines amenaient là les préférés de leurs cœurs et leur
faisaient mettre la main dans la bouche béante. S'ils ne pouvaient
la retirer qu'avec difficulté, c'est qu'ils avaient été infidèles à leurs
sermens. De là le nom de Bocca de la Veriià donné à ce bâilleur de
pierre. Ce mascaron remplissait donc autrefois le même office que
remplit dans Arioste la coupe enchantée où Renaud refuse de boire;
mais, hélas ! tout dégénère : de cet office si poétique il est tombé à
l'emploi de Croquemitaine, et il n'y a plus que les mères et les
nourrices qui conduisent leurs marmots à cet oracle. La décadence
de ce mascaron serait touchante, s'il n'y avait pas à Rome bien
d'autres victimes du temps, entre autres ce pauvre Pasquino que
l'on voit à l'angle du palais Rraschi, et que je ne pouvais jamais re-
garder sans commisération. Qui croirait, à le voir ainsi mutilé, sali
par la pluie, noirci par le temps, que ce torse sans bras, sans
jambes, à peu près sans visage, a été partie d'une statue de Méné-
las?Et où sont les gaîtés satiriques d'autrefois, quand il donnait si
bien la réplique à son confrère Marforio? Alors il pouvait ressembler
à un' effronté mendiant aux joyeux propos et au franc-parler, tandis
qu'aujourd'hui il a l'air d'un cul-de-jatte, survivant de la cour des
miracles et des maladreries du moyen âge. Rientôt même le lieu
qu'il occupe ne lui conviendra plus : sa présence ne sera-t-elle pas
une offense aux yeux dans le voisinage de cette superbe place Na-
vone,; si pittoresque, si romaine, qu'on est en train d'habiller à la
moderne? Revenons à Santa-Maria-in-Cosmedin.
Les autres curiosités de l'église sont d'origine chrétienne. Sur un
/l04 REVUE DES DEUX MONDES.
des murs du chœur, le sacristain vous montrera un reste de pein-
ture de l'église primitive, ce débris date du iii^ siècle de notre ère.
Les amhones, ou, autrement dit, les deux chaires en marbre des
premiers siècles, élevées au-dessus du sol de quelques marches
seulement, placées aux deux côtés de la nef, marquent le milieu
de l'église. Tout au fond, par derrière le maître-autel, une chaise
de marbre est adossée au mur; la tradition veut que ce soit celle
de saint Augustin. Enfin, au-dessus de cette chaise, se présente
comme cachée aux regards du vulgaire, masquée qu'elle est par
l'autel, la merveille de l'église, une Vierge byzantine qui pour nous
est au nombre des choses les plus importantes qu'il y ait à Rome,
où il s'en voit tant de belles.
Selon la coutume, on n'a pas manqué d'attribuer cette Vierge à
saint Luc, mais une tradition beaucoup plus croyable veut qu'elle
ait été apportée d'Orient en Italie au viii« siècle, alors que régnait
à Gonstantinople Léon l'Isaurien, et que triomphait avec lui la secte
des iconoclastes, triomphe qui eut des résultats nombreux et im-
portans dont deux au moins méritent d'être signalés. Le premier et
le plus grand, c'est qu'il fit faire un pas énorme à la puissance po-
litique de la papauté, en l'affranchissant définitivement et pour ja-
mais de ces liens de déférence qui depuis la chute de l'empire en Oc-
cident avaient attaché l'église de Rome à la cour de Ryzance. Après
la chute de l'empire, la papauté était devenue l'autorité la plus con-
sidérable et la plus certaine de Rome; mais cette autorité était toute
morale, et les Romains d'alors, la papauté elle-même, s'étaient ha-
bitués à regarder la lointaine cour de Gonstantinople comme le
centre de leurs intérêts politiques, le lieu de dépôt de leurs tradi-
tions, rompues en Italie, le siège de leur véritable gouvernement;
après la chute du royaume de Théodoric, l'établissement de l'exar-
chat avait donné à ces sentimens une demi-réalité. Un jour une secte
longtemps obscure, sorte d'islamisme chrétien ou de puritanisme
oriental, protégée par un empereur originaire de la farouche Isau-
rie, étendit sur l'empire sa propagande dévastatrice, et alla partout
brisant les images chères au peuple. Ce fut une rage sans merci,
car cette querelle, qui peut faire hausser les épaules à un sceptique
de nos jours, avait les racines les plus profondes qui se puissent
concevoir; les iconoclastes étaient parvenus à établir la guerre civile
dans l'âme grecque elle-même en mettant aux prises les deux par-
ties dont elle se compose. En effet, née de cette subtilité grecque
traditionnelle qui autrefois avait produit les sophistes et enfanté la
métaphysique la plus déliée, elle s'attaquait à cet amour non moins
traditionnel de la Grèce pour la beauté et la reproduction par les
formes extérieures des rêves de l'âme. Non moins sensibles que les
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. A05
Grecs à la beauté, les Italiens purent se soustraire, grâce à l'éloi-
gnement et à la nature de leurs rapports avec Gonstantinople, à ce
torrent de destructions; mais dans cette querelle, il y eut au moins
une idole qui fut brisée à jamais pour eux, ce fut l'idole jusqu'alors
respectée de l'empereur d'Orient. Si l'autorité de la papauté resta
encore toute morale, au moins à partir de ce moment elle n'eut plus
à incliner la tête lorsqu'on prononçait certain nom devant elle;
l'empereur était devenu pour elle comme pour l'Italie un souverain
étranger. Le second résultat de cette guerre des iconoclastes, c'est
qu'elle fit pour les arts quelque chose de comparable à ce que fit
pour les lettres grecques la prise de Gonstantinople par les Turcs.
De toutes parts, on se mit à sauver, à cacher les images saintes. De
tous les moyens de salut, l'émigration était le plus certain, et c'est
ainsi qu'un certain nombre d'images byzantines passèrent alors en
Italie, et entre autres, selon la tradition, cette madone de Santa-
Maria-in-Cosmedin (1).
Ce qui fait pour nous de cette œuvre une œuvre à part parmi
toutes les peintures byzantines que nous avons pu voir jusqu'à ce
jour, c'est un étonnant contraste entre le sentiment et l'exécution.
Visiblement, celui qui fit cette peinture avait la main libre et l'es-
prit captif; il était maître de son pinceau, et serviteur intelligent,
mais soumis, d'une doctrine rigoureusement théologique. Le carac-
tère de cette Vierge est un caractère surhumain. Nous sommes bien
loin ici de la Vierge attendrissante, dite de saint Luc, à la chapelle
Borghèse. La Vierge de Santa -Maria- in -Cosmedin n'a rien des
sentimens de l'humanité, et ce qu'il y a de plus extraordinaire,
c'est qu'elle est cependant belle comme la plus parfaite des filles de
la terre. Le calme des dieux a quelque chose de terrible pour nous,
enfans du temps mobile, et ce n'est pas sans une espèce d'admira-
tion effrayée que nous nous représentons les puissances immuables
du monde métaphysique. G'est cette terreur que fait passer en nous
la Vierge de Santa-Maria-in-Gosmedin. Le sérieux redoutable de
son visage est, pour ainsi dire, le sceau que l'éternité lui a imprimé;
jamais cette Vierge n'a ri, pleuré, souffert, aimé, haï. Bonheur et
malheur sont des expressions sans valeur pour cette figure qui semble
une représentation plastique du verset solennel des psaumes : siciit
erat in prîncipio, et nunc, et semper, et in secula seculorum. C'est
un être qui appartient aux régions de la nécessité, au monde des
destinées; devant elle, l'âme, toujours en mouvement, s'arrête, se
replie et se tait. Elle est faite pour la plus austère contemplation,
(1) C'est-à-dire sainte Marie la bien parée , aux beaux atours {cosmos, ordre,
monde, ornement), disent les racines grecques. Ce nom fut donné par le pape Adrien I""
à cette église qui le mérite vraiment, ne fût-ce que pour cette Vierge.
A06 REVUE DES DEUX MONDES.
non pour la vénération et la prière. Mais est-ce une illusion de mes
yeux ou un miracle dû au génie de l'artiste? Cette Vierge a cent
pieds de haut, et cependant le cadre est de taille fort ordinaire.
Tel est le sentiment moral de grandeur concentré par l'artiste dans
cette figure, qu'il réussit à faire naître chez le spectateur le senti-
ment de la grandeur matérielle; on voit cette vierge géante parce
qu'on la sent surhumaine. La dernière fois que je visitai Santa-
Maria-in-Gosmediii, je pensai, devant cette image, à l'œuvre d'un
artiste des jours de décadence, ce pauvre Carlo Maratta, qui a peint
la gigantesque Vierge de l'horloge du palais du Quirinal. Comme
l'artiste byzantin, Carlo Maratta semble avoir eu la volonté d'ex-
primer la grandeur morale du personnage de la Vierge; mais, tout
génie faisant défaut, il n'a trouvé d'autre moyen de faire apparaître
cette grandeur qu'en exagérant la stature matérielle, et il a peint
une Vierge géante qui semble originaire du pays de Brobdiugnac,
et fait penser aux allégories de Rabelais et à la mère du bon Pan-
tagruel.
Oh ! que devant cette image nous sommes loin de la douce mère
de nos pays d'Occident, même de la Vierge théologique du mystère
de l'immaculée conception et du miraculeux privilège de l'assomp-
tion ! Avec quelle rigueur métaphysique ces Grecs subtils ont com-
pris le christianisme, et séparé de toute humanité ses personnages
humains ! Décidément nos peuples d'Occident n'ont été en cette ma-
tière que des barbares charnels qui dans les personnages divins ont
vu de simples compagnons de leurs joies et de leurs souffrances. La
Vierge de Santa-Maria-in-Cosmedin est, comme son fils, préordon-
née par Dieu de toute éternité; elle est une pièce nécessaire de l'or-
dre invisible de l'univers. Malgré cette rigueur théologique, nulle
raideur et nulle sécheresse dans l'exécution, nulles étroites formes
traditionnellement systématiques. Un génie individuel d'artiste s'est
ici librement exprimé; cette Vierge surhumaine est peinte à larges
traits, d'un pinceau hardi et sûr. Bref, dans cette image se combi-
nent de la manière la plus singulière et tout ce qu'on cherche dans
l'art byzantin et tout ce qu'on cherche dans l'art italien. Un passage
de VOrlando me revint au souvenir pendant mes visites à Santa-
Maria-in-Cosmedin, celui où l'enchanteresse Mélisse montre à Bra-
damante dans un miroir magique la longue série des princes de la
maison d'Esté qui doivent sortir de son sein : cette Vierge aussi est
un miroir magique dans lequel on voit défiler la longue procession
des artistes italiens depuis Giotto jusqu'au Dominiquin, iillima
Thulc du grand art. C'est plus que le principe de l'art italien, c'est
déjà l'art italien dans tout son épanouissement.
En dépit de sa beauté, l'impression que laisse cette image est
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 407
d'un sérieux terrible, et, pour la secouer, je m'arrête à regarder
longuement le petit temple de Vesta, qui fait face à l'église sur la
place de la Bocca de la Vcritù. La vue de ce joli temple rond, avec
son toit au caractère agreste, chasse Idîn de moi ces austères pen-
sées byzantines, et me ramène aux souvenirs de jours plus naïfs.
r4'est une de ces innombrables chapelles que les Romains avaient
multipliées en l'honneur de la Vesta malcr, la plus célèbre des
divinités indigènes de Rome. Cela me reporte à une société toute
rustique, et je pense à l'antique roi sabin et à l'invocation qui
termine le premier chant des Géorgiques. Pour achever de me ras-
surer tout à fait, je tourne autour de la fontaine que le pape Al-
bani a fait élever au centre de cette place, et je redeviens aussi
calme que si ces sirènes et ces tritons avec leur majesté de sculp-
tures du XVII* siècle avaient fait pleuvoir sur ma tête toute l'eau
qu'ils peuvent verser en cinq minutes. Près de cette fontaine, un
charron et ses apprentis sont occupés à appliquer à une roue de
carriole sa ferrure de fer, car ce n'est pas à Rome que le petit peuple
se gêne pour obstruer la voie publique de ses industries. Nous voilà
rentrés dans la réalité la plus prosaïque; mais, si vous n'êtes pas fa-
tigués de grandes émotions, vous n'avez qu'à faire quelques pas, et
vous vous trouverez en face d'un admirable spectacle, la vue du
Mont-Aventin et du cours du Tibre au Ponte rotto. Tels sont les
contrastes de Rome.
TII. SAINT-ADGUSTIN. — LA MADONE l> l! SANSOVINO. — MICHEL-A\C.K
DE CARAVAGE A ROME.
De Santa-Maria-in-Cosmedin à Saint- Augustin, le saut est consi-
dérable en apparence , car tout diffère entre ces deux églises, art,
esprit, souvenir, origine. Santa-Maria-in-Cosmedin est une des
plus vieilles églises de Rome, tandis que Saint-Augustin vint au
monde à la fin du xv*' siècle et eut pour père un Français, le cardinal
d'Estouteville. Nous les rapprochons cependant, parce que ce sent-
ies deux églises qui nous disent le mieux ce qu'il faut penser de ce
paganisme qui a été tant et si souvent reproché aux Romains. Santa-
Maria-in-Cosmedin nous a montré comment, durant les siècles de
transition, les chrétiens firent entrer dans leurs temples, le plus
naturellement, le plus logiquement et le plus innocemment du
monde, certains débris du paganisme, et l'église de Saint-Augustin
nous présente l'exemple le plus remarquable de ce qu'on a nommé
l'idolâtrie romaine.
A l'entrée de l'église se trouve un groupe du Sansovino représen-
tant la madone et l'enfant. Les Romains ont pris cette madone en
/l08 REVUE DES DEUX MONDES.
grande vénération, ou, pour mieux parler, en grand amour. C'est
l'enfant gâté de toute la population. Ils ont passé des colliers de
perles autour de son cou, ils ont accroché des boucles de diamans
à ses oreilles, ils ont passé dPus bracelets autour de ses poignets, ils
ont chargé de bagues précieuses ses beaux doigts ; rarement ca-
deaux eurent une destination plus heureuse, car la toilette va fort
bien à cette madone, et les bijoux ne font que mieux ressortir le
grand air qui lui est naturel. En effet, cette madone est vraiment
aristocratique; son visage est maigre et noblement allongé, ses traits
sont à la fois grands et fins; mais ce qu'elle a surtout d'incompa-
rable, c'est la main, une main délicate de belle dame aux doigts
minces et effilés. Le peuple en raffole, et je dois avouer que j'ai
pensé à son égard comme le peuple. J'ignorais son existence lorsque
je suis entré à Saint-Augustin, et dès la première minute, avant
même d'avoir remarqué les bijoux qui témoignent de l'amour des
Romains, je me suis senti pris pour elle d'un syntiment d'involon-
taire sympathie. Les sentimens humains se distinguent entre eux
par des nuances extrêmement fines qui peuvent aisément les faire
confondre; on fera donc entrer, si l'on veut, dans l'ordre des senti-
mens païens le mouvement de sympathie que j'éprouvai, mais je
suis sûr qu'il n'en était pas ainsi, car dans cette sympathie il n'en-
trait rien de l'admiration sensuelle qu'arrache la beauté : c'est une
de ces figures que l'âme a plaisir à regarder encore plus que l'œil,
et dont l'aspect crée en nous une sorte de lumineux sourire dont
nous sentons notre être intérieur réjoui. Gomme j'ai pour principe
de respecter scrupuleusement les usages des pays que je visite (rien
n'étant plus ni même aussi respectable qu'un usage), j'aurais volon-
tiers baisé le pied de celte madone, si ce pied eût été de marbre;
mais, pour le protéger contre l'action incessante des baisers, il a
fallu le remplacer par une sorte de fer à repasser en cuivre, et j'ai
cru devoir m'abstenir de cette dévotion, au risque de scandaliser
les fidèles alors en prière, lesquels ont semblé voir mon abstention
avec des yeux d'où le mépris n'était pas absent. Je me suis contenté
de déposer dix sous dans son tronc, sans songer que je donnais à
plus riche que moi, car, outre son air noble, cette madone possède
un autre privilège des aristocraties, c'est-à-dire la richesse, et tout
récemment, comme on a eu besoin de son secours pour je ne sais
quelle entreprise, ses coffres ont libéralement fourni trois cent mille
écus romains.
Il y a dans le fait de cette adoration quelque chose de fort singu-
lier. Les images qu'adore le peuple sont d'ordinaire plus vénérables
et surtout plus anciennes que belles. La dévotion populaire repose
sur une sorte d'archéologie morale instinctive. Ce qu'il lui faut, ce
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 409
sont des images auxquelles se rattache quelque souvenir miraculeux
passé en légende, ou quelque opinion passée à l'état de croyance.
Cette madone préserve de la fièvre, cette autre protège les femmes
en couche; quand on est dévot envers cette troisième, on gagne tou-
jours à la loterie. La question de laideur et de beauté est d'un inté-
rêt fort secondaire pour des images qui possèdent de tels pouvoirs.
En outre l'obscurité et le vague ont toujours été chers au peuple;
il n'aime pas à connaître l'origine des choses qu'il doit respecter,
en quoi il montre son grand bon sens. Pour qu'il adore une image,
il est bon que l'auteur en soit inconnu, qu'elle ne porte aucun nom
certain. Si cette image a été longtemps ignorée et que le hasard la
fasse découvrir sous des décombres ou des toiles d'araignées, cela
n'en vaut que mieux, parce qu'alors l'imagination n'est plus gênée
par aucune origine. Les églises de Santa-Maria-del-Orto et de Santa-
Maria-della-Scala ont même été bâties pour conserver deux de ces
vénérables images, trouvées l'une dans un jardin et l'autre sous un
escalier. Mais jamais on n'a vu le peuple adorer une image créée
par un artiste célèbre, portant une date certaine, et, à bien consi-
dérer la chose, là serait le véritable sentiment d'idolâtrie. En effet,
dans le culte d'une antique image sans auteur connu, le sentiment
du respect est le seul qui soit ému, tandis que le culte d'une image
créée par un grand artiste mériterait vraiment le nom de paga-
nisme, cette adoration ne pouvant s'adresser qu'à la beauté exté-
rieure de l'idole. La madone du Sansovino fait donc à cet égard
une exception éclatante. D'où vient cette exception? Gela ne peut
tenir à sa beauté, bien que les Italiens soient plus sensibles à cet
attrait que les autres peuples, car il y avait à Rome vingt images
peintes et sculptées plus belles après tout que la madone du Sanso-
vino. Piqué de curiosité, je me suis efforcé de découvrir d'où avait
pu venir un tel sentiment. Ayant éprouvé le même attrait que le
peuple, j'ai tâché de raisonner comme lui, et je suis arrivé à ce ré-
sultat, que, s'il a pris cette madone en vénération particulière, ce
n'est pas pour sa beauté, c'est pour son grand air. J'ai dit que le
caractère de cette Vierge était tout aristocratique ; les Romains ont
pris plaisir à la prier parce qu'ils lui ont trouvé un aspect nol.-le, et,
comme nous dirions en France, une physionomie comme il faut. Ils
se sont tenu instinctivement le raisonnement que voici : « celle-là
n'est pas une belle paysanne, ou une jolie bourgeoise, c'est une
vraie madame, una vera madonna- on le voit bien à ses grands traits
et à ses longs doigts. C'est celle-là que nous devons prier, car elle
doit être bien plus puissante que les autres auprès de Dieu pour
nous faire obtenir ce que nous demandons. Une telle dame ne peut
avoir qu'une très haute influence dans la cour céleste. » Ils l'ont
AlO REVUE DES DEUX MONDES.
donc adorée comme une princesse Borghèse ou Barberini du ciel,
qu'ils ont supposée logiquement être une protectrice plus efficace
que la plus belle des filles du Transtevère ou de la campagne ro-
maine.
J'ai voulu savoir jusqu'à quel point ma supposition était fondée,
et je l'ai exposée un jour devant un Romain que je rencontrai à
notre académie du Monte-Pincio. « Ce que vous dites est tellement
vrai, me répondit-il , que je puis corroborer votre supposition par
un fait dont j'ai été le témoin pas plus tard qu'hier. Je me suis ar-
rêté au coin du Corso, devant une boutique de gravures où se trou-
vait une ntadone de Murillo, jolie brune piquante, à la physio-
nomie à la fois vive et aimable, légèrement ébouriffée, et avec un
petit air de gitana, comme toutes les vierges du maître espagnol.
Deux petites blanchisseuses étaient en contemplation devant cette
image et se communiquaient leurs impressions: — C'est une ma-
done, dit l'une. — Oh que non pas ! répondit la seconde, ce n'est
pas une madone, c'est une paysanne. Je t'assure bien que je ne fe-
rais pas mes prières devant elle. » Ce mot de la blanchisseuse ro-
maine devant la madone de Murillo nous aide à comprendre le sen-
timent d'adoration que le peuple de Rome a porté sur la madone
du Sansovino. Si le peuple n'aime guère en tout pays que ce qui
lui ressemble, en revanche il ne respecte que ce qui est entièrement
différent de lui, et cette madone du Sansovino a reçu un culte pré-
cisément parce qu'elle porte une empreinte aristocratique.
Si l'on cherchait les raisons qui ont déterminé la dévotion du
peuple italien pour telle ou telle image, je suis convaincu qu'on
s'apercevrait que ces préférences reposent la plupart du temps sur
des nuances de sentiment singuhèrement délicates, profondes et
subtiles, en sorte que cette idolâtrie dont on l'accuse, loin d'être chez
le peuple italien un signe d'infériorité, est au contraire la preuve
d'une vie morale infiniment plus poétique et surtout plus souple
que celle d'aucun autre peuple de l'Europe. J'en veux citer un se-
cond exemple. L'image la plus vénérée de Rome est à coup sûr la
statue de saint Pierre qui se trouve à la basilique vaticane. J'avais
toujours entendu citer ce fait comme la preuve la plus convain-
cante du paganisme romain. Cette image est une ancienne statue de
Jupiter dont le christianisme a fait un saint Pierre, et il est certain
que, lorsqu'on vous raconte une telle chose à deux ou trois cents
lieues de Rome, vous vous sentez involontairement choqué, quelque
peu hostile que vous soyez; mais comme on a peu envie de se scan-
daliser lorsqu'on est sur les lieux mêmes, et qu'on peut se rendre
compte du caractère de l'image adorée ! Cette statue était une figure
de Jupiter, me dites-vous? Je considère son attitude, sa physionomie,
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. Mi
et je vous réponds en toute assurance : non, l'étiquette s'est trompée
de sac, et je ne vois devant moi que la figure d'un vénérable sage
c|uelconque. Où est dans cette figure cette imposante majesté qui est
inséparable du père des hommes et des dieux? où est son caractère
d'impassible justice et de sévère paternité? Peut-être en effet l'artiste
païen a-t-il eu l'intention de faire un Jupiter; mais la tradition s'était
altérée, un esprit nouveau remplissait le monde, et de même que,
dans le roman d'Apulée et dans la fable de Psyché, nous surprenons
flottans dans l'air païen les sentimens de tendresse et d'onction
propres au christianisme, de même ici l'artiste païen a imprimé à
son image de bronze le cachet des vertus que l'esprit nouveau com-
mençait à souffler sur l'humanité; il a créé un personnage vénérable
et non imposant. Loin d'être divin, ce Jupiter a quelqiîe chose de
très particulièrement populaire : combien de confesseurs, de mar-
tyrs, d'évêques de la primitive église ont dû ressembler à ce res-
pectable sage, aux traits calmes avec une nuance de tristesse, que
l'on sent fait pour l'autorité exercée par la persuasion, le conseil
fraternel, la réprimande amicale! De la vue de cette statue, nous
avons tiré cette conclusion très singulière : c'était à l'époque où l'on
appelait cette statue un Jupiter que l'on se trompait, et c'est depuis
qu'on l'a nommée un sahit Pierre que l'on ne se trompe plus. C'est
bien en réalité à un saint Pierre que les Romains adressent leurs
prières; ils peuvent l'adorer en toute sécurité de conscience; l'es-
thétique le leur permet aussi bien que la tradition.
C'est dans cette église de Saint-Augustin que l'on admire, peint
à fresque sur un des piliers de la nef, Y haie de Raphaël ; passons
sans nous arrêter devant cette belle œuvre que nous retrouverons
en parlant du peintre d'Urbin, et allons dans la première chapelle à
droite admirer quelque chose de beaucoup moins rare, une superbe
toile de Michel-Ange de Caravage. Ce tableau représente, paraît-il,
Notre-Dame de Lorette adorée par deux pèlerins; j'ai cru long-
temps qu'il s'agissait d'une adoration des bergers, ou de quelque
chose de semblable. Notre erreur était excusable, car la Yierge est
comme noyée sous ces vigoureuses ombres noires familières à Cara-
vage, et les deux figures des pèlerins qui sont éclairées par ce non
moins vigoureux reflet de lumière rougeâtre qu'affectionne le ro-
buste ouvi'ier sont deux figures où l'énergie des bandits de la cam-
pagne romaine ou napolitaine se combine agréablement avec une
expression de triviale bonhomie. Ces deux figures ont quelque chose
à la fois de farouche et de câlin qui les fait ressembler à des bêtes
fauves qui veulent bien replier les griffes et faire gros dos sous les
caresses. Ainsi doivent se courber, adorer, sourire les thugs d'es-
pèce inférieure lorsqu'ils font leurs dévotions devant l'image de la
déesse Kali. Ce superbe et violent ouvrage est une des pages où on
A12 REVUE DES DEUX MONDES.
peut lire le plus aisément les qualités et les défauts propres au ta-
lent de ce bandit qui eut nom Michel- Ange de Garavage, dont la
main d'effronté spadassin sut tenir un pinceau avec autant de fermeté
qu'un poignard. Là surtout on peut surprendre les faciles secrets
dont cet artiste trivial a su faire un si remarquable usage . Ces se-
crets sont au nombre de deux : l'énergie obtenue par la reproduction
telle quelle de la réalité, le contraste vigoureusement marqué d'une
ombre épaisse et noire et d'une lumière intense à rouges reflets.
C'est par haine du convenu, a-t-on coutume de dire, que le Cara-
vage s'adressa, sans en vouloir jamais sortir, à la réalité acceptée
sans choix. Dites plutôt que ce fut par impuissance de génie et sur-
tout par bassesse native d'âme. Est-ce que jamais âme pareille fut
capable de s'élever à la conception de quelque chose de noble et
de grand? La nature lui avait octroyé d'admirables dons d'ouvrier,
elle lui avait refusé tout génie : là dut être pour le Caravage une
source de souffrances poignantes. Posséder un incomparable instru-
ment et n'avoir quoi que ce soit à lui faire dire, quelmartyre! Ah !
si la croyance de certains sauvages était vraie, si en tuant son en-
nemi on pouvait faire passer en soi son âme, s'il suflisait de poi-
gnarder, d'empoisonner, d'écumer de rage et de déborder de vio-
lence pour acquérir la tendresse d'un Dominiquin, la science de
composition d'un Annibal Carrache! Malheureusement ces miracles
sont impossibles; mais il reste une ressource : si on ne peut compter
sur la magie, on peut au moins faire appel au charlatanisme. Le
rôle de négateur est toujours facile; pourquoi ne pas déclarer que
tout ce que les hommes ont admiré est pure convention, science
académique, violence à la nature? Ainsi fit Michel-Ange de Cara-
vage. S'élant gratté la tète avec frénésie sans y trouver ombre dô
conception quelconque, il appela à son secours un beau désespoir
et descendit bravement dans la rue. Là il se campa en embuscade
au coin d'une borne pour exécuter le coup qui devait le sauver de
l'obscurité, et il arrêta le maçon revenant du chantier tout étoile
des éclaboussures de sa truelle, le facchino aux fortes épaules, le
chantre à trogne couperosée mis en goguette par l'aigre vin d'Or-
vieto, le mendiant hâve se rendant à son poste à la prochaine église;
puis, les ayant amenés dans son atelier, il fit leurs portraits en pied
avec cette vigueur de main qui lui était propre, et il intitula le
tout apôtres, disciples, saints, etc. Il est certain que ces gredins
du Carav.îge ont malgré tout du caractère; ces apôtres sont des apô-
tres k poigne, ces saints sont solides des rognons, et si ces disciples
n'ont pas d'âme, il est incontestable qu'ils ont de la tripe : par-
don de ces expressions; mais pour faire comprendre le Caravage,
il est absolument nécessaire d'avoir recours à la triviale énergie du
langage populaire. Cependant il ne faudrait pas faire honneur de ce
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 413
caractère à son génie, car toute la gloire en revient à la réalité, qu'il
copia scrupuleusement. S'il se fût adressé à la réalité d'un autre
pays, en suivant son système, il n'eût été que le plus plat des pein-
tres; mais il eut l'insigne bonheur de s'adresser à une nature dont
les vulgarités elles-mêmes sont marquées d'un cachet d'énergie; il
faut louer de ce mérite l'Italie et la beauté de la race qui l'habite.
Le réalisme du Caravage est certainement le plus absolu, le plus
radical qu'il y ait eu dans les arts, car il ne s'y mêle aucune nuance
de fantaisie et d'imagination. Les Hollandais, qu'il faut toujours ci-
ter en première ligne quand il s'agit de l'imitation de la nature, ne
sont point réalistes à ce degré-là, heureusement pour leur gloire.
Van Ostade, Gérard Dow, Jean Steen, inventent en imitant; ils font
leurs paysans plus laids que nature, ils chargent leurs modèles, al-
longent le nez de celui-ci, exagèrent la verrue de celui-là, donnent
au strabisme de ce troisième une malice bêtement diabolique, et ils
créent ainsi des scènes pleines de verve, d'humour, d'agrément co-
mique ou sentimental qui n'étaient pas dans la réalité. Caravage au
contraire copie ses modèles tels qu'ils furent, sans prendre même la
peine de les modifier selon l'esprit de la scène qu'il veut rendre; il
en résulte qu'en dépit de leurs traits si caractérisés, ses personnages
sont surtout remarquables par une absence d'expression qu'on ne
trouverait nulle part aussi complète. Ces figures aux traits si farou-
ches et qui ont l'air de tant promettre sont cependant d'une plati-
tude désespérante; jamais le Caravage n'a su mettre sur une figure
un atome d'esprit moral; tout ce qu'il sait faire, c'est tirer de ro-
bustes copies de ses modèles et les grouper avec talent.
Si, comme les Hollandais , le Caravage n'eût appliqué ce réalisme
qu'aux scènes tirées de la vie vulgaire, aux tableaux dits de genre,
sa prétention eût été excusable, et cependant on pourrait encore
lui reprocher la dimension exagérée de ses cadres. Ici nous place-
rons une observation qui n'a pas été faite encore , et qui a une
importance pour ainsi dire d'actualité, puisque nous avons vu de
nos jours, puisque nous voyons encore des artistes ressusciter le
système du Caravage, et donner à des scènes de la vie vulgaire
les proportions des scènes historiques ou sacrées. Quand ils firent
leurs personnages de dimensions microscopiques, les Hollandais
découvrirent d'instinct une des lois les plus importantes de la pein-
ture. Le but de la peinture est d'intéresser l'esprit par le moyen
des yeux; elle se compose donc à doses à peu près égales de réahté
€t de poésie. Or les scènes et les personnages c[u'elle nous pré-
sente ne contiennent pas à égales doses ces deux élémens : les
scènes et les personnages de la vie réelle parlent aux yeux plus
qu'à l'imagination; les scènes et les personnages de l'histoire par-
lent à l'imagination plus qu'aux yeux. Pour donner de la poésie aux
llill REVUE DES DEUX MONDES.
premiers, de la réalité aux seconds, il n'y a qu'un moyen, un seul,
c'est de renverser leurs proportions naturelles, de transposer les
dimensions sous lesquelles nous les voyons soit par les yeux de la
chair, soit par les yeux de l'esprit. Pour cela, il suffira de supposer
le spectateur armé d'une lorgnette et regardant les scènes histo-
riques par le gros bout, les scènes de genre par le petit bout. Que
faisons-nous au spectacle, dans un jardin, dans une nombreuse
assemblée, lorsque nous nous servons d;i petit bout de la lorgnette
pour observer des personnes et des choses qui sont tout près, trop
près de nous? Nous cherchons à nous créer une illusion charmante
au sein même de la réalité la plus immédiate. Le petit bout de'Ja
lorgnette ne fait pe-rdre à la vérité aucun de ses traits, au contraire
il accuse ses moindres nuances avec plus de finesse , et il y ajoute
la magie de l'éloignement et le charme du rêve : telle est la loi du
tableau de genre. Que faisons-nous au contraire lorsque, solitaires
au coin de notre feu , nous essayons de nous représenter les scènes
et les personnages de l'histoire et de la religion? Nous faisons sur
nous-mêmes une opération de sorcellerie; nous tâchons d'évoquer
des fantômes, et les fantômes, on le sait, apparaissent toujours
sous des forme^ colossales. Telle est la loi du tableau d'histoire.
En un mot, pour conserver l'équilibre entre les deux élémens qui
constituent la peinture, il est logique d'éloigner les personnages
familiers aux yeux de la chair, de rapprocher au contraire les per-
sonnages qui ne sont aperçus que par l'imaginaJon (1).
Le Garavage, dis-je, ne se contenta pas d'appliquer son facile sys-
tème aux scènes de la réalité, il eut l'outrecuidance inconnue avant
lui de l'appliquer à la représentation des grandes scènes illustrées
par le pinceau de tant de maîtres célèbres. Les conséquences iné-
vitables de cette erreur monstrueuse furent d'enlever à ces scènes
toute universaliLé pour les rapetisser aux proportions d'épisodes
biographiques quelconques, d'effacer de leurs personnages tout
caractère traditionnel et consacré. Aucune de ses œuvres ne montre
plus clairement ces affreux défauts que son grand tableau de VEn-
sevelissemenl du Christ, qui se voit à la galerie du Vatican, page
admirable par la force d'exécution et les qualités de métier qui s'y
révèlent. Il n'y a rien dans cette scène qui avertisse de l'importance
qu'elle apour le genre humain, rien qui dise : C'est le deuil de l'hu-
manité entière, bien mieux encore, c'est le deuil du ciel et de la
terre. — Et comment en serions-nous avertis? Aucun de ces person-
nages n'est reconnaissable à première vue par le type qu'a fixé pour
chacun d'eux la tradition, type par lequel ils ont acquis un caractère
(1) Cette loi, absolue pour le tableau de genre, ne l'est cependant pas tout à fait
pour les tableaux historiques ou religieux.
IMPRESSIONS DE AOYAOE ET d'aRT. ^15
d'universalité, les générations successives des hommes les ayant
connus sous les mêmes traits. Il est bien entendu que ce type con-
siste surtout dans le caractère moral qui, respecté, suffit pour con-
server l'identité du personnage que le peintre veut présenter, et
pour le faire reconnaître à l'instant du spectateur. Ainsi un peintre
ne pourrait, sans pécher contre le bon sens, présenter un sahit Jean
vieux et laid, un saint Pierre jeune et sans gravité, un. saint Paul
qui n'exprimât pas l'autorité, une sainte Madeleine qui fût autre
chose que tendresse et abnégation, etc. Les Flamands ont certes
beaucoup osé avec ces types, car ils leur ont donné tous les carac-
tères de leur nationalité, et cependant qui se trompe sur ces per-
sonnages? qui ne nomme chacun d'eux à première vue? Au con-
traire, je défie bien qu'on nomme sans se tromper chacun de ces
personnages de V Ensevelissement du Caravage. La Vierge seule est
reconnaissable, grâce à la douleur qui se lit sur son visage. Encore
c:tte Vierge n'a-t-elle aucune expression qui la tire d'une condi-
tion privée, "et en fasse un personnage intéressant d'une manière
universelle; ce n'est point là Marie, la mère du Christ, dont la
douleur est celle de tous; c'est une pauvre veuve italienne de la
petite bourgeoisie, quinquagénaire, avec des restes de beauté un
peu molle, et dont la douleur n'intéresse qu'elle-même et quelques
amis. Et qu'est-ce que cette fillette maigre, pâle, chétive, au profil
sec et régulier, avec une expression de faiblesse énergique? Est-ce
que ce serait quelqu'une des saintes femmes par hasard? Eh! non,
c'est une fillette des quartiers populaires de Rome ou de Naples qui
assiste à l'enterrement d'un cousin ou d'un oncle. Et les person-
nages qui sur le devant de la scène approchent du sépulcre le ca-
davre du Christ, est-ce que ce sont le noble Joseph d'Arimathie et
le bon Nicodème? Non, ce sont de serviables voisins qui sont venus
assister la famille en ces circonstances douloureuses. Avec la meil-
leure volonté du monde, il est impossible de voir dans ce tableau
autre chose qu'un groupe de Transtaverins ou de paysans de la
campagne italienne qui ensevelissent un des leurs. Cela dit, il faut
reconnaître que l'énergie d'exécution de cette toile arrache l'admi-
ration. Quelle solidité de touche! quelle pâte vigoureuse! comme
ces personnages font saiHie, et que ce coloris sombre a de force!
Pendant que le Caravage stationnait sur la voie publique pour
racoler ces premiers passants venus de bonne volonté dont il a fait
les personnages de ses tableaux, il eut le temps d'observer un phé-
nomène très-intéressant, c^lui de la nature de la nuit italienne. Les
ténèbres d'Italie ont une vigueur que nous ne leur connaissons pas
dans nos brumeux pays tempérés ou dans nos froids pays du nord;
elles ont aussi une tout autre manière de faire leur entrée dans le
monde. Le char de la nuit, le char du soleil, ces expiessions, pure-
A16 REVUE DES DEUX MONDES.
ment métaphoriques en tout autre pays, sont en Italie d'une stricte
réalité. Là notre gris crépuscule, avec son clair-obscur enveloppant
les objets et les faisant transparaître au sein d'une ombre diaphane,
est à peu près inconnu. Pour faire comprendre au lecteur com-
bien la transition de la lumière aux ténèbres est différente en Italie
de ce qu'elle est chez nous, nous sommes obligé de nous inspirer
du génie de M. de La Palisse, et de dire : En Italie, tant qu'il fait
jour, il fait jour, et dès qu'il ne fait plus jour, il fait nuit. Quand
viennent les heures du soir, on voit le jour non pas baisser comme
chez nous, mais pâlir : on dirait en toute vérité un char de flamme
qui laisse derrière lui un sillage lumineux, et que l'on voit s'éloi-
gner peu à peu; mais en s'éloignant il ne crée pas l'obscurité; l'air
reste pur, clair, brillant. La nuit n'arrive pas à la sourdine, en
s'insinuant; elle fait son entrée brusquement et prend triompha-
lement possession du monde. Cette nuit est bien la fille de l'Érèbe;
vous pouvez aisément la personnifier sous la forme d'une belle
femme brune, au teint bistré, à la taille robuste. C'est une nuit
noire comme de l'encre, épaisse à couper au couteau, comme dit le
peuple, intense, profonde, une véritable méditerranée de ténèbres.
Le divin éclairage de la lune et des étoiles n'altère pas le caractère
de cette nuit, qui ne sert qu'à mieux encadrer leur beauté; il faut
voir comme lune et étoiles ressortent sur ce fond de fortes ténè-
bres : on dirait des incrustations d'or sur une vaste surface d'ébène.
Nous voilà bien loin de ces tons d'acier brillant et froid que leurs
clartés prêtent aux nuits du nord. Cependant l'effet le plus magique
est celui que produisent les flambeaux simplement allumés par
les chétifs mortels, effet qui est dû en partie à cette intensité des
ténèbres sur lesquelles la moindre lumière se détache avec une vi-
gueur incomparable, en partie à la nature de l'éclairago qu'em-
ploient les habitans de cet heureux pays. Les gens du peuple et les
marchands en plein vent s'éclairent de préférence avec des lumières
non protégées, espèces de torches ou d'énormes lumignons qui brû-
lent librement à l'air en lançant un jet de flamme aussi robuste
que les ombres qu'il est chargé de dissiper. Tous les objets qui
sont touchés par ce jet de flamme ou qui se trouvent dans son voi-
sinage sont aussitôt arraches de l'ombre par cette lumière crue,
presque brutale, tant elle a d'énergique éclat, et illuminés comme à
giorno d'un reflet rouge de cuivre qui les oblige à ne rien dissimu-
ler de leurs formes, tandis qu'à côté et aux alentours tout reste
sombre. Que de fois en traversant les rues de Rome le soir, j'ai eu
occasion, devant une boutique en plein air ou devant un cabaret
populaire, de m'écrier : « Allons, encore un Caravage! » C'est là le
phénomène qu'a surpris le grand ouvrier, dont il a fait la facile sor-
cellerie de ses tableaux, et que vous reconnaîtrez particulièrement
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 417
sur la toile de l'église de Saint-Augustin représentant les deux pè-
lerins en adoration devant la Vierge. Son procédé consiste à plon-
ger une partie de la scène dans une ombr^ noire, et à faire éclairer
par contraste un ou plusieurs de ses personnages d'un reflet éner-
gique. La première fois qu'on voit cette diablerie, on est vivement
intéressé; mais elle perd beaucoup de son atLrait lorsqu'on s'est fa-
miliarisé avec le sp ;ctacle des nuits romaines. 11 n'y a là aucun se-
cret véritable de la lumière, il n'y a que la reproduction exacte d'un
phénomène d'ordre secondaire. Il y a loin de cette magie de lan-
terne magique au clair-obscur hollandais et au rayon lumineux de
Rembrandt.
C'est ce même phénomène qu'a saisi et exploité jusqu'à satiété
le Hollandais Honthorst, que les Italiens ont si justement appelé
Gherardo délia Notte, — le contraste de l'ombre nocturne et d'une
lumière artificiellement disposée; seulement il fait ses ombres moins
intenses, plus blondes, et ses lumières moins vigoureuses. Comme
l'occasion ne se présentera plus pour nous de citer Honthorst, que
nous avons rencontré par hasard sur notre chemin, disons que
Rome possède de lui divers ouvrages qui valent la peine d'être re-
gardés, lorsqu'ils se présentent à vous sans que vous vous soyez
donné la fatigue de les chercher, fatigue que je ne conseille à per-
sonne, étant donnée la brièveté de la vie. Donc si le hasard vous
conduit vers lui et que le jour soit propice, consacrez dix minutes à
la Décollation de saint Jean-Baptiste de Santa-Maria-della-Scala.
Il est un second tableau que vous ne pouvez manquer de rencontrer,
car il est dans la même chapelle que le délicieux Saint Michel du
Guide, à l'église des Capucins. Cette toile représente le moment où
le Christ, après la flagellation, est salué ironiquement roi des Juifs
par la canaille, qui vient de lui remettre aux mains le sceptre déri-
soire de roseau. La passive résignation du Christ a été bien ren-
due; c'est plutôt, il est vrai, la résignation d'un disciple de saint
François que celle du Messie, fils de Dieu; aussi, en considérant ce
Christ, je pensai à ce passage des Fioretti où il est raconté comment
le bon Rernardo cli Quintavalle, étant à Rologne, se laissait tran-
quillement insulter et tirer la barbe par tous les polissons de la ville
sans répondre un seul mot, lorsqu'un citoyen qui contemplait ce
spectacle avec admiration vint arracher le fidèle disciple du réfor-
mateur évangélique à cet indigne traitement en disant : u Vraiment,
voilà bien le plus haut état de religion dont j'aie jamais entendu
parler! » Les trémoiîsseme.ns facétieux de la canaille ont aussi été
fort bien rendus, et avec beaucoup de diversité drolatique. Si les
capucins de la piazza Rarberini regardent quelquefois ce tableau, et
si le voisinage du beau Saint MicJud, qu'ils sont justement fiers de
TOME ixxxvi. — 1870. 27
418 REVUE DES DEUX MONDES.
montrer, ne lui nuit pas dans leur estime, ils peuvent y retrouver
quelque chose de l'esprit de patience et de passive résignation qui
inspira les ordres monastiques pareils à celui dont ils font pai'tie.
Deux peintres marchèrent dans la voie ouverte par le Caravage,
l'Espagnol Ribeira et Le Français \alentin. Ainsi qu'il arrive sou-
vent, les disciples dépassèrent le maître. Les deux hommes que
nous avons nommés n'eurent pas cependant à un aussi haut degré
les qualités matérielles de l'ouvrier; mais Ribeira a une tout autre
portée de sentiment, et Valentin possède une sagesse, un attrait,
un pathéthique original , qui furent étrangers à son maître. A la
galerie du palais Sciarra, on voit un charmant ouvrage, les Petits
Joueurs de cartes, qui porte le nom de Caravage; mais d'aucuns
veulent que cet ouvrage soit de Valentin, et nous serions charmé,
pour notre part, que ce fût à notre compatriote que revînt la gloire
de cette page spirituelle. Il nous est souverainement désagréable de
penser que ce brutal puisse être l'auteur de ce gentil tableau; c'est
bien assez d'être obligé de convenir qu'il a fait dans V Ensevelisse-
ment du Christ une peinture d'une exécution magistrale. A vrai
dire, dans ce tableau, nous ne reconnaissons pas plus la couleur
ordinaire à Valentin que la couleur propre au Caravage ; mais les
qualités de l'œuvre sont bien françaises, et elle porte bien le cachet
historique de la France de Louis XIIL Deux gentils drôles, dans la
première fleur de la jeunesse, sortes d'enfans perdus de troupes
irrégulières, à demi aventuriers, à demi escrocs ou peut-être pis,
sont accoudés aux deux coins d'une table, jouant aux cartes; ils
paraissent discuter sur une des cartes jouées.. Devant eux, tout droit
debout, fièrement campé, le feutre à plumes sur l'oreille, un grand
escogriffe, dont le visage est empreint d'une expression méphisto-
phéUque, prononce sur le coup en mettant son gant troué qui laisse
passer significativement la pointe de son index. Rien dans ce tableau
ne parle de l'Italie de cette époque, rien n'y rappelle les sujets et
les types du tableau de genre italien; tout y parle au contraire de
la France de Louis XIII et y rappelle les types alors en vogue du
théâtre et du roman. Ce matamore, nous le connaissons par Cyrano
de Bergerac, par Scarron, par Corneille, par Callot; ces deux petits
tire-laines et coureurs de grandes routes, nous les connaissons par
les deux polissons de l'odyssée du burlesque d'Assoucy,. et par les
aigrefins du Francion de Sorrel. Oui, l'âme de ce tableau est bien
française, et non italienne, et c'est bien dans notre pays qu'il en
faut chercher l'auteur.
Emile Montégut.
LA
VILLE DE PARIS
DEVANT LE CORPS LEGLSLITIF
La révolution pacifique qui fera de l'année 1870 une date mé-
morable a mis à l'ordre du jour deux questions dont se préoccupe
vivement l'opinion publique, le règlement du budget et l'organisa-
tion municipale de la ville de Paris. Le corps législatif sera bientôt
appelé à les résoudre. Déjà la loi du 11 avril 18(59 l'a chargé de
voter le budget extraordinaire de la ville. L'empereur, en ouvrant
la session des chambres le 28 novembre suivant, a proposé en outre
de lui confier la nomination des membres du conseil municipal. Le
conseil d'état avait même été saisi, dans les derniers jours de 1869,
d'un projet de loi relatif à cette nomination. Cependant il ne semble
pas que le cabinet du "2 janvier 1870 ait à cet égard de résolution
arrêtée, puisqu'à la date du 5 février le ministre de l'intérieur a in-
stitué une commission chargée « d'étudier dans leur ensemble l'or-
ganisation administrative de la ville de Paris et celle du départe-
ment de la Seine, et de proposer les solutions que réclament des
intérêts si multiples et si considérables. » Cette commission a été
composée d'une manière très large, toutes les opinions y comptent
des représentans. En même temps que ces changemens étaient ou
apportés ou annoncés dans l'administration de la ville de Paris, le
préfet qui la dirigeait depuis dix-sept ans était relevé de ses fonc-
tions ; le premier acte du ministère du 2 janvier a été de donner un
successeur à, M. Haussmann.
Les causes de ces mesures sont trop notoires pour qu'il y ait lieu
de s'y arrêter. Si le régime de 1852 a dû se transformer, c'est
420 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abord sous l'action du sentiment public soulevé contre les expédi-
tions ruineuses du dehors et les abus de pouvoir au dedans, c'est
aussi par suite des entreprises exagérées et des embarras financiers
qu'a produits le régime administratif de la ville de Paris. Ce système,
on l'avouera, n'était point fait pour donner aux contribuables toutes
les garanties nécessaires. Le préfet de la Seine, nommé par le chef
de l'état, présentait lui-même au choix du souverain les membres
du conseil chargé de surveiller les actes de son administration.
Le conseil d'état, la cour des comptes, les ministres eux-mêmes,
n'ont pu modifier ou arrêter la gestion d'un fonctionnaire relevant
de l'empereur seul, dont il passait auprès des uns pour exécuter
fidèlement les ordres, tandis qu'il n'était pour les autres que l'exé-
cuteur de ses volontés personnelles. Pendant dix -sept ans, il a
marché ainsi, tantôt applaudi avec passion, plus souvent critiqué
avec amertume, toujours impassible devant l'éloge ou le blâme. Il
avait su prendre une telle situation que, lorsque le corps législatif
fut appelé en 1869 à voter le dernier emprunt de la ville de Paris,
et que la discussion eut fait ressortir à tous les yeux les vices et les
dangers du système, c'est seulement sur une partie des attributions
du préfet, sur le règlenient du budget extraordinaire, qu'on osa
porter la main. Toutefois cette première mesure a paru bientôt in-
suffisante, et l'une des premières préoccupations du ministère libé-
ral de 1870 a été de donner immédiatement au conseil municipal
les garanties durables de contrôle et d'indépendance qui lui sont
absolument nécessaires. Le moment est donc opportun pour exami-
ner la situation financière de la ville de Paris, pour rechercher de
quelles ressources on peut disposer encore, si l'on veut continuer
l'œuvre de la transformation de la capitale, enfin, — puisqu'une
modification profonde de l'organisation du conseil municipal est cà
l'ordre du jour, — pour passer en revue les diverses combinaisons
proposées.
L
Les recettes ordinaires de la ville de Paris, — celles qui sont four-
nies par les centimes communaux, l'octroi, le produit des propriétés
communales., des halles, marchés, abattoirs, etc., — se sont élevées,
ainsi que l'assure le dernier rapport de M. Haussmann, de 1852 à
1869, à 1 milliard 795 millions. En 1852, ces recettes montaient à
52 millions 1/2; pour 1870, elles sont évaluées cà 171,530,000 fr.
Entre les deux dates, il est vrai, se place l'extension des limites de
Paris qui a donné tout d'un coup à la ville 500,000 habitans de plus
et a été suivie d'une augmentation constante qu'on peut évaluer en
LES TRAVAUX DE PARIS. 421
moyenne à 30,000 âmes par année. L'octroi seul, qui était porté dans
le budget de 1852 pour 34 millions 1/2, dépasse 105 millions dans
celui de 1869. La progression moyenne des recettes ordinaires a été,
de 1852 à 1859, de 3,800,000 francs par an; depuis l'agrandisse-
ment de la ville jusqu'en 1870, elle atteint presque invariablement
le chiffre de 6,700,000 francs, et le préfet de la Seine s'est plu
souvent à déclarer que cet accroissement n'était dû à aucune taxe
nouvelle. On ne peut, il est vrai, donner ce nom aux taxes qu'on
a dû étendre aux habitans des communes annexées : elles ont été
compensées et au-delà par des avantages de toute nature; mais lors-
que, sous prétexte de classemens de tarifsi, on a fait passer d'une
classe moins imposée à une classe supérieure des objets de consom-
mation, lorsqu'on a frappé à l'entrée les matériaux de construction,
on ne peut soutenir qu'on n'a pas établi de nouveaux impôts.
Tandis que les recettes s'augmentaient ainsi, les dépenses cor-
respondantes ne suivaient pas la même marche. L'ensemble des
dépenses ordinaires pour cette période de dix-sept ans n'est que
de 973 millions. La progression moyenne a été de 1,500,000 francs
de 1852 à 1859, et depuis lors elle a dépassé à peine 3 millions.
Le budget des dépenses ordinaires, qui en 1852 s'élevait à àO mil-
lions 1/2, figure en 1870 dans les comptes de la ville pour 134,030,000
francs. Toutefois il ini[)orte d'aller au fond des choses et de ne pas
se payer de mots. Si les dépenses ordinaires, c'est-à-dire celles
qu'il faut acquitter nécessairement chaque année, celles qu'on ne
peut remettre à un exercice suivant, étaient toutes comprises dans
cette première partie du budget de la ville, il n'y aurait qu'à féli-
citer l'administration d'avoir su ménager un excédant de ressour-
ces qui, pour l'ensemble des dix-sept dernières années, a dépassé
822 millions, et qui, pour la seule année 1870, promet de s'élever
à 37 millions 1/2; mais on a distrait des dépenses ordinaires un
certain nombre de charges qui auraient dû y prendre place, el
qu'on est surpris de voir figurer au budget extraordinaire. La clas-
sification aurait dû être plus rigoureuse.
Le budget ordinaire des dépenses de 1870 se résume en trois ar-
ticles : la dette municipale (amortissement non compris), qui s'élève
à près d.Q.h'o millions 1/2, les services administratifs de la préfec-
ture de la Seine, qui dépassent 70 millions, et les dépenses de la
préfecture de police, qui en atteignent 16. Si l'on pénétrait dans le
détail de ces services, on serait frappé de l'importance qu'ils ont
prise, au grand avantage de la population parisienne; on verrait
ce que chaque année la ville et le département de la Seine font d'ef-
forts pour améliorer l'état sanitaire, répandre l'instruction, satis-
faire aux besoins de l'assistance. Il nous suffira de dire que pour
ZI22 REVUE DES DEUX MOJNDES.
1869, en une seule année, la longueur des conduites d'eau s'est ac-
crue de 37 kilomètres, celle des galeries souterraines de 7 kilomè-
tres 1/2, et l'étendue de la voie publique de 79 (1), — qu'en 1870
la subvention payée à l'assistance publiqu?, dont la dépense totale
s'élève à Paris à 23 millions 1/2, se monte, avec tous les frais des
établissemens de bienfaisance, à 12,/i35,000 francs. Chaque jour, on
réalise des améliorations nouvelles, et l'on tente des expériences
heureuses. Le système de secours à domicile pour les makdes, pour
les femmes en couches, pour les mères pauvres, se substitue de
plus en plus au système du secours en commun, lequel désagrège
la famille et favorise ces épidémies sur les femmes en couches et les
nouveau-nés qui exercent dans les hôpitaux de si cruels ravages.
L'histoire de l'administration de l'assistance publique à Paris serait
un plaidoyer éloquent en faveur de la charité laïque, tant attaquée
par une orthodoxie intolérante. — On ne contestera pas du moins à
M. Haussmann et à ses collaborateurs les services rendus à l'instruc-
tion populaire. Déjà le gouvernement de 1830 avait beaucoup fait
pour l'enseignement primaire, dont les dépenses pour la capitale
seule s'étaient élevées de 140,000 francs en 1830 à 1,100,000 francs
en 1847. Dans le premier budget réglé par M. Haussmann en 1852,
nous les voyons figurer pour 1,300,000 francs, et dans le budget
de 1869 l'instruction primaire est comprise pour 6,192,000 francs.
Le rapport présenté au 1" janvier de cette même année par l'in-
specteur de l'académie chargé de ce service a constaté la présence
de 200,000 enfans dans les écoles du département de la Seine et
l'ouverture de 140 établissemens nouveaux en une seule année, ce
qui porte à 1,952 le total des écoles publiques et libres (2). Ce n'est
pas tout : pour mesurer l'ensemble des sacrifices faits en faveur de
l'assistance et de l'instruction, il convient d'ajouter à ces ch'fTres
les allocations correspondantes du budget extraordinaire : pour 1870,
le préfet a proposé d'ajouter 6,600,000 fiancs (dont 5 millions pour
(1) L'étendue entière des conduites d'eau est de 1,200 kilomètre?, sans compter l'a-
queduc de la Dhuys qui en a 131 et celui de la Vanne 172. La distribution des eaux
est de 250,000 mètres cubes par vingt-quatre heures, et pourra doubler. Le réseau
des égouts est de 400 kilomètres.
(2) Une contestation singulière s'est élevée à ce sujet entre le préfet de la Seine et
le conseil d'état. Le préfet, pour faire face à cette dépense, recourait à l'impôt spécial
de 3 centimes autorisé par la loi du 15 mars 1850. Depuis treize ans, la cour des
comptes n'a fait aucune objection contre la perception de cet impôt. En l^CO, la sec-
tion du contentieux au conseil d'état, sous prétexte que la loi précitée accorde seule-
ment cette faveur aux communes dont les ressources sont insuffisantes, a déclaré illégale
l'imposition des 3 centimes pour la ville de Paris, qui étale avec orgueil les excédants
de son budget ordinaire. Le corps législatif devra intervenir et régulariser cette im-
position dans le vote du budget extraordinaire.
LES TRAVAUX DE PARIS. 023
la construction de l'Hôtel-Dieu) aux 12 millions 1/2 portés au cha-
pitre (les dépenses ordinaires des établissemens de bienfaisance.
Avec d'autres secours de même nature, c'est un total de près de
19 millions qui vient grossir le budget particulier de la charité pu-
blifiiie. A aucune époque, efforts pareils n'ont été faits. D'autre
part, les lycées, les bâtimens scolaires, sont compris pour un chiffre
im,)oitnnt dans les sommes consacrées soit aux réparations, soit
aux constructions nouvelles.
Après les dépenses de l'assistance et de l'instruction, viennent
celles qui sont désignées sous la dénomination de service miini-
cipul des travaux publics, et dont l'ensemble pour 1869 s'élève à
près de 25 millions. A ce service se rattachent toutes les améliora-
tions obtenues dans la viabilité, la distribution de l'air, de l'eau et
de la lumière aux habitans de Paris (1).
En résumé, le budget ordinaire de la ville révèle un souci très
louable de tous les intérêts, un fonctionnement minutieux, exact, de
tous les rouages administratifs, descendant jusqu'aux agens les plus
inférieurs et réglant leurs moindres attributions, et c'est sans doute
pour cette cause que dans la dernière session du corps législatif, qui
vit retirer au préfet de la Seine le règ^lement du budget extraordi-
naire, on ne crut pas devoir changer le mode d'établissement du
budget des dépenses ordinaires. Malheureusement, le principal ar-
ticle des recettes du premier étant formé par l'excédant des re-
cettes du second, la manière d'établir celles-ci pèsera fatalement sur
le règlement de celles-là. Le classement des dépenses est en outre
bien souvent arbitraire; est-il rationnel de dédoubler, comme on
le fait, le service de la dette annuelle, — de mettre au passif du
budget ordinaire le paiement des intérêts et au passif de l'autre
budget l'amortissement? N'y a-t-il pas aussi un défaut de logi-
que cà retrancher du budget ordinaire certaines dépenses obliga-
toires et à les porter au budget extraordinaire, c'est-à-dire à les
faire figurer dans des dépenses qu'on doit pouvoir ajourner, si les
ressources manquent? Beaucoup de charges qualifiées d'extraordi-
na'res sont vraimentobligatoires; il faut donc les acquitter coûte que
coûte. On voit que, s'il importe peu qu'il y ait deux budgets quand
ils sont préparés et réglés par la même main, on n'en saurait dire
autant lorsqu'ils sont dressés par deux pouvoirs différens.
(I) En 1852, les voies publiques de Paris avaient une longueur de 3<S4 kilomètres
et une surface de 453 hectares. Les voies classées des anciennes communes étaient de
355 k'iomètres sur une surface de 504 hectares. Aujourd'hui le réseau total est de
850 kilomètres et embrasse 1,229 hectares. Les trottoirs parcourent 1,088 kilomètres;
100 kilomètres de promenade sont mis' à la disposition du public, avec 25 squares et
grands parcs.
424 REVUE DES DEUX MONDES.
II.
Le budget extraordinaire, on le sait, comprend d'une part las re-
cettes variables, accidentelles, obtenues par des sacrifices volon-
taires, souvent onéreux, toujours passagers, — d'autre part les
dépenses dont l'utilité, quoique grande, ne crée pas une obligation
stricte, et dont l'ensemble s'équilibre nécessairement avec les res-
sources présumées, car le budget extraordinaire ne comporte pas
d'excédant. Les dépenses extraordinaires ont eu deux causes prin-
cipales : le percement et la reconstruction de Paris, l'extension des
limites de la ville. L'annexion de 1859, dont les charges étaient a
liriori estimées 150 millions, a coûté, suivant le dernier rapport
du préfet de la Seine, en travaux extraordinaires de toute nature,
352,650,000 francs. En admettant que les communes suburbaines
aient apporté à la ville un contingent de 32 millions dâ recettes
annuelles contre 19 millions de dépenses ordinaires, on voit quelle
part a dû être demandée aux ressources extraordinaires. Nous
avons toujours regretté, au point de vue politique et administratif,
la mesure de 1859. C'était aggraver encore la prépondérance exces-
sive de la capitale que d'introduire dans ses murs tant de popula-
tions nouvelles où l'élément conservateur ne dominait assurément
pas, c'était aussi multiplier les difficultés de l'administration. Ou
s'en aperçoit aujourd'hui qu'on veut modifier le régime municipal
de Paris. Toutefois, la mesure étant admise, — et elle reçut même
alors l'approbation d'une notable fraction du parti libéral, — il n'est
pas juste de reprocher à l'ancien préfet de la Seine l'importance des
dettes qu'elle a nécessitées. Si l'on songe qu'il a consacré dans les
communes annexées 89 millions pour L'S édifices religieux, civils
et hospitaliers, 133 pour les grands travaux de voirie, 49 pour les
voies publiques et les promenades, 78 1/2 pour les eaux et égouts,
ne doit-on pas lui reconnaître \i, droit de renvoyer ceux qui accu-
sent son administration financière de prodigalité à ceux qui le blâ-
ment'de n'avoir pas encore satisfait aux besoins de la zone annexée?
Eu même temps que ces dépenses étaient effectuées dans le nou-
veau Paris, l'ancien Paris en nécessitait de semblables. Les travaux
d'architecture, de la voie publique, des eaux et égouts, des ponts,
ont p.bsorbé un total de 467 millions. Dans les bâtimens nouveaux
figurent 10 églises, 2 temples, 2 synagogues, 8 mairies, 75 établis-
semens scolaires et 4 théâtres. Les halles, marchés et abattoirs
couvrent 80 hectares. Les anciens hôpitaux ont été agrandis, et
6 hospices nouveaux créés, ainsi que 28 maisons de secours. Les
hôpitaux renferment 7,820 lits et les hospices 11,260, sans parler
des secours distribués à domicile; en 1869, on a soigné 63,395 ma-
LES TRAVAUX DE PARIS. 425
lades. Tous les quais ont été nivelés, 11 ponts reconstruits, et k nou-
vellement édifiés. L'éclairage entier de la ville est fait par 33,852 ap-
pareils, dont 32,320 au gaz. Toutes ces dépenses, y compris surtout
celle des eaux, ne sont pas stériles. M. Devinck, dans sou rapport
sur le budget de 1870, déclare que la ville a a eu soin de conserver
ou d'acquérir des intérêts ou des droits de retour qui rapporteront
dans l'avenir des ressources, soit en capitaux, soit en revenus, dont
la valeur représentative dépasse 1 milliard. »
Ce n'est pas qu'on ne puisse critiquer l'exécution d'un certain
nombre de travaux. Les travaux d'art en particulier n'ont pas tou-
jours satisfait des juges qui ont bien le droit de se dire compétens.
Quoi qu'il en soit, il y aurait injustice à méconnaître dans son en-
semble le caractère de ces entreprises. Les travaux des égouts, l'a-
ménagement des eaux, la construction des ponts et des quais, la
réfection des trottoirs et des chaussées, l'éclairage et l'arrosage de
la vil'e, constituent une œuvre importante, dont l'utilité n'est pas
contestable et dont l'exécution ne mérite que des éloges.
Nous avons vu que les dépenses nécessitées par l'extension des
limites de Paris se sont élevées à 352 millions 1/2, que celles des
travaux extraordinaires de l'ancien Paris ont dépassé liQ7 mil-
lions 1/2. Pour avoir l'ensemble des dépenses extraordinaires faites
pendant les dix-sept premières années de l'empire, il faut joindre
aux chiffres précédens 1 milliard 297 millions qu'ont coûtés les
grandes opérations de voirie. Encore ce total de 2 milliards 117 mil-
lions doit-il être augmenté du prix de l'amortissement graduel des
dettes diverses de la ville accompli pendant la même période (1).
L'origine des grandes opérations de voirie est bien connue; il
fallait aérer des quartiers malsains, ouvrir de larges voies pour ré-
pondre aux besoins d'une circulation sans cesse accrue par le trafic
des chemins de fer, satisfaire aux nécessités stratégiques qu'impose
le maintien de l'ordre dans une capitale où les masses industrielles
et la population nomade créent des dangers permanens, enfin réa-
liser, ne fût-ce que par amour-propre national, des améliorations
matérielles dont l'exemple était donné ailleurs. Depuis qu'en 1851
M. Léon Faucher, ministre de l'intérieur, avait présenté le projet de
la reconstruction des halles centrales et du prolongement de la rue
de Rivoli, plusieurs décrets, successivement rendus, en 18^, 1853
et 185/i, complétaient cette œuvre de l'assemblée nationale, et
(1) On a amorti les deux emprunts de 25 et de 50 millions contractés avant 1852,
remboursé des sommes dues au trésor avant 1848 sur les produits do l'octroi, racheté
le péage des ponts et payé une ancienne dette de 12 millions à l'assistance publique.
Le dernier mémoire du préfet porte que le service des engagemcns anciens (capital et
intérêts) a absorbé 143 millions, et que le même service pour les engagemcns nouveaux
a coûté 240 millions, mais il ne fait pas la part des intérêts et celle de l'amortissement.
426 REVUE DES DEUX MONDES.
témoignaient de l'activité du nouveau préfet de la Seine. L'ouver-
ture des boulevards de Strasbourg et de Sébastopol di'gageait les
quartiers les plus obstrués. Avec la loi du 10 juin 1857, le boule-
vard de Sébastopol passa la Seine, et les améliorations de la rive
droite se poursuivirent dans les quartiers de la rive gauche; mais
ce fut en 1858 que se révéla dans toute son ampleur le plan de
la rénovation de Paris. Moyennant le concours de l'état, la ville se
chargea d'exécuter en dix ans des travaux qui comprenaient la créa-
tion de neuf boulevards, l'ouverture de dix rues ayant 20, 22 et
UO mètres de largeur, le raccordement d'un grand nombre d'autres
rues aux précédentes et le percement de six nouvelles avenues.
Jusqu'alors, le préfet de la Seine avait sollicité le concours de
l'état pour les grandes opérations de voirie; il s'ensuivait que ces
opérations elles-mêmes étaient appréciées et à quelques égards con-
trôlées par le corps législatif; mais, sous prétexte que la y'iV.e allait
poursuivre avec ses seules ressources une nouvelle série de travaux,
le préfet, à partir de 186/i, cinq ans même avant le délai fixé pour
l'achèvement de l'œuvre inaugurée en ^800, donna tout à coup à
une entreprise déjà si grande des proportions plus grandes en-
core, s'affranchit désormais de toute surveillance hiérarchique et ne
connut plus de frein. La caisse des travaux de Paris, créée en no-
vembre 1858, pour centraliser le mouvement de recettes et de dé-
penses propres à ces percemens, fournissait à la préfecture, p;ir
l'émission de bons spéciaux, une ressource importante, qui a varié
de 100 à 150 millions; mais cette émission était encore l'objet d'un
vote annuel du corps législatif. Ce moyen de trésorerie ne suffisant
plus à défrayer les dépenses des percemens nouveaux , le préf jt
inaugura le système des concessions amiables à des compagnies
d'entrepreneurs qu'on solda par la remise de bons de délégation
sur les revenus futurs de la ville. Prétendant que ce n'était là n-i'im
emploi des ressources ordinaires, un aménagement de TaveîTir et
nullement un emprunt, il put, cinq années de suite, échapper à tout
contrôle et s'engager librement dans d'énoraies dépenses.
D'après une locution prise du système d'exécution des chemins
de fer, on a appelé premier, deuxième, troisième réseau, chacune
des séries successives de ces grandes opérations de voirie. Le
premier réseau comprenait les travaux qui avaient fait l'objtît des
lois antérieures à 1859, c'est-à-dire les halles, les boulevards Sé-
bastopol, rive droite et rive gauche, la rue de Rivoli, le dégage-
ment de la Cité. Le deuxième réseau fit l'objet de la loi de 1859
et du traité dit des 180 millions; la ville s'obligeait à l'achever en
dix ans. L'article 1®"" de celte loi mentionne la création des bou'c-
vards du Prince-Eugène, du Nord, du Château-d'Eau, de Males-
herbes, de Beaujon, des trois avenues partant du pont de l'Aima,
UiS TKÀYÀUX DE PARIS. 427
enfin du boulevard Saint-Marcel. Il décrète en outre l'ouverture des
grandes rues du Ghàteau-d'Eau, de Rouen, de Rome, de Lafayette
et (le Médicis. Après avoir ainsi élargi les communications au centre,
après avoir assaini les quartiers extrêmes, à la barrière du Trône, à
la rue Mouffetard et à Chaillot, on décide de transformer le parc de
Monceaux, les bois de Boulogne et de Vincennes, Il ne s'agissait
pas encore de créer les parcs des buttes Chaumont et de Mont-
souris, de niveler le Trocadero et de percer le Luxembourg. La dé-
pensa tota'e de ces deux réseaux, dont l'exécution aurait satisfait
une moins haute ambition que celle de M. Haussmann, donne un
total de 682 millions, dont 272 pour le premier et hïO pour le se-
cond. La part de l'état dans ce chiffre ramène la dépense de la ville
à 588 millions.
Le troisième réseau, c'est-à-dire l'ensemble des travaux faits
sans subvention, et que nous qualifierions volontiers de réseau du
nouvel Opéra, parce que c'est la construction inutile de ce monu-
ment qui en est l'œuvre principale, le troisième réseau comprend,
sur la rive droite, les rues Halévy, Auber, du cardinal Fesch, du
Dix-Décembre, le boulevard Haussmann, l'avenue Napoléon, etc.,
et, sur la rive gauche, le boulevard Saint-Germain, les rues de
Rennes, Gay-Lussac, Bonaparte, Soiférino, Monge, des Feuillan-
tines, etc. Il absorbe à lui seul la différence qui existe entre 682 mil-
lions, prix des deux premiers réseaux, et 1,297 millions, chiffre au-
quel s'élève la dépense totale des trois réseaux. Il est vrai que cette
somme de 1,297 millions est ramenée, par la déduction des subven-
tions de l'état, du prix des terrains revendus et des matériaux, au
total définitif de 933,474,720 francs 32 centimes, d'où il serait peut-
être juste de retrancher encore 62 millions représentant la valeur
des terrains qui restent à la ville.
Dans cette énorme dépense, que peut-on critiquer? En principe,
tout ce qui n'a pas reçu l'approbation législative avant d'être payé
par un emprunt plus ou moins déguisé, c'est-à-dire tout le troisième
réseau, et ce qui, même dans l'achèvement du deuxième réseau,
objet du traité des 180 millions, a dépassé si notablement ce chif-
fre ; — en fait, tout ce qui n'a qu'un caractère somptuaire et n'é-
mane que de la pensée de faire grand. Lorsque tant de boule-
vards ont été ouverts dans des localités où la circulation était déjà
suffisamment aisée, lorsqu'on s'est avisé de niveler des montagnes
et d'approprier des quartiers vides d'habitans à des constructions
qui tardent à s'élever, n'a-t-on pas été entraîné à des dépenses
inopportunes, improductives, qui devaient être laissées aux géné-
rations futures? Vainement on prétend qu'à reculer ces travaux ils
coûteraient un jour plus cher par l'effet de la plus-value de toutes
choses. Ce raisonnement est dangereux. Peut-on prévoir les besoins
A28 REVUE DES DEUX MONDES.
OU les fantaisies de nos descendans? Alors que l'ouverture de la rue
de Rambuteau semblait réaliser un progrès dans les dimensions de
la voie publique, si, sous le prétexte spécieux de devancer la plus-
value que les terrains ont acquise depuis, on avait exproprié une
partie de Paris pour ouvrir des rues sur ce modèle, ne trouverait-on
pas le plan mesquin et insuffisant aujourd'hui? A chaque époque
ses goûts et ses besoins! Le grand, le beau, en pareille matière, ne
peuvent être déterminés à 1 avance, et c'est à chaque génération
qu'il appartient de payer elle-même ce qui lui plaît le mieux. Lors-
que, pour rétablir la symétrie des lignes, pour créer, avant que les
besoins s'en fassent sentir, des quartiers qui peuvent rester inoccu-
pés pendant un quart de siècle , l'on épuise toutes les ressources
disponibles et qu'on engage même l'avenir, peut-on s'attendre k
l'indulgence de successeurs auxquels incombera la tâche ingrate
des économies?
C'est l'emprunt sous ses formes les plus variées qui a été la
principale ressource avec laquelle on a payé tous ces travaux.
Avant 1852, les sommes demandées au crédit n'atteignaient pas des
chiffres considérables. Le gouvernement de juillet ne contracta que
deux emprunts : un de hO millions en 1832, dont les deux tiers
étaient destinés au remboursement de dettes antérieures, et un de
25 millions en \Sli7, qui n'était pas recouvré lorsque éclata la ré-
volution de février, et qui fut émis avec les modifications néces-
saires en 18/19. L'emprunt destiné à la construction des halles et
au prolongement de la rue de Rivoli, en 1852, ne s'éleva qu'à
50 millions. Sous l'administration de M. Haussmann, les chiffres
grossissent, et les dettes s'accumulent dans de bien autres propor-
tions. En 1855, la villa emprunte 60 millions pour solder toutes
les dépenses du premier réseau. La loi de 1859, dite des 180 mil-
lions, par laquelle au moyen d'une subvention fixe de l'état la ville
s'engageait à achever en dix ans le deuxième réseau, autorise un
nouvel emprunt de 133 millions. En 1865, pour parer à l'accrois-
sement des dépenses qu'entraîne l'extension des limites de Paris,
on emprunte tout d'un coup 270 millions; enfin, après que le pré-
fet de la Seine eut conclu avec le Crédit foncier le traité de 1867,
par lequel il voulait rembourser au moyen d'annuités tous les bons
de délégation remis aux entrepreneurs des grands percemens, c'est
à l'énorme chiffre de /i65 millions 1/2 que le corps législatif porte
le dernier emprunt de 1869. Du chef des trois emprunts de 1855,
1860 et 1865, la ville a reçu /i63 millions 1/2, et en remboursera
519, sur lesquels /|82 sont encore dus. L'emprunt de 1869 n'a été
émis que jusqu'à concurrence de 250 millions (plus 10 millions
pour les frais de l'opération), la créance du Crédit foncier a été at-
ténuée d'autant; mais il n'en faut pas moins compter comme dette
LES TRAVAUX DE PARIS. ^29
existante les 215 millions 1/2 qui restent à émettre, puisqu'ils ne
serviront qu'à convertir en obligations vendues au public des bons
de délégation déjà négociés au Crédit foncier.
Aux 9h7 millions environ fournis par ces quatre emprunts suc-
cessifs, il convient d'ajouter le remboursement des bons de la caisse
des travaux, dont le chiffre a varié plusieurs fois, et qu'une dernière
décision du corps législatif avait limité à 100 millions; mais ce n'est
pas 100 millions seulement qu'il faut rembourser, puisque, dans
son dernier rapport, M. Haussmann avoue une avance de 27 mil-
lions eu plus. La ville possédant encore environ pour (52 millions de
terrains acquis, on devrait peut-être défalquer cette somme du mon-
tant de la dette flottante de la caisse des travaux. Malheureusement
une telle masse de terrains ne peut être vendue à la fois, et puisque
la liquidation de la caisse des travaux a dû commencer au l^"" jan-
vier 1870, il faut considérer le montant des bons comme une dette
à consolider; c'est donc 127 millions à ajouter aux 9lï7 millions de
la dette fondée, en laissant la vente des terrains de la ville entrer
peu à peu dans les ressources extraordinaires de l'avenir.
Est-ce tout? Non sans doute; il y a encore à faire la part des mé-
comptes et de l'imprévu. La manière de procéder de M. Haussmann
est connue : quand il demandait l'émission d'un emprunt, un autre
était déjà nécessité par des dépenses engagées. Lors de l'emprunt de
300 millions en 1865, les bons de délégation avaient déjà cours. En
1867, le traité avec le Crédit foncier est conclu pour 398 millions,
et au commencement de 1869 le corps législatif reconnaît que,
outre les 398 millions avancés par le Crédit foncier pour les bons
de délégation, il faut encore payer 5A millions 1/2 à divers conces-
sionnaires et près de 13 millions pour des acquisitions d'immeubles.
Toutefois, en autorisant cette grosse émission de h(5b millions, la
chambre croit avoir donné le moyen de liquider tout le passé; mais
voilà que huit mois après le préfet confesse de nouveaux mécomptes
dans les évaluations : 33 millions d'engagemens restent à solder sur
les trois réseaux; aussi demande-t-il que le solde de l'emprunt de
1869 soit élevé de 215 millions à 250. Le budget extraordinaire est
présenté au conseil d'état avec cette rectification, et c'est en fait un
nouvel emprunt de plus de 35 millions, de AO même avec les frais
d'émission, qu'il faut ajouter aux précédens.
Une autre dépense encore, urgente par sa nature, déjà entamée,
quoique non approuvée, ajoute de nouvelles charges au fardeau de
la ville. — Lorsque le corps législatif, votant la loi du 18 avril 1869,
s'efforçait d'arrêter Ijs empiétemens d'une administration qui avait
pu, sans l'intervention des représentans du pays, escompter si gra-
vement l'avenir, on est venu déclarer à la tribune que le préfet, à
ce moment même, ne craignait pas de traiter avec une compagnie
h2hù KEVUE DES DEUX MONDES.
particulière pour une entreprise de /iO millions et de lui concéder
une subvention payable en soixante annuités. Il s'agissait d'un en-
trepôt réel à créer à Bercy pour emmagasiner les liquides destinés
à l'approvisionnement de la capitale. La loi d'annexion de 1859
avait en effet accordé une double concession : aux usiniers de l'an-
cienne banlieue, elle donnait le droit d'entrée sans taxes pour les
matières premières destinées à la fabrication, la houille notamment,
et aux marchands de vins des communes annexées la faculté d'en-
trepôt à domicile. Ces deux privilèges étaient concédés pour dix
• ans. Comment finirait le premier? Par l'établissement de taxes uni-
formes dans l'ancienne et la nouvelle ville, soit qu'on exigeât des
usiniers de la banlieue les mêmes droits d'entrée que ceux précé-
demment perçus dans Paris, soit qu'on réduisît la quotité des droits
pour tous. Cette question méritait assurément d'être mûrie et dis-
cutée à l'avance; mais elle était de celles qui peuvent compromettre
la popularité de l'administration, ou déranger l'équilibre financier :
on en retarda donc la solution le plus possible, et c'est seulement
aux derniers jours de 1869 qu'un premier projet a été présenté au
conseil d'état. Repoussé d'abord comme trop peu libéral, il a été
suivi d'un second qui réduit les droits sur les charbons et facilite
l'entrée des matières premières. La question, encore en suspens
comme on le voit, présente une certaine gravité en ce qu'elle ouvre
la discussion sur le système général de l'octroi, base à Paris de
tout l'édifice financier.
Quant à la faculté d'entrepôt à domicile pour les vins, concédée
pour dix ans, la solution est tout imposée d'avance; la ville s'est
obligée à bâtir un entrepôt réel ou à faire profiter toute la capitale
de la faculté d'entrepôt à domicile ; mais comment exécuter cette
dernière mesure, lorsque Paris renferme A, 000 marchands de vins
en gros et 22,000 détaillans, alors surtout que tout propriétaire a le
droit d'introduire chez lui une certaine quantité de liquide, pourvu
qu'il se soumette à l'exercice, c'est-à-dire à la vérification des quan-
tités par les agens du fisc? L'entrepôt à domicile ne pouvant être
accordé sans l'exercice, qui est vraiment impraticable, il n'y avait
qu'à établir un entrepôt réel, lieu de dépôt pour les liquides avant la
vente et le paiement des droits d'entrée. Malheureusement on s'est
avisé bien tard de satisfaire aux prescriptions de la loi. C'est au com-
mencement de 1869 seulement que le prélét de la Seine a signé avec
la société des magasins-généraux un traité pour construire à Bercy,
moyennant une subvention payable en soixante annuités, un entre-
pôt véritable, dont la dépense était évaluée à iO millions. Le traité,
soumis d'abord au conseil d'état, devait être présenté au corps lé-
gislatif. Il imposait au concessionnaire l'avance de toutes les sommes
à débourser, sauf à en récupérer l'intérêt et l'amortissement par la
LES TRAVAUX DE PARIS. /iSl
perception des droits d'entrepôt. La ville était intéressée dans les
bénéfices de cette régie pour les deux cinquièmes, et corame les
produits de la régie devaient compenser et au-delà le montant des
annuités dues à la compagnie, le préfet ne trouvait pas qu'il y eût
à faire mention de cet article au budget, soit comme recettes, soit
comme dépenses; il se bornait à le mentionner dans une simple
note au bas d'une page de son dernier rapport. Ainsi la ville, n'étant
pas prête à substituer au 1" janvier 1870 l'entrepôt réel à l'en-
trepôt fictif, a loué des locaux provisoires où les propriétaires et les
commerçans seront tenus de déposer leurs vins, s'ils veulent éviter
de payer les droits d'octroi avant la vente réelle des liquides, et de
faire ainsi une avance que M. Jules Simon, devant le corps légis-
latif, a évaluée à 18 millions de francs. Ces locations forcées consti-
tuent une première dépense; de plus, pour préparer la construction
de l'entrepôt réel, la ville a acheté beaucoup de propriétés privées.
M. Simon en évaluait le total déjà réalisé au 22 décembre dernier à
13 millions. Il faudra en acheter encore, et enfin bâtir l'entrepôt
lui-même, ce qui coûtera cher, surtout si l'on veut se donner le
luxe d'un monument de plus. Certes on doit blâmer l'administration
de la ville d'avoir tant retardé l'exécution d'une loi formelle, au
risque de troubler dans ses intérêts la plus grande industrie de la
France, contrainte à déménager brusquement 2 millions d'hecto-
litres de vin; mais il faut de plus reconnaître que dans cette circon-
stance, comme dans les précédentes, une dépense considérable a
été engagée et un emprunt contracté sans autorisation. On a remédié
comme on a pu au manque provisoire d'entrepôt réel et pourvu aux
besoins du commerce; on propose aujourd'hui de régulariser la dé-
pense et l'emprunt par l'adjudication de l'entreprise. Une loi a été
présentée qui annule le traité de 1869, et, « attendu que la ville ne
peut prélever sur ses budgets, dans l'espace de deux ou trois ans,
la somme considérable qu'exige la création des entrepôts, autorise
le préfet à concéder, par voie d'enchères et de concurrence, la con-
struction d'un entrepôt dont le prix pourra s'élever à hO millions. »
Le concessionnaire sera remboursé en soixante annuités, couvertes
avant tout par le produit des droits de magasinage, dont il parta-
gera ensuite les bénéfices avec la ville. Il n'est pas douteux que ces
droits suffiraient à couvrir les dépenses; la charge de la ville ne se-
rait de ce chef que nominale. 11 importait toutefois de ne pas omettre
cette dépense extraordinaire dans le bilan de l'exercice 1869.
Ces comptes, hâtons-nous de le dire, ne sont que ceux de M. Ilauss-
mann, tels que les relate le mémoire du 28 novembre dernier. Ils
ont étonné d'abord, et bientôt ils ont inspiré de nouvelles craintes.
Tout avait-il été confessé? Si explicites que fussent les aveux, ils
n'ont pas suffi pour calmer les appréhensions, et la suite a bien fait
/|.V.>
lll.VIU; DIS l)l,li\ MOMU.S.
voir <|iM' l;t (Idi.'i.iici' ('l.iil. IoikIi'c. Il ii';i p.is Cillu moins (h; diiiix mois
,1,11 iioiivc.ui (irt'li'l, (le la. Seine |»oiii' re\()ir Ions les rliilIVes, apnicr
Ids c.oiiipl.es, avaiil. (le Iransmellre un liavail ({('linilil' an conseil (!'('•- I
I.a.l., (^1. les r('siil(,a.|s dilIV-renl, noiahlemeiil, tic ceux (|iii a,vaicnl. cl.(^.
|)i(»(lnils par son |né(l('"C('ss(Mir avec l'apiiroliation accoiiInnKMi du
<-,(mseil numicipal. (l'esl, ainsi (|iic les avances (l(! la caisse (l(!s ti'a-
vaiix s'(''lèvi'iil., non pins à '.'.7 millions, mais à h\). Dans le nuMnoirc
pci'senli' ail con^.eil an commeiicemenl de mars, M. (llievt'i^ui (!('-
clarc (pi'il l'aiil. verser à. la. caisse des lrava,ux inmn(liat.emeiil,, sons
peine de voir proleslcr la sijj;iia.tiirc i\r. la vill(\ M> millions poni"
la. mcl.lre à nuMne de lifpiider ses comples, pins IW) millions (pu;
le caissier miinii ipal a prélevivs, |)oiir les lui prtMcr, sur les fonds
/uns />n</t/tt. l'in on Ire la ville a. conl.iaclc une s(''rie d'enî^af^emcns
ipi'il l'anl. reca.pil.nler, si l'on venl. connailre à fond sa posil.ioii. (le
sont l.oiil.es les sommes à remhoniser, en nK^iiie leni|)s (pie les an-
imil.es de la. del.l.e, ponr le radial, des ponis, du canal Sainl.Marlin,
(In privil'î^c des \(iitiires, des a.l)al l.oirs, el.c., poni' les acipii-
sil.ions des iminenhles à. lon^ l.erine, les conslriiclioiis des écoles,
les snhvenlions app!ica.l)les a.n\ l.ravanx de voirie; il y a aussi le
remlionrsemeiil des bons de la caisse des lra.van\ ecli ■loniK's jns-
(pi'en IS7(i. A ces obli^alions lormelli-s, on doit, enliii ajonler les
(h'penses des entreprises commencées, (pii conslilnenl. une veiilahli!
(Irllc moiiilf. \n '.W decemlire iStil), on devailcn solder pour ."U) mil-
lions environ, l/ensemhie de tons ces travaux, parmi lesipiels on
doit, citer an premier raiifj; la dt-rivation fort avancée des (viiix de la
Vunii(\ est évalue p.ir \\. Cli.'vi e.in à. I"*.S iiiillioiis, lùi laissant de
C(M(^ llercy pour leipiel la ville a dépense \\!\ millions, y compris les
sommes employt'es en achats de terrains, c'est doiu", avec le delicit
de [)0 millions r,le\c pins liant, 17S millions à repailir sur les
l)ndj.;-,'ts l'ninrs. (loniMient l'era t on lace à toutes ces (lt'pens(>s? (lom-
iiKMit iv}j;lera t on eiilin le htid^cl extraordinaire de lS7t>, cpio le
corps lef;islatir n'a pas encore Hk" mis à nu-ine de voter?
Tel (pie l'avait presenti^ M. Ilaiissmaim, ce hmlj^t^t se soldait en
rec.i^ttes et en (lt''|)enses par *.'.!() millions; mais ces cliin'r(\s n'étaient
(|ira.ppa.reiis, il y avait à en retranclier avant tout l'i!' mlllioiis de
rempnmt de IStiî), destiiu-s à. remboni-ser ponr pareille somme les
bons de (l(M(^;^ition remis an C.rtSiit loncier, ce ipii coMsiitni" niie
simple conversion de dettes. Il fallait an.ssi déduire des recettes l'ex-
r(^(lant (In biidj^et ordinaire, soit iw millions !/".'.; les recettes extra-
ordinaires de IS7() se bornai(Mit ;\ .">() millions environ, dont '11^ de-
vraient (Mre l'onmis par U vente des terrains appartenant à. la ville.
Quant aux dépenses, si l'on en retranchait "U) millions pour le
remboursement foret'' i\\\ capital de la. dette de la ville, et 7 millions
(les subventions dnes ;\ l'assistance pnbliipie, il ne restait pins (pie
LES TRAVAUX 1)3 PARIS. /|33
hi millions à consacrer à des dépenses dont la plus grande partie
était faite déjà ou engagée. — C'est en portant à 250 millions seu-
lement le solde de '215 millions à fournir par l'emprunt de 1869,
en convertissant les bons de la caisse des travaux en bons de la
caisse municipale, que M. Haussmann comptait faire face aux be-
soins de ce modeste budget extraordinaire.
La situation relevée par M. Chevreau lui a commandé des me-
sures plus larges. Les recettes et les dépenses s'élèvent à la somme
de '^'2h millions, et, au lieu d'un supplément d'emprunt de 30 à
40 millions seulement, c'est un nouvel et véritable emprunt de
"250 millions qu'il demande au corps législatif. Dans ce système, la
ville ne rembourserait plus au Crédit foncier le solde des bons de
délégation; le nouvel emprunt servirait à payer en 1(S70 le d!''COu-
vert de 1869, ainsi que les travaux déjà engagés, et à fournir pour
les exercices sulvans le moyen de continuer des entreprises com-
mencées, dont les unes, comme les grands percemens, intéressent
tout le monde, dont les autres constituent les améliorations indis-
pensables dues aux communes annexées. — De cet emprunt, le
budget de 1870 absorberait à lui seul 113 millions. Le nouveau
préfet ne comprend plus dans les recettes l'excédant du budget or-
dinaire que pour 35 millions, et le produit des ventes de terrains
que pour 8 millions au lieu de 25. Il porte aussi à l'actif et au passif
ce qui a tiait à l'entrepôt de Bercy, ajoutant que les dépenses de
cette entreprise, qui peut s'élever à hO millions, seront fournies ou
par un concessionnaire ou par un emprunt spécial. Or il paraît assez
douteux jusqu'à présent que le dernier traité pour la construction
d'un entrepôt soit approuvé par le corps législatif, et le budget de
la ville pourrait encore de ce chef éprouver un mécompte.
Quoi qu'il en soit, la chambre ne peut manquer de voter les
moyens nécessaires pour que Paris tienne tous ses engagemens;
mais dans le rapport de M. Chevreau nous tenons à relever une con-
fusion de termes qui peut contribuer à nourrir, et ce serait un grand
mal, les illusions du puasse. En récapitulant toutes les charges aux-
quelles, dans un délai de sept années, la ville devra pourvoir, et qui,
en sus de ses dépenses ordinaires s'élèvent à 842 millions, le nou-
veau préfet établit que l'excédant des ressources annuelles, dans la
même période de temps, doit monter à 602 millions. Avec 62 millions
de ventes de terrains, 10 millions de taxes de pavage et 250 millions
du nouvel emprunt, on aura ainsi un total de 92/1 millions, sur les-
quels on trouvera un boni de 82 millions, soit une moyenne de 11 mil-
lions 1/2, que des combinaisons financières en ce moment à l'étude
permettront d'appliquer « aux grandes entreprises déjà commencées
et à un ensemble de travaux complémentaires dont la non-exécu-
TOME LX\XVI. — 1870, 28
hZll REVUE DES DEUX MONDES.
tion laisse en souffrance des intérêts qu'il importe de satisfaire. ■»
Ce dont M. Haussman a le plus abusé est, sans contredit, l'excé-
dant prétendu des recettes. 11 en a fait le fon-'ement de tous ses
calculs; il n'a pas craint, même dans son dernier rapport, qui est
comme son testament administratif, d'écrire que l'excédant des re-
venus ordinaires pourrait servir soit à continuer les grands perce-
mens, soit à diminuer les droits d'octroi. M. Chevr -au reconnaît la
vanité de cette dernière promesse, il déclare qu'il est impossible de
diminuer les charges des contribuables, qu'il faut proroger la sur-
taxe et le second décime de l'octroi, maintenir les centimes spé-
ciaux de l'instruction primaire et les taxes de pavage. Certes nous
applaudissons à cette courageuse déclaration, de même que nous
relevons avec plaisir dans le cours du mémoire la nomenclature
« de certaines dépenses portées jusqu'ici au budget extraordinaire,
et qui par leur périodicité et leur caractère o!)Iigatoire devront figu-
rer dans le budget ordinaire. » C'est revenir aux vrais principes.
Pourquoi faut-il qu'à propos de Ye.rchUnit le nouveau préfet de la
Seine retombe dans les errcmens de son prédécesseur, bien plus,
qu'il les dépasse? M. Haussmann ne composait l'excédant du budget
ordinaire qu'après l'avoir chargé des intérêts de la dette; il ne lais-
sait en dehors, et nous l'en blâmions, que l'amortissement. M. Che-
vreau augmente l'excédant du revenu ordinaire de tout le chiffre
des annuités de la dette, intérêts et nmortissement. C'est ainsi que
pour 1870, là où M. Haussmann avait trouvé 37 millions seulem nt
d'excédant, il en inscrit 80, et il arrive à constituer pour sept an-
nées, de 1870 à 1876, ce gros totil de 602 millions. Il y a ici un
abus de langage et une source d'illusions dangereuses. En vain dans
les dépenses correspondantes on aura fait figurer 55A millions pour
les intérêts et l'amortissement de la dette actuelle et 79 millions
pour le service du futur emprunt de 1870; ce n'est pas là un^ dé-
pense extraordinaire, pas plus que l'excédant de M. Chevreau n'est
un excédant régulier. En admettant les 2 millions annue's d'accrois-
sement dereceLtes ordinaires que le préfet de la Seine prévoit dans
l'avenir comme on a fait dans le passé, on doit avouer qu'il n'y
aura aucun crrêdiint de rercftrs une fois le nouvel empiiint émis,
— si l'amortissement figure avec les i:]téréts des dettes dans le bud-
get ordinaiie, — et c'est avec le solde du nouvel emprunt seulement
qu'on pourra continuer les grands travaux. Que fera-t-on avec ce
simple boni de 80 millions en sept ans? Il y a quatre grandes eiitre-
prises commencées, l'avenue Napoléon, la rue de Rennes, le boule-
vard Saint-Germain, la rue Réaumur. Sans doute il importe de ne
pas laisser inachevées des églises, des mairies, des écoles, l'aque-
duc de la Vanne surtout, et M. Chevreau a bien fait de dresser ce
bilan des 128 millions applicables au paiement des dettes morales-,
LES TRAVAUX DE PARIS. /i35
mais tous ces grands percemens à moitié engagés ne sont-ils pas
aussi des ruines neuves? n'y a-t-il pas là de grands intérêts en souf-
france?
Le corps législatif ne tardera pas à être juge de toutes ces ques-
tions, puisqu'enfin le budget extraordinaire de 1870 va lui être
soumis; mais déjà l'on se demande si l'objet de la loi du 18 avril
1869, c'est-à-dire la division des deux budgets, n'est pas condamné
d'avance. Les travaux de la commission chargée de réformer l'or-
ganisation de la ville de Paris et celle du département de la Seine
conclueront peut-être au rapport de cette loi. Selon que le mode
de nomination du conseil nmnicipal inspirera plus ou moins de
confiance dans l'indépendance de ses membres, la division des
deux budgets et surtout le vo'.e du budget extraordinaire par le
corps législatif paraîtront moins indispensables. Avec l'élection di-
recte par le suffrage universel^ cette mesure offrirait une contradic-
tion manifeste. Il nous reste donc à examiner ûd quelle solution
semble susceptible la seconde question dont le corps législatif sera
prochainement saisi, et à indiquer quelques-uns des systèmes déjà
formulés sur ce point si important de notre régime intérieur.
in.
L'organisation municipale de Paris, telle qu'elle subsiste encore, ne
date ni du second empire ni de la dictature qui l'a précédé. C'est un
décret du gouvernement provisoire de 18/i8 qui a dissous le conseil
municipal élu du régime constitutionnel de 1830 et rétabli le maire de
Paris avec le nom et les pouvoirs qui rappelaient l'ère républicaine.
Les lois du 5 mai 1855 et du 16 juin 1859 ne firent qu'homologuer
le décret du gouvernement provisoire et rendre à la commission
municip:ile le nom de conseil ainsi qu'au maire de Paris la qualifi-
cation de préfet de la Seine, sans rien changer au système autori-
taire de l'administration; les décrets du 23 mars 1852 et du 9 jan-
vier 1861, en étendant considérablement les attributions du préfet
de la Seine, ont voulu rendre définitif le régime provisoirement éta-
bli. « Il appartient à l'empereur, disait M. Haussmann dans un dis-
cours de 1864 à l'Hôtel de ville, de nommer le conseil municipal de
Paris; ce n'est pas un état de choses provisoire, c'est l'exécution
d'une loi organique rendue dans des circonstances qui en accrois-
sent la force et en assurent la durée. » Et, pour achever de détruire
tout espoir de modification future, il rappelait que dans la discus-
sion de la loi organique de 1855, lorsqu'on avait demandé de ré-
server la question du régime munici!)al de Paris, le rapporteur,
M. Langlois, avait, aux applaudissemens de la chambre, déclaré
énergiquement qu'il fallait en finir avec le régime provisoire de la
Zi36 REVUE DES DEUX MONDES.
capitale, dont le moindre inconvénient était d'irriter les aspirations
sans les satisfaire. Enfin, ajoutait M. Haussmann, « pour que nul
parti politique ne fût tenté de chercher un moyen de protestation et
de polémique dans l'organisation des communes limitrophes, la
commission du corps législatif avait proposé elle-même par amen-
dement que tous les conseils municipaux du département de la Seine
fussent nommés également par l'empereur. 11 était impossible que
le législateur affirmât sa pensée avec plus de solennité et de persis-
tance. C'est qu'en aucune matière il ne se prononçait avec plus de
sagesse et de certitude. »
On se souvient du bruit que fit ce discours. La polémique, depuis
longtemps déjà engagée sur l'organisation municipale de Paris,
s'en empara avec une nouvelle ardeur; la théorie des nomades et
l'affirmation que Paris n'appartient pas aux Parisiens soulevèrent
des orages qui ont fini par balayer la théorie et emporter l'affirma-
tion. Que sont devenues la sagesse et la certitude de 1865? Les
hommes ont disparu, et les institutions prétendues définitives sont
de nouveau mises à l'étude pour subir une réforme complète.
La première question à résoudre est celle de l'organisation du
département de la Seine. Si l'on considère les charges qui résultent
pour ce département du voisinage de Paris, si l'on établit la pro-
portion entre les ressources départementales proprement dites et les
dépenses de même nature (telles que le service des aliénés et ce-
lui des enfans assistés, par exemple, qui, dans le département de la
Seine, coûte près du tiers de ce que paie la France pour le même
objet), on trouvera que la ville la plus riche de l'empire est située
dans le département le plus pauvre. — Il y a donc équité stricte à
ce que Paris intervienne dans les affiiires du département, non-
seulement pour le paiement des dépenses, mais encore pour l'ad-
ministration; aussi d'une part le préfet de la Seine est le véritable
maire de Paris, et de l'autre les soixante membres du conseil mu-
nicipal de la ville font partie en même temps de la commission
départementale, qui se compose en plus de douze représentans de
Sceaux et de Saint-Denis. Les soixante-douze membres sont en ce
moment nommés par l'empereur, ainsi que les conseillers munici-
paux des communes suburbaines. On sait que celles-ci vont rentrer
dans le droit commun, quel parti prendra pour la représentation du
département lui-même? Comment se fera la nomination du conseil-
général ou de la commission départementale? La confiera-t-on au
corps législatif en même temps que celle des conseillers munici-
paux de Paris? Avant tout, veut-on conserver le département de la
Seine tel qu'il est? On a souvent proposé de laisser la ville de Paris
seule et de rattacher les arrondissemens de Sceaux et de Saint-
Denis au département de Seine-et-Oise. Il paraît difficile, depuis
LES TRAVAUX DE PARIS. 437
l'établissement des chemins de fer, après les changemens que le
système nouveau des voies de communication a introduits dans les
habitudes du public, que la division territoriale de 1790, accomplie
à la hâte, subsiste sans subir de graves remaniemens. Qnoi qu'il en
soit, on concevra avec peine que sous une forme ou sous une autre
Paris ne soit pas entouré d'un territoire annexe soumis, pour la po-
lice et le régime financier et administratif, à une même autorité, lié
en un mot avec la capitale par des rapports étroits. Ce premier
côté de la question a son importance, et le ministre de l'intérieur
l'a particulièrement recommandé à l'étude de la commission qu'il
a instituée le 5 février dernier.
Quant à la partie la plus épineuse du problème, la représenta-
tion municipale de Paris, il y a déjà un point hors de doute, c'est
que le mode encore en vigueur ne sera pas conservé. L'hésita-
tion ne commence que sur le régime à y substituer. Peut-on sou-
mettre Paris au droit commun et lui accorder la lil)erté, dont jouis-
sent les autres communes, d'éUre son conseil? Avant tout, il faut
bien se rendre compte de la signification complète de ces mots :
la liberté communale. Le régime municipal peut avoir non-seule-
ment la liberté pour origine et pour base, mais encore, selon une
formule consacrée, pour couronnement. Il a la liberté pour ori-
gine quand les citoyens nomment eux-mêmes leurs représentans,
élisent le conseil municipal ; il a la liberté pour couronnement
quand les maires et adjoints, c'est-à-dire le pouvoir exécutif de
la commune, sont nommés aussi par les citoyens et sont plus ou
moins indépendans d'autorités supérieures dans l'exercice de leurs
fonct'ons. Veut-on cette double liberté dans le régime municipal de
Paris? On ne saurait nier que les élémens de la population pari-
sienne ne diffèrent singulièrement de ceux qui forment toutes les
autres agglomérations de citoyens. C'est une masse mobile, pas-
sionnée, composée en partie d' élémens nomades, dans les hautes
sphères de la société aussi bien que dans les moindres. L'ambition
et les plaisirs, non moins que l'appât des gros salaires et les né-
cessités de l'industrie, renouvellent sans cesse cette multitude
d'hommes, dont un petit nombre seulement naît, vit et meurt dans
les mêmes murs. Cette foule capricieuse et mobile doit-elle exercer
sur le pays une influence prépondérante? Si Paris comme capitale
diffère de toutes les autres communes, il nous semble que la lo-
gique ne défend pas d'appliquer à des situations dissemblables un
régime différent ; néanmoins la raison et l'expérience commandent
de ne pas frustrer entièrement la ville de Paris des garanties du sys-
tème électif, sans lesquelles on dérogerait à ce principe des sociétés
modernes, que l'impôt doit être voté par celui qui le p^^e.
Toutefois, nous n'hésitons pas à le dire, avec les dispositions
438 REVUE DES DEUX MONDES.
d'esprit où se trouve le corps électoral de Paris, la solution la moins
heureuse serait celle qui remettrait au suffrage universel et direct,
s'exerçant dans les conditions actuelles de domicile requises pour le
droit à l'élection des députés, la nomination des membres du con-
seil municipal. Si le respect des minorités est chose désirable, si
la tyrannie du nombre doit être évitée, on ne pourrait voir l'oubli
du droit des minorités plus complet, et la prépotence du nombre
plus brutale que dans l'application, à Paris, d'un pareil système.
Personne ne niera que le suffrage universel , tel que la loi élec-
torale le constitue, introduirait un seul élément de la population
au conseil municipal et dans des vues bien éloignées des intérêts
communaux. On s'est plu, depuis que nous faisons l'expérience
du vote universel, à remarquer l'intelligence avec laquelle les suf-
frages différaient de nature et de caractère, selon qu'ils s'appli-
quaient à des élections de députés, de conseillers-généraux ou de
conseillers municipaux. Tel candidat qui se présentait avec suc-
cès pour obtenir l'un de ces mandats n'était pas choisi par les
mêmes électeurs pour en obtenir un autre. On a donc argué de
cette aptitude du suffrage universel pour appliquer les mêmes con-
ditions d'électorat dans toutes les élections générales ou locales.
Cependant il n'y a pas d'illusion à se faire. Paris n'est ni Londres,
ni Washington, ni New-York; le conseil municipal serait élu sur-
tout au point de vue politique, et un conseil de quarante, soixante
ou quatre-vingts membres prétendrait bien certainement, comme
représentant direct de la capitale, exercer une hifluence d:xisive
sur les destinées du pays. Pour éviter un mal, on serait tombé dans
un pire, et la commune révolutionnaire ferait à coup sûr regretter
la commission impériale.
Les inconvéniens de l'investiture gouvernementale et de l'élection
directe étant notoires, vaut-il mieux confier la nomination du con-
seil municipal de Paris au corps législatif, déjà investi du vote du
budget extraordinaire de la ville? Les objections à ce système sont
nombreuses et paraissent concluantes. Le principe sur lequel il se
fonde est encore l'axiome prétendu que Paris n'appartient pas aux
Parisiens; par contre, il viole la loi universellement reconnue que
c'est aux vrais représentans des contribuables à voter l'impôt. Que
la capitale de la France renferme beaucoup d'étrangers, un grand
nombre de provinciaux, une foule d'ouvriers de passage, soit. En-
core est-il impossible de soutenir que les propriétaires qui paient
l'impôt foncier, les marchands qui paient l'impôt des patentes, les
locataires qui acquittent l'impôt personnel et mobilier, seraient
vraiment représentés par les députés des départemens. L'état a pu
logiquement être investi, sous un régime autoritaire, du dioit de
nommer des conseillers locaux devenus en quelque sorte des fonc-
LES TRAVAUX DE PARIS. ^39
tionnaires administratifs, il a bien eu à certaines époques le pou-
voir exclusif de faire des lois, comme il n'a cessé d'avoir celui de les
exécuter; mais le bon sens ne proteste-t-il pas contre la désigna-
tion d'un conseil municipal faite par les représentans de localités
étrangères, au moment même où l'on témoigne l'intention de rentrer
dans les vraies conditions de la liberté? — En dehors du droit de
faire cette désignation, quelle aptitude y apporteraient les députés
des départemens? S'ils ne sont point les représentans des Pari-
siens, connaissent-ils du moins les besoins, les usages de cette
grande ville? Puisqu'on essaie d'enlever à la représentation muni-
cipale de Paris une origine purement politique , il ne faut pas la
lui rendre par une voie détournée, moins franche et tout aussi dan-
gereuse. La majorité du corps législatif ferait tout naturellement
de cette élection une affaire de coterie ou de parti. Les intrigues de
couloirs et de bureaux remplaceraient ou les abus des désignations
gouvernementales ou les violences des journaux et des réunions pu-
bliques. Il y a plus : on peut prévoir le cas où cette désignation de-
viendrait très dangereuse pour la considération de la chambre elle-
même et conduirait à des attaques contre son autorité. Que le conseil
municipal ainsi nommé suspende ou poursuive, par exemple, les
travaux qui occupent tant d'ouvriers, et le corps législatif sera po-
pulaire ou impopulaire; que les taxes municipales soient élevées ou
amoindries, et la responsabilité en remontera bien vite à l'assem-
blée d'où le conseil tirera son origine, et qui lui aura véritablement
donné son mandat. Illogique, impuissant ou dangereux, ce système
ne paraît guère admissible.
Les inconvéniens que nous venons de signaler ne pourraient-ils
être atténués en partie? Ne peut-on enfermer le choix de la chambre
des députés dans certaines catégories de personnes dont la compé-
tence et l'honorabilité ne donneraient lieu à aucune objection? L'ag-
glomération parisienne se compose de catégories très distinctes, di-
visées par des intérêts sérieux et permanens, les industriels, les
commerçans, les professions libérales, la magistrature, l'université,
l'administration, les oisifs eux-mêmes. Chacun des élémens princi-
paux de la population veut et doit être représenté dans le conseil
municipal. Pourquoi ne pas imposer au corps législatif l'obligation de
faire légalement ce que le gouvernement de la restauration et celui
de l'empire ont toujours exécuté en fait, à savoir, de prendre dans
l'Institut, les cours et les tribunaux, le conseil des ponts et chaus-
sées, la chambre et le tribunal de commerce, parmi les notaires et
les avoués aussi bien que dans les rangs des habitans notables, des
membres appelés par leurs aptitudes spéciales à décider de tout ce
qui intéresse la ville? Cette limitation de choix répondrait peut-être
à une des objections précédentes ; toutefois elle ne reinédierait en
llhO REVUE DES DEUX MONDES.
rien aux inconvéniens que l'immixtion du corps législatif dans les
affaires de la ville de Paris entraînerait pour lui-même. Si d'ailleurs
le principe des catégories pour la représentation de Paris est bon
et applicable, pourquoi l'introduire par un moyen détourné? Pour-
quoi ne point l'admettre directement, comme nous l'avons proposé
ici même (1), et comme on pourrait y arriver à l'aide d'institutions
déjà existantes? Les membres du tribunal de commerce, les conseils
des prud'hommes sont nommés à l'élection; que les électeurs de ces
magistrats consulaires choisissent un certain nombre de conseillers
municipaux représentant l'élément industriel et commercial. Les
avocats, les agréés, les avoués, les notaires élisent leurs chambres
de discipline; que les bâtonniers, les présidens siègent aussi à l'Hô-
tel de ville, que l'Institut y envoie des savans et des artistes, les
cours et tribunaux des magistrats, les facultés, les conseils de l'u-
niversité et des ponts et chaussées des représentans des lettres et
des sciences; l'on obtiendrait ainsi des mandataires compétens de
toutes les fractions de la population de Paris. Quoique l'élection se
fît en quelque sorte à deux degrés, ce serait encore l'élection réelle
et sérieuse, et l'on pourrait dire que l'administration municipale au-
rait la liberté pour origine. Enfin nous remarquions, en présentant
ce système, que, dans toutes les communes, quand il s'agit de voter
des emprunts et des impôts, la loi adjoint aux conseillers munici-
paux un nombre égal des citoyens les plus imposés. A Paris, cette
disposition n'a jamais pu être appliquée; risn ne paraît plus logique
que de revenir sur ce point à la loi commune, et peut-être même
de faire de ces notables les plus imposés des conseillers ordinaires.
On ne peut objecter qu'une chose, à ce qu'il semble, au système
que nous rappelons sommairement : il blesse nos habitudes, il n'est
pas en apparence conforme aux traditions, quoiqu'en réalité il se
borne à ériger en loi un usage constant; il offense notre culte pour
l'égalité. On ne se représente pas volontiers, réunis pour une œuvre
commune, mais à des titres divers, ces magistrats, ces ingénieurs,
ces savans, ces artistes, ces propriétaires, à côté de commerçans,
de patrons et sans doute de contre-maîtres d'industries, si ce n'est
même d'ouvriers. Les souvenirs des trois ordres aux états-géné-
raux nous importunent, et notre amour de l'uniformité se révolte
contre une assemblée ainsi composée. Il n'y a donc pas lieu d'in-
sister sur un mode dont la simplicité n'est pas, à vrai dire, le pre-
mier mérite; mais alors que notre système électoral tout entier peut
être l'objet de modifications utiles, qu'il nous soit permis de prendre
la nomination des conseillers de la ville de Paris comme un exemple
des réformes qu'il serait le plus désirable d'opérer.
(1) Voyez la ftevue du 15 octobre 1863, — Pans, ses finances, ses travaux publics,
(leptiis le commencement du siècle.
LES TRAVAUX DE PARIS. hhi
Pour l'élection des députés au corps législatif, on conçoit que,
les aptitudes générales à i'électorat une fois fixées, les aptitudes lo-
cales et la condition de domicile soient d'une importance secon-
daire. Avec la division du territoire en circonscriptions et l'attribu-
tion d'un seul député à chacune d'elles, on peut dire que l'élu la
représente d'abord; mais comme l'œuvre du législateur s'applique
au pays entier, il est non moins vrai de dire qu'il est le mandataire
du pays lui-même. Le mandat local n'est que le moyen, le mandat
général est le but. Chaque citoyen vote au lieu qu'il habite parce
qu'il faut voter quelque part et qu'on ne peut voter qu'une fois;
mais il n'importe pas essentiellement qu'il réside depuis plus ou
moins longtemps dans ce domicile électoral, il suffit qu'un temps
quelconque se soit écoulé depuis son arrivée dans la loctllté.
En est-il de même des élections d'intérêt local? Les affaires com-
munales ne se font pas toutes au jour le jour, tant s'en faut; elles
embrassent des périodes souvent longues, comme les impositions et
les emprunts, les constructions d'édifices publics, voire l'achève-
ment des chemins. L'intérêt municipal sollicite bien autrement les
habitans sédentaires que les hôtes passagers venus de la veille et
qui s'éloigneront le lendemain. Un mot, pris souvent en mauvaise
part et qui cependant éveille une foule d'idées et de sentimens res-
pectables, caractérise ces intérêts : on les appelle des intérêts de
clocher. Si cette distinction est vraie, il y a lieu de s'étonner qu'on
n'ait pas senti la nécessité d'exiger des conditions plus rigoureuses
de domicile pour les élections communales que pour la nomination
des députés. Le seul moyen en elïat de protéger les minorités contre
la tyrannie du nombre, si dure dans les petites localités surtout,
consiste à n'accorder le droit électoral, base de tout pouvoir, qu'aux
personnes vraiment intéressées. Cette vérité est bonne à rappeler au
moment où l'on veut faire de nouveaux et sérieux efforts pour dimi-
nuer les abus de la centralisation. En tout cas, si l'on ne modifie
point les conditions de I'électorat municipal pour toute la France, et
si la situation exceptionnelle de la capitale justifie un régime excep-
tionnel, il faudrait exiger de l'habitant de Paris une plus longue
résidence que celle de six mois. Un délai de deux ou trois ans ne
semblerait pas trop prolongé pour l'investir de ce droit redoutable
de peser indirectement, à propos d'intérêts municipaux, sur les in-
térêts généraux du pays.
Chez un peuple où dominerait l'esprit conservateur, la préoccu-
pation de l'intérêt social, au lieu de ce sentiment contradictoire et
irréfléchi qui porte à diminuer les devoirs en multipliant les droits,
la première et l'indispensable condition de I'électorat municipal de-
vrait être le paiement de la cote personnelle et mobilière, c'est-
M2 REVUE DES DEUX MONDES.
à-dire la constatation que Is citoyen est chez lui et qu'il participe
aux dépenses municipales. Dans ce cas seulement, on peut dire que
la ville lui appartient et qu'il appartient à la ville; dans ce cas seu-
lement, il apprend à surveiller les dépenses communales, à les res-
treindre ou à les développer. L'augmentation ou la diminution des
centimes additionnels lui donne le plus profitable de tous les ensei-
gnemens; mais que dire de tous ces liabitans des villes rédimées où,
ainsi qu'à Paris, une dépense générale du budget rachète les petits
locataires du paiement de la contribution mobilière et personnelle?
Qui peut les avertir des besoins municipaux, les tenir en garde
contre une administration dépensière? Ils n'ont pas cette règle de
proportion évidente que l'impôt direct fournit au contribuable sur
la marche de l'administration; ils se désintéressent des affaires lo-
cales, ou n'y portent qu'une attention capricieuse et intermittente,
déterminée souvent par les passions les plus aveugles. Le rachat
des contributions pour les petits logemens nous paraît aller contre
le but le plus sérieux et le plus politique auquel un législateur
puisse prétendre, celui d'attacher les citoyens au bien à réaliser
par le prix dont ils le paient. D'ailleurs l'exonération est nominale
plutôt que réelle, car le locataire contribue d'abord pour une large
part aux impôts indirects, puis son loyer en est augmenté d'autant.
Tant qu'on n'aura pas modifié en ce sens notre système financier,
il est logique de ne comprendre parmi les électeurs municipaux
que ceux qui acquittent la taxe personnelle et mobilière.
Quelques-uns de ces systèmes, d'autres encore, ont été discutés
par la commission ministérielle. Une proposition a été faite pour
donner à chaque arrondissement un conseil électif qui enverrait lui-
même ses délégués au conseil municipal. On l'a repoussée vu la
difficulté d'organiser les attributions de ces vingt conseils d'arron-
dissement et le danger de créer des occasions de conilit ou des cen-
tres d'opposition violente. Une autre s'inspirait du mode de votation
qu'on appelle en Angleterre le vote cumulatif. Pour trois conseillers
à élire par arrondissement, on demandait que chaque électeur eût
trois voix, ce qui permettait à la minorité, en réunissant ses voix sur
un seul candidat, d'avoir son représentant. Ce mode compliqué, qui
pouvait faire faire un pas décisif au principe de la représentation
proportionnelle, auquel appartient sans doute l'avenir, n'a point été
adopté. Il en a été de même de la combinaison qui divisait le conseil
municipal en tiers, dont le premier serait nommé par les grands
corps de fétat, le second par différentes associations, la chambre
des notaires, la chambre de commerce, le conseil de l'ordre des avo-
cats, etc., le dernier enfin par le suffrage universel. On a cru un
moment que la commission se résoudrait purement et simplement
LES TRAVAUX DE PARIS. /l/JS
à former pour les élections municipales une liste différente de celle
qui doit servir aux élections politiques. Il en était ainsi avant 1848,
et la nature des choses l'exige. Sur la liste communale figureraient
les Parisiens de naissance et les liabitans domiciliés depuis un temps
plus long que les six mois requis pour l'inscription sur les listes or-
dinaires. A cette première condition suffisante pour l'électorat, on a
voulu ajouter des conditions plus rigoureuses d'éligibilité; il a été
aussi question d'adjoindre aux élus du suffrage universel des con-
seillers nommés par le corps législatif. Au dernier moment, la ma-
jorité s'est prononcée pour la nomination simultanée de quarante con-
seillers élus par le suffrage universel et de vingt par le gouvernement.
Une fois admis le principe d'un long domicile, et le scrutin de liste
étant de rigueur dans toute élection communale, nous préférerions
à toute autre la proposition déjà faite au corps législatif par M. Ferry,
député de Paris, qui consiste à faire élire par le suffrage universel
trois conseillers par arrondissement, mais avec cette modification
que chaque bulletin ne portât que deux noms, de façon que la mi-
norité pût toujours faire passer un représentant.
Dans tous les cas, si l'organisation municipale recouvre à Paris la
liberté pour base, on ne saurait s'aventurer plus loin. On peut dis-
cuter sur le mode de nomination des maires en général, vouloir
qu'ils soient choisis par le gouvernement dans le sein du conseil
municipal avec ou sans liste de présentation, aller même jusqu'à les
faire élire par le conseil lui-même : au fond, si les maires n'avaient
point à s'occuper d'élection, on ne tiendrait guère, et on aurait
raison, à ce dernior mode; mais à Paris, où le mélange de l'intérêt
local et de l'intérêt général ne permet pas de fractionner la ville
en vingt municipalités distinctes et indépendantes les unes des au-
tres, personne ne saurait admettre que le chef de toute l'adminis-
tration pût être autre chose qu'un délégué du gouvernement, un
fonctionnaire nommé par le pouvoir exécutif; sans cela, le maire de
Paris jouerait bientôit le rôle des maires du palais.
ÏV.
La substitution d'un régime nouveau au système actuel, la no-
mination d'un conseil librement élu à la place de celui qui mérite
plutôt le nom de commission, ne suffiront pas à garantir désor-
mais le respect des droits de tous, et ce qui constitue, à proprement
parler, la liberté. Il faut que la législation générale vienne en aide
à la réforme administrative, et tempère le zèle exagéré dont un
conseil municipal élu sous l'empire de préoccupations irréfléchies
ne serait pas moins exempt qu'un fonctionnaire choisi par un sou-
llllll REYUE DES DEUX MONDES.
verain désireux de laisser de son règne un monument magnifique.
M. Haussniann s'est servi pour accomplir son œuvre de deux instru-
mens d'une égale puissance qu'il faut briser aujourd'hui, la prépon-
dérance que l'organisation municipale lui assurait, les facilités que
lui a laissées la loi d'expropriation pour cause d'utilité publique.
On ne saurait se lasser de montrer les imperfections et de si-
gnaler les dangers de cette législation. L'un des promoteurs de la
loi de 1841, la dernière et la plus complète des lois promulguées
sur cette matière, M. Legrand, directeur général des ponts et chaus-
sées et des mines sous la monarchie de juillet, s'excusait souvent
d'avoir participé à la rédaction d'une loi dont sa prévoyance redou-
tait la portée politique et sociale, mais que l'état des esprits hos-
tiles aux grandes entreprises publiques rendait si nécessaire, alors
qu'il s'agissait de faire regagner à la France l'avance que ses voi-
sins avaient sur ella dans la création des chemins de fer. Cependant
s'il était impossible en I8/1I, connue il le sera toujours, de défmir
exactement l'utilité publique et d'éviter les interprétations arbi-
traires, du moins à cette époque une loi seule pouvait prononcer
l'utilité. Les choses ont bien changé depuis; d'une arme dangereuse,
l'on a fait une arme terrible, irrésistible. Une loi de 1851 est d'a-
bord venue étendre la zone des surfaces soumises dans les villes à
l'expropriation, puis le décret du 20 mars 1852, en donnant au chef
de l'état le droit de prononcer souverainement l'utilité publique, a
réduit les conditions restrictives de l'expropriation aux proportions .
d'une simple formalité administrative : c'était ouvrir la porte à tous
les abus.
Il est juste de reconnaître que l'administration de la ville s'est
attachée à rendre l'expropriation peu cruelle pour ceux qui en ont
été frappés. Elle a su calmer tous les regrets et vaincre toutes les
résistances en distribuant des indemnités dont on n'aurait jamais
supposé les chjilres il y a vingt ans; elle a, tant pour les pro-
priétaires dépossédés que pour les locataires congédias, créé un
mouvement de capitaux qui doit être considéré comme la principale
cause des progrès de la richesse publique à Paris, et sans lequel
toutes Ids constructions qui ont modifié la physionomie de la ville
n'auraient pu être achevées. Le trouble à cet égard a pénétré plus
encore dans les esprits que dans les fortunes; chacun s'est habitué
à perdre le respect de la propriété et le sentiment de la tradition si
nécessaires dans notre société mobile, emportée vers la jouissance
rapide de toutes choses. Aucune des garanties qui avaient paru suf-
fisantes aux auteurs de la loi de I8/1I n'existe aujourd'hui, ou du
moins ne présente un caractère d'efficacité sérieuse contre le dan-
ger d'usurper sur la propriété privée. Les projets de la préfecture
LES TUAVAUX DE PAIUS.
445
de la Seine, préparés de longue main, en partie exécutés à l'avance
par l'achat des propriétés à exproprier, afin d'éviter les renchéris-
semens de prix qui deviendraient inévitables, sont adoptés par un
conseil qui délibère à huis clos. Le décret de déclaration d'utilité
paraît sans que l'opinion ait été avertie. L'enquête qui la constate
passe le plus souvent inaperçue, à moins de soulever, comme lors-
qu'il s'est agi du jardin du Luxembourg, l'irritation non-seulement
d'un quartier, mais de la ville entière. Aussi la lormalité des en-
quêtes, qui dans les départemens, pour les routes, pour les chemins
de fer, remue les populations et les amène en quelque sorte sur le
lieu du. combat, n'excite guère à Paris que la curiosité des rares
visiteurs de plans aux mairies et la cupidité des hommes d'affaires
spéciaux. Après l'enquête, une des prescriptions les plus salutaires
était celle qui exigeait le paiement préalable d'une juste indemnité
avant la mainmise sur les propriétés. C'était là un empêchement
qui pouvait bien arrêter l'état, les départemens, les communes,
tous peu pourvus d'argent ou qui n'en disposent qu'à bon escient;
mais à Paris, avec les entreprises de gré à gré, avec les marchés
à forfait, enfin avec les établissemens de crédit, la nécessité de
l'avance n'a été qu'un élément de plus pour ces spéculations gigan-
tesques où tant de profits de tout genre se sont réalisés, où ban-
quiers, hommes de loi, architectes, sans compter l'armée des tra-
vailleurs du bâtiment, ont trouvé une mine d'or aussi riche que
celles du Sacramento et de l'Australie.
Le moment est venu de remédier aux lacunes de la législation en
matière d'expropriation publique. Il faut retourner le plus promp-
tement possible aux prescriptions du législateur de I8/1I et rendre
à la loi ce que le décret du 26 mars 1852 lui a ôté, il faut enlever à
l'état la faculté de prendre une propriété tout entière quand il n'a
besoin que d'une partie de la propriété. Il faut réduiry de même
la zone de terrain dont on peut s'emparer de chaque côté d'une rue
ouverte; en un mot, il importe de défendre non-seulement la pro-
priété privée contre l'administration jalouse d'embellir les villes,
mais de protéger les communes contre l'attrait d'une spéculation
de terrains qui ne leur est permise à aucun point de vue. L'inter-
vention du corps législatif dans toute demande d'emprunt peut ob-
vier sans aucun doute à la plupart de ces inconvéniens, car presque
toutes les grandes entreprises entraînent des emprunts; mais, outre
que le contraire peut arriver, le vice légal n'en subsisterait pas
moins, et, sous ce rapport comme sous tant d'autres, la législation
dictatoriale de 1852 a révélé des inconvéniens et des abus.
Si nous signalons les lacunes ou les imperfections de la loi, c'est
que nous ne voulons pas, comme on a été trop tenté de le faire,
hhQ REVUE DES DEUX MONDES.
rejeter tout le mal sur un seul homme, quelque important qu'ait été
le rôle joué par lui. Assurément le nom de M. Haussmann recueil-
lera une grande part de l'éloge ou du blâme prononcé sur les ré-
sultats de ces dix-sept années; mais sera-t-il seul à subir le re-
proche d'avoir compromis, à la recherche d'améliorations précieuses,
les finances de la ville? INe comprendra-t-on pas dans la même
accusation tous ceux, ministres ou députés, qui ont approuvé les
actes du préfet de la Seine, pallié ses torts, amnistié tous les moyens
de trésorerie, sans lesquels M. Haussmann déclare qu'il sera impos-
sible de faire rien de grand après lui V
Un spirituel critique, sortant du Théâtre-Français où venait de
se jouer l'unique représentation des /Jalons flotlans. disait de l'au-
teur : « Il lui était si facile de ne pas faire cette comédie! » Ce qui
est plus facile encore que de ne pas faire une œuvre mauvaise, c'est
de ne pas l'applaudir. Oui, quelque chose nous choque plus que les
'abus de pouvoir commis par M. Haussmann, ce sont les approba-
tions que ses actes ont obtenues, et qui se sont si vite, chez les
mêmes hommes, changées en reproches sévères; mais il faut laisser
de côté ces questions personnelles et porter le débat plus haut. La
véritable responsabilité des fautes doit être imputée aux vices de la
législation et du régime politique qui a pesé sur la France de 1852
à 1868. En outre, une partie du public a concouru par sa conni-
vence et par des spéculations de tout genre à cette métamorphose
à vue d'œil que nous nous plaisions à montrer aux étrangers. A tout
prendre, si le but ne justifie pas tous les moyens, le résultat, con-
sidéré en lui-même, obtiendra peut-être fadhésion reconnaissante
de nos descendans. La transformation ds Paris n'a pas été seule-
ment une entreprise qui a coûté cher, une œuvre d'art gigantesque
faite pour éblouir les yeux. En excitant dans toutes les classes le
goût du bien-être, plus encore, l'amour du luxe, cette longue et ac-
tive administration de M. Haussmann a contribué, pour une large
part, au développement général du commerce et de l'industrie; elle
a servi la grande cause du travail. En satisfaisant aux besoins des
classes les plus pauvres, en se préoccupant de l'instruction comme
de la santé publique, elle a bien mérité des amis de la civilisation
et du progrès.
Bx\ILLEUX DE MaRISY.
LA
SOCIÉTÉ DE BERLIN
DE 1789 A 1815
d'après des CORnESPONDA^CES ET DES MÉMOIRES DU TEMPS PUBLIÉS DE 1859 A 18G9-
I.
LE MONDE ISRAÉLITE ET LES IDEES NOUVELLES.
I.
Il y a d'étranges contradictions dans la vie des peuples. La pé-
riode que la France considère volontiers comme la page la plus
humiliante de son histoire, l'époque où elle perdit pour toujours
ses colonies, où sa gloire militaire elle-même sembla s'éclipser,
fut incontestablement celle de sa plus grande influence en Europe.
Tout ce que l'état p rdait en force matérielle, la nation le regagnait
en puissa ;ce intellectuelle, grâce à l'essor incomparable de sa litté-
rature et ue sa philosophie. C'est ainsi que, cinquante ans plus tard,
les idéas allemandes allaient trouver le chemin de la France au mo-
ment môme où le vainqueur d'Iéna tenait l'Allemagne écrasée sous
son talon; le livre de M'"* de Staël est de 1810. Tout le xviii^ siècle
fut à genoux devant l'esprit de la France. A toutes les cours de
l'Europe elle envoie ses idées et jusqu'aux hommes qui doivent
réaliser ses idées. Le mouvenierit littéraire de l'Allemagne doit en
grande partie sa naissance et surtout la direction qu'il a prise à
llllS REVUE DES DEUX MONDES.
cette impulsion française; il est difficile de dire ce que Wieland
eût été sans Voltaire, Lessing sans Diderot, Herder sans Rousseau.
L'esprit français, qui était l'esprit du siècle, n'éveilla pas seule-
ment l'esprit original dâ l'Allemagne, qui dormait; il pénétra aussi
la société d'outre-Rliin , la haute société du moins; il lui imprima
un carac ère particulier, différent du caractère allemand propre-
ment dit. jNulle part cette influence ne se fit sentir plus puissam-
ment qu'à Berlin, où la trace des goûts français de Frédéric II n'a
pas disparu encore même de nos jours, et continue après un siècle
à donner au Prussien de la Marche la physionomie sui generis qui
le caractérise, et où la raideur germanique et \i clinquant slave
s'associent d'une façon assez étrange à l'acuité de l'esprit français.
Longtemps avant que Voltaire vînt à Potsdam, la politique religieuse
de Louis XIV avait conduit à Berlin une colonie française qui ne fut
point oublieuse de sa patrie, et qui prépara le terrain aux idées et
aux hommes que la France devait envoyer en Prusse cinquante ans
plus tard. La cour devint toute française k la mort du brave capo-
ral qui avait su faire l'armée dont Frédéric II, son fils, devait si
bien se servir. Dès lors l'éducation de la noblesse prussienne fut
presque exclusivement française; ce sont les « philosophes » de Pa-
ris qui fournissaient les précepteurs; un collège français fiorissait
depuis longtemps dans la capitale du nouveau royaume; l'académie
de Berlin était présidée par un Français, MaupL^'tuis; tout un quartier
de la grande cité s'appelait et s'appelle encore a la ville française. »
L'exemple et la politique du grand Frédéric avaient permis en
même temps à un autre élément social de se développer et de se
produii'e. Sous un gouvernement tolérant et tutélaire, les Juifs
avaient enfin osé sortir du ghetto moral où ils avaient été confinés
jusqueTlà. Ils avaient acquis de grandes fortunes pendant la guerre,
et commençaient à faire maison quand la paix fut venue. Ils se ren-
dirent vite maîtres de la civilisation française, qui était à la mode et
vers laquelle les attirait une secrète affinité. Si certaines vertus qui
n'appartiennent qu'aux ra es libres, si les qualités françaises par
excellence, la bravoure, la fierté, l'esprit chevaleresque, faisaient
forcément défaut au descendant d'une race opprimée, il avait dans
son esprit d'autres qualités qui lui permettaient de s'assimiler plus
vite que l'Allemand la culture française. D'abord il possédait et il
possède l'esprit proprement dit, la saillie, le goût des choses fines
finement dites, le ton moqueur et la promptitude à saisir le ridi-
cule, puis le bon sens, un certain rationalisme pratique, porté dans
l'arrangement même de la vie, et qui fait le désespoir de^i natures
rêveuses, incapables de le coniprendi-e, partant promptes à le con-
damner. La sagacité pénétranie, l'intelligence ennemie des nuances
qui échappent à l'analyse, comme des sentimens qui n'ont point de
LA SOCIÉTÉ DE BERLIN. hh9
caractère tranché, se trahissent d'ailleurs dans la vie des Israélites
autant pour le moins que dans leurs œuvres d'esprit. La raison, qui
dicte généralement les mariages juifs, l'esprit de famille, qui vient
consacrer ces choix de la raison, — la tendresse des parens pour les
enfans, le respect et l'amour des enfans pour leurs parens, — sont
communs aux Juifs et aux Français. La noble habitude de s'entr'ai-
der, si étrangère aux races germaniques, qui laissent à l'individu le
soin de se tirer d'affaire et de se conquérir une place au soleil, la
prudence et le goût de l'épargne, le désir de paraître, la parole
facile, mille autres qualités qu'on trouverait à la réflexion, ne se
rencontrent nulle part au même degré que chez le Français et l'Is-
raélite. Ce n'est poiiit l'effet du hasard si Henri Heine et Meyerbeer
se sont si vite acclimatés de ce côté-ci du Rhin, et ont été en Alle-
magne comme des représentans intellectuels de la France.
Riches et en possession de la culture intellectuelle du temps, les
Juifs de Berlin essayèrent de se rapprocher de la société, et comme
ils rencontraient encore dans la bourgeoisie des préjugés que ne
partageait plus l'aristocratie, élevée dans les idées des encyclopé-
distes français et philosophant comme eux, c'est vers la haute no-
blesse qu'ils tournèrent leurs regards. Elle ne se fit pas prier. Les
jeunes gens, qui ne trouvaient dans la maison paternelle que le cé-
rémonial et l'ennui qu'engendre infailliblement la vie des femmes
aisées quand elles n'ont point cultivé leur esprit et qu'elles se refu-
sent à combler ce vide par un peu de coquetterie, — les jeunes gens
se réfugiaient volontiers auprès des belles et aimables Juives dont
les riches parens avaient singulièrement soigné l'éducation intellec-
tuelle. Ils y trouvaient tout ce qui pouvait les retenir : un grand luxe
inconnu à la maison protestante, de l'élégance, beaucoup d'esprit
naturel, et surtout une grande liberté, car les hôtes ne marchan-
daient pas ti'op leur indulgence à qui consentait à oublier leur ori-
gine. La noblesse de ce temps, — celle de Prusse aussi bien que
celle de France, — était d'ailleurs toute pénétrée et comme enivrée
des idées libérales qui étaient alors dans l'air, et les hommes de
naissance n'eussent eu garde de déserter ces salons juifs où ils ren-
contraient non-seulement des femmes jeunes, jolies et d'un esprit
moderne, mais encore une absence totale de préjugés, chose bien
naturelle chez des émancipés d'hier, sans passé ni tradition dans
une société dont ils ignoraient les lois et les principes. La noblesse
d'ailleurs, si elle conservait encore quelque prévention, se sentait
trop distante de c^, monde parvenu pour en craindre le contact
comme eût pu faire la bourgeoisie, et peu à peu tout ce qu'il y avait
de distingué à Berlin y fut entraîné : après les diplomates, qui
rompirent la glace, les gentilshommes de la Marche, enfin la fa-
TOME LXXXVI. — 1870. 29
àbO REVUE DES DEUX MONDES.
mille royale elle-même par deux de ses membres les plus brillans.
Si la bourgeoisie se tenait à distance de cette société imbue des
principes modernes, il n'en était pas ainsi des hommes de lettres et
des savans. La capitale prussienne n'avait pas encore son univer-
sité, mais elle était déjà le siège d'une académie célèbre. Depuis que
Lessing y avait publié, avec Moïse Mendelssohn, les fameuses Let-
ires sur la liltcrature (1757), les écrivains de l'Allemagne entière
y affluaient, apportant avec eux cette manière de voir, — dirai-je
idéale ou libre? — qui est propre à la période classique de la littéra-
ture allemande, et qui ne tient nul compte de la morale de conven-
tion, parce qu'elle place hardiment l'instinct et le génie au-dessus
des formes et des lois sociales. Les hommes 'de lettres, pauvres
pour la plupart, appréciaient au moins autant que les hommes de
noblesse, et pour les mêmes motifs, ce terrain neutre où ils pou-
vaient oublier la rcs angusta domi sans l'échanger contre le triste
plaisir de la tabagie ou de la taverne. Le haut commerce chrétien
en effet, peu nombreux d'ailleurs, se plaisait encore, à la façon alle-
mande, dans la simplicité du ménage bourgeois; la classe moyenne
instruite n'existait guère ou se formait à peine; le fonctionnaire
mourait de faim ou était devenu une pure machine de travail, à
moins qu'il n'appartînt à la haute noblesse, auquel cas il vivait
strictement séparé de ses collf'gues roturiers. Nicolaï seul, l'ami de
Moïse Mendelssohn et de Lessing, qui de libraire était devenu au-
teur et jouissait d'une fortune considérable, recevait parfois les sa-
vans; mais il n'aurait point réussi, quand même il l'aurait voulu, à
fixer chez lui la noblesse instruite et dilettante. La cour, avant 1786,
était triste; Frédéric II ne se montrait guère en dehors de son cher
Sans-Souci, et la reine vivait séparée k Schônhausen. Les choses
changèrent peu, du moins aux yeux du public, à l'avènement de
Frédéric-Guillaume II. Le neveu du roi philosophe s'enfermait dans
son « sérail de Potsdam, » entouré de ses maîtresses, de ses rose-
croix, de ses piétistes et de ses favoris sans esprit, sans conviction
et sans savoir, il ne s'occupait point de la société de sa bonne ville.
Le relâchement moral de la nouvelle cour ne fut pourtant pas tout
à fait sans action sur la noblesse prussienne , déjà préparée par
l'exemple d'indifférence religieuse de l'oncle. Il s'était formé ainsi,
dans les dernières années du siècle, un esprit berlinois tout parti-
culier, mêlé de judaïsme, de lumières, comme disaient nos aïeux, et
de quelque chose comme l'atticisme français. « L'esprit du xv!!!*" siè-
cle, disait Varnhagen, le règne de Frédéric II, le sol de Berlin, l'ac-
tion de Moïse Mendelssohn et de Lessing, il avait fallu tout cela pour
produire pareille floraison. »
Le premier trait d'union de ces élémens divers avait été en effet
Moïse Mendelssohn, dont le caractère a fourni plus d'un trait au
LA SOCIÉTÉ DE EERLIN. 451
type de la tolérance religieuse du xa'^tii^ siècle, à Nathan le SagCy
de Lessing. Ce philosophe populaire, qui devait émanciper ses co-
religionnaires, et qui émancipa du même coup les Allemands, avait
eu des commencemens bien difficiles. Maladif, contrefait, pauvre,
il était venu à l'âge de quatorze ans à Berlin (1743) pour y suivre
un maître adoré, le rabbin Frânkel. C'est à peine s'il put vivre
en copiant les commentaires du Talmud, et plus d'une fois il fut
obligé de marquer son pain d'avance à l'endroit où il fallait s'arrê-
ter, afin de s'assurer quelque chose pour le lendemain. Ajoutez l'ex-
clusivisme des Juifs, plus grand encore que celui des chrétiens. On
comprend tout le courage qu'il fallut à Mendelssohn pour lire et
pour écrire des livres allemands, quand on se rappelle qu'en 1756,
peu après son arrivée à Berlin, la communauté juive avait expulsé
de la ville un enfant qui avait accepté d'un chrétien la commission de
porter un livre allemand d'une rue à l'autre. Je ne dirai rien ici
de l'œuvre littéraire de Mendelssohn, qui répandit en Allemagne le
déisme anglais; je ne parlerai pas davantage de ce qu'il fit pour ses
coreligionnaires; Mirabeau le raconta en son temps à la France dans
son écrit sur Moïse Mendelssohn et la réforme des Juifs. Kant
salua la Jérusalem du philosophe populaire, ce premier programme
de la séparation absolue de l'église et de l'état, comme « l'annonce
d'une grande réforme qui ne se ferait que lentement, mais qui em-
brasserait toutes les religions. » C'est ici l'action personnelle de
l'homme plutôt que son influence littéraire qui nous intéresse. Il
était parvenu à l'aisance, grâce au chef d'une famille juive qui,
après avoir appris à l'estimer comme précepteur de ses enfans,
l'avait associé à ses affaires. Il s'était marié et était entouré d'une
famille qui l'adorait; mais sa situation était loin encore, vers 1760,
de ce qu'elle devait être vingt ou vingt-cinq ans plus tard. Après
avoir mûrement pesé le pour et le contre de toutes les religions, il
était resté attaché au judaïsme, qui lui sembla la moins imparfaite,
et il avait fait élever ses enfans dans cette foi. Ils en eurent beau-
coup à souffrir d'abord. Les préjugés populaires étaient plus forts
encore que la volonté du roi , qui désirait que « dans ses états
chacun pût faire son salut à sa façon. »
« Ici, dans ce soi-disant pays de tolérance, écrivait alors Mendelssohn,
je vis tellement resserré par l'intolérance que, pour l'amour de mes en-
fans, je suis obligé de me renfermer toute la journée dans une fabrique
de soie. De temps en temps seulement je me promène le soir avec ma
famille. — Papa, s'écrie la chère innocence, qu'est-ce donc que nous
crient ces gamins-là? Pourquoi nous jettent-ils des pierres? que leur
avons-nous fait? — Oui, cher papa, dit l'autre, ils nous poursuivent tou-
jours dans les rues et nous insultent: Juifs, Juifs! Est-ce donc une si
A 52 REVUE DES DEUX MONDES.
grande honte que d'être Juif? — Hélas! je baisse les yeux et je soupire
en moi-même : Hommes, hommes! où en avez- vous laissé venir les
choses! »
Dans sa maison modeste, mais hospitalière, le philosophe pratique
unissait encore d'une façon assez étrange les traditions patriarcales
et sévères du mosaïsme à l'esprit d'émancipation du siècle. Le sab-
bat y était observé rigoureusement; sa femme portait le bandeau
de velours qui doit cacher les cheveux de l'épouse israélite. Il ma-
ria sa fille Dorothée à la juive, à seize ans, et sans même la con-
sulter. Il ne se doutait pas, l'excellent homme, que Dorothée, aussi
bien que sa sœur Henriette, de belles intelligences toutes deux,
mais exaltées et rêveuses, allaient donner un jour un démenti cruel
à ses principes d'éducation en devenant de pieuses et ferventes ca-
tholiques. La maison de Mendelssohn, malgré sa simplicité et sa
sévérité, n'était pourtant pas fermée aux amis des lumières, et l'au-
teur de Sebaldus ISothanker, celui que Goethe a immortalisé dans
la Nuit de Widpurgis sous le nom du loroctophantasmiste , Nicolaï
en un mot, l'ami intime de Moïse, n'était pas le seul chrétien qui
y fût admis. L'homme qui en littérature donna au déisme français
et anglais son expression allemande forma de même dans la société
le centre du mouvement qui se faisait en faveur de la philosophie
du sens commun. Aussi était-il mal vu des anciens orthodoxes,
qui gouvernaient despotiquement leur maison et leur paroisse de
derrière la grille où ils trônaient en souverains, et qui réprouvaient
les idées modernes aussi énergiquement que la parure, le théâtre
et les autres joies mondaines. Si on les eût écoutés, il aurait fallu
interdire aux filles d'Israël tout contact avec les chrétiens, qui ne
pouvaient que les détourner de l'esprit de famille, traditionnel dans
la nation proscrite.
Ce n'était pas là le compte de ces jeunes femmes qui, nées aux
environs de 1770, avaient déjà profité des conquêtes de Mendelssohn
en recevant une éducation plus libre et plus conforme aux tendances
du siècle. Elles aimaient la lecture, et les romans anglais faisaient
leurs délices. Elles avaient appris le français sans doute parce que
leurs pères le trouvaient utile pour les mieux marier; mais elles te-
naient à s'en servir, et avec qui parler français, sinon avec les jeunes
gentilshommes qui revenaient de Paris? Rien de plus gênant d'ailleurs
que d'être écouté lorsqu'on cause entre jeunes gens, et les parens
du moins n'entendaient pas le français. Aussi « tous les élégans et
les jeunes savans, écrit Schleiermacher à sa sœur (août 1798), qui
veulent voir la bonne compagnie sans s'imposer trop de gêne se font
introduire dans ces grandes maisons juives, où l'on accueille avec
empressement tous les hommes de talent. »
LA SOCIÉTÉ BE BERLIN. 453
Parmi ces salons juifs, celui du banquier Cohen se distinguait par
son luxe et son élégance. On y jouait la comédie française, et
M'"^ de Genlis surtout s'y était fait une véritable réputation d'ac-
trice. H Que voulez-vous ! disait-elle aux personnes étonnées de lui
voir un art aussi consommé, j'ai joué la comédie toute ma vie. »
C'était pourtant la maison du conseiller intime Éphraïm, où les offi-
ciers nobles et les gens de lettres aimaient le plus à se rencontrer.
Un de ces derniers, doublé d'un mystique, d'un charlatan et d'un
aventurier, Leuchsenring, — le Pater Dr ey de Goethe (1), le Frank
d'Achim d'Arnim, — s'y plut même si bien qu'il voulut y faire son
nid, et il s'en fallut de peu qu'il n'épousât la jolie fille du vieil
Israélite. Le mariage manqua, et Leuchsenring quitta Berlin pour
aller saluer à Paris l'aurore de la révolution. Il y fut suivi et gardé
de près par M"*" de Bielefeld, autre victime de ce Cagliostro germa-
nique. On dit qu'elle lui prépara dans la grande ville et se prépara
à elle-même un long enfer avec d'étranges alternatives d'amour
et de haine. Quant à la jolie et opulente Adèle Cohen , qui avait
échappé à Leuchsenring, elle se maria bientôt après avec un grand
seigneur prussien. Elle ne fut pas la seule de ses coreligionnaires
à faire un brillant mariage. Le banquier Meyer, dont la maison riva-
lisait en richesse et en gaîté avec celles d'Ephraïm et de Cohen,
avait deux filles dont le sort devait éclipser de beaucoup celui de
leur petite amie, car elles étaient appelées à tenir le sceptre de la
société élégante dans deux grandes capitales, à Berlin d'abord,
à Vienne ensuite. Belles, aimables, distinguées toutes les deux,
elles avaient été courtisées beaucoup dès leur première jeunesse.
Lessing, dit-on, et Herder avaient essayé de plaire à Sarah (née en
1760); Goethe la trouvait charmante, et, bien qu'elle manquât un
peu d'esprit, s'il faut en croire les méchantes langues, il correspon-
dait avec elle assez activement. M""' de Genlis, qui donnait des le-
çons de français à Berlin, — car la marquise de Sillery, ne pouvant
utiliser ses talens de comédienne, se résigna noblement à ce dur
gagne-pain, — M'"* de Genlis l'adorait, et le vieux prince de Ligne,
ce type accompli du gentilhomme philosophe au xviii* siècle, en
était vivement épris. Après avoir goûté, — pendant bien peu de
temps, il faut le dire, — d'un triste mariage de convention, la belle
Sarah se convertit au christianisme, revint à l'Ancien-Testament,
et finit par épouser un gentilhomme livonien. La maison de la
baronne de Grotthuiss devint une des plus brillantes de Berlin.
Bonne, excellente même, malgré une vanité qui paraît avoir touché
(1) Outre cette pochade satirique, Goetlie a laissé un portrait moins fantaisiste de
riiomme à la cassette mystérieuse dans ses Mémoires, livre XIII. Nous y apprenons
qu'il colportait entre autres choses dans cette célèbre cassette des lettres intimes de Julie
Bondelli, l'amie de Jean-Jacques Rousseau.
454 REVUE DES DEUX MONDES.
à la folie, et en dépit d'une coquetterie assez innocente, mais très
marquée, elle était néanmoins plus admirée qu'aimée. Elle eut des
amis cependant, car que ne pardonne-t-on pas à une femme belle,
gracieuse, riche, lorsqu'elle a un grand fonds de bonté et qu'elle dé-
sire plaire? Rahel, qui ne savait supporter les personnes qu'elle ne
pouvait estimer, lui resta toujours dévouée tout en la jugeant par-
faitement, car elle la place en tête de la fameuse liste des « quatre
personnes les plus vaines » qu'elle ait connues. Les autres étaient le
docteur Bôhm, le major Gualtieri, le plus aimable des sceptiques,
et un émigré français, le comte Tilly, qui jouait un rôle mar-
quant dans les salons de Berlin et qui devait finir comme Gualtieri
d'une façon tragique. La vanité de M'"* de Grotthuiss avait quelque
chose de naïf; « elle s'en faisait accroire à elle-même, nous dit
Rahel, et se rendait à elle-même des visites de congratulation...
Elle s'attribuait simplement tous les avantages et en était heureuse
sans autre façon. Elle n'avait un peu de chagrin que si elle s'aper-
cevait par hasard que quelqu'un pourrait bien la juger autrement
qu'elle ne se jugeait elle-même. Pourtant, comme cela ne la trouble
guère dans la bonne opinion qu'elle a d'elle-même, dans le grand
et comfortable mensonge où elle s'est casée, elle y voit seulement
une impertinence qu'il faut relever, comme tout autre désordre
s'introduisant dans la société, mais une impertinence qui ne la
touche guère personnellement. »
Plus belle et plus attrayante encore que M""^ de Grotthuiss, sa sœur
cadette, Marianne, semble avoir racheté par une intelligence plus
vive ce qu'elle avait de moins que sa sœur en bonhomie et en co-
quetterie instinctive. D'une beauté moins junonienne, elle avait plus
d'aisance et de désinvolture que Sarah. Au fond tout aussi préten-
tieuse que M'"^ de Grotthuiss, elle laissait moins voir ses préten-
tions, précisément parce qu'elle était plus intelligente. Froide et
calculée, elle savait jouir du présent, non en étourdie, mais avec un
dessein prémédité, comptant comme bonne prise tout ce qu'elle
pouvait atteindre de jouissance, et sans se soucier de l'avenir.
« Après moi le déluge ! » avait-elle coutume de dire, et « sa belle
bouche, son esprit enjoué, dit Varnhagen donnaient à ce mot si dur
une grâce qui vous aurait fait y souscrire momentanément. » Les
personnes sans jugement, comme Henriette Herz, ne virent en tout
cela que de l'étourderie; Varnhagen et Rahel la pénétraient mieux
et ne se laissèrent tromper ni par sa grâce ni par sa vivacité. Elle
avait en effet une volonté très décidée et très précoce lorsqu'il s'a-
gissait de ses intérêts. A l'âge de quinze ans, et à l'insu de ses pa-
rons, elle se convertit au christianisme pour se rendre plus facile
l'entrée dans les grandes familles aristocratiques où elle bridait de
pénétrer. Il fallait cependant que cette naïveté de franc égoïsme,
LA SOCIÉTÉ DE BERLIN. /l55
comme il arrive souvent lorsqu'il se rencontre chez une femme
jeune et très belle, fût étrangement séduisante pour les hommes.
Goethe, qui approchait de la cinquantaine lorsqu'il la connut (1797),
la trouva singulièrement aimable, et ne cacha pas le goût très vif
qu'elle lui inspirait. Treize ans plus tard, aux eaux de Tôplitz, Fr.
de Gentz se plaint encore que le poète n'a d'yeux absolument que
pour la belle Marianne, « la seule avec laquelle il aime réellement à
se trouver. » Il faut dire que Goethe avait toujours eu un goût par-
ticulier pour ces charmantes natures à la française, dont le bon
sens choquait ses compatriotes bourgeois comme un défaut de poé-
sie, dont la gracieuse coquetterie prenait à leurs yeux les propor-
tions d'un manque de pudeur. Les étrangers et les hommes du
grand monde ne la jugeaient point si sévèrement. Le corps diplo-
matique de Berlin semblait se la disputer : l'ambassadeur de l'élec-
teur de Saxe, le comte Gessler, s'éprit fortement d'elle, et, sans sa
prévention indestructible contre la juiverie^ l'eût certainement
épousée. Le comte Christian de BernstorfF, alors attaché à la légation
danoise de Berlin, plus tard ministre de Prusse, en était amoureux
fou. Il fallut l'opposition formelle de son père pour qu'il renonçât à
son projet de mariage, et à peine le vieux comte eut-il fermé les
yeux que l'amoureux accourut offrir sa main à la belle Marianne :
trop tard, hélas ! car il arriva le jour même de ses noces avec un
autre diplomate, plus mûr celui-là, et qui n'était autre que le prince
de Beuss, de la maison souveraine de Beuss, alors ambassadeur
d'Autriche à la cour de Berlin. Le fait est qu'elle lui était déjà pro-
mise, d'autres disent mariée secrètement, depuis plusieurs années.
Le prince ne vécut guère, et en 1799 sa veuve morganatique,
M'"* d'Eybenberg, — c'est le nom que la famille de Beuss avait im-
posé à l'épouse, — quitta Berlin pour s'installer à Vienne, non
pourtant sans revenir souvent dans sa ville natale. Elle s'était liée
avec les plus grandes dames des deux cours, et la jolie Juive trai-
tait avec les princesses de Courlande et les familles de Ligne et
Clary sur un pied parfait d'égalité. Sa conversation vive et enjouée
était fort prisée, et on goûtait particulièrement ses portraits à la
Célimène qu'elle ne craignait même pas de confier au papier, à la
grande terreur de ses amis. On dit que la moins charmante de ces
ébauches à la plume ne fut point la silhouette qu'à la demande et
sur une sorte de défi de M'"^ de Staël elle traça d'elle-même. Bes-
semblait-t-elle à l'original? Ce n'est guère probable, si Varnhagen,
qui la connut après léna, alors qu'elle approchait déjà de la qua-
rantaine, juge bien l'aimable épicurienne dont « l'ennui était amu-
sant, dont l'égoïsme plaisait. »
Elle ne consentit jamais à devenir auteur malgré toutes les in-
stances de ses amis littéraires et malgré l'exemple de sa sœur aînée,
i56 REVUE DES DEUX MONDES.
qui avait écrit des nouvelles, des drames, des articles de morale et
même de politique, la plupart du temps en français, et qui avait
rencontré beaucoup d'approbation , comme il arrive quand une
grande dame daigne mettre sur le papier quelques essais qu'on ne
pardonnerait pas à mi débutant à la veille de forcer l'entrée de la
carrière littéraire. Les sœurs ne restèrent pas toujours dans la si-
tuation brillante où nous les avons vues d'abord. M'"* de Grotthuiss
sut encore se caser dans une honnête médiocrité quand la guerre
eut ruiné son mari. La veuve du prince de Reuss, vivant toujours
dans le présent, fut prise à l'improviste par la perte totale de sa
fortune après Austerlitz. La belle parvenue, élevée dans le luxe et
habituée au plus grand monde, allait connaître, avant de mou-
rir assez jeune encore (en 181^), la pauvreté et l'abandon qu'elle
entraîne. L'aimable égoïste regretta-t-elle de n'avoir pas fait son
nid d'avance? Il est certain que ses dernières années furent assom-
bries par un pessimisme un peu chagrin, triste consolation des in-
telligences vives et pénétrantes qui ne se laissent point imposer par
les apparences de la comédie humaine, mais qui ne savent pas da-
vantage deviner ou se créer par l'imagination un monde idéal où
elles puissent oublier la réalité et ses misères.
Presque en même temps que M'"^ de Grotthuiss et M'"" d'Eyben-
berg, deux autres jeunes Juives, les fdles du riche banquier Itzig,
de Berlin, avaient quitté les bords de la Sprée pour ceux du Da-
nube, après avoir fait, elles aussi, de brillans mariages dans la no-
blesse. On le voit, l'esprit de tolérance de Frédéric II portait ses
fruits, et le mariage mixte, naguère encore inoui à Berlin, devint
un fait assez commun dans les dernières années du siècle, au moins
dans la noblesse prussienne, alors plus libre de préjugés que la
bourgeoisie. Les choses ont bien changé depuis; c'est aujourd'hui
la classe moyenne, toute pénétrée de l'esprit d'indifférence reli-
gieuse prêché et pratiqué par les écrivains classiques, qui a re-
noncé cà ses préventions, tandis que l'aristocratie, tristement dé-
voyée du noble chemin où elle s'était engagée de 1808 à 1815, est
revenue à toutes ses préventions de caste et de race. C'est à dessehi
que j'emploie ces mots, car les préventions, il faut le dire, reposent
uniquement sur l'antipathie de race et de caste; l'intolérance reli-
gieuse y entre pour bien peu. Le Juif est un parvenu aux yeux du
hobereau allemand; il est l'étranger pour le bourgeois. Rien n'est
tenace comme ces antipathies nationales. Si la France a pu les dé-
raciner comparativement vite, c'est que l'Israélite ne se trouvait et
ne se trouve chez elle qu'à l'état d'infime minorité. En Allemagne
au contraire, comme en Hollande et en Pologne, il a été longtemps
dans la situation et presque dans la proportion numérique du métis
d'Amérique, et le préjugé qui le frappait était de la même nature
LA SOCIÉTÉ DE BERLIN. ' /l57
que celui qui frappe, au-delà des mers, l'homme de sang mêlé.
Aussi la conversion ne changeait-elle absolument rien à ces rap-
ports. Le préjugé n'a pas disparu encore sans doute, mais il tend
à disparaître, et le mariage mixte, rare en France, devient un fait
quotidien en Allemagne. Or il ne faut pas l'oublier, ce n'est point
l'admission dans les salons, ce n'est pas l'accès ouvert aux dignités
de l'état qui effacent les barrières invisibles entre les races comme
entre les castes : c'est le mariage. Le plébéien romain eut raison de
ne se croire vraiment l'égal du patricien que le jour où il eut en-
levé la dernière de ses conquêtes, le connuhimn.
Quoi qu'il en soit aujourd'hui de ces relations entre Juifs et chré-
tiens, à l'époque dont je parle, les filles d'Israël ne semblent pas
avoir eu trop de difficulté à pénétrer dans la noblesse brandebour-
geoise. Le père Itzig du moins, qui n'était à son arrivée à Berlin
qu'un petit prêteur sur gages, n'eut pas de peine à bien établir dans
le monde ses douze enfans, dont chacun pouvait compter sur une
fortune considérable, et qui tous avaient reçu une éducation aussi
brillante que solide. Sa fille cadette, Cécile, devenue baronne d'Es-
keles, fut un peu efiacée h Berlin par son aînée, la belle Fanny d'Arn-
stein, qui à son tour se sentit un moment éclipsée par M'"*" d'Eyben-
berg, cïont elle ne manqua pas d'être fort jalouse. Bientôt, « quand
la bise fut venue, » la grande et belle Fanny prit sa revanche sur sa
gracieuse et insouciante rivale. Parlant les langues modernes avec
facilité et élégance, vive, intelligente, apportant de Berlin la liberté
d'esprit que Frédéric II et Lessing y avaient acclimatée, elle fit, pour
parler avec Varnhagen, de son salon à Vienne « un poste de mis-
sion » de l'esprit nouveau et de l'esprit berlinois. Le prince Charles
de Lichteustein vit la belle Prussienne et lui offrit sa main, son titre
et sa fortune colossale, — la baronne d'Arnstein était devenue veuve
tout récemment. Elle refusa cette offre accompagnée du désir im-
périeux de la voir se convertir. Les choses n'en restèrent malheu-
reusement pas là, et cet amour du prince souverain entraîna une
terrible catastrophe. Un chanoine laïque, le baron de Weichs, qui
rivalisait avec le prince, le provoqua et le tua en duel. La capi-
tale de l'Autriche témoigna en cette occasion toute sa sympathie et
toute son estime à celle qui avait été la cause involontaire du
malheur. Quant à elle-même, elle conserva longtemps le souvenir
de cet amour, auquel elle n'avait point voulu sacrifier la religion
de ses pères. Désormais , à chaque anniversaire de la mort du
prince, elle s'enferma dans l'obscurité et la solitude pour prier.
Elle ne vécut plus, à partir de ce jour, que pour sa fille et pour la
charité : c'est ainsi que nous la retrouverons en 181 3. Pour le mo-
ment, — nous sommes encore au xviii^ siècle, — Berlin se consolait •
du départ de la baronne dans les salons de sa sœur aînée, M'"* Sarah
hbS REVUE DES DEUX MONDES.
Lévy (née en 1763), qui, après la mort de son père Itzig et jusqu'a-
près léna, continua de tenir maison ouverte pour la noblesse et les
beaux esprits de la Marche. Pourtant c'était là une maison plus
française encore qu'allemande; on n'y parlait que la langue de Vol-
taire; l'éducation y avait été faite par un précepteur français, la
plupart des hôtes étaient Français. Mirabeau y était venu assidû-
ment autrefois; aujourd'hui le comte de Tilly et les autres émigrés
y passaient leur vie, M""' de Genlis et M'"" de Staël y paraissaient
souvent. Revenons donc au monde allemand, et avant d'arriver chez
Rahel Lévin, qui fut vraiment le soleil de cette constellation et l'âme
de Berlin, entrons dans une autre maison juive, plus modeste que
les palais opulens des Itzig, des Ephraïm, des Cohen et des Meyer,
mais où nous trouverons, à défaut de grands seigneurs, des noms
qui ont profondément marqué dans l'histoire de l'esprit allemand,
et qui ne seront jamais oubliés. Rahel sut tout réunir et concilier :
chez elle, nous rencontrerons des hommes de guerre et des diplo-
mates, des artistes et des savans; elle se souciait peu du rang, du
titre, de la renommée de ses hôtes et de ses amis : elle ne prisait
que l'originalité et le naturel, le reste lui importait peu. Aussi sera-ce
chez elle que nous pourrons étudier le mieux toutes les curieuses
figures d'hommes qui composaient la haute société de Berlin de
1789 à 1815 ; mais pour voir en déshabillé les penseurs et les
poètes du temps, ce n'est pas chez elle qu'il faut aller d'abord,
c'est chez sa coreligionnaire et sa rivale, Henriette Herz. Nous y
trouverons G. de Humboldt et Schleiermacher, Jean-Paul et le
jeune Louis Borne, plus tard encore Chamisso, rassemblés autour
de la belle et froide idole qu'on a coutume d'appeler la Récamier
allemande.
II.
Henriette Ilerz (née à Berlin en 1764) avait été élevée d'après les
plus strictes traditions mosaïques. Son père, le docteur de Lémos,
dont la famille était d'origine portugaise, avait épousé une Juive
française, et le ménage Lémos était un ménage modèle, chose qui
n'est point rare parmi les Israélites. Les deux époux, qui rivalisaient
d'orthodoxie et de rigorisme religieux, y joignaient de grandes ver-
tus patriarcales, et leur affection réciproque, sincère et profonde, en
avait pris je ne sais quelle teinte sévère. Ce puritanisme n'excluait
cependant pas le soin des formes extérieures , ni le souci d'une cul-
ture intellectuelle assez analogue à celle qui distinguait la famille
Mendelssohn. Comme il est d'usage dans les familles portugaises qui
forment une aristocratie de sang parmi les Israélites, o]î y apprenait
surtout les langues étrangères, et Henriette devait tirer un jour
LA SOCIÉTÉ DE EERLIN. A59
gloire et profit même de cette instruction de linguiste. Un petit
vieillard français, du genre de ceux que la gallomanie de Frédéric
avait en si grand nombre attirés à Berlin , lui enseignait en même
temps le menuet, afin que rien ne manquât à ses talens de société.
Sans doute le théâtre d'amateurs qui égayait les maisons Cohen et
Itzig lui était interdit; mais, à la façon du temps, on la laissa libre
de lire les comédies qu'on lui défendait de jouer, et il va sans dire
qu'elle lut du même coup tous les romans dont elle pouvait s'em-
parer, surtout les romans à grands sentimens si fort à la mode à
cette époque. De bonne heure, elle attira l'attention de tous par sa
beauté extraordinaire, et elle se rappelait encore avec complaisance,
dans son extrême vieillesse , d'avoir été tout enfant remarquée et
caressée par mesdames les princesses royales, sœurs de Frédéric II;
ce fut à l'occasion de la fête Israélite des tabernacles que la cour
avait voulu voir, et où la petite Henriette apparut ravissante dans un
gracieux costume blanc. Si elle se rappela toujours cet incident,
elle n'oublia pas davantage les complimens que lui adressaient déjà
les officiers de la garde royale.
A l'âge de douze ans et demi, elle fut fiancée au docteur Marcus
Herz, soit que le père connût personnellement ce confrère très dis-
tingué et crût assurer ainsi le bonheur de son enfant, soit qu'il se
servît d'un scliatchîn ou courtier conjugal, comme les familles
Israélites avaient coutume de le faire dans ces circonstances. Les
années d'attente durent naturellement être plus longues qu'elles ne
le sont d'habitude chez les Juifs, qui ont l'usage français de faire
suivre d'assez près les fiançailles par les noces. Toutefois, dès que
Henriette eut atteint l'âge de quinze ans, le mariage eut lieu. On
a encore d'elle un portrait de ce temps, dû au pinceau de Dorothée
Therbusch et qui la représente en Hébé : on le dit ravissant. Le cé-
lèbre Schadovv, un des habitués de son salon et même un de ses in-
times, a laissé d'elle un buste remarquable qui la montre à l'âge de
vingt ans, et j'ai sous les yeux une gravure excellente du portrait
qu'Antoine Graff fit d'elle en 1794, c'est-à-dire au moment de sa
plus grande beauté, à trente ans. Il est vraiment difficile de se
figurer un visage plus complètement beau. La tête, un peu petite,
comme celle des statues antiques, est légèrement agrandie par une
chevelure abondante, retenue, selon la mode du temps, par un
simple ruban, un peu au-dessus d'un front pur, rond, mais qui
manque peut-être de largeur. La figure ovale, la bouche extrême-
ment petite, pleine et fine à la fois, le nez absolument grec, sont
comme illuminés par des yeux de la forme la plus pure, plus lumi-
neux encore que profonds. Le fichu à la Marie- Antoinette, — les
femmes allemandes n'avaient pas encore échangé la belle mode
nationale dont parle Tacite contre la cravate lourde et mascuhne
llQO REVUE DES DEUX MONDES.
d'aujourd'hui, — le fichu laisse voir la naissance d'une riche poi-
trine, et l'attache nette et gracieuse d'un cou rond et dégagé. On
devine sa haute taille, — elle était aussi grande que la reine Louise
elle-même, — et cette taille achevait certainement de donner h sa
personne le cachet de majesté qui imposait si fort aux admirateurs
de la Muse tragique, comme on l'appelait à Berlin. Cet air de gran-
deur ne fut toutefois pas assez prononcé pour qu'on ne s'éprît pas
très humainement de la belle Circassienne , autre surnom que lui
avait valu la blancheur de son teint. Depuis Guillaume de Humboldt,
qui avait six ans de moins qu'elle et qui l'adorait à sa façon, c'est-
à-dire avec une sentimentalité un peu voulue, jusqu'à l'ami de
trente-trois ans qui demanda sa main quand elle en avait vingt de
plus (en 1817), les admirateurs ne lui firent jamais défaut. Le beau
Charles de La Roche, le fils de l'amie de Wieland et l'oncle de Bet-
tina, — Schleiermacher, le pasteur romantique, — L. Borne, encore
enfant, beaucoup d'autres moins connus, gravitaient dans son or-
bite; mais il semble qu'elle ait su les tenir avec une rare prudence,
et tout en leur accordant une grande intimité, dans les limites de
l'amitié la plus platonique.
Le docteur Marcus Herz, qui avait plus du double de l'âge de sa
femme, ne paraît d'ailleurs pas s'être beaucoup préoccupé de ces
incendies qui couvaient sans jamais éclater. C'était un disciple dé-
voué de Kant, et il avait écrit lui-même des travaux philosophiques
estimés. Esprit pénétrant, clair, froid et positif, il était comme un
étranger dans ce cercle de voyans et de romantiques qui s'assem-
blait autour de sa jeune épouse. En littérature, il en était resté à
Mendelssohn et Lessing. Il avait été, comme ce dernier, fort choqué
de Werther, et plus encore de la sensiblerie rêveuse que ce roman
fit éclater, s'il ne la créa point. On comprend que les excès voulus, les
enthousiasmes à froid, le sensualisme mystique de l'école de Frédé-
ric Schlegel, ne trouvèrent point grâce devant cet esprit amoureux
de bon sens. Il se contenta cependant de sourire, paraît-il, aux ex-
travagances de la liffue de vertu, fondée par Henriette et qui prélu-
dait aux folies du l'omantisme. Le jeune Guillaume de Humboldt y
jouait le rôle principal. Je ne citerai pas tous les hommes, les uns
âgés, les autres haut placés déjà, les troisièmes destinés à la cé-
lébrité, qui appartenaient à cet ordre, où l'on se tutoyait tendre-
ment, où l'on s'écrivait de longues lettres en caractères hébreux,
où l'on échangeait bagues et silhouettes, où l'on se proposait « le
développement moral » et « le bonheur par l'alïection , » — mais
sans devoirs, (( car l'alïection ne connaît point de devoirs, » — et où
l'on supprimait « toutes les barrières d'une bienséance purement
conventionnelle. » Rahel, on la reconnaît bien là, refusa de faire partie
de cette franc-maconnerie puérile. Toute jeune qu'elle était alors,
LA SOCIÉTÉ DE BERLIN. 461
elle aperçut déjà le vide absolu que cachait toute cette phraséologie
doucereuse. Les ligueurs se souvinrent longtemps d'avoir été péné-
trés de la sorte par la jeune fille de seize ans. Il faut lire les lettres
insipides de G. de Humboldt à Henriette pour se rendre compte de
la pauvreté de toutes ces aspirations idéales. C'est, à la méthode et
à l'expérience près, le même cours de morale qu'il fit quarante ans
plus tard à Charlotte Diede, et qui, dit-on, était moins nécessaire à
■ celle-ci que ne l'eût été « le moindre grain de mil. » La future
femme de Guillaume de Humboldt s'était aussi égarée dans ce cercle,
et s'y rencontrait avec une autre idole, — aucuns disent la fian-
cée secrète, — de son futur époux, Thérèse Heyne. Celle-ci quitta
bientôt la ligue et le jeune baron pour épouser George Forster, le
célèbre voyageur, qui devint député de Mayence à la convention
nationale et tomba victime de la terreur. Sarah et Marianne Meyer,
encore jeunes filles, Brenna de Lémos, la sœur de M'"'' Herz, Hen-
riette et Dorothée Mendeissohn, les intelligentes et nobles filles du
philosophe, Sophie Schubarth, la hardie amazone d'Iéna, qui se fit
enlever à son premier mari par Clément Brentano, le frère de Bet-
tina, — toutes les célébrités féminines de Berlin, en un mot, sem-
blent avoir appartenu à cet étrange cénacle, dont Marcus Herz,
le rationahste, devait rire de bien bon cœur dans le cercle de ses
amis, tous plus ou moins de la vieille école un peu voltairienne de
Lessing et de Wieland.
Le contraste entre ces deux camps ne faisait cependant qu'aug-
menter l'attrait exercé par la maison d'Henriette Herz, dont la beauté
était comme une des curiosités de Berlin. Mirabeau, lors de son sé-
jour dans la capitale prussienne, n'eut garde de la négliger, et,
comme Henriette pai'lait le français à merveille, elle put apprécier
toute sa supériorité. (( On oubliait tout quand il parlait, dit-elle
dans ses mémoires après avoir donné un portrait repoussant de sa
laideur; jamais je n'ai rencontré pareille élégance de langage au
milieu de la passion, et il se passionnait facilement. » On com-
prend de reste qu'il se soit aisément passionné en présence de la
belle Juive. S'il faut en croire ses contemporains, elle augmentait
encore volontiers le pouvoir de son invincible beauté par une lé-
gère nuance de coquetterie qui ne devait point échapper à Mira-
beau, nullement novice, on le sait, dans cette science délicate. Elle
en convient d'ailleurs elle-même dans ses confessions. H est vrai
qu'on faisait dans ce cercle d'anatomistes moraux d'étranges dis-
tinctions et classifications entre « la coquetterie libérale et la co-
quetterie illibérale, celle qui se propose de captiver l'homme tout
entier et celle qui se contente d'éveiller ses sens. » C'est Schleier-
macher qui parlait ainsi, et il considérait la première de ces co-
quetteries non pas comme un défaut, mais comme « une qualité es-
llQ2 REVUE DES DEUX MONDES.
sentielle de la nature féminine. » Aussi ensei gnait-il à Henriette
que cette coquetterie protégeait les femmes de « l'humiliation d'être
inactives dans l'amour depuis ses premiers commencemens. » Elle-
même ajoute à son aveu l'observation un peu banale que toute
femme peut toujours tenir un homme à distance, même après l'a-
voir attiré. Gela ferait croire, comme on est d'ailleurs tenté de le
soupçonner, qu'elle appartint à la classe si redoutable des co-
quettes vertueuses, lesquelles ont la naïveté de se croire plus mo-
rales que leurs sœurs moins prudentes.
Le salon d'Henriette changea un peu d'aspect dans les dernières
années du siècle. La ligue de vertu avait cédé la place au cercle de
lectures dont Rahel fit partie, et qui dura jusqu'après la mort de
Marcus Herz (janvier 1803). C'était le beau temps où chaquG foire
de Leipzig apportait un nouveau drame de Schiller ou un volume
de Goethe, sans compter les étoiles de seconde grandeur qui gravi-
taient autour de ces astres. On se réunissait alors pour lire ces
nouveautés à haute voix, et à rôles distribués lorsque c'étaient
des drames. Henriette lisait remarquablement, et il se comprend
qu'on aimât à l'écouter. L'élément aristocratique se mêla de plus
en plus à son cercle. Le comte Bernstorff, que nous connaissons
déjà comme l'amant malheureux de Marianne Meyer, Fr. de Gentz,
le spirituel conseiller de guerre, à la veille de son évolution po-
litique, encore enthousiaste de la révolution , mais déjà sur le
point de se convertir, le comte de Dohna-Schlobitten , élève et ami
de Schleiermacher, plus tard ministre d'état, et qui offrit à la belle
Henriette, peu après la mort de Marcus Herz, une main qu'elle re-
fusa ; Gustave de Brinckmann , gentilhomme suédois fort distingué
et grand ami de Fritz Jacobi et de Rahel, Ancillon, le futur mi-
nistre des affaires étrangères, Adalbert de Chamisso, le Français
germanisé qui l'appelait a sa souveraine, » mille autres célébrités
se pressaient dans son modeste salon, attirées par ce je ne sais quoi
d'une maîtresse de maison accomplie qui, sans grande supériorité
intellectuelle, possède cet art singulier qui ne s'enseigne ni ne
s'apprend, et qu'on appelle l'art de recevoir. Sans doute Henriette
avait l'esprit orné; elle avait lu plus que ne lisent généralement les
femmes, même les plus instruites; elle parlait toutes les langues
modernes avec une rare élégance, — elle se mit même plus tard à
étudier le sanscrit, le turc et. Dieu me pardonne, le malais ! — Elle
a écrit des nouvelles, et pourtant, à en juger d'après ses lettres et
ses mémoires, ce ne fut ni une intelligence supérieure ni surtout
une individualité. Varnhagen l'appelle, du mot inventé par Goethe
dans le Wilhclm Meister, une Anempfinderin, c'est-à-dire une per-
sonne sans spontanéité dans ses impressions et dans ses vues, qui
saisit facilement les pensées et les sentimens d'autrui, se les assimile
LA SOCIÉTÉ DE lîERLIN. ^63
et en porte les dehors au point de faire illusion à la plupart des
hommes. « Sa vie a effleuré toutes les grandes individualités, disait
le même observateur, mais elle n'a jamais pu s'en approprier que
ce qu'il y a de moins important : la connaissance extérieure. Celle-
là, il est vrai, elle a su la retenir dans toutes ses amitiés avec une
grande persévérance et une rare constance. » Autrement dit, et pour
me servir d'une expression familière, mais énergique, Henriette
Herz ne fut jamais quelqu'un. Comment une personne belle, il est
vrai, charitable et intelligente, mais aussi absolument dépourvue
d'originalité et de personnalité, a-t-elle pu si longtemps imposer
aux esprits supérieurs qui se rassemblaient autour d'elle? On le
devine quand on songe qu'elle n'exerçait guère son empire que sur
la jeunesse. Le ton avec lequel ses amis, même Schleiermacher et
Dorothée Schlegel, parlèrent d'elle qua,nd ils furent arrivés à l'âge
où l'on ne prise plus guère que le naturel, la vérité et l'individua-
lité, prouve que les illusions ne durèrent pas toujours. Au moment
dont nous parlons, elles étaient encore entières.
On comprend que les étrangers qui passaient par Berlin cherchè-
rent à voir « la belle Henriette, » qui recevait tout le monde et que
les originaux si nombreux de ce temps n'effrayaient pas plus que
les apôtres non moins nombreux. L'ami de M'"^ de Staël, le bizarre
poète de Luther, Zacharias Werner, rêveur et viveur à la fois, ce
qui n'est point aussi incompatible qu'on pourrait le penser, se
montra souvent chez elle pendant son séjour à Berlin. « Ses sour-
cils longs et touffus, ses yeux brillans, ses traits grossiers, ses che-
veux en désordre et sa peau brune, qui semblait crier après le
rasoir, » le signalaient aux curieux. Il venait en ce moment de di-
vorcer pour la troisième, mais non pour la dernière fois, et il était
encore tout plongé dans le péché, d'où il devait sortir avec tant
de pieux éclat bientôt après. A côté du futur mystique, le capucin
défroqué Fessier, l'auteur de Marc-Aiircle , tour à tour moine et
spinoziste, précepteur et franc-maçon, professeur polonais et dra-
maturge allemand, auteur de divers romans en action qui étaient
connus de tout le monde, converti au protestantisme, marié sans
l'être, puis divorcé et remarié, fondateur de l'ordre des évergèics,
et finalement favori du favori Bischofswerder. Jean-Paul et Schiller
eux-mêmes, lors de leur séjour dans la capitale prussienne, ai-
maient à fréquenter la maison Herz, où ils étaient sûrs de trouver
tout Berlin. Jean-Paul, naïvement logé chez Sophie Bernhard, pro-
tectrice en titre des poètes, femme intelligente et sensible, sinon
jolie, Jean-Paul, qui fut la coqueluche de toutes les dames de Berlin,
établissait le soir son quartier-général chez M'"'^ Herz.
Il est difficile de se faire une idée de l'enthousiasme qu'éprou-
IlQh REVUE DES DEUX MONDES.
valent les femmes pour ce romancier sentimental qu'on lit si peu
aujourd'hui. Il avait déjà été fort gâté à Weimar, d'où il revenait
en ce moment. A l'exception de Goethe et de Schiller, dont le goût
classique ne pouvait guère s'accommoder de la forme débraillée de
Tikm et d'Hesperus, tous, même Herder et Wieland, y avaient fait
du romancier l'objet d'un véritable culte. Trois des plus belles et
des plus intelligentes dames du monde thuringien s'étaient littérale-
ment jetées dans ses bras et avaient brigué l'honneur d'être ses ti-
lanides. C'étaient Charlotte de Kalb, à peine guérie de sa violente
passion pour Schiller et de la douleur de l'avoir vu épouser M"^ de
Lengefeld; M'"'= de Krûdener, bien éloignée encore de l'état de sain-
teté et de contrition où on la vit plus tard, à Paris, expier ses er-
reurs d'autrefois; enfin Emilie de Berlepsch, jeune veuve aussi belle
qu'intelligente, et dont le commerce poétique et sentimental captiva
le rêveur au point de lui faire oublier, à ce fils exemplaire, une mère
qui se mourait en ce moment même. L'excellent Jean-Paul, au sor-
tir de sa mansarde et qui se trouvait pour la première fois à pareille
fête, en eut le vertige. « Ici tout est révolutionnaire, écrivait-il, et
le titre d'épouse n'a point de valeur... Il y a dans cette société des
mœurs que je ne puis peindre que de vive voix. Il est certain qu'une
révolution, plus grande et plus intellectuelle, mais tout aussi meur-
trière que celle de Paris, iDat dans le cœur du monde. » Malgré ce
dédain pour « le titre d'époux, » il avait failli se marier dans les
forêts de laThuringe. Ce fut même une jeune demoiselle de la cour
de Hildburghausen qui avait manqué de donner sa noble main au
romancier roturier. A Berlin, les ovations féminines continuèrent
de plus belle. Les carrosses des grandes dames ne cessaient de s'ar-
rêter à sa porte et d'y faire queue. Heureuses celles qui réussis-
saient à pénétrer auprès du grand homme, qui recevait ses com-
tesses et ses baronnes en pantoufles et en robe de chambre;
heureuses celles surtout qui obtenaient un souvenir du poète, ne
fût-ce que quelques poils de son caniche favori, pour les porter sur
le cœur dans un médaillon précieux! L'intelligente comtesse de
Schlabrendorf elle-même, l'amie de Rahel, en eut la tête tournée.
La princesse Louis, sœur de la reine, la reine elle-même, qui invita
le poète à Potsdam et se fit son ciccrone à Sans-Souci, participè-
rent à l'ivresse générale. Le jeune roi, impatienté, finit par éclater
en son style elliptique : « Trop de bruit autour de ce Jean- Paul!
Comment donc parler d'un grand homme d'état ou d'un héros? Les
femmes ne savent jamais garder la mesure ! » Aussi refusa-t-il la
sinécure qu'on sollicitait pour l'auteur de Titan. Jean-Paul n'en
fut pas moins enchanté de son séjour à Berlin, où il admirait le
mélange des classes, si inconnu encore dans le reste de l'Aile-
LA SOCIÉTÉ DE BERLIN. A65
magne, et où il faillit se convertir à la religion nouvelle du roman-
tisme. Les faveurs des grandes dames expliquent aussi sans doute
le bon souvenir qu'il garda de la capitale prussienne :
(( Elles lui savaient gré, dit finement Henriette Herz, de s'être dans
ses œuvres si exclusivement occupé d'elles et d'avoir cherché à pénétrer
jusque dans les replis les plus secrets de leur âme. Surtout les dames...
du grand monde lui étaient reconnaissantes de ce qu'il les représentait
bien plus idéales et de plus haute portée qu'elles n'étaient en réalité.
Cela avait sa raison en ce qu'il les peignit avant de les connaître, et
que partant il put à leur égard laisser libre cours à sa riche et bien-
veillante imagination. Celles qu'il connut plus tard firent naturellement
tout ce qu'elles pouvaient pour le maintenir dans ses illusions, et pour
lui paraître aussi idéales que possible. C'est ainsi qu'à vrai dire il n'a
jamais réellement connu les femmes du grand monde, bien qu'il en ait
tant vu plus tard, et celles dont il a fait une connaissance plus intime,
il les a toujours mal jugées... Elles ne se montraient pas à lui telles
qu'elles étaient, elles s'appliquaient à ne faire paraître que leurs côtés
les plus brillans. Par là, son jugement se troublait à l'égard des femmes
qui ne voulaient passer que pour ce qu'elles étaient en réalité, et je me
compte parmi celles-là. »
Il perce dans ce jugement, on le voit, un peu de dépit féminin ,
et le dépit est clairvoyant. Jean-Paul parlait peu en effet de la
belle, moins encore de la sensible Henriette, mais bien du a célèbre
Herz et de sa grande savante femme. » Or si l'on voulait bien passer
pour instruite, on n'en espérait pas moins être remarquée comme
aimable.
Si Jean- Paul ne brûlait pas assez d'encens aux pieds d'Hen-
riette Herz, une autre célébrité du temps, le grand doctrinaire du
premier romantisme, Schleiermacher, ne lui ménageait ni son ad-
miration ni ses sympathies. C'était le comte Alexandre de Dohna-
Schlobitten, son élève, qui, en 179/1, avait présenté son ex-précep-
teur, alors âgé de vingt-six ans, à M. Marcus et à M'"' Henriette
Herz. Deux ans plus tard, Schleiermacher revint à Berlin pour s'y
fixer cette fois comme prédicateur à la Charité, et c'est alors que
commença cette longue intimité qui ne cessa guère qu'avec le dé-
part de Berlin du trop sensible pasteur. Tout le monde ne crut pas
au platonisme parfait de cette liaison entre le traducteur de Pla-
ton et la belle Juive; mais tous, les deux se défendirent toujours
chaleureusement contre ces soupçons, qui ne semblent en réalité pas
fondés pour qui a étudié avec soin la correspondance de Schleierma-
cher avec Henriette et avec sa propre sœur. Celle-ci était restée plus
fidèle que le frère et à la tradition orthodoxe de la famille et à l'édu-
TOME LXXXVI. — 1870. 30
àm
REVUE DES DEUX MONDES.
cation piétiste qu'ils avaient reçue parmi les frères moraves. Elle
s'inquiétait, comme de juste, du salut de son frère dans la nouvelle
Babylone, et surtout de son intimité avec une Israélite. Il lui avait
écrit lui-même :
<( Je vis surtout chez M™« Herz. Elle habite pendant l'été une chai-
mante maisonnette dans le Thiergarten. où elle voit peu de monde, et où
par conséquent je puis bien jouir de sa société. Je passe au moins une
journée entière par semaine chez elle. Je ne pourrais faire cela qu'avec
bien peu de gens; mais cette journée-là s'écoule pour moi bien agréable-
ment, en alternant sans cesse les occupations et les distractions. Elle
m'a enseigné l'italien ou plutôt elle me l'enseigne encore; nous lisons
Shakspeare ensemble, nous nous occupons de physique, je lui commu-
nique un peu de ma science naturelle; nous lisons à bâtons rompus
quelques pages d'un bon livre allemand; entre temps, nous nous pro-
menons dans les belles heures du jour, causant bien du fond du cœur
et sur les choses les plus importantes. C'est ainsi que nous avons fait
depuis les premiers jours du printemps, et personne ne nous a déran-
gés. Herz m'aime et m'estime , si différens que nous soyons l'un de
l'autre. »
La sœur de Schleiermacher, je l'ai dit, conçut de vives inquié-
tudes de cette liaison, et il eut toutes les peines du monde à la ras-
surer.
« Tu me croiras certainement sur ma simple affirmation que, dans
mes rapports avec les femmes, il n'y a pas la moindre chose qu'on puisse
mal interpréter avec une apparence de raison seulement. Dans tout ce
que j'en ai dit, tu n'auras pas remarqué trace de passion, et je t'assure
que je suis bien éloigné de tout accès de ce genre. Le temps que je
passe avec elles n'est nullement consacré au seul plaisir; il contribue
directement à augmenter mes connaissances, à inciter mon esprit, et je
leur suis à mon tour utile en ce sens. Le fait que M™« Herz est Juive n'a
pas paru tout d'abord produire une impression si défavorable sur toi, et
je te croyais convaincue comme moi que lorsqu'il s'agit d'amitié, lors-
qu'on a trouvé une âme organisée à l'instar de la nôtre, on peut et on
doit faire abstraction de ces circonstances extérieures. »
Rien ne peint mieux l'époque, la nature allemande et l'individua-
lité de Schleiermacher que ces apologies sans cesse répétées et ce
mélange de naïveté et de pédantisme, de sentiment et de raisonne-
ment, de liberté et de réserve. Toutes ces protestations cependant
ne suffisent pas pour rassurer la sœur, et le jeune pasteur est obligé
d'insister à tout moment pour la convaincre.
« Il est singulier que tu ne puisses pas, sans nous avoir vus ensemble,
LA SOCIÉTÉ DE BERLIiV. Ù67
te faire une idée exacte de mes relations avec M'"^ Herz. C'est une amitié
très intime et très cordiale, où il n'est absolument pas question d'homme
et de femme. N'est-ce pas une chose bien facile à imaginer? Pourquoi
rien de plus ne s'en est mêlé et ne s'y mêlera jamais, c'est là une tout
autre question ; mais il n'est pas non plus si difficile d'y répondre. Elle
n'a jamais produit sur moi un effet qui eût pu me troubler dans le calme
de mon âme. Quiconque s'entend un peu à l'expression d'une figure
reconnaît aussitôt en elle un être sans passions, et, quand même je vou-
drais céder à l'impression de son physique, elle n'a rien de séduisant
pour moi, quoique son visage soit incontestablement très beau. Sa taille
royale et colossale est tellement le contraire de la mienne que, même en
me figurant que nous soyons libres tous deux, que nous nous aimions et
que nous vou lions nous marier, je trouverai toujours de ce côté-là quel-
que chose de grotesque et d'absurde dont je ne pourrais faire abstrac-
tion que pour des raisons tout à fait majeures. ))
Il eût été difficile en effet d'imaginer im contraste plus complet
que celui entre la a muse tragique » et le petit Schleiermacher, qui
portait sa belle et fine tête sur un corps frêle et légèrement contre-
fait. Le public de Berlin, très porté à rire, se moquait déjà passa-
blement du pasteur quand il sortait le soir de chez Henriette, une
petite lanterne attachée au bouton de son habit, ou quand le bi-
jou,— c'est ainsi que Fr. Schlegel et M""^ Herz appelaient leur ami,
— était suspendu au bras de sa majestueuse Melpomène. Il circulait
même une charge où la belle Circassieime était représentée portant
à la main un petit Schleiermacher sous forme d'ombrelle-marquise.
— Sœur Charlotte n'était pas seule à s'émouvoir de cette liaison. Les
autorités ecclésiastiques crurent devoir avertir le jeune ministre.
On lui conseilla de quitter Berlin pendant quelque temps, u On n'é-
tait pas assez pédant, disait-on, pour s'opposer à la fréquentation
des Juifs: les parens de son chef (l'^vêque Sack) avaient été eux-
mêmes très intimes avec Mendelssohn; mais pour ces bureaux d'es-
prit, ils ne plaisaient pas à l'évêque. S'il était par trop connu que le
jeune prédicateur vivait si entièrement dans cette société, cela ferait
mauvais effet dans le public. » Schleiermacher semble avoir facile-
ment calmé ces inquiétudes; il eut plus de peine à persuader à deux
amis de la maison, à Frédéric Schlegel et à Dorothée Veit, la fille
de Mendelssohn, qu'il n'y avait que de l'amitié au fond de ses re-
lations avec Henriette. Frédéric et Dorothée étaient en effet trop
intimes l'un avec l'autre pour ne pas supposer pareille intimité
chez le couple ami. Schleiermacher se plaint à plusieurs reprises à
Henriette « de la complète inintelligence de Schlegel » dans cette
affaire.
« Un jour, raconte-t-il , je m'étais aperçu que Schlegel et M"^^ Veit
!l6S REVUE DES DEUX MO^^DES.
avaient quelque crainte que je ne me trompasse sur moi-même,
qu'il n'y eût de la passion au fond de mon amitié pour M'"" Herz, que
je ne le découvrisse tôt ou tard, et que je n'en fusse très malheu-
reux... Voilà qui me parut trop fort après tout, et j'en ai ri comme un
enfant pendant des heures entières. Que des personnes vulgaires croient
à propos d'autres personnes vulgaires qu'un homme et une femme ne
peuvent être intimes sans devenir passionnés et amoureux, cela est tout
à fait en règle; mais ces deux-là à propos de nous deux! Gela me parut
si étrange que je ne voulus pas même entrer en explications, et que j'as-
surai simplement sur ma parole à Schlegel que les choses n'en étaient
pas là et n'en viendraient jamais là; mais la pauvre M""^ Herz fut pen-
dant quelques jours toute troublée de ce malentendu. Dieu merci, voilà
tout aplani de nouveau, et nous suivons notre chemin sans nous laisser
troubler. »
Il ne suffît pas aux deux amis de repousser les insinuations des
autres, ils s'expliquent à eux-mêmes, tout en se tutoyant tendre-
ment, pourquoi ils ne peuvent s'aimer d'amour. « Nous sommes
liés par l'amitié la plus pure, la plus fidèle, la plus dévouée, s'écrie
Henriette; mais jamais, jamais je ne pourrai, je ne devrai t'appar-
tenir comme épouse ! — Tu as prononcé une grande parole, répond
Schleiermacher, car, si le vrai époux venait pour toi, si la vraie
épouse apparaissait pour moi, que ferions-nous alors? » On n'a pas
idée aujourd'hui de la virtuosité de cette génération dans la dissec-
tion du sentiment. Les lettres où les deux amis s'assurent qu'ils se
développent et se perfectionnent mutuellement sont interminables.
Tout le monde alors s'occupait plus ou moins de cette étude, qui
enlevait toute fraîcheur aux sensations et aux impressions. On s'exa-
minait comme des objets scientifiques, et les réflexions psycholo-
giques forment pendant plus de trente ans le fond de toutes les
innombrables correspondances du temps. « Ne pensons ni à l'espace
ni au temps, ne songeons qu'à nous et à ce qui nous est le plus
cher, le monde intérieur, le seul vrai, » écrit Schleiermacher à Hen-
riette en trahissant le secret de toute sa génération, qui allait cruel-
lement expier cette étrange erreur de compter pour rien le monde
réel, les devoirs positifs, l'activité publique, et qui regarclait avec
orgueil (le mot y est) les hommes d'action qui ne savaient pas
s'élever à ces hauteurs éthérées du pur sentiment, qui ne savaient
affiner leurs âmes jusqu'à comprendre tant de délicatesse. « Encore
un mot de ta sentimentalité, » écrit Schleiermacher une autre fois
en envoyant à Henriette dix pages sur le délicat, le grand, le vrai,
le noble, etc. Les larmes, les assurances d'amitié et les sensibleries
de toute sorte alternent avec je ne sais quelle pathologie de l'âme;
on analyse, divise, fendille à l'infini les idées morales, la plupart du
LA SOCIÉTÉ DE BERLIN. !lQ9
temps dans un langage emphatique et fatigant qui rappelle Klop-
slock et son cénacle. Ce langage-là, disait Henriette Herz plus tard,
n'était que la forme des sentimens. Chaque temps a « sa monnaie
de langage, celle d'alors était plus ornée, plus brillante que celle
d'aujourd'hui, et elle ne passe plus; mais l'or dont elle était frap-
pée était pur et vrai. » — Cela se peut, mais il faut avouer que
c'était là une monnaie qu'on a bien fait de fondre.
D'ailleurs cette amitié chaste et ces subtiles discussions ne pa-
raissent pas avoir suffi à Schleiermacher. Il avait fait la connaissance
d'une jeune femme, Éléonore de Grunow, qui, depuis quelques an-
nées déjà, vivait dans un mariage malheureux et sans enfans. Elle
n'aimait pas son mari, et cette raison eût suffi à Schleiermacher
pour lui conseiller un divorce, quand même il n'aurait pas espéré
l'épouser après la séparation. Son mariage n'en était pas un à ses
yeux, puisqu'il lui manquait la « condition intérieure et essentielle
du vrai mariage. » C'était un devoir moral, disait-il, de dénouer pa-
reille liaison, fausse dans son principe, si toutefois les institutions
civiles le permettaient. Quant à lui-même, il essaya de fuir l'objet
de sa passion, et pendant près de deux ans se retira à Stolpe, dans
les environs de Berlin, d'où il ne cessait cependant de correspondre
activement avec Eléonore. Celle-ci se décida enfin, ce qui parut
une bien grande faiblesse de caractère à Schleiermacher, à demeurer
avec son mari, et à partir de 1805 cette liaison, qui avait beaucoup
fait jaser à Berlin, fut définitivement rompue. Schleiermacher en fut
accablé. La lettre qu'il écrivit à Henriette semble inspirée par une
douleur vraie. A Éléonore elle-même il écrit sur un ton moins simple :
« Mon esprit a la phthisie. Je me consume visiblement de jour en
jour. Pourquoi est-ce que je ne meurs pas avec ce sentiment si net
de ma fin prochaine? Ce n'est pas lâcheté, mais ce n'est rien non
plus qui vaille beaucoup mieux : une faible lueur d'espoir, qui par-
fois m'apparaît de loin, et, pour pouvoir vivre un jour avec Léo-
nor, fût-ce mille fois plus tard encore, je supporterais encore long-
temps cette misérable vie. » Il se consola cependant, et quatorze ans
plus tard, en 1819, venant à rencontrer par hasard M'""" de Grunow
dans un salon, il lui tendit la main: « chère Éléonore, lui dit-il.
Dieu a pourtant bien fait les choses avec nous. »
Avec lui certainement, car il avait épousé, peu d'années après sa
rupture avec Éléonore, la charmante Henriette de Willich, une
jeune veuve de dix-huit ans, et dont le premier mari avait été très
lié avec lui. Ce mariage fut très heureux, et, s'il faut en juger d'a-
près les lettres des deux Henriette, la seconde, qui ne se donnait
point pour une muse, avait infiniment plus de charme réel, de
grâce féminine et de valeur morale, plus de sens surtout et d'origi-
nalité d'esprit que la première. Schleiermacher le sentit bien plus
470 REVUE DES DEUX MONDES.
tard, et il raillait même volontiers, nous dit Yarnhagen, celle dont il
avait dit quelques années auparavant : « Si jamais j'avais pu épouser
M'"*" Herz, cela aurait fait un mariage capital, à moins qu'il ne fût
devenu trop uni. Je me procure parfois le triste plaisir, ajoutait-il, de
penser quelles personnes se seraient convenues, car souvent, quand
on réunit trois ou quatre couples, on ferait d'excellens mariages, si
l'on pouvait faire des échanges. » Ces paroles, si surprenantes dans
la bouche d'un pasteur protestant, lui étaient évidemment inspirées
par les nombreux ménages malheureux qu'il voyait autour de lui,
grâce précisément à l'exaltation sentimentale qu'on apportait au
mariage. « Rien n'est plus commun aujourd'hui que de tristes
unions, et si du temps du Christ cela prouvait la dureté des cœurs,
cela parait venir à présent de la pauvreté et de la faiblesse des
âmes. On ne sait pas dès le début arranger sa vie et son amour, et
on n'y attache aucun but élevé, aucune idée. » C'est peut-être le
contraire qu'il eût fallu dire.
m.
Le plus célèbre exemple de ces infortunes conjugales, H. Herz
et Schleiermacher l'avaient tous les jours sous les yeux dans la per-
sonne de Dorothée Yeit, la fille aînée de Moïse Mendelssohn, qui
s'était étroitement liée avec Frédéric Schlegel avant de pouvoir l'é-
pouser. C'est encore chez M""^ Herz que Schleiermacher lui-même
avait vu pour la première fois le chef de l'école romantique, et une
amitié intime n'avait pas tardé à s'établir entre les jeunes gens.
Frédéric Schlegel y dominait absolument, bien que Schleiermacher
fût son aîné de quatre ans. Celui-ci s'était développé tard. Douteur
et mystique à la fois , il avait été étouffé un peu dans sa première
jeunesse par la sévérité orthodoxe de son père et des frères moraves
qu'il avait eus pour maîtres. C'était un esprit d'une rare souplesse,
grand orateur, grand travailleur, intelligence vive, prompte et pé-
nétrante. Peut-être manquait-il d'originalité; il paraît en tout cas
n'avoir pas eu assez de confiance en lui-même : sans Henriette Herz
et Frédéric Schlegel, il se peut qu'il n'eût jamais écrit. Il est certain
qu'il ne composa qu'à l'instigation de ses amis son premier et son
plus célèbre ouvrage, les Discours sur la religion {ITd^). On sait
les principes nouveaux que Frédéric Schlegel voulut introduire dans
la littérature. Cette prétention d'ériger en devoir le caprice indi-
viduel, il la faisait valoir dans la vie comme dans la poésie, sous
prétexte « de vivre la poésie, » comme il entendait « poétiser la vie. »
\\ fit vite la conversion de Schleiermacher, dont l'esprit mobile
n'avait pas encore trouvé sa voie, et qui, dans cette période de tran-
sition (1796 à 180/i), subissait volontiers des influences. Schleier-
LA SOCIÉTÉ DE BERLIN. h7i
mâcher devint le théoricien de l'école; il réduisit la religion à n'être
plus que le « goût de l'infini» et « l'intuition de l'éternel; » il prêcha
« la sanctification de l'individu, » le culte de l'originalité, la trans-
formation de la vie en art et poésie. Il allait bientôt illustrer de ses
commentaires jusqu'au pauvre roman où Frédéric Schlegel chan-
tait la volupté divine. Dès la première rencontre des deux apôtres,
qui, dans la suite, devaient si fort s'éloigner l'un de l'autre, Schleier-
macher crut reconnaître une nature supérieure en Schlegel ; il fut
littéralement ébloui.
« C'est un jeune homme de vingt-cinq ans, écrivit-il à sa sœur (1799),
d'un savoir si étendu qu'on ne comprend pas comment il est possible
de tant savoir à un âge aussi peu avancé. 11 a un esprit original qui
dépasse de beaucoup tout ce qu'il y a ici d'esprit et de talent (et il y
en a beaucoup). Dans ses manières, il a un naturel, une franchise, une
jeunesse dont f union avec cette supériorité intellectuelle est peut-être
ce qu'il y a de plus merveilleux en lui. Il est partout bien accueilli, autant
à cause de ce naturel que pour son esprit. Pour moi, il est plus qu'un
compagnon agréable; il m'est d'une grande, d'une essentielle utilité.
Je n'ai jamais été ici sans amis savans, cela est vrai, et pour toute
science en particulier qui m'intéresse, j'avais à qui parler; mais ce qui
me manquait totalement, c'est un homme à qui je pusse confier mes
idées philosophiques et qui entrât avec moi dans les abstractions les
plus profondes. Cette grande lacune, Frédéric la remplit de la façon la
plus splendide. Non-seulement je puis épancher en son cœur ce que je
possède déjà, mais encore, grâce au courant intarissable de vues et
d'idées nouvelles qui vient sans cesse affluer à son esprit, bien des
choses qui sommeillaient en moi sont mises en mouvement. Bref, pour
mon existence dans le monde philosophique et littéraire, c'est une
nouvelle période qui commence avec cette connaissance plus intime. Je
dis plus intime, car bien que j'admirasse depuis quelque temps déjà sa
philosophie et ses talens, c'est pourtant une de mes particularités de
ne pouvoir introduire une personne dans l'intérieur même de mon in-
telligence, si je ne suis en même temps convaincu de l'honnêteté et de
la pureté de son âme. Je ne puis philosopher avec une personne dont les
convictions morales me déplaisent... )>
Bientôt les deux amis se logèrent ensemble, et Schleiermacher
raconte avec beaucoup d'entrain la vie qu'ils menèrent, travaillant,
causant, se promenant et rêvassant. Il était toujours sous le charme.
« Pourtant, dit-il, le sens du « délicat » lui manque un peu. De même
qu'il préfère les livres à gros caractères, il aime à trouver chez les
hommes des traits grands et forts. Ce qui n'est que doux et beau ne
le captive pas beaucoup, parce qu'il croit trop, d'après l'analogie de sou
472 REVUE DES DEUX MONDES.
propre esprit, que ce qui ne paraît ni ardent ni fort est faible. Quoique
cette lacune singulière ne diminue en rien mon amour pour lui, elle lui
rend cependant impossible de découvrir complètement et de compren-
dre certains côtés de mon âme. Il sera toujours plus que moi, mais je
le saisirai mieux et je le comprendrai plus complètement qu'il ne me
comprendra. »
« Il me manque la douceur, la grâce qui gagnent l'afTection, »
écrivait Frédéric lui-même à son frère, et il semble que son extérieur
ait été à l'avenant; il appelait plutôt l'attention que|la sympathie.
(t Une taille, dit Sclileiermacher, qui, sans être élégante ni robuste,
fait l'impression de la force et de la santé, une tête très caractéristique,
visage pâle, cheveux très noirs coupés courts tout autour de la tête et
sans poudre ni frisure, un costume qui manque d'élégance et qui est
cependant fort distingué et gentkmanllke, — voilà ce qui peut te donner
une idée de Textérieur de ma moitié momentanée. »
11 va sans dire que la moitié dut faire partie du cercle intime qui
se réunissait chez Henriette Herz. Si Frédéric ne fut pas tout cà fait
du goût delà maîtresse de maison, dont la nature, « toute de calme
et d'ordre, » répugnait un peu à la a sensualité violente et débor-
dante » du jeune apôtre de l'évangile nouveau, il eut le bonheur
de faire grande impression sur l'amie intime d'Henriette, l'exaltée
et malheureuse Dorothée Veit. Dorothée avait reçu de son père.
Moïse Mendelssohn, l'éducation la plus soignée. D'une intelligence
peu commune, elle était vite arrivée à se faire une opinion à elle
sur les hommes, les choses et les livres (1). Son père l'avait laissée
libre, comme c'est la coutume allemande, de choisir elle-même sa
lecture, et elle s'était jetée de préférence sur les romans sensibles,
si fort à la mode à ce moment du siècle. Son imagination, naturelle-
ment vive, s'y était encore enflammée, et elle se voyait déjà l'hé-
roïne d'un roman sentimental, une Julie ou une Clarisse, lorsque le
père Mendelssohn la maria, à peine âgée de seize ans, et sans la
consulter, à un banquier juif qui avait toute sorte de qualités, sauf
celles d'un héros de roman. Veit en eflet n'était ni très jeune, ni
très beau,|;ni d'un esprit brillant; son grand fonds de bonté et d'in-
telligence "solide était de nature à ne se révéler qu'à la longue, et ne
frappa point la jeune fille romanesque. Dorothée le considéra dès
le premier jour comme un ami paternel plutôt que comme un époux
bien-aimé. Elle se crut « incomprise; » elle sentit un vide qu'elle
ne pouvait combler et qui la rendait malheureuse. Pourtant l'u-
nion des] deux époux resta paisible et calme, en apparence du
(1) Le roman inachevé de Dorothée, Florentin, est bien supérieur à tous les drames
et romans de Schlege!.
LA SOCIÉTÉ DE BERLIN. A73
moins, jusqu'au jour où elle vit Frédéric Schlegel, à peine âgé de
vingt-cinq ans, déjà célèbre, et qui venait de jeter le gant aux
rois de la littérature allemande, cà Schiller et Goethe (1). Cet acte
d'éclat, qui était considéré comme un véritable exploit, entourait
le jeune romantique d'une sorte d'auréole, et ses théories hardies
et paradoxales achevaient de lui donner les apparences d'un être
supérieur. Dorothée, qui avait sept ans de plus que lui, en fut sub-
juguée. La sympathie du premier moment devint bientôt de l'a-
mitié, et l'amitié dégénéra vite en intimité. « C'est, écrivit-il dès
1798 à son frère, une brave femme, d'une valeur solide. Elle est
très simple, et n'a de goût pour rien au monde en dehors de l'a-
mour, de la musique, de l'esprit et de la philosophie. En ses bras,
j'ai retrouvé ma jeunesse, et je ne puis plus imaginer ma vie sans
elle. » Dorothée quitta la maison conjugale pour vivre avec Fré-
déric Schlegel, et on accusa Henriette Herz de n'avoir pas été étran-
gère à cette résolution. Son mari fit mine de lui défendre la maison
criminelle des deux amans. Henriette eut le courage de braver l'opi-
nion et de passer outre sur les ordres de Marcus Herz en soutenant
que les coupables « habitaient des appartemens séparés. » Ce n'était
pas encore une affaire commune alors qu'un éclat de ce genre. L'o-
pinion admettait le divorce aussi facilement que la loi, elle n'ad-
mettait point l'adultère, et à cet égard les idées allemandes n'ont
pas changé : aujourd'hui encore on pardonne et on approuve aisé-
ment la séparation, on est d'une sévérité extrême pour des liaisons
secrètes. Aussi le monde jeta-t-il les hauts cris. Les amis furent
plus indulgens. Schleiermacher ne fut point choqué malgré le carac-
tère sacré dont il était revêtu. Un mariage comme celui de Veit et
de Dorothée était pour lui « une profanation du mariage. » l\ trouve
même exorbitante la prétention du père de garder un des enfans qui
(i a absolument besoin des soins maternels et de l'éducation intel-
ligente de Dorothée. »
Les deux amans avaient fini par fuir Berlin et par s'établir à léna
auprès d'Auguste-Guillaume Schlegel, qui avait épousé la char-
mante et très admirée fille de Michaelis. Schleiermacher savait que
la mésintelligence régnait dans le ménage, et il craignait que ses
amis ne trouvassent pas chez le frère aîné un asile bien assuré.
Il ne s'était pas trompé; à peine le couple fugitif était-il arrivé à
léna, qu'Auguste-Guillaume se sépara de sa jeune femme pour la
(1) Ce fut en deux articles parus l'année précédente, 1796, dans le Deutschland de
Rcichardt, l'un intitulé le Nouvel Orphée et dirigé contre Sclilosser, le beau-frère de
Goethe , le second sur VAlmanach des Muses de Schiller. Les Xénies des deu\ poètes
punirent sévèrement ces attaques du jeune audacieux. Pourtant Schlegel était encore
alors dans la période d'admiration en ce qui concerne Goethe personnellement; il ne
se tourna contre lui que dix ou douze ans plus tard dans les Annales d'Heidelberg.
k7k REVUE DES DEUX MONDES.
laisser libre de donner sa main à l'illustre Schelling. Frédéric et Do-
rothée furent obligés d'aller chercher un refuge ailleurs.
H Ce sont là, disait Schleiermacher, de malheureuses complications
qui ont leur source dans la contradiction de nos lois avec nos mœurs et
auxquelles les hommes les plus vertueux ne peuvent souvent échapper...
C'est une histoire bien malheureuse, et je plains de toute mon âme ces
deux amis, qui n'ont à supporter tant d'ennuis et de chagrins que parce
qu'ils ont agi plus simplement et plus honnêtement que le monde n'a
coutume de le faire. »
Fichte lui-même, le sévère Fichte, cette personnification de l'im-
pératif catégorique du maître et qui se trouvait alors à Berlin parce
qu'il avait sacrifié sa position d'Iéna à ses opinions et à sa liberté,
Fichte écrivit à sa femme, qui était restée à léna, pour lui recom-
mander Dorothée :
u Je te dois et je dois à M""" Veit de te la recommander instamment.
L'éloge d'une Juive peut paraître étrange dans ma bouche; mais cette
femme a détruit la conviction où j'étais que rien de bon ne pouvait venir
de cette nation. Elle a énormément d'esprit et de savoir, avec peu ou
point d'éclat extérieur. 11 y a en même temps chez elle une complète ab-
sence de prétention et une grande bonté de cœur. On n'apprend que peu
à peu à l'aimer, mais alors aussi on l'aime de tout cœur. J'espère que
vous serez amies. Elle n'est point mariée avec Frédéric Schlegel et ne
le sera probablement jamais, car de grands obstacles s'y opposent; mais
elle s'occupe de lui avec une tendresse touchante, et je considère ce
choix comme le plus grand bonheur pour Schlegel, puisqu'il est le Schle-
gel qu'il est. Sans doute il vous sera toujours difficile de comprendre les
relations où elle est avec lui; mais réfléchissez qu'il ne dépend point
d'elle d'y rien changer. Schlegel ne peut être marié à elle nulle part, à
moins qu'elle ne se fasse baptiser. Abstraction faite de l'odieux de cet
acte pour une personne honnête qui possède d'ailleurs au fond du cœur
la foi de tous les honnêtes gens, elle a encore une mère et des parens
à qui, par cette démarche, elle plongerait le poignard dans le cœur. »
Ces difficultés cependant furent levées : Veit se conduisit envers
Dorothée avec la plus grande noblesse. Non-seulement il consentit
au divorce, mais encore il lui laissa ses enfans, lui fit une pension,
la secourut dans la misère où elle allait tomber bientôt après son
mariage avec Frédéric Schlegel, et jusqu'en 1811, lors de leur sé-
jour à Vienne, veilla sur la mère de ses enfans, qui devinrent des
hommes fort distingués et qui restèrent très attachés à Dorothée. La
veuve de Moïse Mendelssohn avait d'ailleurs suivi dans la tombe le
digne philosophe, et rien ne s'opposait plus à l'union légale des
deux amans. Nous ne les suivrons pas dans leur odyssée à léna,
LA SOCIÉTÉ DE BERLIN. !l7b
Weimar, Dresde, Paris, Cologne, Bonn et Vienne; nous ne ferons
point l'histoire de leur misère, de leur constance, de leur éclatante
conversion. Nous les retrouverons plus d'une fois encore sur notre
chemin : Frédéric portant dans la foi nouvelle ses habitudes de bo-
hème et d'épicurisme, Dorothée son ardeur, sa sincérité, son exal-
tation. Au moment où nous sommes arrivés (1799), ils mènent
encore à Berlin « leur existence ennuyée et paresseuse, » — le mot
est de Fichte, — et ils viennent de scandaliser le monde des lettres,
comme ils ont déjà scandalisé le monde bourgeois. Bien que nous
écartions à dessein l'examen des systèmes et des ouvrages de ce
temps, bien que nous nous bornions autant que possible à l'étude
de la société, qui n'a pas été faite encore, il faut nous arrêter un
instant au singulier épisode littéraire qui émut l'Allemagne en 1798,
et à l'œuvre bizarre qui fut comme le programme de la nouvelle
école poétique, décidée à révolutionner la vie et les lettres, ou,
comme disait Schlegel, à organiser « l'opposition contre la légalité
positive et l'honnêteté conventionnelle. »
La Liicùide, — tel est le titre de l'étrange roman où Fréd. Schle-
gel annonçait le message nouveau, — n'est autre chose qu'un long
dithyrambe fort ennuyeux et fort pédantesque en l'honneur des
sens, du caprice et des u droits de l'individu. )> L'auteur l'ap-
pelle une « apologie de la nature et de l'innocence sous la forme
d'un poème cynico-sapphique. » Les Allemands ont un singulier
besoin de justifier devant la raison chacun de leurs actes, et de
le justifier au moyen d'un système. De là cette contradiction sur-
prenante d'une nation d'originaux , — disons d'individualités pour
ne pas prêter à l'équivoque, — qui manque totalement de spon-
tanéité. M'"" de Staël s'étonnait avec raison de l'abondance d'idées
et de vues qu'elle rencontrait en Allemagne. Grâce à une dispo-
sition naturelle très prononcée, développée encore par de longues
habitudes de dialectique, l'Allemand était arrivé à une sorte de
maestria dans l'usage des idées abstraites. Aussi cette souplesse de
gymnaste imposait-elle fort aux étrangers, moins habitués à se ren-
dre compte de chacun de leurs mouvemens, à en rechercher les
principes et à les mettre en système. Cette coutume de généraliser
et d'abstraire a fait un tort singulier à l'imagination créatrice des
Allemands, qui en a été comme paralysée. Aujourd'hui même on
citerait à peine en Allemagne un romancier qui consentit ou qui
réussît à amuser son lecteur, comme le font des centaines d'au-
teurs anglais et français; il est rare qu'on y trouve un peintre qui
ne cherche à symboliser. Pourtant la manie d'édifier des théories
ne fut jamais poussée plus loin qu'il y a soixante ans. Il n'y avait
donc rien d'étonnant que Frédéric Schlegel essayât lourdement de
mettre en système non-seulement la passion, mais encore le ca-
h7Q REVUE DES DEUX MONDES.
price amoureux. Il est moins surprenant encore qu'à force de se
guinder et d'élever sa prétendue passion à la liauteur d'un prin-
cipe, il lui ait ôté la seule chose qui pût l'excuser : la naïveté.
Sans doute il y a là aussi, tout au fond, quelque chose de meil-
leur que dans la passion naïvement grossière, quelque chose qui
tient à l'essence même de la nature allemande et à l'idéalisme qui
lui est propre. Dès que la sensualité a un côté esthétique, pour
parler le langage transrhénan, il y a des chances pour que ce côté
l'ennoblisse jusqu'à un certain point, qu'il l'empêche du moins de
se souiller. Chaque nation apporte ainsi dans l'amour, comme dans
la poésie et la vie, la qualité dominante de sa nature : le Français
y met de l'esprit et de la gaîté, l'Anglais le sentiment du devoir et
la gravité, l'Italien la passion et la jalousie violente. Le sensualisme
allemand, — même celui de Fr. Schlegel, — n'est jamais sans un
mélange de sentimantalité. L'amour de l'Allemand est sérieux, ré-
fléchi, et il ne va pas sans une bonne dose d'enthousiasme. Or,
dès que l'homme s'imagine être dans l'idéal, fût-ce à tort, la réa-
lité dans laquelle il vit prend quelque chose d'idéal, et ce quelque
chose fera forcément défaut à ceux qui ne poursuivent que la pas-
sion ou le plaisir « sans phrase. » De là aussi je ne sais quoi d'im-
pudique dans l'amour allemand dont l'étranger se choque aisé-
ment. Le plaisir et la passion se cachent, car ils ont conscience de
leur illégitimité; la sentimentalité aime à faire montre d'elle-même,
à s'étaler en public, à s'enorgueillir de sa noblesse idéalisLe.
Ici pourtant le manque de pudeur passait les bornes. Dorothée
elle-même se plaignit. Déjà l'année précédente son indiscret amant
avait inutilement blessé sa délicatesse parmi écrit sur l'idéal fémi-
nin et sur sa Diolùna, car il voulut avoir sa Diotima aussi bien
qu'Hemsterhuys et Hôlderlin, 11 y avait semblé proposer l'hétaïre
grecque comme cette femme idéale! Il alla bien plus loin cette
fois que dans cette première attaque contre (( la fausse pudeur,...
fille de la crainte hypocrite, compagne d'une intelligence perver-
tie et de mœurs corrompues. » Dorothée ne put retenir un cri de
douleur. (( Souvent j'ai Iroid et chaud au cœur, dit-elle à Schleier-
macher, en pensant que l'on retourne ainsi le dedans {das Ilercius-
ivendcR des Inncrn). Je rougis en songeant que ce qui a été si in-
time, si secret, si sacré, est livré désormais à tous les curieux, à
tous les ennemis ! » La Liicinde dépassait en effet tout ce que le sen-
sualisme raisonneur de rAllemagne avait produit jusqu'ici. Ileinse
lui-même et E. Wagner semblaient réservés à côté de cet évangile
de l'amour, qui simplement divinisait les sens sous prétexte de com-
battre les préjugés. Si encore le romancier savait intéresser; mais
on sent qu'il s'échauffe à froid, et que l'auteur n'a pas plus de pas-
sion que le héros. « Même l'effort visible d'être immoral ne lui réus-
LA SOCIÉTÉ DE BERLIN. -477
sit pas, dit excellemment un historien moderne; c'est la frivolité
affectée d'un pédant-né. » Rien de ])lus froid, de plus voulu que ces
effusions lyriques en l'honneur de la nature, de l'amour, de l'oisi-
veté, de l'inconstance, qui se prétendent inspirées par (( la reli-
giosité. » Ces paradoxes ne sont pas même inventés pour excuser
les passions, ils sont le résultat de la réflexion qui a voulu se guin-
der pour être créatrice, et qui n'arrive qu'à prouver jusqu'à l'évi-
dence sa complète stérilité.
(( Oh ! enviable liberté de préjugés ! toi aussi, s'écrie le héros en s'adres-
sant à l'héroïne, rejette-les tous les restes d'ime fausse pudeur, comme
souvent j'ai semé autour de nous dans une belle anarchie tes ennuyeux
vêtemens!... Tous les mystères de la folie féminine et de la joie de
l'homme semblaient planer et folâtrer autour de nous... Nous nous em-
brassions avec autant de volupté que de religion. Je te priais de te lais-
ser aller à la fureur, et je te suppliais d'être insatiable. Et pourtant
j'écoutais avec une froide réflexion!... Il suffit d'une seule combinai-
son audacieuse pour nous élever au-dessus de tous les préjugés de la
civilisation et des conventions sociales, et pour nous retrouver d'un coup
à l'état d'innocence et dans le sein de la nature... Oh! oisiveté, tu es
l'air vital de l'innocence et de l'enthousiasme! C'est toi que respirent
les bienheureux, et bienheureux est qui te possède et te choie, ô sacré
joyau! fragment unique de la similitude divine qui nous es resté du
paradis!.,. Sous tous les climats, c'est le droit de l'oisiveté qui distingue
les grands du vulgaire, et qui est le vrai principe de la noblesse... Les
temps sont venus, l'essence intime de la divinité peut être révélée et
montrée; tous les mystères peuvent se dévoiler, et la crainte cessera.
Initie-toi, et annonce que la nature seule est digne de respect, et la
santé seule aimable! »
On hésite avant d'oser citer pareilles extravagances, qui pourtant
sont moins choquantes encore que certaine « fantaisie dithyram-
bique sur la plus belle des situations, » que d'autres « aveux d'un
maladroit, » que les « années d'apprentissage de la virilité. » Et ces
belles théories furent continuées dans des vers aussi lourds de forme
que de pensée, car la muse n'avait point souri à Frédéric.
!( Jurons-nous gaîment, en nous embrassant, infidélité éternelle! —
Partout où des charmes nous attirent, goûtons-les! — Et pour exaucer
avec sollicitude tous les désirs de notre petite âme, — cherchons des
joies légères dans le beau changement! — Et si le méchant sérieux
vient troubler nos jeux, — maudissons la longue et pâle monotonie. —
De la sorte, nous vivrons de plus en plus libres, — jusqu'à ce que, di-
vinement légers, nous flottions dans les airs! »
Il n'y a pas de spectacle plus pénible qu'un pédant qui fait le
578 REVUE DES DEUX MONDES.
Lovelace, si ce n'est celui de l'impuissance poétique se complaisant
dans la peinture de la passion, et ce fut le cas de Frédéric Schlegel
plus que de tout autre. Varnhagen a trouvé admirablement, comme
toujours, la source de cette impression pénible que nous laisse le
chef de l'école nouvelle : c'est « la disproportion entre une trop
grande sensualité et une force créatrice insuffisante. » Et pourtant
le même juge a su être plus juste qu'on ne l'est généralement au-
jourd'hui pour le critique égaré sur un terrain qui n'était pas le
sien. « C'était une nature toute composée de contradictions, dit-il
de lui, de complications, d'étrangetés, de cachettes et d'irrégula-
rités de tout geni-e, où les revenans, les démons et les génies se
mêlaient en un bourdonnement confus. » On ne saurait mieux dire;
mais, quoi qu'on puisse penser de cet éternel bohème, il est cer-
tain qu'on préférera toujours îcs Liaisons dangereuses aux élucu-
brations prétendues poétiques de son impuissance surexcitée. Il
semble qu'on n'avoue pas volontiers les avoir lues, moins encore les
avoir lues avec bonheui-. Que dire de Schleiermacher et de ses amies,
qui se mirent à écrire des commentaires sur ces aberrations, car il
est certain que VEléonore des Lettres intimes sur Lueindc ne fut
autre qu'Éléonore de Grunow, et il est probable que Caroline fut le
nom de guerre d'Henriette Herz, qui osa revendiquer en quelque
sorte la maternité de ces lettres en se vantant encore neuf ans plus
tard à Varnhagen de les avoir inspirées? Rien de plus curieux que
cette correspondance entre trois femmes du monde et un ministre
de l'Évangile, lequel propose « de déporter en Angleterre toutes les
prudes, » tandis que l'une des amies lui répond que cette menace
est inutile à son égard, puisqu'elle partage absolument sa façon de
penser sur la pruderie. Elle le montre en effet quelques lignes plus
bas, où elle trouve « fort sot que dans la plupart des romans on at-
tache un si grand prix à la conservation de la chasteté avanl; le ma-
riage ! )) C'est sur ce ton que les quatre correspondans commentent
« cet ouvrage grave, digne et vertueux » qui s'appelle Lucinde!
Ces doctrines-là n'eussent point été dangereuses, si elles avaient
été isolées, si elles n'avaient exercé aucune action sur la vie réelle;
mais on a pu voir que la paix des familles souffrit de ces théories,
qui très souvent furent des motifs de séparation bien plus puissans
que la passion et l'affection réelles. Schleiermacher avait proposé
u de faire des échanges » pour mieux assortir les ménages; Fr.
Schlegel alla plus loin. « Presque tous les mariages ne sont que" des
concubinats, disait-il crûment, mariages de la main gauche ou plu-
tôt essais provisoires du vrai mariage, » et il proposait u le carré du
cercle » en demandant brutalement ce que l'on pourrait bien objec-
ter à « un mariage à quatre. » La société allemande ne le suivit pas
tout à fait jusque-là; mais on ne saurait nier que les liens de la
LA SOCIÉTÉ DE BERLIN. 479
famille ne fussent fortement ébranlés par les divorces nombreux qui
venaient souvent sans doute dénouer des unions mal assorties, mais
qui plus souvent encore tranchaient, sons le coup d'un simple ca-
price ou d'une humeur du moment, des Hœuds qui auraient pu
braver le temps, que parfois même on aurait voulu renouer. On
aurait grand tort assurément de juger des Allemands et des pro-
testans d'après la mesure qu'on a coutume d'appliquer à des Fran-
çais et à des catholiques. L'époque dont nous parlons fut d'ailleurs
le moment d'une profonde crise morale aussi bien que politique
pour l'Allemagne entière. Enfin l'amour de la vérité qui possède les
Allemands était pour beaucoup dans cette impatience avec laquelle
on supportait des unions légales que l'affection véritable ne sancti-
fiait plus. Il n'en est pas moins incontestable C[u'aucune société ne
saurait vivre longtemps avec de telles théories et une pareille pra-
tique en matière conjugale; il est certain aussi que l'Allemagne les
répudia bientôt, et que plus tard elle accusa ces orgies de l'ima-
gination malade et de « l'idéalisme appliqué, » autant au moins
que les désordres de la chose publique, de la terrible catastrophe
de 1806.
IV.
L'absence de Frédéric Schlegel fit un grand vide sinon dans la
société de Berlin , du moins dans le cercle qui se réunissait autour
d'Henriette Herz et de Schleiermacher. Pour celui-ci, qui s'était tou-
jours laissé dominer par Frédéric, ce fut un grand bien. Il ne devint
vraiment lui-même qu'à partir de ce moment. Les impressions de
sa première éducation religieuse se ravivèrent; le fond protestant
de sa nature se réveilla, et le dialecticien rationaliste c[ui dominait
en lui l'emporta définitivement sur le mysticjue sensuel qui pour lui
n'avait jamais pu être qu'un rôle. Son ami ne lui pardonna pas ce
revirement, cette « félonie. » Il vit en lui un apostat i il prétendit
avoir toujours pressenti cette intolérance protestante que Schleier-
macher manifestait maintenant à l'égard du catholicisme d'amateur
et d'artiste cjui avait remplacé chez l'auteur de Lminde la religion
de la chair. 11 alla jusqu'à l'accuser de cruauté huguenote, et le
déclarait capable de faire envers les romantiques christianisans
ce que Calvin avait fait de Servet. « Sans doute, ajoutait-il, je ne
prends pas ces mots au pied de la lettre. Dresser un bûcher, brûler
les gens, voilà des choses que Schleiermacher n'approuverait ja-
mais; mais chauffer légèrement un homme f{ui ne pense pas comme
lui, afin qu'il se convertisse, le roussir un tant soit peu, voilà à quoi
mon''petit ami, — je le connais très bien, — ne saurait refuser sa
voix. » Il est évident que c'est Schlegel qui est ici l'intolérant. Il
hSO REVUE DES DEUX MONDES.
n'admettait pas la contradiction, et certaines habitudes de polé-
miste contractées par Schleiermacher, ce que Varnhagen appelait
son (( poivre dialectique, » lui donnèrent le change sur cette âme
inolTensive qu'il n'avait jamais comprise. Schleiermacher pouvait
en effet blesser sans le vouloir, mais il s'empressait de panser ces
blessures dès qu'il s'en apercevait. Son esprit, a-t-on dit, était
une machine à mille tranchans qui répandait le sang rien qu'en
fonctionnant et sans en avoir conscience, et c'est encore Varnhagen
qui l'a comparé à un joueur d'échecs acharné à sa partie, oublieux
de l'enjeu comme du partenaire. Il eût fallu ajouter que, dès que ce
joueur passionné quittait l'échiquier, il redevenait pour son adver-
saire de tout à l'heure l'ami le plus dévoué et le plus fidèle. Cette
fois-ci encore, vis-à-vis des accusations de Frédéric Schlegel, il se
tut, un peu par amour de la paix, beaucoup par piété et par res-
pect pour une amitié qui, à ses yeux, avait eu un caractère sacré.
On sait qu'il devint dans la suite non-seulement le premier orateur
évangélique de l'Allemagne, — on l'appelait le Massillon allemand,
— mais encore une des colonnes du protestantisme libéral en Prusse.
Le départ de Schlegel avec Dorothée, qui allait être pour le cri-
tique insouciant une mère et une sœur en même temps qu'une
épouse dévouée, prête à l'admirer toujours, à l'inspirer souvent, —
le départ de Schlegel, dis-je, fut bientôt suivi d'un autre événement
qui troubla plus profondément encore le petit cénacle dont Hen-
riette Herz était le centre. En janvier 1803, le docteur Marcus Herz
mourut. Ce mariage n'avait point été une de ces unions idéales
comme on les rêvait alors, et il n'eut tenu qu'à Henriette de se
sentir aussi malheureuse que Dorothée Veit. — Son bon sens, le
calme aussi de sa nature, son respect des conventions surtout,
l'empêchèrent toujours de se poser en victime : ce fut un mariage
presque français, si j'ose ainsi dire, conclu, non point par spécula-
tion, mais par raison et sans grande passion, subsistant par l'amitié
et par une estime réciproque, se consolidant par l'association des
intérêts et la communauté des habitudes plutôt que par l'union
complète des âmes. xVussi ce mariage parut-il toujours quelque
chose d'énigmatique à Schleiermacher, qui ne comprenait pas une
chose aussi simple. « Les rapports de Herz avec toi et avec ta vie,
écrivit-il à Henriette au lendemain de la mort de Marcus, étaient
bien complexes et miraculeusement enchevêtrés. » Elle-même se
prononça sur ce mariage longtemps après, alors qu'elle était déjà
devenue chrétienne, et elle le fit avec beaucoup de justesse, sinon
sans un grain de prétention idéaliste qui déplaît chez elle, parce
qu'il n'est point naïf comme chez Dorothée Veit ou chez Rahel :
« J3 puis appeler mon mariage une union heureuse, sinon un mariage
LA SOCIÉTÉ DE BERLIX. A81
heureux. Le mariage ne constituait pas pour Marcus le centre de son
existence. De plus le nôtre ne fut point béni par des enfans. Si ce bon-
heur m'avait été accordé, je sais que je serais devenue une bonne mère,
comme j'ai été une bonne épouse, car je puis me donner ce témoignage
que j'ai rendu mon mari aussi heureux qu'une femme pouvait le faire.»
Borne, alors âgé (^e dix-huit ans et qui se trouvait en pension
chez Marcus Herz, son coreligionnaire, — les Israélites allemands
formaient plus encore en ce temps qu'aujourd'hui une grande franc-
maçonnerie, — Borne atteste dans ses lettres l'exactitude de ces
mots d'Henriette. Ces lettres (1802 à 1807), pour le dire en pas-
sant, ne nous donnent guère une idée avantageuse de celui qui dut
être un jour le porti-drapeau du radicalisme allemand. Déjà on y
découvre l'amertume de cet esprit, aigri à dix-huit ans, et qui s'ai-
grit de plus en plis; déjà on y entend le rire strident, le goût de la
critique, le mot blessant, l'esprit de négation, qui lui valurent sa
grande réputation de polémiste. Comme l'ennemi puritain d'Henri
Heine, le vertueux républicain, l'incorruptible jacobin paraît dès lors
inférieur à son heureux rival, qui avait reçu d'une bonne fée le don
de la poésie pour adoucir et arrondir toutes les duretés de sa verve,
tous les angles de son esprit satirique! Je sais bien qu'il est injuste
de juger des hommes, même moralement, d'après les opinions
de leur première j'unesse, et je pardonne certainement à Borne
l'étalage des grands principes dont il se pare déjà dans ces lettres
d'adolescent; mais quand je vois à chaque page percer cette vanité
sourde d'un enfant qui, au lieu d'admirer et d'aimer toutes les gran-
deurs intellectuelles dont il est entouré, les fuit, de crainte d'en être
écrasé ou obscurci, quand j'aperçois chez un jeune homme de dix-
huit ans l'esprit de dénigrement aussi développé et une absence
aussi complète d'enthousiasme, je ne puis me défendre de la pensée
que la vanité bhss^e et l'envie entrèrent pour beaucoup et dans
l'opposition de l'homme et dans son enthousiasme radical, et jusque
dans cette antipath'e pour l'Allemagne qu'il affichait en oubliant
qu'après tout l'Allemagne était sa patrie, à moins qu'on ne conteste
toute patrie à l'Israélite allemand.
Les premières lettres du jeune Borne sont écrites à Berlin, dans
la maison même d'Henriette, et nous révèlent la passion insensée
du collégien pour la belle Ilofrdlhin (conseillère aulique) qui avait
bien vingt ans de plus que lui. Cette passion fut très réelle et plus
qu'une émotion à la Chérubin. Deux fois il essaya de s'empoisonner
de désespoir, et Henriette fut obligée à la fin, après l'avoir vaine-
ment grondé, de le renvoyer pour le guérir. Peut-être eût-elle
mieux fait de ne pas encourager, comme elle fit tout d'abord , les
TOME LXXXVI. — 1870. 31
iî82 RETUE DES DEUX MONDES.
premiers commencemens de cette folle passion. A Halle, où il alla
étudier la médecine, et d'où la plus grande partie de sa correspon-
dance et de son journal est datée, il retrouva bientôt Schleierma-
cher, qui y avait été appelé comme professeur de théologie. Le
nouveau professeur fut peu édifié, il faut le dire, du jeune pares-
seux que sa chère Henriette lui avait si chaudement recommandé,
et l'étudiant ne semble guère s'être soucié de ce mentor incommode.
On voit que la maison d'Henriette se dépeuple de plus en plus.
Malheureusement la pauvreté y entra au moment où l'amitié, qui
aurait pu la rendre moins pénible, en sortait. Marcus Herz, qui avait
eu des revenus considérables, ne laissait presque rien, et Henriette
fut obligée de tirer argent de son savoir. Le comte de Dohna-Sehlo-
bitten, l'ancien élève de SchJeiermacher, offrit bien à la veuve sa
main et sa grande fortune, mais elle refusa, probablement pour ne
point chagriner sa vieille mère par une conversion qui aurait été
nécessaire et elle se mit à donner des leçons de français, d'anglais,
d'italien. C'est à cette occasion qu'elle connut la mère de M'"^ de Dino,
la belle et noble duchesse de Gourlande, qui devint pour elle tme
véritable amie. C'est le spirituel et galant prince Louis-Ferdinand,
le cousin du roi, qui présenta Henriette, qu'il avait souvent vue chez
Rah3l, à M'"* de Courlande. « Regardez bien cette femme, avait-il dit
à la duchess3, elle n'a jamais été aimée comme elle l'eût mérité. »
Ce fut encore le prince Louis qui recommanda Henriette à la reine,
alors qu'il s'agit de donner une gouvernante à la princesse Char-
lotte (depuis impératrice de Russie, femme de Nicolas). La veuve
de Marcus Herz, aussi digne vis-à-vis de la cour que vis-à-vis de
son jeune amant, refusa cette brillante position, toujours afin de
n'être pas obligée de changer de religion et d'affliger ainsi une mère
profondément attachée au culte mosaïque. Nous verrons cependant
qu'Henriette se convertit plus tard, tout spontanément et dans des
conditions très particulières. En 1803, le moment des conversions
éclatantes qui marquèrent les dernières années de l'empire n'était
pas venu encore.
La duchesse de Courlande, chez laquelle Henriette continua de
voir le monde élégant et lettré qu'elle ne pouvait plus recevoir chez
elle, était une des premières grandes dames chrétiennes de Berlin
qui réagit contre la séparation des classes, déjà un peu effacée
parmi les hommes, et qui osa disputer aux riches Juives le droit
d'accueillir et de patronner le talent. Son exemple fut bientôt suivi,
et l'aristocratie prussienne mit autant d'amour-propre à se distin-
guer par l'esprit et par la culture de l'esprit que naguère elle en
avait mis à étudier la science héraldique. Le salon de M'"" de Cour-
lande réunissait toutes les classes de la société, et les distinctions
religieuses y étaient entièrement inconnues. Juifs et chrétiens, sa-
LA SOCIÉTÉ DE BERLIiX. -483
vans et grands seigneurs, grandes dames et comédiennes, tout cela
s'y rencontrait, s'y confondait, car la duchasse s'attachait à placer
ses hôtes à une douzaine de petites tables séparées où il fallait bien
que les grandes dames fissent bonne mine aux convives roturières
avec lesquelles l'habile maîtresse de maison savait les mêler. Cet
exemple fut contagieux et eut d'excellens résultats pour le rappro-
chement des classes. Et cette fusion était bien réelle; les nombreux
mariages qxii £-9 nouèrent là, et qui, autrefois ou plus tard, eussent
passé pour des mésalliances choquantes ou des scandales, en sont
la meilleure preuve. C'est dans cette maison que se rencontrèrent
Rahel et le prince Louis-Ferdinand, M'"" de Staël et Auguste-Guil-
laume de Schlegel, qui avait remplacé son frère à Berlin, la princesse
de Radziwill, sœur du prince Louis-Ferdinand, et Jean de Millier, le
célèbre historien, — M'"*^ de Genlis et le comte de Tilly, ami de Mi-
rabeau, — Genelli, le peintre, et Gualtieri, l'humoriste, — Frédé-
ric de Gentz, la plus puissante plume de publiciste que l'Allemagne
ait jamais eue, et Guillaume de Humboldt, le diplomate philosophe;
en un mot, tout ce que B jrlin comptait de distingué par l'esprit.
L'apparition la plus brillante cependant dans ce brillant salon
resta toujours la charmante, l'aimable duchesse elle-même. Toute
jeune encore, — elle était née dans la même année qu'Henriette, en
1760, onze ans avant Rahel, — la belle Dorothée avait frappé tout
le monde par son enjouement, son bon sens, sa grâce irrésis-
tible, et ces trois qualités se déployèrent dans tout leur jour ur.e
fois qu'elle occupa la haute position à laquelle elle ne semblait
guère destinée. Le duc de Courlande, déjà deux fois divorcé, épousa
en troisièmes noces la jeune comtesse de Medem, et s'en trouva fort
bien à tous égards. Ce fut elle, « née pour régner, » dit un con-
temporain, qui rétablit l'ordre dans la fortune mal administrée de
son mari, qui réorganisa d'une main ferme et délicate à la fois les
affaires du duché, alors encore indépendant, absorbé plus tard par
la Russie, comme l'on sait. Dorothée vécut depuis alternativement
à Berlin et cà Vienne, où elle fut la providence des pauvres et l'idole
de la société élégante. On trouvait souvent auprès d'elle sa sœur
aînée, Elisa de Recke, qui formait avec sa cadette le contraste le
plus singulier. D'une beauté imposante, d'une imagination chaleu-
reuse, sentimentale et crédule, autant que sa sœur était gracieuse,
sensée et enjouée, Elisa avait été mariée à quinze ans, avait obtenu
son divorce à vingt-deux ans, et continuait à vivre dans les meil-
leurs termes d'amitié avec son mari. Elle perdit sa fortune, et se
voyait réduite à l'hospitalité de sa sœur, lorsque son ouvrage sur
Cagliostro attira l'attention de Catherine II, qui lui fit une pension
pour la récompenser de cet acte de courage et de ce service rendu
(1 à la raison. »
484 REVUE DES DEUX MONDES.
Élisa, qui fournit aussi à Schiller beaucoup de détails pour son
Visionnaire, avait ('té en effet très liée avec Cagliostro, lequel avait
fondé en Courlande une « loge des dames. » Elle avait été complète-
ment dupe, elle était même devenue un des principaux membres de
sa loge, et tandis que la jeune Dorothée fuynit les ennuyeux dis-
cours du thaumaturge, l'exaltée Elisa en savourait chaque parole.
Elli ne tarda pourtant pas à découvrir la friponnerie du maître et en
fut révoltée. A Berlin, Nicolaï entreprit de la guérir complètement de
son mysticisme, et y réussit à merveille. Le livre des révélations sur
Cagliostro fut le résultat de ce traitement rationaliste. Il la brouilla
à jamais avec ses deux nobles et mystiques compatriotes, la prin-
cesse de Galitzin, la Diotima d'Hemsterhuys, qui faisait alors en
Westphalie son métier d'apôtre en jupon, et la jeune M""" de Krûde-
ner, l'auteur de Valérie^ la titanide de Jean-Paul, séparée de son
mari comme Elisa elle-même. Celle-ci s'attacha depuis lors Tiedge,
le séraphique poète d' Urania, lequel la suivit dans ses longs voyages
d'Italie, s'enivrant avec elle de poésie nuageuse et de clair de lune,
tout en faisant, pour varier les distractions, une cour moins éthérée
à la femme de chambre de sa muse.
La fantaisie, on le voit, fut la seule souveraine reconnue de cette
société étrange, qui prétendait inaugurer le règne de la tolérance
sociale. Le monde de la cour, celui de la bourgeoisie surtout, pou-
vaient avoir des allures un peu différentes; les principes qui les
dominaient furent les mêmes, si toutefois il est permis de parler de
principes à une époque de transition et dans un monc'e qui professe
une liberté aussi grande, une aussi complète absence de préjugés.
Préjugés de naissance, de religion, de convenance sociale, tout cela
semblait en effet avoir disparu, et tout cJa pourtant devait re-
paraître, car aucune société ne peut vivre sans préjugés. J'ai dit que
le.s années de 1789 à 1815 furent une crise pour l'Allemagne aussi
bien que pour la France, — une crise politique et nationale, tout le
monde le sait, une crise littéraire et philosophique, personne ne
l'ignore; mais ce fut aussi une crise morale, et c'est à le prouver que
s'appliquent surtout ces pages. Oui, l'Allemagne était hors de ses
gonds. L'ancienne société était dissoute; un roi libertin et dévot à la
fois venait de fouler aux pieds toutes les traditions de cette maison
de Brandebourg, qui seule avait su résister aux dangereux exem-
ples de Louis XIV et de Louis XV, si follement, si servilement copiés
par tous les princes d'Allemagne. La religion positive elle-même
n'existait plus, ni pour les classes élevées, qui étaient allées ave;:
Frédéric II à l'école des encyclopédistes, ni pour les classes lettrées,
chez lesquelles le piétisme et la religion de sentiment d'abord, le
rationalisme ensuite, avaient détruit l'ancieme orthodoxie. Une re-
ligion nouvelle allait se fonder, mais elle n'existait pas encore au
LA SOCIÉTÉ DE BERLIN. /l85
moment dont je parle. Des systèmes ingénieux, des principes à l'es-
sai, des dogmes improvisés, tenaient lieu de la boussole qui man-
quait, et ils égaraient plus souvent qu'ils ne guidaient une généra-
tion afTolée qui marchait à tâtons au milieu des ruines. Il fallut du
temps avant que l'ensemble de doctrines, le nouveau code social et
religieux de l'Allemagne, ce nouvel édifice dont Kant a jeté les fon-
demens, que Goethe et Schiller ont élevé, fût debout. Une fois de-
bout, il se montra solide et à l'épreuve du feu; on le vit bien en
1813. Les hommes qui régénérèrent l'Allemagne et qui la délivrèrent
s'étaient tous assis, à peu d'exceptions près, aux pieds du sage de
Kœnigsberg; ils avaient répété tout jeunes les vers enthousiastes de
Schiller, et le credo humain et tolérant qui a mis la religion du
cœur à la place de la religion du dogme, la morale de conscience à
la place de la morale de convention, est resté jusqu'cà nos jours la
profession de foi de l'immense majorité des Allemands.
Quant au mariage en pv^rticulier, la société allemande semble
également rentrée dans la vérité et la justice. Elle est devenue plus
rigoureuse pour la rupture de l'union conjugale; elle n'a point re-
noncé au divorce. Elle ne l'aurait pu. La race germanique voit en
effet dans le mariage moins une association qui a pour résultat l'af-
fection qu'une affection dont la conséquence est une association.
D'ailleurs, même au début de ce siècle, le divorce ne fut une chose
admise que dans la noblesse et dans les ménages Israélites. Là, le
contraste entre les principes nouveaux et les mœurs traditionnelles
devait l'amener forcément. Les parens mariaient leurs enfans « à la
française, » comme on dit en Allemagne, c'est-à-dire en consultant
la raison et les convenances sociales plus que les sympathies per-
sonnelles, e: ils oubliaient de les prémunir contre les idées alle-
mandes, qui n'admettent que le mariage d'inclination. Henriette
Herz protesta vivement dans sa vieillesse contre le reproche d'im-
moralité que l'on faisait si souvent à l'époque où elle avait été jeune.
Selon elle, les nombreuses séparations dont on parlait en ce temps
ne prouvent nullement qu'on méconnût la sainteté du mariage :
« On n'admettait, dit-elle, comme vrai mariage, que celui où l'es-
prit et le cœur des deux époux trouvaient une satisfaction complète.
Dès que ce lien moral n'existait plus, les rapports conjugaux étaient
considérés comme profanant la sainteté du mariage, comme un concu-
binat. Conséquence nécessaire de cette manière de voir, la séparation
d'un pareil lien purement extérieur était regardée comme un bienfait,
bien plus, comme une nécessité pour les deux époux. Ce n'est que par
la séparation d'une union désormais immorale qu'on pouvait donner
satisfaction à l'idée conjugale qui avait été violée. »
Il n'y a qu'une observation à faire sur cette définition de Vidée
486
REVUE DES DEUX 3I0NDi;S.
conjugale allemande, laquelle doit paraître bien extravagante en
France : c'est qu'elle n'appartient point exclusivement, comme vou-
drait le faire croire Henriette Herz, à l'époque de sa jeunesse; elle
est restée en réalité la loi de la grande majorité des classes culti-
vées en Allemagne. Si l'abus d'autrefois a tenu en grande partie à
l'idéalisme du temps, qui méconnaissait tous les droits de la réalité,
de la convention et de la société, s'il a tenu à une certaine dissolu-
tion morale s'étalant avec une sincérité et une naïveté tout alle-
mandes, le principe en lui-même tenait et tient encore au fond de
la nature germanique, à sa façon de voir et de sentir en morale.
« Les Allemands se croient plus engagés par les affections que par
les devoirs, » a dit M'"'' de Staël, et dans ce mot elle a résumé toute
leur morale. Toute? Je me trompe. Il y a pour l'Allemand une autre
loi qu'il a toujours respectée à l'égal de l'affection, c'est la vérité.
Le mensonge, l'imposture, sont absolument inconnus dans les rela-
tions libres dont nous avons vu tant d'exemples. Tromper un époux
était considéré comme le plus grand des crimes; rarement la maison
conjugale était le théâtre de l'adultère. On se séparait à ciel ouvert
et après une explication, la plupart du temps sans haine ni amer-
tume; très souvent, comme cela fut le cas chez Auguste-Guillaume
Schlegel, qui céda sa femme à Schelling, le premier mari restait in-
timement lié avec le second. Quand Éléonore de Grunow, — une
femme, même une Allemande, a toujours le droit de nourrir moins
de scrupules de véracité qu'un homme, — quand M'"^ de Grunow
demande à Schleiermacher de ne plus lui écrire à l'adresse de son
mari, il lui répond qu'il ne peut s'y résoudre. « Vous savez coiubien
j'aimais à vous voir seule alors que nous nous voyions également
en public, et combien cela me semblait faire partie essentielle de
notre amitié; mais vous vous souvenez certainement aussi qu'il avait
été formellement convenu entre nous que, si jamais notre commerce
public devait être interrompu, nous ne nous verrions jamais en ca-
chette. Il me semble qu'il doit en être exactement de même pour la
correspondance, et je crains que ces lignes ne soient les dernières
que vous voyiez de moi d'ici k longtemps. » Il est toujours délicat de
juger les mœurs d'un peuple ou d'un temps d'après des principes
fixes et immuables. — Plutôt que de prononcer, sur des faits et des
idées qui nous paraissent étranges, une de ces condamnations sans
appel que les esprits absolus aiment à lancer, il faudrait essayer de
comprendre. On trouverait certainement dans les conditions de temps
plus d'une circonstance atténuante. En remontant jusqu'aux prin-
cipes des mœurs, on rencontrerait peut-être même, au lieu de l'in-
stinct vulgaire qu'on serait tenté d'y voir, une vertu élevée comme
l'est dans la nature allemande le respect de l'affection et de la vérité.
'K. HiLLEBRAND.
CHRONIOUE DE LA QUINZAINE
14 mars ISIO.
Il y a aujourd'hui deux choses également vraies, quoique au premier
coup d'œil elles aient l'air de se contredire. La situation de la France,
telle qu'elle apparaît, est certainement libre, aisée, rassurante, plus ras-
surante qu'elle n'a été depuis bien des années, et en même temps elle
reste critique et indécise. D'un côié, tout est presque beau et souriant;
de l'autre, tout est laborieux et difficile.
L'amélioration qui s'est faite, et qLU est un des signes caractéristiques
de l'heure actuelle, est surtout sensikle par cet apaisement qui a pé-
nétré dans les esprits, dans le corps législatif, jusque dans les discus-
sions de la presse. On dirait que nous sommes passés subitement d'une
atmosphère enflammée et violente dans une atmosphère pacifiée. La
physionomie de notre France renouvelée n'a plus de ces contractions qui
révèlent les luttes intérieures. Qu'on rapproche un instant par la pensée
ce qu on voyait il y a bien peu de temps encore et ce qu'on voit en ce
moment : la différence est faite pour frapper tous les regards. Il y a
deux mois à peine, la politique ressemblait à la mêlée la plus orageuse.
On s'exaltait ou l'on doutait; les passions ne désarmaient pas, et elles
étaient d'autant plus bruyantes, d'autant plus agressives, que toute in-
certitude n'était point dissipée. Les partis semblaient s'aborder avec un
arriéré d'animosités et de défiances. Au premier choc d'une discussion
parlementaire, l'étincelle électrique éclatait, et alors, à propos de tout et
de rien, c'était l'invariable défilé des souvenirs irritans, des allusions
blessantes et des soupçons injurieux. On se raidissait et on défendait
son terrain de peur des surprises. Aujourd'hui on n'en est plus là visi-
blement. La passion elle-même s'émousse, les déclamations furieuses
sont sans écho, et entre combattans sérieux on se salue avant d'engager
l'a lutte. Les concessions au besoin ne semblent plus impossibles dès
qu'une méfiance invincible n'est plus le mobile avoué ou inavoué de
toutes les résolutions. Bref, un souffle de bonne volonté se répand un
488 REVUE DES DEUX MONDES.
peu partout, et il y a des momens, en vérité, où l'on serait presque
trop d'accord, M. le baron Jérôme David, un des chefs de l'iincienne
droite, saisit l'occasion d'un débat sur l'Algérie pour proclamer qu'à ses
yeux, en politique comme en toute autre chose, la liberté et le droit
commun sont les meilleurs auxiliaires; M. Jules Favre se déclare presque
ministériel, et M. Gambetta lui-même vote pour le cabinet! Nous reve-
nons aux scrutins unanimes comme sous le gouvernement autoritaire,
mais par d'autres motifs. A quoi tient ce rassérénement sensible qui
s'est produit en quelques semaines? Il n'y a évidemment qu'une raison,
c'est que les garanties d'une liberté sérieuse ne sont plus disputées ou
mesurées avec parcimonie; elles sont offertes avec une sincérité mani-
feste et presque prodiguées. On se trouve en présence d'un pouvoir
souverain qui jusqu'ici ne refuse rien et d'un ministère qui ne se fait
faute de déclarations libérales, qui ne dit non à aucune proposition à
demi raisonnable ; que faut-il de plus ? L'opinion subit instinctivement
l'influence de cette révolution pacifique à laquelle on ne croyait pas, qui
e,st. cependant une réalité devant laquelle les défiances sont obligées de
se taire. On sent bien quel changement profond s'est accompli, et on le
sent avec d'autant plus de vivacité qu'il suffît de se replacer un peu en
arrière pour mesurer le chemin qu'on a parcouru. Qui eût dit en effet,
il y a un an, il y a huit mois, au moment où était voté le sénatus-con-
sulte du 8 septembre 1869, qu'on touchait de si près à une résurrection
complète des libertés publiques, et qui n'eût point accepté comme un
bienfait cette possibilité d'une réforme décisive sans violence? Les plus
difficiles eussent même accepté moins — avec cette persuasion qu'en
fait de liberté les petits progrès sont le commencement de la justice; à
plus forte raison acceptent-ils une victoire qui sera maintenant ce que
le pays lui-même voudra la faire. C'est là justement le côté heureux,
favorable de cette situation nouvelle, où tout est devenu possible par
l'action naturelle de l'opinion, et où il est tout simple qu'une pacifica-
tion relative des esprits réponde à une politique dont la sincérité ne re-
cule devant aucun aveu ou devant aucun désaveu du passé.
Oui, sans doute, la situation actuelle a cela de bon que les préventions,
les incrédulités, les ressentimens, les ombrages, sont plus qu'à demi
vaincus, qu'on finit par se rendre à l'évidence, par croire sans trop mar-
chander à la force de ce progrès régulier, de cette transformation paci-
fique. C'est déjà beaucoup, puisque cela simplifie singulièrement les
conditions de la vie publique. Qu'on se garde bien pourtant de s'y mé-
prendre : il ne suffît pas d'un échange de complimens dans une assem-
blée, de déclarations multipliées, ou de ces baisers Lamouretle des votes
unanimes, et c'est ici que notre situation, dépouillée de ses couleurs
séduisantes, reparaît dans ce qu'elle a de laborieux et de difficile. C'est
précisément parce que tout est possible maintenant, qu'on est tenu à
plus de sévérité dans ce travail de réformes qui s'impose souveraine-
REVUE. — CHRONIQUE. ^89
ment, — dans l'examen de toutes les questions qui se produisent à la
fois, et ces questions sont sans nombre. 11 y a une chose aussi redoutable
que de tout refuser, c'est de tout accorder, de se laisser aller au vague
des desseins, d'ouvrir une carriîra indéfinie. Nous sommes dans un de
ces momens d'activité renaissante où l'on éprouve un peu le besoin de
reprendre tout par le commencement, — où la politique est d'autant
plus obligée de préciser et de mesurer son action, de discerner les vrais
points des réformes salutaires, sans se croire tenue d'admettre tout ce qui
peut se présenter sous ce pavillon populaire du libéralisme. On a pu le
voir l'autre jour dans cette discussion parlementaire qui s'est élevée au
sujet des affaires de l'Algérie, Cette question d'Afrique, il y a longtemps
qu'elle pèse sur la France; elle a été l'objet de toute sorte de recherches,
de publications, et récemment encore un ancien officier, qui est aujour-
d'h i colon, M, le comte Charles de Montebello, mettait au jour une
étude intéressante, à laquelle il a donné le simple titre de Quelques
mois sur l'Algérie. Le gouvernement a multiplié les sénatus-consultes,
il en prépare un nouveau. Dans le corps législatif, les harangues se sont
succédé. M. le comte Lehon a parlé en homme qui a dirigé l'an dernier
une enquête des plus sérieuses. Un jeune député de l'Alsace, M. Lefé-
bure, a fait à cette occasion son début d'orateur avec autant de savoir
que d'esprit. M. Jules Favre a plaidé avec éloquence la cause de l'Algé-
rie. M. Emile Ollivier a représenté le gouvernement dans ce débat. En
définitive, le régime militaire est justement considéré comme insuffisant,
tout le monde admet la nécessité d'un régime civil, et l'idée de rendre
à l'Algérie le droit qu'elle a eu en 18^8 d'envoyer des députés au corps
législatif, celte idée a trouvé une grande faveur.
Rien de mieux comme témoignage de sympathie pour notre France
africaine. Seulement en est-on beaucoup plus avancé, et M. Jules Favre
lui même s'est-il demandé si une mesure qui se présente sous un air
libéral, l'envoi de députés algériens au parlement, va bien droit au but,
et si même cette mesure est la vraie forme de libéralisme appropriée
aux besoins et aux intérêts de l'Algérie? Les colonies anglaises, le Ca-
nada, l'Australie, n'ont point de représentation directe au parlement
britannique, elles n'envoient point de députés à Londres; mais elles ont
un gouvernement à elles, des assemblées à elles. Ces colonies jouissent
de toutes les libertés civiles et même politiques sous la haute suzeraineté
de FAngletorre, et elles prospèrent. Il ne serait point impossible qu'il
n'y eût là les élémens d'une solution qui ne serait pas moins féconde
pour l'Algérie que pour les colonies anglaises. Il s'agit avant tout, n'est-ce
pas? de créer un vivant et florissant appendice de la France sur l'autre
rive de la Méditerranée, de stimuler la colonisation par le développement
de la propriété individuelle, par toutes les garanties offertes à la liberté
du travail, par l'inviolabilité des droits. Est-ce que des assemblées libre-
ment élues, se réunissant à Alger, n'agiraient pas avec une efficacité
h90 REVUE DES DEUX MONDES.
plus décisive que quelques députés envoyés de Constantine ou d'Oran à
un parlement de Paris? Cela est d'autant plus vrai que cette question
de représentation directe n'est pas aussi facile à résoudre qu'on le di-
rait, qu'elle reste très complexe par suite de la diversité des populations,
de la disproportion des races, qui rendent assurément diHicile une assi-
milation complète des provinces africaines à des départemens français.
De quelque façon qu'on s'y prenne, il en résultera toujours nécessaire-
ment un mélange de régime exceptionnel et de régime de droit commun
qui pourrait fort bien compliquer les choses, ou peut-être n'aboutir à
rien. Nous ne voyons certes aucune difficulté à ce que des députés afri-
cains viennent au corps législatif, si on le veut : le tout est de savoir
si cette mesure, qui ressemble plutôt à une satisfaction d'apparat qu'à
une garantie de progrès réel, produira le bien qu'on en attend, et si le
vrai libéralisme approprié à l'Algérie réside dans ce qu'on propose. Sup-
posez que M. Jules Favre soit nommé député d'Alger, ce qui est bien
possible, et qu'il accepte, qu'y a-t-il de changé? Il n'y a pas même un
orateur de plus dans le corps législatif. Supposez que des colons d'Oran
et de Constantine élus par leurs concitoyens se réunissent à Alger pour
traiter les affaires de la colonie avec le concours d'un pouvoir représen-
tant de la France, il y a là peut-être un libéralisme plus pratique, parce
qu'il va plus droit au but. Voilà toute la question.
Le meilleur moyen de fonder la liberté est bien moins d'en mettre
les apparences ou les illusions un peu partout que de la faire pénétrer
dans la réalité des choses, et c'est là l'œuvre d'un progrès patient, mé-
thodique, allant à pas comptés pour ne plus reculer cotte fois, pour ne
plus disparaître dans une de ces tempêtes qui s'appellent tour à tour
des révolutions et des réactions. De là justement ce qu'il y a de critique
d;,ns cette transition oi!i nous sommes engagés. On se trouve placé entre
le danger de laisser dissiper ce souffle de confiance et de bonne volonté,
qui est une des forces de la situation actuelle, et le danger de tout
mettre en branle à la fois pour tenir l'opinion en haleine. Que résultera-t-il
de ce travail, qui, par des commissions extra-parlementaires, par les lois
présentées au corps législatif ou par des décrets, s'étend à l'organisme
entier de la France depuis la constitution jusqu'au mode de nomination
du bâtonnier des avocats? Il y a évidemment une part d"inconnu, et
nous voudrions bien croire que cet inconnu ne sera jamais une décep-
tion. Pour le moment, on est à l'œuvre sans avancer à pas de géant. La
commission pour la liberté de l'enseignement supérieur poursuit son
enquête sur l'organisation des universités de Belgique et d'Allemagne.
La commission de la décentralisation, avant d'aller plus loin, va buter
sur la question de la nomination des maires, qui la fait hésiter, et qui
n'était peut-être pas la première qu'on dût aborder. La commission
pour l'organisation municipale de la ville de Paris marche en lête, et
paraît seule être arrivée à un résultat. Il est vrai que ce résultat n'en
REVUE. — CHRONIQUE. Il9i
est pas un. Ayant à faire un choix entre un conseil municipal nommé
comme autrefois, par le gouvernement et un conseil formé entièrement
par rélectlon, la commission aurait proposé le biais singulier de réunir
ensemble quarante conseillers élus et vingt conseillers nommés par l'ad-
ministration. Ce serait le moyen d'avoir deux conseils et de ne rien faire.
Comme le disait spirituellement un des membres de la commission à
ses collègues, on aurait de l'eau chaude, on y mettrait de l'eau froide,
et on aurait de l'eau tiède; mais ce serait pire encore. Il est infiniment
vraisemblable que les conseillers élus seraient d'une couleur d'opposi-
tion d'autant plus prononcée qu'ils devraient se trouver en présence de
conseillers nommés par le gouvernement. Cela n'est point sans doute très
facile à arranger quand on veut tenir compte de tout. Mieux vaudrait
probablement, en écartant la nomination par le gouvernement, qui ne
serait plus acceptable désormais, chercher des garanties dans des con-
ditions sérieuses de domicile et dans le fractionnement des élections
par quartiers. De cette façon, on arriverait, autant que possible, à lais-
ser les intérêts de Paris entre les mains des Parisiens, et à imprimer un
caractère local aux élections. La commission, du reste, n'a fait qu'une
proposilion, qui aura encore à passer par toute la filière du gouverne-
ment, du conseil d'état, du corps législatif, et, chemin faisant, l'œuvre
arrivera sans doute à réunir les conditions désirables pour cette orga-
nisation, vainement cherchée jusqu'ici, de la grande municipalité pari-
sienne.
La politique nouvelle ne s'est attestée ou essayée jusqu'ici que par
ce travail délicat et complexe de réorganisation où vont toutes les préoc-
cupations depuis deux mois. Quelles sont les vues du ministère dans
nos affaires extérieures, c'est-à-dire en tout ce qui intéresse l'action
morale ou diplomatique de la France? Un régime qui prend la liberté
pour mot d'ordre, qui se propose de réveiller dans le pays le sentiment
de la responsabilité et de la grandeur morale, ce régime ne peut pas
être libéral à l'intorieur pour cesser de l'être au dehors, pour rester in-
différent aux grands intérêts nationaux. Tout se tient, et dès les premiers
pas notre ministère a une occasion naturelle de montrer son libéralisme
dans le gouvernement de nos affaires morales et extérieures. Cette oc-
casion, il ne l'a pas cherchée, il la trouve devant lui sous la forme de
ce concile qui prépare des embarras à tout le monde, à l'église elle-
même aussi bien qu'aux pouvoirs civils de tous les pays. C'est en un mot
cette vieille affaire de Rome qui reparaît avec son cortège d'éternels,
d'insolubles problèmes, et, comme si la petite pièce devait toujours
passer avant la grande, elle a recommencé par le plus humble et le
moins solennel des incidens, par un conflit sur les monnaies. Rien n'est
plus secondaire en apparence. Le pape émet des monnaies divisionnaires
qu'on laisse s'introduire directement ou refluer de Suisse et de Belgique
en France, sur la foi d'une prochaine accession du gouvernement ro-
Zi92 REVUE DES DEUX MONDES.
main aux conventions monétaires qui règlent les conditions d'émission,
de titre et de circulation. Un jour on s'aperçoit, quoiqu'un peu tard,
que cette introduction des monnaies du pape est devenue une inonda-
tion, que le saint-siége n'a rien fait pour se mettre en règle, que les
émissions pontificales ont dépassé toute mesure, qu'il y a même une
légère différence de titre, et qu'il va en résulter une perte inévitable
constituant un prélèvement indirect sur tout le monde au profit du gou-
vernement romain. Alors notre ministre des finances, en vrai cerbère du
trésor, ferme ses caisses au plus vite, et tout ce qu'il peut faire, c'est de
permettre à ses agens de recevoir la monnaie du pape à sa valeur réelle,
c'est-à-dire avec une perte de 9 pour 100, dont le public de France paie
naturellement les frais. Pure affaire de monnaies! dira-t-on; nullement,
c'est toujours la question du pouvoir temporel qui est là-dessous. Pour-
quoi le pape a-t-il lancé dans le monde cette quantité exagérée de mon-
naie? pourquoi a-t-il refusé d'accéder aux conventions monétaires? Parce
qu'il n'a pas voulu se lier, parce qu'il a proportionné le chiffre de ses
émissions, non pas, comme il l'aurait dû, à sa population actuelle, mais
à la population des états qu'il a eus et qu'il n'a plus. C'est la protesta-
tion du pouvoir temporel circulant en pièces de 50 centimes. C'est ainsi
que tout est dans tout, et que la politique se retrouve jusque dans ce
léger disque d'argent que la placide et spirituelle effigie de Pie IX
ne sauve pas du discrédit, qui s'en va désormais, ironiquement chassé,
de main en main, comme s'il venait de la vieille fabrique de Monaco. On
s'est plaint à Rome et à Paris de cet éclat imprévu, des rigueurs de l'ad-
ministration française; on a crié à l'attentat, au sacrilège, à la barbarie.
Malheureusement les plus grands mots ne tiennent pas la place du plus
simple chiffre dans un budget, les ministres les mieux intentionnés
pour le pouvoir temporel n'y peuvent rien, et lorsque M. Buffet a de-
mandé nettement au corps législatif s'il était décidé à voler un crédit
pour combler le déficit résultant de l'acceptation prolongée de la mon-
naie pontificale, le corps législatif est resté muet. Le pape est donc libre
de protester jusque dans l'éternité pour ses droits sur la Romagne, sur
rOmbrie, mais non pas sous la forme d'une pièce de 20 sous. C'est la
moralité de ce petit épisode financier.
Après cela, nous en convenons, ce n'est que le très humble et assez
bizarre côté d'une immense question qui ne regarde pas seulement le
ministre des finances. Tout ce qui se passe à Rome depuis quelques
mois a une bien autre portée. Il s'agit d'échapper à toutes les conditions
terrestres de la civilisation, d'ériger en plein xix" siècle une autorité
souveraine, absolue, omnipotente, infaillible, en apparence restreinte
au domaine spirituel et en réalité dominant do la hauteur d'un dogme
tous les rapports de l'église et des sociétés civiles. A vrai dire, il n'est
pas certain que le concile ait été réuni pour autre chose que pour consa-
crer cette infaillibilité personnelle du pape, sur laquelle s'amoncellent
REVUE. — CHRONIQUE. 493
aujourd'hui tant do polémiques. Pondant quelque temps, on a eu l'air
d'hésiter, de s'envelopper de diplomatie, puis tout d'un coup les bat-
teries des partisans du dogme nouveau se sont découvertes, et les me-
neurs romains semblent vouloir conduire l'affaire au pas de charge,
avec d'autant plus de vigueur qu'ils se sentent harcelés par les résis-
tances, par une oj^-posilion grandissante. La cour de Rome, c'est sa
force comme aussi c'est quelquefois sa faiblesse, ne s'inquiète guère
des oppositions, elle est tour à tour patiente ou impérieuse, elle ne
cesse pas de marcher à son but; elle veut aujourd'hui l'infaillibilité
de même qu'elle veut donner la sanction du dogme aux doctrines du
Sytlabus, c'est-à-dire à la condamnation des principes des sociétés mo-
dernes. Ceux qui ne voudront pas la suivre resteront en chemin, ce sera
ce qu'on appelle d'un ion dégagé une épuration salutaire. Que sortira-t-il
en définitive de cette tempête déchaînée entre la terre et le ciel? On le
saura plus tard. Pour le moment, un premier résultat est bien certain :
en soulevant une question qu'il était si facile de laisser dormir, on a
jeté le trouble dans le monde religieux, dans i'épiscopat français comme
dans l'église universelle. Guerre entre le père Gratry et l'archevêque de
Malines, M. D champs; guerre entre M. Dupanloup et l'archevêque de
Westminster; guerre entre les théologiens de Borne et le premier des
théologiens allemands, M. Dœllinger : la lutte est partout. Des évêques
français couvrent de malédictions M. l'abbé Gratry pour ses brillantes
et prévoyantes polémiques contre l'infaillibilité, d'autreS le soutiennent.
Il y a peu de jours encore, un homme qu'une mort prématurée vient
d'enlever, qui a marqué par l'intrépidité de sa foi religieuse et l'éclat
de son talent, M. de Montalembert, d'une main défaillante sous le poids
du mal, mais d'un esprit toujours viril, protestait contre la doctrine qui
veut faire une idole à Rome, Or dès aujourd'hui on peut se demander
quelle autorité aura un dogme ainsi contesté d'avance, désavoué par les
esprits les plus éminens et mis en suspicion aux yeux du monde catho-
lique lui-même.
Voilà le premier résultat. Si la question restait dans une sphère pure-
ment religieuse, ce ne serait rien encore; mais à l'heure qu'il est !a
politique s'en mêle et la confusion n'est pas près de diminuer. Jusqu'ici
le gouvernement français s'était renfermé dans une stricte réserve; il
laissait faire, espérant probablement qu'on ne ferait rien. C'était le sens
des explications données, il y a deux mois, par le ministre des affaires
étrangères devant le sénat. Aujourd'hui, d'après toutes les apparences,
on commence à sortir de cette expectante neutralité. M. le comte Daru
a écrit à un prélat français de ses amis actuellement à Rome des
lettres assez vertes qui nous sont revenues par l'Angleterre. Ce que
M. Daru disait dans ses lettres, il l'a résumé, à ce qu'il paraît, dans
une communication diplomatique qui a dû être transmise au cardinal
Antonelli, Enlin le gouvernement français revendiquerait le droit d'en-
494 REVUE DES DEUX MONDES.
voyer un ambassadeur spécial au concile. Bref, on passe de l'absten-
tion à l'intervention morale. On croit avoir de bonnes raisons, nous
n'en doutons pas. Les lettres de M. le ministre des affaires étrangères
sont as:surément conçues dans l'esprit le plus sage, elles sont écrites
avec une honnête et familière vivacité qui n'exclut pas la modération,
qui n'a d'autre objet que d'arrêter la cour de Rome au seuil d'une
périlleuse aventure. Il reste à savoir si M. le comte Daru ne s'engage
pas lui-même dans une terrible bagarre, si notre gouvernement prend
le bon chemin, si la France ne se trouve pas placée dans la situation la
plus fausse par le seul fait de la présence de ses troupes à Rome ou à
Civita-Vecchia. Que veut-on que nous fassions avec nos remontrances,
nos ambassadeurs spéciaux., et nos fantassins campés à deux pas du con-
cile? Si la cour de Rome se laisse intimider et s'arrête devant nos obser-
vations, ce que nous ne croyons guère, on dira que ce sont nos soldats
plus que nos raisons qui ont entravé la liberté de l'église, et ce sera la
justification étrange de cette prétention plus étrange encore, que nous
avons toujours eue, de n'être dans les états pontificaux que pour garan-
tir la sûreté et l'indépendance du saint-siége. Si la cour de Rome va
jusqu'au bout, nous aurons été des protecteurs bafoués, des témoins
presque ridicules de ce que nous n'aurons pu empêcher; nous aurons
fait assister notre drapeau à la condamnation prononcée du haut de
Saint-Pierre contre tous les principes sur lesquels repose la société fran-
çais3. De toute façon, il eût bien mieux valu et il vaudrait bien mieux
encore nous dégager de toutes ces complications parfaitement inextrica-
bles par le rappel de nos troupes, que M. le comte Daru laisse entrevoir
comme une menace si l'on va au-delà d'une certaine limite, et que nous
voudrions, quant à nous, voir s'effectuer dès aujourd'hui sans aucune
espèce de menace, franchement et résolument. Ce serait pour nous la
liberté, et le saint-siége se trouverait au moins une bonne fois dans la
vérité de sa situation. Qu'on ne s'y méprenne pas en effet : le pape peut
bien de temps à autre nous remercier diplomatiquement quand il voit
que cela nous est agréable-, au fond il est intimement persuadé qu'il
ne nous doit rien, qu'il fait plus pour nous en se laissant protéger que
nous ne faisons pour ses intérêts en le protégeant, qu'en aucun cas nous
ne nous retirerons, ce qui le dispense tout à la fois de reconnaissance et
de prévoyance. Si la cour de Rome voyait partir nos troupes, avec la cer-
titude de ne pas les voir revenir de si tôt, ce serait probablement le meil-
leur moyen de réveiller en elle le sentiment de la responsabilité. C'est
une situation sur laquelle le ministère doit d'autant plus réfléchir qu'elle
est une véritable épreuve pour lui, qu'elle peut donner la mesure de ses
sentimens libéraux. Effectué après le concile, après une proclamation
de l'infaillibilité papale qu'on n'aurait pu empêcher, par une raison qui
nous serait exclusivement propre, le rappel de nos troupes pourrait res-
sembler à un acte de dépit ou de ressentiment vis-à-vis du saint-siége;
REVUE. — CHRONIQUE. A95
d'un autre côté, il laisserait toute liberté à l'Italie, qui serait assez
fondée à ne nous savoir aucun gré d'une telle résolution, qui pourrait
se considérer comme n'étant obligée à rien parce que nous aurions quitté
un poste que nous aurions déclaré nous-mêmes ne plus pouvoir occuper.
Accompli aujourd'hui, ce rappel serait \in retour pur et simple à la con-
vention du 15 septembre 186/j, qui n'est point abrogée, que nous sa-
chions, et qui est la seule garantie dont on puisse se prévaloir.
A dire vrai, du reste, que peut-on craindre sérieusement pour la sé-
curité immédiate du saint-siége? Est-ce qu'il y a maintenant à redouter
quelque retour offensif de Garibaldi, quelque invasion nouvelle des
états pontificaux? On n'en est plus là. Les Italiens ne sont pas près de
recommencer ou même de permettre des tentatives comme celle de
1867. Cette folle expédition, qu'un ministère aussi dépourvu de pré-
voyance que d'initiative ne savait pas retenir sur le chemin de Mentana,
a laissé au-delà des Alpes de trop cuisans souvenirs, de trop salutaires
enseignemens pour qu'on ne soit pas guéri de toute fantaisie de vio-
lence dans une question où la violence ne peut rien. Les Italiens savent
bien que sans cette malheureuse entreprise de 1857 ils seraient peut-
être déjà pratiquement arrivés à une solution qu'on entrevoyait pres-
que, qui eût assuré une satisfaction au sentiment national en laissant
de suffisantes garanties à l'indépendance spirituelle du pontife de Rome.
L'Italie a bien assez à faire aujourd'hui. Elle a ses finances à régénérer,
son administration à reconstituer, sa vie publique tout entière à vivifier
et à coordonner. Elle est arrivée à ce moment où l'enthousiasme des
aventures est complètement refroidi, et où l'on se retrouve en face de
toutes les difficultés pratiques de la réorganisation d'un grand pays
né d'hier. Désormais et pour longtemps, les réformes administratives,
financières, dominent tout. C'est là le double problème qui se pose de
nouveau pour l'Italie au moment où le ministère, présidé par M. Lanza,
et le parlement se retrouvent en présence après des vacances de deux
mois. On attendait avec une impatiente curiosité le plan que le mi-
nistre des finances, M. Sella, préparait pendant cette trêve parlemen-
taire, et qu'il vient de présenter. Au premier coup d'oeil, on ne saurait
véritablement assurer que M. Sella, si habile qu'il soit, ait trouvé dans
son imagination des combinaisons surprenantes, merveilleuses, faites
pour remettre d'un seul coup l'Italie au-dessus de ses affaires. Son plan
n'a rien de particulièrement héroïque, il se compose plutôt d'une série
de projets de détail par lesquels le ministre florentin d'aujourd'hui es-
père atteindre un but poursuivi par tous ceux qui l'ont précédé, et que
tous ceux qui lui succéderont s'efforceront sans doute de poursuivre à
leur tour, l'extinction du déficit. M. Sella propose au parlement la sanc-
tion d'un traité par lequel il obtiendrait avec avantage 122 millions de
la banque, une émission de 80 millions de consolidés, l'augmentation
de quelques impôts, la réorganisation de quelques autres, l'appropria-
496 REVUE DES DEUX MONDES.
t.ion à l'état de toute la contribution sur la lichesse mobilière, dont
une partie revient jusqu'ici aux provinces et aux communes. Moyennant
tout cela, et sans parler des économies réalisées sur certaines dépenses,
de r accroisse ment prévu de certaines recettes, on espère arriver à un
équilibre suffisant dans le budget de 1871.
L'équilibre, c'est le mirage de tous les ministres des finances, et
M. Sella, tout comme un autre, le fait briller aux yeux des députés ita-
liens. Il s'agit maintenant de savoir si le minisière, dont ce plan Hnan-
cier est le premier acte décisif, trouvera dans le pailemont une majorité
décidée à sanctionner ses projets et à le suivre dans sa politique générale
qui ne diffrre point, »près tout, sensiblement de celle de ses prédéces-
seurs. Malheureusement cette chambre italienne e.'-t tellement morce-
lée en partis, en fragraens départis, qu'il est vraiment assez difficile
d'y trouver les élémens d'une majorité sérieuse. Le cabinet Ménabréa,
celui qui a eu la plus longue vie depuis M. de Cavour, a succombé faute
de trouver un appui solide. Le ministère de M. Lanza ne se rattache
à aucun groupe d'opinion bien marqué; il est vu avec méfiance par
la droite, par la gauche. Lui aussi, il pourrait se dire le ministère des
deux centres; mais ici ces centres eux-mêmes sont un vrai sable mou-
vant. Cette pulvérisation de toutes les forces [loliiiques est pour le
moment la maladie de l'Italie, et c'est ce qui piéoccupe les esprits sen-
sés. Il y a peu de temps, un des Italiens les jJus distingués qui a été
au pouvoir, M. Scialoja, étudiait ce mal et cheicliait le moyen d'arriver
à une reconslilulion des partis. Un autre ancien mim'stre, M. Ste-
fano Jacini , qui donnait récemment sa démission de député de Terni,
vient de sonder la même plaie dans un travail sur les conciliions des
affaires publiques en Ilalie depuis 1866, et quant à lui, c'est l'orga-
nisation même de l'Italie qu'il veut réformer. L'élude de M. Jacini est
pleine d'observations justes, de traits saisissais. L'auteur voudrait
deux choses presque radicales dans l'état actuel : il demande la création
d'un haut parlement national , élu par le sullrage universel à deux
degrés, s' occupant exclusivement des affaires gniéiales, et la recon-
stitution de régions administratives avec des asseml)lées particulières,
étendant leur compétence aussi loin que possible dans le domaine des
intérêts locaux. La décentralisation, comme ou voit, est aussi en faveur
au-delà des Alpes, et il est certain qu'elle est tout au moins dans le ca-
ractère, dans les traditions du pays, ^ous ne savons trop seulement si
ces )é(/io;K'; que propose M. Jacini, et qui aur;iirnt bien de la peine à ne
pas se confondre avec les 'anciennes démarcations n'auraient point pour
résultat d'affaiblir l'unité si récente encore par la résurrection confuse
de tous les instincts municipaux et autonomistes.
La formation d'un peuple longtemps divisé reste ince.ssamment livrée
à ces mouvemens intimes d'action et de réaction. Elle se précipite ou
s'interrompt selon les circonstances, et elle est bien obligée de se com-
REVUE. — CHRONIQUE. 497
biner avec la marche générale des choses. Ce qui se passe aujourd'hui
en AUeuiagne en est la preuve. En Allemagne, toute la question est de
chercher un chemin vers une fusion complète du nord et du sud qui
jusqu'ici rencontre autant de résistances intérieures que de difficultés
diplomatiques. Il n'est point douteux, quoi qu'on en dise, que l'esprit
particulariste garde une certaine force en Bavière, dans le Wurtemberg,
dans le grand-duché de Bade lui-même; il a du moins assez de puis-
sance à Munich pour amener la démission définitive du prince de Ho-
henlohe, qui vient d'être remplacé comme président du conseil par le
comte de Bray. A Bade, si le gouvernement est tout prussien, le peuple
l'est beaucoup moins. A Berlin, le parti national-libéral s'inquiète fort
peu de ce que pensent les populations badoises et les palriotes bavarois,
il veut aller à l'unité par le plus court chemin. Au centre de ces agita-
tions, se tient M. de Bismarck, observant tout d'un air narquois préten-
dant bien régler la marche, saluant ironiquement de son casque de cui-
rassier le traité de Prague, mais regimbant quand on veut le pousser à
contre-temps. Au fond, c'est là tout le secret des discussions qui vien-
nent de se produire au parlement de la confédération du nord.
De quoi s'ag'ssait-il donc? Un des chefs du parti national-libéral,
M. Lasker, a saisi l'occasion d'un traité de réciprocité en matière de re-
cours judiciaires signé avec Bade pour demander l'entrée immédiate du
grand-duché dans la confédération du nord. M. de Bismarck a jugé qu'on
allait un peu vite, il s'est donné un air tout fâcIié. Est-ce donc qu'il dé-
savoue l'ambition des nationaux-libéraux et qu'il songe à invoquer le
respect des traités? Pas le moins du monde. « Nous sommes toas d'ac-
cord, a-t-il dit à peu près dans son langage sarcastique et hautain, nous
sommes complètement d'accord sur le but où nous tendons. Vous voulez
l'unité entière de l'Allemagne, je la veux autant que vous, le roi la veut
aussi, il l'a affirmée dans le discours par lequel il a ouvert ce parlement.
Le tout est de choisir l'heure et les moyens. Le gouvernement badois
est un bon gouvernement qui fait nos affaires à merveille. 11 faut qu'il
continue. Englobé dès ce moment dans notre confédération, il ne nous
servirait de rien; tel qu'il est, il nous sert beaucoup mieux; il contient
ces Bavarois et ces Souabes qui sont de mauvais esprits, il est un dis-
solvant dans l'Allemagne du sud, et il nous aidera à tout prendre d'un
seul coup de filet. Laissez-moi donc faire. Vous êtes la politique natio-
nale, dites-vous; oui, je la connais la politique nationale. C'est elle qui
voulait m'empêcher de faire la guerre en 1866, c'est elle qui me refu-
sait mes budgets et mes moyens d'action. Aujourd'hui vous trouvez que
je ne Vais pas assez vite. Croyez-vous donc que ce ne soit rien d'avoir
amené un état oi^i le roi, mon gracieux maître et le vôtre, est le chef
militaire de l'Allemagne tout entière, et exerce un pouvoir tel que nul
empereur n'en a exercé depuis Barberousse? » En Allemagne, on trouve
TOME LXXXVI. — 1870. 32
i498 REVUE DES DEUX MONDES.
M. de Bismarck un patriote un peu méticuleux; de ce côté du Rhin, on
peut trouver que ses réticences calculées sont suffisamment audacieuses,
qu'elles disent tout ce qu'on peut dire. Après cela, la paix n'est point
sans doute immédiatement menacée, mais nous sommes avertis, nous
savons ce que valent aux yeux du ministre prussien le traité de Prague
et la ligne du Mein , et si le chancelier fédéral ne va pas plus loin pour
le moment, s'il temporise, c'est qu'il a peut-être des raisons de croire
que la France et l'Autriche ne seraient pas aussi impuissantes ou aussi
indifférentes que M. Lasker venait de l'assurer dans son discours. C'est
du reste un terrible homme que M. de Bismarck, il porte son activité et
son originalité en tout, et le lendemain de la discussion sur Bade, à pro-
pos du code pénal de la confédération, il a traité la question de l'abo-
lition de la peine de mort en humoriste qui trouve qu'on attache trop
d'importance à la mort et à la vie. Malgré tout, le parlement a voté la
suppression du dernier supplice; mais il y a encore le conseil fédéral,
et il reste à savoir ce qui l'emportera de la législation prussienne ou de
la législation des autres états, tels que la Saxe, chez qui la peine de
mort est déjà abolie. L'essentiel est la création de l'unité de législation
pénale après l'unité diplomatique, après l'unité militaire, après l'unité
commerciale. M. de Bismarck a bien quelque droit de demander qu'on
le laisse faire, et au surplus, si on ne lui donne pas le droit, il le prend,
il fait l'Allemasue à sa manière. ch. de mazade.
REVUE MUSICALE.
Robert le Diable, après avoir dormi deux ans du sommeil de l'empe-
reur Ëarberousse dans les cryptes de l'Opéra, vient de se réveiller
comme sous la baguette d'une fée, et le voilà parti p mr d'autres desti-
nées. C'est un spectacle entièrement nouveau; la distribution des rôles,
les costumes, les décors, la mise en scène, on a tout remanié, tout ré-
formé, tout rajeuni; il n'y a de vieux désormais que la musique. Je dis
vieux et non pas vieilli, bien que la restriction ne regarde que l'en-
semble, et que, pour certaines parties de l'œuvre, l'un et l'autre se
puissent dire. Meyerbeer n'eut jamais pour unique objectif la simple
vérité dramatique, son affaire était bien plutôt d'agir directement sur
les masses, d'entraîner le public. Gluck, Mozart, Beethoven, ne cher-
chent que le beau, que le vrai; l'effet ensuite vient quand il peut,
quelquefois même il ne vient pas du tout, et leurs opéras produisent
trop souvent sur la foule ce calme et solennel sentiment d'admiration
que les oratorios ont le don particulier d'émouvoir. A Weber le pre-
mier, il faut attribuer cette tendance directe vers l'effet; mais la révé-
lation, chez lui encore inconsciente, ne devait trouver que dans Meyer-
beer son metteur en œuvre souverain. A ce point da vue, il n'est pas
REVUE. CHRONIQUE. ^99
absolument vrai que Meyerbeer ait autant spéculé qu'on l'a écrit sur la
fusion des divers styles. Mozart, avec sa mélodie suave et nombreuse,
ses qualités toutes françaises de précision rhylhnn'que et de clarté, la
variété, le choix, la science et la profondeur de ses harmonies, Mozart
avait marié musicalement la France, l'Italie et l'Alleuiagne bien avant
que le fils du banquier de Berlin eût projeté ces noces d'or. S'il les a
rêvées à son tour, c'est plutôt en aventurier et beaucoup moins de parti-
pris que par occasion. Meyerbeer, s'il n'eût possédé en propre d'autre
art que celui-là, aurait peut-être réussi à composer des opéras dans un
certain style Gluck- Mozart de nature à lui concilier l'estime des hon-
nêtes gens; mais eût-il, comme il l'a fait, remué, passionné son époque?
Il nous est permis d'en douter.
Meyerbeer, c'est une chose aujourd'hui connue de chacun, avait au
plus haut degré la perception des instincts du public moderne, qui veut
être surtout distrait, amusé, et dont l'enthousiasme a le seul plaisir pour
raison d'être. De 1820 à 1830, du Crociato à Robert le Diable, s'écoule une
période de dix ans, pendant laquelle le grand artiste se cherche sous
l'agréable dilettante voyageur, et, revenu de son école buissonnière en
Italie, flaire de quel côté le vent se lève pour frapper un coup de maître.
L'immense succès du Freischïuz en Allemagne avait commencé par ap-
peler son attention sur les effets nouveaux que la musique allait avoir
à demander à l'élément pittoresque, jusque-là trop négligé pour l'idéa-
lisme et la psychologie. En France, il trouvait la Muette au plein de son
action révolutionnaire; c'en était assez, je suppose, pour mettre sur sa
voie un génie décidé à ne prendre conseil que des besoins de son temps,
à flatter ses goûts et ses caprices. Le romantisme inconscient de Weber
avait trouvé son organisateur. Ces masses dont le souffle d'Auber n'a-
vait agité que la surface, une main habile et puissante les allait remuer
dans leurs profondeurs. Du finale de la sédition dans la Muette à la scène
de la bénédiction des poignards dans les Huguenots, il semble qu'il y ait
des abîmes franchis, et cependant ces deux morceaux, dont l'un reste
une magnifique inspiration, mais dont l'autre est une œuvre colossale,
relèvent du même système, et l'inventeur de ce système, le vrai ré-
formateur, n'est ici ni Auber ni Meyerbeer; il s'appelle Scribe. A lui seul,
Meyerbeer n'eût jamais atteint le but que dès ce moment il se proposa.
Ce rêve d'une musique à grand spectacle, dramatique, passionnée et
décorative , son génie de compositeur n'eût pas suffi à le réaliser, force
était que le machiniste intervînt. Je parle ici non-seulement du costu-
mier, du maître de ballet, du metteur en scène, mais du fabricateur
adroit, intelligent, inépuisable, dont les mille ressources allaient être
coup sur coup activées, exploitées. Varier les effets, multiplier les ta-
bleaux, être de tous les temps et de tous les pays, un tel programme,
s'il n'était point d'un musicien ordinaire, exigeait aussi du librettiste
une originalité de talent et des facultés inventives que ne montrent
500 REVUE DES DEUX MONDES.
guère les faiseurs d'aujourd'hui, occupés spécialement k ravauder Sliak-
speare et Goethe. Quoi qu'il en soit, Scribe fut l'homme de cette réaction,
qu'il gouverna en quelque sorte de sa propre initiative et sans avoir eu
besoin d'être poussé par le musicien. Meyerbeer n'eut pas grand'peine à
deviner les avantages qu'on pouvait tirer d'un pareil collaborateur, et
l'association de ce génie et de ce talent, pour premier résultat, donna
Robert le Diable.
Doué comme Weber du sens de la sonorité, mûri par d'énergiques
études, Meyerbeer mettait la main sur un poème où tout ce qu'il avait
acquis dans ses longs voyages, — en Italie de grâces mélodiques, en
Allemagne d'autorité magistrale, en France de goût et de juste mesure
dans les proportions, — allait enfin pouvoir s'exercer. Cette légende du
diable fait homme, dont il n'est pas un peuple qui ne possède sa ver-
sion. Scribe, disons-le, l'a traitée en poète dessinant à larges traits les
situations, se contentant partout de faire œuvre simple de programme,
à ce point que sa pièce a bcFoin, pour être comprise, et du commentaire
de la musique et de tout l'appareil des décorations et de la mise en
scène, ce qui est à mon sens l'idéal d'un poème d'opéra. Lui, d'ordinaire
si bourgeois, il s'élève très souvent dans son théâtre lyrique à la plus
haute conception du sujet, comme dans le quatrième acte des Hugue-
nots, et surtout dans cette admirable donnée du trio final de Robert,
figuration vivante et pathétique jusqu'au sublime de l'idée si familière
à l'art du moyen âge, et dont tous les portails, tous les vitraux, tous les
triptyques des cathédrales portent l'empreinte fouillée dans la pierre ou
le bois, enluminée dans le cristal; n'en disons pas trop cependant, car, s'il
y a fort à louer dans ce beau poème, la critique y trouve aussi bien des
endroits où se prendre. Ce personnage d'Alice par exemple, quel est-il?
Vit-on jamais caractère plus en désaccord avec lui-même? Voilà une
jeune fille qui, naïve et toute charmante d'innocence et de simplicité au
premier acte, inspirée et tragique au cinquième, passe la première pailie
du troisième acte à se maniérer en paysanne d'opéra-comique; évidem-
ment la petite mijaurée qui vient ainsi, leste, fûtée et provocante, vo-
caliser en l'honneur de la patronne des demoiselles, n'a rien de com-
mun avec l'aimable enfant que nous avons connue dans la première
scène, et qui tout à l'heure, dans le trio final, rayonnera des plus nobles
flammes de l'enthousiasme. Entre l'exposition et le dénoûment, il y a
pour ce personnage une vraie solution de continuité, il se désavoue et
se dément. Ces couplets badins, presque effrontés, sont le plus étrange
contre-sens dans la bouche de celle qui tantôt a soupiré la romance
d'entrée. Lorsque j'entends au début cette phrase pleine d'émotion et
de recueillement, la présence de Raimbaut voyageant seul avec cette
jeune fille n'a rien qui me choque; mais la petite personne qui chante
si galamment « qu md je quittai la Normandie » me paraît en savoir
déjà long, et je commence à me montrer beaucoup moins rassuré sur le
REVUE. — CHRONIQUE. 501
compte d'un pareil ange qu'un beau garçon accompagne nuit et jour en
ses pèlerinages. Du reste, cette inconsistance du personnage dramatique
ne pouvait manquer de réagir sur le caractère musical, et comme dans
une œuvre d'art tout se tient, on comprend quelle difficulté doit offrir
à l'interprète un rôle ainsi partagé entre l'héioïne et la bergère d'o-
péra comique, réclamant en même temps que la puissance et l'inspi-
ration d'une grande tragédienne la gentillesse et la virtuosité d'une
chanteuse légère.
C'est par ces côtés de grâce coquette et d'afféïerie que M"^ Nilsson
prend le rôle : voilà bien ses cheveux blonds, son regard de nix, froid
et bleu comme l'acier, plein de captation et de sortilège, jamais tendre,
ces petits airs sauvages et tous ces eiïaremens naturels ou voulus si cu-
rieusement en harmonie avec les étranges résonnances de sa voix. Il n'y
a qu'une Nilsson au monde pour réussir ainsi dans un rôle par les dé-
fauts mêmes de ce rôle; on n'imagine pas une Alice plus invraisem-
blable à la fois et plus charmante. Elle entre, la jolie messagère, svelte
et dégagée , sa tunique blanche serrée aux flancs par la ceinture de
cuir; les chevaliers la traînent éperdue devant Robert. L'instant est so-
lennel, tous ses amis tremblent dans la salle, et certes elle en a beau-
coup, elle en a tant qu'on peut dire que depuis M"* Rachel nulle per-
sonne de théâtre ne fut si unanimement recherchée, fêtée, adulée, de
la société parisienne. Elle seule reste imperturbable, car c'est une des
particularités et des forces de cette nature tiès exceptionnelle d'ignorer
les angoisses de la peur, ou du moins, si elle les ressent, de n'en rien
laisser voir. « Va, » dit-elle, et sur sa bouche à peine entr'ouverte vous
voyez déjà courir la fantaisie. Au lieu de chanter le texte, de filer le
mi, qui est une ronde, en le portant sur le sol, qui est une croche, elle
donne à l'une et à l'autre note la même valeur, étend, prolonge la se-
conde comme la première. L'effet assurément est. neuf, amusant, comme
disent les peintres; Meyerbeer Tapprouverait-il? On l'ignore; toujours
est-il qu'il ne Ta pas indiqué. Même étrangeté dans toute l'interprétation
du morceau, le nuancé, l'exquis, partout substitués au pathétique, l'ara-
besque remplaçant la ligne simple du dessin; oubliez l'admirable page
de Meyerbeer, cette haute et classique inspiration à la Mozart, mettez
que vous entendez un lied norvégien, c'est adorable! Brava, Nilsso7i!
very lovely indeecl!
Le second acte appartient à la princesse, et M""' Carvalho n'était point
femme à laisser perdre un pareil avantage. Costumée à ravir, ses che-
veux cerclés d'un bandeau d'or ocellé de pierreries, sa taille merveilleu-
sement dégagée sous les plis de la dalmatique d'azur à semis d'étoiles,
elle a dit sa cavatine avec une élégance, un éclat, une bravoure, qui
sont la perfection du chant. Personne aujourd'hui n'a cet art de poser
la voix. Dans le finale, ses forces la trahissent un peu; mais patience,
attendons-la tout à l'heure à l'air de grâce. Gomment cette grande scène
502 REVUE DES DEUX MONDES.
du quatrième acte, où tant de force est nécessaire, a pu devenir pour la
cantatrice une occasion de triomphe, c'est encore là un de ces secrets
dont il faut chercher Texplicaiion dans les inépuisables ressources du
style. On supplée à tout avec du style, et, sans parvenir à changer la
nature physique de l'organe, on arrive par des progressions savamment
mesurées à faire qu'une petite voix s'élève aux plus grands effets; ainsi
de celte invocation suppliante d'Isabelle à Robert, que M'"« Carvalho gou-
verne en artiste imperturbable. Elle commence pianissimo, ce n'est d'a-
bord qu'un soupir, un souffle qu'on entendrait à peine, si l'art tout ma-
gistral qui préside à cette émission ne faisait de ce soupir, de ce soufQe,
quelque chose d'électrique déjà et de lumineux. Insensiblement la note
s'accentue, l'éiincelle étend son foyer; la voix, entrahiée, échauffée,
pousse au dehors ses forces décuplées par l'expression, et quand l'or-
chestre arrive vers la fin à déchaîner ses tempêtes, on la perçoit en-
core blanche et plaintive planant au-dessus des cuivres comme l'alcyon
au-dessus des vagues. Je parle de l'effet tel que M'"^ Carvalho le réalise
aujourd'hui qu'elle s'est retrouvée elle-même. Malade encore le premier
soir, une défaillance la saisit sur les dernières mesuras de son air, on
la vit s'arrêter tout à coup, serrer sa tête entre ses mains, suffoquer;
l'orchestre aussi s'arrêta, et la représentation fut un moment suspendue;
puis, se redressant par un suprême effort, la courageuse artiste termina
sa phrase ou plutôt l'expira dans un flot de larmes. Le public en de telles
circonstances n'a point l'habitude de marchander sa sympathie à qui la
mérite si bien, les applaudissemens éclatèrent avec frénésie; mais en
rentrant dans la coulisse M'"«= Carvalho s'évanouit. Fort heureusement
M. le ministre des beaux-arts, causant avec M""' Nilsson, se trouva là
tout exprès pour recevoir dans ses bras la pauvre Isabelle. Tous les
journaux ont raconté cette anecdote qui, espérons-le, accroîtra encore
la popularité de la jeune excellence. M. Maurice Richard n'est point sans
avoir un certain air de ressemblance avec le calife de Bagdad, lequel pré-
férait au travail de cabinet les longues promenades dans les lieux publics
de sa bonne capitale; il ne perd pas une occasion de visiter en détail les
moindres recoins de son empire. Nourri loin du sérail, il en veut con-
naître les détours; il veut surtout voir par lui-même, ce qui lui permet
d'offrir ses complimens aux cantatrices qui se portent bien et du vinai-
gre à celles qui se trouvent mal. — Revenons à la cavatine d'Isabelle.
Combien de fois les Allemands n'ont-ils pas reproché à Meyerbeer ses
contre-sens dramatiques! En voici un, cet air de grâce, qui, tout chef-
d'œuvre qu'il soit d'ailleurs, n'en mérite pas moins cette critique. Une
femme brutalement assaillie dans son oratoire par l'homme qu'elle aime
implore pitié contre cette agression démoniaque. Elle n'a de force que
dans sa faiblesse, et, pour accompagner son cri de colombe effarée,
toutos les puissances de l'orchestre font explosion. Si, pour une femme
qui demande grâce, on remue de la sorte les trombones et les clairons,
REVUE. — CHRONIQUE. 503
il faudra donc, pour chanter la guerre, se servir des flirtes et des haut-
bois; n'importe, la période est belle, et, malgré tous les raisonnemens,
vous entraîne; mais ce goût équivoque, qui procède chez Meyerbeer
d'un insatiable appétit du succès, je le retrouve à chaque instant dans
Robert le Diable sans que l'erreur du maître soit excusée par rien de
semblable à l'inspiration que je viens de citer. Le second acte tout en-
tier porte l'empreinte d'un italianisme démodé, et, dans le duo entre
Alice et Bertram, que dire de ces cadences interminables, de ces raffi-
nemens de langage entre deux personnages en lutte ouverte l'un avec
l'autre, et qui, se détestant, se maudissant au fond de l'âme, se con-
certent de l'œil et de la voix pour mieux enjôler leur public? Et ce trio
sans accompagnement, vit-on jamais un morceau moins en situation?
Alice, Robert et Bertram sont en présence, le drame touche à son heure
décisive,, et soudain voilà le maestro qui tranquillement arrête l'horloge,
et tire de son portefeuille une manière de terzctto a capella dont il sem-
ble tout aise d'avoir trouvé le placement.
Ceci nous ramène au troisième acte, à ces lieux témoins de tant de
« terribles mystères, » dont un ciel à la Salvator tout rayé de nuages
sanglans éclaire le sauvage tableau. Je passe sur les couplets d'Alice dé-
cidément trop fleuris de points d'orgue, trop entachés de mignardise.
Ophélie à chaque instant y reparaît sous le camail de la paysanne nor-
mande. Je citerai à la reprise du morceau une gamme descendante qui
vous revient comme un écho des jardins d'Elseneur. Dans le duo qui
suit, quelques bons effets sont à noter : l'effarement d'Alice, par exemple,
au moment où Bertram se démasque, sa manière très pittoresque de
s'élancer vers la croix, de chanter à genoux. Je voudrais seulement que
M^'^ Nilsson, au lieu de monter l'escalier par degrés, se portât d'un bond
sur la plus haute marche de façon à ne rien perdre de son souflle, et à
n'avoir plus qu'à se redresser vaillante et forte pour jeter à l'enfer son
défi : « le ciel est avec moi, je brave ta colère ! » Je n'ai aussi qu'à louer
la brillante cantatrice pour les belles qualités concertantes qu'elle dé-
ploie dans le trio sans accompagnement.
Abordons le cinquième acte. On sait quelle large place y tient Alice.
A partir du moment où la sœur de lait de Robert franchit le seuil du
sanctuaire, le personnage se transfigure, l'humble et timide villageoise
de tout à l'heure parle au nom du ciel en héroïne, en inspirée. C'est
l'ange descendu pour sauver une âme, l'ange livrant bataille au démon
et l'écrasant. M"^ Nilsson avait-elle d'avance bien réfléchi à tout cela?
Je crains que non. Nous ne sommes point ici à Londres, où les opéras
de Meyerbeer se jouent comme des opéras italiens qu'on livre à la
merci de virtuoses, la plupart illustrissimes, trop préoccupés des af-
faires de leur amour-propre et de leur fortune pour s'inquiéter des pe-
tites nécessités du grand art. Nous sommes à Paris, sur la scène de l'Aca-
démie impériale; il s'agit de RobejH le Diable, d'un chef-d'œuvre ayant
504 REVUE DES DEUX MONDES.
ses traditions, son style et sa grammaire. Jouer Froufrou au Gymnase
ou représenter Monime à la Comédie-Française n'est poinl. absolument
la même chose; autant on en peut dire pour ces deux rôles d'Ophélie et
d'Alice. Au lieu de passer ainsi tout directement et comme sans y pen-
ser de son intermède rococo û'Hamlet à ce grand cinquième acte de
Robert, M"® Niisson aurait dû s'arrêter quelques mois au Conservatoire,
prendre là cette autorité du discours et du geste sans laquelle rien de
sérieux n'est possible sur notre première scène lyrique. Quand Duprez,
dans Guillaume Trll, récitait des vers de M. de Jojy, ou croyait entendre
du Corneille; M"« Falcon, arrivant au sommet de ce rôle d'Alice, vous
surprenait par la beauté tragique de sa déclamation. Chrisfiue Nilsson
n'acceniue point assez, les vers gravés par la tradition dans toutes les
mémoires passent inaperçus; elle coquette toujours avec cette musique
qui cependant ne plaisante guère. Elle cliarme, ne s'impose jamais, et,
quand il s'agit de hausser le ton, se dérobe. C'est dire que le trio final
n'avait point à compt' r sur elle. Sa voix dans le forlk a pnuiMant donné
splendidement; mais dans les passages écrits pour le médium le relief et
la couleur manquent un peu; c'est blanc, comme on dit en jargon de
théâtre. Meyerbeer répétait volontiers à ses amis, en leur parlant de
ÎS'ourrit, de Levasseur et de M"'' Falcon : « Ce trio de Roherl, nous ne le
reverrons plus. » 11 est permis de se demander ce qu'eût pensé le maître
de l'exécution infligée l'autre soir à son chef-d'œuvre, ou plutôt non,
ne cherchons pas à le savoir, car cette exécution, il ne l'aurait, de son
vivant, point tolérée. Mettons tout de suite hors de cause iM"^ Nilsson.
Une personne de sa valeur, de sa distinction, ne compromet jamais la
fortune d'une représentation. Elle peut souffrir de la dé âcle, s'y voir
entraînée, elle ne la provoque pas; mais M. Colin, M. Bel val, voilà les
vrais coupables! Allons plus haut et reprochons à l'administration d'a-
voir laissé arriver devant le public de l'Opéra quelque chose d'aussi in-
complet, pour ne pas dire plus, que cette première représentation de
la reprise de Robert le Diable. Il faut ou qu'on n'ait pas répété géné-
ralement, ou que les répétitions aient été négligemment abandonnées à
la discrétion des chanteurs, lesquels, sous prétexte de se ménager, s'en-
têtent à cacher leur jeu jusqu'à la fin. De pareils abus ne sauraient se
reproduire; un directeur a le droit d'exiger de ses ariistes qu'ils pren-
nent au séi'ieux le travail des répétitions. Supposons que les études de
Robert eussent été menées comme elles devaient l'être, est-ce que le
grotesque accident survenu à M. Colin au troisième acte, pendant son
duo avec Bertram, serait jamais arrivé? Y a-t-il un chef d'orchestre ou du
chant qui, entendant M. Colin s'égosiller à vouloir donner Vai dihze de
poitrine de Tamberlick, n"eût pas aussitôt prémuni ce jeune Icare contre
les dangers d'une chute eiïroyable? Et cette voix de tête g.inçante et
discordante, pense-t-on que M. Gevvaërt, s'il en avait reçu la confidence,
l'aurait laissée ainsi tout à coup sortir, comme un diable de tabatière,
REVUE. — CHRONIQUE. 505
pour mettre le public en gaîté au moment le plus solennel de l'ouvrage,
et couper court au sérieux de la soirée? C'est la manie aujourd'hui des
chanteurs de n'employer que la voix de poitrine. La voix de tête semble
un vieux meuble démodé qu'on tire du grenier seulement dans quelques
rares occasions. Encore faudrait-il veiller à ce que ce vieux meuble fût
épousseté, à ce qu'il eût l'air de faire partie de la maison. La voix de tête
de M. Colin est une voix d'emprunt; on sent qu'il ne l'a ni travaillée
ni polie, peut-être même ne se doutait-il pas qu'elle existât. C'est du
moins ce que laisse voir son parfait désaccord avec le registre ordi-
naire. Ainsi, dans ce duo h des chevaliers de ma patrie, » après avoir,
sur ces mots : « marchons, je ne crains rien , » émis en voix de tête le
ré, Vul, dièze et Vut naturel, il tombe tout à coup sur le si en voix de
poitrine, et cet éclat désordonné, succédant à ces notes fluettes et na-
sales, produit le plus risible effet : on croit entendre une trompette à
côté d'un miiliton.
Nous ne suivrons pas M. Colin à travers tous les méandres de ce la-
byrinthe où il s'est égaré si déplorablement. Avant de se venir heurter
contre les aspérités de ce fatal duo, il avait au premier acte fort agréa-
blement enlevé la sicilienne, et plus tard, après sa mésaventure, sa
voix, dans la scène de l'église, retrouva des accens pleins de charme
pour l'adorable canli!ène : « lorsque pour moi, le soir, ma mère priait
Dieu. )) Tout cela ne peut qu'accroître encore nos regrets. On a com-
promis de gaîté de cœur, fourvoyé une organisation dont l'étude et le
temps eussent fait sans doute quelque chose. M. Co!in ne sait rien de
son art, il n'en connaît ni les ménagemens ni les ressources; pousser
la voix lui paraît le comble du métier, et c'est à ce jeune homme tout
frêle et délicat, à ce timbre qui n'avait que sa fraîcheur et que les fa-
tigues de Gaillaume Tell ont déjà éraillé, c'est à ce ténorino relevant
à peine de maladie qu'on ose imposer une lâche où les plus robustes
succomb liaient! Ce rôle de Robert est comme les armures du xV siècle;
en les mesurant, on se demande quels pouvaient être les hommes ca-
pables d'endosser et de porter librement un tel harnais. Les chanteurs
d'aujourd'hui n'ont plus le souffle ni les épauU-s qu'il faut avoir pour ne
pas être écrasés sous le fardeau. Après Nourrit, paladin de la légende,
celui qui fit la meilleure figure à cette Table-lîonde fut Mario de Can-
dia, Duprez, dans Robert, ne brilla guère et laissa le rôle, à M. Guey-
mard, qui pendant dix ans le tint avec honneur. Depuis, on s'était ha-
bitué, faute de mieux, à M. Villaret, chanteur de décadence, mais qui
du moins mène la pièce jusqu'au bout, ce que les jeunes ne font pas.
Un mot à présent du ballet, seul épisode complètement réussi de cette
néfaste première soirée. Point de restriction cette fuis dans nos éloges,
il faut applaudir et le décor, reproduction exacte, bien qu'un peu illus-
trée, de l'ancien tableau dont le style était à conserver, et les danses
réglées à nouveau de main d'artiste. C'est Laure Fonta qui figure au-
506 REVUE DES DEUX MONDES,
joLird'hui le personnage de Tabbesse, créé jadis par Taglioni. Svelte et
distinguée de sa personne, juste et correcte dans son geste, harmonieuse
dans ses poses, elle s'enlève avec l'aisance aérienne d'une Emma Livry
et mesure en deux bonds l'étendue de la scène sans que son pied, re-
tombant sur le sol, y mène plus de bruit qu'un flocon d'ouate ou de
neige. Du reste, jamais encore le romantisme de ce bel intermède ne
fut si pittoresquement rendu. A voir toutes ces vierges folles sortir en
silence du tombeau, défder processionnellement devant leur ancienne
supérieure, puis, sur un signe d'elle, jeter bas voiles et linceuls, et les
cheveux épars, demi-nues, tourbillonner en essaim au clair de lune, on
rêve aux Fantômes de Victor Hugo. C'est la poésie des Odes et Ballades
mise en action, et avec quelle musique!
Ainsi restauré au théâtre, Robert le Diable a repris son immense attrac-
tion sur le public. En dépit de ses défaillances, l'œuvre reste vivante et
continue à se tenir puissamment debout. Venue au monde incomplète,
elle est ce qu'elle fut; on ne peut donc dire qu'elle ait vieilli, et les gens
qui lui reprochent ses ritournelles à l'italienne et son style composite
s'amusent à nous donner là des découvertes que nos pères ont faites il y
a quarante ans. Le cinquième acte suffirait seul à la gloire d'un maître.
Quelles proportions, quelle atmosphèrel C'est Là que le talent doit venir
écouter la leçon du génie, et que les joueurs de serinette apprendront
comment on manie l'orgue du sanctuaire. L'exécution peu à peu rega-
gnera son niveau; il est difficile qu'à l'Opéra l'ensemble soit longtemps
à se rétablir. Lorsqu'on reprit naguère les Huguenots, la première soirée
fut désastreuse; huit jours après, les choses marchaient bien : il en sera
de même pour Robert. D'ailleurs on a pourvu d'avance à toute éventua-
lité : s'il arrive que M. Colin soit forcé de quitter la place, un autre lui
succédera; M. David travaille et sait le rôle de Bertram, et M"« Mauduit
se tient prête à reparaître dans Alice, qui fut l'honneur de ses débuts.
Les œuvres de répertoire ont cela de particulier, qu'elles offrent à l'es-
prit de continuels sujets de comparaison. Chacun à son tour y passe, y
montre sa figure et son talent, et il ne sera point sans intérêt, même
pour ceux qui ont applaudi au gracieux type de fantaisie essayé par
M"*^ Nilsson, de voir revivre la conception du maître dans son idéal tra-
ditionnel et sous les traits d'une jeune artiste en qui se perpétue l'école
des Falcon et des Dorus.
On se perd en conjectures sur les causes qui ont pu déterminer
l'administration du Théâtre -Italien à fouiller le campo sanlo de l'an-
cienne Académie royale de musique pour en exhumer les momies de
Guido et de Ginevra. L'intérêt musical n'était point ici à mettre en
avant comme lorsqu'il s'est agi de Fidelio, encore moins la question
de recette, et jamais nous ne consentirons à prendre au sérieux cette
histoire d'un décor d'occasion d('posé là par la débâcle du Théâtre-
Lyrique, et dont on voulait absolument tirer prolit. Quoi qu'il en soit,
REVUE. — CHRONIQUE. 507
la mise en scène de Guido et Ginevra n'a produit qu'un effet médiocre,
et cet échec contre lequel n'ont prévalu ni la musique d'Halévy ni la
vaillance de M"® Krauss, ce fiasco n'aura servi qu'à prouver une fois de
plus que le Théâlre-ltalien n'a rien à prétendre en dehors de son genre
tout concertant, et que sa destinée est maintenant de vivre et de mourir
sous l'invocation d'Adelina Patti; mais, comme toute chose en ce monde
a son résultat direct ou indirect, il s'est trouvé que cette reprise de Guido
et Ginevra, nulle pour les intérêts du Théâtre-Italien, n'aura pas été sans
honneur pour la mémoire d'Halévy. En présence de ces fragmens pleins
de vigueur et de beauté, chapiteaux et fûts de colonnes d'un monument
démantelé, les amis de l'école française se sont demandé si l'homme qui
produisit jadis de telles œuvres avait bien aujourd'hui sur la scène de
l'Opéra la place qu'il mérite d'y occuper. Tout n'était certes point à con-
server dans le répertoire d'Halévy; cependant, même en faisant à l'oubli
la plus large part, même en laissant dormir du sommeil éternel le Juif
eîTanl, Guido et Ginevra, la 31agicienne, il y aurait encore dans ce passé
de quoi intéresser notre présent si éblouissant en merveilles, si gonflé de
germes féconds! Pourquoi laisse-t-on, par exemple, Charles F/émigrer au
Théâtre-Lyrique? pourquoi la Reine de Chypre a-t-elle cessé de figurer
sur l'afTiche? — Pure question de matériel, réplique l'administration; les
décors en ont péri dans l'incendie des Menus-Plaisirs. Raison de plus
alors pour les refaire. Un théâtre comme l'Opéra ne compte pas avec de
pareils détails. C'est parce que nous avons à cœur la gloire de Meyer-
beer, parce que nous aimons et admirons ses chefs-d'œuvre, que nous
insistons pour qu'il ne soit pas seul à profiter du bénéfice de ces re-
prises. Assez longtemps de son vivant le maître fut l'objet d'indignes
calomnies, il ne faut pas qu'après sa mort les méchans viennent repro-
cher à sa grande ombre d'agir comme l'ombre du mancenillier, et qu'a-
près avoir lu dans son testament tant de choses qu'il n'y a point mises,
la bêtise humaine s'imagine qu'il existe on ne sait quel mystérieux et
désl:onnêtc codicille faisant peser un interdit posthume sur les ouvrages
d'Halévy.
L'inexorable loi du théâtre d'aujourd'hui, nous le savons, c'est la re-
cette. Devant une telle puissance, il n'y a qu'à s'incliner; mais si nous
admettons qu'en un temps comme Is nôtre la question d'argent doive
aussi être prise en considération, les intérêts de l'art et sa vraie dignité
ne cesseront jamais de nous préoccuper. Seulement nous voulons ce qui
est possible, transigeant avec les difficultés qu'il ne nous est pas donné
de pouvoir abattre, tâchant de nous garder également et de l'indiffé-
rence et des théories creuses. Or rien n'empêche un grand théâtre qui
se respecte de ne pas laisser tomber en déshérence le nom d'un maître.
Ce que nous disons pour l'Opéra au sujet d'Halévy, nous pourrions
tout aussi bien le dire pour la Comédie-Française à propos de Casimir
Delavigne. Remarquez que nous n'exprimons point en ce moment le
508 REVUE DES DEUX MONDES.
plus ou moins d'admiration que nous professons envers l'auteur de
Louis XI et de Don Jaan d'Autriche, Ce que nous discutons est affaire
non de goût, mais de simple convenance, et, à ce point de vue, le nom
du poète a droit rue Itichc lieu aux mêmes égards que le nom du musi-
cien rue Le Peletier. Je me souviens d'avoir lu dans les journaux, il y a
quelques mois, que le directeur de la Porte-SainL-Martin, décidé à re-
mettre en honneur le drame en vers, se proposait xle traiter avec la fa-
mille de Casimir Delavigne pour l'exploitation de son répertoire. La
chose ne s'est point faite, elle aurait pu se faire , et c'eût été là une de
ces mauvaises notes d'ingratitude dont une grande scène nationale ne
doit point laisser s'entacher ses archives, et que l'Opéra finira par s'atti-
rer s'il n'y prend garde. C'est déjà un tort, quand on a M. Faiire sous la
main, que de ne pas jouer Charles VI; mais pourquoi l'envoyer échouer
et peut-être se faire siffler au Théâtre-Lyrique? S'imagine-t-on par
hasard qu'en s'y prenant de la sorte, le fameux citant de guerre exécuté
à huis clos par quelques rares choristes ne sera pas entendu de l'An-
gleterre? Si c'est l'unique souci de l'administration, elle n'a qu'à se
rassurer : l'appel belliqueux de Charles VI serait ce soir entonné par
tous les orphéonistes de l'Opéra, que lord Lyons dans sa loge n'en au-
rait ni une émotion de plus ni un mot d'esprit de moins. Nous ne sommes
plus au temps où les nations prenaient la mouche pour une chanson, et
les diplomates d'aujourd'hui sont trop artistes et souvent même trop
poètes eux-mêmes pour ne pas laisser le champ libre à tous les enthou-
siasmes. J'ai sous les yeux un poëme intitulé Sylvie, et ces vers que
traverse un souffle de Joce'yn sont d'un ambassadeur, le comte Stackel-
berg. Les Russes, je le sais, ont aimé de tout temps ce jeu de la rime
et de la fantaisie, plusieurs même l'ont pratiqué avec talent. L'auteur
de Sylvie continue en ce sens l'œuvre des Schouvalof, des Mestzerski
et de tant d'esprits distingués qui depuis les beaux jours de Voltaire ont
fait l'ornement de la société française, causeurs ingénieux, épistoliers
aimables et corrects, et parfois, comme c'est ici le cas, rimeurs ha-
biles et très au fait. J'avoue que de pareilles qualités me charment chez
mi homme du monde, surtout lorsqu'elles se marient au dilettantisme
musical le mieux entendu, et, si les concerts du comte Stackelberg ont
eu le pas sur tous les autres, il se peut qu'ils le doivent à cette atmo-
sphère doublement favorable de la maison. Ce qu'il y a de certain, c'est
que nulle part cet hiver, dans le monde, Christine Nilsson n'a mieux
chanté, tant il est vrai que pour ces gosiers nerveux et susceptibles
à l'excès, le vrai pays « où les citronniers fleurissent » est celui dans
lequel ils se sentent de partout enveloppés des plus intelligentes sym-
pathies. F, DE LAGENEVAIS.
REVUE. — CHRONIQUE. 509
FERNANDE , par M. Vxtorien Sakoou.
M""= de La Pommeraye, assure Diderot, « était une veuve qui avait
des mœurs, de la naissance, de la fortune, de la hauteur, » et se con-
solait de son veuvage par l'amour du marquis des Ârcis, homme d'hon-
neur, à coup sûr, mais entaché « d'un goût efféminé pour la galante-
rie. » Ces deux amans, qui avaient eu la négligence de se jurer un
amour éternel, vivaient en paix depuis plusieurs années loin du bruit
et du monde, jouissant de leur bonheur dans le plus délicieux iso-
lement. Cependant le galant marquis commence « à trouver la vie de
M'""- de La l'oaimeraye trop unie... Peu à peu il passe un jour, deux
jours sans la voir, il abrège ses visites, il a des affaires qui l'appellent.
Lorsqu'il arrive, il ne dit mot, s'étale dans un fauteuil, prend une bro-
chure, la jette, parle à son chien ou s'endort. » A ces signes alarmans,
M"'« de La Pommeraye, qui aime toujours, pressent qu'elle n'est plus
aimée et veut s'en assurer. Ln jour, après dîner, elle dit au marquis :
« Mon ami, vous rêvez. — Vous rêvez aussi, marquise. — U est vrai, et
même assez tristement. — Qu'avez-vous? — Rien. — Cela nest pas
vrai... » Rien n'est charmant et délicat comme cette conversation que
Diderot met dans la bouché des deux amans. Bref, M'"^ de La Pomme-
raye, le sourire aux lèvres et la mort dans l'âme, feint l'indifférence la
plus complète, et sur un mot de M. des Ârcis qui l'invite à s'expliquer :
« Marquis, il s'agit... Je suis désolée, je vais vous désoler, et, tout bien
considéré, il vaut mieux que je me taise. — Non, parlez. La première
de nos conventions ne fut-elle pas que nos âmes s'ouvriraient l'une a
l'autre sans réserve? — 11 est vrai, et voilà ce qui me pèse... Est-ce que
vous ne vous êtes pas aperçu que je n'ai plus la même gaîié? J'ai perdu
l'appétit; je ne bois plus et je ne mange que par raison, je ne saurais
dormir... La nuit, je m'interroge et je me dis : Est-ce qu'il est moins ai-
mable? » Elle lui fait un gros mensonge et avoue qu'elle ne l'aime plus.
Le marquis se jette à ses pieds : « Mon amie, votre sincérité m'entraîne,
je serais un monstre, si elle ne m'entraînait pas. Tout ce que vous vous
êtes dit, je me le suis dit moi-même, et l'histoire de votre cœur est mot
à mot l'histoire du mien. .11 ne nous reste qu'à nous féliciter récipro-
quement d'avoir perdu en même temps le sentiment fragile et trom-
peur qui nous unissait. » Cependant M'"'' de La Pommeraye, renfermant
en elle-même le dépit mortel dont elle est déchirée, jure de se venger,
et voici ce que la passion lui suggère :
Durant un voyage du marquis, qui, faute de mieux, est resté son ami,
«lie se rappelle avoir connu auirefuis en province deux femmes, la mère
et la fdle, qui, ruinées depuis dans un procès, en sont réduites à tenir
un tripot. Elle met ses gens en campagne, se fait amener la d'Aisnon
et sa fille, leur persuade de quitter leur métier infâme, périlleux, peu
510 REVUE DES DEUX MONDES.
lucratif, les installe dans un petit appartement modeste, leur fait re-
prendre le nom honorable qui leur appartient et les transforme en dé-
votes. Les choses étant pn'parées de la sorte et le marquis des Arcis
étant de retour, M""^ de La Pommeraye met en présence son ancien
amant et ces deux femmes, sur le compte desquelles elle ne tarit pas
en éloges de toute sorte. La fille est des plus jolies sous son costume
de dévote; le marquis, toujours entaché de galanterie, s'y intéresse,
s'enflamme à mesure que les obstacles l'irritent davantage et paraissent
plus insurmonlables. M'"« de La Pommeraye aidant, le marquis perd ab-
solument la tête et finalement épouse la jeune fille.
Après le mai'iage, la grande dame, sûre enfin de sa vengeance, ré-
vèle à son ancien amant toute la vérité et lui montre dans quel piège
il est tombé. La situalion est dramatique; mais par le plus pur des
hasards, — et c'est ici qu'il faut reconnaître le doigt de la Provi-
dence, — cette jeune aventurière élevée dans un tripot est tout sim-
plement un ange de candeur. Tandis que son mari désillusionné l'ac-
cable de paroles amères, elle pleure, se roule à ses pieds. Devant cette
femme qui s'humilie, se prosterne, le marquis se sent ému, troublé;
bientôt il est convaincu, sa passion, qui n'est point éteinte, fait le reste,
et se retournant vers l'infortunée : « Levez-vous, ma femme, levez-vous
et embrassez-moi, m;idame la marquise. »
Cette charmante histoire, que Diderot nous raconte avec ce style plein
de finesse et de franchise que vous savez, est vivante, passionnée, déli-
cate, toute parfumée des senteurs du xvni® siècle, possible, vraie, si l'on
songe aux mœurs du temps, et M. Sardou, en se l'appropriant, a montré
qu'il avait bon goût, qu'il n'était pas insensible aux délicatesses artis-
tiques; mais alors comme il a dû souffrir en songeant à quelle singu-
lière cuisine il allait soumettre ce morceau de choix pour le transfor-
mer en ce gros plat du jour que ses antécédens lui imposent! Les efforts
de ce travail, de cette lutte entre l'homme de goût qui aime les finesses,
et le dramaturge qui les redoute, sautent aux yeux, à ce qu'il me semble,
et l'on pourrait dire que dans cette surexcitation nerveuse avec laquelle
l'auteur prodigue ses pimens et assaisonne ses mets, on devine le déses-
poir de ne pouvoir servir ceux-ci au naturel. On ne m'ôtera pas de l'es-
prit que M. Sardou est un raffiné de l'épée contraint de se battre à coups
de trique, et j'ajouterai que cette nécessité pénible est pour beaucoup
dans son merveilleux talent; il veut se consoler de la grossièreté de son
arme par la surprenante agilité de son jeu. Le premier acte de la pièce
nouvelle est curieux en ce qu'il nous révèle Jes façons d'agir de l'au-
teur. C'est dans une maison de jeu, nous venons de le voir, que M'"^ de
la Pommeraye se procure les deux créatures nécessaires à sa vengeance,
et Diderot a prononcé le mot tripot; M. Sardou s'en empare. Le premier
acte tout entier se passera donc dans un de ces repaires contemporains
dont les journaux nous entretiennent parfois. Est-ce à dire que l'auteur
REVUE. — CHRONIQUE. 511
a tenté une peinture de ces mœurs lionteuses, qu'il a voulu en moraliste
soulever un des coins du voile, et nous faire frissonner en faisant passer
devant laous des types vrais, pris dans la nature? Hassurez-vous, iM. Sar-
dou ne connaît ces vilaines maisons qiue pour en avoir lu la description
superficielle. Cependant, comme il lui fallait du monde pour emplir la
scène, il a cherché dans ses noies quels étaient les personnages capables
de raviver dans l'esprit du public le souvenir des choses qui l'intéressent.
Delà, l'apparition de ce sculpteur incompris, à cheveux courts, à panta-
lon trop large, dont M. Sardou déplore comme vous la banalité, les al-
lures vieillottes et fanées, mais dont il s'est servi néanmoins; savez-vous
pourquoi?' Parce que, grâce à ce sculpteur, il pouvait faire allusion au
groupe du nouvel Opéra et à la tache d'encre qui ont fait tant de bruit.
Ce procédé est caractéristique. De là aussi ce Brésilien ébouriffé, dont le
teinli bistré, le diamant prodigieux et les mensonges bouffons ont eu au
théâtre du Palais-Royal et ailleurs encore un grand retentissement.
Quelqu'un a-t-il vu ce grotesque autre part que sur la scène? Assuré-
ment non; mais son succès passé lui prête une ombre de réalité, et il a
tant fait rire, ce Brésilien, qu'il fera rire encore. L'auteur do Fernande
Fa-t-il du moins vivifié de son souffle, a-t-il trouvé dans ce type quelques
côtés humains? Non pas, il n'a fait qu'en accentuer les vulgarités. « Vous
excuserez le peu de fraîcheur de mon teint, » dit le Brésilien en entrant
en scène, et il ajoute presque immédiatement après : « les feux de ce
diamant sont tels qu'en pleine nuit ils me font retrouver mon chemin. »
Puis faisant un geste par lequel on peut croire qu'il va offrir cette pierre
précieuse à l'une des femmes présentes : « Je ne peux m'en déposséder,
car il me vient de ma mère. » J'avoue que voyant parmi ces gens un
avocat, je m'attendais à quelque allusion au crime de Pantin; mais soit
que la censure ait coupé ce passage, soit que M. Sardou n'ait point osé
utiliser cette actualité, piquante pourtant, l'avocat se contente de pro-
noncer le nom de M'' Lachaud.
J'insiste sur ces riens parce que, je le répète, ils nous font comprendre
admirablement les procédés de l'auteur. Il n'est pas dans la pièce un
personnage, comique ou sérieux, qui soit plus réel et plus étudié que
ne le sont ceux dont je viens de parler. N'allez pas conclure de là que
ce premier acte, par exemple, soit ennuyeux : on s'y remue beaucoup
et l'on y fait tapage; les chiens de garde qui sont dans la cour aboient;
on croit à une descente de la police, tout le monde s'agite, les cartes
disparaissent, et le sculpteur se jette par terre; puis ces gens se mettent
à danser, et le sculpteur a des gestes fort drôles. Autre chose encore :
un petit vieillard dont l'individualité consiste à porter sur sa tête un
bonnet de soie noire entre en compagnie de sa femme; immédiatement
on se range sur deux lignes, et tout le monde fait « rran plan, plan. »
M. Sardou a les mains pleines de ces fleurs pour émailler les landes, et
le public a si grande confiance en son talent, qu'il accepte tout les yeux
512 REVUE DES DEUX MONDES.
fermés et ne considère le dialogue que comme un intermède indispen-
sable pour préparer les trucs. Peu lui importe qu'une grande dame
tombe du ciel dans ce tripot, et, sachant où elle est, veuille y rester
quand mêuie; peu lui importent les invraisemblances, le goût douteux
de ces tirades pleines de réminiscences mal soudées; il attend sa sur-
prise la bouche ouverte, le cou tendu, et lorsqu'il la tient, cette sur-
prise désirée, lorsque deux hommes, dans la vie et les sentimens des-
quels nous ne sommes point entrés, se précipitent tout à coup l'un sur
l'autre, furibonds, les poings fermés, l'injure à la bouche, la salle éclate
en bravos enthousiastes, et ce coup de force, qui ne sert point à l'action,
est salué comme est toujours salué le bâton de Polichinelle lorsqu'il
s'abat sur la tête du commissaire.
Trop convaincu, suivant nous, que les escamotages sont toujours pos-
sibles au théâtre, et qu'on peut faire ce qu'on veut du public lorsqu'on
le chatouille au bon endroit, M. Sardou enfourche la bête, joue de la
bride et de l'éperon en écuyer savant. L'art dramatique n'est pour lui
qu'une science de haute école, et il ne songe pas plus à faire vibrer les
sentimens nobles et délicats de ceux qui l'écoutent qu'on ne songe à
employer le raisonnement et la persuasion lorsqu'on veut mettre un
jeune cheval en main. Bien certainement il condauine en théorie ses
principes, mais en pratique il les trouve excellens; sa méthode ne lui lit
jamais défaut, et en présence des intérêts considérables qui lui sont
confiés, ne serait-ce pas folie de sa part que de modifier son travail?
S'il fait taire les émotions artistiques qui sûrement sont en lui, ce n'est
point par goût, mais par sagesse; il sait que le public préfère M. Offen-
bach à Mozart, et ne se baigne volontiers que dans les eaux connues et
peu profondes où l'on ne risque jamais de perdre pied. On a parlé de là
hardiesse du jeune auteur; mais n'est-ce point là une accusation gra-
tuite? De même que le chef d'une exploitation importante serait cou-
pable s'il s'abandonnait aux hasards de l'inconnu, de même M. Sardou
commettr.iit une faute en se livrant à des hardiesses dangereuses. Per-
sonne n'est plus prudent que lui, personne n'a calculé plus soigneuse-
ment les chances. 11 n'obligera jamais un acteur à dire un mot, à faire
un geste qui ne soient le mot et le geste dont cet acteur a de longue date
la spécialité. Il n'emploie que des moyens éprouvés, des phrases dont
le résultat est sûr, et s'il dispose ses engins avec une grande assurance,
il n'est pas pour cela homme à se compromettie en mettant en batterie
des appareils nouveaux dont le temps et l'usage n'ont point encore sanc-
tionné les effets. Moyennant ces procédés, il manque rarement son effet,
et compte à peu près autant de sucoès que de pièces nouvelles. Celui
de Fernande a été grand; mais on se demande en sortant si c'est sur-
tout le talent de l'auteur qui l'a fait naître, ou l'état moral du public
qui l'a rendu possible.
G. BuLoz.
LE
COMTE DUCHÂTEL
La tâche que j'entreprends m'inquiète et me trouble en même
temps qu'un attrait puissant me force à m'y hasarder. Il s'agit de
raconter la vie de mon ami le plus cher, du compagnon de mes
meilleures années, du frère que je m'étais choisi, à qui jamais je
n'avais cru survivre, et dont personne ne peut me rendre les trésors
d'affection. Comment parler publiquement de lui? J'aurais à parler
de moi-même, mon embarras ne serait pas plus grand. Et cet effort
que je m'impose, qui déjà me paraît tardif, peut-être aux autres va
sembler superflu. Dès le jour de la séparation et la tombe encore
entr'ouverte, cet ami n'a-t-il pas reçu de solennels adieux qui, pour
le soin de sa mémoire, semblent avoir tout dit? Qu'ajouter aux pa-
roles que devant le cercueil de M. Duchatel a fait entendre M. Gui-
zot? Et ces deux interprètes de la science et de l'art, parlant au nom
de l'Institut, MM. de Parieu et Beulé, témoins d'autant plus sûrs
qu'aucun lien personnel ne les avait unis au confrère qu'ils per-
daient, et qu'un des deux, grâce à la politique, lui semblait encore
plus étranger, en quels termes n'ont-ils pas rappelé tout ce que le
monde avait connu de lui, son noble caractère, sa grande situation,
ses talens, ses services? Et plus tard, au sein de ce même Institut,
à deux reprises différentes, n'a-t-on pas entendu d'autres hommages
non moins sincères et plus complets encore? Qui pourra mieux que
M. Cuvillier-Fleury, en meilleurs termes, sous de plus vraies cou-
leurs, tracer la vie publique de M. Duchatel? Et pour mettre en lu-
mière ce que les arts doivent de reconnaissance et cà l'ancien mi-
nistre et à l'homme privé, qui sera jamais plus compétent, mieux
inspiré que M. Henri Delaborde? On le voit donc, je pourrais m'abs-
TOME LXXXVI. — 1" AVRIL 1870. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.
tenir. Disons mieux, s'il s'agissait d'un de ces hommes qui ont ac-
compli toute leur destinée et donné la complète mesure de leur
force, s'il avait eu le temps de montrer tout ce qu'il était, de deve-
nir tout ce qu'il pouvait être, mon amitié ferait plus sagement de
rester à l'écart, et de laisser à d'autres, en apparence plus désinté-
ressés, le soin facile d'achever un portrait dont le modèle serait si
bien connu; mais nous sommes ici devant une carrière interrompue
dans la force de l'âge, au milieu de succès croissans, et plus d'un
tiers de cette vie a dû s'écouler loin des yeux du public, dans une
nol)le retraite où des regards intimes ont pu seuls pénétrer.
Ce n'est pas tout : M. Duchâtel, même au temps de sa vi€ pu-
blique, — et l'eût-il poursuivie jusqu'au bout, — n'eût jamais laissé
voir que la moitié de lui-même; non qu'il gardât le reste pour lui
seul, qu'il fût silencieux, concentré : loin de là, jamais personne
n'eut plus que lui le goût et le besoin de répandre hors de soi sa
sève et son esprit; mais il y avait en lui deux ordres et deux cou-
rans d'idées qui demandaient pour se produire deux conditions con-
traires. Parlait-il au public, plus l'auditoire était nombreux, plus il
était à l'aise et se livrait librement aux développemens de sa pen-
sée, mais en restant toujours sur le terrain où ses études spéciales
et approfondies lui donnaient à ses propres yeux une évidente au-
torité. Qu'il fût question de politique ou simplement d'affaires, d'in-
dustrie, de commerce, de travaux publics, de finances, toujom's, en
face du public, il s'imposait la même règle et les mêmes limites, ne
sortant pas de la région des faits et des idées pratiques, écartant
tout hors-d'œuvre, toute généralité ambitieuse, tout ce qui pouvait
gêner ou obscurcir son argumentation. A le voir persévérer dans ce
système, s'y complaire avec tant de verve et d'entrain, comment
n'eût-on pas supposé qu'il était là tout entier, que cette façon d'en-
visager les choses était non-seulement son penchant, sa tendance,
mais sa vocation exclusive, son unique atmosphère et son seul ho-
rizon? tandis qu'il lui restait une réserve intarissable de vues et
d'idées générales en tout genre et sur tous les sujets. Histoire, phi-
losophie, critique littéraire, métaphysique religieuse, tout lui de-
venait matière aux aperçus les plus inattendus et de l'originalité la
plus franche; mais dans ces récréations de son esprit, au lieu de
chercher le public et de lui emprunter une influence stimulante,
c'était en raison inverse du nombre de ses auditeurs que lui venait
l'inspiration, jamais plus abondant, plus fécond, plus lucide, que
lorsqu'en tête-à-tête il sentait son interlocuteur le suivre dans sa
course et le comprendre à demi-mot. Dès lors ne voit-on pas que,
pour vraiment faire connaître cette riche nature, il faut avant tout
mettre au jour ce qui est chez lui resté dans l'ombre? Et d'où peut
venir la lumière sinon des souvenirs de quelque intime et assidu
LE COMTE DUCUATEL. 515
témoin? Me voilà donc presque mis en demeure de ne pas garder
pour moi seul les secrets de cette intimité. C'est Kà mon titre, mon
soutien dans l'essai que je tente. Je reprends confiance k me sentir
nécessaire. Ne serait-ce pas, en quelque sorte, perdre deux fois ce-
lui qui m'est ravi que de laisser en oubli par ma faute la meilleure
partie de lui-même?
Je tâcherai de le peindre tel que je l'ai connu, tel qu'il était
vraiment : je dirai tout ce qu'il valait et à quel point, même au temps
de sa meilleure fortune, il lui était supérieur. J'ose espérer qu'on
me croira, non que j'aie droit d'attendre qu'on sache exactement
combien la vérité m'est encore plus sacrée que la gloire de ceux
même que je chéris le plus; mais, qu'on me permette de le dire, la
meilleure garantie de ma véracité, ce n'est pas moi, c'est celui dont
je veux faire l'éloge. Je manquerais à cette chère mémoire, je lui
déplairais à coup sûr, si je me permettais de grossir ses mérites.
L'art maintenant si répandu de se mettre soi-même en valeur et
d'organiser sa louange, non-seulement il ne le pratiquait pas, il l'a-
vait, j'ose dire, en dégoût. La vraie manière de le louer, le seul
digne hommage à lui rendre est donc, en parlant de lui, de rester
rigoureusement fidèle à la plus stricte vérité.
L
C'est seulem.ent vers la fin de 1822 que commença notre amitié.
Nous étions presque de même âge : mes \dngt ans venaient de s'ac-
complir, il allait atteindre les siens. Etudians tous les deux, déjà
depuis quelque temps nous assistions, sans nous connaître, aux
mêmes cours de la faculté des lettres, et plus d'une fois j'avais été
frappé de l'air singulièrement intelligent et attentif d'un de mes
voisins, svelte jeune homme, élancé, presque maigre, d'une allure
prompte et vive, d'une physionomie tout à la fois pensive et animée,
ouverte et réfléchie. Je n'appris son nom et ne le vis de plus près
qu'en me trouvant avec lui dans une modeste chambre de la petite rue
du Four, où douze ou quinze jeunes gens comme nous se pressaient
autour d'un des esprits les plus fins et les plus pénétrans, d'une des
âmes les plus douces et les plus droites que j'aie jamais rencontrées.
On sait de qui je veux parler. Ce n'est pas la première fois que le
public de nos jours est appelé à connaître et la simplicité toute phi-
losophique de ce logement, et le charme de cet enseignementpresque
mystérieux, de ces conférences à huis clos où le plus pur spiritua-
lisme trouvait un interprète aussi lucide qu'éloquent. Jouffroy ve-
nait tout récemment de subir la disgrâce qui lui enlevait cette
chaire de collège où déjà son talent commençait à se révéler, et près
de laquelle, dans l'année précédente, j'avais, en disciple assidu,
516 REVUE DES DEUX MONDES.
appris à le connaître et à l'aimer. Pour ne pas interrompre l'exer-
cice de son professorat et la propagation de ses idées, il avait réussi
à se créer chez lui ce nouvel auditoire, composé en partie d'anciens
élèves, en partie de nouveau-venus. C'est parmi ces derniers qu'ar-
rivait ce jeune homme vers lequel m'attirait une secrète sympathie.
A peine dans nos rangs, il y prit une éminente place, et donna la
mesure de ses puissantes facultés. Jouffioy ne préparait ses leçons
que de tête, n'écrivait rien, et, la sténographie alors n'étant guère
en usage, il s'était résigné d'avance à ne conserver de ses improvi-
sations qu'une trace incomplète, soit dans son propre souvenir, soit
même dans les notes de ses plus zélés auditeurs. Aussi quelles furent
sa surprise et sa joie lorsque celui dont nous parlons, peu de jours
après ses premières leçons, lui en remit un fac-similé exact, com-
plet e'; vivant! Ce n'était pas seulement un effort de mémoire, une
reproduction de mots; c'était la leçon même, en quelque sorte sur-
moulée, comprise, interprétée, rendue dans ses détails, sans la
moindre lacune ni la moindre addition. Je me souviens de l'étonne-
ment où nous jeta ce tour de force, car le nouvel adepte était jusque-
là, nous le savions, étranger à la philosophie, et en parlait pour
la première fois la langue abstraite et convenue. Tant que durèrent
ces conférences, pendant plus de trois ans, mais surtout dans la
première année et même encore dans la seconde, il s'acquitta de
cette tâche avec une persévérance non moins admirée par nous que
son ejiactitude et sa pénétration. D'autres études cependant avaient
dans l'intervalle pris possession de son esprit, et toutes ses préfé-
rences s'étaient tournées vers elles : nous l'y suivrons bientôt; mais
que d'abord on nous permette deux mots encore sur les premiers
momens de son zèle philosophique. C'est dans l'histoire de cette vie
un épisode qu'on ne peut négliger.
Quel était en effet le grand attrait des leçons de Jouffroy? Sa
personne sans doute et l'agrément d'une parole nette, élégante et
ferme, parfois émue, toujours transparente et limpide, mais aussi
et par-dessus tout le fond de ses idées, la cause qu'il soutenait.
Pour comprendre aujourd'hui ce qu'avaient de neuf en 1822 ces
recherches psychologiques, ce qu'un jeune et généreux esprit pou-
vait y puiser de force et d'espérance, il faut se rappeler l'état d'a-
baissement et d'abandon où le spiritualisme était réduit chez nous
depuis trois quarts de siècle. Nous venions de passer par une pé-
riode étrange : l'esprit français dans son plus gran ! éclat, au faîte
de ses triomphes, était tombé en servitude tout en croyant s'éman-
ciper. Les théories matérialistes l'avaient conquis, le possédaient,
le gouvernaient absolument, sans soulever la moindre résistance.
Pour trouver quelque exemple d'un tel état de soumission mentale,
il faudi-ait presque remonter jusqu'aux siècles les plus crédules et
LE COMTE DUCHATEL. 517
chez les peuples les plus courbés sous la verge du sacerdoce. L'in-
faillibilité de ces tristes doctrines ne faisait plus question; nul ne
se lut permis de les battre en ruine, de revendiquer les droits de
l'âme en faisant le plus simple appel h, la conscience de chacun.
L'église seule protestait, mais pour la forme, par tradition, s'enfer-
mant dans ses dogmes, sans rien tenter pour les défendre ni pour
les expliquer, sans rien trouver qui fît justice de cette humiliante
tyrannie. Si du moins l'oppression n'avait été que théorique et n'eût
pesé que sur les esprits ! mais, par deux fois, la France venait d'en
faire la triste expérience, il en était sorti pour elle un joug de fer et
des flots de sang, le joug démocratique de la convention nationale,
le joug militaire de l'empereur Napoléon. Aussi lorsque M. Royer-
Collard, avant même la chute de l'empire, et M. Cousin quelques
années après, eurent prononcé dans leurs chaires certains mots alors
oubliés, ces mots d'âme et de libre arbitre, de mérite et de démé-
rite, de conscience et de devoir, lorsqu'à leurs auditeurs, à peu près
résignés, comme tout le monde alors, à n'exister qu'à titre de ma-
chines plus ou moins bien organisées, ils eurent rappelé qu'ils
étaient des personnes, des êtres responsables, des âmes libres faites
pour n'obéir qu'à la souveraineté de la raison et du droit, un fré-
missement de juste orgueil se produisit parmi ces jeunes cœurs,
une ère nouvelle commençait. Nos titres de noblesse venaient d'être
retrouvés, chacun redressa la tête, et ce grand nom de liberté, dés-
honoré par l'anarchie, proscrit par le despotisme, ne tarda pas à
prendre, grâce aux deux philosophes, grâce au spiritualisme, un
sens nouveau, légitime et sacré, conciliable avec l'amour de l'ordr*;
et le respect de tous les droits.
Or en 182:2, lorsque JoufTroy commençait ses leçons, nous sor-
tions à peine d^i collège, et pas un d'entre nous n'avait eu le bon-
heur d'entendre M. Royer-Collard, ni même M. Cousin, déjà hors de
sa chaire depuis près de deux ans; ce n en était pas moins leur es-
prit et leur œuvre qui se continuaient pour nous, avec moins d'é-
clat, moins de feu, de moins imposantes paroles, une moins haute
autorité, mais dans des conditions de clarté, d'enchaînement et de
méthode, de démonstrations rigoureuses, intimes et répétées, qui
pouvaient à certains égards compenser ce que nous avions perdu.
Je ne saurais dire l'heureuse et profonde influence qu'exerça cet
enseignement sur la plupart d'entre nous. Yoilà bientôt un demi-
siècle que j'en ai recueilli les semences, et chaque jour je bénis
Dieu de les avoir reçues, d'être né encore assez tôt pour ne pas
manquer l'heure où ces nobles doctrines sortaient de leur sommeil,
conservant je ne sais quelle fraîcheur que le sophisme n'avait point
flétrie et qui prêtait aux vérités qu'elles proclament comme un at-
trait de nouveauté. C'était presque un plaisir d'exploration, de dé-
518 REVUE DES DEUX MONDES.
couverte, que d'en pénétrer les secrets et de retrouver les notions
lumineuses qu'elles répandent sur toutes choses. Plus tard, leur
fortune a grandi, le spiritualisme a eu son règne oiïiciel; mais le
public s'est refroidi, et l'a tenu pour suspect dès qu'il l'a vu trop
puissant, et, quand est venu le jour de la disgrâce, ses rangs se
sont éclaircis, les faux amis l'ont laissé là, et de sa suprématie pas-
sagère il ne lui est resté qu'une humble place, presque à niveau,
parmi tous les systèmes conjurés à sa perte. Quand je vois aujour-
d'hui notre jeunesse, nos aspirans bacheliers, étudier avec le même
ennui, la même indifférence, et ces systèmes plus ou moins chimé-
riques et celui qui nous passionnait tant, quand je les vois tenir la ba-
lance égale entre des subtilités scolastiqneset d'éternelles vérités qui
auront toujours pour elles, même en dépit d'éclipsés temporaires,
la saine conscience du genre humain, je ne puis m'empêcher d'esti-
mer à un certain prix la faveur d'être entré dans la vie à d'autres
conditions, et de me rappeler avec délices la flamme presque amou-
reuse que ces nouveautés philosophiques avaient allumée en nous.
Personne à coup sûr n'en était plus épris et ne s'adonnait avec
plus d'ardeur à ce réveil spiritualiste que la jeune intelligence qui,
dès la première heure et à peine au milieu de nous, avait si bien
saisi et reproduit comme au vol la parole du maître. Ce n'est pas
qu'à proprement parler il eût la vocation de ces sortes d'études;
l'examen minutieux des phénomènes invisibles dont la conscience
est le théâtre, les recherches purement intimes, purement psycho-
logiques dont Jouffroy faisait la base et la substance de son ensei-
gnement, ne l'intéressaient qu'à demi. Cette nécessité de se re-
garder en dedans comme à la loupe, ce tête-à-tête prolongé avec
soi-même le fatiguait, le troublait; il aimait mieux porter son regard
plus au loin, dans le champ moins resserré de la métaphysique, sur
le monde invisible extérieur. A ces hauteurs, rien ne le rebutait, tant
il avait le don et la puissance d'abstraire et de généraliser. Les idées
même les plus rebelles se classaient, se groupaient chez lui avec une
docilité merveilleuse. Aussi, tout en suivant assidûment la marche
expérimentale que nous traçait notre guide, il se lançait parfois, et
pour son propre compte, à la poursuite de tous ces grands systèmes
qui, sous des noms et en des temps divers, chez les anciens comme
chez les modernes, depuis Athènes et Alexandrie jusqu'à Gœttingue
et Kœnigsberg, ont tenté de percer le mystère de notre destinée et
d'expliquer l'énigme de ce monde. Dans cette exploration, il pro-
cédait avec une sûreté et une rapidité de coup d'œil tout à fait sin-
gulières. C'était l'allure de son esprit que de marcher presque trop
vite. Quand il lisait, au lieu de lire, il semblait deviner; sa pensée
devançait ses yeux. Il eut donc bientôt parcouru le cercle entier de
ces systèmes, et, l'examen fini, sa curiosité satisfaite, il n'en devint
LE COMTE DUCHATEL. 519
que plus fidèle et plus fervent au spiritualisme, s'étant bien assuré
que seule cette doctrine tient suffisamment compte de tous les élé-
mens complexes et contradictoires qui constituent notre nature , et
seule promet à l'homme, en dehors des lois encore plus sûres que
promulgue la foi, une règle efficace, un point d'appui moral.
Je n'insiste sur ces premiers pas, sur ces préludes de jeunesse
que parce qu'ils ont, à mon avis, exercé sur la vie entière de M. Du-
châtel une influence décisive. C'est dans ce noviciat philosophique
si sérieusement accompli que se sont comme élaborés les convic-
tions et les principes qui devaient plus tard régler ses opinions et
présider à tous ses actes. Profond sentiment du droit, libéralisme
large et sincère, élévation, franchise, netteté, modération, tout
dans sa vie procède de ce point de départ, et néanmoins, je le ré-
pète , sa vocation n'était pas là, il lui fallait toute autre chose que
les abstractions de la philosophie; encore moins se fùt-il accom-
modé au régime autrement abstrait des sciences exactes, bien qu'à
certains égards il y semblât prédestiné. Dès l'enfance en effet, il
calculait de tête avec une prestesse et une sûreté si étranges que
d'illustres savans avaient tiré son horoscope et le tenaient d'avance
pour grand mathématicien. Cette faculté, qui d'ordinaire n'appa-
raît chez certains enfans que pour s'évanouir dès qu'ils commen-
cent leurs études et s'exercent à d'autres sujets, chez lui s'était
perpétuée et jamais ne lui fit défaut; mais il avait pour s'en défen-
dre d'abord un certain goût des lettres auquel il fut toujours fidèle,
et qui, à l'époque dont nous parlons, était dans toute sa fraîcheur,
grâce à des succès de collège d'un éclat encore tout récent. Déserter
pour la géométrie et pour l'algèbre ces chefs-d'œuvre qu'il avait
tant aimés et qu'il savait par cœur, jamais il n'y eût consenti; puis
vint la psychologie, qui lui ouvrit des perspectives de tout autre
nature, et enfin la meilleure sauvegarde contre tout penchant po-
lytechnique était la qualité même de son esprit, le goût des faits
réels, des vérités concrètes, l'instinct et le bon sens pratique, sa
vraie supériorité. Déjà chez lui l'homme d'état se trahissait à son
insu. Il se sentait comme attiré à se préoccuper du sort de ses sem-
blables : le spectacle des sociétés humaines, les intérêts et les be-
soins des peuples, leurs décadences et leurs prospérités, les condi-
tions de leurs progrès, de leurs conquêtes matérielles et morales,
sollicitaient son attention. Ce fut seulement d'abord à l'étude du
droit , du droit civil et du droit naturel , du droit moderne et du
droit romain, à la légistation comparée qu'il demanda des lumières;
mais bientôt ses efforts et ses prédilections se concentrèrent sur une
science plus spéciale, encore nouvelle en France, et déjà pleine de
promesses, celle dont Adam Smith en Ecosse, avant la fin du der-
520 REVUE DES DEUX MONDES.
nier siècle, avait jeté les bases, et que M. J.-B. Say commençait à
importer chez nous.
Entre l'économie politique et l'esprit de M. Duchâtel, j'oserais
presque dire que l'harmonie était préétablie. Personne ne pouvait
mettre au service de ce genre de science des aptitudes plus variées,
plus nécessaires et plus rarement unies. Les théories économistes ne
sont pas tous les jours d'une lecture courante; il y faut une intelli-
gence rompue aux abstractions, presque aux obscurités de la méta-
physique, et d'un autre côté, pour qu'elles ne soient ni vaines ni
dangereuses, il est bon que des notions précises, une observation
rigoureuse des faits et de la réalité, en surveillent l'application et en
contrôlent la justesse. Or ces deux conditions se rencontraient à point
dans cet esprit tout à la fois pratique et généralisateur. Ce fut un
jeu pour lai que de pénétrer à fond et de s'approprier les trois théo-
ries principales qu'avait accueillies l'Angleterre depuis un demi-
siècle, et qui régnaient alors sous l'autorité de ces trois noms :
Smith, Malthus et Ricardo. Il les analysa et les décomposa pour
s'en assimiler la substance, les soumit aux vérifications les plus
exactes et les plus répétées, n'en acceptant qu'avec réserve les con-
clusions systématiques, et ne prenant en sérieuse attention que les
principes incontestables, ceux qui pouvaient un jour se prêter à des
applications pratiques, si jamais parmi nous, en semblable matière,
venaient à prévaloir quelques idées de liberté progressive et sage-
ment calculée. Cette façon d'entrer dans ces questions était alors
originale et personnelle à lui. En général on ne s'en occupait guère,
et ceux qui les traitaient étaient ou d'absolus théoriciens professant la
nécessité d'un libéralisme radical, ou des protectionistes intraitables
et obstinés. Pour notre jeune économiste, le problème était tout dif-
férent : il l'abordait non pas en professeur, mais en homme d'ac-
tion, sans transiger sur les points nécessaires, sans oublier les droits
acquis, cherchant la paix entre ces deux extrêmes : grande netteté
de principes, grands ménagemens des situations.
Et tout cela sortait de ses lectures et passait dans ses entretiens
avec une facilité, une vivacité dont j'aime à me rappeler les moin-
dres circonstances. Dès ce temps-là, nous commencions à bien peu
nous quitter. L'attrait que j'avais senti pour lui avant de le con-
naître s'était accru, on le comprend, à mesure que je l'avais connu.
Dès la première rencontre, chez Jouffroy, par un mouvement pres-
que simultané, il était venu à moi lorsque j'allais à lui; puis nous
nous recherchâmes de préférence à tous, et en bien peu de jours
nos vies étaient unies : entre nos esprits et nos cœurs s'établissait
cette confiance absolue que rien n'a jamais troublée. Nous avions
pris un tel besoin l'un de l'autre, que bientôt les journées ne se pas-
LE COMTE DUCHATEL. 521
saient plus. guère sans que nous eussions échangé nos pensées, et
cependant il s'en fallait qu'en toutes choses nous eussions mêmes
goûts, mêmes besoins d'esprit. Notre terrain commun était la phi-
losophie; tous deux, presque au même degré nous l'avions prise «à,
cœur, et dans le champ des idées générales, sur les principes et sur
les bases de la morale, de la politique, de la critique soit histo-
rique, soit littéraire, nous étions en si parfait accord que nous tou-
chions presque à l'identité, tandis que nos vocations personnelles
semblaient se tourner le dos, l'une se dirigeant à grands pas vers
l'utile, l'autre essayant d'étudier le beau. Le côté pittoresque de
l'histoire, les arts dans leur essence et leurs applications, telle était
ma chimère; la sienne, ou, pour mieux dire, le but certain de ses
efforts était l'esprit de gouvernement, la science sociale, et avant
tout, disons le mot, la politique; mais c'est le grand secret des af-
fections profondes et partagées que, même en de telles dissidences,
on ne se tolère pas seulement, on s'entr'aide et on se complète. Tel
ordre de faits ou d'idées dont peut-être à vous seul jamais vous
n'auriez eu souci, il faut bien que vous y regardiez, si votre ami en
fait son étude habituelle, s'il s'en occupe soir et matin. Vous n'en
prendrez qu'une teinture, mais au moins vous pourrez en causer
avec lui. C'est ce qui nous arrivait. Le peu que j'ai jamais su d'éco-
nomie politique, je l'avais appris à son intention, et si plus tard,
dans la vie des affaires, aux prises avec les questions de finance et
d'administration, j'eus l'avantage de ne pas me sentir absolument
novice, c'est que, moitié plaisir et moitié complaisance, je m'étais
prêté sans cesse à le laisser m'en exposer le mécanisme et m'en
montrer pratiquement les plus secrets ressorts. De son côté, il m'en
offrait autant. Je lui sais encore gré de l'intérêt qu'il s'efforçait de
prendre aux questions esthétiques qui me préoccupaient; mais non,
j'ai tort, ce n'était pas un effort, rien ne lui était plus naturel et
plus facile que de quitter par momens Malthus et Ricardo, les sta-
tistiques officielles ou les débats des chambres, pour s'élever à des
régions plus éthérées, à cette sphère tout idéale où l'esprit cherche
sa nourriture dans la contemplation du beau. Il était plus sensible
qu'on ne le croyait communément, plus qu'il ne s'en doutait lui-
même, au spectacle des belles choses, et je ne parle pas des beau-
tés littéraires, dont il avait, je le répète, le sentiment le plus fin et
le plus exercé, je vais jusqu'aux beautés plastiques, non sans re-
connaître pourtant que les beautés de la nature le touchaient infini-
ment plus. Ces sortes d'impressions étaient chez lui d'autant plus
vives qu'elles ne duraient jamais longtemps; la rapidité, l'abondance
de son esprit le ramenaient presque aussitôt à son courant habituel;
mais ces jets de lumière inattendue n'en ajoutaient pas moins un
grand charme à sa conversation, déjà si attrayante, même quand il
522 REVUE DES DEUX MONDES.
s'enfermait clans son propre domaine. On peut dire qu'avec lui,
quand on croyait le connaître le mieux, on conservait encore la
chance d'heureuses découvertes. Ainsi je n'ai bien su tout ce qu'il
valait vraiment que lorsque, après deux ans d'étroite intimité, nous
entreprîmes en commun une assez longue promenade à travers la
Suisse et la Haute -Italie. Ce qui n'est plus aujourd'hui qu'une
excursion banale à force de facilités était alors presque un voyage.
Nous y passâmes plus de trois mois, toujours à pied, infatigables
comme notre curiosité. Quel entrain, quelle ardeur cette vie nou-
velle me révéla chez lui! Quelle soif de tout connaître, de tout com-
prendre, de critiquer parfois, mais encore bien plus d'admirer!
Nous avions débuté par une halte chez Joufïroy; pendant l'été»
le professeur s'en retournait à ses montagnes, à son village des Pon-
tets, petit amas de chalets et de maisons de bois groupés sur un
pli du Jura, presque au sommet de cette longue chaîne aux formes
arrondies et un peu monotones. C'étaient de modestes montagnes
qui nous attendaient là, mais des tableaux de mœurs si curieux, si
rares, d'une vétusté si charmante! J'ignore en quel état sont au-
jourd'hui ces populations pastorales; alors elles semblaient sortir
de l'âge d'or. Sous le toit de notre hôte, ce n'étaient qu'habitudes
presque patriarcales, et lui-même, dans cet intérieur, au cœur de
sa famille, nous parut comme transfiguré. Son regard était plus
profond, son expression morale plus élevée, plus pure : sans faire
le professeur et sans parler philosophie, il nous donna pendant ce
peu de jours des impressions, des souvenirs encore plus éloquens
que ses meilleures leçons. Même fortune nous était réservée au
terme du voyage. Près de Milan, dans la plaine lombarde, un er-
mitage presque aussi simple, une hospitalité non moins douce,
nous pénétraient aussi de respect et d'admiration. L'auteur des Pro-
messi sposi et cVAdelcIu. le noble poète, le grand homme de bien,
Alexandre Manzoni, sa mère, sa femme, ses nombreux enfans nous
offraient le spectacle alors presque inconnu d'une vie toute chré-
tienne et pourtant libérale, pleine d'angoisses patriotiques et néan-
moins sereine en dépit des rigueurs de la police autrichienne, alors
au paroxysme de ses persécutions. Puis, dans un plus beau lieu, de
l'autre coté des Alpes, nous trouvions d'autres illustrations et d'au-
tres souvenirs. Coppet, encore tout plein de M'"*" de Staël, de sa
pensée, presque de sa présence, Coppet, pour de jeunes esprits ini-
tiés aux idées que cette femme illustre avait si vaillamment servies,
était attrayant par lui-même, il le devint encore tout autrement
pour nous. Un indulgent accueil, d'aimables prévenances, l'occa-
sion de trouver là réunis chaque soir, en face de ce beau lac, de ces
majestueuses montagnes, des hommes tels que Sismondi, encore
dans sa verdeur, Piossi, laissant déjà percer sous sa taciturne enve-
LE COMTE DUCHATEL. 523
loppe les éclairs de son rare esprit, Fellenberg, Ghâteauvieux, bien
d'autres que j'oublie, et avant tous les autres les maîtres de la
maison, que fallait-il de plus pour que Coppet nous séduisît? On
n'était pas meilleur, plus instruit, d'une bienveillance plus délicate
que le baron Auguste de Staël et le duc de Broglie, dont l'attitude
à la chambre des pairs, le tour d'esprit philosophique et le talent
de parole excitaient toutes nos sympathies, le voir de près, autre-
ment qu'à Paris, le faire causer tout à notre aise était pour nous
un plaisir que nous faisait seul oublier le charme à la fois gracieux
et sévère de son incomparable compagne, en qui la passion du bien
n'éteignait pas l'esprit, pas même l'enjouement, et dont la beauté
en quelque sorte séraphique était la moindre distinction.
On le voit donc, à ne parler que des personnes, nous avions fait
riche moisson, et si je passais aux choses, que n'aurais-je pas à
raconter! Mais je m'en garde bien : ce ne sont pas les lacs, les gla-
ciers, les cascades, nos ascensions et nos exploits pédestres qu'il
s'agit de célébrer ici ; je n'insiste sur ce voyage que parce qu'il fut,
je le répète, une occasion par excellence de voir sous des aspects
nouveaux, de connaître encore plus à fond celui que j'essaie de
peindre. Pour la première fois il prenait sa volée et sortait de la vie
purement spéculative. C'était un commencement d'activité pratique
oii ses aptitudes naturelles ne pouvaient rester en défaut. Le gou-
vernement du voyage, la prévoyante direction des plans et des iti-
néraires, la comptabilité rigoureuse des deniers communs, toutes
choses rentrant dans son ressort, il s'en acquitta sur-le-champ avec
l'aplomb d'une expérience consommée, en même temps que, sans
en avoir l'air, il amassait, chemin faisant, je ne sais combien de
faits, de renseignemens , d'observations sur l'état du pays, des
mœurs, de l'instruction, de l'industrie, de la richesse dans la répu-
blique helvétique et dans chaque canton pris à part. Sagace, alerte,
diligent, trouvant le temps de tout faire et de faire tout à point, le
temps même de rêver, de disserter, de remuer des idées comme à
Paris au coin du feu, puis tout à coup, en face de la nature, de ren-
contrer les mots les plus heureux et les plus pittoresques dans l'ex-
pression de ses mécomptes ou bien de ses surprises et de ses ad-
mirations, il était à la fois, pour tout dire, l'explorateur le plus
insatiable, le causeur le plus fécond et le plus varié, le compagnon
le plus commode à vivre et le plus attachant.
On sait que, même entre amis, c'est une épreuve qu'un long
voyage. Ce genre de tête-à-tête continu et forcé n'est jamais chose
indifférente; au bout d'un certain temps, il n'y a pas de milieu, ou
l'amitié redouble, ou l'antipathie se déclare. Quant à nous, on le
prévoit déjà, nous rentrâmes à Paris plus unis que jamais et plus
nécessaires l'un à l'autre. Paris en ce moment, je devrais dire la
524 REVUE DES DEUX MONDES.
France, offrait un spectacle curieux. Pour la première fois depuis la
restauration, le public tout entier semblait se prendre de confiance
et d'espoir en son gouvernement. Si ce n'était pas la paix, c'était au
moins un armistice. L'opposition avait mis bas les armes. Que s'é-
tait-ii donc passé? Un règne avait pris fin pendant que nous courions
les montagnes; un autre règne commençait, et, comme don de joyeux
avènement, le nouveau roi, Charles X, venait d'abolir la censure.
Nous trouvâmes nos amis en grand émoi de cette nouveauté. L'af-
franchissement de la presse leur ouvrait brusquement une carrière
imprévue; ils étaient mis comme en demeure de rompre le silence
et d'essayer leurs forces, de se créer sinon une tribune quotidienne
et politique, du moins un moyen périodique d'émettre leurs idées
et de parler au pays.
L'occasion s'en offrit bientôt. — Une petite feuille d'informations
scientifiques, particulièrement destinée, comme l'indiquait son titre,
le Globe, à des renseignemens de voyages et de géographie, venait
d'être fondée sans bruit par M. Pierre Leroux, le même qui vingt
ans plus tard devait jouer un rôle et acquérir un genre de célébrité
que ses façons modestes et conciliantes n'auraient alors guère permis
de prévoir. 11 était lié depuis l'eufance avec un intime ami de Jouf-
froy, M. Dubois, professeur, lui aussi, et comme notre ami exclu ré-
cemment de sa chaire, esprit ardent et sensé tout ensemble, dont
la verve bretonne se prêtait mal à l'inactivité. L'idée lui vint de
transformer, d'accord avec M. Leroux, ce bulletin scientifique à
peine éclos en un, recueil philosophique et littéraire fondé sur les
nouveaux principes de critique, sur les idées d'éclectisme spiiitua-
liste dont Jouffroy, parmi nous, dans notre petit groupe, était l'in-
spirateur et le représentant. Celui-ci, comme on pense, prit à cœur
l'entreprise, et, non content d'y travailler lui-même, demanda le
concours de ses disciples les plus zélés. Us accoururent à qui mieux
mieux, et Duchâtel un des premiers, apportant pour son contingent
une ample provision d'études sur l'économie politique. Chacun s'en-
rôla de la sorte selon ses aptitudes ou ses prédilections, et c'est
ainsi que fut formée cette association intellectuelle qui pendant près
de six années, non-seulement en matière de goût dans les régions
de l'art, mais dans le champ de la législation, de la morale et de la
science politique, combattit corps à corps les préjugés que la ré-
volution, l'émigration, l'empire, avaient successivement enracinés
chez nous. C'était un journalisme d'un genre à part, jusque-là sans
exemple et depuis sans imitateurs, union désintéressée de jeunes
gens à qui Goethe avait fait l'honneur, après les avoir lus, de les
prendre pour des barl^es grises, tandis qu'en France l'arrière-ban
du xviii' siècle et le vieux public de l'empire les tenaient pour des
étourdis. Trop théoriciens et théoriciens trop mesurés, trop raison-
LE COMTE DUCHATEL. 525
nables, trop peu systématiques, trop peu passionnés pour devenir
populaires dans le vrai sens du mot, les écrivains du Globe n'en
avaient pas moins pris, pendant ces six années, en province aussi
bien qu'à Paris, clans les plus humbles rangs des lettres comme
dans les plus aristocratiques salons, une place considérable, et ob-
tenu le succès le plus franc, le plus incontesté qu'une œuvre collec-
tive de ce genre eût jamais rencontré chez nous. En plein chaos ro-
mantique, dans cet amas d'idées confuses, de vagues aspirations,
d'incomplètes doctrines, dont le public, faute d'y rien comprendre,
commençait à se fatiguer, ils avaient apporté des principes d'ordre
et de méthode, des jalons et des points lumineux, disciplinant en
quelque sorte ou tout au moins coordonnant et régularisant les in-
stincts novateurs qui entraînaient les esprits. De là leur influence. A
force de lutter contre l'absolutisme de toute provenance et de toute
couleur, de mettre incessamment en lumière les conditions essen-
tielles de la vraie liberté, de la liberté pour tous, sans restrictions
ni réticences, ils avaient fait de notables progrès dans l'œuvre mal-
aisée d'acclimater chez nous cette virilité, cette indépendance d'es-
prit qui ne connaît que le droit et n'a pour la révolte pas plus de
goût que pour la complaisance. Bientôt la digue allait se rompre
sous le Ilot révolutionnaire imprudemment provoqué d'en haut; mais
si cette tempête fut de courte durée, si l'ordre put renaître et la
loi reprendre son empire sans recours à la violence, sans dommage
pour la liberté, à qui le devait-on? L'histoire n'oubliera pas d'in-
scrire parmi les causes assurément diverses de cet apaisement l'in-
fluence exercée par le Globe, les semences de vrai libérahsme et de
modération que les nouveautés de sa polémique faisaient germer
depuis six ans.
Ce n'est pas m'être écarté de mon sujet que d'avoir parlé ainsi,
presque en détail, de ce recueil et des services qu'il a pu rendre.
Je ne sais rien en effet de plus étroitement lié dans mon souvenir,
pendant la période dont il s'agit ici , que le Globe et M. Duchâtel :
non que le jeune économiste fît de cette œuvre commune son affaire
propre en quelque sorte, que de sa personne et de sa plume il y
prît une part plus active que le plus grand nombre d'entre nous,
ni même qu'il se mêlât d'en contrôler la marche et l'administra-
tion, d'empiéter sur les droits de la direction et de la gérance, il
n'avait garde d'en prendre le souci; mais le succès moral de l'en-
treprise, l'opinion qu'on en pouvait avoir dans le public et dans
les salons, les soins à se donner pour prévenir les objections et les
critiques, la conduite à tenir pour concilier l'observation ferme et
fidèle de nos principes avec les convenances d'une polémique mo-
dérée, tout cela lui tenait au cœur plus vivement qu'à personne.
D'abord par caractère il prenait ardemment, presque avec véhé-
526 REVUE DES DEUX MONDES.
mence, tout ce qui lui inspirait un certain intérêt, ne réservant le
cabne et la tiédeur que pour les choses absolument indifférentes.
Or rien ne l'intéressait plus que cette association, cette œuvre mili-
tante, où toutes ses convictions étaient en jeu. Il y trouvait une sorte
de satisfaction provisoire au besoin d'activité pratique et de vie po-
litique, à l'aptitude et au goût d'organisation qui était le fond de
sa nature. Cette seule raison eût donc suffi pour qu'il portât à notre
tentative un véritable attachement ; un autre motif encore recom-
mandait le Globe à sa sollicitude. C'était chose alors extraordinaire
et contraire à tous les usages qu'un jeune homme vivant dans le
monde, dans un monde d'élite, dans la haute société, prit une part
assidue à la rédaction d'un journal. Il n'y avait qu'un moyen de
justifier l'innovation et .de réduire au silence la routine et le pré-
jugé : ce moyen était le succès, le succès sans conteste et surtout
de bonne qualité. Aussi chaque fois que dans nos colonnes paraissait
un travail remarqué et bien accueilli, comme il s'en réjouissait pour
l'honneur du drapeau! C'était vraiment pour lui un succès person-
nel , tandis qu'il ressentait une sorte de souffrance, et ne cherchait
pas à le dissimuler, quand par hasard, au milieu des querelles que
soulevaient dans la presse les questions littéraires, il arrivait que
notre polémique, s'échauffant mi peu trop, semblât pour un instant
perdre ce ton de parfaite urbanité dont le public, non moins que les
salons, sentait"; alors encore le prix, et ne pardonnait guère qu'on
abrogeât l'usage. Aussi ce n'était pas un de nos moindres gages de
succès que les sages exigences de notre ami et sa persévérance à
nous faire éviter cette sorte d'écueil.
Mais de tous les services qu'il avait à nous rendre, le plus pré-
cieux, le plus réel, était sa collaboration. Grâce à lui, le Globe j
dès ses débuts, avait donné à ses lecteurs sur l'histoire et sur la
théorie de l'économie politique des notions aussi neuves que com-
plètes et solides. On n'imagine pas de quelle sorte d'apprentissage
notre public français avait alors besoin pour s'initier à cette science
qui ne court pas les rues, même encore aujourd'hui, mais dont
chacun connaît au moins l'objet, et sait ou croit savoir les premiers
élémens. Il s'en fallait qu'on en fût là en 1825. L'antipathie de l'em-
pereur Napoléon T' pour toute espèce de théories s'était naturelle-
ment étendue aux théories économiques, et c'est un fait certain, si
prodigieux qu'il soit, la seconde édition du traité de M. J.-B. Say, de
ce livre purement didactique et parfaitement inoffensif, qui n'avait
d'autre crime que d'importer en France les découvertes d'un homme
de génie dont s'honorait l'Angleterre, la police impériale en avait in-
terdit la vente. Ce n'était donc pas seulement l'indifférence des su-
jets, c'étaient les rigueurs du maître qui avaient presque étouffé
cette science dès son berceau. Môme sous la restauration, lorsque
LE COMTE DUCHATEL. 527
rien ne gênait plus son essor, elle semblait encore engourdie, et elle
avait grand besoin de réparer le temps perdu. C'est le service qu'al-
laient lui rendre les articles publiés par le Globe, Un exposé som-
maire, philosophique et néanmoins d'une clarté parfaite servit de
préambule à ces études. Le but, les divisions, les lois essentielles
de l'économie politique coHsidérée sous ses diverses faces, se trou-
vaient là nettement expliqués, et un tableau rapide déroulait toutes
les conséquences que les sociétés modernes ont droit d'attendre de
ces doctrines bien comprises et bien appliquées. Tout cela était dit
simplement, avec une élévation et une fermeté de vues singulières;
puis l'auteur, sortant des généralités, abordait les questions elles-
mêmes, et avant tout l'histoire de ces questions. Il rendait ample-
ment justice à la précoce initiative de nos économistes français du
xviii^ siècle, mais renonçait à toute prétention de faire ni de Ques-
nay ni de ses disciples les fondateurs de la véritable économie po-
litique, ne les considérant que comme d'intelligens et utiles pré-
curseurs, et, d'accord avec nos voisins, n'attribuant l'honneur de la
féconde découverte qu'à leur philosophe écossais, à l'auteur de
l'Essai sur la richesse des nations. Le nom et les travaux d'Adam
Smith n'étant pas inconnus en France grâce à M. J.-B. Say, il n'y
avait pas lieu de s'appesantir longtemps sur ces notions premières»
déjà classiques en Angleterre et chez nous à peu près acceptées;
c'était particulièrement aux travaux plus récens et complètement
ignorés de notre public, notamment aux traités de Malthus et de
Ricardo, que les efforts du jeune écrivain devaient s'attacher de pré-
férence. Cette partie de sa tâche, de beaucoup la plus difficile, fut
celle aussi où les dons de son esprit se révélèrent le mieux, et qui
attira le plus l'attention. Rien de plus compliqué, de plus aride et
d'une démonstration plus laborieuse que la théorie de Malthus sur
X^l^^incipe de la population, si ce n'est peut-être celle de Ricardo
sur le revenu de la terre. Ces deux maîtres ont par ces deux sys-
tèmes acquis une illustration scientifique égale à celle d'Adam Smith;
mais les problèmes qu'ils se sont proposés étaient d'une nature infi-
niment moins accessible au commun des lecteurs que ceux qu'avait
traités leur illustre devancier. L'analyse et les commentaires qui en-
furent donnés par le Globe portaient dans ce dédale de statistique
tant d'ordre et de clarté que le public ne s'en effraya pas, et même
y comprit quelque chose, pendant que les savans et les gens du mé-
tier reconnaissaient tout d'une voix chez le commentateur une sorte
de supériorité fondée sur la qualité rare et du savoir et de l'esprit»
Je me souviens qu'un homme de grande expérience , né avec lé
génie des questions financières, et, par une contradiction piquante,
à la fois peu versé dans la métaphysique des théoriciens écono-
mistes et néanmoins grand amateur de toute nouveauté favorable
528 REVUE DES DEUX MONDES.
aux besoins de la société moderne, M. le baron Louis, fut si charmé
de rencontrer un guide qui lui faisait commodément franchir les dé-
filés abrupts du système de Ricardo, qu'il n'en tarissait pas d'éloges.
11 voulut voir et complimenter l'auteur de ces articles, ou plutôt il
voulut le revoir, car il l'avait connu enfant, et de ce jour on peut
dire qu'il ne cessa d'avoir les yeux sur lui, de faire à son sujet les
plus brillantes prophéties, et de lui témoigner un attachement et
une estime dont les preuves publiques ne devaient pas tarder à se
produire.
Ce fut après avoir terminé la série de ses études insérées dans le
Globe que M. Duchâtel rencontra l'occasion de reprendre à nouveau
une des questions traitées par lui d'une façon sommaire à propos
des travaux de Malthus, et d'en faire le sujet d'un mémoire ou plu-
tôt d'un volume plus étudié et de plus longue haleine que tout ce
qu'il avait écrit jusque-là. Il s'agissait de la question de la charité
considérée dans ses rapports avec l'état moral et le bien-être des
classes inférieures. L'Académie française, sortant de ses habitudes
ou plutôt usant par intérim des anciennes attributions de la classe
des sciences morales et politiques, supprimée depuis 1816 et non
encore ressuscitée, avait mis au concours cette question de la cha-
rité, sans interdire aux concurrens de la traiter sérieusement, scien-
tifiquement, pour elle-même, et non pour en faire un texte de litté-
rature et d'éloquence. Il est vrai qu'au moment suprême, craignant
d>3 se commettre vis-à-vis des économistes de profession et sentant
sa propre incompétence, l'Académie ne se hasarda pas à décerner
le prix. Ce fut donc le public qui devint juge du concours. Le tra-
vail de M. Duchâtel une fois publié reçut, malgré la nouveauté des
idées qui s'y produisaient, l'accueil le plus empressé, et fut placé au
rang qui lui appartenait. Pour certains philanthropes, cette doc-
trine, qui daus l'intérêt bien entendu des pauvres trace des bornes
à la charité, surtout à la charité publique, qui, par amour pour
ceux c:ont le travail est l'unique moyen de vivre, oppose à leurs
penchans de sévères et prévoyans conseils, ne pouvait guère man-
quer de passer pour cruelle, et c'est bien à cette considération qu'en
s' abstenant l'Académie avait surtout cédé; mais tel est le sentiment
sérieux et vraiment charitable qui, sous l'écorce scientifique, se tra-
hit dans tout cet écrit, c'est si bien à l'amélioration, à l'affranchis-
sement, à la dignité morale des plus humbles et des plus mal-
heureux que l'auteur entend travailler, tout cela est de si bonne
foi, les démonstrations sont si claires et si pertinentes, que l'im-
pression qui en reste au lecteur, bien loin d'être pénible, est douce
et consolante. Vingt ans plus tard, de prétendus réformateurs pro-
posaient un moyen plus sommaire d'en finir avec la pauvreté; ils ne
voulaient pas moins que reconstruire à neuf l'ordre social, et persua-
LE COMTE DUCHATEL. 529
daient au peuple que personne avant eux n'avait seulement songé à
soulager ou à guérir ses plaies. Leur impuissante panacée ne fait-
elle plus de dupes? Je n'en voudrais pas répondre; mais ce qui est
bien certain, c'est qu'en dépit de tous les rêves, de toutes les chi-
mères que peut forger l'esprit humain, quels que soient les futurs
triomphes de la démocratie, il y aura toujours en ce monde des
masses innombrables obligées de travailler pour vivre, et que les
seuls moyens d'améliorer leur condition seront toujours, sauf quel-
ques différences d'application et de détail, ceux dont le jeune au-
teur du mémoire sur la charité recommandait modestement l'emploi,
c'est-à-dird la juste élévation des salaires et la prudence indivi-
duelle, la prévoyance des travailleurs.
C'était en 1829 qu'avait paru la première édition de V Essai sur la
charité. J'insiste sur la date. Pour l'auteur et pour ses amis, pour
toute notre cohorte du Globe, les circonstances venaient de prendre
un caractère étrangement nouveau, et nos idées un tout autre cou-
rant. De 182/i à 1$27, jusqu'au moment des élections qui renver-
sèrent M. de Yillèle, la politique ne nous avait préoccupés qu'en
perspective, pour ainsi dire, et même à distanc^î assez longue. Nos
opinions n'étaient représentées à la chambre, dans le petit groupe
de l'opposition, que par deux ou trois personnes tout au plus, et le
pays sem]}lait plongé dans un tel sommeil que toute sollicitude po-
litique était pour nous plutôt une abstraction qu'une réalité. Pen-
dant ces trois années, nous n'étions pas sortis de notre camp phi-
losophique et littéraire, du pur domaine des idées, ne poursuivant
que notre guerre aux préjugés et aux routines. La grosse affaire en
ce temps-là était le succès ou la chute de ceux qui, voulant passer
du précepte à l'exemple, se hasardaient sur nos théâtres k heurter
les traditions reçues. Ces tentatives, pour la plupart, laissaient
beaucoup à désirer; mais, par esprit de corps, il n'en fallait pas
moins leur prêter assistance, et personne, à coup sûr, n'apportait
à l'accomplissement de ce devoir de solidarité plus de bonne grâce
et d'entrain que notre économiste. Autant, la plume en main, il se
tenait de parti-pris dans les limites de son propre domaine, autant
sa conversation était d'humeur plus vagabonde et ne se refusait
aucune incursion sur le terrain d'autrui. Théâtre, poésie, roman,
histoire, philosophie, tout lui servait de texte à de piquantes reven-
dications en faveur des franchises du goût et de la pensée. Sans
dire un mot de politique, il ne cessait de réclamer le juste et loyal
exercice du principe de liberté.
Dès 1827, il ne s'en tint plus là : tout était bien changé; les évé-
nemens l'avaient lancé, comme toute notre phalange, en pleine vie
publique. On sait quel retour d'opinion, quel prompt réveil venait
TOME LXXXVI. — 1870. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
de se produire en France. Malgré notre âge, bien que les moins
jeunes d'entre nous dussent, d'après la charte alors régnante, at-
tendre encore près de quinze ans avant de songer pour eux-mêmes
à la vie politique, nous ne pouvions assister en spectateurs oisifs à
ce généreux mouvement. Nous l'avions même en quelque sorte aidé
et presque provoqué. Le projet de dissoudre la chambre avant l'ex-
piration du mandat septennal n'était alors connu qu'à Paris et de
bien peu de gens. La France n'en avait pas soupçon. Que faire pour
la mettre en éveil? Les journaux ne pouvaient rien dire : on avait
tout exprès, pour s'assurer de leur silence, rétabli récemment la
censure. Quelques-uns d'entre nous conçurent l'idée d'une associa-
tion qui, à défaut de journaux, au moyen de brochures, tiendrait
en garde les électeurs. En quelques jours, tout fut organisé : des
nuées de petits écrits pleins de conseils et d'avertissemens, portant
tous cette même devise : aide-toi, le ciel Vaidera, se répandirent
d'un bout à l'autre du royaume avec un ensemble et une rapidité
dont on ne peut s'étonner assez quand on pense aux imparfaits
moyens que nous avions à notre usage. Chacun s'y mettait de cœur.
Le dévoûment suppléait aux ressources. L'œuvre était entraînante
et rassurante tout à la fois. Marcher à la conquête de droits si clairs
et si incontestables sous la conduite de chefs expérimentés, d'un
royaliste aussi fidèle, d'un esprit aussi droit et aussi profond que
M. Royer-Collard, c'était faire de l'opposition en sûreté de con-
science. La marge semblait si grande avant d'en venir aux impru-
dences et aux sérieux dangers! Néanmoins quand le but fut atteint
au-delà de tout espoir, quand, après les élections générales et les
réélections partielles, il devint évident que la chambre nouvelle
donnait les garanties les plus réelles aux amis les plus exigeans d'une
liberté sagement progressive, la mission de notre société, jusque-là
légale ou tout au moins irréprochable, avait perdu sa raison d'être.
D'après nos propres prévisions, nous n'avions plus qu'à nous dis-
soudre. C'était l'avis que Duchâtel avait émis tout des premiers, et
qu'il fit prévaloir parmi nous. Seulement nous n'étions plus les maî-
tres de notre œuvre. L'association d'abord conçue, organisée et di-
rigée par nous, avait, chemin faisant, ouvert ses rangs à bien des
membres d'origine diverse et de couleurs plus ou moins disparates.
Il y en eut qui, trouvant là des cadres tout formés, des relations
établies, tout ce qui constituait une société agissante et prospère,
ne voulurent pas s'en dessaisir, espérant en tirer parti à d'autre fin
que d'éclairer des électeurs. De là entre eux et nous de profonds
désaccords suivis bientôt d'une rupture. Nous nous quittâmes, non
sans prévoir qu'à l'avenir plus d'une fois encore nous prendrions
ainsi des routes opposées.
Et je ne parle là que de cette fraction de la jeunesse libérale qui n'a-
LE COMTE DUCHATEL. 531
vait pour la liberté et pour les institutions constitutionnelles qu'un
amour apparent et tout de circonstance, qui au fond ne compre-
nait et n'aimait que la force, ne voulait que le triomphe de ses
propres idées, sans respect de ceux qui en professaient d'autres;
parti violent, impatient, où se confondaient pêle-mêle et des bona-
partistes déguisés et des républicains obstinés naïvement fidèles au
comité de salut public, les uns comme les autres ennemis-nés de
tout gouvernement soucieux des droits de tous, les uns comme les
autres s'arrogeant sans raison le titre de libéraux. Qu'entre eux et
nous la dissidence fût profonde, qu'elle dût éclater, c'était dans
l'ordre; mais par malheur là ne se bornaient point les germes de
division qui commençaient à poindre et menaçaient l'avenir. Dans
les rangs même des plus sincères amis des institutions libres, un
pénible problème divisait les esprits. Les uns, même en dehors de
toute question de sentiment et de fidélité chevaleresque, sans affec-
tion pour les personnes, sans lien d'aucune sorte avec la maison de
Bourbon, par pur amour de la vraie liberté, pensaient que la meil-
leure chance, le moyen le plus sûr d'en fonder parmi nous le règne
était de ne pas rompre avec le droit séculaire de l'ancienne monar-
chie, qu'il y avait dans ce droit consacré par le temps une base
d'autorité que rien ne pouvait suppléer, et sans laquelle tout éta-
blissement libéral serait précaire et contesté, qu'il fallait tout au
moins user d'égards et de patience, résister sans détruire, atténuer
plutôt qu'envenimer la guerre, et surtout ne pas la provoquer; d'au-
tres, non moins sincères dans leur attachement aux institutions
libres, mais convaincus que jamais on n'obtiendrait non-seulement
du roi Charles X, mais de tout prince régnant par droit héréditaire,
la franche reconnaissance et la fidèle observation d'un pacte consti-
tutionnel, soutenaient que c'était perdre son temps que d'en pour-
suivre la chimère, qu'il fallait prendre son parti, et saisir la pre-
mière occasion de fabriquer du même coup le pacte tel qu'on
l'entendait, et le monarque tel qu'on le souhaitait pour que la foi ju-
rée fût à coup sûr obéie. En un mot, marchant au même but, la mo-
narchie constitutionnelle, on se traçait pour l'atteindre deux routes
opposées, l'une franchement légale, l'autre révolutionnaire. Je n'ai
pas besoin de dire duquel de ces deux systèmes le Globe était l'or-
gane; quant à l'autre, après s'être habilement produit pendant deux
ou trois ans dans des feuilles diverses qui lui ouvraient passagère-
ment leurs colonnes , il eut à son tour un organe entièrement à lui,
et vers les derniers jours de 1829 inaugura le National.
L'esprit du Globe, l'esprit du National^ ce n'était pas là seule-
ment un désaccord de circonstance, un accident de polémique éphé-
mère, c'étaient deux façons de voir et de sentir en politique dont
les contradictions devaient survivre même à la chute de l'ancienne
532 REVUE DES DEUX MONDES.
royauté, et perpétuer, pendant les laborieux efforts de la royauté
nouvelle, dans les rangs de ses meilleurs amis, uns sorte d'antago-
nisme plein de regrettables conséquences. Si le bonheur avait voulu
que le droit héréditaire, mieux avisé, plus écliiré, au lieu de jus-
tifier comme à plaisir les prévisions du National, eût pris con-
fiance en ce libéralisme qui souhaitait son maintien, si les transac-
tions nécessaires que réclamait la partie saine et modérée de la
nation n'avaient pas révolté et exalté ce prince infortuné qu'un élan
de conscience irréfléchi poussait tête baissée vers l'abîme sans qu'il
en soupçonnât la profondeur ni même la réalité, peut-être aurions-
nous vu s'affermir peu à peu et posséderions-nous en toute pléni-
tude ces nobles institutions sans lesquelles les sociétés modernes
sont déchues désormais de toute dignité, de tout repos, de toute
prospérité, inestimable bien que nous nous sommes laissé ravir dans
un accès d'appréhensions puériles, et dont la revendication devient
pour nous un devoir nécessaire en même temps qu'un obscur et la-
borieux problème.
Mais à quoi bon les utopies et les regrets? Ne sait-on pas que vers
les premiers jours d'août 1829 le sort en fut jeté? Le Moniteur en-
registra ce changement de cabinet, cette résolution dont tout le
monde parlait depuis six mois et à laquelle personne ne voulait
croire, véritable défi, désolant pronostic d'une lutte inévitable. La
session était close; ces ministres nouveaux, dont les noms seuls
semblaient une menace, eurent beau ne rien dire et presque ne rien
faire, l'émotion ne se calma point. Jusqu'à l'issue fatale, pendant
toute une année, la France fut dans cet état de stupeur et de fièvre,
dans ce malaise et cette angoisse qui précèdent un violent orage.
L'impression m'en est encore présente et ne saurait s'effacer, pas
plus que je n'oublie la tristesse et les pressentimens, j'ose dire pro-
phétiques, qui, à la nouvelle de cette incalculable faute, avaient
comme envahi, sans qu'il parvînt à s'en défendre, l'ami dont nous
parlons ici.
Personne assurément n'était moins engagé nue lui, soit d'affec-
tion, soit de reconnaissance, soit même seulement par les liens de
famille et de monde, à la fortune de cette noble race qui se trou-
vait lancée en de telles aventures, et ce n'étaient ni sa jeunesse,
ni ses opinions, plutôt vives que timides, bien qu'au fond modé-
rées, qui se seraient troublées à l'idée d'une lutte du moment que
la violation d'un droit lui en eût démontré la triste nécessité; mais
la justesse et la lucidité de son intelligence lui révélaient cà point
nommé ce que ce fatal coup de tête allait coûter et à la liberté et
à ce pays qu'il aimait tant. Quelle que fût l'issue de la lutte, soit le
divorce si la résistance triomphait, soit l'union contrainte si force
restait au pouvoir, il voyait dans cette rupture en perspective plus
LE COMTE DUCHATEL. 533
qu'un sujet de juste appréhension, la perte d'une ancienne espé-
rance. C'est en effet un autre souvenir dont la trace m'est restée
vivante que sa joie instinctive et comme involontaire lorsqu'à Lau-
sanne, cinq ans auparavant, on nous annonçait de France les pre-
miers pas du nouveau roi montant au trône, cette censure abolie,
ces avances habiles, ce début libéral. « Voici donc un moment où la
réconciliation va devenir possible, écrivait-il alors (le 5 octobre
182Zi). Je ne saurais dire combien en théorie je serais heureux que
la question de la dynastie fût définitivement résolue, et que la lutte
n'eût plus à s'établir que sur la marche de l'administration, comme
en Angleterre, sans hostilité de la nation contre la famille régnante,
ni de la famille régnante contre la nation. La fortune met l'occasion
entre les mains du nouveau roi, c'est à lui de la saisir... La ques-
tion de la dynastie vidée, un point de départ commun devient pos-
sible, condition nécessaire de toute fondation stable... » On voit avec
quelle sagacité cet esprit de vingt et un ans appréciait le bienfait
d'une dynastie hors de cause, quel espoir il en avait conçu, et de
quel œil il devait accueillir ce ministère du 9 août 1829, cette décla-
ration de guerre qu'aucune conciliation, aucun accommodement ne
pouvait plus prévenir. De part et d'autre, la confiance était morte,
et la force était le seul arbitre qui désormais devait tout décider.
Aussi bientôt la crise alla se précipitant. De rudes, mais sincères re-
montrances provoquèrent un appel au pays; puis, lorsque le pays
eut confirmé les remontrances, le malheureux monarque, accom-
plissant sa destinée, lança son fatal défi, et la monarchie disparut.
Au lendemain de la catastrophe, que devait faire un jeune homme
respectueux envers le malheur, mais fidèle avant tout aux institu-
tions libres qu'il convoitait pour son pays? Ce n'était plus le temps
des paisibles études, des controverses spéculatives, des théories
philosophiques; l'esprit de révolution, ivre de sa victoire, ne se con-
tentait pas d'avoir vengé la charte, il voulait la détruire; les idées
constitutionnelles, les libertés publiques greffées sur la monarchie
lui étaient odieuses non moins que la royauté même, et il entendait
bien s'en délivrer du même coup. Le devoir était donc, pour la jeu-
nesse libérale, de rompre avec cet esprit et de grossir les rangs de
ceux que la société appelait à sa défense, et qui pour s'abriter ve-
naient d'improviser une royauté nouvelle, seul simulacre de monar-
chie qui pût se soutenir encore. Sans doute il eût mieux valu qu'un
compromis fût possible, qu'on pût laisser intact le droit héréditaire,
le fondement traditionnel, et n'imposer au dévoûment du prince
appelé à gouverner qu'une charge temporaire, une simple régence;
mais cet expédient, facile en apparence quand on y pense après
coup, n'était au moment même qu'une pure utopie. Il faut n'avoir
pas vu ces terribles journées, il faut ne pas savoir combien la France
534 REVUE DES DEUX MONDES.
est incapable, dès que son sort est en jeu, de se donner le temps de
réfléchir et de laisser en suspens, seulement pendant douze heures,
sa confiance et son espoir, pour supposer que l'établissement d'une
régence, c'est-à-dire, en réalité, le rétablissement du principe qui
venait d'être vaincu, pût être seulement tenté au lendemain des
trois journées. En s'obstinant à ce parti moyen, on risquait de tout
perdre, on laissait à la démagogie le temps de faire un coup peut-
être irréparable. Il n'y avait de possible qu'une résolution soudaine,
une situation tranchée, une responsabilité complète, irrévocable, et
ce n'était pas l'ambition d'un homme, c'était le sentiment de la con-
servation surexcité chez tout un peuple qui se refusait aux demi-
mesures et aux atermoiemens. Aussi, tant que la sécurité, à peu
près rétablie, n'eut pas comme effacé le souvenir du péril social, ce
fut à qui remercierait le prince de s'être résigné au rôle ingrat qu'il
avait dû subir. Le Moniteur est là pour témoigner de ces adhésions
qui aujourd'hui nous étonnent, et certaines paroles prononcées de-
vant la chambre des pairs par les plus honorables et les plus dévoués
royalistes démontrent à quel point la royauté nouvelle était l'œuvre
de tous et l'œuvre nécessaire. Le même mouvement irrésistible qui
devait vingt ans plus tard appeler au pouvoir le prince aujourd'hui
régnant s'était produit, au lendemain de 1830, en faveur du roi
Louis-Philippe, et si le procédé dont l'empereur Napoléon I"' s'était
seiTi deux ou trois fois en pareille circonstance, si le suffrage uni-
versel n'eût pas alors, près des vrais libéraux, paru comme entaché
d'une sorte de charlatanisme, s'il n'eût pas eu l'apparence d'un ex-
pédient peu sérieux, peu sincère et peu digne, et que dans chaque
commune chaque citoyen eût été appelé à déclarer si, oui ou non,
il entendait que la royauté nouvelle continuât son œuvre et proté-
geât contre les démagogues l'ordre public menacé, soyez certain
que les voix dissidentes n'eussent pas été moins rares qu'en 1851.
Pourquoi ne pas le dire? cette formalité, bien qu'illusoire et peu
démonstrative aux yeux des gens sensés, n'en a pas moins manqué
à ce gouvernement. Elle lui aurait rendu de notables services. En
rappelant par chiffres incontestables ce qui devait s'oublier si vite,
l'assentiment universel des premiers jours, elle lui aurait prêté,
surtout vis-à-vis des masses, un grand moyen de force, un argu-
ment qui aurait fermé la bouche à bien des agresseurs, et à défaut
du temps, qui seul consacre les pouvoirs nouveau-nés, elle eût
donné à celui-ci la plausible apparence d'une consécration popu-
laire. Il ne faut pas croire qu'on puisse impunément être toujours
sincère et n'aimer que la vérité. La royauté nouvelle avait des con-
seillers qui songeaient trop au fond des choses. Pour réussir dans
les affaires humaines, il faut, si honnête qu'on soit, penser à l'ap-
parence et songer aux effets d'optique. Parmi ces conseillers, ceux
LE COMTE DUCHATEL. 535
même qui professaient les principes de la gauche et qui croyaient
de cœur et littéralement à la souveraineté du peuple, n'insistèrent
que très faiblement pour cette convocation des comices, et ceux
qui n'admettaient, philosophiquement parlant, d'autre souveraineté
que celle de la raison, les doctrinaires, comme on les appelait alors,
n'eurent pas même la pensée qu'on pût sérieusement chercher la
moindre force dans cette comédie. Il n'en fut donc question au con-
seil que pour passer outre aussitôt; mais je tiens à consigner ici qu'à
ce moment même, vers le milieu d'août, l'instinct de Duchâtel ne
lui fit pas défaut et qu'il entrevit clairement l'occasion qu'on laissait
échapper. Combien de fois, vingt ans plus tard, en face de ces mil-
lions de votes dont un autre pouvoir tirait si grand parti, ne m'a-
t-il pas rappelé nos causeries de 1830, les regrets dont il m'avait
fait part, et combien il eût été facile et probablement profitable à la
naissante royauté de ne pas s'en fier seulement aux théories même
les plus vraies et les plus scrupuleuses, et, sauf à se permettre une
réminiscence impériale, ou, si l'on veut, un plagiat, d'acquérir le
bénéfice de cette sorte de baptême !
Après tout, si dans le trouble des premiers momens le savoir-
faire fut en défaut, si ces esprits profonds et supérieurs que con-
sultait la nouvelle monarchie n'avaient pas une parfaite entente de
la fibre populaire, il y avait chez eux quelque chose d'infiniment
plus rare, et que Duchâtel, s'il eût fallu choisir, aurait prisé fort
au-dessus, je veux dire un sincère et courageux désir de maintenir
envers et contre tous, quoi qu'il pût arriver, les droits de la fiberté
légale. C'était là, au lendemain d'une catastrophe, en face de pas-
sions déchaînées, aussi sourdes qu'aveugles, et que la force seule
semblait pouvoir dompter, c'était une conception hardie, originale,
sans exemple dans nos fastes révolutionnaires, et qui suffit à l'éter-
nel honneur de ce gouvernement. Ce qu'il a dépensé de dévoûment,
d'intelligence, de généreux efforts pour ne pas tomber dans l'or-
nière de 91, pour retrouver, avec l'expérience de plus, les premières
traces de 89, pour soutenir en un mot cette gageure périlleuse, si près
d'être gagnée, d'une révolution jalouse des droits de tous, aimant la
liberté même après la victoire, et la sauvant à ses dépens, personne
aujourd'hui ne s'en doute, ou n'y prête une sérieuse attention.
C'est à cette œuvre que Duchâtel allait lier sa vie : nous l'y sui-
vrons pendant dix-huit années , sans nous étendre outre mesure ,
mais sans rien négliger pour reproduire au vrai la part qu'il y a
prise et la trace qu'il y a laissée.
II.
Nous sommes sur une scène et dans une atmosphère absolument
nouvelles. Ce rôle, si commode, si dégagé, si doux, de redresseur
536 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abus, de frondeur, de critique, ce rôle d'opposition, le voilà ter-
miné; il faut endosser le harnais de misère, la pratique, la respon-
sabilité. En général dans ce pays de France, et aujourd'hui plus
que jamais, après un sommeil de vingt ans, la jeunesse qui se mêle
de politique oublie complètement que du soir au matin, par une
bourrasque imprévue, elle a toujours la chance de voir, en un clin
d'œil, s'écrouler ce qui existe, ce qu'elle blâme, ce qu'elle attaque,
et s'élever ce qu'elle rêve, par conséquent d'être prise au dépourvu,
d'être appelée à la manœuvre sans en savoir le premier mot, et de
ne pouvoir fournir, pour diriger le gouvernail, que des mains inex-
périmentées. Où sont-ils ceux qui sérieusement s'exercent par avance
aux fonctions qu'ils pourraient remplir, qui s'enquièrent des moyens
de corriger ce qu'ils censurent, avides de détails et de notions pra-
tiques non moins que de théories et de généralités? Ces aptitudes
de précaution étaient rares il y a quarante ans au moins autant
qu'elles le seraient demain : aussi les plus habiles et les plus avisés
furent eux-mêmes, au premier abord, étrangement novices, et la
transition entre les deux régimes ne s'opéra qu'au prix de longs
apprentissages et d'assez nombreux pas de clercs. C'était donc
quelque chose de rare au dernier point et dont on aurait cité à
peine un autre exemple, parmi les nouveau-venus dont l'inexpé-
rience sautait à tous les yenx, qu'un praticien consommé sachant
ex profa^so ce qu'il y avait à faire, comme s'il n'eût de sa vie
donné son temps à autre chose. Tel était Duchâtel au lendemain
de 1830. Un administrateur en fonctions depuis longues années
n'aurait pas mieux connu les rouages de l'administration que ce cri-
tique et ce théoricien. Son entrée au conseil d'état comme conseil-
ler en service ordinaire n'étonna donc personne parmi ceux qui le
connaissaient, et fut à l'instant même, dès qu'on le vit à l'œuvre,
tenue pour légitime par ceux qui l'ignoraient encore. Et ce n'était pas
tout que de siéger comme conseiller d'état à l'âge où d'habitude on
devient auditeur, l'innovation principale était que ce conseiller de
vingt-sept ans eût pris rang, dès ses premières paroles, pres([ue de
pair avec les chefs et les oracles du conseil, les Allent, les Beren-
ger, les Fréville. Une juste déférence, une respectueuse curiosité,
entouraient, comme on sait, dès qu'ils ouvraient la bouche, ces
nobles vétérans, ces répertoires vivans des traditions administra-
tives. Ceux surtout qui ne siégeaient là que de la veille, et qui, de
quelque grade qu'on les eût décorés, avaient encore tant à ap-
prendre, ne se lassaient pas d'écouter cette imperturbable abon-
dance d'exemples, de précédens, de décisions, d'arrêts, de notions
précises et sûres qui faisait le fond de ces improvisations. Eh bien !
ce même caractère d'autorité et d'expérience, mêlé à un tour d'es-
prit et à des aperçus plus hardis et plus jeunes, s'était produit
LE COMTE DUCHATEL. 537
dans les paroles du nouveau conseiller d'état dès les premières
fois qu'il avait opiné; on l'avait pris pour un ancien, l'illusion était
complète. Il y avait à l'entendre même profit, même sécurité. Lui
aussi semblait porter dans sa mémoire le Bullclia des Lois tout en-
tier, n'hésitant et ne bronchant jamais ni sur les faits ni sur les
dates, toujours armé de preuves jusqu'en ses moindres assertions.
On comprend qu'il n'avait fallu ni brigues ni patrons pour l'intro-
duire, malgré son âge, en situation si haute. C'était son droit en
quelque sorte. Le duc de Broglie, alors ministre de l'instruction
publique et en même temps chef du conseil d'état, n'avait eu nul
besoin des souvenirs de Coppet et de l'affectueuse intimité qui s'en
était suivie pour provoquer cette nomination et en faire signer l'or-
donnance. Tous ses collègues à l'envi, et le baron Louis plus encore
que tout autre, en mémoire des articles du Globe, lui en auraient
disputé l'idée. Ce qui ressortait d'ailleurs, même aux yeux les
moins exercés, de ces débuts d'un éclat insolite, c'est qu'ils n'é-
taient que le prélude de destinées plus hautes. On sentait qu'éloi-
gné pour trois années encore de l'enceinte législative, faute d'avoir
trente ans, il n'y serait pas plus tôt entré que l'horizon s'élargirait
pour lui, et qu'il était de ceux qui deviennent ministres en quelque
sorte forcément, sans même avoir besoin d'en montrer le désir, par
cela seul qu'on les voit prêts et comme équipés d'avance pour la
conduite et le débat des plus grandes affaires.
D'où lui venait ce privilège? Il n'y aurait vraiment pas justice à
n'en faire honneur qu'à lui seul, ni même aux heureux dons qu'il
avait reçus du ciel. Une équitable part doit être faite à la tendre
sollicitude qui depuis sa naissance avait veillé sur lui et tout prévu,
tout disposé pour ajouter encore à ces dons de nature. Je parle
d'une mère, deux fois sa mère en vérité, puisqu'elle l'avait fait
vivre à force d'art, de soins, de dévoûment, au milieu des dan-
gers dont un développement trop hâtif du cerveau avait menacé
son enfance. Cette mère fondait sur son fils des espérances sans
limites. Elle avait foi, une foi absolue en sa supériorité, et en lui
cultivant l'esprit avec réserve , pour ménager ses forces, elle savait
semer à coup sûr. C'était une rare personne, joignant à l'esprit le
plus droit, au cœur le plus généreux, une imagination pleine de
charme et d'imprévu. Sur son visage, au temps où je commençai à
la connaître, vers le milieu de la restauration, on retrouvait les
traces encore récentes d'une grande beauté, et je ne sais quelle no-
blesse naturelle dont le premier aspect, tant soit peu solennel, ne
cachait qu'affectueuse bonté. Peu de femmes ont reçu avec cette
largesse l'instinct délicat de la vie et des manières du monde, cet
art qui se devine et ne s'enseigne pas. Introduite dès sa première
jeunesse dans une cour où se heurtaient les façons les plus dispa-
538 REVUE DES DEUX MONDES.
rates, l'élégance enjouée, simple, aisée et raffinée pourtant du vé-
ritable ancien régime, les airs de parvenus, la morgue hautaine et
parfois burlesque du nouveau, M'"^ Duchâtel s'était approprié les
traditions anciennes, non sans les rajeunir d'une sorte de grâce et
d'affabilité qui lui était particulière. A l'époque dont nous parlons,
sans avoir oublié le temps où son mari s'était acquis une grande
situation pour avoir, avec une fermeté sagace, fait sortir du chaos
et fondé sur les bases qu'elle conserve aujourd'hui l'administration
des domaines, cette colonne principale de notre système financier;
sans avoir oublié non plus qu'elle-même elle occupait à cette cour
une grande charge honorifique, conservant au fond de sa mémoire
comme un poétique éblouissement des grandeurs de l'empire et un
certain respect des illusions qu'elle en avait gardées, elle n'en était
pas moins parfaitement convaincue que c'était à d'autres temps, à
d'autres destinées qu'elle devait préparer ses deux fils, qu'un grand
pays comme le nôtre ne jouerait plus le triste jeu de se donner ainsi
tout entier à un homme, que c'était bon pour une fois, et que les
conquêtes de la France, s'il lui en fallait encore, seraient d'un autre
ordre désormais, coûteraient moins de larmes et laisseraient après
elles, au lieu de sanglantes ruines, le durable bienfait d'un gou-
vernement établi sur le respect du droit. Voilà ce qu'elle espérait :
on comprend qu'avec ces idées sagement libérales elle n'avait garde
de s'opposer au genre de vie et à la direction d'études qu'avait
choisis son fils aîné. Seulement, tout en favorisant ses goûts d'indé-
pendance et son culte de la liberté, elle ne lui laissait jamais perdre
de vue cet autre but toujours possible, l'exercice du pouvoir et la
nécessité de s'y préparer. Elle admettait qu'on fût whig à la condi-
tion de pouvoir au besoin faire œuvre de tory. De là dans cette
éducation des soins particuliers pour donner à l'esprit une maturité
précoce et le nourrir en toutes choses de notions exactes et sûres.
Ce qu'on raconte de certains jeunes lords qui, dès l'enfance, soat
en quelque sorte dressés à la profession d'hommes d'état, elle l'a-
vait mis en pratique par instinct maternel et sans la moindre an-
glomanie. On peut donc dire en toute vérité qu'au mois d'août 1830,
lorsqu'il fallut passer sans transition, en quelques heures, de l'op-
position au pouvoir, personne, dans les rangs de notre jeunesse,
n'était autant que Duchâtel tout prêt à cette évolution, et n'avait la
même avance que lui. Son âge seul ne lui permettait pas d'aborder
d'emblée la tribune; mais là encore une tendre prévoyance lui avait
abrégé et aplani la route.
Son père s'était dévoué à lui garder en quelque sorte son siège
au parlement. Dès 1827, on avait vu ce courageux vieillard, sortant
de son repos et du silence où il vivait depuis la chute de l'empire,
ne pas refuser, bien que septuagénaire, le mandat que lui offraient
LE COMTE DUCHATEL. 539
les électeurs de la Charente-Inférieure. Ce n'était pas la première
fois qu'il siégeait dans une assemblée. Il avait fait partie du conseil
des cinq-cents, où l'avaient envoyé les électeurs de Bordeaux, bien
que noble, d'origine normande et descendant d'un des collatéraux
du sauveur de Charles VII, qui avait lui-même arraché Vire aux
mains des Anglais. Cette élection nouvelle, qui après un si long in-
tervalle était venue surprendre M. Duchâtel, ce n'était pas pour lui
qu'il l'avait acceptée; il le laissait bien voir tout en accomplissant
avec scrupule ses devoirs législatifs et même en subissant la corvée
fatigante de diriger, comme président d'âge, les débats d'une longue
vérification de pouvoirs. Le secret de sa force était la joie de se
sentir utile à ce fils, son orgueil, en lui assurant d'avance, sans les
laisser tomber aux mains d'un autre, d'heureuses chances électo-
rales. Et en effet le fils avait à peine accompli âes trente ans, le
19 février 1833, que le père déposait son fardeau, heureux de voir
ses mandataires le transmettre presque sans dissidence au succes-
seur de son choix.
Je n'insiste sur ce détail que pour mieux indiquer sous quelle
heureuse étoile s'ouvrait cette carrière et à quel point la Providence
semblait s'être complu à combler ce jeune homme de ses meil-
leures faveurs. Ce n'était pas même assez qu'il dût entrer ainsi,
presque par droit héréditaire, à la chambre des députés; une fortune
encore plus rare lui était advenue, celle de siéger dans cette as-
semblée, d'en être membre en quelque sorte, et de s'y faire con-
naître par les débuts les plus brillans, avant même que d'en faire
légalement partie.
On se rappelle en quelle estime M. le baron Louis avait tenu
ses premiers essais, et quel espoir il fondait sur lui. Lorsqu'au
13 mars 1831 Aï. Casimir Perier pria son vieil ami de reprendre
sous sa présidence le portefeuille des finances, qu'il avait déjà tenu
avec tant d'autorité et de succès dans les trois premiers mois du
gouvernement nouveau et qui tombait des mains de M. Laffitte, ce
fut, de la part du baron Louis, presque une condition de sa rentrée
aux affaires que Duchâtel, comme conseiller d'état attaché à son
ministère et commissaire du gouvernement, lui servirait d'auxi-
liaire et lui épargnerait ce qu'il redoutait le plus, les fatigues de
la tribune, les communications orales avec les chambres. C'était
un homme d'infiniment d'esprit, plein d'idées, d'aperçus et d'in-
stincts en finances, parfaitement capable au besoin de s'expliquer,
même en public, avec clarté et conviction, mais se défiant de lui, de
la promptitude un peu tumultueuse de ses pensées et de la diffi-
culté de les mettre en bon ordre à volonté, du premier coup. Grâce
à un interprète à la fois jeune et expérimenté, toujours prêt à com-
prendre et à traduire dans un langage net et limpide ses intentions,
5/10 REVUE DES DEUX MONDES.
même à peine ébauchées, sa tâche devenait plus facile; iî échappait
à sa préoccupation constante et en même temps il rendait service
à celui dont il usait ainsi. Aussi son offre fut acceptée et l'occasion
saisie avec empressement. L'expérience s'en poursuivit pendant
toute une année, année laborieuse et féconde, mémorable pour le
pays lui-même, qui reprenait haleine sous l'abri d'un pouvoir ré-
solu, d'une volonté forte et puissante. Ce que cet apprentissage du
ministère des finances dans une position si favorable à tout voir et
à tout étudier, ce qu'un commerce intime avec un homme d'une
trempe aussi rare que le baron Louis devait faire acquérir au jeune
conseiller d'état d'autorité pratique et de sûreté de jugement, je
n'essaierai pas de le dire; il me faudrait le suivre dans toutes les
branches du service, dans les moindres détails de l'administration :
ce qu'il suffît de noter, c'est la situation que lui valut dans la
chambre cette continuelle nécessité d'y prendre la parole. Il y a peu
de rôles moins commodes, disons mieux, plus ingrats que celui d'a-
vocat d'office, et tel est à peu près le sort d'un commissaire du
gouvernement, parlant de loin en loin, et comme par hasard, de-
vant une assemblée à laquelle il n'appartient pas. Ces sortes de
plaidoiries sont prises rarement au sérieux. Il n'en fut point ainsi
des explications toujours sobres, mais concluantes, données régu-
lièrement au nom du ministre des finances, tantôt quand il était
absent, tantôt en sa présence même. La continuité de cette mission
lui avait-elle donné plus de poids? ou bien l'orateur officiel avait-il
su se rendre personnellement agréable? Toujours est-il que dès
l'abord on l'écouta, on l'accueillit avec une faveur marquée; bientôt
le gros de l'assemblée l'avait comme adopté et lui ouvrait ses rangs
en quelque sorte, si bien qu'au bout de dix-huit mois, lorsqu'il y
entra tout de bon et pour son propre compte, la différence fut in-
sensible; il n'y avait, à vrai dire, rien de changé pour lui.
Et cependant c'est à dater seulement de cette époque, du jour
de son élection, de la fin de février 1833 , que sa présence dans
cette enceinte prend tout son intérêt et doit vraiment nous occuper.
Il n'était jusque-là monté à la tribune que pour répondre à des
questions de détail, fournir des explications, des éclaircissemens,
ou si parfois on l'avait vu se donner carrière, si en répondant un
jour à M. Laffîtte, et, tout en rectifiant ses chiffres et ses assertions,
il avait exposé largement les vrais principes en matière de budget,
ou bien encore s'il avait défendu pied à pied, sans s'interdire les dé-
veloppemens qui lui semblaient nécessaires, certaines institutions
financières telles que l'amortissement, par exemple, ce n'en était pas
moins un rôle limité que le sien; il ne pouvait parler exclusivement
que de finances et n'avait rien à voir au reste des affaires, tandis
qu'une fois député, toutes les questions lui devenaient ouvertes, et
LE COMTE DUC H AXEL. 541
les travaux de tout genre allaient l'assaillir à la fois. Membre de
maintes commissions, presque toujours choisi pour rapporteur, as-
sidu néanmoins aux séances publiques et se mêlant souvent aux
débats, sans abuser jamais de la parole, il devint en très peu de
temps si utile et si agréable à la chambre, cette sorte de bienveil-
lance qu'il s'y était acquise eut fait bientôt de tels progrès, qu'ar-
rivé le dernier, et dà tous ses collègues le plus jeune, il en était déjà
un des premiers, des plus considérables et des mieux écoutés.
S'était-il donc donné cette situation commode qui dans toute as-
semblée assure à ceux qui s'en contentent le privilège d'être bien
avec tout le monde? se tenait-il à l'écart de la politique militante?
se posait-il en simple député d'affaires? Loin de là : esprit politique
avant tout, par caractère non moins que par principes, il ne savait
pas flotter entre deux eaux, et, sans jamais être violentes, ses opi-
nions, en toute circonstance, étaient encore moins ambiguës. La
preuve ne s'en fit pas attendre. Un mois à peine après son entrée à
la chambre éclata ce célèbre procès qui devait conduire à la barre
le gérant d'un journal, du plus fougueux des journaux de ce temps,
la Tribune. Notoirement outragée, la chambre usait d'un droit in-
contestable, mais d'un de ces droits qui, pour être efficaces, veu-
lent être exercés avec grand à-propos. Or certains membres de la
majorité, des moins timides, et Duchâtel était du nombre, pen-
saient que l'occasion était loin d'être bonne, que ce genre de ré-
pression devait exaspérer plutôt qu'intimider la presse, et que la
cause de l'ordre et de la vraie liberté ne gagnerait pas dans cette
aventure tout ce que l'assemblée risquait d'y perdre ; mais, le sort
une fois jeté et la lutte engagée, la chambre aux prises avec le
journalisme radical, le suprême danger était qu'elle faiblit. C'est
ce qui semblait près d'arriver. Dans la confusion d'un débat préa-
lable où se discutaient les formes de procédure qu'il s'agissait
d'improviser, les juristes de l'opposition avaient la partie belle;
étalant leur science, invoquant la logique, ils étaient sur le point
d'entraîner l'assemblée à déclarer que le jugement serait rendu à
la même majorité que les verdicts du jury, ce qui donnait des
chances presque certaines d'acquittement; le désarroi était au cen-
tre, la bataille semblait perdue, lorsque, par une de ces illumina-
tions de bon sens qui lui étaient familières, notre nouveau-venu,
sans se soucier des rancunes démagogiques qu'il allait déchaîner
contre lui, demanda la parole et eut bientôt fait voir à ses collè-
gues qu'on leur tendait un piège , qu'on troublait leur conscience
par une fausse analogie, que les exceptions admises en matière ju-
diciaire n'avaient pas de raison d'être en matière politique, que ce
n'était pas en vertu d'un droit judiciaire, mais seulement à titre de
pouvoir politique que la chambre jugeait le gérant de la Tribune ,
542 REVUE DES DEUX MONDES.
que dès lors les règles en vigueui- pour valider ses propres actes,
ses décisions politiques et législatives devaient seules être admises
dans le procès qui allait s'ouvrir. Il n'y avait rien à répliquer, c'é-
tait l'évidence même; l'effet de ces paroles fut subit, les adversaires
n'insistèrent plus que faiblement, et la majorité raffermie usa sans
scrupule de son droit.
Elle dut, on le comprend, garder bonne mémoire de ce service.
Celui qui l'avait rendu vit sa faveur s'accroître par ce courageux
«^•-propos, et comme à quelque temps de là, dans une tout autre
sphère, l'attention de la chambre fut encore appelée sur lui; comme
la commission du budget le chargea du rapport des recettes, et
qu'il sut donner à ce travail ordinairement aride un intérêt inat-
tendu en y introduisant une sorte de tableau de toutes les innova-
tions qu'un amour sérieux du progrès pouvait, sans utopie et sans
gêne pour le service, demander à l'administration; comme les juges
compétens en ces matières, même dans les rangs de l'opposition,
s'accordèrent à louer dans ce rapport et l'excellence de la méthode,
et la largeur des vues, et la profonde connaissance du sujet, on ne
s'étonnera pas qu'à l'ouverture de la session nouvelle, au commen-
cement de 183â, chez les meilleurs esprits de la chambre, chez
ceux-là même qui par leur âge et leurs services semblaient en droit
d'avoir surtout souci de leurs propres prétentions, chez les vieux,
en un mot, peut-être encore plus franchement que chez les jeunes,
il y eût comme un désir secret qu'une occasion se présentât de
mettre à plus sérieuse épreuve tant de sagacité, de lumières, de
notions acquises, et que l'art le plus malaisé et le plus nécessaire,
l'exercice du pouvoir, profitât sans tarder des dons prématurés qui
se révélaient chez ce jeune homme.
Quant à lui, je dois le dire, il n'avait nulle hâte que ce souhait fût
exaucé. Il eût bien mieux aimé ne toucher au but que plus tard et
ne pas risquer de l'atteindre, au détriment de notre cause, par un
démembrement et un affaiblissement presque certain de la combi-
naison ministérielle qui depuis dix-huit mois conduisait les affaires,
et qui, par un heureux accord d'élémens dissemblables se complé-
tant l'un l'autre, les avait si bien rétablies. Malgré le pénible inter-
règne plein d'hésitation, de trouble et de sanglantes luttes qui avait
suivi la mort de Casimir Perier, de toutes parts, vers la fin de 1833,
la confiance et la prospérité renaissaient à vue d'œil. Ceux qui ont
vécu dans ce temps-là savent seuls l'attachement presque supersti-
tieux que tout véritable ami de la monarchie constitutionnelle avait
voué à ce cabinet du 11 octobre, laborieusement enfanté, et presque
né par surprise au milieu d'incidens d'un haut comique, comme ja-
mais on n'en vit de meilleurs, même aux plus beaux temps de la
fronde, mais qui une fois à l'œuvre avait oflert à l'opinion tant de
LE COMTE DUCHATEL. 543
prompts résultats, tant de satisfactions inespérées, qu'il semblait dé-
fier les obstacles, marchant à pleines voiles comme le navire le mieux
lesté, le mieux équilibré. L'union étroite du duc de Broglie, de
M. Thiers et de M. Guizot avait fait ce prodige, chacun le compre-
nait, et, par un instinct prophétique des difficultés de l'avenii-, chacun
ne demandait, pour être en sécurité sur les futures destinées de la
monarchie nouvelle, que le maintien durable de cette union. Par
malheur, ce que les amis voyaient si bien n'était pas moins visible
aux adversaires, et autant sur nos bancs on prenait de souci à conser-
ver intacte cette sorte de palladium, autant sur d'autres on se donnait
de soins à nous l'enlever. Que d'habiles efforts, que de savantes ma-
nœuvres pour allumer la jalousie, pour semer la division dans l'in-
térieur de ce triumvirat, qui, venu en son temps comme M. Perier
était venu au sien, réalisait si bien la théorie parlementaire, laissant
à la couronne une suffisante indépendance, et la couvrant en même
temps de la responsabilité la plus réelle et la plus sérieuse ! Je le
dis à l'honneur des trois chefs de ce cabinet, ils s'étaient tous les
trois gardés de ces embûches, et auraient évité longtemps encore
peut-être le divorce où on les poussait, si, comme il arrive toujours,
un incident, un fait sans relation apparente avec la politique du
moment, un legs de l'empereur Napoléon I" et de ses décrets at-
tentatoires au droit des neutres, un vieux procès diplomatique,
ajourné depuis un quart de siècle et sorti des cartons des affaires
étrangères sous forme de traité, ne fût venu dissoudre en un clin
d'œil, sans que personne en eût soupçon, une alliance qui, en se
prolongeant, pouvait affermir tant de choses et changer tant de
destinées. Ni le puissant orateur qui porta le coup mortel à cette
transaction aussi équitable au fond que politiquement opportune,
ni ceux de ses adversaires habituels que fascinèrent ce jour-là ses
chiffres, sa parole, sa mise en scène incomparable, ne soupçon-
naient que le traité courût un sérieux péril. Si l'adoption en eût
semblé douteuse, j'ose dire que l'article premier, c'est-à-dire le
traité lui-même, n'eût jamais été rejeté, faute seulement de huit
voix. On ne vit clair qu'après le vote, lorsque le duc de Croglie
ne voulut à aucun prix garder son portefeuille. Ministre des affaires
étrangères, il se tenait pour engagé personnellement au succès de
la loi, c'était sa signature qui venait d'être protestée, tandis que ses
collègues, surtout devant l'émeute qui recommençait à gronder à
Paris et qui allait éclater à Lyon, avaient d'autres devoirs. Ils pou-
vaient dignement ne pas quitter leur poste, et en effet ils y restè-
rent; mais l'œuvre du 11 octobre n'en fut pas moins à jamais ébran-
lée, et la monarchie de juillet, par contre-coup, profondément
atteinte. Cette brèche était de celles qui vont s'élargissant. En at-
tendant, il fallait la fermer, et de tous les côtés, dans toutes les
bhh REVUE DES DEUX JIONDES.
fractions de la majorité, les regards se portèrent sur le jeune rap-
porteur du budget des recettes. Lui seul semblait en situation, non
pas de remplacer le duc de Broglie, mais d'empêcher, en entrant au
conseil, un défaut d'équilibre entre les forces diverses qui le con-
stituaient. M. Guizot surtout devait insister sur l'à-propos et l'ex-
cellence de ce choix, puisqu'à défaut de l'illustre et intime ami
dont le concours lui échappait, c'était un ami encore, professant les
mêmes convictions, qu'il allait retrouver pour collègue.
Depuis sept ou huit ans, depuis l'apparition du Globe, bien qu'il
n'eût pris lui-même aucune part directe à ce recueil, M. Guizot
était en relation fréquente avec un certain nombre de ceux qui le
rédigeaient, et Duchâtel entre autres, par sou goût pour la poli-
tique, avait auprès de lui comme un titre de plus à ce commerce
bienveillant. Ce n'étaient pas encore les relations étroites que devait
plus tard établir entre eux l'exercice en commun du pouvoir; une
différence d'âge d'environ seize années, bien plus sensible alors que
huit ou dix ans plus tard, excluait l'intimité proprement dite aussi
bien que l'égalité de situation ; mais la confiance était dès lors en-
tière de part et d'autre, et l'unité de vues comme de doctrines
complète ou peu s'en faut. M. Guizot avait alors l'esprit aussi puis-
sant et presque autant de charme qu'après son passage au pouvoir;
mais il était, il le dit bien lui-même, plus doctrinaire et de beau-
coup, tandis que son jeune ami, arrivé sur le tard dans ce milieu
intellectuel, n'en avait pris les habitudes qu'cà moitié et ne s'était
donné qu'avec quelques réserves. Chez lui, l'emploi de l'abstraction
et les façons métaphysiques d'apprécier les choses et les hommes,
de tout convertir en idées, étaient déjà largement mitigés par
les besoins pratiques de son esprit, par ses instincts administratifs
et gouvernementaux. Quoi qu'il en fût, c'était comme allié naturel
et presque nécessaire du ministre de l'instruction publique, en
même temps que par la faveur et l'élection, pour ainsi dire, de la
plus grande partie de la chambre des députés, que le h avril
183/i il prit place dans le cabinet du 11 octobre, reconstruit à nou-
veau ou du moins restauré.
Il ne fallait pas moins que cette façon encourageante de parvenir
au pouvoir pour lui rendre moins rudes les obstacles qui l'y atten-
daient. Je ne parle pas de ce genre de difficultés que les circon-
stances ménageaient à ses collègues aussi bien qu'à lui, difficultés
générales à braver en commun; celles-là ne laissaient pas que d'être
assez sérieuses : prêter serment le A avril, et dès le 5 se trouver en
présence de l'insurrection lyonnaise à moitié maîtresse de la ville,
lui disputer pendant trois jours cette grande cité, étouffer la révolte
éclatant à la fois sur dix autres points du territoire, et retomber de
là en face d'un procès gigantesque, impraticable en apparence et
LE COMTE DUCHATEL. 5^5
encore plus nécessaire qu'impossible, ce n'était certes pas un dé-
but engageant. Là pourtant n'étaient point les plus gros embarras :
les difficultés dont je parle lui étaient personnelles. Ni son âge ni
le genre d'aptitude qui l'avait jusque-là fait connaître n'avaient
permis de lui donner directement la succession du duc de Broglie;
l'amiral de Rigny était passé de la marine aux affaires étrangères,
et c'était au département du commerce et de l'agriculture, tel qu'il
avait existé un instant de 1820 à 1830, tel qu'il est de nouveau ré-
tabli depuis quelque temps, c'est-à-dire sans les travaux publics,
que Duchâtel venait d'être appelé. M. Thiers, dans la combinaison
nouvelle, échangeant le portefeuille du commerce contre celui de
l'intérieur, que M. d'Argout, sans trop de déplaisir, quittait pour
devenir gouverneur de la Banque, avait souhaité que les travaux
publics, détachés du commerce, passassent à l'intérieur avec lui.
Cette division d'attributions n'avait assurément rien de défavorable
à la bonne conduite des affaires, car les questions commerciales et
agricoles suffisaient dès lors largement à occuper tous les momens
de la plus active intelligence, mais elle mettait notre jeune écono-
miste plus exclusivement et plus directement aux prises avec de
délicats problèmes sur lesquels il avait pris déjà publiquement parti,
que sa conscience et son honneur ne lui permettaient pas d'éluder,
et que sa situation nouvelle semblait pourtant lui interdire de ré-
soudre comme il l'aurait voulu.
J'ai déjà dit que par conviction, par la nature de son esprit, ja-
mais dans ses théories il ne s'était montré ni absolu ni radical. Au
temps même où la possibilité de présider un jour à l'application de
ses idées ne pouvait être que le plus vague et le moins sérieux des
rêves, simple écrivain, libre de ses allures, toujours on l'avait vu,
même en soutenant l'urgence et la nécessité de certaines réformes,
demander pour les accomplir la plus grande prudence, un ména-
gement extrême des droits acquis; mais il n'en était pas moins
partisan déclaré de la liberté commerciale : l'abaissement des tarifs,
la levée des prohibitions, l'établissement de droits graduellement
réductibles, étaient sa foi, son but, son idéal. Pouvait-il en changer
parce qu'il était ministre du commerce ? Sans parler du monde éco-
nomiste, qui l'attendait à l'œuvre et lui demandait de brûler ses vais-
seaux en l'honneur de ses théories, député d'un département limi-
trophe de la Gironde, aimé et prôné à Bordeaux, où les m 'illeurs
champions de la dynastie nouvelle n'ent?ndaient guère raison en
matière de douanes, et menaçaient tout simplement la France de se
séparer d'elle et de couper le royaume en deux, si nos vins restaient
en Angleterre frappés de certains droits, pouvait-il se croiser les iM'as,
ne rien tenter, ne pas donner quelque éclatante preuve de sa fidélité
TOME LXXXVI. — 1870. 35
[)/!() ni;viir, dis di'.hx a](>m)i;s.
;ï SCS coiividioDs? VA. d'iiii ;iiili(i voir, se lîippcllc-l.-on l)icn sous
{|ii(']l(! ciladcllo vi dcriiôir (|ii(il rcinpni'l, ]v. irfj;li)io |)i()t,('cl,CMjr (^Inil
alors conimc cmbossr an aviiv mvwv. de, la clL-iinhic ? Il y avait là
les hoiiiincs les plus (•onsidc'rablcs, des (h^'oiMncns à, louiez ('pi'euve
(|U(' le J('!^lin(', iiouv(\-i,ii ne poiivnil, à, aiicim prix froisser ni imC'im(^ in-
(juiéU'r, cl qui, rcprcsciil.ans (rimmciiscs iiidiisirics, (riiit(''rcls lloris-
sans, ti'cnU'iidaicnl pas j'a.illcri(^ en ni,il,icr(> de laril's, et ropoiiRsainnt
d'avance tonic t(''Hicritc cl toute innovation. Celait n)èmc un mi-
raclu qu'ils eussent ac.cu(>illi avec tant de; laveur ravéïicnient, d(! ce
jeujic homme. Il lillail. (ont l'atliait (pi'il avait exercé persornielle-
uicnt sur eux pour qu'ils lui pai'donnassent son lilx'j'alisïUf^ llico-
lique. lisse llaltaicut sajis doute (pie l'esprit politirpie ferait chez lui
boa Tnarché des scrupules (l(> l'i-crivain, ri (pi'il s'arrangerait pour
T'trc incons(''(pient. Ce n'était pas encoi'c tout : au sein même, du
conseil, vis-à-vis de ses propres collègU(>s, que de r)i(''nagenicns ne
devait-il pas ^'arderl Son prédécesseur inniK'di.it, si jusienienl puis-
sant diins ra,ssend)I('c par les merveilles de sa parole, a,vait lU) pen-
chant d(''cid('' poiH' le système pi'ol.eclcur ci n'en faisait pas mystènî;
professer habilement la, doctrine opposi'C, prendre le conl.re-pied de
tout ce (pi'il avait fail, n'élail-ce p.is un rôle à peu près impossible?
lit de la part de ses antres collègues, de ceux même (pii étaient (\v. son
avis, quel secours ])ouvait-ll attendre? ('e (pi'il lisait sin- leur visage
à tous, c'était celte recommandation : surtout rien de coïnproinet-
taut, [)oint de campagne témi-raire, ne nous crée/ |)as (rend)arraR.
On conviendra que la, position n'(''tait ni sinq)le ni commode, et
les |)lus ex|)(''rimenl.(''s s'y s(>raient, pris à deux fois |)onr en sortir à
leur honneui-. (Juant à lui, dès le premiei" jom-, grâce à son prompt
regard, à sa, neltiUé de coup d'ceil, il avait si bien su eu (pielle
juste mesure il voulait se conmiettre, ju.srpi'où il pr(''l,(Mula,il. aller, et
ce qu'à aucun ])rix il voitlait ne pas faire, qu'il était parfaitement
exenqvl de trouble et d'hi'sitation. Interpelh' pubrupiement, peu de
temps apiès sa, nomination, pa,i" un (h'piité de la, ga.nche, et, d(î la
gauche bonh'laise, (pii croyait fort riMubarrasser en \c |)riant(le dire
ce (pi'il comptait l'aire désormais de ses opinions ('•con(tmi(pM>s, il ré-
poudil avec um) raie aisance (|ue ses actifs (Micore mieux (pie ses |)a-
roles satisferaient bien1(M, à la, <in'iosité de l'honorable int(M'[)ellateui'.
Kt en cIVet son parti ('tait |)ris : avant même qu'il pi-êtât serment
et se mît en possession de son portefeuille, il m'avait annoncé qu'il
n'entrait aux aiïalr(\s (pi'avcc la résolution d'instituer dans un court
délai une grande eu(piêt(' iiidnslrielh» et conimercialo sur le modèle
des en(puM,es auglai,s(>s. Il voulait (pie les intér<>ssés vinssimt de tous
les [)oints du roya,ume soutenir pubrupiement, et contradictoireinent
leurs droits et leurs idées, attaquer ou défendre le système exis-
tant. Sans parler des motifs personnels (jui lui faisaient comme une
I,K COM'I'I'. DIICIIATKI,. 5/17
iK'îCf'ssitr (le s'ouvrir cvAir. vo'u;, il éUiiL coiiv.'i.incii (|iif' r,'('l.;iil, \<\
inoilleur moyen de, .rK' rien conipromiittre, <l(^ s(^ (loiuicr du Iciups,
(\r. raliru-r les irn[);i,tit!Hcos, de rodnvsscr les id(''i',s r.uisses, (il (Je cou-
per court aux (;spér:inc(;s exaf^'<''rées en ine(l;uil, les l,li(''ori(\s aux
prises avec les laits, en leur ini[)osaii(, nue sorU; d(! f|ii:uanl,;iiii(! d'où
les plus s;i,in(;s et les plus applic;d)l(!s .-ivaicnt seules chance de
sortir. I.a distance ét;tit grand(!, connue on voit, (Mitre ce proc('M]('!
kîgal de recherches et d'informations, c(!tte mise en d(îm(îun! de
tons les int(T<^ts, c(!t appel ;'i la V('rit('', à la lumièie, à la justic(!, et
la ia(;on sommaire, brutak et souterraine doni ces uM'^nies prohh'iuKîS,
il y a maintenant dix ans, ont été brusquement tranclM'îs. Viùvc des-
potif[uenient niAme d(! la li])ei-t('' est une triste uK^hode. l/> meilleur,
le plus vrai des sysL(>ni(!s s'air;!,iJ)lit et se; d('!Cousid('re à triompher
ainsi, sans profit pour personn(!, de ce caW', du moins d(; la IVon-
ti/ire, et à la luiue d(; l)(;;i,ucoup.
M;i,is si sri|i;e et ini(;uvavis('' rpj(! fut le projet d'(;nfpi(';te, ce n'en
était p;is moins, en IS.'i/i, un(; nouveauté j)res(|U(! ellr.'iyante pour
])on nond)re d(; ^ens, et, quand l(! bruit s'en lépandit, l)i(!]i des
visaf,fes s'assotnbrirent. 1-e promoteur d(! la mesin(! s'(;n ét;iit dés
l'abord (!X|)li(pié IViuichement ow conseil. Ii(! roi, rpii n'('!t;i,it p;i,s tou-
jours (^xfîuiptde priHentions siu* certains [)roc.'d('s du r(';}.çinie p.'ir-
l(!ment;i,ir(!, tout (Jéci(l('î (pi'il lût à n(; jamais (!urreindr(! s(;s dcivoirs
constitutionnels, avait heureusement le goût des fnits, :iini;iJt la sta-
tistique, et par voie de conséquence, une (!nquét(! ne lui déplaisait
j)as. (Juaut aux ministr(;s, ceux qu'on a,iirait |)U croire les j)lus ré-
calcitrans à (>ett(i t(întative us(''reut d(î bonne grâce, et laiss(;re»it
carte blanche à leur nouveau collègue, n'approuvant pas, s'op|)0-
sant encore; moins, se fiant à son dis(;(!riienient (îtà sa discrétion.
Il se mit doue à l'(e.t)vre, cA. d(is h; 'l juin, comme entrée en ms^
tien;, cotmrKî préra,c(! à ses proj(!ts, il faisait r(!ndre une ordonnance
(|ui modifiait c(!rtains tarifs et levait quel(fu(!s j)rohiI)ilJons. (îe n'é-
tait ({u'une escarmouche sans grave conséquence; pei'sonno, ni aucun
intérêt n'en pouvait être froissé. On y sentait une tendance et un
esprit nouveaux, mais pas d'autre intention qu(; d(! mettre au rebut
dans le vieil arsenal de la douane quelques armes rouillées, tarifs
d(;puis vingt ans hors d'nsag(!, rigueurs sans nécessité, ne servant
qu'à grossir les primes de la contr(!bande. L'ordonnance, il est vrai,
faisait pressentir des cha,ng(;mens d'im autre ordre (;n les subordon-
nant à une étude préalable de faits encore douteux et de renseigrie-
mens contestés. C'était, à mois couverts, parler du projet d'eufpjéU;.
Déjà même cette nécessité de documens certains, de f)iéces de
conviction, le jeune ministre l'avait portée devant la, chanibre,
qu(;lques semaines auparavant, dans la discussion du budget de son
département, et la chambre avait si bi(;n compris et j)artagé son
548 REVUE DES DEUX MONDES.
sentiment qu'un supplément de crédit en quelque sorte improvisé
fut alloué sur l'heure pour établir dans les bureaux du ministère
du commerce un service spécial et complet de statistique industrielle
et agricole, — fondation aussitôt accomplie et d'où devaient sortir
tant d'utiles travaux. Enfin le 10 juillet suivant parut au Moniteur
un rapport au roi sur les douanes où le projet d'enquête était offi-
ciellement annoncé, rapport empreint d'un tel esprit d'impartialité
que tout le monde s'en loua, et que les partisans du statu quo ne
purent eux-mêmes s'empêcher de l'approuver. Il exposait le but de
la mesure, l'urgence et la nécessité pour l'administration non moins
que pour le public d'avoir enfin le cœur net de tant de récits con-
tradictoires, de tant d'assertions inconciliables dont l'industrie fran-
çaise était l'objet, et notamment de savoir à quelles conditions la
lutte lui était possible avec les industries des nations étrangères.
Quant à l'organisation et à la mise en œuvre de l'enquête, elles
ne devaient souffrir aucune difficulté. Le conseil supérieur du com-
merce et des manufactures était l'intermédiaire naturel et tout
trouvé entre les délégués des industries, les témoins, les acteurs
de l'enquête, et d'une part l'administration, de l'autre le juge en
dernier ressort du débat, le public , à qui par la voie de la presse
toutes les dépositions devaient aboutir. Telle était en effet l'origi-
nalité de ce projet soumis à l'approbation royale que la publicité
n'était pas réservée, comme il arrive dans les enquêtes ordinaires
dirigées par l'administration, seulement à l'esprit, à la substance
des dépositions résumées ou analysées par les commissaires enquê-
teurs, mais que tous les dires, toutes les assertions, toutes les pa-
roles prononcées devant la commission d'enquête, c'est-à-dire de-
vant le conseil supérieur du commerce, devaient être imprimés in
extenso dans le Moniteur.
Ce programme une fois connu, les villes manufacturières, les
places de commerce, les centres de production et d'échange, se mi-
rent en devoir de répondre à l'appel qui leur était fait de se choisir
d'intelligens organes, de bons et habiles représentans. Le rapport
leur donnait trois mois pour se préparer; puis une circulaire du
ministre adressée aux chambres de commerce vint compléter les
instructions, fixer l'époque exacte de l'ouverture de l'enquête, et
annoncer que la question des tissus serait la première à l'ordre du
jour.
Nous ne dirons pas que ce fut là un de ces événemens qui pas-
sionnent les esprits comme certaines discussions politiques, ou
même seulement comme certains grands drames judiciaires; mais
dans^tous les rangs du public où ces questions industrielles avaient
quelques racines l'attente était excitée. Le 8 octobre 183/i, la pre-
mière séance fut tenue, et aux questions concertées entre le ministre
LE COMTE DUCIIATEL. 5Zi9
et le conseil supérieur les délégués commencèrent à répondre. Les
chambres étaient absentes, les colonnes des journaux presque vides,
elles s'ouvrirent à l'enquête, lui donnèrent ample publicité, et bien
qu'il n'y eût pas le moindre mot pour rire dans ces sortes de discours,
bien que la matière fût souvent plus qu'aride, les renseignemens
précis, les données neuves ou lumineuses dont abondaient quelques
dépositions et le talent réel d'un certain nombre de délégués don-
nèrent à ces séances un intérêt inattendu. Elles se continuaient
depuis bientôt un mois, lorsque l'inspirateur de cette nouveauté,
l'àme de l'enquête, le ministre du commerce, cessa subitement d'en
suivre les travaux et même d'habiter l'hôtel du ministère. Par une
de ces évolutions du pouvoir déjà si fréquentes en ce temps-là,
mais compensées du moins par le rare avantage d'un vrai régime
de liberté, les membres principaux du cabinet restauré en avril,
M. Thiers comme M. Guizot, M. Humann, M. de Rigny, et avec
eux M. Duchâtel avaient dû dès novembre faire accepter leur dé-
mission. On leur avait donné des successeurs, mais qui, à peine
installés, avaient abandonné la place sans attendre l'assaut, si bien
qu'au bout de trois journées force fut aux cinq démissionnaires de
reprendre leurs portefeuilles. Pendant cet interrègne, l'enquête
avait suivi son cours : le ministre réintégré lui donna, comme on
pense, une impulsion de plus en plus active. Les séances se pro-
longèrent jusqu'à la mi-décembre; elles avaient duré plus de deux
mois. Près de cent délégués avaient pris la parole. Tous les faits
contestés et obscurs avaient été contradictoirement éclaircis. Les
convictions les plus rebelles n'avaient plus mot à dire devant ces
témoignages si compétens et si bien contrôlés. Un véritable pro-
grès venait donc de s'accomplir dans Ls esprits et dans les faits,
grâce à l'intelligente initiative et à l'action persévérante de ce mi-
nistre à ses débuts. Il n'eut garde d'en rester là, d'abandonner son
œuvre. Ce n'était rien d'avoir mené à terme l'audition des témoins,
il fallait que l'arrêt fût rendu, que les résultats fussent légalement
consacrés, que le public entrât en possession des avantages qu'il
avait droit d'attendre, et que l'industrie en même temps fût ras-
surée sur les limites où la réforme devait se maintenir. Une ordon-
nance longtemps élaborée, puisqu'elle ne vit le jour que le 10 oc-
tobre 1835, satisfit à toutes ces conditions. Elle était le complément
de cette autre ordonnance (du 2 juin 1834) dont nous avons parlé;
mais les tarifs qu'elle abaissait et les prohibitions qu'elle levait
étaient d'une tout autre importance. Des objets de grande consom-
mation, comme la houille, les fers, les laines, le lin, recevaient
de notables diminutions de droits, et certains numéros de coton
filé anglais étaient pour la première fois admis à s'introduire en
France autrement que par la fraude. Quelque impatient que fût
550 REVUE DES DEUX MONDES.
l'auteur de ces réformes de les voir inscrites au Bulletin des Lois,
il avait eu la prudence de ne pas triompher trop tôt, de s'inter-
dire toute précipitation, afin de ne pas faire des cadeaux gratuits
aux autres nations, notamment à l'Angleterre, qui profitait le plus
de tous ces changeraens. Sa lenteur calculée ne fut pas sans ré-
compense; nos plus importans produits obtinrent des concessions
au moins équivalentes à celles que nos voisins devaient rencontrer
chez nous. En un mot, le succès fut complet. Ces nouvelles rela-
tions commerciales, ces remaniemens de nos tarifs, tant redoutés des
uns, tant exigés des autres, s'accomplirent sans secousse et furent
acceptés sans murmure par ceux même qui pouvaient en souffrir le
plus. Les théories se tinrent pour averties qu'elles avaient encore
à compter avec des faits respectables; l'industrie comprit de son
côté qu'elle devenait d'un âge à se passer de protection, et qu'il
fallait se préparer à voler de ses propres ailes. Des deux parts, l'é-
motion se calma, toute acrimonie disparut, grâce au discernement,
au tact, à la mesure de celui qui avait tout conçu et tout organisé.
Je devais insister sur ces réformes et sur l'enquête qui en fut la
base et la préparation, puisque c'est là, sans nul doute, le trait le
plus saillant du passage de M. Duchâtel au ministère du commerce;
mais il s'en faut que dans ces deux années il n'eût donné son temps
qu'à des questions de douanes, et qu'il se fut comme enfermé dans
ce cercle restreint. Sans parler de bien d'autres problèmes compris
aussi dans son département, et par exemple de cette question des
céréales qu'il sut à plusieurs reprises si nettement élucider, sans le
suivre non plus dans tous ces engagemens de tribune qu'il soute-
nait sans cesse soit pour son propre compte, soit pour celui de ses
collègues, la politique générale et les affaires du cabinet trouvaient
à toute heare en lui, soit au coiiseil, soit à la chambre, une sollici-
tude aussi infatigable qu'éclairée. Par goût non moins que par de-
voir, l'esprit lendu sur la chose publique, il en faisait sa propre
affaire. Dans ces crises trop répétées où la conduite de chacun était
si difficile, nul n'avait l'œil plus exercé non-seulement à trouver sa
route, mais à ne pas laisser les autres s'égarer. Nul n'était d'un
conseil plus ferme et plus conciliant tout ensemble. Bien des fois,
dans la première année, il en avait donné la preuve et avait dû gé-
mir de cette instabilité; mais une satisfaction lui était enfin ve-
nue, et la combinaison qu'il désirait le plus avait, en se réalisant,
presque assm-é l'heureuse chance d'un pouvoir plus durable et vrai-
ment affermi. Le duc de Broglie, qu'il avait vu avec tant de regret
sortir du ministère le jour même où il y entrait, avait repris pos-
session des affaires comme président du conseil. Le cabinet du 11 oc-
tobre s'était vraiment reconstitué dans ses conditions premières, et
déjà le malaise, l'indécision, les tiraillemens, semblaient avoir cessé.
LE COMTE DUCHATEL. 551
Le pouvoir et la majorité, se prêtant mutuelle assistance, avaient
mené à terme des lois pratiques, fécondes, libérales, l'espoir et l'at-
tente du pays. Le procès des insurgés d'avril, en dépit d'impuis-
santes menaces et de prophéties furibondes, avait été conduit et
terminé avec fermeté et sagesse. Il n'y avait pas jusqu'à l'exécrable
attentat de Fieschi qui n'eût servi la cause que ce fanatique croyait
anéantir. En semant ainsi la mort autour du roi et de ses fils, sans
les atteindre, il avait, à force d'horreur, rallié plus d'un dissident
et donné l'éclatante occasion d'admirer ceux qu'il voulait frapper,
de les voir tels qu'ils étaient, à la hauteur de leur mission, simple-
ment et vraiment courageux. On pouvait donc, sans trop de pré-
somption, compter sur de meilleurs jours, sur l'affermissement de
nos institutions, sur l'apaisement des esprits, et la machine gou-
vernementale semblait enfin avoir repris ses mouvemens réguliers,
lorsqu'un nouveau grain de sable vint se jeter dans ses roues, le
plus imprévu des obstacles, une question secondaire, un petit moyen
de finances, la conversion des rentes, autre traité américain, ex-
ploité comme lui, et comme lui s' emparant par surprise des novices
de la majorité, si bien que le cabinet sombra dans le scrutin, et que
tout fat rerais en question.
Ce n'était plus, cette fois, comme deux ans plus tôt, au /l avril;
personne ne pouvait prendre la défaite à son compte et tout sauver
en se retirant. Il n'y avait plus de pièces de rechange, aucun moyen
de sauver les apparences et de ressusciter le cabinet en le rema-
niant. Cette excellente combinaison des deux élémens essentiels de
la majorité réunis au pouvoir et l'exerrant en commun, il fallait y
renoncer. Certaines gens disaient à la couronne que ce serait tout
profit pour elle, qu'au lieu d'un cabinet unique avec lequel il lui
fallait compter, elle pouvait s'en ménager deux, dont un toujours en
réserve et prêt à remplacer l'autre. Ces conseils ne furent que trop
suivis, la couronne tenta l'expérience qui lui était suggérée, et ap-
pela d'abord au pouvoir la partie je ne dirai pas la plus libérale,
mais la moins résistante de l'ancien 11 octobre. Quant à la cause de
sa chute, la question financière, la conversion des rentes, personne
n'y pensait plus: elle fut, comme de juste, ajournée. C'était un
changement de politique que la chambre avait non pas voulu, mais
laissé faire, changement presque insensible à ce premier moment,
d'une portée difficile à prévoir pour peu que l'expérience se prolon-
geât. Notre ministre du commerce en comprit aussitôt les consé-
quences inévitables. A ne consulter que le souvenir des plus ami-
cales relations, il regrettait sincèrement de ne pas s'associer au
nouveau président du conseil, qui l'en priait avec instance; mais ses
plus fermes convictions lui commandaient la retraite. Sans faire à
tout propos de la politique à outrance, il ne croyait pas le temps
552 REVUE DES DEUX MONDES.
venu d'essayer de la concession. I] était sans illusion sur les doc-
trines de la gauche, ne s'en dissimulait pas les périls, et trop incli-
ner vers elle lui semblait un danger infiniment plus redoutable que
résister même un peu trop. Il se retira donc le 22 février 1836 avec
MM. de Broglie et Guizot.
Pendant près de deux ans qu'il venait de passer aux affaires, sa
situation avait notablement grandi. Non -seulement toutes les es-
pérances conçues à son sujet s'étaient réalisées, mais on l'avait
connu sous des aspects nouveaux. Il avait révélé des qualités de
gouvernement, une aisance à traiter avec les hommes, une sûreté
de commerce, une promptitude de coup d'œil, qui lui assuraient
désormais en toute circonstance la position la plus considérable et
la plus efficace influence. Aussi cette majorité qui, à ses débuts,
l'avait comme adopté et porté au pouvoir, qiû l'en voyait descendre
avec regret et déplaisir, sembla redoubler pour lui de bienveillance
affectueuse. A peine avait-il repris sa place sur son banc comme
simple député, qu'il fut spontanément élu vice-président, faveur
qui s'adressait sans doute principalement à sa personne, mais qui
n'en était pas moins presque en contradiction avec le vote de la veille,
et qui n'annonçait pas au nouveau ministère une carrière facile ni de
longue durée. Le cabinet se soutint tant que la chambre fut réunie,
grâce à l'appui toujours un pau précaire d'une partie de l'oppo-
sition; mais la session finie, six mois h peine après le 22 février, la
couronne et ses conseillers tombèrent en désaccord. Ceux-ci pré-
tendaient tous, à l'exception d'un seul, que la France devait in-
tervenir à main armée dans les affaires d'Espagne; la couronne s'y
refusait absolument. De là des démissions oftertes, acceptées, et une
combinaison nouvelle formée, le 6 septembre 1836, sous les aus-
pices de M. le comt3 Mole. Dans ce cabinet, qui par malheur ne
devait aussi durer que six mois environ, M. Guizot avait simplement
repris possession de son ministère de l'instruction publique; M. Du-
châtel au contraire ne rentra pas au commerce, où les questions
de douane, tout récemment réglées, ne laissaient, pour un certain
temps, rien d'important ni de neuf à résoudre, tandis qu'il y avait
aux finances, sinon de grandes réformes, du moins de fécondes me-
sures, d'utiles innovations à tenter.
Ce fut donc comme ministre des finances qu'il fit sa rentrée aux
affaires. Cette seconde phase de sa vie ministérielle devait n'être
pas moins heureuse que la première, et lui faire, j'ose dire, même
encore plus d'honneur. Pour ma part, j'ai toujours regretté qu'elle
eût été si courte, et que les circonstances n'eussent pas permis
qu'elle se renouvelât. Personne assiu-ément n'était en mesure comme
lui, par ses dons naturels et par sa position, de remplir, à la satis-
faction de son parti, ce poste si difficile, le ministère de l'intérieur.
LE COMTE DUCHATEL. 553
que plus tard et à deux reprises il devait occuper; mais une moins
grande supériorité d'esprit, pourvu qu'il s'y mêlât une certaine
dose de tact , de mesure et de discernement, pouvait suffire à faire
encore un excellent ministi^e de l'intérieur, tandis qu'une apti-
tude financière comme la sienne, à la fois inventive et prudente,
toujours active et toujours contenue, pénétrant dans les moindres
détails et s'élevant aux idées les plus hautes sous le contrôle d'un
esprit politique aussi ferme qu'étendu, c'était une rencontre si heu-
reuse et si rare qu'il est à jamais regrettable de n'en avoir usé que
pour trop peu de temps. Si de ces huit ou dix années qu'il devait
encore passer au pouvoir, il en eût pu donner seulement la moitié
spécialement aux finances, les mesures qu'il aurait fait prendre, les
effets qui en seraient résultés, auraient, je n'en doute pas, autre-
ment honoré son nom que les services non moins réels qu'il a pu
rendre à sa cause en s' imposant tant dfâ soins éphémères et ce tra-
vail incessant de surveillance et d'administration qui absorbe et
assiège un ministre de l'intérieur.
Je dis plus, pour la cause elle-même le profit eût été plus grand.
Le gouvernement de juillet est loin d'avoir mérité le reproche qu'on
lui a souvent fait de ne s'être préoccupé que des intérêts matériels
du pays; je l'accuserais plutôt de n'en avoir pas fait l'objet assez
constant de sa sollicitude et de sa vigilance. Il était un gouverne-
ment de paix, il devait avant tout fonder et féconder la paix. Son
but, sa mission, son honneur, devaient être de doter la France du
plus grand développement possible de la fortune publique et de lui
assurer du même coup cette prépondérance qui désormais appar-
tient en Europe à toute puissance qui a les meilleures finances et la
prospérité la plus vraie. Ce but, il l'a bien poursuivi, il l'a même
en partie atteint : il a fait, pour la satisfaction légitime de cette
sorte d'intérêts, infiniment plus qu'on ne veut avoir l'air de s'en sou-
venir aujourd'hui , il a semé avec abondance ce que d'autres ont
recueilli; mais au lieu d'accepter nettement et franchement son rôle,
de ne prodiguer ses ressources qu'aux travaux productifs, de ne
glorifier que les bienfaits de la paix, il s'est parfois passé la fan-
taisie de certaines attitudes à demi guerroyantes, détruisant d'une
main ce qu'il avait fait de l'autre, alarmant, décourageant les en-
treprises qu'il avait provoquées, et s'aliénant ainsi pour les jours
de péril des adhésions , des dévoûmens, qui auraient été sa sauve-
garde et son rempart. Sait-on ce qu'il eût fallu pour échapper à ce
danger? Ne pas donner peut-être aux affaires étrangères autant d'é-
clat et de retentissement, ne pas leur laisser prendre en quelque
sorte le pas sur toutes les autres questions, les reléguer au con-
traire à leur vraie place sous un gouvernement de paix, dans une
sorte de demi-jour et presque d'2'?îco^/zi7(? purement bureaucratique.
554 REVUE DES DEUX MOi\DES.
Je ne veux certes pas dire que, si les deux puissans orateurs qui,
pendant ces dix-huit années, se sont livré tant d'illustres assauts,
n'avaient pas tour à tour, l'un aussi bien que l'autre, pris posses^
sion par préférence de notre foreign office et n'en avaient pas fait
leur terrain de bataille, la monarchie que tous deux ils voulaient
servir serait encore debout; mais bien des passions qu'allumait cet
éclat se seraient calmées peut-être, surtout si la même éloquence,
la même émulation, avaient vivifié et mis dans tout leur lustre d'au-
tres questions moins attrayantes et plus modestes, mais autrement
vitales et à coup sûr plus opportunes. Tout au moins aurait-il fallu,
au plus fort de la lutte, vers 18/iO, donner pour interprète à ces
questions quelque jeune et vigoureux esprit, vif, alerte, éloquent
à force de clarté, apte à les faire comprendre, à les mettre en lu-
mière sous leurs plus grands aspects au lieu de les laisser languir
en second ordre et comme à l'arrière-plan. Ce qui devait être l'hon-
neur et le salut du règne n'en fut que l'embarras ou l'accessoire
vulgaire. Les finances firent parler d'elles, mais tantôt par les rai-
deurs fiscales qui furent presque un péril en 1841, tantôt par les
habiletés stériles de l'esprit de comptabilité substitué à l'esprit de
finance, pendant que d'un autre côté l'essor de l'industrie privée
demeurait à la chaîne sous la domination d'un corps privilégié, exi-
geant, ombrageux, voulant tout faire, faisant le moins possible et
nuisant à qui voulait faire. Or c'étaient à la fois et nos travaux pu-
blics et nos finances que j'aurais voulu voir tour à tour, et mieux
encore, de front et simultanément, sous l'impulsion d'un homme
vraiment prédestiné à cette double tâche. Si ces deux grandes
sources de vie et de progrès s'étaient pour quelque temps concen-
trées sous sa main, dirigées et gouvernées par lui, je ne voudrais pas
répondre, tant il en serait sorti d'effets inattendus, que bien des
chances désastreuses n'auraient pas pu en être conjurées.
Ce n'est pas là de ma part une simple conjecture. En plus d'une
occasion, bien que ministre de l'intérieur, M. Duchâtel dut prendre
une part active à des débats de finances ou de travaux publics, et
chaque fois avec une autorité, une largeur de vues, une abondance
d'idées, qui laissaient voir ce que ces grands intérêts auraient pu
devenir sous sa direction immédiate et constante, si au lieu de n'en
parler que par hasard et comme au dépourvu, pour pallier une
faute ou soutenir un projet en détresse, il avait étudié lui-même
les questions, préparé, combiné les projets qu'il aurait dû dé-
fendre. J'ai d'ailleurs une preuve encore plus directe, qui justifie
mes regrets et les absout de tout soupçon d'h^q^erbole : c'est son
passage, si court qu'il fût, au ministère des finances, c'est l'usage
qu'il y fit de son temps, l'action qu'il y exerça, les souvenirs qu'il
y laissa, les traces qui en sont restées.
LE COMTE DUCHATEL. 555
Dès 1836, il sentait l'urgente nécessité d'occuper les esprits de
ces sortes de questions, de les intéresser aux travaux de la paix,
de leur en donner non-seulement le spectacle, mais le bienfaisant
usage. Déjà trois ans auparavant M. Thiers s'était fait grand hon-
neur en obtenant des chambres, dès le premier retour de la con-
fiance publique, un crédit de 100 millions, chiffre considérable alors,
pour l'achèvement d'un certain nombre de grands travaux, routes,
canaux, ports, monumens, etc.; il s'agissaitdecontinuer son œuvre,
mais sur une plus grande échelle, non plus pour achever, pour entre-
prendre. L'heure était solennelle, les imaginations travaillaient :
quelques fragmens de chemins de fer déjà livrés au public éveillaient
d'immenses espérances, de grands et utiles projets cherchaient à se
produire; mais où trouver l'argent? Soit que l'état se chargeât de
tout faire, soit qu'il se contentât d'aider l'industrie privée, il n'en
fallait pas moins des centaines de millions. Duchâtel se posa ce pro-
blème : ne pas augmenter la dette, ne pas accroître les impôts, ne
pas troubler l'équilibre du budget ordinaire, et néanmoins créer un
fonds considérable, sorte de réservoir commun où tout projet utile
approuvé et voté par les chambres trouverait des voies et moyens as-
surés. Ce tour de force, qui serait aujourd'hui parfaitement chimé-
rique, n'était en ce temps-là, pour qui savait s'y prendre, nullement
impossible, grâce aux soins prévoyans des financiers de la restaura-
tion et aux vaillans efforts du baron Louis après 1830, grâce au
maintien du fonds annuel d'amortissement, qui, au milieu des plus
grandes crises du trésor, avait toujours été intégralement respecté.
L' action quotidienne ne s'en exerçait plus que sur le 3 pour 100, le 5
ayant dépassé le pair; mais la partie de la dotation afférente à cette
ancienne nature de rente, provisoirement non rachetable, n'en était
pas moins exactement payée et mise en réserve chaque jour pour
un emploi ultérieur. Or c'est cette partie sans emploi de la dota-
tion de l'amortissement que le nouveau ministre des finances pro-
posait d'affecter à l'exécution de travaux productifs, lesquels,
devant augmenter notablement les revenus du trésor, offraient sous
une autre forme un moyen de racheter la dette et de dégrever l'a-
venir. Cette combinaison, aussi pratique que savante, avait le triple
avantage de rendre à la circulation un capital improductif, de faire
exécuter, sans que les contribuables en sentissent le fardeau, un
grand ensemble de travaux devenus nécessaires, et au lieu de laisser
à chaque loi autorisant quelque nouveau travail le soin de déter-
miner d'une façon plus ou moins disparate par quelles ressources
ce travail serait exécuté, d'établir à l'avance, pour tous les cas,
avec oidre et méthode, un système financier uniforme et harmo-
nieux. Ce qui n'était pas facile, c'était de faire admettre et surtout
de rendre intelligible à une assemblée peu familière au mécanisme
556 REVUE DES DEUX MONDES.
des finances la loi où ce système était développé, loi dont les dis-
positions nécessairement abstraites et presque métaphysiques prê-
taient à l'opposition bien des prétextes de querelles et de malen-
tendus; mais l'auteur du projet écarta ces obstacles avec tant de
souplesse et de lucidité que la victoire fat complète. Il fit voter sa
loi, qui aurait sombré peut-être en d'autres mains, et lui-même il
n'en fut qu'en plus grande faveur auprès des juges compétens sur
tous les bancs de l'assemblée.
Il est vrai que peu de jours auparavant un succès plus inat-
tendu avait dCi lui donner confiance et en son crédit sur la chambre
et en ses propres forces. Il avait emporté presque de haute lutte
une loi proposée par lui, simple mesure de bonne administration
commandée par l'accumulation croissante et onéreuse des fonds
que les caisses d'épargne, de plus en plus prospères, versaient
au trésor public. Il s'agissait de transporter ces fonds à la caisse
des dépôts et consignations, qui seule avait qualité pour les uti-
liser et les mettre en valeur. Cette innocente innovation, favo-
rable au commerce, puisqu'elle rendait la vie à des fonds im-
mobilisés, était en outre hautement approuvée par les patrons les
plus sincères et les plus éclairés de l'institution des caisses d'é-
pargne. Ce ne fut donc pas sans surprise qu'au milieu de la dis-
cussion on vit se démasquer une attaque dirigée, non par les co-
ryphées habituels des diff'érentes oppositions, mais, ce qui était
plus grave, par des collègues de la veille, des membres du cabinet
du 11 octobre, et notamment par un ancien ministre des finances,
affectant vis-à-vis de son jeune successeur des airs graves et sen-
tencieux, et n3 lui épargnant pas le reproche de vouloir toucher à
trop de choses et de mettre en péril aussi bien le trésor lui-même
que les caisses d'épargne. Ce ne fut pas tout : uns voix autrement
éloquente, le chef, le président de l'administration précédente, se
mit aussi de la partie, et, par trois fois montant à la tribune, s'ef-
força de dresser comme une enceinte infranchissable où il pensait
avoir réduit et enfermé son contradicteur. Celui-ci en sortit pour-
tant et avec les honneurs de la guerre, déjouant sans se décon-
certer les argumens et les dilemmes, toujours maître de lui, sti-
mulé par la solennité imprévue du débat, et rencontrant dans ses
répliques une propriété, une finesse, un bonheur d'expression qu'il
eût négligés peut-être, s'il se fût cru plus à son aise. Je sens encore
comme un secret plaisir au fond de mon cœur d'ami en me rappe-
lant cette journée. Il a depuis retrouvé maintes fois, et dans des
occasions assurément plus graves, d'aussi heureuses inspirations et
des succès non moins francs, mais jamais, je dois le dire, à ma sa-
tisfaction aussi pleine et aussi complète. Il était là sur un terrain
où rien ne lui manquait pour atteindre à la perfection du genre.
LE COMTE DUCHATEL. 557
J'avais donc bien quelque raison de regretter tout à l'heure que ce
ministère des finances, soit alors, soit en d'autres occasions, ne fût
pas resté plus longtemps en ses mains.
Peu de jours après ces deux succès, un accident parlementaire
mit subitement à nu le défaut d'homogénéité de la constitution, dès
l'origine mal établie, du cabinet du 6 septembre. Ce n'est pas ici le
lieu d'entrer à ce sujet dans d'intimes détails. Les deux hommes
qui s'étaient réunis pour fonder cette combinaison, M. Guizot et
M. le comte Mole, ne se connaissaient alors que trop imparfaitement
pour marcher facilement ensemble. Quinz3 ans plus tard, en d'autres
circonstances, cherchant à réparer les torts et les malheurs passés,
se voyant de plus près, poursuivant une même espérance, ils s'é-
taient mieux compris, mieux appréciés, et les maintenir unis n'au-
rait plus été un problème; mais en 1837, de part et d'autre, ils
n'avaient nulle envie de se faire d'utiles concessions et de cimenter
leur alliance. Le hasard les avait mal servis : pas un ami commun
habile à prévenir les froissemens, à éveiller les sympathies, et au
contraire bon nombre d'intermédiaires officieux attisant la discorde
et provoquant les dissidences. La rupture était inévitable. Après
l'échec de mesures répressives proposées à la chambre, le courant
portait à l'indulgence, aux idées de conciliation, que M. Mole passait
pour favoriser. Ce fut donc à lui que s'adressa la couronne; il fut
chargé de composer un ministère, et le 15 avril 1837 le cabinet
nouveau entreprit l'œuvre difficile de se maintenir dans les voies et
dans les principes du parti de l'ordre, tout en rompant avec ses
chefs, et de s'appuyer sur l'oppositian sans en adopter les maximes.
De là une situation compliquée et nécessairement fausse, pleine
d'embarras et de périls pour peu qu'elle durât quelque temps. Dans
les premiers momens, ces sortes d'entreprises ont le vent favorable,
tout semble s'aplanir. Les alliés qu'on vient d'abandonner se doivent
à eux-mêmes, à leur dignité personnelle, de ne laisser éclater ni
dépit ni rancunes, d'observer sinon tout k fait le silence, du moins
la plus grande mesure, de s'effacer, de s'abstenir de tout blâme
direct et ostensible; les opposans, de leur côté, trop heureux de
n'avoir plus affaire qu'à un pouvoir affaibli, se gardent bien de
l'ébranler et s'interdisent toute exigence qui le ferait échouer dès
le port; mais ces beaux jours s'envolent et ne reviennent plus.
Au bout d'une session ainsi passée en ménagemens et en calculs,
chacun reprend sa pente ; le naturel revient , les conservateurs
évincés trouvent l'oisiveté aussi pesante qu'injuste; les opposans,
alléchés, commencent à perdre patience, et le ministère, qui croit
avoir pris racine, cherchant à s'affranchir, devient moins accommo-
dant. Alors il tombe entre deux feux qui ne le tuent pas encore,
mais qui le blessant et le mutilent. Ces deux sortes d'attaques,
558 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abord distinctes et séparées, ont la ferme intention de ne pas se
confondre. Les uns reprochent au cabinet de n'être pas assez fort,
de trop peu gouverner, les autres de gouverner trop. Il semble que
jamais, partant de ces points extrêmes, on ne pourra s'entendre
dans un effort commun : il n'en est rien. L'union s'établit sans
qu'on sache comment. A force de viser ensemble au même but, les
assaillans perdent de vue les différences qui les séparent : ils évitent
de s''y heurter ; ils ont entre eux des ménagemens, des égards in-
stinctifs qui achèvent de tout confondre, et peu à peu se forme un
pêle-mêle où les plus claii^oyans, les plus fermes, les plus hon-
nêtes, sont comme emportés malgré eux.
Quand on a traversé cette crise, et qu'après trente années on
sent encore les combats intérieurs qu'on s'est livrés, les scrupules
qu'on a dû vaincre pour s'exposer jusqu'au bout aux hasards de
cette association, par point d'honneur, par attachement à ce dra-
l>eau du 11 octobre qu'on s'obstinait à vouloir redresser, et par
fidélité à des chefs déjà comme engagés au fort de la mêlée, on se
demande si, quoique soldat obscur dans ce groupe de trente amis
et<:.ollègues vraiment conservateurs et vraiment libéraux, aguerris
aux nécessités du gouvernement libre et jouant résolument ce jeu
d'une coalition, on n'aurait pas mieux fait et mieux servi sa cause,
la noble cause de la vraie liberté, en bravant le respect humain et
déclarant franchement et tout haut ce qu'on sentait au fond du
cœur. La moindre dissidence, de quelque part qu'elle vînt, ne pou-
vait-elle, surtout au début de la lutte, changer bien des résolu-
tions et faire prendre au conflit un tour inattendu ?• Je me suis fait
souvent cette question tardive, et chaque fois, tout bien pesé, j'ai
vu qu'un tel éclat, sans profit pour la cause, n'aurait servi qu'à
nuire à celui qui l'aurait tenté. On se serait mépris sur cette résis-
tance, on l'eût flétrie du nom de défection. Personne ne se fût déta-
ché, tout au plus deux ou trois indécis. Le gros du bataillon aurait
continué l'attaque : les esprits étaient trop montés, et si parmi les
causes de cette animation il y en avait d'exagérées, même d'ima-
ginaires, comme les prétendus actes de gouvernement personnel
qu'on reprochait à la couronne, vraies peccadilles, simples malen-
tendus, imprudences de langage travesties en réalités, d'autres
griefs, il faut le dire, ne laissaient pas que d'être graves: nous
avions sur le cœur certains actes d'hostilité, tout au moins malha-
biles, qui, aux dernières élections, avaient atteint quelques-uns de
nos meilleurs amis. Une transaction sérieuse et digne n'était vrai-
ment plus possible, et le parti le plus sage pour ceux dont la retraite
n'aurait rien empêché était encore de ne pas affaiblir, dans les rangs
des coalisés, les représentans des idées modérées et conservatrices.
Il n'y avait guère que Duchâtel qui, en s'abstenant dés l'origine,
LE COMTE DUCIIATEL. 559
en prenant une position à part, aurait jeté dans notre groupe, et
partant dans la coalition même, un véritable désarroi. Son exemple
aurait au moins coupé en deux les dissidens du centre et rendu la
situation de ceux qui auraient persisté singulièrement plus difficile.
L'idée ne lui en vint pas, parce qu'avant tout il redoutait de rompre
avec des amis, parce que la moindre apparence d'un jeu double,
d'un défaut de franchise, d'une préoccupation personnelle et inté-
ressée, lui causait une invincible répugnance. Au fond de l'âme, il
n'était, lui aussi, que très médiocrement tenté de faire campagne,
non pas avec le centre gauche, genre de coalition qu'il appelait de
tous ses vœux, — le 11 octobre tant regretté n'était pas autre
chose, — mais avec la gauche elle-même et, qui plus est, avec ces
fractions extrêmes notoirement hostiles au principe et à l'existence
du gouvernement qu'il avait servi et qu'il voulait défendre. Bien
que chacun dans cette agrégation conservât ses idées , ses convic-
tions et sa couleur, l'union, l'intimité publique avec tant d'adver-
saires, étaient une attitude contradictoire et compliquée pour la-
quell3 il n'avait aucun goût. Les premiers pourparlers entre le centre
gauche et quelques-uns de nos amis s'étaient passés en son absence.
M. Guizot lui-même ne les avait connus que lorsqu'un lien étroit
s'était déjà formé presque en dehors de son influence. Il eut un mo-
ment de doute, puis, une fois sa résolution prise et Tidée de ses
amis adoptée, il la fit sienne, la conduisit lui-même, et ne laissa
plus voir la moindre hésitation. Pendant ce temps, Duchâtel, quoique
rentré à Paris , ne prenait à ces préliminaires qu'une part assez peu
active. De tristes préoccupations absorbaient ses moraens. Marié
depuis un an et père depuis quelques jours, il avait vu sa jeune
femme atteinte après ses couches d'une maladie grave, et à plu-
sieurs reprises entre la vie et la mort. Lorsque enfin "il sortit d'in-
quiétu;îe, la session commençait, la commission de l'adresse venait
d'être nommée, le Rubicon était franchi. — Passer sur l'autre rive
avec armes et bagage, ce n'était pas possible ; ce rôle de transfuge
lui convenait encore moins que celui de mécontent un peu trop té-
m.éraire. — Il lui arriva d'ailleurs ce qui jamais ne manque à qui
s'enrôle sans entrain; la lutte l'anima. Il prit part à la discussion,
ne s' attaquant de préférence qu'à certains actes de politique étran-
gère où le blâme pouvait se circonscrire, et se gardant de rompre
sur les questions intérieures avec les traditions et les instincts de
la masse conservatrice qui défendait le cabinet. Malgré ces précau-
tions et ces réseiTes, il n'en soutint pas moins le combat jusqu'au
bout, s'associant à la commission dans tous les votes, quelquefois
même avec ardeur, si bien qu'après un certain temps, toute émo-
tion calmée, et jugeant de sang-froid les résultats de l'entreprise,
maintes fois, seul à seul, je le vis s'étonner et ne pouvoir com-
560 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre, non pas qu'il eût agi, parlé, voté comme il l'avait fait, la
lutte une fois engagée, mais qu'il n'eût rien tenté pour la prévenir
ou l'arrêter quand l'occasion le permettait encore. La seule chose
qu'il se^ pardonnât était de n'avoir pas cru au genre de résistance
opiniâtre et passionnée que devaient rencontrer les assaillans. Quel-
que idée qu'il se fût toujours faite des talens, de l'esprit, de l'ha-
bileté de M. Mole, il était loin d'attendre et c€ sang-froid, et cet
aplomb, et cette fermeté persévérante que pendant douze jours,
constamment sur la brèche, le président du 15 avril parvint à com-
muniquer à ses soldats et à ses alliés; mais tout le reste, ajoutait-il,
un enfant l'aurait prophétisé. Comment ne pas prévoir que, même
en supposant le plus entier succès, la gauche, après la victoire, se-
rait^ intraitable [et oublieuse, que les engagemens pris en son nom
ne seraient jamais tenus, qu'elle ne voudrait donner à ces conser-
vateurs , véritables auteurs du triomphe commun , qu'une mes-
quine part d'influence et d'autorité? Et d'un autre côté Comment
d'avance n'avoir pas aperçu que ce parti de gouvernement qu'on
prétendait reconstituer en le lançant dans cette échauffourée en sor-
tirait comme en lambeaux, qu'on semait à pleines mains les co-
lères, les rancunes, et qu'il faudrait des peines infinies et de lon-
gues années pour rétablir quelque harmonie dans ce chaos, sans
jamais en pouvoir reconstruire une majorité telle qu'on l'avait rêvée?
Tout cela lui 'semblait si clair et si visible qu'il s'en voulait sérieu-
sement de ne l'avoir pas vu, d'avoir failli aux premiers dons de sa
nature, la prévoyance, la perspicacité. C'était presque un devoir pour
cette intelligence que de n'être jamais en défaut, et les reproches
qu'il s'adressait m'auraient semblé fondés sans le souvenir toujours,
présent de ces anxiétés incessantes qui, au moment suprême, l'a-
vaient comme privé de toute liberté d'esprit.
On sait dans quelles péripéties, dans quelle inextricable confu-
sion furent jetés tous les pouvoirs publics à l'issue de cette discus-
sion de l'adresse de 1839. Personne n'était ni vainqueur ni vaincu,
tout le monde était blessé. La chambre des députés se divisant
en deux parts presque égales, la couronne avait dû charger les
électeurs de dire à quelles mains les affaires du pays devaient ap-
partenir. La réponse fut claire en ce seul point, que le cabinet du
15 avril devait céder la place; sur tout le reste, l'obscurité restait
la même, et la nouvelle chambre disait si peu , à première vue, ce
qu'on devait attendre d'elle, que personne ne s'aventurait à prendre
le pouvoir. Yingt sortes de combinaisons furent vainement tentées,
et pour que le mécanisme purement administratif ne cessât pas de
fonctionner, pour que l'expédition des plus simples affaires n'en fût
pas suspendue, il fallut installer dans les huit ministères huit hommes
de bonne volonté, huit modestes intérimaires, et près de deux mois
LE COMTE DUCIIATEL. 561
se passèrent ainsi; mais l'occasion sembla trop belle aux sociétés
secrètes pour que l'envie ne leur vînt pas de la mettre à profit. Un
coup de main fut comploté. Les plus ardens, les plus aveugles s'en
mêlèrent seuls; par une belle matinée de mai, ils descendirent en
bandes dans la rue, brusquement, sans prétexte, de la façon la plus
inexplicable. Les passans les prenaient pour des fous, mais des fous
le pistolet au poing, tuant sans pitié quiconque leur barrait le pas-
sage. Heureusement l'exemple ne fut point contagieux. La résis-
tance s'improvisa, et au bout de quelques heures tous ces promeneurs
incommodes étaient sous les verrous. Ils n'avaient obtenu de leur
équipée que ces deux résultats : une immense frayeur dans certains
quartiers de Paris, et l'éclosion d'un ministère. La capitale, qui com-
mençait à croire ce phénomène impossible et qui assistait non sans
tristesse à l'impuissance de son gouvernement, fut surprise agréable-
ment, le 13 mai au matin, en apprenant par les journaux qu'un ca-
binet parlementaire et vraiment sérieux, représentant les nuances
principales de la niajorité, s'était enfin formé pendant la nuit.
Les deux illustres chefs des deux fractions du centre n'y figu-
raient ni l'un ni l'autre, mais ils s'engageaient à l'appuyer. Cette
combinaison que la couronne, de guerre lasse et non sans quelque
ironie, avait imaginée peu de jours auparavant et qui n'avait alors
aucune chance d'être accueillie, devint sous le coup de l'émeute su-
bitement facile. Seulement, pour que les conservateurs libéraux,
qui dans la coalition avaient fidèlement suivi M, Guizot, acceptas-
sent avec sécurité une combinaison d'où il était exclu, il fallait
qu'un autre lui-même, que Duchâtel ne refusât pas d'y entrer sans
lui, et que de plus il se chargeât du poste politique, de la clé de la
place, du ministère de l'intérieur. Ce n'était pas déchoir, il s'en
fallait; néanmoins c'était un sacrifice, l'abandon de ses plans, de
sa vraie vocation. Il ne céda que par devoir devant l'impossibilité
d'imaginer une autre issue à une situation devenue périlleuse.
Quand il revint des Tuileries et m'apprit que tout était fait, que sa
parole était donnée, je me gardai de laisser paraître l'involontaire
regret qui me traversa l'esprit à le voir ainsi lancé dans une voie
nouvelle, moins facile, moins sûre, peut-être moins féconde; puis,
comme il était enclin sinon à l'optimisme, du moins à une prompte
et saine appréciation du bon côté des choses qu'il ne pouvait chan-
ger, il se prit aussitôt de confiance et d'ardeur pour ses devoirs nou-
veaux, modifiant tous ses plans, se faisant ministre de l'intérieur
comme s'il n'avait^ jamais poursuivi d'autre but, et dès le premier
jour commençant l'œuvre réparatrice que les circonstances lui com-
mandaient et qui allait devenir sa constante pensée, unir, refondre,
reconstituer l'ancienne majorité, ce fondement nécessaire de l'édi-
TOME LXXXVI. — 1870. 30
562 REVUE DES DEUX MONDES.
fice qu'il s'agissait de soutenir, et depuis trois années, dans ces
tristes tempêtes, presque dissoute et dispersée.
11 avait pour cette entreprise des aptitudes, j'ose dire, naturelles,
une façon attrayante de traiter avec les personnes, de leur parler
pertinemment, sachant toujours aussi bien qu'elles-mêmes, quel-
quefois mieux, les affaires qui les amenaient à lui ; mais, indépen-
damment de ces dons qui lui étaient propres, il avait récemment
reçu d'autres faveurs qui venaient, par surcroît, faciliter sa tâche et
le prédestiner en quelque sorte à ce poste difficile et brillant. Tout
à l'heure, en passant, j'ai dit un mot de ce changement survenu
dans sa vie, vers la fin de 1837, quelques mois après qu'il eut
quitté le ministère des finances. Si ce mariage ne lui avait apporté
qu'une des plus belles fortunes de France, il en aurait déjà, dans
sa carrière et dans sa situation, recueilli les heureux effets. Autre
chose est l'indépendance même la plus complète, celle que par lui-
même il possédait déjà et qu'exige toute vie politique qui prétend
rester toujours digne et maîtresse de ses mouvemens, autre chose
cette largeur d'existence, ces garanties puissantes que la démocratie
même la plus jalouse aime à trouver chez un homme d'état; mais
la richesse, on peut le dire, n'élait que la moindre part des biens
que son étoile venait de lui départir. La personne qui s'unissait à
lui était une âme peu commune, d'un sens droit, simple et ferme,
nature loyale et franche, capable de résolution, d'énergie et au be-
soin de dévoûment. Avec c^s qualités, elle aurait pu, presque en
bonne justice, se passer d'un charme extérieur qui suffisait à la faire
remarquer, l'héritage eût-il été modeste. Je dois dire cependant
que pour Buchâtel c'était la condition première qui seule lui avait
permis de souhaiter cette grande fortune. Sans être romanesque, il
avait l'âme si fière et si délicate que toute femme qui aurait semblé
ne pouvoir pas lui plaire, fût-elle encore dix fois plus riche, ne
l'aurait jamais fait sortir du célibat. Et même il lui fallait cette
condition de plus, que sa compagne s'accommodât aux exigences
de la vie politique. Sur ce point, comme sur tous les autres, le ciel
s'était montré jaloux de le pouiToir. Cette personne de vingt ans se
plia sans efforts et presque avec plaisir aux fatigantes contraintes,
aux fastidieux devoirs de la vie officielle. Bientôt elle y excella, se
formant à l'exemple et pratiquant les traditions d'un parfait modèle
en ce genre, sa bienveillante belle-mère, qui naguère dans les salons
soit du commerce, soit des finances, avait, à force de bonne grâce,
donné presque un attrait à ces froides réceptions, et entretenu sans
cesse autour de ce fils qu'elle voulait servir une atmosphère amie
et favorable, heureux secret qui allait se continuer au ministère de
l'intérieur en se rajeunissant.
Ainsi rien ne manquait pour que le fardeau de ce ministère de-
LE COMTE DUCIIATEL. 563
vînt presque l(^ger à celui qui l'avait accepté, et pour que cette
troisième phase de sa vie de ministre ne fût pas moins heureuse,
moins en progrès que les deux autres. A la tribune, au conseil,
aussi bien que dans ses salons, son influence allait croissant, et le
rapprochement des fractions divisées de l'ancienne majorité semblait
sous ses auspices s'opérer de lui-même; mais l'existence du cabinet
n'en était pas moins chancelante. C'était un composé d'excellens
élémens qui, pris à part, inspiraient presque tous confiance au pu-
blic, et dont l'ensemble avait une apparence fragile et provisoire. La
direction manquait, chacun dans son domaine était actif et vigilant;
sur le terrain commun, on se laissait surprendre, témoin ce vote
étrange, inexplicable, silencieux, qui, le 20 février 1840, fit som-
brer du même coup la dotation demandée pour un prince et le ca-
binet qui l'avait proposée. La moindre discussion préalable eût évité
l'échec en démasquant l'embûche et ramené, sinon toutes les voix
prêtes à se déplacer, du moins plus que le nécessaire pour n'être
pas battu. Personne ne parlant, le cabinet craignit de paraître agres-
seur en rompant le silence. Le piège était bien dressé. Aussi la con-
fusion fut grande après le dépouillement du vote. Ceux qui avaient
fait le coup sciemment et par malice souriaient et se frottaient les
mains; les dupes et les crédules, dans la consternation, se frap-
paient la poitrine et prétendaient offrir au ministère telle revanche
éclatante, tel vote qu'il aurait voulu. Duchâtel coupa court à ces pro-
messes équivoques; il déclara que, fût-il seul à se retirer, il se reti-
rerait. Ses collègues n'étaient pas moinsdécidés que lui; ils repous-
sèrent toute transaction, et la couronne dut chercher des ministres.
C'était encore un assemblage d'élémens plus on moins divers
qu'il s'agissait de combiner, puisque aucune section de la chambre
n'était par elle-même assez forte pour composer un ministère et
surtout pour le soutenir; mais les opinions voisines de la gauche al-
laient fournir cette fois le plus gros contingent. Le mouvement s'ac-
célérait. Dans Je cabinet du 12 mai, les parts étaient encore égales,
l'opinion conservatrice avait moitié des portefeuilles; elle n'en eut
pas le quart dans la combinaison du 1" mars : — deux ministres
sur neuf, pas davantage, — et encore un de ces deux ministres ne
cherchait guère à se donner pour un représentant fidèle et obstiné
des traditions du centre droit. C'était pourtant de ce côté que les
voix, atout prendre, étaient encore les plus nombreuses, et, pour
ne pas tomber absolument à la merci de la gauche, le cabinet avait
besoin, surtout k son début, de ne pas les perdre toutes. Il en garda
un certain nombre, grâce au duc de Broglie, qui dès l'abord avait
encouragé et patronné la piésidence de M. Thiers, grâce aussi à
M, Guizot, qui, à peine arrivé à Londres comme ambassadeur de
la précédente administration et entré en fonctions seulement de la
564 REVUE DES DEUX MONDES.
veille, crut devoir ne pas se retirer à la simple lecture d'une liste
de noms propres, pour des raisons purement personnelles, et sans
attendre, à supposer que sa retraite devînt nécessaire, qu'elle fût
justifiée par des actes publics et compris de tous. On lui faisait un
tel grief de ses prétendues exigences et de son esprit d'exclusion,
qu'il lui était bien difficile d'entrer si brusquement en guerre lorsque
le cabinet ne lui demandait, après tout, que de ne pas l'abandonner
au seul patronage de la gauche. Duchâtel, au premier moment,
avec ce goût des situations nettes qui était le fond de sa nature,
eût préféré un retour immédiat. Le changement de politique lui pa-
raissait assez flagrant pour motiver une rupture, et, selon lui, atta-
quer le mal à sa naissance, c'était l'empêcher de grandir. II se rendit
pourtant aux raisons toutes de circonstance que lui donna M. Gui-
zot, et l'approuva de rester à Londres, mais convaincu que c'était
pour peu de temps. Dans sa pensée, dès le début de la session sui-
vante, les événemens auraient fait de tels pas et les situations se-
raient devenues si claires que la place de M. Guizot ne serait plus
qu'à Paris, dans la chambre, à la tête des conservateurs.
Les événemens marchèrent en effet et encore plus promptement
qu'on ne l'avait pensé. Le ministère du 1" mars n'ouvrit pas la ses-
sion nouvelle. Je n'ai pas à raconter ici les causes de sa chute, ni
les étranges phases de cette question égyptienne, qui lui devint fa-
tale; ce n'était d'ailleurs pas lui qui l'avait inventés. Il n'avait fait
que suivre, comme ses prédécesseurs, les ministres du 12 mai, un
de ces mouvemens d'opinion où les esprits en France se laissent
emporter sans trop savoir pourquoi, sauf à n'en reconnaître la va-
nité et l'imprudence qu'après s'être engagés trop avant. Je ne sais
rien aujourd'hui de plus inexplicable que l'espèce d'engouement
pour le pacha d'Egypte et pour son fils qui, à cette époque (vers
1839 et 1840), s'empara comme une contagion, non-seulement de
tous nos journaux, quelle qu'en fût la couleur, mais de nos politi-
ques les plus sages et les plus avisés. Il me souvient cependant
qu'à plus d'une reprise je trouvai Duchâtel en très grand doute sur
Méhémet-Ali, sur sa puissance et même aussi sur sa personne, sur
cette fermeté, cette opiniâtreté de courage et d'ambition dont tout
le monde alors le gratifiait si largement. Sans trop s'en rendre
compte, il soupçonnait quelque méprise , trouvant parfois bien té-
méraire de nous lier ainsi, seuls contre tous, à la fortune de ce
vieillard, et d'exiger obstinément pour lui la possession de la Syrie.
Que nous importait qu'il l'obtînt, et qu'avion s-nous à y gagner?
Fallait-il, comme à un enfant gâté, tout lui céder pour éviter l'é-
clat de sa colère? Était-il donc de taille à mettre l'Europe en feu, à
détrôner son suzerain et à précipiter ce partage de l'Orient, dont
tout le monde avait si grand'peur? N'étaient-ce pas au contraire nos
LE COx\ITE DUCHATEL. 565
complaisances et nos admirations qui encourageaient sa résistance,
et n'aurions-nous pas pu le rendre raisonnable en l'appuyant plus
froidement? Ces vues si justes, ces lueurs de bon sens passaient
alors pour jeux d'esprit, pour paradoxes, et Duchâtel lui-même
n'insistait pas, surtout en face du parti-pris, du ton railleur et du
mauvais vouloir qui poussaient l'Angleterre à contredire nos sym-
pathies. De part et d'autre, on en était venu à n'écouter que la pas-
sion, et, une fois l'orgueil national en jeu, tout changement de front
devenait impossible. Il n'y avait plus que l'expérience, l'inexorable
voix du fait accompli qui, en nous révélant la faiblesse de notre pro-
tégé, devait dissiper nos chimères et peu à peu nous faire rentrer
dans des voies plus saines et plus vraies.
Tout compte fait, cette méprise de notre politique, si regrettable
et si coûteuse à tant d'égards, ne fut pas sans compensation, puis-
qu'il en dut sortir une grande mesure de défense nationale, un gage
de paix et de force, une garantie de notre honneur, les fortifications
de Paris. Pour faire triompher dans les chambres cette patrioti-
que entreprise, les ministres du l"" mars et ceux qui, le 29 octobre,
avaient bravement pris le fardeau de leur succession , mirent en
commun leurs efforts. On entendit cette fois encore, après les dé-
clamations et les lieux-communs de la gauche, ne rêvant que bas-
tilles et complots contre la liberté, un concert de solides réponses
partant comme à F envi des deux centres de la chambre; on entendit
deux voix illustres marier encore leur éloquence et ne lutter que par
émulation; pour un instant, on eût pu croire le 11 octobre ressuscité,
mais l'illusion ne dura guère. Si les hostilités pendant un certain
temps restèrent encore courtoises, c'est que l'état de l'Europe de-
meurait incertain. Me fallait-il pas laisser un peu de force au cabi-
net pour qu'il fît disparaître ce traité qui avait ému la France et
cet isolement qui l'inquiétait et l'irritait? On voulait bien le laisser
vivre tant que son héritage eût semblé lourd à recueillir. Une fois
le concert européen rétabli et l'ordre rentré dans la diplomatie, la
guerre ne tarda pas à devenir ardente, et l'alliance avec la gauche
de plus en plus étroite et passionnée.
Duchâtel, depuis le 1" mars et surtout depuis la fin de la session,
s'était tenu constamment à l'écart. Longtemps éloigné de Paris, il
n'y était rentré que vers le 20 octobre, et s'était d'abord abstenu de
paraître aux Tuileries pour ne donner au cabinet aucun sujet d'om-
brage; mais du jour où l'exécution facile du traité du 15 juillet en
Orient et la soumission présumée du pacha eurent brusquement
changé la scène politique, et où l'immensité de nos préparatifs mi-
litaires, perdant toute raison d'être immédiate, ne fit plus que sur-
exciter, au lieu du sentiment de la défense nationale, les idées, les
passions, les violences révolutionnaires, à tel point que 18â0 pre-
566 REVUE DES DEUX MONDES.
nait de plus en plus l'aspect et la mauvaise allure de 1831; du jour
où les ministres, devant ce danger nouveau, se sentirent affaiblis et
comme désarmés par l'appui que leur prêtait la gauche, situation
fausse et intenable qu'un des plus clairvoyans d'entre eux ne ces-
sait de signaler au roi en lui disant : « Renvoyez-nous, sire, nous
ne pouvons plus rien, et nous empêchons tout; » de ce jour, les scru-
pules ne furent plus de saison, et Duchâtel, aussi alerte et diligent
qu'il était réservé jusque-là, dut instamment presser M. Guizot de
hâter son retour et de venir, de Londres, fonder, d'accord avec lui,
avec le maréchal Soult, avec M. Yillemain et M. Humann, M. Gunin-
Gridaine et M. Martin du Nord, un cabinet dont la tâche peu sédui-
sante était de recommencer, au bout de neuf années, dans des
circonstances presque aussi périlleuses, l'œuvre ingrate et impopu-
laire, bien que vraiment libérale, l'œuvre antirévolutionnaire et
antibel'iqueuse de Casimir Perier. Entrer dans ce cabinet en de
telles conjonctures, sans autre perspective c[ue des succès plus que
douteux et des échecs presque certains, c'était un devoir sévère,
surtout pour Duchâtel, qui était tenu de reprendre le poste que par
dévoùment il avait déjà récemment occupé, — le ministère de l'in-
térieur. Ce n'était pas le moment de consulter ses goûts, d'obéir à
ses aptitudes et de se dérober à la responsabilité politique en s'iso-
lant dans sa spécialité. Plus la tâche était incommode, moins il
pouvait s'y soustraire. Lui seul, à certains égards, semblait en po-
sition d'en braver les difficultés; sans hésiter, il s'en chargea, et
pendant huit années il y donna toute sa vie.
On sait par quelle série de laborieux succès, par quels combats
renouvelés sans cesse, et grâce à quels efforts d'éloquence et de
courage, de clairvoyante activité, de franche et ferme discussion,
ce cabinet parvint non-seulement à dégager la France du mauvais
pas où elle était entrée, mais à recouvrer contre tout espoir, en deux
ou trois années, presque tout le terrain que la monarchie constitu-
tionnelle et le parti de gouvernement avaient perdu depuis 1835.
On est tenté de ne pas s'en souvenir quand on songe à la cata-
strophe qui était là si voisine et qui allait tout engloutir; le regard
s'attache au désastre et glisse sur les conquêtes qui l'avaient pré-
cédé. Mais à voir plus froidement les choses, l'omission se répare;
on tient plus juste compte et du labeur et de l'œuvre accomplie; les
vrais amis du gouvernement libre ne peuvent refuser quelque re-
connaissance aux hommes qui osèrent alors tenir tête à l'orage,
et qui si promptement triomphèrent et des menaces de la déma-
gogie et du mauvais vouloir européen. Lorsqu'en octobre 18^^ le roi
Louis-Philippe revenait de Windsor, où il avait rendu cette visite de
famille, sorte de gage de réconciliation que la jeune souveraine était
venue la première lui porter au château d'Eu, quel chemin n'avions-
LE COMTE DUCHATEL. 567
nous pas fait depuis 1840 ! quel changement et quel contraste! Sans
qu'il en eût coûté le moindre sacrifice, la plus légère atteinte à nos
plus ombrageuses exigences, la bonne intelligence de la France et
de l'Angleterre, cette condition première du maintien de la paix en
Europe, était aussi complètement rétablie que naguère elle semblait
compromise, et, d'un autre côté, si les partis à l'intérieur n'avaient
pas désarmé, s'ils se tenaient toujours sur le qui vive! l'immense
majorité du pays reprenait confiance, la richesse publique grandis-
sait à vue d'œil, partout d'heureux symptômes succédaient aux si-
nistres indices qui s'étaient un instant révélés. Ce retour de fortune,
ces résultats inattendus, à qui les devait-on? Avant tout à celui
qui était le véritable chef du cabinet, à ce puissant esprit dont la
force oratoire tenait parfois du prodige, et qui, à mesure que les
questions devenaient plus délicates et paraissaient plus insolubles,
trouvait en lui comme un fonds nouveau de talent, de ressources
et de supériorité; mais, sans rien atténuer de l'honneur qui lui re-
vient, on ne peut méconnaître qu'une influence moins éclatante, un
autre genre de supériorité s'ajoutant à la sienne, la complétant
en quelque sorte, avait aussi sa large part dans le tour favorable
qu'avaient pris les affaires en ces premiers momens. Pour rappe-
ler tous les services que le ministre de l'intérieur rendit alors à ses
collègues et à sa cause, il faudrait pouvoir dire tout ce que la vi-
gilance d'un esprit toujours en travail, la rectitude d'un bon sens
à peu près infaillible, un coup d'œil pénétrant, une imperturbable
mémoire, peuvent éviter de fautes, signaler de dangers, émettre
d'idées justes, d'informations précises, d'objections salutaires, de
précieux avertissemens. Egalement soigneux des hommes et des
choses, il avait fait comme un progrès de plus dans cet art qui lui
était naturel et dont déjà nous avons parlé, — l'art de traiter avec
les personnes, de ramener les dissidcns, de retenir les fidèles, de
satisfaire à peu près tout le monde, encore moins par l'à-propos
dé ses souvenirs et de ses attentions que par la loyauté et la sû-
reté de son commerce. A la tribune aussi, sa situation depuis 1840
avait pris encore plus d'ampleui'. Toujours prêt, toujours clair et
précis dans les questions de son propre domaine, son action s'éten-
dait, en quelque sorte malgré lui-même, en dehors de son départe-
ment. Chaque fois qu'un problème un peu considéi'able en matière
de finances, de commerce ou de travaux publics partageait les es-
prits, le vœu de la chambre l'appelait à la tribune, et !e forçait à
donner son avis. C'est ainsi qu'il avait, à vrai dire, conduit et gou-
verné le débat dans cette discussion mémorable qui, en 1842, dé-
cida de l'avenir des chemins de fer en France. Le parti qu'il fit
prévaloir contre un éloquent adversaire et contre les efforts de toute
l'opposition devait bientôt, en moins de dix années, recevoir une
568 REVUE DES DEUX MONDES.
sanction nouvelle, encore plus décisive qu'un vote parlementaire,
la sanction de l'expérience. C'était au nom du véritable état de nos
finances et du grand avenir réservé, selon lui, à cette viabilité nou-
velle, qu'il s'était refusé à n'en laisser tenter qu'un essai timide et
partiel, sur un seul point du territoire, contrairement aux règles de
justice distributive qu'une équitable administration ne doit jamais
enfreindre. Le réseau complet et simultané qu'il fit adopter par la
chambre, aussitôt entrepris, conduit avec autant d'activité que de
persévérance , sans qu'il en résultât le moindre trouble financier,
touchait presque à son terme en 1848, et si le bienfait de cette
vaste entreprise ne put éclore en son entier sous les auspices du
pouvoir qui l'avait préparée, si l'empire s'en attribua l'honneur, et
fit croire à un pays fasciné et crédule' que ces gigantesques travaux
venaient de naître au premier coup de sa baguette pour son joyeux
avènement, l'histoire est là qui fait justice de cette usurpation et
rend à chacun sa part, en rappelant que l'œuvre était aux trois quarts
faite, et justifiait déjà les calculs et les pronostics de ceux qui sans
charlatanisme l'avaient conçue, défendue et fait exécuter.
Cette précoce confiance en l'avenir des chemins de fer n'était pas
un médiocre exemple de justesse d'esprit. Il s'en fallait qu'en ce
temps-là tout le monde eût si bien deviné; même parmi les gens qui
passaient pour les plus habiles, la nouvelle invention n'était guère
en faveur. On s'effrayait de la dépense, on se défiait des produits,
on tenait pour chimériques toutes lignes d'un long parcours, on niait
que les marchandises pussent jamais en profiter; le scepticisme al-
lait jusqu'à douter de la vitesse; on prétendait que la vapeur, même
pour les voyageurs, n'aurait pas sur les chevaux de poste un avan-
tage assez marqué pour qu'il fût raisonnable de l'acheter si cher;
on ne voyait dans cette découverte qu'un instrument commode de
promenade aux environs des grandes villes. Ces jugemens superfi-
ciels, à peine croyables aujourd'hui, n'avaient jamais ébranlé Du-
châtel ni modifié ses prophéties. Depuis qu'en 1836 il avait vu en
Angleterre les premières voies ferrées, son opinion s'était faite sur
ce genre de locomotion; il en avait compris la portée, la puissance,
les ressources même les plus cachées, et notamment cette loi de pro-
gression presque géométrique dans le mouvement des populations
et des affaires qui forcément se traduit au bout d'un certain temps
en accroissement de trafic. Aussi depuis cette époque, sans jamais
varier un seul jour, il fut le propagateur le plus actif et le plus
convaincu de ces fécondes entreprises, sachant bien qu'il en devait
sortir, outre une immense révolution économique, toute une trans-
formation pour ainsi dire de la société européenne.
Il avait à la fois le goût du neuf et le besoin du raisonnable. S'il
accueillait avec empressement toute innovation applicable et prati-
LE COMTE DUCHATEL. 569
que, il traitait sans pitié les idées vagues et pompeuses, les projets
vides et sonores. Également exempt de routine et d'utopie, il ne
cessa d'introduire dans les services dont il avait la surveillance et la
tutelle, les prisons, les hospices, les établissemens de bienfaisance,
je ne sais combien d'heureuses nouveautés écloses sous son patro-
nage et bientôt reconnues nécessaires; mais ce qu'il tenait à bon
droit pour sa meilleure fortune en ce genre, c'était d'avoir pendant
son ministère assisté et présidé aux premières tentatives de ces
deux découvertes les plus extraordinaires et les plus populaires qui
depuis l'invention de la machine à vapeur aient étonné et illustré
ce siècle, l'appUcation de l'électricité à la transmission de la parole,
l'emploi de la lumière à la reproduction des objets, la télégraphie
électrique et le dagueriéotype. Ce fut grâce à son intervention, à
son intelligent concours , grâce aux essais qu'il prit sur lui d'auto-
riser, aux subsides et aux récompenses qu'il sut obtenir des cham-
bres, que ces deux merveilleux procédés passèrent si rapidement
du cerveau de leurs inventeurs en la possession du public, qui bien-
tôt à son tour devait en obtenir de si ingénieux perfectionnemens.
On le voit donc, sous tous les aspects, il n'avait qu'à se féliciter
de la périlleuse campagne commencée le 29 octobre 1840. Elle avait
dépassé tout espoir; personnellement il y avait gagné; sa cause,
ses idées, son parti, en avaient reçu comme une vie nouvelle; les
adhésions les plus encourageantes se succédaient de tous côtés ; il
avait vu avec bonheur un de ses meilleurs amis, M. Dumon, entrer
dans le cabinet, et lui apporter un concours aussi éloquent que dé-
voué; pourquoi dès lors, au fond de l'âme et sans jamais en laisser
rien paraître dans ses actes ni dans ses paroles, était-il malgré lui,
même après les journées les plus décisives et les succès les plus in-
contestables, inquiet, soucieux et plein d'incertitude sur l'issue der-
nière de tant d'efforts? Cette disposition, qui ne fit que s'accroître à
mesure que les années se succédèrent et que la lutte se prolongea,
je la vis poindre chez lui, dans notre intimité, dès ISâ/t, justement
à l'époque où le roi revenait d'Angleterre et où par conséquent la
fortune du cabinet semblait à son apogée ; mais c'était cette fortune
même qui causait son principal souci. Ce succès persistant, résis-
tant à toutes les attaques, s'éternisant depuis quatre ans, lui sem-
blait gros d'orages. « Remarquez-bien, me disait-il, que, si chaque
fois qu'on nous livre bataille, nous la gagnons, le lendemain c'est
à recommencer. Tantôt l'un, tantôt l'autre attache le grelot; mais,
pour le détacher, c'est toujours notre tour. Ils ont des relais, nous
n'en avons pas. Je reconnais que la fortune nous a presque gâtés
depuis quatre ans, à la condition toutefois de ne jamais nous déli-
vrer d'une difficulté sans nous en mettre une autre aussitôt sur les
bras; après la question d'Orient, la question du droit de visite; après
570 REVUE DES DEUX MONDES.
le recensement de M. Humann, la proposition de M. Ganneron. C'est
un métier de Sisyphe que nous faisons là. La vie publique n'est pas
autre chose, je le sais; seulement il y faut du repos. Plus nous du-
rons, plus la corde se tend. Nos amis ne sont plus ce qu'ils étaient il
y a trois ans. Ils ont perdu ces craintes salutaires, ces souvenirs de
1840 qui les rendaient vigilans et dociles. Sans un peu de crainte,
point de sagesse. Ils se passent leurs fantaisies, se donnent à nos
dépens des airs d'indépendance, convaincus, quoi qu'ils fassent,
que nous devons durer toujours : il n'y a pas jusqu'au roi qui ne
commence à nous croire éternels et à trouver tout possible; niais ce
que les amis perdent en discipline, les adversaires le gagnent en
hostilité. Plus nous durons, plus ils s'irritent, ceux-là surtout qui,
avant le 1^'" mars, étaient nos meilleurs amis. Ils nous avaient pré-
dit que nous en avions à peine pour six mois; je comprends leur
mécompte, et qui sait où il les peut conduire ! Déjà les voilà lancés
hors des voles modérées et prudentes qu'ils s'étaient certainement
tracées; ils n'en r>:!Steront pas là, si nous-mêmes nous restons où
nous sommes. Ils embrigaderont toutes les oppositions, même les
plus radicales, lesquelles pour un moment cacheront leurs desseins
et se laisseront conduire à cet assaut soi-disant monarchique. C'est là
le vrai danger. Les révolutionnaires à visage découvert n'ont jamais
fait de révolution; c'est quand ils sont masqués et semblent obéir à
ceux qui ne prétendent infliger au pouvoir qu'une simple leçon,
c'est alors qu'il en faut tout craindre. Cette royauté de juillet ne
peut vivre et se fonder qu'en s^ appuyant sur les deux centres; dès
qu'un des deux s'isole, et par entraînement, à son insu, sert d'avant-
garde à la révolution, comment ne pas prévoir de sérieux malheurs! w
Notez bien qu'en parlant ainsi il ne lui venait à la pensée rien
qui ressemblât le moins du monde au 24 février. Aucun esprit tant
soit peu sain ne pouvait alors concevoir un rêve aussi fantastique,
pas plus dans les rangs de la gauche et de l'opposition, même la plus
radicale, que sur les bancs de la majorité. Ce qu'il entendait par
« de sérieux malheurs, » c'était un de ces échecs parlementaires qui
auraient forcément entraîné, outre la chute du cabinet, la désorga-
nisation systématique du parti de gouvernement, bouleversé l'admi-
nistration, déplacé toutes les influences et lancé le pays dans une
de ces crises où les trônes sont si vite menacés et si vainement dé-
fendus. Cette perspective suffisait pour qu'il lui prît un sérieux dé-
sir de couper court au mal en abrégeant les jours du cabinet. « Dès
la session suivante, ne pouvait-on saisir la première occasion d'un
vote un peu douteux et s'en faire honorablement une porte de sor-
tie? 11 fallait en finir, interrompre une lutte irritante qui lassait le
pays, se donner à soi-même un repos bien gagné, amasser des forces
nouvelles, détendre, rajeunir, renouveler la situation. » Ce qu'il se
LE COMTE DUCHATEL. 571
disait là, le duc de Broglie, vers cette même époque et presque
dans les mêmes termes, avec la conviction et la sollicitude d'un vé-
ritabb ami, l'écrivait à M. Guizot (l). Rien n'était plus sensé, plus
désirable en théorie que cette abdication volontaire ; rien par mal-
heur non plus, rien en pratique n'était plus impossible. Étions-nous
donc en Angleterre pour nous permettre impunément ce genre d'é-
volution? Existait-il chez nous deux grands partis vivant chacun de
sa vie propre, capables de constance, d'abnégation, de sacrifices,
divisés seulement d'opinion, unis de respect et d'attachement aux
institutions du pays, résolus l'un et l'autre à les maintenir et à les
défendre, deux partis à qui la couronne pouvait, à tour de rôle,
confier les affaires sans courir la moindre aventure? Chez nous, si
le cabinet, même à bonne intention, eût déserté son poste, qu'au-
rait pu faire le roi? Appeler le centre gauche; il y était bien forcé,
toute nuance intermédiaire, toute combinaison moins tranchée fai-
sant absolument défaut, ou ne pouvant fournir que d'insuffisantes
doublures. Or, depuis quatre années, le centre gauche s'était lié de
si près à la gauche, qu'appeler l'un c'était se donner à l'autre, et le
roi, qui par expérience savait l'impuissance absolue de la gauche
en face de la moindre émotion populaire, n'avait, on le comprend,
aucune envis de se livrer à elle. Fallait-il donc, dans l'intérêt de
sept ou huit personnes, pour user moins leurs forces et ménager
leur avenir, dans l'intérêt aussi d'une tactique plus ou moins judi-
cieuse, d'un calcul au moins problématique, réduire sans nécessité
et de gaîté de cœur la couronne à cette extrémité? Et la cause con-
servatrice, et tous ces députés qui portaient son drapeau, avait-on le
droit de les abandonner ainsi, de leur enlever leurs chefs, leurs dé-
fenseurs et la possession du pouvoir, sans qu'ils eussent rien fait
pour les perdre, sinon peut-être une faute légère, une méprise par-
donnable? Pour la majorité de la chambre aussi bien que pour la
couronne, que le cabinet se retirât ou qu'il fût renversé, qu'au lieu
d'une déroute ce fût une retraite, le résultat n'était pas moins le
même. Traitée, dans les deux cas, comme une armée vaincue, ne
serait-elle pas licenciée, hors de service, en proie aux représailles,
aux rancunes, aux réactions locales et subalternes? Ce parti mo-
déré, politique et vraiment libéral, ce parti de résistance et de lé-
galité fondé par Casimir Perier, et depuis quatorze ans maintenu à
si grand'peine, une fois dissous et dispersé, qui serait jamais de
taille à le reconstituer? Et sans lui, sans ce frein, sans cette sauve-
garde, à quelle politique ne tomberait-on pas? C'était donc jouer à
croix ou pile les destinées du pays que de quitter son poste, sans
compter que le grief éternel des ennemis de nos institutions était le
(1) Lettre de M. le duc de Broglie citée par M. Guizot, Mémoires, p. 23, t. Vlîl.
572 REVUE DES DEUX MONDES.
changement trop fréquent des personnes, l'instabilité du pouvoir.
Lors donc qu'un ministère avait l'insigne chance d'avoir duré déjà
plus que tout autre et de pouvoir durer encore, était-ce à lui de
faire comme à plaisir de l'instabilité factice? En tout cas, l'honneur
lui commandait d'ajourner toute idée de retraite jusqu'à l'issue des
élections, qui commençaient à devenir prochaines, la chambre ayant
fourni déjà près de moitié de sa carrière. Si l'épreuve était favo-
rable, le cabinet en recevrait comme un nouveau baptême; si le
scrutin lui était contraire, ou seulement s'il était douteux, sa re-
traite était de droit, il n'avait plus ni scrupules à se faire, ni repro-
ches à redouter.
Comme c'était sur le ministre de l'intérieur que le fardeau de
ces élections devait principalement peser, Duchâtel était tenu,
plus encore peut-être que ses collègues, à ne pas s'y soustraire.
L'instinct chez lui persistait à souhaiter une retraite anticipée, et
maintes fois, en tête-à-tête, sa verve à ce sujet devenait intaris-
sable; mais le côté pratique de la question, l'impossibilité de laisser
à l'abandon et ses amis et la couronne, puis surtout cette néces-
sité de ne pas déserter la lutte qui allait s'ouvrir, le ramenaient
bien vite et sans hésitation à continuer sa lourde tâche. C'était la
seconde fois, depuis l'origine du cabinet, qu'il présidait à un re-
nouvellement de la chambre. Dans la première épreuve, en 18/ii2,
une approbation non douteuse de la politique du 29 octobre était
sortie de l'urne; mais le jour même où ce résultat à peine proclamé
semblait donner aux partisans de la royauté nouvelle un gage d'af-
fermissement, la déplorable mort de M. le duc d'Orléans était venue
tout détruire et tout mettre en question. Si nombreuse et si riche
en dons de toute sorte que fût la royale famille, celui que la mort
venait de frapper était le seul qui par son âge, ses qualités, par
ses défauts même, pouvait avoir l'heureuse chance d'affermir et de
perpétuer l'œuvre de 1830. Cette mort étendait encore comme un
voile lugubre sur l'avenir, bouleversait toutes les prévisions, des-
séchait toutes les espérances, lorsqu'au bout de quatre ans, en
18A6, la chambre née sous ces tristes auspices, touchant presqu'à
son terme, dut être renouvelée. Sans avoir eu jamais de sérieux
désaccords avec le cabinet, elle l'avait quelquefois mollement sou-
tenu. Le travail souterrain que tant d'oppositions combinées ne ces-
saient d'exercer sur elle l'avait rendue presque hésitante. C'était
au corps électoral de dissiper l'incertitude. Qu'allait -il faire? con-
firmer ou proscrire cette politique déjà vieille de six années, longé-
vité non moins rare qu'importune à bien des gens? Les adversaires
du cabinet, surtout le centre gauche, n'admettaient pas le doute.
Je n'ai jamais vu si complète assurance, et quand on se rappelle le
degré de crédulité que rencontraient alors dans l'opinion surexcitée
LE COMTE DUCIIATEL. 573
les contes les plus absurdes, et comment, par exemple, à propos
d'un docteur Pritchard, on avait allumé la plus factice des colères
et l'émotion la plus dénuée même de l'ombre d'un prétexte, il n'est
pas très extraordinaire que l'opposition eût !a foi si robuste en la
bonne volonté du scrutin. Quant au cabinet, bien qu'il eût fait, cent
fois pour une, justice de ces pauvretés, il savait trop quelle trace la
moindre calomnie laisse toujours après elle pour se promettre un
succès triomphant. Il se fût contenté, tout imparfaite qu'elle était,
qu'on lui rendît la même chambre réélue pour cinq ans : avec elle,
il était presque sûr que certaines barrières ne seraient pas franchies.
Jusqu'au dernier moment, les conjectures les plus diverses furent
également plausibles. Je dois dire toutefois que, surtout vers les
derniers jours, le ministre de l'intérieur, dont rarement en ces ma-
tières le tact était en défaut, avait la ferme confiance que le cabinet
l'emporterait. La victoire dépassa son attente : elle fut complète.
En tenant compte de part et d'autre des pertes et des gains, l'opi-
nion conservatrice, déjà en majorité dans la chambre précédente,
comptait dans celle-ci de vingt-cinq à trente voix de plus.
On aurait cru qu'après cet arrêt tout allait marcher sur roulettes.
Eh bien! non : cette fois encore il était dit que le succès serait pour
le cabinet comme un présent fatal, et ne ferait qu'ajouter à ses périls
et à ses embarras. Un résultat moins clair, un reste d'incertitude,
en laissant à ses adversaires une ombre d'espérance, eût tempéré
chez eux l'étonnement et le dépit : ils seraient restés plus sages,
ou la violence de leurs efforts se serait concentrée dans l'enceinte
du parlement sans se transporter dans la rue. Il me souvient qu'un
de nos anciens amis avec lequel je me plaisais encore, malgré nos
dissidences, à échanger parfois quelques paroles, un de ceux qui
vers la fin de la session, avec la plus sincère et la plus imperturbable
assurance, m'avait, en nous séparant, prédit tous les triomphes
de l'opposition sur le terrain électoral, la première fois que nous
nous rencontrâmes dans la chambre nouvelle, me dit avec un accent
étrange : « Vous êtes les plus forts, c'est évident ; votre compte est
exact, je l'ai vérifié. Ici plus rien à faire, plus rien k dire pour nous:
nos paroles seraient perdues. Nous allons ouvrir les fenêtres. »
Ce ne fut que trop vrai : à partir de ce temps, l'opposition chan-
gea subitement de mot d'ordre et de plan de campagne. Avant les
élections, sa confiance était telle, elle se croyait si sûre de la vic-
toire, que ces mots : réforme électorale, réforme parlementaire,
avaient presque perdu pour elle tout à-propos. A quoi bon changer
l'instrument dont on attend un bon service? Par habitude, de loin
en loin, quelques comparses se complaisaient encore à réclamer et
l'extension des incompatibilités et l'adjonction aux listes électorales
des secondes listes du jury; mais les habiles n'insistaient pas. Le
574 REVUE DES DEUX MO.XDES.
cabinet du 1"' mars, lorsqu'il avait eu besoin d'un certain appoint
dans le centre, avait si hautement nié toute opportunité de ce genre
de réforme, qu'il devenait difficile d'en professer si vite l'urgence
et la nécessité; puis ce corps électoral qu'on croyait tenir dans la
main et qui allait tout à l'heure prononcer sa sentence, ne le bles-
serait-on pas en parlant de le réformer? Aussi n'en fut-il plus ques-
tion, ou peu s'en faut, dans les dernières sessions de la législa-
ture, justement celles où, à supposer que ce genre de réforme eût
sérieusement excité l'attente du public, c'eût été pour l'opposition
un devoir de le demander sans retard et à grands cris, puisqu'il n'y
a que les assemblées dont les pouvoirs expirent qui soient aptes à
rendre des lois électorales, tout vote de ce genre, pour celles qui
ne font que de naître, équivalant à un suicide, à la nécessité d'une
réélection. C'était donc avant le scrutin qu'il fallait prêcher la ré-
forme, si la réforme était vraiment ce qu'on voulait : loin de là, on
la laissa dormir jusqu'à la veille, jusqu'au jour même, jusqu'au dé-
pouillement des votes; mais le lendemain, après la bataille, quand
chacun eut compté ses morts et fait son dénombrement, il fallut
voir comme on traita ce corps électoral naguère si ménagé ! Il dé-
jouait tous les pronostics, donc il ne pouvait être que fraude et
corruption. L'opposition n'admettait pas qu'elle pût être battue tout
simplement parce que la masse du pays, iuoffensive et un peu ti-
morée, la trouvait excessive et passionnée dans ses attaques. Comme
ces chevaliers des anciens temps qui ne se croyaient jamais vaincus
que par des maléfices et des enchantemens, l'opposition ne s'ex-
pliquait sa défaite que par l'emploi de moyens illicites. Elle com-
mença donc par déclarer que ces élections de ISliQ étaient néces-
sairement entachées de mensonge. Quand le débat s'ouvrit, quand
il fallut en venir aux preuves, elle eut beau recueillir, grossir et
envenimer tous les petits faits plus ou moins regrettables qui avaient
pu, dans quelques localités, donner une assez pauvre idée et de l'in-
telligence des agens de l'administration et de l'indépendance de
quelques électeurs, comme il fut démontré d'une façon tout aussi
claire que dans maint autre lieu, en fait de séduction, de pression
et d'intimidation, il s'en fallait que l'opposition fût restée en arrière,
et que de part et d'autre, sans avoir après tout rien de bien grave
à s'imputer, on pouvait au moins compenser les reproches, ce côté
de l'accusation nj tarda pas à s'évanouir.
Et en effet, je tiens à le dire en passant, ces élections de 1846,
malgré l'extrême ardeur de la lutte, étaient restées franches et li-
bres; elles exprimaient fidèlement la pensée du corps électoral. Ce
n'est pas parce qu'en ce genre il s'est produit plus tard, sous un
autre régime, de vraies énormités, qu'ici, par comparaison, tout me
semble irréprochable; non, ces élections de 184(5, comme celles de
LE COMTE DUCIIATEL. 575
1842, J8 les ai vues de près, j'en puis parler en conscience ; je sais
quelle scrupuleuse observation de la loi, quel respect des droits de
tous y présidèrent du côté du pouvoir, et je tiens, pour ma part,
qu'on n'en trouverait guère d'aussi sincères, d'aussi vraiment
exemptes de sérieux abus, soit chez nous depuis IMli, soit même
dans les pays les plus libres du monde, l'Angleterre par exemple
ou les États-Unis, Si la cause conservatrice venait de remporter un
notable avantage, elle le devait d'abord, sans autre sortilège, au
surcroît de vigilance, de discipline et d'énergie dont un bon nom-
bre de conservateurs, contrairement à leurs habitudes, avaient fait
preuve cette fois; elle le devait surtout au concours éclairé, à l'im-
pulsion intelligente de celui qui par ses fonctions, non moins que
par sa foi politique, avait l'incontestable droit d'intervenir dans la
lutte, non pour donner l'attache cyniquement oiïîcielle à certaines
candidatures, mais pour concentrer les efforts du parti de gouver-
nement et soutenir, dans la mesure discrète d'une juste sympa-
thie et d'une loyauté scrupuleuse, les candidats qui professaient les
mêmes principes que lui. Il n'y épargna point sa peine. Je puis
dire que pendant trois mois il ne cessa de suivre du regard, d'aider,
de stimuler, de réveiller, parfois aussi de tempérer plus de quatre
cents candidats dont il savait par cœur, grâce aux ressources de sa
mémoire, toutes les situations personnelles, et que sans cesse, avec
un à-propos qui les frappait d'étonnement, il éclairait sur leurs
oublis, leurs négligences, leurs imprudences, en un mot sur toutes
les fautes qui compromettaient leur succès. Ce n'était pas seule-
ment le sentiment du devoir, c'était un certain plaisir de déjouer
les trames de tant d'habiles adversaires de toute provenance et de
toute couleur, qui lui donnait cette sorte de fièvre de surveillance
et d'exhortation. Si le succès le dédommagea de ce luxe de fatigues,
sa santé par malheur en souffrit quelque atteinte; mais il avait la
conscience d'avoir rendu à sa cause le plus grand des services, de
lui avoir donné un gage d'avenir et de sécurité, et peut-être à lui-
même une chance de repos.
Cependant, lorsque après la vérification des pouvoirs il fut bien
démontré qu'il n'y avait pour l'opposition aucun moyen d'infirmer
les résultats de sa défaite, et que cette chambre était bien le pro-
duit légitime de la majorité des électeurs, ce fut contre le corps
électoral lui-mêma que les batteries se dressèrent aussitôt. Ces
mots : réforme parlementaire, réforme électorale, reprirent tout à
coup faveur. Il fallait à tout prix modifier l'instrument dont on avait
tant à se plaindre; mais comment réussir? Les voix les plus habiles
eurent beau rajeunir, en les prenant cette fois à leur compte, les
deux propositions de réforme, ce n'était là dans cette chambre, de-
vant cette majorité compacte, que de simples passes d'armes néces-
576 REVUE DES DEUX MONDES.
sairement sans résultat. Il n'y avait à tenter qu'un moyen, mais un
moyen extrême, intimider la couronne et la chambre elle-même
par la pression du dehors, parler les fenêtres ouvertes, comme on
me l'avait prédit, en appeler de la discussion légale à l'agitation
populaire. Four ce genre de besogne, les esprits modérés n'étaient
guère suffisans ; il y fallait de vrais agitateurs, et il s'en présenta
plus qu'on n'en eût voulu. Comment les écarter? comment s'en sé-
parer? Qu'auraient fait sans les radicaux tous les opposans monar-
chiques? L'^alliance était nécessaire, elle s'opéra fatalement, presque
à l'insu des uns comme des autres; mais dès la première heure on
put en pressentir les inévitables dangers. A mesure que les ban-
quets, où cette agitation prit naissance, se succédaient de ville en
ville, ils devenaient de plus en plus violens et menaçans. On n'y
proscrivait plus seulement les toasts monarchiques, les toasts libé-
raux avaient le même sort; la pureté, la sincérité des institutions
de 1830 étaient honnies et conspuées à l'égal de la santé du roi;
puis vinrent les utopies républicaines, les glorifications serviles de
la montagne, l'exaltation des insurgés d'avril, le culte béat des
noms révolutionnaires les plus odieux et les plus sanglans. Le pays
stupéfait prit l'alarme, et parmi les opposans monarchiques il y en
eut, et des plus illustres, qui témoignèrent quelque dégoût et firent
quelques pas en arrière. Sans avoir vu l'abîme dans toute sa pro-
fondeur, sans aller jusqu'au blâme public et jusqu'au désaveu qui
peut-être aurait tout sauvé, ils prirent au moins assez de soin de
leur honneur pour rester à l'écart et n'associer leur nom à aucun
acte de violence ; d'autres persévérèrent, ne virent pas ou ne vou-
lurent pas voir, trouvèrent des excuses à tout, et s'engagèrent enfin
à figurer de leur personne au banquet solennel qui devait clore la
campagne, le banquet de Paris.
La crise grandissait : elle aurait avorté, le pays s'en serait à peine
ému, et ces folies démagogiques n'auraient pas même osé se pro-
duire sans un concours de circonstances qu'il est permis d'appeler
fatales, tant elles semblaient se succéder et se combiner comme à
dessein pour jeter dans l'esprit des masses et même à tous les rangs
de la société le trouble et le découragement. C'était d'abord la suite
inévitable d'une insuffisante récolte qui, vers la fin de 18/i7, se fai-
sait encore sentir. Les souffrances avaient été vives, les désordres
assez fréquens, la répression sévère : il en restait dans les popula-
tions un fonds d'inquiétude et de ressentiment, un penchant à la
désaffection qui préparait la tâche aux fauteurs de révolte; puis,
par une coïncidence tout au moins malheureuse, à ce même moment
on venait de voir coup sur coup, dans les hautes régions de la so-
ciété, éclater des scandales de bas étage, des exemples d'immora-
lité comme il en apparaît isolément à toutes les époques et sous tous
LE COMTE DUCHATEL. 577
les gouvernemens, mais qui, groupés en quelque sorte et servant
de cortège à un crime éclatant, au plus odieux assassinat, frap-
paient les imaginations de je ne sais quelles lueurs sinistres dont un
art infernal doublait encore l'éclat. Le pouvoir avait beau livrer à la
justice les coupables, quels qu'ils fussent, et, par la rigueur inflexible
de poursuites criminelles, démontrer son intégrité et la fausseté des
calomnies inventées contre lui, le public n'en conservait pas moins
une impression mensongère et malsaine, voisine de l'hostilité, tout
au moins de l'indifférence, et que rien ne pouvait effacer.
Pendant que ces plaies morales troublaient et agitaient la France,
l'Europe, on s'en souvient, n'offrait pas un spectacle plus rassurant.
Partout la révolution levait la tête et se mettait à l'œuvre ; un vent
contagieux soufflait avec violence et commençait à ébranler les
trônes; mais ce qu'il y avait pour nous de plus grave dans ce triste
état de l'Europe, c'était que la puissance qui la première et dès
le premier jour avait reconnu notre gouvernement et accueilli nos
institutions naissantes, qui, depuis dix-sept ans notre alliée fidèle,
avait encore tout récemment, par d'opportunes concessions, mis
fin aux questions irritantes dont les ennemis de notre royauté comp-
taient tirer si grand profit, que l'Angleterre en un mot fût devenue
tout à coup, dans ses rapports avec la France, froide, ombrageuse
et presque hostile. L'avènement à Londres d'un nouveau ministère
ou plutôt d'un ministre avait fait tout le mal; il faut bien dire aussi
qu'une des questions qui, entre les deux pays, risquaient le plus de
réveiller les querelles séculaires, venait de recevoir une solution si
soudaine et tellement française que l'amour-propre britannique ne
pouvait guère manquer de s'en montrer froissé. Aussi ces mariages
espagnols, qui chez nous rencontrèrent d'abord, de la part du plus
grand nombre, un accueil favorable, justement parce qu'on les sa-
vait peu agréables à l'Angleterre, et qui à ce titre avaient valu pour
un instant à ceux qui les avaient conclus presque un retour de fa-
veur populaire, bien des gens ne les avaient vus qu'avec un certain
regret et n'en avaient tiré, même au premier instant, que de fâ-
cheux augures. Pour&juoi ne pas le dire? de ce nombre était celui
dont nous parlons ici. Rarement je l'avais vu plus soucieux et plus
sombre que le jour où il avait appris que la parole de la France
venait d'être subitement engagée. « C'est jouer, disait-il, gros
jeu pour peu de chose ; c'est risquer de perdre une amitié puis-
sante pour s'assurer une alliance vermoulue, sacrifier à des sa-
tisfactions de famille et à un éclat apparent les sérieux intérêts du
pays, en d'autres termes, subordonner la grande politique à la pe-
tite. » Aussi se plaignait-il que le caractère de la négociation n'eût
pas permis d'en parler au conseil et qu'un tel acte se fût conclu
TOME LXXXVI. — 1870. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
sans qu'il eût pu, au moins en particulier, en discuter le mérite et
en signaler le danger. « Se brouiller avec l'Angleterre, à moins que
l'honneur de la France ne le commande impérieusement, jamais,
ajoutait-il, il n'y faut consentir, et aujom'd'hui moins que jamais.
N'avons-nous pas assez de nos révolutionnaires sans nous mettre
encore sur les bras tous ceux qu'elle peut lancer de toutes les par-
ties du monde? Plus les temps deviennent difficiles, moins il faut
s'isoler et perdre ses points d'appui. »
Il était trop certain et de J'amitié de ^L Guizot et de la confiance
du roi pour supposer que de leur part l'ignorance où on l'avait
laissé pût être volontaire : il croyait donc, et, j'ose dire, il avait la
preuve, que tout s'explicpiait par un malentendu; mais, à ne voir
que le fond des choses, ce changement considérable dans notre po-
litique extérieure, changement dont les fâcheuses conséquences lui
apparaissaient si clairement, pouvait-il l'accepter, en devenir res-
ponsable, sans y avoir participé? En d'autres termes, devait-il con-
tinuer à siéger dans le cabinet? Il n'eut d'abord aucune hésitation,
et bien peu s'en fallut que sa démission ne fût remise au roi.
JN'était-ce pas la porte qu'il cherchait, l'occasion qu'il avait appe-
lée? Il venait d'accomplh' sa grande tâche électorale, il en était sorti
à son honneur; n'était-ce pas le moment de recouvrer sa liberté?
L'obligation de soigner sa santé, une fièvre tenace et sans cesse
renaissante, lui en faisaient presque une nécessité. Cependant lors-
qu'il vit, au plus léger soupçon d'un désaccord possible entre le
cabinet et lui, combien certains visages devenaient radieux, com-
bien d'officieux se pressaient d'applaudir aux intentions qu'on lui
prêtait et quelles espérances les adversaires avaient peine à cacher,
il se donna le temps de réfléchir. De vrais amis, loin de le modérer,
l'excitaient plutôt, eux aussi, à suivre son penchant, et, par exem-
ple, un boinme de grande expérience, qu'il écoutait et consultait
avec autant de déférence que de plaisir, tant cet esprit lucide sem-
blait -en vieillissant prendre de jour en jour plus d'étendue, de
charme et de bienveillance, le chancelier, M. Pasquier, insistait
plus vivement que personne pour qu'il sortit du cabinet; mais ce
conseil, l'eût -il donné, si judicieux qu'il pût être, sans je ne sais
quel fonds de vieille hostilité qu'à son insu depuis la restauration il
Bourrissait contre M. Guizot? Duchâtel en douta, et, malgré lui,
n'attacha pas la même autorité que de coutume aux paroles du
chancelier; puis il se demanda si le vrai motif de sa retraite serait
suffisamment compris, s'il ne passerait pas pour avoir écouté une
susceptibilité mesquine, et laissé là bien promptcment ses collègues
et sa cause pour une question personnelle. Quelle serait d'ailleurs
sa situation, soit que la chute du cabinet suivît de près sa retraite,
soit qu'au contraire elle fût différée? Ne serait-il point, dans les deux
LE COMITE DUCHATEL. 579
cas, comme entraîné fatalement hors de sa voie? Si opposé qu'il fût
au traité qu'on venait de conclure, s'en faire un moyen de retraite
n'était-ce pas, lui aussi, sacrifier les grands motifs aux petits? 11 se
résigna donc et réprima son déplaisir, sans le laisser paraître ni
au roi ni à ses collègues ; mais, à vrai dire, rien ne lui avait tant
coûté. Bientôt les circonstances prirent une gravité telle qu'une
autre occasion se fût-elle présentée de déposer son fardeau, il n'au-
rait pu songer à la saisir; sans compter qu'à ce même moment, sur
la demande et par la retraite volontaire du maréchal Soult, la prési-
dence du conseil passait aux mains de M. Guizot, et que pour rien
au monde son collègue n'eût voulu par sa propre retraite se donner
l'apparence de ne pas consentir de grand cœur à cette juste recon-
naissance d'un fait déjcà vieux de sept ans.
Que de fois, depuis cette époque, me suîs-je demandé si d'autres
sentimens moins scrupuleux, moins délicats, une moins noble na-
ture, plus touchée de ses griefs et de son intérêt, se donnant la sa-
tisfaction de disloquer le ministère, n'aurait pas rendu par là même
un immense seiTice au pays! Quand les choses ont tourné de la pire
façon , on s'imagine malgré soi qu'à suivre n'importe quel autre
cours, elles auraient moins mal abouti; mais le plus souvent on se
trompe à raisonner ainsi. Pour peu qu'on regarde au fond la cata-
strophe de février, on reconnaît bien vite que la durée plus ou moins
prolongée du cabinet, la concession plus ou moins tardive d'une
extension de droits électoraux n'y joue que le plus faible rôle. Ce
n'est pas par là que l'édifice a croulé. Pour que la royauté de 1830
restât debout et travereât cette crise des banquets comme elle en
avait franchi tant d'autres non moins redoutables au début , il eût
suffi que, sous le poids de l'âge, le roi n'eût rien perdu de cette vi-
gueur morale, de ce sang-froid devant le danger dont il avait
fait preuve en tant d'occasions ; tout au moins aurait-il fallu 'que
son héritier fût d'âge à payer de sa personne, qu'aucun membre de
sa famille ne pût sembler autorisé à négocier avec l'opposition , et
que les faiblesses et les hésitations de la couronne ne lussent pas
révélées de si près à ceux qui travaillaient à la détruire. Comme
aucune de ces conditions, par malheur, ne se trouvait réalisée en
l'année 1847, il n'y a pas lieu de regretter que, par la retraite ac-
cidentelle d'un de ses membres les plus nécessaires, le cabinet
n'eût pas été comme contraint de se dissoudre. Forcée de s'appuyer
sur l'opposition, d'entrer par conséquent dans un régime de con-
cessions successives sans chances sérieuses d'un temps d'arrêt éner-
gique et opportun, la royauté n'en eût pas moins subi le^même
sort, moins brusquement et par degrés, mais voilà tout. Or qu'entre
l'abdication morale et la chute, entre le 20 juin et le 10 août, il n'y
ait, comme en février, que vingt-quatre heures d'intervalle, ou
580 REVUE DES DEUX MONDES.
que quelques mois les séparent, je tiens, pour moi, que c'est même
chose. Et que fût-il arrivé, si le naufrage se fût produit sous cette
forme plus lente? On en eût accusé celui qui, le premier, eût donné
le signal de la faiblesse et de l'abandon. Mieux vaut donc, si pro-
fondément triste que soit cette page de notre histoire, ne pas avoir
à se méprendre quand on fait à chacun sa part de responsabilité.
Jusqu'au 23 février, vers le milieu du jour, ce n'était qu'une
émeute ordinaire ou plutôt une simple émotion, un désordre sans
but. Les plus factieux n'avaient encore aucun projet d'attaque à
main armée; l'insurrection par elle-même n'était pas en état d'écla-
ter. Le gouvernement au contraire avait ses mesures prises et pou-
vait au besoin réprimer un mouvement sérieux. Pourvu qu'aux
Tuileries on fît bonne contenance et qu'on y laissât voir la ferme ré-
solution de ne point céder à ce tumulte, sauf k donner le lendemain
à l'opposition modérée telle satisfaction qu'on eût jugée possible,
le succès était assuré. Aussi, rien ne peut rendre l'étonnement qui
éclata, avec un mélange de colère chez les uns et chez tous de stu-
peur, lorsque ce même jour, 23 février, entre deux et trois heures,
se répandit cette nouvelle : le roi cède à l'émeute, il congédie son
ministère ! On s'attendait k tout, sauf à la défaillance et à l'almndon
de ce côté. Les adversaires du cabinet eux-mêmes, les membres les
plus vifs du centre gauche, comme frappés d'une lumière subite
sur leur situation personnelle, laissaient voir une vraie consterna-
tion. Ceux-lcà seuls semblaient moins étonnés qui, dès la veille,
dès le 22 au soir, avaient comme entrevu que, s'il y avait danger, ce
n'était pas où l'on devait le craindre, pas au bureau du National. Ce
jour-là, vers la fin de la matinée, au moment même où le désordre
semblait près de s'éteindre, Duchâtel avait vu la reine, et ce grand
cœur, cette âme courageuse, toujours ferme en de telles occasions,
lui avait paru comme abattue sous le coup de faux bruits aussi ab-
surdes qu'effrayans semés à plaisir autour d'elle. Bien qu'il com-
prît que ces machinations, dont il soupçonnait l'origine, n'avaient
pas dû s'attaquer seulement à la reine, ce n'en fut pas moins pour
lui une pénible surprise, lorsque, le lendemain, entrant vers deux
heures chez le roi, qu'il avait déjà vu dans cette même matinée, et
quitté plein de confiance et de courage, il le trouva perplexe, agité,
laissant clairement entendre que la retraite du ministère le soula-
gerait d'un grand poids, qu'au dire de bien des gens c'était son seul
salut, et semblant consulter du regard son interlocuteur, comme si
poser, en un tel jour, une telle question, n'était pas du même coup
la résoudre. Il est vrai qu'une heure auparavant une nouvelle, qui
par malheur n'était pas fausse cette fois, avait dû brusquement le
faire passer de la sécurité aux plus sinistres inquiétudes. On venait
d'entendre dans la rue ce cri de vive la ré formel poussé non par les
LE COMTE DUCIIATEL. 581
émeiitiers, mais par de soi-disant amis de la monarchie qui avaient
endossé, au mépris de toute discipline, leur habit, symbole de l'ordre
et du respect des lois, pour obéir, sans s'en douter, aux meneurs de
cette république dont ils ne voulaient pas, que bientôt ils allaient
maudire, et dont personne alors ne prononçait encore le nom. Si peu
nombreux que fussent ces prétoriens d'un nouveau genre, comme
eux seuls se mettaient en avant et que l'immense majorité de la mi-
lice citoyenne restait, par apathie ou par indifférence, au fond de ses
boutiques ou au coin de son feu, on comprend que le roi fut tout à
coup frappé d'un péril formidable; mais ce n'était pas le remède, ce
n'était pas le moyen de salut, c'était un vrai suicide que de se montrer
faible à ce moment suprême, et de supprimer tout gouvernement.
Ceux qui après coup ont prétendu que le cabinet avait perdu la
monarchie en acceptant si vite et en divulguant à la chambre les
internions du roi, que son devoir était de les tenir secrètes, de re-
doubler d'énergie et de sauver la royauté malgré elle, ceux-là font
preuve d'une étrange ignorance en matière de gouvernement. L'u-
nion patente, incontestable de la couronne et des ministres aurait
suffi peut-être, et je le crois pour ma part, à dissiper l'orage sans
lutte sérieuse, sans effusion de sang; mais du moment qu'on aurait
su (et qui dans tout Paris l'eût ignoré au bout d'une heure?) que
cette union n'existait pas, que le ministère était désavoué, qu'il
s'imposait à la couronne, quels ordres efficaces aurait-il pu donner?
qui aurait obéi? Le devoir était donc de s'incliner promptement de-
vant une faiblesse irréparable, d'en laisser le bénéfice à la cou-
ronne, à supposer que les passions populaires voulussent bien lui
en savoir gré, et en tout cas d'ouvrir à d'autres par une prompte
retraite une chance meilleure de faire un gouvernement.
Quant à ceux qui ont cru que sans de malheureux hasards tout
aurait bien tourné, et que la royauté se serait applaudie d'avoir
suivi les timides conseils et obéi aux influences obstinées qui en un
quart d'heure avaient détruit le cabinet du 29 octobre, c'est un au-
tre genre d'illusion peut-être moins sérieux encore. Que le coup de
pistolet du boulevard des Capucines et les cadavres promenés aux
flambeaux aient puissamment aidé à l'avènement de la république,
personne n'en saurait douter; mais, à défaut de ces hasards plus
ou moins volontaires, il s'en fût trouvé d'autres dont les mêmes
hommes auraient tiré même profit. Ce qui donne le mot de cette
inexplicable journée du 2li février, ce qui devait nécessairement
nous faire tomber en république, quelque imprévue qu'elle fût
une heure auparavant et sans qu'il fût possible de s'arrêter dans
cette chute, c'était que la royauté se fût elle-même dépouillée de
tout moyen de résistance. A l'instant même, sa cause fut perdue.
Les chefs républicains, jusque-là derrière le rideau, à l'arrière-plan,
582 REVUE DES DEUX MONDES.
laissant tout faire et tout conduire, au moins en apparence, par la
gauche et par le centre gauche, de peur en se montrant d'épou-
vanter la bourgeoisie, se démasquèrent aussitôt. Avec un rare instinct
de la situation, ils comprirent qu'il y avait interrègne, interruption
forcée de tout commandement, que l'occasion était unique, à la seule
condition d'aller vite, de ne pas laisser au bon sens public le temps
de se réveiller. Ils tentèrent l'aventure, et pendant que leurs associés
de la veille s'évertuaient et s'agitaient à composer un ministère, ils
firent un formidable effort et jetèrent bas la royauté.
Fut-il jamais plus grand supplice que d'assister à ce désastre les
mains liées, sans pouvoir se permettre la moindre tentative, la
moindre résolution suprême? Tel fut pourtant pendant vingt-quatre
heures le sort de ces ministres condamnés au repos sous peine
d'immixtion illicite et relégués à leur poste en simples spectateurs,
Duchâtel seul dut sortir un instant de cette inaction forcée. Dans la
nuit du 23 au 24, le roi l'envoya chercher. Il n'y avait pas encore
de ministère, et le danger devenait pressant; à défaut de gouverne-
ment, il fallait un chef militaire de taille à tenir tête au flot grossis-
sant d'heure en heure. Le maréchal Bugeaud était naturellement
désigné. Seulement, pour l'investir immédiatement du commande-
ment supérieur de la garde nationale et de l'armée, il fallait que
l'ordonnance portât un contre-seing. Le roi demandait avec instance
à Duchâtel d'oublier qu'il n'était plus ministre et de lui prêter sa
signature. De tels services ne se refusent pas. Il y eut pourtant des
objections, mais non pas de sa part. Un des témoins de cette scène
s'efforça de faire ajourner la mesure, et, ne parvenant pas, malgré
son ascendant, à persuader le roi, il prit le ministre à part et le
supplia de refuser son concours. Cette insistance étonna Duchâtel
plus qu'elle ne le toucha. Il retourna vers la table où était déposé
îe projet d'ordonnance, prit la plume et signa.
C'était le dernier acte de sa vie politique, son dernier tribut à la
conservation de ce régime libéral, de ces institutions tutélaires qu'il
avait tant aimées et si constamment servies. Au milieu des angoisses
de cette journée fatale, une conviction le soutenait, celle d'avoir
mis en œuvre pour prévenir la catastrophe, pour signaler le préci-
pice, pour éclairer d'honnêtes aveuglemens et confondre de coupa-
bles manœuvres, tout ce qu'il y avait en lui d'activité, de force et
de prudence. Si la postérité s'enquiert avec quelque scrupule des
mérites de chacun dans ces rudes momens, si elle pèse les raisons
données de part et d'autre pour justifier et pour combattre la cam-
pagne des banquets, et notamment si son regard pénètre dans la
question incidente du droit d'interdiction, la seule qui lut alors sé-
rieusement agitée, je sais d'avance quel jugement elle rendra, et
combien s'élèvera de plus en plus dans son estime celui sur qui de-
LE COMTE DUClIATEt. 583
vait porter le principal fardeau de cette discussion. Qu'on relise
d'abord les débats de l'adresse où, par cinq fois occupant la tri-
bune, il repoussa tous les assauts, et ne laissa debout pas un seul
ai'gument de ceux qui se révoltaient qu'on les traitât d'aveugles au
moment même où ils mettaient le pied dans l'abîme qu'ils ne voyaient
pas; qu'on relise dix jours plus taM, la veille même du 22 février,
ces brèves et simples paroles où il indiquait à la chambre l'attitude
que le pouvoir comptait prendre dans ce conflit; jamais il n'avait
parlé avec autant d'autorité, de mesure et de clairvoyance. S'il fal-
lait peindre au vrai son talent, son action sur une assemblée, la
sûreté, l'aisance, la souplesse de son bon sens, les ressources de
son argumentation, toutes les aptitudes de gouvernement qui se ré-
vélaient dans sa parole, ce sont ces derniers discours, ces jets de la
dernière heure que je voudrais donner à lire. Il est là tout entier.
Les discussions d'affaires même les plus brillantes, celles qui lui
avaient valu ses succès les plus incontestés, ne l'avaient pas encore
mis ainsi dans tout son jour. Et ce n'était pas seulement l'orateur
qui à cet instant suprême n'avait pas failli à sa tâche, le politique
aussi n'avait rien négligé pour déjouer la fatale influence qui me-
naçait le pays. Sans irritation ni rancune contre ceux qui dans sa
pensée avaient déchahié l'orage et qu'il tenait pour responsables de
tout, lorsqu'il les vit, comme effrayés du chemin qu'ils avaient déjà
fait et des périls qu'ils commençaient à entrevoir, proposer une
sorte d'accord ou de contrat d'honneur pour terminer sans collision,
par les voies judiciaires, la controverse élevée entre l'opposition et
le gouvernement sur la question du droit illimité de réunion, loin
d'opposer à ces projets les prétendues raideurs et l'humeur irrécon-
ciliable qu'on attribuait au ministère, il s'y prêta de bonne grâce,
et celui qui écrit ces lignes reçut de lui pouvoir de les adopter en
son nom, mission conciliatrice acceptée sans réserve, bien que sans
illusion. Personne assurément ne prévoyait alors jusqu'où le mal
devait aller, mais il était bien clair que nous stipuUons avec des gé-
néraux peu maîtres de leur armée, et qu'en dépit de nos promesses
et de nos engagemens il ne faudrait. pas moins en venir à la ré-
pression. J'ajoute que ces négociations avaient ce côté fâcheux, que,
pour rc:ster fidèle aux paroles données, il fallut s'abstenir de toutes
précautions qui auraient paru provocatrices, comme, par exemple,
l'arrestation préventive de certains chefs républicains, fabricateurs
d'émeutes, dont l'absence aurait suffi peut-être à tout paralyser.
Eût-il donc mieux valu refuser tout contrat, toute transaction?
Mais que n'eût-on pas dit! quel concert de malédictions! quel pré-
texte d'imprécations et très probablement de violences! Plus je
scrute heure par heure ce qu'en ces tristes jours a fait ou conseillé
ce ferme et lucide esprit, plus je comprends qu'aucun regret tardif
584 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ait jamais, que je sache, troublé ses souvenirs. Tout ce qui pou-
vait prévenir la lutte et détourner la tempête, il l'avait essayé, et,
lorsque l'énergie seule devint possible et nécessaire, ce ne fut ni lui
ni ses collègues qui se défendirent d'en user.
III.
Nous entrons dans la dernière phase de cette vie jusque-là si ac-
tive et si pleine, si riche d'avenir, si bien servie par la fortune. A
ne consulter que l'apparence, le bonheur va lui rester fidèle; ce
sera toujours, même dans la retraite, la vie d'un heureux de ce
monde. Les compensations les plus douces et même aussi les plus
brillantes n'y feront pas défaut; mais au fond quel contraste, quel
changement, quel vide ! Dans la force de l'âge, en pleine sève, l'es-
prit encore si jeune et si fécond, sentir en soi ces facultés puissantes,
ces trésors d'expérience et de maturité, ce besoin de la vie publique
et des grandes affaires, surexcité par l'habitude, par quinze années
d'émotions, de préoccupations, de responsabilité, et tout à coup
tomber dans le repos forcé, le calme plat, quelle accablante épreuve !
Ajoutez-y l'exil, autre épreuve moins longue, mais en de tels mo-
mens plus dure encore peut-être; quel surcroît d'amertumes et d'an-
goisses au milieu du désastre commun! N'était-ce' pas assez d'avoir
vu s'écrouler en un jour cette œuvre de trente années de patience
et de lutte, ce régime loyalement libéral et franchement conserva-
teur dont vainement on a tenté de dégoûter la France, qu'elle a com-
pris après l'avoir perdu, qu'elle revendique avec ardeur, et qu'en
ce moment même elle travaille à reconquérir? N'était-ce pas assez
de ce spectacle navrant d'un grand pays tombé sans coup férir
aux mains d'aventuriers, de songe-creux, de tribuns utopistes, dont
quelques heures auparavant à peine savait-il les noms? Je vois en-
core, au moment de la chute, la stupeur sur tous les visages; quel-
ques rancunes invétérées ont beau crier victoire, leur joie est sans
écho et promptement éteinte; il n'y a d'égal à la consternation des
vaincus que l'étonnement, le trouble, l'embarras des vainqueurs.
C'est la révolution la plus morne, la moins enthousiaste, la plus
désenchantée, même à la première heure, que la France ait encore
subie, et depuis IHili, depuis l'invasion du sol de la patrie, je ne
crois pas qu'un plus grand nombre de Français ait éprouvé en
même temps une anxiété plus douloureuse et un plus grand serre-
ment de cœur; mais nous tous qui souffrions ainsi et qui portions
ce deuil, nous n'étions, pour notre propre compte, ni inquiétés ni
poursuivis, nous n'avions personnellement à craindre ni procédure
ni détention : qu'était-ce donc lorsqu'à tous ces mécomptes, à ces
douleurs patriotiques, il fallait joindre l'odieux ennui de veiller à
LE COMTE DUCHATEL. 585
son propre salut, de s'occuper de sa personne, de se sentir proscrit,
d'avoir à combiner des moyens d'évasion, et, pour les rendre plus
efficaces, de se briser le cœur en s'isolant des siens!
Ce fut déjà pour Duchâtel presque un retour en France lorsqu'au
bout de deux jours il retrouva sur le sol d'Angleterre sa femme et
ses enfans. Dans ce libre pays, les marques d'intérêt, de sympathie,
d'estime, les soins hospitaliers, les ressources d'esprit ne pouvaient
lui manquer, pas plus que les sujets d'étude dès que le cœur lui di-
rait de les mettre à profit; mais aux premiers momens la France
seule attirait ses regards comme elle absorbait ses pensées. Il est
vrai que la France méritait bien alors qu'on lui prêtât quelque atten-
tion. C'était une noble gageure qu'elle avait entreprise : après s'être
laissé surprendre, elle tentait de se délivrer. Rien dans l'histoire
ne fera plus d'honneur à cette bourgeoisie si mal inspirée, si cou-
pable le 23 février, que son effort, j'ose dire héroïque, pour secouer
le joug après l'avoir subi. Je ne parle que de la bourgeoisie, bien
qu'une foule d'ouvriers aient eu le courageux bon sens de prendre
aussi leur part de cette délivrance; mais ils n'avaient rompu avec
leurs frères les turbulens et les agitateurs, ils ne s'étaient armés
contre eux qu'à l'exemple de la bourgeoisie et soutenus par elle,
car c'est d'elle, après tout, que dépend, quoi qu'on fasse, le sort de
notre pays. Elle y sera longtemps encore, je pourrais dire toujours,
l'arbitre de nos révolutions. Tant qu'elle tient bon, rien n'est à
craindre, mais plus de frein possible dès qu'elle lâche pied.
La victoire fut sanglante; l'ordre une fois rétabli, le péril écarté,
que restait-il à faire pour assurer l'avenir, pour réparer l'erreur de
février en fondant quelque chose? xNotre exilé, qui suivait avec ad-
miration dans ses terribles luttes cette société reprenant possession
d'elle-même, ne cessait de s'interroger sur cet obscur problème.
Fallait-il essayer d'améliorer la république et d'y accommoder nos
mœurs? comment faire? Dans les classes moyennes, personne n'en
voulait, hormis quelques sectaires, quelques théoriciens obstinés,
et dans les ateliers elle n'avait pour elle que la partie la moins
saine et la moins laborieuse de la population. Était-ce donc la mo-
narchie qu'il fallait restaurer? mais laquelle? Celle qui venait de
succomber aurait-elle meilleure chance une fois rétablie? pousse-
rait-elle de plus fortes racines ? Pouvait-on se flatter que dans les
mêmes conditions, sur le même terrain, toujours entre deux feux,
pourchassée par le haut , assaillie par le bas , elle ne risquerait pas
d'être encore emportée par un coup imprévu? Quant à celle dont
la chute était moins récente et le principe plus ancien, ce principe
à lui seul l'avait-il garantie? n'avait-elle pas subi la même cata-
strophe? Et pour la rétablir dans sa pureté native, dans son isole-
ment, que d'obstacles insurmontables, que d'invincibles préjugés!
586 REVUE DES DEUX MONDES.
Si ces deux sortes de monarchies persistaient à ne pas s'entendre et
à s'exclure mutuellement, si d'un autre côté personne n'acceptait le
terrain neutre de la république, qu'allait-il arriver? Ne fallait-il pas
craindre qu'un pouvoir d'un tout autre genre, se donnant à la fois
des allures monarchiques et des semblans républicains, populaire
et despote, parodiant les anciens césars, ne se glissât dans ce conflit
et ne mît à son tour la main sur cette société justement dégoûtée
d'anarchie? La crainte en était légitime, puisque le nom de Bona-
parte commençait à reprendre faveur, et bien qu'au 10 décembre le
nouveau président n'eût reçu qu'un pouvoir temporaire et de courte
durée, bien qu'une constitution parût lui lier les mains, ce n'était
ni s'alarmer trop tôt ni forger des chimères que de s'attendre à
quelque usurpation et de prévoir qu'un régime de compression et
de bon plaisir pourrait peser sur le pays.
Même avant qu'un arrêt de justice lui permît de rentrer en France,
Duchâtel s'était préoccupé de ce gem'e de péril et avait pris à cœur
la seule combinaison vraiment propre à la déjouer. On sait que le
descendant de nos rois, le représentant du principe de l'hérédité
monarchique, était le seul des princes de sa maison qui n'eût pas
d'héritier,. tandis que tous les autres, en qui la royauté de fait s'était
personnifiée, comptaient une lignée nombreuse. N'était-ce point
comme une invitatiou du ciel à réunir leurs chances, à grouper
leurs intérêts et leurs forces, à faire cause commune en un mot?
Sans doute, après de si longues discordes, un certain fonds de dé-
fiance et d'ombrage devait subsister encore dans les deux camps,
toutes les rancunes n'étaient pas éteintes, on n'avait pas sur toute
chose les mêmes façons de voir, on n'était pas du même monde, on
ne parlait pas toujours la même langue, et les malentendus, au moins
autant que le mauvais vouloir, risquaient do tout empêcher; mais en
présence de la démagogie et de la dictature, ces deux plaies mena-
çantes, comment ne pas compter qu'un éclair de bon sens et de pa-
triotisme luirait à tous les yeux? Les amis de la monarchie, quelle
qu'elle fût, ancienne ou nouvelle, traditionnelle ou élective, ne fe-
raient-ils pas enfin violence à leurs préjugés? ne sentiraient-ils pas
le besoin de s'unir? Divisés, ils ne pouvaient rien, leur défaite était
sûre; réunis, non-seulement ils étaient plus nombreux et plus forts,
mais le public, le gros de la nation, qui ne tom-nait au bonapartisme
qu'en désespoir de cause , reprendrait confiance rien qu'à les voir
marcher ensemble, et se donnerait à eux.
Ce n'était ni par entraînement ni par goût personnel que Duchâtel
s'était épris de ce projet conciliateur. Sa raison seule le lui recom-
mandait comme le moyen le plus honnête , le plus neuf et par là
même le plus sûr de parvenir chez nous à cet établissement d'un
gouvernement libre vainement tenté à deux reprises par chacun des
LE C0MTE DUCHATEL. 587
deux partis monarchiques qu'il s'agissait de fondre. Sans un grain
de nouveauté, point de succès en ce monde, et rien n'était plus
vraiment neuf, moins usé et plus probablement fécond que cette ten-
tath e de fusion qui consistait à faire abdiquer de part et d'autre
toutes prétentions exclusives et à se faire de mutuelles concessions.
Il y eut dans les deux camps des esprits politiques qui comprirent
cette nécessité et qui l'acceptèrent sans réserve. On vit les plus
fidèles amis de la monarchie héréditaire proclamer que le droit tra-
ditionnel sans l'assentiment national n'était que lettre morte, et que
si le prince qu'ils appelaient de leurs vœux montait jamais au trône
de ses pères, il ne daterait son règne que du jour où il deviendrait
roi, et ne se donnerait pas pour octroyer le pacte qu'il jurerait de
maintenir; mais, ce que la saine raison conseillait à ceux-ci, la pas-
sion le défendait à d'autres. L'instant était critique : on approchait
de cette année 1852 où la possibilité légale de réviser la constitution
ouvrait un libre champ aux plus diverses tentatives. Le rappel de
tous les princes en exil spontanément voté par l'assemblée pouvait
déterminer un immense mouvement d'opinion et changer les desti-
nées de la France. Par malheur, l'égoïsme et l'aveuglement l'empor-
tèrent : on hésita, on se tut, on s'abstint, et la dictature triompha.
Il fallait s'y attendre, et Duchâtel en ressentit plus de regrets
que de surprise. Tout en restant fidèle au but qu'il poursuivait, sa
perspicacité n'avait pu méconnaître que dans les deux partis mo-
narchiques c'était le courant contraire à ses espérances qui gagnait
du terrain, et dès les premiers jours de mars 1851, une fois man-
quée l'occasion décisive, souvent je l'entendis, avant même que la
tribune eût retenti de ces mots prophétiques, dire entre nous :
L'empire est fait. Ce fut alors qu'il ressentit vraiment, sans cepen-
dant jamais s'en plaindre, le changement survenu dans sa vie, ce
vide, ce néant que le soin de sa sécurité, les soucis de l'exil, la crise
sociale, les dangers du pays, puis la poursuite et les péripéties d'un
généreux dessein lui avaient d'abord plus ou moins déguisés. L'illu-
sion désormais devenait impossible, un infranchissable fossé le sépa-
rait de la vie politique, et lui interdisait, pour un temps sans limite,
toute participation au gouvernement de son pays. Résolu à faire
bonne contenance et à se garantir du découragement, il dut chercher
quelques nouveaux moyens d'occuper l'activité de son esprit et de
remplir sa vie. Sa grande fortune semblait une ressource; mais le
soin de l'administrer, bien que toujours il s'en fût chargé seul sans
reculer devant aucun détail, ne lui avait jamais pris, quand il était
dans les affaires, qu'une mince partie de son temps. Allait-il s'y ap-
pesantir maintenant qu'il on serait libre? Non, l'habitude était prise;
en un clin d'œil, il avait étudié les plus grosses questions, pris son
parti, expliqué ses idées, dicté ses ordres, expédié ses réponses; ce
588 REVUE DES DEUX MONDES.
genre d'occupation ne pouvait jamais être qu'un accessoire dans sa
vie. Il s'attacha pourtant et prit un goût sérieux à l'amélioration
d'un grand et beau domaine où chaque année, grâce au charme du
climat, il menait jusqu'à l'arrière -saison la vie la plus active et la
plus hospitalière. L'idée lui était venue d'appliquer en Médoc, à
cette culture de la vigne déjà si riche et si perfectionnée, certains
procédés d'assainissement du sol dont l'Angleterre pour ses céréales
et ses herbages commençait à sentir les excellens effets. Novateur
avec prudence et perspicacité en agriculture comme en économie
politique, il obtint de tels résultats que son exemple eut bientôt
d'innombrables imitateurs. A le voir diriger ces travaux avec tant
d'amour et d'entrain, tant de méthode et de vigilance, puis intro-
duire dans le mécanisme financier de cette grande exploitation les
notions les plus perfectionnées de la comptabilité publique, jamais
on n'aurait cru que quelque chose lui manquât, qu'il ne fût pas là
tout entier. On oubliait cette- lacune, ce mal caché que rien ne tra-
hissait, et lui-même, je le crois, dans ce heu de prédilection, au
moins par intervalle, il l'oubliait aussi; mais rentré à la ville, sur le
théâtre de la politique, d'une politique éteinte, monotone, à huis
clos, ses souvenirs se réveillaient et par contraste redoublaient sa
tristesse. Il ne pouvait se consoler bien moins de son propre sort
que de l'état somnolent du pays et de l'étrange et insolent triomphe
d'un pouvoir sans frein, sans contrôle, disposant des trésors et du
sang de la France comme de son patrimoine, la lançant par caprice
dans de désastreuses folies, et s'assurant l'impunité par le silence
d'une presse déchue de toute liberté, si ce n'est de celle de diffamer
les gens, de troubler la paix des foyers, et d'insulter par ordre les
institutions libérales et leurs plus illustres défenseurs. Devant cet
humiliant spectacle que pendant plus de quinze ans nous avons en-
duré et qu'il y a quelques mois nous subissions encore, on comprend
ce que devait souffrir celui qui avait rêvé et préparé pour son pays
des destinées si différentes, et quel dégoût venait aggraver en lui le
poids déjà si lourd de son inaction.
Mais ces souffrances, il ne les montrait pas et se les cachait pres-
qu'à lui même. Il fallait pour les découvrir un œ'û intime et exercé;
rien dans sa vie ne les laissait voir. Il portait au contraire dans le
monde, près des nombreuses relations qui lui étaient restées fidèles,
l'humeur la plus égale, l'esprit le plus alerte, le plus facile à s'ani-
mer et à prendre intérêt aux moindres incidens du jour. Depuis sa
rentrée en France, il avait ouvert sa maison comme s'il eût continué
d'être ministre et ne négligeait rien pour la rendre encore plus agréa-
ble. Aussi l'aifluence était grande. Deux courans différens de la so-
ciété parisienne, inconnus jusque-là l'un à l'autre, se rencontraient
chez lui sans y jeter ni froideur ni contrainte, et sans trop s'obser-
LE C031TE DUCHATEL. 589
ver, donnant seulement à ces réunions une physionomie toute parti-
culière qu'ailleurs on eût vainement cherchée. C'était là par malheur
tout ce qui restait d'un noble rêve : cette fusion, qui dans l'état
n'avait pu voir le jour, était éclose au moins dans ces salons. Elle
n'en était d'ailleurs ni l'attrait principal, ni la seule originalité.
Attirer la foule à Paris, même la foule du grand monde, en lui
offrant des plaisirs peu vulgaires, et par exemple des soirées de
musique, dont les chefs-d'œuvre de l'harmonie instrumentale la
plus pure et la plus sévère faisaient exclusivement les frais, c'était
une entreprise qui n'eût pas réussi partout, mais qui était là, j'ose
dire, à sa place et comme un complément naturel aux productions
d'un autre art pris également au sérieux.
On ne pouvait en effet fréquenter ces salons sans observer que peu
à peu les murs se couvraient de remarquables toiles provenant pour
la plupart des anciennes écoles ou de nos peintres modernes les plus
fidèles aux grandes traditions. C'était le maître du logis qui, çà et là,
chemin faisant, recueillait ces trésors. Le goût éclairé de la peinture
a tenu trop de place dans cette dernière phase de sa vie et lui a fait
un trop juste honneur pour ne pas en dire quelques mots. Assu-
rément, s'il fût resté ministre, ou seulement si la vie publique eût
continué d'absorber tout son temps, sa galerie ne se fût pas formée.
L'argent ne suffit pas pour composer un tel ensemble, il faut encore
des soins persévérans, par conséquent un grand loisir, et parfois
même, comme chez celui dont nous parlons, il faut que le désir, le
goût de ces raretés ait le temps de germer et de croître. Ce n'est
pas que les arts, même à l'époque de sa vie la plus active, n'eus-
sent exercé sur lui aucun attrait. 11 avait trop de délicatesse et d'é-
lévation dans l'esprit pour que l'expression du beau, sous quelque
forme qu'elle se produisît, lui fût indifférente, et nul ne savait
mieux que lui à quel point il importe à l'honneur et à la bonne re-
nommée d'un siècle et d'un pays que les arts y jouent un noble rôle.
Aussi dès 1839, dès la première fois qu'il prit possession du minis-
tère de l'intérieur, où la direction des beaux-arts était alors com-
prise dans le simple domaine d'un chef de division, il en fit le sujet
d'une étude autrement sérieuse et attentive que son renom d'éco-
nomiste ne permettait de l'espérer. Il avait adopté vis-à-vis des
artistes cette règle de conduite : s'occuper beaucoup d'eux, les te-
nir en véritable estime, et ne rien décider par lui-même de ce qui
les concernait, se réservant de consulter sans cesse les hommes
compétens dont il savait recueillir les avis. Ce fut ainsi qu'en peu
de temps, dans cette république parfois si difficile de l'art contem-
porain, il se vit entouré d'une respectueuse sympathie, et lorsque
l'Académie des beaux-arts lui fit l'honneur de l'appeler au nombre
de ses membres libres, l'hommage parut s'adresser moins au per-
590 REVUE DES DEUX MONDES.
sonnage officiel, au grand distributeur des travaux et des grâces,
qu'aux lumières d'un bienveillant patron et presque d'un confrère.
Ce n'est pas ici le lieu d'énumérer toutes les sages mesui'es et les
créations fécondes auxquelles dans cette sphère il attacha, son nom;
mais comme type de la manière dont il traitait cette sorte d'affaires,
et de sa résolution d'introduire la discussion et le contrôle, l'esprit
parlementaire en un mot jusque dans l'esthétique, je ne puis m'em-
pêcher de rappeler ce Comité des moniimens historiques qu'il avait
établi comme un conseil consultatif dont les avis et les propositions,
dictés par le seul intérêt, par le pur amour des monumens , furent
constamment et religieusement adoptés par lui sans que jamais ni
la politique ni aucune influence étrangère à l'archéologie y fît la
moindre invasion. Ce que cette institution en moins de dix années,
par une intelligente distribution d'un fonds peu abondant, a fait
vivre de monumens menacés d'une mort prochaine, ce qu'elle en
a soutenu, réparé, achevé, ce qu'elle a créé d'artistes spéciaux,
respectueux observateurs du style de chaque époque, le public,
même le plus indifférent, a pu s'en apercevoir. Ce qu'elle est deve-
nue depuis, je ne le cherche pas; mon seul but, en parlant ici de
l'administration de M. Duchâtel en matière de beaux-arts est de faire
sentir par quelle transition naturelle, lorsque lui en vint le loisir, il
était préparé à aimer les, tableaux. Mais ce n'était rien de les ai-
mer ; pour se plaire à les acquérir, à en poursuivre la conquête, il
fallait s'y connaître, en savoir le mérite, en apprécier la valeur, ta-
lent qui ne s'acquiert qu'à force d'expérience, après longues années.
Grâce au don de sa nature, qui abrégeait pour lui toute espèce d'ap-
prentissage, il n'eut pas plus tôt suivi quelques ventes et comparé
quelques musées, que son éducation fut faite. La sûreté de son
goût, la justesse de ses observations, émerveillaient les plus fins
connaisseurs. Sans parti-pris dans ses admirations, résolu seule-
ment à ne jamais accepter le médiocre et le faux, il se laissait tou-
cher par les talens les plus divers; mais son penchant, sa prédilection
instinctive le ramenait toujours aux nobles maîtres et aux œuvres de
style. Il avait eu le rare bonheur d'eu rencontrer un certain nombre,
vrais chefs-d'œuvre, qui feraient la gloire des plus illustres musées
d'Europe, et, pour les entourer d'un cortège d'élite, il guettait l'oc-
casion sans se hâter jamais, aspirant moins au nombre qu'au choix
et à la qualité. Cette collection, qui ne ressemble à aucune autre et
vraiment faite à l'image de celui qui l'a créée, vivra, nous l'espé-
rons. Le tendre respect qui en ce moment la conserve ira se perpé-
tuant, ne fût-ce qu'en souvenir des nobles joies dont elle fut cause
et des regrets qu'elle avait adoucis.
Je dois le dire pourtant, il ne faudrait pas croire que la contem-
plation ni même la possession de chefs-d'œuvre eût remplacé tout
EE COSrrE DUCHATEL. 591
ce qui lui manquait. Il s'était créé la ressource de quelques émo-
tions nouvelles; qu'était-ce auprès du vide qu'il y avait à combler?
Je n'ai vraiment connu qu'une chose qui chaque jour et souvent
pendant de longues heures se soit emparée de lui et l'ait complète-
ment absorbé sans lui laisser le moindre sentiment du cercle étroit
où il était réduit, je veux parler de la lecture. Sa faculté de lire
était puissante; aussi prompt de regard que d'esprit, il parcourait
les pages, et du même coup se les assimilait. Si vous l'inteiTogiez
lorsqu'il fermait le livi'e, vous en saviez bientôt le contenu; d'un
mot il vous disait l'ensemble et ne tarissait plus sur les détails. Cette
passion ne lui était pas venue seulement avec le loisir : même au
temps de ses plus grands labeurs, non-seulement il trouvait moyen
d'avoir lu , toujours avant tout le monde, et l'es journaux et les re-
vues et les ouvrages les plus récens, mais chaque fois qu'il pouvait
prendre quelques jours de liberté destinés par exemple à la chasse,
son exercice favori, il lui fallait encore donner le reste de son temps
à quelque livre de longue haleine où il se plongeait tout entier.
Ainsi, même à la fin de 1847, presque à la veille de la catastrophe,
au plus fort de ses préoccupations, en m'écrivant de Rambouillet
une lettre pleine de pressentimens , et me disant comment lui,
« d'ordinaire si optimiste, il voyait en ce moment les choses comme
à travers ces veiTes de couleur qui montrent la campagne sombre
et menacée d'orages, » il ajoutait : (( Je lis beaucoup pour me dis-
traire un peu. Je suis en ce moment dans le théâtre des Grecs; je
le relis tout entier. Que c'est admirable! et au point de vue où nous
sommes maintenant que de surprises et de découvertes! Le bon
sens d'Aristophane en politique, même lorsque je suis seul, me fait
rire tout haut malgré moi. » Si dans de tels momens il se donnait
de tels ébats, que fut-ce donc lorsqu'il fallut remplir le temps et
que le délassement devint régime nécessaire ! — Je n'ai connu que
chez le duc de Broglie une aussi grande puissance de lecture. — Il
s'imposait des tâches, formait d'immenses entreprises, par exemple
toute une étude des Lettres de Gicéron et de la politique de sen
temps. Commentaires, scolies, fragmens contemporains, rien n'é-
chappait à sa curiosité. Au bout de quelques mois, il en avait la
tête pleine, et des yeux de l'esprit voyait comme en relief, sous un
rayon de lumière intense, les derniers temps de la république, le
césarisme à sa naissance, les suprêmes efforts des pompéiens et du
patriciat; il vivait au milieu de ce monde , émerveillé des ressem-
blances que l'analogie des situations lui révélait à chaque pas entre
ces temps et le nôtre, et trouvant pour exprimer de continuels rap-
prochemens les plus pittoresques paroles. Aussi, longtemps avant
que M. Gaston Boissier eût mis au jour ses piquantes peintures de
cette même époque, j'en avais eu en quelque sorte la primeur dans
592 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abondantes et récréantes causeries. Une autre fois c'étaient des li-
vres tout modernes, comme les grands travaux de Prescott ou ceux
de Motley, qui, après l'avoir captivé, le lançaient en plein xvi'' siècle
et lui faisaient dévorer tous les mémoires, toutes les confidences des
grands témoins de ce temps. Il en composait dans sa tête un tableau
saisissant de la réforme en Europe, de ses vraies causes et de ses
effets. Je l'ai vu se nourrir ainsi avec avidité, et toujours avec suite
et méthode, de tous les témoignages qu'en tout genre les deux der-
niers siècles nous ont légués. Sa passion première en histoire était
les sources, les documens originaux, et avant tout les correspon-
dances. Ce que les lettres d'Henri IV, par exemple, et celles de
Napoléon lui ont donné de plaisir d'esprit, lui ont fait rencontrer
d'aperçus lumineux, de remarques profondes, de commentaires nou-
veaux sur ces deux hommes et sur leur temps, j'en ai la mémoire
encore pleine, et suis inconsolable que jamais il n'en ait rien écrit.
Le genre d'effort qu'exige toute composition écrite lui était de-
venu de très bonne heure incommode et fastidieux. Il n'aimait pas
à s'y assujettir, et depuis son entrée dans la vie politique l'habi-
tude de la tribune, l'usage constant de la parole, l'avaient de plus
en plus déshabitué d'écrire. Des lettres au courant de la plume,
écrites comme on parle, il en faisait tant qu'on voulait, toujours
pleines de mouvement et de naturel, d'une clarté limpide et parfois
étincelantes de mots heureux, jamais cherchés. C'était l'image de
sa conversation, une des plus attrayantes, des plus nourries, des
plus variées et des plus rapides qu'il fût possible d'imaginer. Cette
façon d'exprimer ses idées, de leur donner un corps, de les répan-
dre, de les mettre en valeur, était assurément la plus prompte et
la plus commode, par malheur elle lui suffisait. Quand il avait dit
deux ou trois fois sous des formes plus ou moins variées, selon les
gens qu'il rencontrait, certaine pensée qui lui passait en tête, il
n'avait plus la moindre envie de la jeter sur le papier, ou bien, s'il
essayait de s'y contraindre, cette pensée en appelait d'autres qui ve-
naient à leur tour si vite et de tant de côtés que la plume n'y pouvait
suffire, même en ne traçant plus que d'illisibles pieds de mouches.
De cet excès d'abondance résultait forcément certaine confusion, et
quand la page était écrite et qu'il la relisait, elle lui semblait inter-
préter si peu ce qu'il avait voulu dire que d'impatience il la déchirait.
Voilà comment de proche en proche il en vint à se contenter d'être
un causeur, mais un causeur incomparable, renouvelant son fonds
à tout moment et amassant assez de provisions pour écrire des vo-
lumes sur les sujets les plus divers, car l'histoire n'était pas son uni-
que ressource : les théories et les questions économiques avaient
encore pour lui tout leur ancien attrait. Personne, même parmi ses
confrères de l'Académie des sciences morales, n'était mieux au cou-
LE COMTE DUCHATEL. 593
rant des nouveautés que la France et surtout l'Angleterre pro-
duisaient en ce genre, et dans la sphère politique, bien que les
débats du corps législatif fussent alors quelque chose d'assez peu
sérieux, il ne néghgeait pas d'en tenir compte, et, par un reste
d'habitude, il suivait pas à pas, dans les moindres détails, notre
situation financière, si bien qu'en maintes circonstances il aurait
pu enseigner plus d'un chiffre à certains rapporteurs du budget;
mais le cœur lui manquait pour ce genre de besogne en face des
subterfuges du régime nouveau en matière de finances. Ces vire-
mens élastiques, ces expédiens de toute sorte inventés pour faire
perdre la piste des millions détournés de leur destination pre-
mière, cet abandon systématique des sauvegardes du trésor, ces
sommes effrayantes enfouies sans rien produire que des monumens
qui révoltent le goût ou des folies guerrières qui offensent l'honneur,
tout cela le blessait, l'ulcérait; il n'endurait pas longtemps ce spec-
tacle, et ce n'était qu'en retournant encore à l'histoire, en se réfu-
giant dans le passé, qu'il parvenait à s'en distraire.
Mais, s'il ne se lassait pas de l'histoire, il professait à son sujet
certaines opinions que je ne puis omettre d'indiquer en passant, car
elles achèvent de le peindre. Il fallait, selon lui, tout chercher dans
Fhistoire, dans l'infinie variété de cette grande comédie humaine,
tout, hormis des leçons de politique, des règles de conduite pour
les gouvernemens , des pronostics tant soit peu sûrs de l'avenir des
peuples et du salut des états. Ce fatalisme historique , dont on ac-
cepte aujourd'hui les arrêts, ces enseignemens de l'histoire qu'on
nous donne comme d'infaillibles lois, il les tenait pour des guides
trompeurs et d'une déplorable influence. Par exemple, il était con-
vaincu que la similitude apparente de notre révolution de 1830 avec
celle de 1688 en Angleterre n'était pas une des moindres causes
qui en avaient compromis le succès. N'avait-elle pas donné, même aux
plus clairvoyans amis de la monarchie nouvelle, la plus aveugle
confiance? Ne s'étaient-ils pas, à leur insu, persuadés que cette
ressemblance devait aller jusqu'au bout, qu'un même ordre de
faits avait toujours la même issue, que, le drame étant presque le
même, le dénoûment ne pouvait pas changer? Au lieu de s'alarmer
de leurs discordes intestines, ils s'y étaient livrés sans scrupule.
Que risquaient-ils à guerroyer entre eux, à se faire whigs et tories
à outrance? La royauté chez nos voisins n'en avait pas souffert,
donc elle pouvait chez nous survivre à ces assauts : prophétie mal-
heureuse, ils l'ont appris, hélas! à nos dépens. Richelieu, Mazarin,
disait-il, savaient tout juste assez d'histoire et de géographie pour
ne pas se tromper sur les limites et sur les droits des états dont ils
réglaient les destinées; mais la philosophie de l'histoire n'était pas
TOME LXXXVI, — 1870. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
inventée, ils ne s'amusaient pas, heureusement pour leur génie, à
demander au passé la clé de l'avenir, la bonne ou mauvaise issue
des affaires qu'ils entreprenaient. Ils réseiTaient toute la vivacité
de leur coup d'œil à bien voir leurs contemporains, à bien juger
leur temps, à saisir l'occasion, et à savoir du premier coup, chaque
matin et à chaque heure, ce qu'il y avait à faire d'utile et d'opportun.
Je ne donne là que l'informe squelette d'une de ces thèses que,
dans nos causeries, il se plaisait à soutenir avec une abondance de
preuves et d'exemples, un éclat, une force de raison que j'essaierais
en vain de reproduire. J'hésite même à le suivre plus loin à travers
cette même idée, tant les choses que j'aurais à dire prendraient un
air de circonstance qui les rendrait suspectes, et sembleraient
presque inventées, tandis que je les emprunte seulement à ma mé-
moire. « Faut-il croire, disait-il, que nous marchions au bas-em-
pire, comme les lois historiques- semblent nous l'annoncer, puis-
que déjà nous en sommes à notre second césar? Mais aujourd'hui le
césarisme en face de l'esprit moderne et de la raison émancipée,
n'est-ce pas un pur accident? II faudra bien que le césar hu-même
sorte de son ornière et marche avec son temps. Il le reconnaîtra, ce
qu'il a nommé le couronnement de l'édifice en est la véritable base :
d'autant moins excusable, s'il refusait de le comprendre, qu'il pour-
rait mieux qu'un autre établir parmi nous ce bienfait de la vraie li-
berté dont des gouvernemens, sans lui faire aucun tort, très supé-
rieurs au sien, n'ont pas pu nous pourvoir. Il a ce privilège, qu'il
est fds de la révolution, qu'il peut la contenir dans de justes limites
sans jamais lui devenir suspect, et que, si pour la contraindre à^res-
pecter toujours le droit il faut de temps en temps être un peu dur
pour elle, elle est assez sa mère pour le lui pardonner. » Voilà ce
que souvent il lui échappait de dire, prophétisant sans le savoir,
mais se trompant aussi, car, je dois l'avouer, tout en disant ces
choses, il n'avait pas au fond le moindre espoir que celui dont il
constatait si bien le privilège devînt jamais d'humeur à l'exercer.
C'est au milieu de ce mouvement d'esprit, de cette lutte contre
la destinée, entremêlée sans doute d'une sourde tristesse, mais rur-
nimée sans cesse par tant de nobles plaisirs, c'est presque au len-
demain d'autres joies plus nouvelles, le mariage d'une fille chérie,
un fils de plus entrant à son foyer, noble de cœur encore plus que
de race, et le bonheur si doux, par lui si tendrement goûté, de de-
venir grand-père; c'est à l'apogée, j'ose dire, d'une position qui
depuis sa sortie du pouvoir était devenue de plus en plus considé-
rable par le seul ascendant de sa personne et de son esprit, et qui
l'avait comme entouré d'une atmosphère plus pure d'estime et de
respect, que tout à coup suiTint une altération grave dans sa santé,
à peine éprouvée jusque-là par de passagères atteintes. On était aux
LE COMTE DUCHATEL. 595
premiers jours d'avril 186G. Il se disposait à partir et à passer la
mer pour assister aux funérailles de la reine Marie-Amélie. Il dut
renoncer au départ et laisser à son fils le soin de le représenter à
Claremont. Sou état cependant n'excitait pas encore de sérieuses
alarmes; mais le mal était mystérieux, et sous la simple apparence
d'un violent rhumatisme cachait un trouble plus profond. Les ten-
tatives les plus diverses restèrent toutes impuissantes, et bientôt
l'infirmité fut complète, les jambes refusèrent à peu près tout ser-
vice. Cette cruelle épreuve, il la soutint avec calme, se résignant
sans trop de peine aux privations de tout genre que sa grande ac-
tivité lui rendait plus pénibles, se plaignant peu, même au sein de
la plus confiante intimité, mais laissant par moment échapper de
ces mots, surtout de ces regards où se trahit comme un suprême
adieu et qui déchirent un cœur d'ami.
Ce triste état, sans s'aggraver beaucoup, durait depuis plus d'une
année; les souffrances n'étaient pas plus vives, l'esprit conservait sa
force et sa lucidité; tout semblait permettre l'espoir de prolonger
sa vie encore longtemps. Vers le milieu d'octobre 1867, on lui re-
commanda de fuir l'hiver dont on sentait l'approche, de s'établir
dans un climat plus doux; lui-même il souhaitait et hâtait le dé-
part, souriant d'avance au soleil qu'il allait retrouver, lorsqu'une
crise subite menaça presque aussitôt de devenir fatale. Il ne l'avait
pas attendue pour faire avec lui-même et devant les hommes les
apprêts d'un autre départ autrement sérieux. Depuis longtemps, ses
convictions spiritualistes l'avaient élevé par degrés au besoin et à
l'intelligence des vérités chrétiennes. L'adversité lui avait appris les
douceurs de la prière, il en acceptait l'occasion, même en public,
sans toutefois s'être encore affranchi d'un reste de respect humain
et sans avoir donné à cette foi latente qui s'allumait en lui une so-
lennelle consécration; mais dès les premiers temps de la maladie,
se défiant de la fausse tendresse qui écarte du lit des malades tout
avertissement sincère, il avait pris ses précautions pour ne pas être
surpris. La compagne de sa vie avait reçu sa confidence. Il l'avait
vue devant l'émeute, au dernier jour de la monarchie, oser protéger
son départ, veiller même au salut de ses plus illustres amis; il lui
savait l'âme assez ferme pour l'avertir à temps : il en exigea la pro-
messe, et quand l'heure fut venue, elle eut la force de lui tenir pa-
role; mais il était tout préparé, les voies étaient ouvertes. Un saint
prêtre, esprit éminent, cœur compatissant et tendre, par quelques
mots échangés avec lui, avait gagné sa confiance. Les entretiens se
prolongèrent comme entre deux croyans. Celui qu'il s'agissait d'in-
struire s'était sans bruit initié lui-môme aux vérités qu'on lui de-
mandait de croire et pouvait en parler presque en théologien. Il était
calme devant la mort, soumis et prêt au sacrifice. Aussi, par une juste
596 REVUE DES DEUX MONDES.
grâce, ces consolations dernières qui trop souvent ne descendent sur
nous qu'au milieu des ténèbres de la mort, il lui fut donné de les re-
cevoir dans la pleine lumière de sa conscience et de sa raison. Un
jour plus tard, le coup qui le frappait lui enlevait presque tout senti-
ment, et c'est dans cet état de demi-somnolence qu'après deux jours
d'une douce agonie il rendit le dernier soupir le 5 novembre 1867.
L'émotion qu'excita cette mort prématurée ne se renferma pas
dans un cercle d'amis, ni même dans ces salons où un si grand vide
allait se faire; elle s'étendit plus loin : le public, les indifférens, n'y
furent pas étrangers, et Tacite aurait encore pu dire comme en
parlant de son beau -père : extraneis etiam, ignoiisque non sine
cura fuit. C'était comme un instinct mêlé de souvenir qui révélait à
ce public, renouvelé depuis vingt ans, qu'une vive lumière venait
de s'éteindre, qu'il perdait un loyal serviteur du pays, un exemple
vivant de probité et d'honneur politiques; mais quels regrets plus
vifs et plus durables n'eût-il pas sentis, s'il avait vraiment su tous
les trésors cachés qui venaient de disparaître, et à quel point celui
dont la carrière s'était fermée si tôt était au fond supérieur à ce
que le monde avait connu de lui! Si l'imparfaite esquisse qu'on
vient de lire réparait en partie cette lacune, ou, pour mieux dire,
cette ignorance, ce serait un adoucissement à l'amertume de mes
regrets; mais ces regrets, par malheur, tout les ravive, tout, jus-
qu'aux nouveautés heureuses dont nous sommes témoins. J'ignore
si l'expérience qui se tente aujourd'hui aura du premier coup le sort
que je lai souhaite, si la France, sans plus attendre, reprendra pos-
session de ce gouvernement d'elle-même qu'elle avait si négli-
gemment, si follement abandonné; ce que je sais, c'est qu'elle s'a-
chemine, et que plus ou moins vite elle atteindra le but, sans le
dépasser, je l'espère. Eh bien! ne sent-on pas que c'est un surcroit
de peine que d'assister seul au réveil, à la réhabilitation de nos plus
chères idées? Il aurait tant joui de cette réparation tardive, lui qui,
dans les tristes jours où ses forces l'abandonnaient, avait encore si
vivement senti la déloyauté de certaines attaques dirigées contre un
fils, sa meilleure espérance, ou, pour mieux dire, contre lui-même,
au mépris de tant de services que tout pouvoir jaloux de sa propre
dignité se serait empressé d'honorer; mais s'il n'a pu, vivant, recevoir
cette consolation, espérons que bientôt clans cette paix où il repose
il verra se réaliser le vœu de sa vie entière, sinon comme il l'aurait
voulu, du moins en assurant à la patrie le bien qu'il lui souhaitait
avant tout, le bien qu'avec persévérance il avait toujours poursuivi,
la libre disposition d'elle-même, sous l'empire de la loi, sans trouble
ni violence, et à l'abri des caprices humains.
L. VlTET.
MONSIEUR MARGERIE
I.
François Dulac était, à trente ans, un des jeunes maîtres clu bar-
reau. Son esprit était à la fois vif et réfléchi, son éloquence émue,
et il portait clans sa profession un ardent amour de la vérité. Sa
perspicacité surtout, ingénieuse et profonde, lui avait valu parmi
ses collègues une sorte de célébrité. Au physique, il était bien fait
de sa personne, grand et brun, avec d'impétueuses allures qui ren-
daient d'autant plus remarquable l'expression concentrée et pour
ainsi dire intérieurement éclairée de son regard. On disait de lui,
avec un peu de jalousie, qu'il voyait clair au milieu des entraîne-
mens les plus puissans, et que dans ses plus éclatans triomphes
d'attendrissement ou d'indignation sa raison ne cessait jamais de
gouverner son cœur. Et de fait il en était ainsi, bien que ce fût de
sa part entièrement sincère et nullement médité. Il ne subissait en
quelque sorte avec passion que l'émotion, irrésistible pour lui, de
la logique et du vrai.
Un matin qu'il travaillait dans son cabinet, on lui annonça M. Mar-
gerie; ce nom lui était tout à fait inconnu. Celui qui le portait était
un homme de trente-cinq ans, à la physionomie douce et fine, aux
cheveux châtains un peu rares, et dont les yeux bleus avaient une
extrême limpidité. L'attitude de ce visiteur était triste et résolue. Il
s'inclina poliment, presque affectueusement, devant François Dulac.
— Monsieur, lui dit-il, d'après tout ce que j'ai entendu de vous,
j'ai la plus grande estime pour votre caractère et pour votre talent;
jevie ns donc vous trouver en toute confiance.
L'avocat ne répondit que par un salut et montra un siège à son
interlocuteur. — Monsieur, fit alors M. Margerie, je désire me sé-
parer de ma femme, et je viens vous prier de plaider pour moi.
— Veuillez, monsieur, me mettre au courant de votre situation
598 REVUE DES DEUX MONDES.
YÎs-à-vis de M'"* Margerie et des motifs qui vous font prendre une
aussi grave détermination.
M. Margerie se recueillit quelques instans. — Nous sommes ma-
riés depuis huit ans, dit-il, et jamais le plus léger nuage n'avait
troublé notre union. Nous avons deux enfans, et j'aimais profondé-
ment ma femme. Je suis riche et j'habite près de Poitiers une grande
propriété que je fais valoir moi-même. Il y a trois mois environ, —
c'était en juin, — par une chaude journée, j'avais dirigé en per-
sonne les ouvriers qui faisaient la fenaison, et le soir venu, après le
dîner, je m'étais assoupi dans mon fauteuil. Au bout de quelques
minutes, il me sembla que ma femme se penchait vers moi comme
pour s'assurer de mon sommeil et me disait : a Dors-tu? » Je ne
répondis pas, et je dormis réellement assez longtemps. Quand je me
réveillai, la nuit était tout à fait arrivée, et, le souvenir de ce que
m'avait dit ma femme me revenant à l'esprit, je la cherchai auprès
de moi. Elle n'y était pas. Je pensai qu'elle pouvait être dans la
chambre des enfans. J'y allai. Les enfans étaient couchés et dor-
maient. J'appelai M'"^ Margerie, qui ne me répondit pas. Je n'étais
cependant nullement inquiet. J'entendis la pendule sonner dix
heures, et je m'approchai machinalement de la fenêtre qui ouvrait
sur le jardin. Il faisait un clair de lune admirable, et je tambouri-
nais distraitement de mes doigts sur les vitres. Tout à coup, à l'ex-
trémité de la grande avenue plantée d'arbres qui conduit à la grille,
j'aperçus ma femme causant avec un homme. Cet homme, que je
voyais très distinctement et dans les moindres détails de son cos-
tume, est un de nos voisins de campagne avec qui j'étais fort lié. Il
venait nous voir souvent, et je n'avais par conséquent aucune dé-
fiance à avoir de lui. Je n'en avais effectivement aucune, et je me
contentais de le regarder ainsi que ma femme, quand, après lui
avoir tendu la main pour prendre congé d'elle, il l'attira vers lui et
l'embrassa tendrement. M"'^ Margerie, loin de faire aucune résis-
tance, s'abandonna dans ses bras et parut ne le quitter qu'à regret.
Je la vis revenir à petits pas et toute pensive vers la maison. Ce
dont je venais d'être témoin était pour moi si étrange que je ne
voulais pas y croire. Je demeurais stupide et cloué au sol.
— Pardon, monsieur, interrompit François, vous avez vu, bien
réellement vu M'"^ Margerie en compagnie de votre voisin de cam-
pagne?
M. Margerie parut étonné. — Comme je vous vois, dit-il à l'a-
vocat.
— Continuez, monsieur.
— Mais j'étais tellement pris au dépourvu par le malheur qui
m'arrivait que je résolus de ne rien témoigner de ce qui se passait
en moi; j'en eus le courage. Ma femme entra gaîment dans le salon
MONSIEUR MARGERIE. 599
et m'embrassa. Je domptai un vif sentiment de répugnance indi-
gnée. Elle ne s'aperçut de rien. Je lui demandai si elle m'avait ef-
fectivement dit : « Dors-tu? » avant d'aller se promener au jardin.
Elle me dit que oui et ne nia point être sortie de la maison. Elle me
vanta même la beauté de la nuit et la charmante fraîcheur des ar-
bres. Certes c'était Men hardi de sa part, ou j'avais été le jouet d'un
rêve; mais, hélas! sur ce dernier point je ne pouvais me faire illu-
sion. Trop de circonstances impossibles à mettre en doute me fai-
saient honteusement toucher la réalité. J'attendis néanmoins le
lendemain. Je me proposais de la mener chez son amant et de voir
quelle serait en ma présence l'attitude des coupables. Notre voisin
nous avait justement invités à dîner chez lui pour ce jour-là. J'eus
soin de ne pas les laisser seuls afin que leur entente secrète se ré-
vélât par la contrainte à laquelle ils seraient soumis. Vraiment ils
me croyaient aveugle, et j'avais dû l'être jusque-là. Je ne pus me
méprendre aux paroles à double sens qu'ils s'adressaient, aux re-
gards qu'ils échangeaient, à leurs alternatives de tristesse inquiète
et de joie un peu fébrile. Ma présence leur devint à la fin tellement
à charge qu'ils renoncèrent à se parler devant moi et que nous tom-
bâmes tous les trois dans un grand silence. J'avais d'ailleurs la
certitude de ce que je voulais savoir, et je cherchais seulement com-
ment j'allais en arriver à un éclat.
— Pardon, fit encore François Dulac, vous me dites qiie vous
aviez une certitude, et je veux bien vous croire; mais je vous ferai
remarquer que cette fois votre certitude n'avait d'autre base que des
présomptions,
— Vous allez voir, reprit M. Margerie, qui parlait avec une émo-
tion calme,, sans aucun ressentiment apparent, et comme s'il eût
voulu simplement produire à son avocat les pièces du procès. —
Jusqu'à un certain point, continua-t-il, j'avais lieu, comme vous
m'en faites la remarque, de douter de moi; mais, en rapprochant
ces présomptions du spectacle auquel j'avais assisté la veille, j'avais
tout au moins le droit d'interroger ma femme et de voir ce qu'elle
me répondrait. Nous revînmes à pied et je sentais son bras trembler
sous le mien. Quand nous fûmes seuls dans notre chaml>re, je re-
gardai M""' Margerie bien en face, et, marchant sur elle, je lui dis :
Vous êtes une misérable !
— Moi ! fit-elle en pâlissant d'une façon extraordinaire sous mon
regard.
— Vous me trompez avec M. de Lorédan. N-'essayez pas de le
nier, je le sais I
— Jean ! dit-elle en me jetant mon nom dans un cri d'angoisse.
— Je le sais, vous dis-je. Ne vous ai-je pas vue l'embrasser hier
près de la grille? N'ai-je pas deviné toute cette journée ce que vous
600 REVUE DES DEUX MONDES.
étiez pour lui? Est-ce que je ne lis pas en ce moment votre infamie
dans le désordre et la pâleur de vos traits?
Elle était haletante, ne me quittait point des yeux, et se renver-
sait à demi en arrière, les bras étendus vers moi comme pour con-
jurer mon courroux.
Je la laissai un moment ainsi. — Allons, lui dis-je, j'ai songé à
ce que je devais faire. Heureusement pour vous, nous avons des
enfans, et je me suis résolu à vous faire grâce de la honte pour
cette fois.
— Delà honte! C'est vrai, continua-t-elle en courbant la tête,
j'ai mes enfàns.
— Je verrai plus tard comment je dois agir avec votre séducteur;
mais, quant à vous, vous allez me confesser votre faute par écrit et
vous en remettre à ma clémence.
Je la forçai à s'asseoir et poussai devant elle une feuille de papier.
— Et elle a écrit? demanda François.
— Voici sa lettre, répondit M. Margerie.
L'avocat prit un papier que M. Margerie lui tendait et le lut à
haute voix :
« Je ne puis pas vous résister, disait M'"*^ Margerie, je ne l'ose
pas, je ne le dois pas. Oui, puisque vous l'exigez de moi, M. de
Lorédan et moi nous sommes coupables. »
— Il y a là une interruption dans le tracé de la lettre, dit l'avocat.
— C'est qu'en effet elle n'en voulait point écrire davantage; c'est
moi qui lui ai dicté ce qui suit :
(( Je suis une femme perdue, et je ne puis que m'en remettre,
non à votre pardon, mais à votre pitié. »
— Désormais, lui ai-je dit, je vous tiens avec cette lettre, et je
me réserve d'en user selon les circonstances.
Il s'arrêta. — Veuillez la prendre, monsieur Dulac, pour la join-
dre au dossier de l'affaire.
— Mais cette lettre, par cela même que M'"^ Margerie a consenti
à l'écrire, est une sorte de compromis entre elle et vous. Vous ne
pouvez en faire usage.
— Ce serait parfaitement juste, si M'"* Margerie ne m'avait dé-
gagé de ma parole en me donnant de nouveaux motifs de plainte.
— Ah ! fit Dulac.
— Je me suis aperçu que ses relations avec M. de Lorédan n'a-
vaient point cessé. Elle l'avoue d'ailleurs elle-même dans cette se-
conde lettre que voici :
« Je suis retombée dans la même faute, dans le même crime. Si
ce nouvel aveu de ma part, en vous laissant absolument maître de
disposer de moi, peut vous amener, au nom de nos enfans, à diffé-
MONSIEUR MARGERIE. 601
rer de quelque temps encore mon châtiment, je vous remercierai
du fond du cœur. »
— Cette prière est touchante, monsieur Margerie ; pourquoi ne
vous y rendriez-vous pas?
— Parce que M'"'= Margerie m'écrirait sans doute une troisième
lettre et qu'il faut en finir.
— Une dernière question. Qu'avez-vous fait à l'égard de M. de
Lorédan?
— Rien. J'avais désiré qu'il ne soupçonnât point que j'étais au
courant de ses amours.
— Mais M'"^ Margerie a dû l'en instr-uire?
— Je le crois, bien que j'eusse exigé d'elle qu'elle ne le fît point.
C'est même ainsi qu'elle a dû le déterminer à partir.
— A partir! Où?
— Je n'en sais rien. Il est parti.
— Je vous parle plus en homme du monde qu'en homme de loi.
Comptiez-vous donc laisser impunie l'offense que vous a faite M. de
Lorédan ?
— Oh! que non, répondit en souriant avec beaucoup de placi-
dité M. Margerie; mais ceci, monsieur Dulac, ne regarde que moi.
— C'est juste, dit François.
— Maintenant que j'ai répondu sur tous les points où vous avez
cru nécessaire de m' interroger, voulez -vous accepter de plaider
pour moi?
— Oui, monsieur. Faites choix d'un avoué et veuillez me mettre
en rapport avec lui. Je serai prêt quand l'affaire viendra.
M. Margerie remercia l'avocat et se retira aussi tranquillement
qu'il était venu. François Dulac, l'ayant laissé partir, se mit aussi-
tôt à réfléchir à cette affaire. C'était d'ailleurs son habitude. Il se
formait d'abord une opinion à grandes lignes, sans approfondir
les détails, sous l'impression de ce que ses chens lui avaient dit.
Volontairement ensuite il évitait de creuser cette opinion, afin de la
retrouver plus tard avec la vivacité de la première heure. Dans l'in-
tervalle, des circonstances diverses, le plus souvent imprévues,
mettaient pour lui en relief les points douteux qu'il n'avait pas né-
gligé de noter, mais auxquels il n'avait attaché de parti-pris que
l'importance secondaire qu'ils paraissaient avoir. Or, dans le cas
présent, M. Margerie lui apparut comme un parfait honnête homme
trompé par sa femme. Sous l'enveloppe calme de ce mari, il dé-
couvrit les désolans chagrins, les irrésolutions et les combats de
cœur qui avaient abouti à une décision implacable et froide. Cet
homme de bien, indignement trahi, avait raison de se séparer de la
créature à laquelle il avait inutilement pardonné une première fois.
Tout au plus la rédaction des deux lettres de M'"^ Margerie, qu'il
602 REVUE DES DEUX MONDES.
avait entre les mains et qu'il se mit à relire, le fit-elle légèrement
hésiter. La femme qui n'ose ou ne peut nier une liaison adultère ne
trouve généralement pas d'elle-même une formule pour en faire
l'aveu. Elle attend passivement que l'époux outragé lui dicte et la
contraigne à tracer ces seuls mots, sans commentaires, qui résu-
ment la situation : « je suis la maîtresse de M. un tel. » Là, au
contraire, M'"'' Margerie avait imaginé ce qu'elle devait écrire, et,
ce faisant, elle avait obtenu un premier sursis à la peine qu'elle
avait encourue. La seconde fois, il est vrai, elle avait échoué; mais
cette façon de procéder n'était que la marque d'une duplicité plus
grande et d'une hypocrisie plus consommée. Il était probable qu'elle
s'était crue absolument sûre de son empire sur M. Margerie, et
qu'elle avait à ne le point quitter un intérêt considérable.
Bien que l'avocat, voulant détourner son attention de cette af-
faire, se promît de l'étudier plus à loisir quand il en aurait reçu le
dossier de l'avoué de M. Margerie, il ne put s'empêcher d'y penser
plusieurs fois dans la journée. Ce qui le préoccupait pourtant, c'é-^
tait moins l'affaire en elle-même que la patience du mari à ne pas
venger son affront. Tel qu'il l'avait vu, tel qu'il le jugeait, ce mari
n'était pas homme à ne recourir qu'à la loi et à ne se contenter que
d'une séparation judiciaire. Quelle vengeance alors méditait -il
contre M. de Lorédan ? car certainement il en préparait une. Ne le
lui avait-il pas d'ailleurs donné à entendre? Et alors son devoir
d'avocat, à lui, François Dulac, au lieu de se borner à un plaidoyer
vigoureux en faveur du mari dans une cause ti'ès simple et très
claire, n'était-il pas de ne s'engager que sous toutes réserves, en
prévision des conséquences ultérieures et probablement fort graves
qu'entraînerait la séparation judiciaire mie fois obtenue.
Ces considérations diverses le sollicitaient encore quelque peu le
lendemain matin quand son valet de chambre vint le prévenir
qu'une femme élégamment vêtue, mais très voilée, demandait à le
voir. Il donna ordre de l'introduire. Elle entra aussitôt, attendit
pour parler que la porte se fût refermée derrière elle. — Monsieur,
dit-elle alors, vous avez accepté de plaider pour M. Margerie contre
sa femme ?
— Madame, fit Dulac, avant de vous répondre, je voudrais savoir
à qui j'ai Fhonneur de parler.
La visiteuse leva lentement son voile : — Je suis M'"* Margerie.
François tressaillit, la salua, approcha d'elle un fauteuil, se ras-
sit et se mit à la regarder avec curiosité. M""^ Margerie, sans baisser
les yeux, mais sans forfantei'ie, sembla, se prêter volontiers à cet
examen.
C'était une femme de vingt-six à vingt-huit ans, plutôt grande
que petite et d'une taille charmante. L'avocat Pavait vue debout et
MONSIEUR MARGERIE. 603
avait été frappé tout d'abord de la dignité de sa démarche. Elle
avait des cheveux noirs séparés en épais bandeaux , un front haut
et pur, légèrement fuyant. Le regard était profond, difficile à devi-
ner, couvert par une paupière un peu lourde et par de longs cils.
Bien qu'il s'offrît de face, d'une manière franche et loyale, il ne se
livrait pas. Peut-être aussi hésitait-il à le faire. L'ensemble du vi-
sage, ovale et régulier, s'estompait sur les joues du duvet de la
jeunesse. La bouche avait des lèvres pleines, entr'ouvertes en ce
moment par un sourire indécis. La physionomie tout entière de
cette jeune femme offrait une expression vague de chagrin, d'in-
quiétude et d'espérance. Elle paraissait, du reste, devoir être très
mobile et prompte, sinon experte, à refléter les mouvemens inté-
rieurs de l'âme. En somme. M""" Margerie était belle, mais sa beauté
avait pour François Dulac, qui la considérait non sans défiance, un
caractère mal défini et presque inquiétant.
Il s'était écoulé un certain temps quand Dulac reprit la parole.
— Que désirez-vous de moi, madame? dit-il à la jeune femme.
— Je viens vous prier de ne point plaider pour mon mari.
— J'ai promis à M. Margerie, et, pour que je ne tinsse pas ma
promesse, il faudrait que vous me fournissiez une raison grave, pé-
remptoire.
— C'est une raison semblable que je vous apporte, monsieur.
Mon mari est fou.
IL
L'avocat eut un soubresaut d'étonnement, mais presque aussitôt
un sourire ironique plissa ses lèvres. — Je ne puis, madame, tenir
pour vrai ce que vous avancez que si vous me donnez des preuves.
M. Margerie m'a paru parfaitement sain de corps et d'esprit.
— Cela ne me surprend pas, monsieur; mais, si vous consentez
à m'écouter, j'espère réussir à vous convaincre.
— Parlez, madame.
— Je sais, monsieur, tout ce que mon mari a pu vous dire. Je
commence par vous déclarer que je le regarde comme le meilleur
des hommes et que je lui dois huit années de bonheur. Jamais non
plus je n'avais découvert en lui aucun germe de sa maladie, qui a
éclaté de la façon la plus brusque et la plus inattendue. Un soir, —
il y a environ trois mois de cela, — M. Margerie a prétendu qu'il
m'avait vue causer à la grille de notre jardin avec un homme de
notre connaissance et que cet homme m'avait embrassée.
— M. Margerie me l'a en effet raconté.
— Eh bien ! monsieur, ce soir-là je me suis promenée, mais je
604 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ai rencontré absolument personne, et je ne me suis même pas ap-
prochée de la grille.
— Avant de sortir de la chambre où votre mari sommeillait, ne
vous étes-vous pas penchée vers lui et ne lui avez-vous point de-
mandé s'il dormait?
— Oui, monsieur.
— Pourquoi lui avez-vous fait cette question ?
— Parce que j'eusse désiré l'emmener avec moi.
— Veuillez continuer.
— Lorsque je rentrai, je lui trouvai un visage extraordinaire. Le
lendemain, il m'accompagna chez M. de Lorédan, et je remarquai,
sans pouvoir m'expliquer pourquoi, qu'il nous observait avec le
plus grand soin. A tout hasard, — cette pensée-là vient aux
femmes, — je m'imaginai qu'il pouvait être jaloux. Je me promis
même de l'en plaisanter. Quand nous fûmes de retour à la maison,
il me fit une scène horrible. J'étais glacée de douleur plus encore
que d'effroi. Je le voyais dans un tel état que je craignis de l'exas-
pérer, j'avais peur que sa raison ne lui échappât pour toujours. Il
exigea que je lui fisse par écrit l'aveu de ma faute. Je me hâtai
presque de lui obéir. J'espérais le contenter avec quelques phrases,
les premières venues, dont le désordre même et l'incohérence at-
testeraient mon innocence.
— Vous pensiez donc, malgré votre trouble, que quelqu'un pour-
rait les lire un jour ?
— C'était pour s'en servir qu'il me les demandait.
— Vous étiez bien prévoyante.
— Ah ! monsieur, vous êtes injuste, s'écria M'"^ Margerie, qui se
dressa toute droite, et dont le regard, chargé d'émotion et d'éclairs,
éblouit l'avocat. Je n'ai songé qu'à le calmer parce que je le voyais
souffrir, parce que je l'aimais, parce que j'ai des enfans aussi et que
je ne voulais pas qu'on pût dire un jour que leur père était fou.
— Et c'est la même raison qui vous a déterminée plus tard à
écrire une autre lettre dans un sens analogue ?
— Oui, monsieur, et je la terminais par un appel suprême à sa
pitié, que M. Margerie n'a point écouté.
— Est-ce avant cette lettre ou après que vous avez décidé M. de
Lorédan à partir?
— C'est avant.
— Vous regardiez donc comme urgent de l'éloigner?
— Je prévoyais tous les malheurs.
— Que lui avez-vous dit pour obtenir de lui qu'il partît?
— Rien qui eût trait à M. Margerie ou à moi. M. de Lorédan avait
depuis longtemps des intérêts qui l'appelaient loin de Poitiers. Je
lui ai conseillé de s'en occuper.
MONSIEUR MARGERIE. 605
— Vous aviez alors avec lyi une grande intimité?
— M. de Lorédan était notre voisin de campagne, et, comme tel,
avant que mon mari ne tombât malade, nous voyait souvent; il m'a-
vait rendu quelques soins, les plus respectueux du monde, à ce
point que j'ai toujours pu les ignorer. Je crois qu'il est parti uni-
quement parce que j'ai paru le désirer.
— Et il ne se doute en rien de l'état de M. Margerie?
— En rien. Il n'y a que moi qui sache que mon mari est fou, et
je ne l'ai dit qu'à vous.
Ils cessèrent un instant de parler. M'"* Margerie s'était rassise et
considérait anxieusement l'avocat, qui avait baissé les yeux et qui
frappait à petits coups réguliers, avec son canif, sur le bord de sa
table de travail.
Il releva soudain la tête, et avec un visage froid, d'une voix sans
expression aucune, il dit à M'"*" Margerie : — Ainsi, madame, bien
décidément pour vous, dans le cas qui nous occupe, votre mari est
fou, et vous êtes parfaitement innocente?
M'"* Margerie eut un mouvement de fierté offensée. Elle se leva,
baissa d'une main tremblante son voile sur sa figure, mais ne put
cacher à l'avocat les larmes qui roulaient dans ses yeux.
— Je croyais vous l'avoir dit, monsieur, murmura-t-elle faible-
ment.
François Dulac alla vers elle. — Je vous demande pardon, dit-il,
de vous avoir blessée.
Ce changement, qui était cependant moins ému que poli, dans les
façons et dans la voix de l'avocat fit éclater en sanglots M™* Mar-
gerie. ^
— C'est à mon tour de vous demander pardon, dit-elle à Fran-
çois; mais c'est que j'ai bien du chagrin. Puis-je compter sur vous?
— Elle lui tendit la main par un geste familier, plein de noblesse
pourtant. On eût dit que, depuis qu'elle avait pleuré devant cet
homme, il ne lui semblait plus possible qu'il ne crût pas en elle.
— Madame, lui répondit François, je ne me déciderai point à
plaider dans cette affaire avant d'avoir revu M. Margerie. Je suis
très respectueusement votre serviteur.
Quand M'"' Margerie fut partie, l'avocat demeura livré aux ré-
flexions les plus contraires. Où donc était la vérité? C'est ce qu'il
cherchait inutilement. Quelle apparence y avait-il à ce que ce mari
qui lui avait parlé avec tant de sens et de tranquillité fût privé de
sa raison? Et cependant M'"^ Margerie qui, k plusieurs reprises,
avait eu de vrais élans de dignité généreuse, n'était certes pas une
intrigante; mais ce pouvait être une personne très habile, et c'est
surtout lorsqu'il s'agit de rendre la justice qu'il faut se défier du
charme et de la beauté d'une femme. Elle lui avait laissé d'ail-
606 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs une impression singulière, presque douteuse. Il ne lui sem-
blait pas qu'elle lui eût montré son vrai caractère. Peut-être n'a-
vait-elle point osé s'ouvrir complètement à lui. jN'était-il pas un
jeune homme? et il était question pour M'"^ Margerie des côtés les
plus délicats de l'affection conjugale. Dulac, sans s'arrêter à cette
hypothèse qui ne le satisfaisait point, était plutôt tenté de croire à
une hostilité secrète entre lui et M'"*" Margerie. 11 ne lui avait pas
inspiré confiance, et elle ne l'avait pas conquis. Quoique ce fût là
un motif d'être tout à fait impartial à son égard, il avait l'intention
de l'être et n'y parvenait pas. En quelque garde que le mît sa con-
science contre une supposition hâtive, il subissait une conviction
plus forte. C'était M. Margerie qui avait dit la vérité , et M"'* Mar-
gerie ne se confiait pour son salut qu'à un hasardeux mensonge.
Néanmoins il ne cessait point de songer à elle. S'il avait pu sans
trop de difficulté ajourner les préoccupations que lui causait l'affaire
Margerie lorsqu'il ne s'agissait que du mari, il ne pouvait écarter de
lui la pensée de cette femme si malheureuse ou si coupable. Il la
revoyait dans ses vêtemens élégans et sombres, avec sa démarche
hardie et séduisante, lui offrant tour à tour les traits savamment
composés d'une accusée qu'on interroge, ou le visage éloquent et
bouleversé de l'innocente faussement soupçonnée. Dulac comprit
bientôt qu'il serait oiseux à lui de se débattre en d'inutiles recher-
ches loin des acteurs de ce drame intime, et puisqu'il avait promis
à M"'*^ Margerie, — il s'étonnait, en y réfléchissant, d'avoir pu faire
une pareille promesse, — de ne rien entreprendre avant d'avoir revu
M. Margerie, il se résolut à écrire à ce dernier pour lui proposer un
rendez-vous.
Comme on était en septembre, c'est-à-dire à l'époque même des
vacances de la magistrature, et que François était tout à fait libre
de son temps, il offrait à M. Margerie de se rencontrer avec lui à
Poitiers. Il comptait sans doute que son client l'inviterait bien plu-
tôt à venir chez lui, et en effet M. Margerie n'y manqua point. Il
pressait très amicalement son avocat de venir à La Berthelière, qui
n'était qu'à deux petites lieues de la ville, par des chemins com-
modes, et s'offrait à l'aller chercher en voiture à la gare de Poi-
tiers.
L'avocat déclina poliment cette dernière offre, car il n'était pas
absolument certain du jour où il pourrait se mettre en route. Le fait
est qu'il préférait arriver à l'improviste et prendre ainsi, autant
qu'il serait possible, M™^ Margerie au dépourvu. Il partit d'ailleurs
dans les meilleures dispositions pour tirer au clair cette ténébreuse
affaire. Il s'était endormi seul, le soir, dans son wagon, quand, le
matin, en se réveillant, il se vit en présence d'un compagnon de
route. Les deux hommes, après s'être regardés quelques instans
MONSIEUR MARGERIE. 607
comme s'ils eussent voulu remonter à de lointains souvenirs, se
rapproclièreut vivement et se serrèrent la main. Ils avaient été ca-
marades de collège et ne s'étaient pas vus depuis quinze ans. Ils
s' euquirent naturellement de ce qa'ils étaient devenus tous les deux.
Dulac eut pourtant le plaisir de voir que son nom d'avocat n'était
pas ignoré de son ami. Quant à celui-ci, des goûts modestes et un
héritage qu'il avait fait l'avaient dispensé de chercher la célébrité
du barreau.
— Et où vas-tu dans ce moment? dit-il à Dulac. Sans doute
plaider quelque grande affaire à Poitiers.
— Non, mon cher Chapuis, je suis en vacances, et je vais faire
une visite à un de mes cliens, ou plutôt à un de mes amis, qui de-
meure près de Poitiers, à La Berthelière.
— Tu as raison de dire un de tes amis, car je doute que l'excel-
lent M. Margerie soit jamais un de tes cliens.
— Le connais-tu donc?
— Si je le connais! Je suis depuis dix ans son voisin de cam-
pagne.
— Tu demeures donc près de La Berthehère?
— A deux pas, à Lorédan; car je ne t'ai pas dit que je m'appelle
maintenant Chapuis de Lorédan. Mon oncle m'a transmis son nom
en même temps que son héritage.
François Dulac fut sm'pris au dernier point du hasard qui le met-
tait en présence de ce M. de Lorédan, qu'il s'était représenté sous
des aspects tout différens, et dans lequel il retrouvait un ami d'en-
fance; mais il voulut profiter de l'avantage que les cu'constances lui
donnaient sur cet ami, à supposer toutefois que M™*" Margerie ne
l'eût pas instruit de tout ce qui s'était passé.
— Je t'ai dit, reprit-il, que M. Margerie était un de mes amis,
j'aurais mieux fait de m'en tenir au titre de client que je lui avais
donné d'abord, car, bien que je n'aie pas à plaider pour ku, je
viens le voir pour une affaire à laquelle il peut être mêlé. Quel
homme est-ce en somme?
— Vous êtes bien, au barreau, dit en riant M. de Lorédan, les
plus singulières gens du monde. Suivant les besoins de votre cause,
vos cliens deviennent vos amis, et vos amis deviennent des cliens.
Eh bien! comme je te l'ai dit, M. Margerie est un excellent homme,
de beaucoup de mérite, du sens le plus droit et le meilleur. Il a
deux enfans et est marié à une femme qu'il adore.
— M'"* Margerie est, m'a-t-on dit, très johe.
— Tu ne la connais pas?
— Je ne l'ai jamais vue.
— Elle est aussi bonne que belle. C'est une femme d'une grande
vertu et d'un grand courage.
608 REVUE DES DEUX MONDES.
— Pourquoi d'un grand courage?
— A te parler franchement, je ne sais trop pourquoi je t'ai dit
cela. Il me semble qu'elle doit être ainsi. Quand je l'ai quittée, —
et c'est elle-même qui m'a conseillé ce vojage où j'avais à débattre
d'assez graves intérêts, — elle m'a paru avoir quelque chagrin se-
cret qu'elle supportait vaillamment. Je lui suis tout dévoué, et, si
elle n'y avait mis autant d'insistance, je ne serais point parti.
— Et tu ne te doutes pas du chagrin qu'elle peut avoir?
— En aucune façon. Elle est aimée de son mari; elle l'aime, elle
est riche, elle a des enfans qui sont charmans.
Il fit une pause. — C'est peut-être l'affaire dont tu as à entre-
tenir son mari qui la tourmente.
— Oh! je ne pense pas, répondit François Dulac, qui regarda
tranquillement M. de Lorédan.
Celui-ci ne témoigna aucun trouble. Avait-il été sincère ou n'a-
vait-il répondu si complaisamment aux questions de l'avocat que
pour le dérouter? La première supposition était la plus probable,
car, Dulac n'ayant prévenu personne de son départ de Paris, sa ren-
contre avec son ami était nécessairement toute fortuite. Ils parlèrent
encore des Margerie, mais sans insistance de part ni d'autre. Quand
ils arrivèrent à Poitiers, M. de Lorédan, que sa voiture attendait,
offrit à Dulac de le conduire à La Berthelière. L'avocat accepta. II
était assez curieux de voir quel eftet produirait leur arrivée au châ-
teau.
Ce fut M. Margerie lui-même qui les reçut au bas du perron.
Ils étaient entrés par une grille ouverte, à l'extrémité d'une avenue
de grands arbres, juste en face de l'habitation. C'était celle dont
M. Margerie avait parlé à Dulac, et il avait dû les voir venir de ce
côté. M. de Lorédan et M. Margerie se saluèrent cordialement,
échangèrent quelques phrases de politesse, ne se donnèrent, pour-
tant pas la main. Très peu de temps après, M. de Lorédan, sans
manifester aucun embarras, demanda à M. Margerie si sa femme
était visiblô, et, sur la réponse affirmative du mari, il se dirigea
vers la maison. M. Margerie, indécis, le suivit des yeux; puis, pre-
nant assez brusquement le bras de l'avocat : — Ne nous occupons
pas de cela, lui dit-il. Pourquoi avez-vous désiré me voir?
— Mais tout naturellement pour vous entretenir une fois encore,
avant de voir votre avoué, de la très grave situation où nous sommes.
— Ne vous ai-je pas dit que j'en avais pris mon parti?
— D'une façon irrévocable?
— Oui.
— Alors il est une autre question que je voulais vous adresser.
Vous m'avez dit que votre intention était de vous venger de M. de
Lorédan.
MONSIEUR MARGERIE. 609
— En effet, mais vous n'avez point insisté quand j'ai ajouté que
cette vengeance ne regardait que moi. Auriez-vous donc changé
d'avis à ce sujet?
— Oui. J'a.i réfléchi qu'une séparation judiciaire facilitant cette
vengeance telle que vous paraissiez la concevoir, j'avais le droit et
même le devoir de savoir quelle elle était, car j'y prête indirecte-
ment les mains.
— C'est juste. Voici donc ce que je me propose. Je ne méprise
pas assez M'"* Margerie ni M. de Lorédan pour ne pas croire qu'ils
soient profondément épris l'un de l'autre. Quand la séparation aura
été prononcée, ils continueront sans nul doute de se voir et de s'ai-
mer et ne tarderont pas à oublier un pauvre hère tel que moi. C'est
alors que je me rappellerai à leur souvenir et que je les frapperai
en plein bonheur. Je tuerai son amant, à M'"'' Margerie.
— A moins qu'il ne vous tue.
— Ce serait tant pis pour moi; mais que non! Je le tiens là, au
bout de mon pistolet, à trois pas.
Il fit le geste d'ajuster son homme et se mit à rire.
Dulac le regardait attentivement.
— C'est un peu fou, reprit M. Margerie, d'avoir ainsi une foi
aveugle dans son bon droit, mais je l'ai. Vous ne nierez point d'ail-
leurs que cette vengeance, pour n'en être que plus complète, ne soit
loyalement celle d'un homme du monde.
— Elle est sinistre, murmura François Dulac.
— Et moi donc, dit M. Margerie, est-ce que je n'ai pas mortel-
lement souffert?
Il devint très pâle. — Après tout, monsieur, si vous ne croyiez
point, dans cette circonstance, devoir m'assister de votre ministère...
— Vous vous adresseriez à quelqu'un de mes confrères ?
— J'aurais ce regret. Oui, je l'aurais, et véritable, poursuivit-il
en changeant de ton avec une émotion vive, car vous êtes un homme
d'honneur et le seul à qui j'aie pu être tenté de confier mes cha-
grins.
Il tendit ses deux mains à Dulac, qui les prit et les serra. — Je
resterai votre conseil, dit-il à M. Margerie, mais à une condition.
— Laquelle?
— Il ne s'agit plus d'une simple séparation judiciaire qui n'eût
entraîné que des malheurs ordinaires, il y a mort d'homme dans
l'avenir. Je veux être sûr, non point seulement par les preuves que
vous m'avez apportées, mais par mes propres yeux, par une convic-
tion qui soit à moi , que M'"* Margerie est coupable.
— Oh ! elle l'est bien, soyez tranquille, fit amèrement M. Mar-
gerie.
TOME Lxxxvi. — 1870. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je n'en sais rien, je n'en veux rien savoir quant à présent, dit
François avec autorité.
— Que comptez-vous faire?
— Rester quelques jours ici, sous votre toit, et surtout en agir à
ma guise vis-à-vis de M. de Lorédan.
— Il est votre ami, dit avec soupçon M. Margerie.
— Non, fit nettement François Dulac. Il n'était que mon cama-
rade de classe, et il y avait quinze ans que nous nous étions perdus
de vue, tandis que j'ai pour vous, monsiem- Margerie, la plus réelle,
la plus sincère sympathie.
Ce fut à son tour de tendre la main à M. Margerie. Celui-ci tres-
saillit d'abord, puis, haussant les épaules avec une sorte de rési-
gnation attristée : — Faites donc ce qu'il vous plaira, répondit-il.
III.
François Dulac exprima le désir de n'apporter aucun dérange-
ment aux habitudes du château et de n'y être considéré que comme
un de ses hôtes, le plus indépendant à la fois et. le moins gênant. Il
s'installa de préférence dans une chambre du second étage, qui avait
vue, ainsi que le salon, sur le jardin et sur la grille, et passa quel-
que temps seul à disposer çà et là ses effets de voyage. Au bout
d'une heure, il s'en fut se promener sous l'avenue et guetta la sortie
de M. de Lorédan.
Le jeune homme descendit le perron d'un air joyeux et délibéré,
ayant encore son chapeau à la main et passant les doigts dans ses
abondans cheveux légèrement bouclés qui se soulevaient à la brise.
M. de Lorédan était vraiment un beau garçon, grand, bien fait,
d'une physionomie ouverte et franche, plus naïvement énergique
que spirituelle. Il aperçut l'avocat et vint aussitôt de son côté. —
J'ai dit à M'"^ Margerie que tu étais arrivé avec moi, et eUe s'atten-
dait à ce que tu vinsses la saluer.
— J'ai causé avec son mari. Il me présentera à sa femme au mo-
ment du dîner. Et puis, fit-il avec intention, j'aurais craint de vous
déranger.
— Nous déranger? demanda d'un ton sérieux M. de Lorédan.
— Sans doute, puisque tu es amoureux de M'"'' Margerie.
M. de Lorédan fronçait les sourcils, tout prêt à se fâcher. Dulac
le prévint. — Tu es amoui'eux, car M. Margerie est jaloux de toi.
— Lui!
— N'as-tu donc jamais donné prise à cette jalousie?
Il le regarda bien en face en souriant. Lorédan rougit. — Je n'en
sais rien. M"'* Margerie, je ne te l'ai pas caché, m'a toujours paru
MONSIEUR MARGERIE. 6ll
charmante; mais je ne crois pas avoir jamais dit un mot ou fait quoi
que ce soit qui pût déplaire à M. Margerie.
— C'est ce qui te trompe, et il serait heureux que tu cessasses
tes visites.
— T'a-t-il chargé de me le dire?
— Oui.
— Je vais le vo'r, fit impétueusement Lorédan.
— A quoi bo-n? Ce qu'il y a de mieux en pareil cas, c'est de n'en
point arriver à un esclandre. Viens moins souvent , tout simple-
ment.
— Tu es donc bien son ami? Je croyais qu'il n'était que ton client.
— Je suis l'ami de mes cliens, voiLà tout.
— Et l'affaire qui t'amène ici , peux-tu me la dire?
— Ce n'est pas mon secret, c'est le sien.
M. de Lorédan partit fort désappointé. Il y avait eu dans ses der-
nières paroles de l'ironie et du soupçon. Il avait envie de parler et
cependant se contint. — Je verrai ce que j'ai à faire, dit-il froi-
dement.
— Je te le conseille, répondit Dnlac.
L'avocat ne vit M""'' Margerie qu'au dîner. Il lui fut présenté sans
explications par M. Margerie. Les rapports des deux époux étaient
discrets et polis. Le mari évitait de regarder sa femme ou de lui
adresser directement la parole. M'"^ Margerie au contraire épiait son
mari. S'attendait-elle donc à ce qu'il donnât quelque signe de vio-
lence ou de folie? Dulac fit très aimablement les frais de la conver-
sation. Il aborda, comme à dessein, les sujets les plus divers, et
trouva dans M. Margerie un partner plein de vivacité, de bon sens
et d'enjouement. Après le repas, il resta seul avec M'"" Margerie. —
Vous voyez, lui dit-il, que j'ai tenu ma promesse.
— Oui, fit-elle sans chaleur, vous voici.
— Eussiez-vous donc préféré que je ne vinsse pas?
— Oh! non ; mais c'est que je suis bien accablée, bien découra-
gée. Il faut que vous soyez un ami pour moi plus qu'un juge. J'au-
rais honte autrement de m'être adressée à vous.
Elle leva sur lui des yeux humides, d'une douceur extrême, et
qui ne se dérobèrent point à son examen.
— Pourquoi aujourd'hui avez-vous reçu si longtemps M. de Lo-
rédan ?
— Pour qu'il ne s'aperçût de rien, et, si sa visite a été longue,
c'est qu'il avait à me raconter son voyage.
— Je l'ai vu quand il sortait de chez vous, et je l'ai congédié. Il
ne reviendra plus que rarement, s'il revient.
— Oh ! vous avez bien fait.
— M. Blargerie le tuerait peut-être.
612 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous voyez bien qu'il est jaloux de lui.
— Je n'en ai jamais douté.
— Mais il faut que je vous prouve que mon mari a tort d'être
jaloux de moi, n'est-ce pas?
Dulac ne répondit que par son silence. — Et vos enfans, reprit-
il, je ne les ai pas vus?
— J'ai obtenu qu'ils quittassent la maison. Ils ne doivent pas
être témoins de ce qui se passe entre leur père et moi. Ils sont,
l'un au collège, l'autre au couvent.
— Loin d'ici?
— A Poitiers.
— Qu'avez-vous dit à M. de Lorédan, fit-elle au bout d'un in-
stant, pour qu'il s'abstînt de revenir?
— La vérité, que M. Margerie voyait défavorablement ces visites.
— Et il vous a cru?
— A peu près.
Quand François Dulac, ce soir-là, se fut retiré dans sa chambre,
il demeura fort perplexe. Tout se passait-il naturellement, ou les
deux amans, après s'être concertés, étaient-ils sur leurs gardes?
Leur attitude, leurs réponses, le faisaient pencher autant vers une
hypothèse que vers l'autre. Certes ils devaient avoir pour premier
soin de paraître parfaitement innocens; mais, comme il leur était
relativement facile d'y parvenir, ce point-là, pour un observateur
tel que l'avocat, devenait secondaire. Ce qui était d'une importance
bien plus grande, c'était de les amener à quelque démarche, à quel-
que imprudence qui les trahît. Aussi Dulac les avait-il séparés. Il se
réservait, diit-il prolonger son séjour, de les frapper à l'improviste
dans leur amour d'un coup qui les lui livrât. Maintenant, s'ils
n'étaient point coupables, c'était évidemment en dehors d'eux qu'il
fallait chercher la preuve de leur Innocence, Or M. Margerie, à en
juger par ses actes et par ses paroles, n'était pas de ces fous can-
dides qui se laissent surprendre. Il se renfermait dans son idée fixe
comme dans une forteresse, avait ses preuves eu main, son parti-
pris habilement médité de vengeance. Il ne s'en était rapporté
qu'au témoignage de ses yeux, aux déclarations écrites de sa
femme, et s'était si bien établi dans son rôle de justicier que, sans
l'intervention de l'avocat, il eût paisiblement supporté, pour quel-
ques jours au moins, la présence de M. de Lorédan sous son pro-
pre toit. Son cœur, qui s'était subordonné à son cerveau ou à son
intelligence, suivant qu'on l'estimât ou non dénué de raison, avait
cessé de battre, et ce n'était point par des émotions purement mo-
rales qu'on arriverait à le raviver. C'était la sensation même du fait
où sa lucidité d'esprit avait fait naufrage qu'il se fût bien plutôt agi
de lui rendre, car il y eût accusé de nouveau sa perception égarée
MONSIEUR MARGERIE. 613
OU maladive. François Dulac agitait et pesait confusément ces diffé-
rentes idées, et, ne sachant à laquelle s'arrêter, s'en remettait à de
prochaines circonstances du soin de le guider et de l'éclairer.
Les jours qui suivirent se passèrent tranquillement. Il ne fut pas
question de M. de Lorédan, qui d'ailleurs ne se montrait point.
Quoique François Dulac se fût imposé comme un devoir d'exercer
autour de lui la plus stricte surveillance, ce rôle d'espionnage et
de défiance commençait à lui peser. Au fur et à mesure qu'il péné-
trait dans l'intimité de M'"' Margerie, le caractère de cette jeune
femme, obscur pour lui au début, s'éclairait à des lueurs vives et
sereines. Elle se fût volontiers abandonnée à ses premiers mouve-
mens, qui étaient d'une générosité presque impétueuse, et elle
n'osait le faire. C'était d'instinct une femme passionnée qui avait
quelque honte de l'être. Le chagrin que lui causait son mari, sa
situation douloureuse vis-cà-vis de l'avocat qu'elle n'avait aucun
moyen de convaincre et qu'il n'était pas de sa dignité d'implorer,
l'exposaient à de subits retours de contrainte et de réserve qui
ressemblaient à de la duplicité. Elle sentait cependant que les
heures étaient pour elle d'un prix inestimable et qu'une solution,
presque toujours menaçante, sous quelque aspect qu'elle l'envisa-
geât, était imminente. Ces anxiétés la rendaient touchante, et
Dulac, à de certains momens, inclinait à la croire aussi malheu-
reuse qu'innocente.
Toutefois il passait la plus grande partie de son temps avec
M. Margerie, et s'efforçait en vain de découvrir en lui quelque dé-
faillance d'esprit ou de caractère. Cet homme, que sa femme accu-
sait d'être fou et d'être arrivé à la folie par la violence, était d'un
grand bon sens pratique et d'une douceur inaltérable. C'était à tel
point qu'il devait se surveiller pour C3la, car on n'est ainsi maître
de soi que par une volonté soutenue. Dulac le pensait d'autant plus
qu'il entrevoyait chez son hôte le désir ardent, presque inquiet,
d'en finir avec sa situation présente. M. Margerie devait souffrir de
cœur, tout autant, plus même que sa femme. Si grande que fût son
avidité de vengeance, il redescendait parfois dans ses souvenirs,
revoyait le passé, et le revoyait plus cruel d'illusions détruites et de
bonheur perdu sous les traits de cette créature belle et perfide au-
près de laquelle il vivait encore et qu'il allait bientôt chasser de sa
maison. Alors, soit chagrin, soit faiblesse, il se livrait tacitement à
Dulac, l'écoutait, le retenait près de lui, avait à son égard de très
légers abandons de sensibilité émue. Si cela se produisait, ce n'était
point qu'ils parlassent de M'"^ Margerie, tout au contraire, ils en
étaient à n'importe quel sujet de conversation ; mais il semblait
qu'à l'improviste la blessure de M. Margerie se rouvrît, et que le
stoïcisme, non de l'âme, mais de la chair, lui fît défaut pour ne
014 REVUE DES DEUX MONDES.
point chanceler. Plusieurs fois, sans motif apparent, il priait alors
Dulac de ne le point quitter, se remettait vite et lui souriait avec
une expression affectueuse et reconnaissante dont l'avocat avait lieu
de s'étonner.
Ces dernières observations, si minimes cpi' elles fussent, décidè-
rent François à étudier avec le soin le plus minutieux l'état mental
de M. Margerie. La seule chose qu'il put constater, c'est que
M. Margerie se cherchait quelquefois et se retrouvait promptement;
mais ce très faible symptôme d'un manque d'équilibre entre l'âme
et le corps pouvait résulter bien plus évidemment de la secousse
douloureuse que le mari avait subie qu'il n'avait dû lui être anté-
rieur et la déterminer par une illusion soudaine de l'esprit ou des
sens. Il fallait autre chose à Dulac pour asseoir sa conviction, et, ne
sachant à quel expédient recourir, partagé de sympathies égales
pour M"'« Margerie et pour M. Margerie, voyant le muet désespoir
de l'une, la maladive impatience de l'autre, il se désespérait que.
les heures et les jours se succédassent sans lui apporter quelque
indice irrécusable de la sombre vérité qu'il s'épuisait à poursuivre.
Une après-midi que François Dulac et M. Margerie se prome-
naient ensemble dans le jardin, denière la maison, ils entendirent
sonner à la grille de l'aA^enue. C'était l'annonce d'une visite. M. Mar-
gerie s'arrêta court, et posant sa main sur le bras de l'avocat : —
C'est lui, fit-il.
— Qu'en savez-vous?
— Je le sens là, dit M. Margerie en touchant sa poitrine. Allez,
je ne me trompe pas. Ainsi, continua-t-il avec une ironie amère,
vous voyez qu'il revient.
— Je ne vous ai pas dit qu'il ne reviendrait point. Ce qui me
surprend, c'est qu'il ait autant tardé.
— Ah! oui, c'est possible, mais moi j'en ai assez. Il me semble,
monsieur l'avocat, que je vous ai fourni dès le début des preuves
suffisantes pour que vous marchiez. Il faut marcher.
— Un avocat digne de ce nom, monsieur, ne commence une af-
faire qu'avec la conviction de la bonté de sa cause.
— Allez donc chercher cette conviction, puisque les circonstances
vous l'apportent.
Il lui désignait la maison du doigt et parlait avec une certitude
singulière. Il se ravisa, s'approcha cauteleusement de l'avocat et
lui dit à demi-voix : — Ne faites pas le tour pour monter le perron.
Entrez de ce côté-ci de la maison. Une fois au premier étage, pre-
nez le couloir qui est derrière le salon, car c'est au salon qu'ils doi-
vent être. Il y a, en vous servant d'une chaise, un œil-de-bœuf par
lequel vous pourrez les voir.
Et comme Dulac hésitait : — Mais allez donc! lai dit-il en colère.
MONSIEUR IMARGERIE. 615
L'avocat suivit presque machinalement les instructions de M. Mar-
gerie. Il subissait malgré lui son influence, et s'avançait, pour sa
part, tout remué de curiosité. Il ne rencontra personne des gens de
la maison et parvint au couloir en étouffant le bruit de ses pas. Il
entendit alors distinctement deux voix qui étaient celles de M™'' Mar-
gerie et de M. de Lorédan. Le mari ne s'était donc pas trompé. Du-
ke cependant ne saisissait point le sens des paroles et s'apercevait
seulement qu'elles se suspendaient ou se précipitaient avec une
intonation émue. Après être resté quelques instans indécis, il ve-
nait d'approcher un tabouret de l' œil-de-bœuf, lorsque la honte le
prit de l'action qu'il allait commettre. Il se résolut simplement à
entrer au salon, assuré qu'il était de ne pas être attendu et de sur-
prendre M. de Lorédan et M"" Margerie dans l'attitude même où ils
se trouveraient.
Il tourna en effet avec rapidité le bouton et entra. M™'' Margerie,
vêtue d'une robe de mousseline blanche brodée avec une large
ceinture bleue dont les bouts flottaient, était languissamment assise
sur un canapé. Elle avait un mouchoir sur les yeux et pleurait silen-
cieusement. M. de Lorédan, auprès d'elle, tenait entre ses mains la
main qu'elle avait de libre. Il était extraordinair^ient agité et ne
paraissait pas avoir conscience de ce qu'il lui disait.
Il se retourna brusquement quand François entra dans le salon
et se dressa sur ses pieds. M'"'' Margerie ne bougea point, mais elle
ôta le mouchoir qui lui couvrait le visage et regarda fixement l'a-
vocat. Celui-ci, après avoir fait quelques pas, s'était arrêté et les
examinait tous les deux. Ce fut M. de Lorédan qui courut à lui. —
Ah! mon ami, s'écria-t-il, je sais tout. Quelle épouvantable chose!
M'"^ Margerie est bien malheureuse. Et moi qui me défiais de toi !
Tu n'es venu au contraii-e ici que parce qu'elle t'en a prié et dans
une pensée de bienveillance et de justice. Pardonne-moi, cher ami,
pardonne-moi.
Il lui prit les mains presque de force, sans remarquer la demi-
résistance de François Dulac, qui se demandait si l'on ne jouait
point devant lui pour l'abuser une détestable comédie.
— Yous avez donc appris à M. de Lorédan, fit-il d'un ton de re-
proche en s'adressant à M'"^ Margerie, le secret que vous ne vouliez
confier à personne, que vous n'aviez dit qu'à moi?
— Oh! ne l'accuse pas, reprit Lorédan. Ce secret lui est échappé
dans ses angoisses, dans ses larmes. Lorsque je l'ai revue pour la
première fois il y a quelques jours, j'ai bien deviné qu'il pouvait y
avoir un malheur dans cette maison; mais lequel? j'étais à cent
lieues de le pressentir. Un instant d'ailleurs elle m'avait donné le
change par sa gaîté, par son courage. C'est alors que je t'ai ren-
contré et que tu m'as congédié au nom de M. Margerie. Il ne m'é-
616 REVUE DES DEUX MONDES.
lait pas toutefois défendu de revenir. J'ai songé à ta présence, à la
nature de tes fonctions, aux soupçons, à la jalousie de M. Margerie.
Si étrange que me parût une semblable trame, je fus sur la voie :
il voulait se séparer de sa femme; mais ce dont je ne me fusse
jamais douté, c'est la folie de M. Margerie. Ah ! le pauvre homme !
Il s'exprimait avec volubilité, dans une sorte de désordre qu'il
ne pouvait dominer. François Dulac l'écoutait sans lui répondre, et
ses regards allaient, tout chargés de méfiance, de M. de Lorédan
à M"'^ Margerie. — Madame, dit-il à la jeune femme, qui ne baissait
point les yeux devant lui, il eût été plus digne de vous de ne point
parler.
— Vous vous trompez, monsieur, fit-elle en se levant. C'eût été
vrai si dès votre entrée dans cette maison vous eussiez été franche-
ment un soutien, un ann* pour moi qui vous avais appelé et qui
vous confiais mon honneur, mieux encore, le bonheur de ma vie.
C'eût été vrai si, vous vn remettant à ma loyauté plus qu'à votre
sagacité, vous aviez cherché la vérité avec moi, et si même vos ef-
forts avaient abouti à quelque résultat; mais au moment où je les
vois impuissans, et vous ne pouvez nier qu'ils ne le soient, puisque
vous hésitez aussi bien devant ma culpabilité que devant la folie de
mon mari, au moment où l'aveuglement insensé de M. Margerie va
suivre son cours, il est juste que M. de Lorédan, qui sera mis en
cause avec moi, sache au moins à quelle accusation il devra ré-
pondre, car, sur ma parole, il l'ignorait.
M""" Margerie avait, en achevant ces mots, cette fierté souveraine
et cette douleur éloquente que François Dulac lui avait déjà vues.
Cette fois cependant il n'en fut point touché.
— Il eût ét'^ plus convenable, madame, que vous lui apprissiez
ce secret, debout comme vous l'êtes maintenant, avec ces éclairs
dans les yeux et ce courroux sur le front, que de la façon qu'a dite
M. de Lorédan, dans les angoisses et dans les larmes.
— Pour ceci, vous avez raison, reprit M'"* Margerie avec une hu-
milité subite. Il m'est venu un moment de faiblesse quand au nom de
son affection, — de l'affection, hélas! je n'en ai plus autour de moi,
— il m'a suppliée de ne lui rien cacher. Je me suis attendrie à ses
paroles, je ne m'en suis point offensée, car je le connais et je le
tiens pour un homme de cœur incapable de détour et de calcul
égoïste.
File marcha droit à M. de Lorédan, à qui elle tendit sa main,
qu'il baisa respectueusement en disant : — Vous m'avez bien jugé,
madame.
L'avocat ne répondit rien. Il se maintenait impassible et réflé-
chissait. — Et à présent, monsieur Dulac, s'il n'y a plus de malen-
tendu entre nous trois , voulez-vous que nous nous unissions de vo-
MONSIEUR MARGERIE. 617
lonté, d'intelligence, de dévoùment, pour détourner les tristes effets
de la détermination de mon mari et pour essayer de le guérir?
Sa voix avait autant de caresse que de prière. Elle attendait avec
une anxiété que partageait M. de Lorédan la réponse de l'avocat.
— Je ne le puis, madame. M. Margerie est seul, et, lui aussi, il a un
profond chagrin dont aucune affection ne lui allège le poids. Je dois
rester de son côté. Je serais un mauvais ami pour lui, si, même dans
son intérêt, je faisais alliance avec vous.
— Oh! dit-elle en laissant tomber ses bras, est-ce donc la guerre
que vous me déclarez?
— Oui, madame, dit alors nettement François Dulac, une guerii;
loyale, mais sans faiblesse et sans merci.
IV.
François Dulac sortit profondément irrité et, ce qui l'étonnait,
attristé jusqu'au fond de l'àme. Ce n'est pas qu'il tînt absolument
pour fausses les paroles de M'"^ Margerie. Ainsi que Lorédan, elle
pouvait être sincère. 11 avait pu ne surprendre à ce rendez-vous de
deux prétendus coupables que l'expansion vive de sentimens hono-
rables; mais il s'était fait de cette jeune femme une opinion plus
haute. 11 ne l'eût pas crue accessible à ces compromis de la dou-
leur, à ces défaillances d'une âme un peu vulgaire. En sa qualité
d'avocat, cet étalage de vertu et d'amitié chaste le laissait froid. C'est
par là qu'on commence à déserter le devoir et à glisser vers le mal. Il
voyait de plus se manifester cette fois, plus acerbe que par le passé,
entre lui et M'"^ Margerie, l'hostilité secrète dont il avait dès le pre-
mier jour eu le pressentiment. Qu'est-ce donc qu'elle attendait de
lui? Le voulait-elle pour complice ou s'indignait-ellc seulement
qu'il la méconnut? Quoi que ce pût être, la seule idée qui le préoc-
cupât au fond, c'était de se venger noblement de M'"" Margerie en la
sauvant. Au moment même où il venait de lui dire qu'il prenait fait
et cause pour son mari, il ne songeait plus qu'à la trouver parfaite-
ment innocente, ou tout au moins à lui épargner les conséquences
du passé et les dangers de l'avenir.
Cependant aussi, à mesure qu'il réfléchissait à cette situation qui
lui paraissait insoluble, le découragement s'emparait de lui. Il ne
plaiderait pas cette affaire. Quoiqu'il eût, au point de vue de son
métier et de la légalité, des preuves suffisantes et des présomptions
assez fortes en faveur de M. Margerie, il sentait trop qu'il n'aurait à
son service ni sa liberté d'esprit ni sa liberté de conscience. Il avait,
même pour son propre compte, trop vécu dans l'intimité de ces
douleurs et de ces combats. 11 donnerait quelques heures encore à
ses recherches, peut-être aussi à l'espoir de ces découvertes inat-
(518 REVUE DES DEUX MONDES.
tendues qui résultent du hasard; puis, si la l;^mière ne se faisait
point, il prendrait congé de M. Margerie en le priant de confier ses
intérêts à quelque autre avocat dont l'indépendance et la lucidité
d'esprit seraient intactes.
Ces différentes réflexions l'avaient absorbé assez longtemps. Il
s'était promené dans la grande avenue, avait distraitement salué
M. de Lorédan, qui partait, et n'avait songé qu'alors h rejoindre
M. Margerie. Il le retrouva sous une tonnelle, assis sur un banc, la
tête dans ses mains et ne s' apercevant point, bien que l'avocat n'eût
mis aucune précaution à s'approcher, que sa solitude était troublée.
François Dulac passa quelques instans à Fobserver. Les traits de
M. Margerie étaient détendus et sans expression, l'œil ouvert, mais
atone, la bouche tombante aux commissures des lèvres. Certes ce
pouvait être la physionomie d'un homme navré de chagrin, ce n'é-
tait pas celle d'un fou; mais il y avait peut-être à tirer parti de ce
chagrin, à le surexciter, à le pousser à des manifestations violentes.
Jusque-là Dulac n'avait vu cet homme que se contraignant au calme
et cachant, on pouvait le supposer, sous l'idée fixe inexorable de la
première heure la démence inquiète qui s'agitait au fond de lui.
L'avocat se résolut donc à tenter l'épreuve, sauf à conjurer plus tard
par sa décision , par son énergie, les conséquences de cette colère
qu'il voulait éveiller.
M. Margerie n'avait point encore bougé. Dulac le toucha douce-
ment h l'épaule et ne le tira pas de son accablement. Il le prit alors
assez brusquement par le bras en l'appelant par son nom. La com-
motion fut immédiate et vraisemblablement douloureuse. M. Mar-
gerie se leva, comme mû par un ressort; un long frisson parcourut
ses membres, son visage tressaillit tout entier, et son regard s'em-
plit de lueurs intelligentes. — Ah ! fit-il avec un soupir, je rentre
en moi-même,
— N'y étiez-vous donc plus? demanda Dulac en souriant.
— Non. Mon ami, continua-t-il d'une voix un peu craintive, il
ne faut pas me laisser seul ainsi. Le chagrin m'a fait la solitude
mauvaise. Je ne sais plus où je m'en vais.
Il tressaillit encore. — Cela va bien maintenant.
' — Ce n'est pas la solitude qui vous est mauvaise, reprit Dulac,
c'est la vengeance que vous méditez qui vous est trop lourde à
porter.
— Oh! non pas, elle est mon idée fixe, c'est elle qui me fait vivre.
— Vivre! répéta l'avocat. Appelez-vous donc vivre l'existence
indécise que vous menez? Étes-vous donc en possession de vous-
même que vous n'avez plus, comme tout à l'heure, le sentiment de
votre individualité, et qu'il vous faille, pour vous ressaisir, un effort
de tout votre être ?
MONSIEUR MARGERIE. 619
— Ah ! vous vous êtes aperçu de cela,
— Et il ne faudrait pas que d'autres que moi s'en aperçussent
car ils pourraient dire que vous n'avez plus votre raison.
— Allez donc, que je suis fou, n'est-ce pas? dit-il avec un grand
sang-froid et en haussant les épaules.
— Qui sait?
M, Margerie ne répliqua rien, mais il prit le bras de Dulac et se
mit à marcher à ses côtés. — J'espère, mon cher maître, lui dit-il
bientôt, que maintenaiit, au sujet de notre affaire, vous n'avez plus
rien qui vous arrête.
— Qu'est-ce qui vous le fait supposer?
— C'est que vous devez avoir à présent la conviction qui vous
manquait et que je vous ai envoyé chercher. Ils étaient ensemble
vous les avez entendus, vous les avez vus.
— Je les ai vus, je les ai entendus, c'est vrai; mais je suis moins
que jamais persuadé qu'ils soient coupables.
— Ah ! ceci est trop fort. Il se peut que je sois fou, comme vous
le prétendiez il n'y a qu'un instant, mais je ne suis pas du moins
aussi faible d'esprit que vous paraissez le croire. S'ils ne sont point
coupables, si vous n'avez rien surpris qui les condamne à vos veux
pourquoi donc avez -vous mis tant de temps à revenir auprès de
moi? Étes-vous donc de ceux qui pensent que les bonnes nouvelles
s'apprennent toujours assez vite? Vous êtes un homme de concilia-
tion, et vous eussiez pensé que c'était là une nouvelle heureuse à
m'annoncer.
— Je n'ai pas à vous convaincre, répondit froidement l'avocat.
Croyez coupables, si cela vous plaît, M. de Lorédan et M"'^ Marge-
rie. Quant à moi, je les ci'ois innooens, et je ne me charge plus de
plaider pour vous. Je vous aurai quitté demain.
— Vous me quittez, vous! s'écria M. Margerie avec une agitation
qu'il ne put maîtriser, vous me quittez ! Que deviendrai-je alors?
Vous prétendez m'aimer, et vous me laissez seul, et, je vous l'ai dit
je me sens mal à l'aise, j'ai peur quelquefois quand je suis seul!
Non, vous avez pour m'abandonner quelque raison que vous ne me
dites pas.
— C'esit vrai. Je conçois qu'un homme de cœur, et je vous ai cru
tel, coure, en un ardent mouvement de passion, à la défense de
son bonneur, qu'il punisse à la fois et l'ami qui l'outrage et la
femme qui le trompe. Je ne comprends pas qu'il ourdisse lente-
ment une trame pour étaler sa honte à tous les regards, et qu'il re-
tarde, pour le mesurer plus froidement, le coup qu'il doit frapper.
— Jusqu'à présent, vous ne m'aviez rien dit de cela!
— Je vous ai dit tout d'abord que votre vengeance était sinistre,
Je vous ai dit tout à l'heure qu'elle vous était lourde à porter. J'es-
620 REVUE DES DEUX MONDES.
pérais qu'un sentiment noble et prompt s'éveillerait en vous. II n'en
est rien. Je me retire et ne vous prête plus mon aide.
— Pourquoi m'avez-vous dit que vous les croyiez innocens, pour-
quoi vous jouez-vous de moi?
— Parce que je ne veux pas marcher avec vous dans une voie de
dissimulation et de ténèbres.
— Je ferai ce que vous voudrez; mais, je vous en prie, dit d'un
ton presque suppliant M. Margerie, ne me quittez pas.
— Je ne veux rien.
— Si, vous m'excitez à la vengeance telle qu'elle m'était venue à
l'esprit en premier lieu; mais j'avais laissé échapper l'occasion. Elle
ne s'est plus présantée. Je ne les ai plus vus ensemble comme la
première fois, et j'ai attendu parce que je voulais les atteindre l'un
et l'autre, l'un par l'autre.
Il se rapprocha. — Ils ont renoué, n'est-ce pas? Ils sont peut-être
sur le point de se livrer. Elle ne le fera plus partir.
— Je n'ai rien à vous dire. Je ne sais ce qu'ils ont fait autrefois,
mais ils sont aujourd'hui plus près de s'aimer qu'ils ne l'ont jamais
été.
— Merci. Je vais voir, je vais agir. Je les surprendrai, puisqu'ils
se placent à ma portée, et je n'attendrai plus. Attendre ! c'est là
vraiment ce qui me tuait.
Il passa la main sur son front. — J'ai bien souffert, je souffre
beaucoup encore. Les infâmes! moi qui croyais en eux! Et elle, je
l'aimais tant!
M. Margerie se calma, devint presque gai; puis, comme la cloche
du dîner se faisait entendre : — Ah ! ah ! dit-il en riant à Dulac,
vous êtes un homme, vous, vous n'êtes pas un avocat ordinaire et
n'allez pas au but par quatre chemins! Vous avez raison.
François néanmoins n'était pas sans inquiétude. Il avait déter-
miné chez M. Margerie la réaction qu'il se proposait d'amener, il
avait contraint l'homme intérieur à se répandre au dehors en sail-
lies saccadées, impétueuses, mais redoutables et subites. Était-il
fou dans la véritable acception du mot? C'est ce qui demeurait dou-
teux encore; mais, à coup sûr, sa raison était vivement ébranlée.
Ce qui restait plus obscur, c'était la part que M'"* Margerie avait
dans cette folie. Y avait-il eu une hallucination soudaine, suivie de
l'idée fixe, ou la faute de la jeune femme avait-elle amené par la
commotion et le chagrin le dérangement d'esprit de son mari? C'é-
tait ce qu'un accident, improvisé selon la logique même de cette
situation bizarre, pouvait sans doute éclaircir. François Dulac|se
demandait comment il le ferait naître et n'en savait rien encore.
Toutefois, ne voulant pas assumer sur lui seul la responsabilité des
événemens, il laissa entrevoir à M""* Margerie que le dénoûment^de
MONSIEUR MARGERIE. 621
la crise qu'ils subissaient était proche, lui recommanda vis-à-vis de
M. de Lorédan la plus extrême prudence, et exigea qu'elle lui obéît
à lui-même en toutes choses.
— Êtes-vous donc enfin un ami pour moi? lui demanda-t-elle.
Cette fois encore il plongea son regard dans celui de la jeune
femme, n'y vit rien qui l'alarmât et répondit : — Je l'espère.
— Et vous sauverez mon mari? reprit-elle.
— Si vous n'avez pas été coupable, oui, madame.
— Oh! encore! fit-elle en rougissant. Tant mieux si j'ai quelque
danger à courir, vous regretterez au moins d'avoir douté de moi
jusqu'au bout; mais c'est égal, vous êtes un honnête homme.
Deux grosses larmes coulèrent de ses yeux et tombèrent sur les
mains de l'avocat.
— Madame, dit Dulac, faites revenir vos enfans ; il faut que vous
les ayez près de vous, près de lui.
Il écrivit également un mot à M. de Lorédan et ne ferma point
l'œil de la nuit. Il couchait dans la chambre voisine de M. Margerie
et surveilla tous ses mouvemens. Il remarqua que M. Margerie,
dont le sommeil était ordinairement agité, dormit parfaitement
cette nuit-là. Il lui avait témoigné le désir de chasser dans la jour-
née du lendemain et s'en fut l'éveiller de très bonne heure. Ils par-
tirent en chasse par une très fraîche matinée de brouillard. La terre
était toute détrempée de rosée, et les fils de la Yierge, qui flottaient
en nombre infini dans la brume, les arrêtaient parfois au visage et
leur faisaient ainsi un léger obstacle. M. Margerie était fort gai, ex-
citait les chiens, caressait son fusil, et, le frappant de la main d'un
air capable, le faisait sonner quand il avait tiré un beau coup. —
C'est une bonne arme, disait-il.
Le soleil ne tarda pas à paraître, et, à mesure qu'il montait sur
l'horizon, la chaleur, annoncée par la buée épaisse du matin, se
faisait sentir davantage; au milieu du jour, elle fut brûlante, pres-
que intolérable. Ils s'étaient laissé entraîner fort loin de La Ber-
thelière, et après un léger repas pris dans la maison d'un garde et
quelques gorgées d'eau-de-vie ils revenaient quand même, la dé-
marche un peu lourde et le carnier plein. Comme ils étaient ha-
rassés de fatigue, ils ne se parlaient pas. A la lisière d'un bois, ils
aperçurent M. de Lorédan à cheval. Le jeune honmie les salua de
loin, mais ne les accosta point. Il était en jaquette blanche et en
chapeau de paille, et tenait un fouet à la main. M. Margerie tres-
saiUit, et, se tournant vers Dulac : — C'est de cette façon-là qu'il
était vêtu, lui dit-il.
Ce fut tout d'ailleurs. Ils continuèrent à marcher et n'arrivèrent
que vers six heures à La Berthelière, pour se mettre à table. Le re-
pas fut copieux, et ils y firent largement honneur. M'"" Margerie
622 REVUE DES DEUX MONDES.
paraissait préoccupée, Dulac était calme. M. Margerie, qui avait bu
plus que d'habitude, parlait avec un peu d'emphase de son adresse
et de ses exploits cynégétiques. Il avait un air résolu, des instans
de réflexion concentrée, de petits gestes insoucians, et regardait
parfois sa femme à la dérobée avec des regards aigus, impatiens et
décidés. Après le dîner, on monta au salon, au premier étage, et
l'on prit le café. M. Margerie s'était assis dans un grand fauteuil et
parut s'assoupir. M'"* Margerie, qui s'était acquittée jusqu'au bout
de ses devoirs de maîtresse de maison , laissa les deux hommes en-
semble et sortit. Ils étaient dans une longue pièce à trois fenêtres '
dont les rideaux de damas de soie rouge, tombans et fermés , ren-
voyaient sur le parquet les lueurs du foyer. François Dulac avait
suivi l'exemple de son hôte en s' allongeant commodément sur un
canapé près de la cheminée. Il entendit bientôt la voix de M. Mar-
gerie, qui lui disait : — Est-ce que vous dormez?
— Non, répondit-il.
— A la bonne heure !
M. Margerie était debout près de l'avocat, un doigt sur ses lè-
vres. — M""' Margerie est sortie, comme vous l'avez vu, et M. de
Lorédan doit être à rôder par là. Je suis descendu tout à l'heure,
et j'ai trouvé les portes fermées. Ils sont dans le jardin sans doute,
et ne veulent pas être surpris. A tout hasard, j'ai monté mon fusil.
— Pour quoi faire?
M. Margerie se mit à sourire. — Mais vous le savez bien!
— Oh ! répondit Dulac avec une sorte de déli calme, ces choses-
là se disent et ne se font pas.
— Vous croyez ? Tenez, il y a ce soir un grand clair de lune
comme l'autre fois; il suffirait que je les aperçusse, et alors...
Il s'approcha de la fenêtre du milieu et disjoignit quelque peu
les rideaux, sans pourtant regarder au dehors. — C'est d'ici que je
les ai vus, et c'est là peut-être encore qu'ils se seront donné rendez-
vous, car ils me croient endormi. — Il s'arrêta. — Groiriez-vous,
dit-il en tremblant légèrement, que, malgj'é mon désir de ven-
geance, je n'ai jamais osé, à cette heure-ci, depuis le jour fatal,
regarder par cette fenêtre !
— C'est donc cela, fit Dulac, que chaque soir j'ai remarqué qu'on
en laissait tomber les rideaux.
— Je le voulais ainsi. Il me semblait que t'ils eussent été ouverts,
j'eusse vu les deux coupables comme au premier instant de leur
crime, et vraiment alors j'avais trop souffert. Ce serait cependant
un moyen bien simple de les surprendre... Pstt! fit-il à Dulac, étei-
gnez les bougies et couvrez le feu, pour que cette fois, s'ils y étaient,
je puisse ouvrir la fenêtre sans leur donner l'éveil.
François obéit, M. Margerie, tout en attendant, lui disait : — Je
MONSIEUR MARGERIE. 623
me les rappelle si bien; ils se tenaient embrassés. Les misérables!
je crois que je les vois toujours !
Il tira brusquement les rideaux, ouvrit la fenêtre et fut frappé en
pleiu au visage par la fraîcheur de la nuit et le blanc rayonnement
de la lune. Il eut alors comme un éblouissement, donna les mar-
ques de la plus grande surprise, passa la main à plusieurs fois sur
son front. — Mais, dit-il, les insensés y sont encore; mais regar-
dez-les donc! Ma vengeance est à moi! Dieu me les livre.
— Eh bien ! lui dit sourdement Dulac, puisqu'ils sont là, qu'hé-
sitez-vous? ïuez-les !
— Vous avez parbleu raison, fit M. Margerie. C'est mon droit.
Il sauta sur son fusil, l'arma, mit en joue et fit feu deux fois
coup sur coup. Ensuite il recula en chancelant, et, pris d'un trem-
blement nerveux, s'affaissa sur lui-même en criant : — Je les ai
tués! hélas! je les ai tués!
Mais au même instant, et pendant que Dulac rallumait les bougies,
il se sentit serré dans les bras de sa femme, tandis que ses deux
enfans se suspendaient à son cou et que M. de Lorédan lui prenait
les mains. — Non, mon ami, lui disait M"'" Margerie tout en pleurs,
tu ne nous as pas tués. Nous sommes tous là, bien vivans, pour être
aimés de toi et pour t' aimer!
— Vous n'avez tué que les fantômes qui vous tourmentaient, lui
dit doucement François Dulac.
— Mais alors, fit M. Margerie en tremblant plus fort et en pro-
menant autour de lui des yeux égarés, si rien n'est vrai de ce que
j'ai vu pendant si longtemps, c'est que moi... moi... je suis fou.
— Monsieur Margerie, interrompit Dulac avec autorité, on n'est
jamais fou tant qu'on croit l'être; on n'est jamais fou quand on
pleure, et vous avez envie de pleurer sur les chagrins que vous avez
eus, sur ceux que vous avez causés. Allez, allez, ne vous contrai-
gnez pas.
M. Margerie avait en effet les yeux pleins de larmes. Il se mit à
sangloter dans la poitrine de sa femme.
— 11 est sauvé, dit à celle-ci François Dulac.
M. Margerie avait entendu. — Mais l'avenir? demanda-t-il.
— Oh ! repartit Dulac, ne vous en préoccupez pas. Aimez votre
femme et soyez heureux. Une hallucination dont on a guéri ne re-
vient pas. Elle est de ces dangers qui s'évanouissent dès qu'on mar-
che à eux. Et puisque, étant votre avocat, je me suis, par hasard,
fait aussi votre médecin, je puis vous appliquer doublement cet
axiome de droit qui nous est familier et qu'on n'invoque jamais en
vain : non bis in idem.
Henri Rivière.
LA
PRUSSE ET L'ALLEMAGNE
V.
LES AMBITIONS ET LES DANGERS DE LA POLITIQUE PRUSSIENNE '.
l.
Hegel cite quelque part un proverbe souabe dont il fait une ap-
plication très osée que nous n'avons pas à discuter. Ce proverbe,
qui ressemble à un paradoxe, est plus raisonnable qu'il n'en a l'air.
Les Souabes , en parlant de vieilles histoires et d'aventures du
temps jadis, ont coutume de dire : « Gela est vrai depuis si long-
temps que cela n'est bientôt plus vrai. » Combien de découvertes
scientifiques qui ont fait époque ne sont plus aujourd'hui que des
demi-vérités ou des demi-mensonges! Combien d'institutions poli-
tiques et sociales, enfantées par l'esprit de progrès, sont devenues
à la longue de grands obstacles au progrès ! Combien de traités in-
ternationaux, qu'ils eussent été conclus à Osnabruck, dans l'île des
Faisans ou à Vienne, ont donné la paix au monde, et plus tard, par
l'invincible effet d'un ferment caché, ont engendré de nouveaux
litiges et de nouvelles tueries! Les Souabes ont raison : la géomé-
trie exceptée, les vérités humaines ont, comme la lune, leurs phases
et leurs quartiers.
La paix de Prague n'est pas vieille ; elle n'a pas quatre années
d'existence. Est- elle encore une vérité? Sans vouloir incriminer
(1) Voyez la Reme du 1" mars 1870.
LA PRUSSE ET L'ALLEMAGNE. 625
personne, il faut bien reconnaître que, parmi les clauses de l'in-
strument de Nikolsbourg, les unes ne sont plus vraies, les autres
ne l'ont jamais été. Si l'on ramène ces clauses à leur plus simple
expression, qu'en devait-il sortir? Une nouvelle Allemagne d'où
l'Autriche était exclue et qui aurait compris deux confédérations
distinctes, l'une au nord du Mein, l'autre formée des états alle-
mands du midi, et à laquelle on garantissait (c une existence indé-
pendante et internationale. » Or la première n'est qu'une confédé-
ration fictive et transitoire dont le véritable caractère devient d'année
en année plus manifeste; la seconde n'a jamais existé, et, selon toute
apparence, n'existera pas de longtemps.
Pourquoi le Siidbiuid s'est-il dissipé en fumée? Ce n'est la faute
de personne, disent les uns, il ne faut s'en prendre qu'à la ré-
sistance des choses. C'est la faute de tout le monde, disent les
autres, mais surtout de Baden et de la Prusse, bien que sur ce
point la Prusse réclame quittance et décharge. Il semble, à la vé-
rité, qu'il était dans son intérêt de faire avorter un projet qui forti-
fiait l'indépendance du sud, et sanctionnait le partage de l'Alle-
magne. Il faut convenir cependant que, quels que fussent ses désirs
ou ses appréhensions secrètes, le cabinet de Berlin n'a pas eu be-
soin de se remuer; les circonstances travaillaient pour lui. Ce n'est
pas que le Sildbund n'eût ses partisans et ses avocats. Yienne a de
bonnes raisons pour souhaiter l'entière exécution du traité de Prague;
il ne peut lui convenir d'en laisser certains articles en suspens et en
souffrance; il lui importait que toutes les situations fussent défini-
tivement réglées, que les populations du midi eussent un domicile
fixe et assuré; il lui déplaisait qu'elles demeurassent dans la rue,
soucieuses du lendemain et en quête d'un gîte. La France aussi
était favorable en principe au Sildbund^ ne pouvant voir que de
bon œil tout ce qui est propre à garantir la durée du statu quo;
mais son désir n'était pas une de ces passions de feu qui affrontent
les difficultés et les périls pour se satisfaire. Tout compté, la confé-
dération du midi, à s'en tenir aux termes du contrat, n'était pas
faite pour inspirer à ceux-ci des craintes sérieuses, pour être sou-
haitée ardemment par ceux-là; à la bonne heure si l'on eût stipulé
à Nikolsbourg que cette confédération, à laquelle on reconnaissait
une existence internationale, jouirait aussi, comme la Suisse ou la
Belgique, d'une neutralité cautionnée par l'Europe. Non-seulement
les traités se taisaient sur cet article; de peur qu'on n'arguât de leur
silence même, la Prusse se hâta de conclure une alliance oflensive
et défensive avec les gouvernemens du sud. Bien qu'elle ne s'abusât
point sur l'utilité pratique de cette alliance, elle était bien aise de
poser en principe que le midi de l'Allemagne n'était pas un terri-
TOME LXXXVI. — 1870. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
toire neutre, de couper court aux illusions dont on aurait pu se
bercer. Elle disait aux Souabes et aux Bavarois en passant contrat
avec eux : u Mettez-vous en mesure et laissez à la Suisse ses mi-
lices. L'Europe l'a dispensée de prendre parti dans les compétitions
à main armée des grandes puissances. C'est une sûreté et un privi-
lège auxquels vous ne pouvez prétendre. Toutes les fois que je ferai
la guerre pour l'Allemagne, vous serez derrière moi et avec moi. »
Au surplus, pour se confédérer, il faut s'entendre, et les états du
sud ne s'entendaient pas. L'une de ses provinces ayant été incor-
porée au Nordbund, le grand-duché de Hesse se souciait peu de se
partager entre deux confédérations, craignant, non sans raison, de
s'exposer à bien des embarras, à un excès de dépendance, et de se
trouver un jour tiré à deux chevaux. Impatient d'accéder au Nord-
biind, le grand-duché de Baden désirait ne point aliéner la liberté
de ses résolutions en les soumettant à l'agrément de confédérés
moins impatiens que lui ; il ne voyait dans ce monde qu'une confé-
dération désirable, il méprisait les autres comme Israël les idoles
des Moabiîes. Quant au ministère wurtembergeois, sa sagesse un
peu narquoise était plus frappée des difficultés que des avantages; il
considérait la diversité des caractères et des intérêts nationaux,
l'impossibilité de trouver un compromis qui satisfît tout le monde,
la prépondérance qu'exercerait la Bavière dans le gouvernement
commun, les sacrifices d'indépendance qu'il faudrait s'imposer sans
profit évident. La Bavière seule montra quelque disposition à en-
trer dans la voie qu'ouvrait aux états du sud l'article 4 du traité de
Prague, estimant qu'il leur importait de s'unir et de faire corps
pour se dérober au conflit des influences , aux dangers de l'isole-
ment. Dans la pensée du prince de Hohenlohe, une confédération du
sud, reliée au Nordhund par un acte conventionnel, et entretenant
d'autre part avec l'Autriche des relations amicales, eût servi de trait
d'union entre Vienne et Berlin, remédié en quelque mesure au dé-
chirement de l'Allemagne, Le prince ne tarda pas à se convaincre
que les circonstances étaient contraires à ses désirs, que la Hesse ne
pouvait pas, que Baden ne voulait pas, que le Wurtemberg, plus ac-
commodant, consentait à discuter, à raisonner, mais qu'il abondait
en objections, et que ses objections étaient solides. 11 ne s'obstina
point, personne n'étant de son avis, et lui-même après tout n'en
étant peut-être qu'à moitié; mais il est singulier que certains par-
tisans du Sndbwid s'en prennent à lui de leur mécompte; il a tout
fait pour le leur épargner; il a parlé, agi. Le gouvernement bava-
rois peut dire à ses voisins ce que disait à son parlement le Salomon
de l'Angleterre, Jacques P"" : «j'ai joué de la flûte, et vous n'avez
pas dansé. »
On ne voit pas que les populations aient témoigné dans cette
LA PRUSSE ET l'aLLEMAGNE. 627
affaire plus d'empressement que les cabinets. Le grand meeting
que le parti démocratique tint à Stuttgart en septembre 1868 dé-
montra que le Sûdbund n'avait guère d'amis fervens que parmi les
Souabes, race généreuse, à la tête et au cœur chauds, qui s'éprend
fortement des idées, sans se laisser refroidir par les difficultés. Les
délégués des autres états objectaient qu'une confédération du sud
était une chimère tant que le grand-duché de Hesse n'avait pas re-
couvré son entière indépendance et que le royaume de Saxe demeu-
rait incorporé au Nordbiind. Le moyen de soustraire Darmstadt et
Dresde à la suzeraineté de la Prusse, qui, en les enchaînant à ses
destinées, avait prouvé une fois de plus son habileté, la .justesse de
ses [combinaisons, ses longues prévoyances? Les démocrates wur-
tembergeois répondaient que les commencemens sont tout, que
l'exemple est contagieux, que les minorités qui ont la foi gouvernent
le monde, qu'opposer à la confédération militaire et centralisée du
nord une autre confédération qui consacrerait toutes les libertés,
c'était travailler pour l'avenir, ébaucher l'Allemagne nouvelle, em-
pêcher le sud de se donner à Berlin. — L'Allemagne, disaient-ils,
ne peut demeurer éternellement dans l'éôat où elle est, ses tronçons
tendent à se rejoindre; un jour Berlin lui imposera k monarchie
militaire, ou elle imposera à Berlin la démocratie fédérative. La
Prusse déclare et répète qu'il n'y a de possible que ses institutions
brevetées par Sadovva; montrons, en faisant autre chose, qu'autre
cliose est possible; comme le philosophe, prouvons le mouvement
en marchant.
Malheureusement pour les démocrates, le cabinet wurtembergeois
n'a pas goûté leurs raisons; il considère leur programme comme
une utopie dangereuse. M. de Yarnbiiler sait toujours très bien ce
qu'il veut et pourquoi il le veut. Il disait à quelqu'un : « Ceux qui
désirent le Sudbund me font l'effet de gens qui souhaiteraient un
rhumatisme, faute de bien comprendre ce que c'est. » Non-seule-
ment il estime qu'en l'état des choses la confédération du sud est
impossible; fût-elle possible, il n'en voudrait pas. Elle compromet-
trait, selon lui, la cause même qu'elle est destinée à défendre, et
son raisonnement peut se résumer ainsi. « Vous voulez opposer une
barrière aux empiétemens de la Prusse, répondait-il aux partisans
du Sûdbund. Votre projet pourrait bien aller à contre-fm. Berlin est
obligé dé traiter aujourd'hui avec plusieurs gouvernemens qui ont
tous le sentiment net de leurs intérêts et auxquels il est difficile de
faire prendre le change. Qui vous dit que Berlin ne trouverait pas
plus commode d'avoir affaire à un directoire dont les désunions
pourraient donner prise à ses habiletés? Aussi bien toute confédé-
ration demande des sacrifices d'autonomie; les états dont elle se
compose subrogent le pouvoir central à quelques-uns de leurs droits
628 REVUE DES DEUX MONDES.
de souveraineté, ils grèvent leur bien d'une hypothèque, et l'hypo-
thèque est un commencement d'aliénation. Demander aux Souabes
de n'être plus tout à fait Souabes, aux Bavarois d'être un peu moins
Bavarois, n'est-ce pas les préparer à de plus grands changemens,
leur donner des habitudes de renoncement dont la Prusse pourrait
un jour profiter? Les traités nous ont rendus à nous-mêmes; jouis-
sons du moins de notre pleine indépendance, du droit que nous
possédons de régler nos affaires de ménage comme il nous plaît.
Nous avons des voisins; entretenons avec eux des relations cordiales
et intimes; délibérons ensemble sur tous les intérêts communs, en-
tendons-nous et donnons de l'éclat à notre entente. C'est la seule
politique sage et pratique. »
M. de Varnbiiler ne se flattait pas de convaincre les démocrates.
Ils ont une arrière-pensée dont ils ne font pas mystère. Au nord du
Mein, les petites couronnes et leurs petits parlemens ont été média-
tisés par la Prusse au profit de sa dictature militaire; le rêve des
démocrates est de médiatiser les couronnes du sud au profit d'un
parlement fédéral, qui pourrait bien quelque jour se transformer
en un parlement républicain. « Ce que vous désirez est possible,
leur dit M. de Varnbiiler dans une séance qui est une page mémo-
rable de l'histoire parlementaire du Wurtemberg. Une république
de l'Allemagne du sud, se rattachant peut-être à la confédération
suisse et peut-être aussi invoquant plus tard le protectorat d'une
grande puissance, n'est pas un rêve irréalisable. Il suffit pour cela
de sacrifier quelques couronnes; mais je me souviens d'un serment
que j'ai prêté, et, quel que soit mon désir de vous être agréable, je
ne puis, en vérité, disposer de la couronne de mon roi. » Ce procès
est toujours pendant, chacune des deux parties ayant raison à
son point de vue. Les démocrates continueront de soutenir dans la
chambre des députés de Stuttgart les trois articles de leur pro-
gramme : dénonciation du traité d'alliance, l'armée permanente
remplacée par des milices, fondation d'un Sûdbiind. Ce qu'ils pro-
posent est une aventure ou, pour ne rien dire de trop, un essai, et
depuis 1866 l'Allemagne du midi est peu disposée aux essais. Elle
éprouvait naguère comme un étonnement de vivre dont elle n'est
pas tout à fait remise; elle se dit que le mieux est l'ennemi du bien
et qu'il est bon de s'en tenir à ce qu'on a. Il en est des peuples
comme des individus : il y a des jours où tout leur semble facile; le
lendemain tout leur paraît malaisé, ils ne se fient plus à la fortune,
et l'inconnu les effraie.
Chose remarquable, personne en Europe ne s'est étonné de voir
que plusieurs des clauses du contrat de Prague ne s'exécutaient
point, que la confédération du sud n'existait que sur le papier, que
d'année en année celle du nord ressemblait un peu moins à une
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. 629
confédération, que la Prusse n'avait garde non plus de prendre au
sérieux l'article 5 et de restituer au Danemark les districts du Sles-
vig dont elle avait promis de se dessaisir. Et pourtant ce contrat
avait été placé comme tant d'autres sous le patronage de la très
sainte Trinité et déclaré valable jusqu'cà la fin des siècles, — vaine
formalité, la politique n'admettant pas les engagemens indéfinis,
les vœux perpétuels. Toutefois l'histoire nous offre l'exemple de
nombreux traités qui ont été non-seulement exécutoires, mais exé-
cutés, et qui ont procuré à l'Europe de longues années de repos. Ce
n'est pas un médiocre avantage que de croire à la paix, les affaires
s'en trouvent bien; pour prospérer, elles ont besoin d'être assurées
du lendemain. Jamais contrat international ne fit moins illusion à
l'Europe que celui de Prague. On l'a tenu dès le principe pour une
sorte de cote mal taillée qui avait le mérite de mettre un terme à
l'effusion du sang, mais qui ne prescrivait de limites certaines à
aucune prétention. Étrange effet d'un traité de paix! les plumes qui
l'avaient signé n'étaient pas encore sèches que toutes les puissances
s'occupaient de perfectionner leurs fusils et d'accroître le nombre
de leurs baïonnettes. De toutes parts, on s'armait jusqu'aux dents,
non qu'on fût pressé de remettre en question ce qui venait d'être
décidé; la sagesse prévalait à Berlin comme à Paris et à Vienne.
On pensait d'un côté : (( Nous avons les mains nanties, nous pouvons
attendre. Abstenons-nous de tout ce qui pourrait ressembler à une
provocation. Profitons de notre victoire sans paraître en abuser, et
soyons assez modérés et assez adroits pour qu'on n'ait contre nous
que des demi- griefs. » Ailleurs on se disait : « Nous ne tirerons
l'épée que si l'offense en vaut la peine. Fermons les yeux sur l'inexé-
cution de certains articles, sur des empiétemens sourds et clandes-
tins, sur des délits d'interprétation que nous ne saurions absoudre,
mais qui peuvent invoquer en leur faveur une opinion probable. Bien
que nous soyons résolus à ne rien ignorer, il nous convient de lais-
ser grossir silencieusement notre dossier; si jamais il est plein, nous
aviserons. » C'est ainsi que depuis 1866 on vit en paix, se faisant
bon visage, mais s' observant les uns les autres et l'arme au pied,
paix précaire qui est à la merci d'une imprudence, paix bien diffé-
rente de celle que glorifiait Aristophane, de cette déesse « qui verse
dans les esprits le breuvage divin de l'amitié, qui les dispose à la
douceur et réprime l'humeur soupçonneuse, mère des injurieux ba-
vardages. »
II.
On a prétendu que la paix de Prague était venue trop tôt, que
la guerre qu'elle a terminée avait été trop courte, que les belligé-
630 REVUE DES DEUX MONDES.
rans n'avaient pas eu le temps de donner la vraie mesure de leurs
forces, que par un concours inoui de circonstances favorables la
Prusse avait eu trop aisément gain de cause, que des victoires peu
disputées enflent le cœur et poussent à de nouvelles entreprises. On
a soutenu que la médiation française, utile en apparence au vaincu,
avait tourné à l'avantage du vainqueur, qu'eîle l'avait préservé de
ses propres témérités, et lui ayait épargné les difficultés qui l'atten-
daient. Cette campagne de sept jours, a-t-on dit, n'a rien prouvé,
sinon que l'armée prussienne était excellente, et que l'Autriche n'é-
tait pas prête; mais le succès qui l'a couronnée est la plus éclatante
surprise qu'aient enregistrée les fastes militaires, la paix de Prague
est le résultat d'un accident. Il s'ensuit que le vainqueur, ébloui des
rapidités de sa fortune, s'est grisé de son triomphe et s'abandonne
à des ambitions démesurées, se flattant que désormais rien ne lui
est impossible. Qu'y a-t-il de vrai dans ce jugement? Se demander ce
qu'il serait advenu si l'Autriche, après Sadovva, obéissant à de mâles
conseils, s'était résolue à une résistance désespérée, c'est ouvrir le
champ aux conjectures, et en pareille matière les conjectures sont
bien trompeuses. Après tout, si l'on n'avait à reprocher à la guerre
de 1866 que d'avoir été trop courte, à la paix de Prague que d'avoir
été prématurée, puissent toutes les guerres et toutes les paix à ve-
nir mériter le même reproche !
Prématurée ou non, la paix de Prague est entachée d'un vice
grave et malheureusement irrémédiable. Aucun traité ne fut conçu
dans des termes plus vagues, plus louches, plus élastiques. Un phi-
losophe amoureux des idées claires a déclaré que les idées confuses
étaient la source de toutes les misères, de tous les désordres qui
affligent la pauvre humanité. Le traité de Prague est un chef-
d'œuvre de confusion. Ceux qui l'ont inventé et qui en profitent
ont sans contredit l'esprit très clair et très lucide; il faut croire que
leur habileté trouvait son compte à équivoquer. En dictant leurs
conditions, ils se sont étudiés à parler toui' à tour deux langues et à
brouiller toutes les idées, parce qu'ils y voyaient un moyen de con-
cilier toutes leurs ambitions.
Les partis ont une singulière façon d'écrire l'histoire : ils assou-
plissent les faits, les accommodent à leurs vues. Si l'on en croyait
certains publicistes du parti national, il n'y aurait pas de distinction
à faire entre les intérêts prussiens et les intérêts allemands- A les
entendre, la Prusse fut dès l'origine le champion dévoué de l'Alle-
magne, qu'elle s'appliquait k rendre forte et libre; ses princes, élec-
teurs ou rois, ont tous eu l'âme allemande, dus deutsche Bewusstseyn,
ils ont toujours représenté Y idée nationale, avant même que l'on
eût découvert ce que c'est qu'une âme allemande ou qu'une idée
nationale, dans un temps où l'habile conseiller du grand-électeiu'.
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. 631
le comte Waldeck, écrivait : « Ne laissons pas soupçonner aux petits
princes allemands que, sous le nom d'alliance, nous aspirons à la
domination, » — ou alors que le grand Frédéric, ayant le pied à
l'étrier pour aller conquérir la Silésie, disait à l'ambassadeur de
France, le marquis de Beauvau : « Je vais jouer votre jeu; si les as
me viennent, nous partagerons. »
Il n'est pas douteux que la Prusse n'eût des intérêts communs
avec les princes allemands; elle les aidait à défendre les libertés du
corpa germanique ^ c'est-à-dire leurs droits de souveraineté, ga-
rantis par la paix de Westphalie, contre les envahissemens de la
maison d'Autriche et ses aspirations à la monarchie. Toujours atten-
tifs à déjouer les intrigues de l'empire, on vit les électeurs de Bran-
debourg et les rois de Prusse se réconcilier parfois avec leur grand
ennemi et l'assister dans ses détresses pour en obtenir quelques fa-
veurs, plus souvent brider ses convoitises, traverser ses plans, lui
susciter des embarras. Tirant parti des querelles religieuses, s'éri-
geant en patrons de la cause protestante tout en rassurant les catho-
liques par leur tolérance, tantôt ils projetaient d'enlever aux Habs-
bourg la couronne impériale et de la transférer à la Bavière, tantôt
ils s'appliquaient à grouper autour d'eux les états allemands du
nord, et rêvaient de substituer à ces rapprochemens passagf^rs une
ligue permanente qui eût brisé à jamais l'unité politique de l'Alle-
magne. Gela s'appelait, du temps du gi'and-électeur, une union des
princes, du temps de Frédéric II nu projet de ligue entre les jJrinces
allemands, plus tard iine union étroite, — et le but de ces unions
et de ces ligues était toujours le même. La Prusse aspirait à déta-
cher de l'empire le nord de l'Allemagne, k le faire graviter tout en-
tier autour d'elle, à l'enchaîner à sa politique, en attendant de se
l'incorporer. Qu'importait à un Frédéric II l'unité allemande et Vidée
nationale? Il travaillait à faire la Prusse et non l'Allemagne, il se
proposait de construire l'édifice dont ses ancêtres avaient jeté les
fondemens, et dans cette vue, après avoir enlevé la Silésie à l'Au-
triche, il dépeçait la Pologne, afin de réduire en un tout compacte
toutes les provinces orientales et slaves de son royaume. Ses alliés,
il les cherchait où il s'en présentait; France, Angleterre ou Russie,
son âme allemande ne le gênait point dans ses choix. Qui peut expli-
quer mieux que lui sa politique ? — « Ce qu'il y avait de fâcheux,
a-t-il dit, c'est que l'état n'avait point de foraie régulière. Dqs pro-
vinces peu larges et pour ainsi dire éparpillées tenaient depuis la
Courlande jusqu'au Brabant. Cette situation entrecoupée multipliait
les voisins de l'état sans lui donner de consistance, et faisait qu'il
avait bien plus d'ennemis à redouter que s'il avait été arrondi. La
Prusse ne pouvait agir qu'en s'épaulant de la France ou de l'Angle-
terre. »
632 REVUE DES DEUX MONDES.
Fonder dans le nord de l'Alleinagne une grande puissance euro-
péenne, en reculer les limites aussi loin qu'on pouvait porter ses
désirs et ses bras, prendre au midi tout ce qui était prenable pour
assurer fortement ses derrières et pour réduire la partie de l'empire
qu'on abandonnait à la domination de l'Autriche , d'autre part con-
quérir de proche en proche tout le littoral de la Baltique et pousser
de toutes ses forces vers la Mer du Nord, parce que la mer c'est le
chemin du monde et qu'il n'est point de grande puissance sans ma-
rine, voilà ce que les Hohenzollern ont voulu faire, voilà ce qu'ils ont
fait. La conquête de la Silésie et le partage de la Pologne avaient
donné à la Prusse, du côté de l'orient, une ferme assiette et la con-
sistance territoriale; à l'occident, elle était encore loin de compte,
elle avait trop d'enclaves, trop de voisins, et des voisins assez puis-
sans pour lui créer de sérieux dangers. Elle avisa, et tous les moyens
lui furent bons. Après s'être détachée de la coalition, en 1795, par
le traité de Bâle et avoir laissé l'Allemagne poursuivre seule le
procès commun, elle cultiva la bienveillance de la république fran-
çaise et de son héritier, évitant toutefois de s'engager, prête à s'ar-
ranger avec qui lui offrirait davantage. A la veille d'Austerlitz, Fré-
déric-Guillaume III était sur le point de s'allier à la Russie et à
l'Autriche contre la France; le lendemain, il traitait avec Napoléon
et acceptait de lui le Hanovre, inappréciable présent. A la vérité il
l'acceptait en pleurant; mais on n'a jamais su s'il pleurait d'être
obligé de le prendre ou du dépit de n'avoir pu obtenir en outre les
villes hanséatiques. Les temps n'étaient pas encore mûrs, la Prusse
perdit le Hanovre à peine acquis; elle vit s'évanouir aussi le rêve
un instant caressé de réunir l'Allemagne du nord dans une confé-
dération placée sous son protectorat. Son étoile ne l'abandonna pas
longtemps. Les traités de Vienne lui rendirent tout le patrimoine du
grand Frédéric, lui donnèrent plus de la moitié du royaume de
Saxe, la portion de la Poméranie qui restait encore aux mains des
Suédois et tout ce qui lui manquait pour posséder en leur entier la
Westphalie et la province du Rhin. En 1866, la Prusse a consommé
son travail séculaire, grâce à la neutralité bienveillante de la France.
Ce qui fermentait sourdement dans la tête de ses électeurs et de
ses rois, ce qu'ils osaient à peine entrevoir dans leurs plus auda-
cieuses rêveries s'est accompli. S'appropriant les états qu'il lui im-
portait le plus de posséder et faisant reconnaître à tous les autres
sa suzeraineté, du Memel jusqu'au Rhin, la Prusse est maîtresse
chez elle. La cinquième grande puissance s'est débarrassée de tout
ce qui pouvait gêner ses mouvemens, elle possède des ports dans la
Baltique et dans la Mer du Nord, désormais elle a les mains libres
et une autorité égale à ses prétentions. Depuis Sadowa, la Prusse
est faite.
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. 633
Si la paix de Prague n'avait pas eu d'autres résultats, elle eût été
maudite par les populations qu'on a annexées sans les consulter,
elle n'eût point agréé non plus aux esprits jaloux qui se sentent
diminués par les agrandissemens d'autrui; mais l'Europe serait
tranquille et rassurée sur l'avenir. Malheureusement la Prusse n'a-
vait pas achevé son œuvre qu'elle s'est mise en tête d'en commencer
une autre. Elle ne s'est pas contentée de faire la. Prusse aux dépens
de l'Allemagne, elle se réserve de faire r Allemagne aux dépens du
repos public.
Le patriotisme germanique existait à peine au xviii^ siècle et
Frédéric II n'a pas eu à compter avec lui. Il est né avec la grande
littérature allemande, parce que les grands écrivains ont pour pa-
trie leur langue, et qu'en les lisant leur nation acquiert le senti-
ment et l'orgueil de son génie ; il a été fortifié par la politique na-
poléonienne, par les sécularisations, par la suppression d'une foule
de petites souverainetés qui morcelaient l'Allemagne; il a été surex-
cité par de communs revers, par une haine commune pour le com-
mun oppresseur, par le besoin de s'unir pour se mettre désormais
hors d'insulte. Plus tard, l'idée nationale trouva un puissant allié
dans le libéralisme, qui ne pouvait espérer de vaincre les résistances
aveugles et obstinées des princes qu'en formant des liens plus
étroits entre les peuples. La constituante révolutionnaire de Franc-
fort se proposait de donner à l'Allemagne un parlement national
qui tiendrait les souverains en bride, et assurerait à tous les états
les garanties constitutionnelles. A la majorité de quatre voix, elle
décerna la couronne impériale à la Prusse. Le roi Frédéric-Guil-
laume IV recula devant les hasards de cette aventure. La consti-
tution à laquelle il aurait dû prêter serment n'était pas de son goût.
Il refusa ce dangereux présent, et, reprenant la politique tradi-
tionnelle de sa maison, il essaya de fonder une union étroite des
princes du nord, projet que l'Autriche fit avorter. Après Sadowa, la
Prusse, forte de ses annexions directes et de ses annexions dégui-
sées, se sentait en état de dicter des lois à l'Allemagne et de réaliser
à son profit l'idée nationale, sans lui rien sacrifier. Le nord du Mein
et la politique du grand Frédéric ne lui suffisent plus; elle brûle de
porter ses aigles au-delà du Danube; elle dit tout haut : L'Allema-
gne, c'est moi.
La Prusse joue deux personnages différens et les joue à merveille.
Elle est tout à la fois l'une des cinq grandes puissances et un état
allemand. En sa qualité de grande puissance, elle est cosmopolite,
les questions d'origines et de races la touchent peu; Polonais, Da-
nois, tout lui est bon pour s'arrondir, elle n'a pas de préjugés, elle
fait passer les affaires avant tout; elle l'a bien prouvé en s'alliant
avec l'Italie contre l'Autriche et contre la diète. En sa qualité d'état
63Ù REVUE DES DEUX MONDES.
germanique, elle est animée de tout autres sentimens; elle a la fibre
allemande, l'idée nationale lui est chère ; elle ne pourrait se rési-
gner à demeurer à jamais séparée de ses frères du midi, son cœur
saignerait si l'Allemagne était condamnée à une éternelle scission.
En 186Ô et depuis, le cabinet de Berlin s'est montré maître passé
dans l'art des contradictions volontaires et utiles. On fait des con-
quêtes en Allemagne comme en pays étranger, et on se pose en pro-
tectem- naturel des intérêts allemands. Ne pouvant détruire l'Autri-
che, on l'exclut de l'Allemagne, on retranche de la communion des
fidèles plusieurs millions d'zÛlemands très authentiques, et d'autre
part, malgré leurs vives réclamations qui se renouvellent chaque
année, on y englobe de force des Danois et les provinces polonaises
de la Prusse qui ne faisaient point partie de l'ancienne confédération
germanique. On a réalisé au nord du Mein l'union étroite, et, la
rendant chaque année plus étroite, on travaille à la convertir eu une
grande monarchie unitaire au moyen d'une constitution à nœud cou-
lant qui aura biotitôt raison de ce qui reste d'autonomie aux petits
états; en même temps on appelle à soi tous les états du midi, on leur
déclare que tous les Allemands sont frères, et on traite d'amis de
l'étranger ceux qui s'avisent de demander des garanties. On a re-
connu à ces états, par l'arlicle A, une existence indépendante et in-
ternationale j mais on a eu soin d'ajouter qu'on pourrait se lier avec
eux non-seulement d'amitié, mais naliomdemcnt [eine nationale Ver-
bindung hleiht vorbeka.lten), véritable amphigouri, aussi ténébreux
pour le moins que la grâce suffisante qui ne suffit pas et que la grâce
nécessitante c{ui ne contraint pas. On en conclut que, le traité ne
s'expiiquant point, on le peut expliquer à son gré et que les états du
sud sont libres de se donner à la Prusse. — Mais, répondent les er-
goteurs, que devient alors leur existence internationale? — Nous ne
sommes pas chargés de vous le dire, réplique la casuistique prus-
sienne. 11 y a en tout cas quelque chose de supérieur à la foi des
traités, ce sont les liens de famille et le di'oit naturel. Malheur à qui
voudrait séparer ce que la nature elle-même a uni!... Cependant
que les états du sud s'avisent de prendre la Prusse au mot, qu'ils
lui disent : De votre aveu , nous sommes frères. Nous vous recon-
naîtrons, si vous le voulez, le droit d'aînesse, et nous nous contente-
rons d'une portion de cadets; mais votre confédération du nord est
une vraie société léonine : si vous avez à cœur de nous y faire entrer,
modifiez-en les clauses. Vous avez trop d'esprit de famille pour vouloir
nous traiter en vassaux ou en sujets ! — Permettez, leur répond la
Prusse. Je ne suis pas seulement l'un de vos frères et le plus considé-
rable des états allemands; je suis aussi la Prusse, l'héritière du grand
Frédéric et l'une des cinq grandes puissances. A ce titre, j'ai mes m-
térêts propres et mes ambitions particuHères, j'entends rester abso-
LA PRUSSE ET l'aEEEMAGNE. 6S5
lument maîtresse de ma politique étrangère et employer mes soldats,
prussiens ou allemands, comme je le voudrai, sans avoir à consulter
personne. J'ai hit accepter cette clause aux petits états du nord, il
faudra bien que vous Facceptiez à votre tour, et que vos princes re-
connaissent avec ma dictature militaire le droit que je m'arroge de
les engager dans telle entreprise qu'il me plaira, sans leur permettre
de discuter mes plans. Je suis trop allemande pour ne pas désirer
m'unir des liens les plus étroits avec Baden, le Wurtemberg et la
Bavière; je suis trop prussienne pour vous admettre à discuter ce
que la Prusse doit faire des soldats de l'Allemagne. J'entends que
vous vous battiez pour moi, à ma manière et sur mon ordre.
On sait toutes les difficultés, toutes les controverses que souleva
dans l'église la définition des deux natures miraculeusement unies
dans la personne du Christ, les hérésies qu'elle fit naître et à quel
point elle exerça la subtilité des théologiens et des conciles. La
Prusse offre un mystère pareil ; elle réunit en elle deux natures , et
partant deux ambitions, l'une qui ne reconnaît d'autre loi que les
intérêts prussiens, l'antre qui invoque les droits des familles et du
sentiment. Si la Prusse se considérait simplement comme une puis-
sance allemande, ce serait un grand repos pour le Danemark, à
qui elle se fût empressée de restituer le Sïesvig; mais point : non-
seulement elle l'a gardé , il pourrait lui convenir de s'emparer du
Jutland tout entier. Et que la Hollande aussi se tienne pour avertie!
On hii a déjà donné des inquiétudes, on lui a témoigné, selon l'ex-
pression biblique , qu'on avait tourné vers elle « le regard de son
désir. » La Prusse a une marine, il lui plairait d'avoir des colonies.
La Hollande est la Hollande, ce qui est déjà beaucoup; elle est aussi
Java, Sumatra, Bornéo, et le reste. Le même jour où la Prusse de-
mandera Java , elle aura de bonnes raisons à faire valoir pou^r ré-
clamer égalem.ent le Tyi*ol. En tant que chef de la grande famille
allemande, elle a des devoirs domestiques à remplir, des questions
d'hoirie à vider. En vertu eu droit sacré des nationalités, elle aura,
le cas échéant, quelque chose à prétendre en Courlande, et les états
du sud sont ses appartenances naturelles; quand elle les aura pris,
qui l'empêchera d'introduire une action pé'citoïre en revendication
des provinces allemandes de FAutriche? C'est pousser, dira-t-on, les
choses à l'extrême. Sans doute, il est rare dans ce monde qu'on aille
jusqu'au bout de son raisonnement; mais la PruSse a-t-elle rien fait
pour tranquilliser les esprits inquiets? A-t-elle rempli ses engage-
meus envers le Danemark? A-t-elle déclaré nettement ce qu'elle en-
tendait par l'Allemagne et où s'arrêteraient ses revendications? Com-
ment s'étonner qae ses voisins surveillent avec quelque pei'plexité
cette politique hybride qui a deux visages, qui parle tour à tour al-
lemand et prussien, et tour à tour se donne pour l'héritière du grand
636 REVUE DES DEUX MONDES.
Frédéric ou pour le fidéicommissaire des Hohenstaufen , qui s'attri-
bue une mission qu'elle n'a garde de définir et concilie les préten-
tions les plus opposées? N'attendez pas qu'elle choisisse; elle veut
tout, pareille à ces enfans auxquels on propose d'opter entre deux
plaisirs et qui les demandent tous les deux. Ajoutez qu'il lui suffit
de frapper la terre du pied pour en faire sortir un million de baïon-
nettes. Voilà qui justifie les inquiétudes et condamne l'Europe aux
charges pesantes de la paix armée.
Le traité de Prague ne pouvait rassurer personne. Dès le lende-
main du jour où il fut signé, on s'aperçut que, s'il était pour ceux-ci
un arrêté de compte définitif, les autres le considéraient comme la
feuille de route de leur ambition, et que la seule question qui s'agi-
tait en Prusse était de savoir si l'on ferait halte à l'étape ou si on
la brûlerait.
III.
L'inévitable conséquence des fausses solutions est d'engendrer des
situations fausses. C'est là qu'en est l'Europe en ce qui regarde les
affaires d'Allemagne. La Prusse veut tout et trouve des raisons pour
tout vouloir; à l'appui de ses prétentions, elle invoque tour à tour
l'ancien droit et le nouveau, sans avoir peur de se contredire. Aussi
la paix de Prague n'est pas seulement une source d'anxiétés et d'a-
larmes, elle a répandu beaucoup de trouble dans les esprits et dans
les idées. Impossible de s'engager envers un adversaire qui lui-même
décline tout engagement. 11 ne reste qu'à vivre au jour le jour, at-
tendant les événemiens et se promettant de régler sa conduite sur les
circonstances. Elles sont aujourd'hui les maîtresses de l'Europe.
Plaise à Dieu que leur règne soit bénin et pacifique !
En tout ce qui touche à leurs relations réciproques, les peuples
en sont encore plus ou moins au simple droit de nature, qui n'est
que le droit des habiles et des forts. L'Europe a un droit social et
politique, lequel se résume dans ce qu'on appelle les principes
de 89 : non que la France de 1789 ait inventé ces principes; mais
elle les a gravés sur des tables d'airain et proposés à l'univers au
milieu des éclairs et des tempêtes d'un nouveau Sinaï. Malheureu-
sement la révolution n'a point tenu école de droit international. Le
terrible dictateur qui a fini par la confisquer à son profit n'a jamais
servi d'autres principes que ceux qui servaient ses intérêts, — éton-
nant génie qui avait une admirable intelligence de certaines condi-
tions vitales des sociétés modernes, mais qui dédaignait trop de
choses, ayant appris de la révolution à faire bon marché des droits
héréditaires et historiques, de sa fortune à mépriser les idéolo-
gues et les idées, et de son ambition à profiter de tout pour tra-
LA PRUSSE ET l'aLLEMAGNE. 637
vailler, comme le disait Lafayette, à la construction de lui-même.
Faute d'un droit international, on recourt aux traités, lesquels
sont des contrats fondés sur des faits accomplis et reconnus de tous.
Ces contrats créent un droit provisoire, ils substituent pour quelque
temps le règne de la loi aux caprices et aux témérités des intérêts.
Tel a été pendant près d'un demi-siècle le rôle des traités de Vienne.
Si critiquables qu'ils fussent, quelques abus qu'ils aient sanction-
nés, ils ont servi de règle à l'Europe et lui ont procuré de longues
années de paix, qu'elle a utilement employées à travailler, à s'en-
richir et à penser. Comme toute chose, les traités vieillissent, quand
toutefois on leur en laisse le temps; ils se cassent, s'affaissent, de-
viennent caducs. Avant de les violer, on les élude clandestinement,
il se commet des fraudes, des dois, et les abus l'emportent sur la
somme des avantages.
On avait fini par ne plus croire qu'à moitié aux traités de Vienne;
mais on n'osait les dénoncer, on craignait, en les ébranlant, de
provoquer quelque écroulement. Cependant on éprouvait le besoin
de mettre quelque chose à la place. Les uns adoptaient pour règle
l'équilibre européen, règle incertaine, mouvante, l'état de l'Europe
ayant changé de siècle en siècle sans qu'elle cesscât de se trouver en
équilibre. D'autres se réfugiaient dans le principe des nationalités;
mais qu'est-ce que les nationalités? à quoi les reconnaît-on? ont-
elles toutes les mêmes droits? Que deviendrait l'Europe, si on adop-
tait la division par races ou par langues comme la norme suprême
de la politique? Un Provençal et un Alsacien sont-ils de moins bons
Français qu'un habitant de l'Ile-de-France? Et ne voit-on pas au
centre de l'Europe un petit pays très prospère, habité par trois
races qui ont toutes les trois leur langue, leurs mœurs, leur carac-
tère, leurs usages, et dont chacune a moins d'affinités d'humeur
avec les deux autres qu'avec l'étranger son voisin? Le Suisse a pour
patrie ses institutions, qu'il préfère à tout ce qu'il voit ailleurs.
D'autres enfin pensaient résoudre toutes les difficultés par le prin-
cipe de la souveraineté populaire; ils professaient que les peuples
étaient majeurs et en conséquence maîtres de leurs destinées, que,
libres de se constituer chez eux comme ils l'entendaient, ils étaient
libres aussi de se donner à qui ils voulaient :' doctrine très con-
testable. Si l'on reconnaît aux peuples le droit absolu de décider de
leur sort, il faut leur reconnaître aussi, sous peine de limiter leur
liberté, le droit de se repentir de leurs résolutions et d'en changer,
car les peuples ne sont pas des individus, ils ne sauraient engager
leur avenir. Une nation devenue majeure peut, par l'exercice ré-
gulier de ses droits légaux, modifier son gouvernement intérieur;
mais si elle accepte une dépendance étrangère et qu'elle s'en trouve
mal, lui permettra-t-on de se dédire? Son nouveau maître s'oblige-
638 REVUE DES DEUX MONDES.
t-il à tenir compte de ses repentirs? Si l'on admet, par exemple,
que le Tyrol aurait le droit, s'il le voulait, de se donner par un vote
à la Prusse, admettra-t-on en retour que les 2,500,000 Polonais
qu'elle retient malgré eux dans sa puissance ont aussi le droit de
reprendre par un vote leur liberté ? Qui se chargera d'en aller faire
la proposition à Berlin ?
C'est la France qui a pris sur elle de déclarer qu'elle tenait les
traités de Vienne pour périmés. Ils avaient été faits contre elle, et
ceux qui les avaient faits les avalent violés à ses dépens. C'est elle
qui, la première, proclama ce qu'elle appelait le droit nouveau.
Quand, après la guerre d'Italie, elle se paya de ses dépenses
d'hommes et d'argent par un agrandissement, elle y mit toutes les
formes anciennes et nouvelles. Jamais conquête ne fut plus cor-
recte : on avait pour soi la cession volontaire du possesseur, un
transfert de propriété en toute règle, le principe des nationalités et
de l'unité de langue, le vote des populations. Le tort du gouverne-
ment français fut de vouloir remplacer les traités de Vienne par des
dogmes encore mal approfondis et dont on n'avait pas prévu toutes
les conséquences. Il professa publiquement son droit nouveau, il se
piqua de l'enseigner à l'Europe. Professer des doctrines, c'est quel-
quefois travailler pour le compte d'autrui. Parmi les auditeurs que
la France endoctrinait, il s'en trouvait un qui a l'oreille fine, l'es-
prit souple et délié, et qui suivit le conseil du moraliste : « écoutez
tout, et retenez ce c|ui est utile. » Son intelligente docilité l'a con-
duit à de merveilleux résultats. Il n'a pas appliqué les nouvelles
maximes à tort et à travers, il les a accommodées à ses conve-
nances; il a distingué soigneusement les cas. C'est au nom du prin-
cipe des nationalités qu'il a revendiqué le Holstein; m.ais il ne songe
point à le pratiquer dans le Slesvig. Est-il bien sûr que les Danois
soient une nation? C'est au nom du principe de la volonté nationale
qu'il dénie à l'Europe le droit d'empêcher les Allemands du sud de
se donner à lui; mais il n'a eu garde de consulter les Hanovriens et
les Hessois avant de les prendre; il n'a voulu les posséder que par
le droit de l'épée. Est-il bien sûr que le Hanovre et la Hesse-Élec-
torale aient une volonté? Il est vrai qu'en revanche il a promis aux
Slesvigois de les faire voter; mais, les traités n'ayant rien stipulé
sur le mode de votation , on ne s'est pas mis en peine de le trou-
ver. Est-il bien sûr après tout que les votations prouvent quelque
chose?
La paix de Pi'ague n'a pas seulement détruit les traités de Vienne
sans les remplacer, attendu que ceux à qui elle profite ne l'ont ac-
ceptée que sous bénéfice d'inventaire; elle a aussi enterré toutes
les doctrines nouvelles par lesquelles on cherchait h suppléer à ces
traités désormais prescrits et caducs. La paix de Prague est une
LA PRUSSE ET l'aLLExMAGNE. 639
grande école de scepticisme. En 1866, l'Europe a eu d'instructifs
étonnemens; elle a vu la même main détrôner le vieux droit dans la
personne de trois princes légitimes et fermer la bouche au nouveau
en bâillonnant 200,000 Danois qui ne peuvent oublier qu'on a
juré de les rendre au Danemark. En matière de droit international,
l'Europe n'admet plus qu'une chose vieille comme le monde, à sa-
voir qu'il y a des puissans et des petits, des habiles et -des dupes.
Elle admet aussi que les visées ambitieuses d'un prince mystique
qui ne croit qu'à sa mission sont bien redoutables quand il se laisse
diriger par un ministre sceptique qui a toutes les opinions utiles.
Aux premiers jours de printemps, on voit sortir les papillons;
survient-il une brouée, ils disparaissent et se tiennent cachés. C'est
ainsi qu'après Sadovva s'est éclipsé brusquement le droit nouveau,
qui s'était trop hâté de croire au printemps. Les principes ont été
discrédités par l'usage qu'on en a fait, par celui qu'on se propose
d'en faire. Ceux qui ont pâti de la paix de Prague ou qui ont sujet
d'en redouter les conséquences ont compris qu'il n'y a de possible
et de convenable qu'une politique de simple bon sens et de sagesse
pratique, décidée à ne point compromettre la paix pour des vétilles,
très résolue aussi k ne se point laisser jouer, sachant d'avance où
s'arrêteront ses concessions, ne se piquant pas de dogmatiser, pre-
nant conseil de ses intérêts, s'efforçant de les concilier avec les
intérêts généraux, et d'avoir pour soi l'opinion publique de l'Eu-
rope.
L'Autriche a sa voie toute tracée; il s'agit pour elle de se con-
server. Par la constitution nouvelle qu'elle s'est donnée, elle s'est
mise hors d'état de revenir sur le passé, de défaire ce qui s'est
fait. Le régime dualiste qu'elle expérimente repose sur une sorte
d'équilibre intérieur; si e!le reprenait pied en Allemagne, cet équi-
libre serait rompu aux dépens de la Hongrie, et la Hongrie ne le
souffrirait pas. En revanche, l'Autriche ne peut souffrir que le midi
de l'Allemagne soit ti-ansformô en une province prussienne. Qui
veut se conserver ne se contente pas de rester chez lui et de clore
sa porte; il ne faut pas confondre les frontières d'un pays avec sa
ligne naturelle de défense, et ce n'est pas assez de garder la place,
il en faut protéger aussi les approches. La Bavière et le Wurtem-
berg sont les approches de l'Autriche, et sa ligne de défense est sur
le Mein. Le jour où Munich serait une ville prussienne, la Bohême
et le Tyrol seraient en l'air, et Vienne ne s'appartiendrait plus. Me-
nacée d'un procès en expropriation ou d'un démembrement, que
pourrait-on offrir à l'Autriche pour la dédommager? Est-ce avec des
Roumains et des Serbes qu'on la consolerait de perdre 6 ou 7 mil-
lions d'Allemands ? Ceux qui lui proposent bénévolement de vider
les lieux et de se replier à l'est en parlent à leur aise. Une Au-
QllO REVUE DES DEUX MONDES.
triche-Hongrie est l'une des quatre grandes puissances civilisées
de l'Occident, une Hongrie-Valachie serait à peine en Europe, et
son action dans le monde se bornerait à disputer à la Russie, au
milieu d'embarras sans nombre, ces terrains vagues où finit l'Orient,
où commence l'Europe.
L'existence de l'Autriche est un intérêt européen. La France le
sait bien , elle sait aussi que tout ce qui menace l'Autriche la me-
nace elle-même, elle sait encore que son gouvernement s'est abusé
dans ses calculs, elle l'approuve d'en avoir pris philosophiquement
son parti, d'avoir fait bonne mine à mauvais jeu, parce qu'après
tout erreur n'est pas compte; mais elle désire qu'il ne se trompe
pas deux fois. Assurément il y a en France des esprits jaloux qui
ont peine à se consoler des succès et des Marengos d'autrui, des es-
prits courts qui posent hardiment en principe que la France ne peut
être grande que si ses voisins sont faibles, des amateurs d'aven-
tures qui convoitent le Rhin, qui rêvent d'attacher aux flancs de
leur pays une Vénétie allemande, éternel objet d'inquiétudes et de
revendications. Le gros de la nation pense autrement. Consultez
le bon sens français, et demandez -lui si la France doit faire la
guerre pour mettre à néant les résultats de 1866, pour empêcher
qu'il n'y ait dans le nord de l'Europe une Prusse forte, maîtresse
de ses mouvemens et du choix de ses alliances, assez puissante
pour que désormais il soit impossible de rien régler en Europe
sans compter avec elle : le bon sens français répondra que non.
Demandez-lui si d'autre part son gouvernement, le cas échéant,
devrait s'opposer par la force à l'établissement d'une grande Alle-
magne fédérative et constitutionnelle, assez unie pour assurer son
indépendance contre toute ingérence étrangère et donnant aussi,
par ses institutions, des garanties à la paix de l'Europe : il répondra
qu'il n'aurait garde, pourvu que cette grande Allemagne s'engage à
ne chercher à personne des querelles d'Allemand; mais livrer le
centre de l'Europe à une amlDition obscure, tortueuse et sophis-
tique, qui refuse de se lier, qui s'applique à ne rassurer personne, et
dont le rêve est peut-être de s'étendre de la Raltique à l'Adriatique,
voilà ce que le bon sens français ne saurait admettre. Aussi conseille-
t-il à son gouvernement d'être attentif et de se joindre à l'Autriche
pour dire à la Prusse : « Nous ne discuterons plus vos principes,
vous en avez trop; mais vous avez signé un contrat, nous l'inter-
prétons au pied de la lettre, comme il convient. Vous nous avez fait
descendre de nos nuages, nous avons pris terre; nous nous en tien-
drons avec vous à une politique de légiste ou de procureur. »
Ce n'est pas seulement en France que le traité de Prague a dé-
rangé les idéologues et fait tort aux doctrines. L'Allemagne aussi
est désorientée; son ciel est vide, elle n'y trouve plus d'étoile qui
LA. PRUSSE ET L ALLEMAGNE.
Qhi
lui marque son chemin. L'histoire a ses cruautés. Il arrive souvent
que les peuples nourrissent pendant de longues années certaines
aspirations dont ils se font comme une idole ; ils attendent, ils es-
pèrent, et quand leur rêve s'accomplit enfin, l'idée qu'ils aimaient
se montre à eux sous des traits grimaçans et difformes; ce n'est plus
elle, c'en est la parodie ou la caricature. Les Allemands appelaient
de leurs vœux une nouvelle Allemagne, forte et libre à la fois; en
1848, ils avaient cru la posséder, mais elle s'était refusée cà leurs
désirs. Ils n'avaient point perdu courage, ils comptaient sur leur
fortune; qu'ils étaient loin de s'attendre à ses trahisons ! Cette unité,
après laquelle ils soupiraient, leur apparaît aujourd'hui incarnée
dans un gouvernement militaire qui, tel qu'il est, n'a rien à leur
donner que le service universel, un nouveau fusil et la manière de
s'en servir.
Ce n'est pas tout. L'Allemand porte en lui deux instincts qui
semblent contraires et qu'il sait accorder. Il joint au goût des théo-
ries, à la liberté souvent téméraire de la pensée, un grand respect,
un pieux attachement pour les antiques maximes et pour les vieilles
coutumes qui réglaient la vie de ses pères et qui règlent encore la
sienne. C'est par quoi sa littérature ne ressemble à aucune autre.
Elle ouvre à l'intelligence des horizons infinis, des échappées lumi-
neuses à perte de vue, et l'on y respire cependant un esprit d'ordre
quelquefois minutieux, je ne sais quoi de patriarcal et de casanier,
l'amour des sentimens réguliers, des innocens souvenirs et des
longues habitudes. Les poètes et les philosophes de l'Allemagne
laissent leur pensée courir librement et déployer ses ailes dans l'es-
pace; mais eux-mêmes sont assis et bien assis. Comme les Kant et
les Hegel, les Schiller et les Goethe sont des bourgeois olympiens.
En politique aussi, l'Allemand se complaît aux systèmes, aux spé-
culations, ce qui ne l'empêche pas d'avoir la religion du passé, de
l'histoire. Dans aucun autre pays,, le sentiment, non de la justice,
mais du droit traditionnel, n'était si vivace ni si profond. Et voici
qu'un monarque de droit divin , invoquant le principe jacobin de
la raison d'état et du salut public, a brisé sans scrupule trois cou-
ronnes légitimes ! Le roi Guillaume y a-t-il bien songé? n'a-t-il pas
craint de porter atteinte à ce culte de la légitimité qui était le prin-
cipal rempart de l'Allemagne contre la révolution? Quel exemple il
a donné ! quelles réflexions dangereuses il a fait faire ! Au point de
vue du droit, il n'y a pas de grandes et de petites couronnes, elles
ont toutes le même poids, et l'or en est au même titre. La Prusse
était un gouvernement fondé sur le respect; mais on n'est respecté
qu'à la condition d'être fidèle à son principe et de le respecter dans
autrui. Ces couronnes brisées en mettent d'autres en péril; ces pous-
TOME LXXXVI. — 1870. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
sières parlent et prophétisent. La main qui a frappé ce grand coup
n'a-t-elle éprouvé ni frémissement ni remords? Les anciens croyaient
à Némésis, déesse des représailles; il est permis aux modernes de
croire que les principes se vengent et qu'il est des souvenirs fu-
nestes. Dans les cœurs allemands, le respect est en baisse : l'Alle-
magne a vu ce qu'elle pensait ne voir jamais, quelque chose d'é-
trange et de peu séduisant, — le droit divin devenu révolutionnaire
et la révolution sans la liberté.
C'est en Prusse surtout que le traité de Prague a porté le trouble
dans les idées, la confusion dans les partis, et produit une situation
qui ne saurait être durable. Pendant les quarante premières années
de ce siècle, la Prusse, sans avoir une constitution, jouissait d'une
assiette solide, de cette liberté de fait que créent les contre-poids et
les garanties tacites, de ces franchises de l'esprit que protège un
gouvernement éclairé. Père de ses peuples, le roi de Prusse était
aussi leur chef militaire et leur évêque; mais sa puissance était li-
mitée par les prérogatives de la noblesse, par les privilèges octroyés
aux villes, par les droits des corporations bourgeoises et indus-
trielles; son pouvoir épiscopal était balancé par cette liberté philo-
sophique qui a fait la grandeur de Berlin, et l'on voyait une maison
croyante favoriser l'autonomie de la science et de la raison. La
Prusse était une grande famille sagement et équitablement gouver-
née; elle possédait à sa manière ce bonheur politique qui, selon le
mot d'un publiciste, « est le fils de la paix, de la tranquillité, des
mœurs, du respect, des anciennes maximes du gouvernement et de
ces coutumes vénérables qui tournent les lois en habitudes et l'o-
béissance en instinct. » La révolution avortée de 18ii8 troubla cet
équilibre. Contrainte à des concessions qui lui pesaient, anxieuse,
voyant l'avenir en noir, la royauté prussienne se tint sur le qui-
vive, sur le pied de guerre. Ce qu'elle avait jusqu'alors toléré ou
protégé lui devint suspect; elle fit de la conservation à outrance, et
s' appuyant fortement sur ces deux grands étais d'une monarchie
menacée, l'armée et le clergé, elle engagea une lutte sourde avec
la constitution qu'elle s'était laissé imposer. Les débats suscités par
la réforme militaire transformèrent cette lutte sourde en un conflit
déclaré. C'était une situation gâtée; cependant c'était encore une
situation nette et franche. Le gouvernement avait contre lui les li-
béraux, qui étaient de vrais libéraux; il avait pour lui la chambre
des seigneurs et tout ce grand parti conservateur que nous avons
essayé de d-épeindre, et qui met au service de son roi, de ses privi-
lèges, de ses préjugés d'un autre âge, l'autorité que donnent des
convictions fortes, la vigueur du caractère et un dévoûment actif ta
la chose publique.
La guerre de 1866 et ses conséquences ont tout changé. La Prusse
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. 6A3
est en proie aux incertitudes; toutes les doctrines y sont vacillantes,
tous les intérêts y sont inquiets et soucieux. Les événemens ont dé-
chiré le parti libéral, rejetant à gauche les progressistes, qui esti-
ment que la liberté est le premier des biens et que rien n'en peut
tenir lieu, à droite les nationaux, qui professent que, si le bonheur
est la liberté, il est des consolations plus précieuses encore que le
bonheur. Conséquence plus grave, le gouvernement a perdu ses al-
liés naturels, il n'a plus personne derrière lui. Sa conduite inspire
à ses vieux amis du parti conservateur d'invincibles appréhensions,
d'insurmontables défiances. Leur royalisme ne se croit point tenu
d'approuver indistinctement tout ce que fait leur roi. La royauté
qu'ils vénèrent et pour laquelle ils ont livré de si rudes combats,
c'est une monarchie par la grâce de Dieu, légitimiste et féodale,
« dans laquelle on ne saurait trouver le plus petit grain des idées
de 1789, de 1848, de 1866, » une couronne jalouse de ses droits,
esclave de ses devoirs et de sa parole, qui honore la chambre des
seigneurs « comme un époux honore son épouse légitime, » et qui
consulte la chambre des députés « comme un père consulte ses fils
devenus majeurs. » Cette royauté, et nulle autre, représente la
Prusse qu'ils aiment, leur vieille Prusse élevée et dressée par ses
souverains et par ses malheurs, avec ses souvenirs, ses lois particu-
lières, sa hiérarchie, ses corporations, l'antique constitution de ses
villes et de ses villages. La politique que suit leur roi depuis 1866
froisse tous leurs sentimens, heurte toutes leurs idées. Ils ne peu-
vent admettre que la Prusse répudie son caractère et ses traditions
pour s'unir à l'Allemagne et la conquérir subrepticement; c'est à
leurs yeux un commerce illicite , une sorte d'adultère politique.
L'éloquent pamphlétaire (1) qui s'est chargé d'exprimer leurs cha-
grins et leurs anxiétés déclare qu'il veut vivre et mourir à l'ombre
du vieux drapeau blanc et noir, que la Prusse est la Prusse et ne
doit pas être autre chose, qu'elle a été créée de toutes pièces par
des princes qui n'avaient cure de l'unité allemande, qu'elle est faite
pour protéger l'Allemagne, non pour se confondre avec elle, que
cette confusion leur serait fatale à l'une et à l'autre et les perdrait.
Aussi ne croit-il pas à l'avenir de la confédération du nord; il lui
prédit de courtes et fâcheuses destinées. Un gouvernement joue
gros jeu quand il inquiète et aliène ses amis sans pouvoir s'en faire
de nouveaux, et le gouvernement prussien mécontente les conser-
vateurs par des changemens qui les menacent, sans réussir à se
concilier les libéraux, auxquels il refuse les garanties constitution-
nelles.
Ce qui atténue le vice et la gravité de cette situation, c'est que
(1) Deutschland um Neujahr 1870, vom Verfasser der Rundscliaucn, Berlin 1870.
6iA REVUE DES DEUX MONDES.
la Prusse a le bonheur de posséder l'un de ces hommes qui domi-
nent les circonstances et qui remplacent pour un temps les institu-
tions. Les partis prussiens offrent, dans leurs rapports avec M. de
Bismarck, un spectacle qui touche par instant à la haute comédie :
ce ne sont que chamailleries , reproches aigres , récriminations
amères, puis des rapatriemens, des réconciliations, des baisers de
paix bientôt suivis de nouvelles brouilleries. Tantôt les conserva-
teurs rompent en visière au grand-chancelier, et les feuilles natio-
nales chantent victoire et se pavoisent; le lendemain, elles mur-
murent, elles gémissent, elles ont essuyé quelque mécompte ou
quelque avanie, et c'est au tour des conservateurs de triompher.
Quant à lui, ce jeu le fatigue, mais ne laissj pas de lui plaire; il se tire
de ces imbroglios en citant son Shakspeare, le poète àd la passion
fiévreuse et de l'ironique fantaisie. Parfois il se fâche, il menace; il
dit à ses anciens amis : « Nous pourrions bien nous devenir si étran-
gers les uns aux autres que nous ne nous reverrions plus. « Avec
les nationaux, il le prend sur un ton moins grave, il les traite en
écoliers mutins : « qui d'entre vous, leur demande-t-il, se chargera
d'être chancelier à ma place? » Et ce mot termine tout. Le secret de
sa puissance, c'est qu'il est nécessaire à tous les partis, les conser-
vateurs^craignant que, s'il succombe, il ne les enveloppe dans sa
ruine, les nationaux jugeant que lui seul est capable de parachever
le grand œuvre, de guider à travers les récifs, les bas-fonds et les
orages la barque qui porte le césar allemand et sa fortune.
Il n'en est pas moins vrai que le gouvernement prussien est
comme suspendu dans le vide; il n'a pas réussi à former un parti
ministériel. Vivant au jour le jour, il en est réduit à une politique,
non de conciliation, mais de bascule. M. de Bismarck a son but et
son outil; mais il est à lui-même son seul ouvrier, et son œuvre est
de longue haleine. Il sait très bien que les agrandissemens qu'il a
procurés à son pays et ceux qu'il lui promet encore lui imposent des
conditions nouvelles d'existence. Peut-être, s'il s'écoutait, refon-
diait-il hardiment toutes les institutions civiles et religieuses, il les
remettrait au creuset, il infuserait du sang américain dans les veines
de la vieille Prusse étonnée; mais une volonté supérieure à la sienne
le lui interdit. Aussi bien il faudrait s'appuyer sur la liberté, et il
n'en veut pas; il ne peut non plus toucher à l'arche sainte de l'ar-
mée; il importe à ses desseins que la Prusse ait la libre disposition
de son épée et un budget militaire qui ne dépende point des vota-
tions d'un parlement. 11 se voit ainsi contraint à conserver beaucoup
de choses qui désagréent à son libre génie; il ne fait pas assez de
chaugemens pour satisfaire les uns, il en fait trop pour ne pas
alarmer les autres. Cet homme qui dans sa politique étrangère
procède par surprises, par grands coups, au dedans est condamné
i.A l'iiiissi', i.r i,'ai,m,ma(;m;. (i/iT)
à nii ôclectismi', l.iinldc, ;i,ii\ (Icini-iiicsiircs, à l;t, (Iciiii-ii'voldlioii (;t
h la (l(;rni-consorval,i()ii. Il csl, obligé (h; respecter les ^ros rniirs;
mais, s'il n'a garde de; toiii, reiivers(!r, il ébranle tout. — M. de Jîis-
mai'ck, disait un Prussien, anra passé an milien d(! nons comme un
redontable météore. Ses créations ne sont rpiedes (îxpédiens provi-
soires, 7nais SCS dhorffdnisalions diircroiil. II nons laisseia tont à
la fois agrandis et détruits, ne sachant à (|iioi nons [)r(!n(b'e, avec
des institutions ruinées, l'armée seuin debout.
Il y a quelfpjes années encore, la Prusse était un j)ays remar-
f|u;d)le et original; (!n attendant mieux, elle est aujourd'hui un pays
étonn.'int, qui ne rej);és(Mite plus rien, mais rpii possède, un honune
qui lui tient lieu de tout. Par malheur, les hommes nécessaires ne
sont pas immortels. Si celui-ci venait à manquer, Berlin serait le
tli(''âti(; d'une; ci'ise |)lus giav(; et plus or;ig(!US(! que celhîs rpii agi-
tent la France et l'Atitriche. On peut dire di; l'héritage; du grand
Frédéric ce que Wellington disait jadis de l'Fspagne : « on travaille
à détruire dans ce pays-là tous les vi(;u\ moyens de gouveiiiement,
et on ne les remplace par aucun autre. »
IV.
C'est luie chose bi(Mi hasardeuse (pie, |(!s (iituritions. Il Huit (jri
croire le vainqueur de lîossb.ich. u Que; sont les proj(!ts (l(;s hormnes?
a-t-il dit. L'avenir leur est caché; ils ignorent ce qui doit arriver
demain; comment pourraient-ils prévoir les événemens que l'en-
chauKîHKîut des causes secondes amènera dans six mois? » Il di-
sait encore : « Le monde ne se gouverne que par compère cÀ, par
commère. Quelquefois, quand on a assez de données, on devine
l'avenir; souvent on s'y trompe. » Il en concluait qu'il (!st bon d(; s(!
défi 'r de soi el de compter avec les caprices (( de sa sacrée majesté
le hasard. »
11 est ce[)endan!, des probabilités qui (V(iiiva.I(;nt à des certitudes.
On [)enL alïirm(;r, p;i,r exemple, fju'une situation ([ui ne satisfait per-
sonne, ni l(!s intérêts ni la logirpie, a [)eu de chances de se perpé-
tuer. On [)eut affirmer aussi que la clé ou le noiud d(!s affaires
d'AlKîinagne est à Ijerlin, qu'il dépend de la Prusse de moflifier en-
tièrement l'état de la question allemande. Si Berlin venait à changer,
tout changerait. lUîrlin chang(;ra-t-il? 11 lui est inq)ossil)l(; de ne
pas changer. Quand changera-t-il? Ceci est du ressort de sa majesté
le hasard.
Les vrais libéraux prussiens, dont nous avons parlé pliis d'une
fois, gioupe d'excellens esprits, intelligente! gahjrie qui assiste aux
événemens sans y prendre part, et qu'on traite de boudeurs ou de
frondeurs parce; que Sadowa ne les a pas grisés et qu'ils sont rej-
646 REVUE DES DEUX MONDES.
fléchis et clairvoyans, se préoccupent de l'avenir que l'homme né-
cessaire prépare à leur pays. Ils sentent tout ce qu'il y a d'irrégulier,
de menaçant dans la situation présente, les contradictions où l'on
s'est engagé, l'impossibilité d'étendre à toute l'Allemagne un ré-
gime de haute pression, qui n'assure de garanties sérieuses ni à la
souveraineté des états , ni à la liberté. Ils tiennent pour maxime
qu'il faudra se résoudre à faire le choix qu'on n'a pas voulu faire à
Nikolsbourg, à savoir, détacher nettement la Prusse de l'Allemagne,
garder sous sa main les petits états qui sont dans la dépendance na-
turelle de Berlin et laisser à lui-même le reste en l'aidant à s'orga-
niser, — ou bien défaire en partie l'œuvre et la constitution de M. de
Bismarck, renoncer à la dictature et se placer à la tête d'une Alle-
magne réunie sous des institutions libres et vraiment fédératives.
On assure que ce dernier choix est en faveur dans l'entourage de
celui qui héritera un jour de la couronne de Prusse et que lui-même
y incline. Ce n'est pas d'aujourd'hui que la droiture de son esprit
et de ses intentions, la générosité de son caractère, ont inspiré de
chaudes espérances au libéralisme prussien. Quelqu'un a dit de lui:
« C'est un Hohenzollern, mais un Hohenzollern qui se cherche et qui
se trouvera. » En se cherchant, il a rencontré son siècle et il a fait
connaissance avec lui. Berlin, en 1857, célébra son mariage comme
un événement propice, comme un favorable augure. Ce mariage
amenait en Prusse une princesse qui joint aux grâces de la femme une
âme forte, une intelligence élevée, et la Prusse n'ignore point que
dans ce sage pays d'Angleterre, — où la liberté est non une fièvre
intermittente, mais le battement régulier d'un pouls ferme et bien
portant, — les princesses royales sucent avec le lait de leur nour-
rice le respect des idées constitutionnelles. Dans un certain monde,
on reprochait autrefois au prince royal de Prusse de ne pas porter
aux choses militaires cet intérêt exclusif ou dominant qu'on attend
d'un Hohenzollern; son esprit chercheur était occupé d'autres ques-
tions. Depuis la guerre de 1866, on ne saurait l'accuser de n'être
pas un soldat; le courage brillant qu'il y a déployé, l'importance du
commandement qui lui était confié, son arrivée opportune et déci-
sive sur le champ de bataille de Kœniggraetz, tout le dispense de
démontrer qu'il sait la guerre, et qu'il est capable de l'aimer. Il
pourra impunément donner des gages à la paix et à la liberté ; la
Prusse lui en saura gré comme l'Europe. Nous avons rapporté ce
que disent les sceptiques : « ne changera-t-il pas d'idée? trouvera-
t-il des hommes? peut-on défaire ce qui s'est fait?» II est aussi té-
méraire de trop douter que de trop croire; mais supposez qu'un jour
la Prusse se mît à parler un langage libéral et pacifique, qu'elle se
montrât disposée à rétablir le concert européen, — supposez qu'ap-
puyant ses paroles par des actes, on la vît réparer son odieuse in-
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. 647
justice envers le Danemark en réglant avec lui la question du Slesvig,
entreprendre courageusement la réforme de la constitution fédérale,
remanier ses lois, et, pour commencer, soumettre ses tribunaux
militaires au régime de la publicité, cette sauvegarde de la justice (1),
les sentimens des peuples et des gouvernemens ne tarderaient pas
à changer. La question allemande prendrait une face nouvelle, et
les nouvelles questions demandent de nouvelles solutions.
C'est un long chapitre que celui des futurs contingens. Puisse
l'Europe les attendre en paix, c'est-à-dire dans le sUilu quoi Au-
jourd'hui la Prusse est un homme, et l'on sait que cet homme a de
bonnes raisons pour être pacifique; mais on sait aussi que, son parti
fùt-il pris là-dessus, il devrait se garder le secret, et qu'à ceux qui
lui demandent ou la liberté ou l'Allemagne, il ne peut répondre :
« Vous n'aurez ni l'une ni l'autre. » Quelques-uns de ses ennemis
se plaisent à dire que son sac est vide, qu'il a osé tout ce qu'il est
capable d'oser. Propos imprudens et légers ! M. de Bismarck se plai-
gnait récemment au Reickstag que les hommes de ce siècle sont
prompts à censurer autrui, mais qu'ils craignent d'agir et d'avoir
des comptes à rendre, que la peur des responsabilités est la grande
maladie de notre époque de critique et d'impuissance. A coup sûr,
c'est une contagion qu'il n'a pas subie. Il est peu d'hommes dans
l'histoire qui aient tant pris sur eux, qui aient consenti à répondre
de tant de choses devant leurs contemporains et devant la postérité;
mais ses audaces ont pour contre-poids une merveilleuse intelli-
gence politique. Il voit clair dans les situations, il sait tout ce
qu'elles permettent, et l'événement a justifié ses apparentes témé-
rités. On lui peut appliquer le mot de Polonius : il a de la méthode
dans sa folie. Sadovva en fait foi. Au xvii'' siècle, les Turcs étaient
de grands maîtres en diplomatie, et le chevalier Quirini, baile de
Venise à Constantinople, les admirait fort. Il avait remarqué que
leur politique n'était point renfermée en des maximes et des règles,
qu'elle consistait toute dans le bon sens, que cette politique, qui
n'avait ni principes ni théories, était comme inaccessible, — et il
avouait de bonne foi « que la conduite du vizir Achmed-Pacha était
un abîme pour lui. » — Ce grand-vizir, ajoute Chardin, qui nous a
rapporté ce jugement, avait un esprit étendu, pénétrant, ouvert; il
(1) Dans le courant de l'été 1869, un lieutenant de l'armée prussienne s'est pris de
paroles pour un motif futile avec un employé de chemin de fer et l'a tué raide d'un
coup d'épée. 11 a été jugé secrètement par un tribunal militaire, la sentence a été se-
crètement révisée ou confirmée par le roi. On sait que le condamné doit passer quel-
ques mois ou quelques années dans une forteresse; mais on ne sait comment le tri-
bunal a qualifié son action, ni ce que porte l'arrêt, ni à quoi se monte la peine. Le
docteur Gneist a-t-il tort de prétendre que l'armée forme en Prusse un état dans l'état?
6A8 RETUE DES DEUX MONDES.
allait droit aux choses. Qui a-t-il peint par ce mot, Achmed-Pacha
ou M. de Bismarck ?
« Je n'irai pas chercher les Allemands du sud, disait un jour à un
diplomate le chancelier de la confédération du nord; mais, s'ils vien-
nent à moi, je les recevrai, dussé-je me mettre toute l'Europe sur
les bras! » C'est à peu près ce qu'il a répété devant le Reichstag
dans la séance du 2/i février dernier. Interpellé à l'improviste par
l'un de ces impatiens qui demandent l'accession immédiate de Ba-
den, par l'un de ces imprudens dont on a dit qu'ils mettraient le feu
à deux maisons pour se faire cuire deux œufs, que lui a-t-il ré-
pondu? A-t-il allégué le traité de Prague? Il n'aurait garde. Il s'est
contenté de déclarer que, dans l'intérêt même de l'unité allemande,
i! importait d'avoir patience et de ne point ressembler à ce person-
nage de comédie qui, après avoir tué une douzaine d'Ecossais, se
plaignait de son désœuvrement, trouvait la vie monotone et en-
nuyeuse. Il a représenté au Reichstag qu'il est de mauvaise poli-
tique « d'écrémer le pot au lait et de laisser s'aigrir le reste, » que
dans l'état des choses Baden était à même d'exercer une heureuse
influence sur ses voisins et de rendre des services dans toutes les
affaires que les états du sud peuvent avoir à traiter soit entre eux,
soit avec la confédération du nord, — ce qui revient à dire qu'on
est bien aise de se servir de Baden pour avoir des nouvelles et pour
donner des conseils. M. de Bismarck est convenu que la Bavière et
le Wurtemberg n'exécutaient pas leur réforme militaire avec tout
l'empressement désirable, et qu'il était à croire que leur zèle se
ralentirait d'autant plus que les vents d'ouest leur paraîtraient moins
n?enaçans; mais il a déclaré nettement que l'union de l'Allemagne
devait s'accomplir sans menace, sans pression, et que, plutôt que
d'employer la contrainte, « il préférerait attendre tout le temps qui
s'écoule d'une génération à l'autre. » Que faut-il inférer de cet élo-
quent discours, assaisonné d'une agréable ironie? Pour emprunter
un mot que le concile a mis en circulation, M. de Bismarck est
opportuniste , et ce fut probablement en son temps la politique
d' Achmed-Pacha.
Ce n'est pas sans raison que l'Europe suit d'un œil attentif ce qui
se passe à Munich et à Stuttgart. La paix et la guerre dépendent
des états du sud. Le traité de Prague les a investis d'une périlleuse
dignité, il a mis dans leurs mains les plus graves intérêts. Leurs
gouvernemens l'ont senti dès la première heure; ils ont été avisés
et prudens, à quoi les a aidés le bon sens des populations. Après
tout, ils ont traversé les années difficiles, ils ont eu le temps de
s'accoutumera ce qu'avait d'étrange leur nouvelle situation, a Nous
commençons à nous reconnaître et à nous asseoir, » disait un de
leurs ministres dirigeans. Ce qui peut rassurer l'Europe, c'est que
LA PRUSSE ET l' ALLEMAGNE. Qh9
les intérêts allemands sont d'accord avec les siens. Si les états du
sud, dans un aveugle entraînement, avaient consenti à se donner
sans conditions, c'en était fait de l'avenir de l'Allemagne. En sup-
posant qu'il se fût trouvé une majorité pour solliciter l'accession du
Wurtemberg et de la Bavière à la confédération du nord, les oppo-
sans seraient encore si nombreux et s.i redoutables que la Prusse,
pour garder le midi, devrait le tenir pendant un demi-siècle sous le
régime du sabre. Triste résultat et pour l'Allemagne, et pour l'Eu-
rope, et pour la Prusse elle-même ! Les gouvernemens du sud ont
compris qu'ils ne peuvent entrer en arrangement qu'avec une Prusse
libérale et disposée à respecter la liberté d' autrui, que leur rôle est
d'attendre et d'encourager par leur attitude les résipiscences de
Berlin. Que deviendrait la patrie des grands penseurs et des con-
sciences hardies, si elle se résignait à faire litière de ses franchises et
des droits de souveraineté de ses états? Nous trouvons dans un livre
plein de vérités neuves et exquises sur le génie de la Grèce an-
tique (1) les lignes que voici : « Ce qu'il faut bien comprendre, c'est
que tout ayant en Grèce les proportions municipales, rien n'y était
municipal par le fond et par la manière de voir. Le plus petit bourg
se sentait un peuple. La Grèce n'était pas une grande nationalité
compacte, enserrant une foule de petites villes bornées dans leurs
vues, mesquines dans leurs passions. C'était plutôt une grande fa-
mille disséminée, enveloppant et reliant par l'unité de langue une
foule d'états complets. » Aucune nation moderne ne s'est plus rap-
prochée que l'Allemagne de cette constitution de l'ancienne Grèce,
et l'Allenîagne représente en ce siècle deux grandes choses, l'in-
struction populaire et la liberté intellectuelle. Quiconque la connaît
sait qu'elle a beaucoup à perdre. Puisse-t-elle ne pas lâcher la proie
pour l'ombre! Q'ie lui parle-t-on des ve?Us de r ouest, qui, grâce
à Dieu, sont rentrés dans l'outre? Si les vents du nord lui appor-
taient le despotisme militaire, ils la dessécheraient jusqu'à la moelle
des os.
Mais ce n'est pas seulement de leur avenir et des destins de l'Alle-
magne que répondent en ce moment le Wurtemberg et la Bavière.
Le sort de tous les petits états de l'Europe est attaché et comme
suspendu au leur. Si le rêve du parti s'accomplissait, si Baden de-
venait un grand Waldeck, si Munich et Stuttgart étaient convertis un
jour en préfectures prussiennes, les voisins de l'Allemagne, coûte que
coûte, prendraient leurs sûretés, et l'on verrait se réaliser cette po-
litique des grandes agglomérations^ qui nous a été proposée comme
un idéal, et qui serait un recul et un péril. Il est naturel assurément
de souhaiter l'union toujours plus intime des peuples, l'abaissement
(1) Philosophie de l'architecture en Grèce, p. 14, par Emile Boutmj-, professeur à. 1\;-
cole spéciale d'architecture, Paris 1870.
650 REVUE DES DEUX MOXDES.
des frontières, la facilité croissante des transactions, l'unité des
poids, des mesures et des monnaies, l'émancipation des marchan-
dises, l'échange plus fréquent et plus rapide des inventions et des
idées; mais c'est aussi le caractère original de l'Europe moderne
que, partagée en un grand nombre d'états indépendans, on y voit
une civilisation générale et commune affecter les formes les plus va-
riées. Elle mérite cet éloge qui a été fait de la Grèce de Périclès :
(c son génie avait la féconde chaleur qui sort de foyers multiples,
la majesté d'une seule grande flamme battant de l'aile à découvert. »
Unité, multitude, disait Pascal en parlant de l'église, et il traitait
de confusion la multitude qui ne se réduit pas à l'unité, de tyrannie
l'unité qui ne dépend pas de la multitude.
Les petits états ont beaucoup fait jadis pour la civilisation et le
progrès; ceux qui subsistent encore auraient mauvaise grâce à se
rappeler trop leur passé, à nourrir des prétentions égales à la gran-
deur de leurs souvenirs; mais ils ne sont pas au bout de leur rôle.
En vérité, l'Europe gagnerait-elle beaucoup si l'on supprimait d'un
trait de plume, avec Baden, le Wurtemberg et la Bavière, la Belgique,
la Hollande, le Danemark, la Suisse? Ces pays ne lui donnent-ils rien
et n'a-t-elle rien à apprendre d'eux? Sa paix intérieure sera-t-elle
plus affermie quand elle ne comptera dans son sein que quatre ou
cinq empires se touchant coude à coude et n'ayant plus de neutres à
ménager? Sa politique sera-t-elle plus humaine ou plus barbare
quand elle n'aura plus k exercer cette vertu suprême des grandes na-
tions, la générosité dans l'emploi de la force, les égards pour les
faibles et le respect des petites légitimités? Dans un temps où les
peuples, devenus exigeans, donnent la première place à l'épineuse
question du bonheur, n'est-il pas désirable qu'on puisse juger à
l'œuvre et comparer entre elles les pratiques diverses et les diverses
solutions? Aujourd'hui que la liberté est un besoin universel et que
le va-et-vient des événemens la condamne dans les grands pays à
une existence incertaine ou k de redou!ables éclipses, n'est-il pas
heureux qu'elle possède un asile assuré chez les petits peuples, qui
ne s'en peuvent passer? Ils en vivent, et rien ne les dédommage de
sa perte. — C'est là le point, nous disait récemment l'un des hommes
d'état de l'Allemagne du sud. A l'Europe de savoir si elle peut sans
inconvénient pour elle-même sacrifier les états secondaires et ter-
tiaires. S'accordera-t-elle à les exproprier pour cause d'utilité pu-
blique? Ou lui semble-t-il avantageux de les conserver, royaumes,
principautés ou républiques, parce qu'ils sont à la fois des coussi-
nets de sûreté dans le grand jeu de la machine européenne, des
laboratoires politiques et sociaux dans un temps d'inquiétudes, de
recherches, d'essais et d'expériences?
Victor Cherrdliez.
EXPLORATION
DU MÉKONG
VIII.
l'insurrection musulmane en chine et le royaume de tali (1).
Si l'Europe n'a désormais rien à craindre de l'islamisme, relégué
chez elle dans un empire décrépit, l'Afrique et l'Asie sont moins
heureuses : sur le premier de ces deux continens, il a si bien su
nous démontrer son énergie, que nous avons toujours répondu par
des concessions aux révoltes qu'il suscitait contre nous. Ce n'est
pas seulement l'Afrique septentrionale que l'étendard du prophète
couvre de son ombre mortelle. Celle-ci enveloppe déjà une mul-
titude de peuplades de l'Afrique centrale, épaississant ainsi le voile
qui malgré d'héroïques efforts dérobe encore à l'œil de la science
cette mystérieuse contrée. Les causes qui ont assuré ailleurs la vic-
toire du croissant ont amené des effets identiques dans certaines
parties très reculées de l'Asie. Porté après la mort de Mahomet par
les guerriers et par les commerçans arabes jusqu'aux extrémités de
l'ancien monde, l'islamisme séduisit ou soumit un grand nombre
des peuples belliqueux du littoral ou de l'intérieur. On s'explique
le succès qu'il a obtenu chez les Malais, ces féroces écumeurs des
mers dont la vapeur déconcerte aujourd'hui la cupidité; mais, non
content de courber sous le joug les nomades et les sauvages, les
(1) Voyez la Revue du 15 février 1870.
652 REVUE DES DEUX MONDES.
pasteurs et les pirates, voici qu'il s'attaque aux plus vieux em-
pires, menaçant de renverser de son souffle puissant des édifices qui
ont défié les âges. Dès les premières années du xiii^ siècle, des
mosquées s'élevèrent dans le Bengale à côté des temples de Brahma,
le mahométisme ayant pris racine sur les bords des fleuves sacrés
de l'Inde. Il vient d'éclater en Chine, où le vieux colosse se débat
sous l'étreinte d'une rébellion qui doit au sentiment religieux une
partie de sa force. C'est là un spectacle qui n'est pas sans enseigne-
mens.
Accoutumé à professer à l'égard de toutes les religions une indif-
férence dédaigneuse, le gouvernement de Pékin n'a point hésité,
comme nous l'avons vu, à confier le commandement supérieur des
troupes envoyées contre les rebelles à un homme qui, ne pouvant
manquer de sympathiser avec ses coreligionnaires, semble se trou-
ver conduit par sa foi à favoriser les progrès de ceux que son devoir
politique l'obligerait à combattre : étrange aveuglement qui provo-
que dans le Yunan même, chez les rares généraux dévoués à l'empe-
reur, un blâme discret, toujours étouffé par le bruit des protestations
retentissantes que Ma-Tagen transmet à la cour abusée. Les Chinois
font tout bas le récit de certaines batailles où les régimens impé-
riaux ne comptaient jamais un blessé dans leurs rangs, et tiraient
eux-mêmes en l'air pour reconnaître les bons procédés de l'ennemi.
Ils ajoutent en souriant qu'un lieutenant de Ma-Tagen, observateur
défiant, demanda un jour à son chef de changer d'enseignes avec
lui. Le général n'osa refuser, et battit en retraite après avoir vu
quelques-uns de ses gardes tomber autour de lui. Comme si ce n'é-
tait point assez, pour attester la méprise ou l'incurie du gouverne-
ment impérial, d'une armée inactive sous un général complice de
l'ennemi (1), le seul homme du Yunan qui ait été prier sur le tom-
beau du prophète continue, bien qu'il ait été compromis dans une
première révolte, de toucher un gros traitement et de loger à Yunan-
sen dans un palais ! Nous avons pu constater qu'il n'ignorait pas sa
puissance, et qu'il ne songeait à cacher ni ses relations avec les re-
belles de Fouest, ni son influence sur les musulmans demeurés jus-
qu'à présent fidèles à l'empereur. A voir la façon dont ces derniers
traitent les Chinois, il est d'ailleurs impossible de ne pas reconnaître
(1) Je dois dire cependant que des renscignemens qui me sont parvenus très ré-
cemment ne confirment pas l'opinion que je m'étais formée sur les lieux touchant
l'attitude probable de Ma-Tagen. Peu après notre départ de Yunan-sen, l'armée des
rebelles investit cette ville. Tous les soldats mahométans commandés par Ma-Tagen
passèrent à l'ennemi ; mais celui-ci tint ferme à son poste, massacra ceux de ses lieute-
nans dont la fidélité lui paraissait douteuse, et soutint vaillamment l'assaut avec le
reste de son armée. I) a été blessé sur les murs. — Peut-être son cœur a-t-il changé,
suivant lexprcssion chinoise, peut-être est-il jaloux du rôle et de l'importance du sul-
tan de Tali.
EXPLORATION DU MEKONG. 653
en eux des hommes pleins de confiance dans leurs forces. Ils ne for-
ment pas le dixième de la population totale dans la partie du Yunan
qu'ils ont soumise; mais ils sont plus braves que leurs ennemis, ils
ont l'orgueil, l'enthousiasme et la foi. Les généraux qu'on leur op-
pose, gens sans honneur ou sans courage, commandent à une plèbe
dont aucun sentiment patriotique ne secoue l'inertie. Lorsqu'on songe
d'ailleurs que le souverain de 300 millions d'hommes n'a pu, sur le
champ de iDataille de Sagawane, opposer plus de 15,000 soldats aux
armées européennes qui menaçaient sa capitale, on ne s'étonne plus
du succès d'une poignée de rebelles dans la province la plus recu-
lée de l'empire. Si ces derniers acceptaient pour limites du royaume
indépendant qu'ils aspirent à fonder les limites mêmes du Yunan^
le gouvernement de Pékin agirait sagement en renonçant, malgré les
richesses qu'il contient, à un territoire demeuré si longtemps en de-
hors de l'unité chinoise; mais on peut craindre qu'il n'en soit pas
ainsi. Cette révolte, et c'est là ce qui la rend redoutable, est con-
damnée par sa double nature à suivre son cours; il ne dépend pas
de ceux qui la dirigent de l'arrêter, tant qu'elle aura des infidèles à
combattre, car si la politique peut assigner d'avance des bornes à
ses conquêtes, il n'en est point ainsi pour la propagande religieuse.
On affirme en effet que le nouveau sultan de Tali aurait dédai-
gneusement repoussé les offres de l'empereur de Chine, et répondu
aux ouvertures conciliantes de celui-ci en expulsant les ambassa-
deurs chargés de les lui adresser. S'engager à respecter les fron-
tières des provinces voisines du Yunan alors que chacune d'elles
renferme un germe de dissolution, ce serait trahir le prophète et at-
tirer sur soi les châtimens de Dieu. Le Kouei-tcheou, par exemple,
n'est guère moins troublé que le Yunan par l'insurrection des Miao-
tse, ces rudes montagnards, ces fils des champs incultes, souvent
battus, jamais domptés, et toujours prêts à secouer un joug que les
mains débiles du Fils du Ciel ne sont plus en mesure de maintenir.
Le Setchuen lui-même n'est pas épargné par la guerre civile, sans
cesse rallumée dans cette belle contrée par les Mauseu, chassés il y
a moins de deux siècles de Souitcheou-Fou, leur capitale, et refou-
lés dans le Léanchan, région montagneuse à travers laquelle coule
le Fleuve-Bleu.
Au temps de la prospérité de l'empire, ces barbares vivaient in-
soumis, abrités par les contre-forts de l'Himalaya, descendant par-
fois dans la plaine et regagnant bientôt après leurs repaires, où ils
se partageaient le butin. Leur audace s'accroît aujourd'hui dans la
mesure où la répression s'affaiblit, et leurs efforts secondent trop
bien les desseins des musulmans pour n'être pas favorisés par ceux-
ci. Déjà les musulmans du Yunan, exploitant les rancunes des tribus
autochthones, se sont servis des Miukias comme des Lolos, sauf à
654 REVUE DES DEUX MONDES.
réduire et à désarmer ces bons sauvages, qui prétendaient être trai-
tés après la victoire en auxiliaires, non en esclaves. Ce n'est pas
seulement de ce côté qu'est survenu aux musulmans un secours
inespéré. Sans parler de la guerre sociale des taipings, qui a para-
lysé dans le sud les forces de l'empire et menacé l'existence même
de la monarchie, sans rappeler la prise de Pékin, qui a détruit le
prestige nécessaire aux souverains absolus, il est certain que les
révoltés du Yunan ont rencontré un appui matériel chez leurs co-
religionnaires fixés dans les parties septentrionales de la Chine,
comme le Chensi et le Kansiou; en outre ils ont trouvé au moins un
concours moral chez leurs frères du Turkestan oriental, qui ont pris
les armes en même temps qu'eux. La coïncidence de ces divers
mouvemens a-t-elle été fortuite, ou bien résulte-t-elle d'un accord
secret? C'est une question sur laquelle la lumière n'est pas faite
encore, et qu'il serait téméraire de trancher. Cependant la dernière
hypothèse paraît vraisemblable quand on sait, ce que des rensei-
gnemens particuliers me permettent de confirmer, que l'islamisme
recrute des adhérons jusque dans le Thibet, attaquant le boud-
dhisme au cœur dans la ville sainte des lamas. Ce sont ces enne-
mis implacables du nom chrétien qui soulèvent en ce moment les
passions populaires contre nos missionnaires, récemment repoussés
de Bounga (1) par les bonzes, tandis que les mahométans s'empa-
rent peu à peu à Lhassa même du pouvoir effectif, en usant adroi-
tement, suivant l'occasion, de la violence ou de la ruse. Ils ont des
communications fréquentes avec les rebelles du Yunan, et le sultan
de Tali fait répandre dans leurs montagnes des proclamations,
écrites en arabe, où il s'efforce d'expliquer dans un langage mys-
tique le véritable caractère de la révolution qui s'accomplit. « Le
vrai Dieu, dit-il, va triompher des idoles, et le royaume des croyans
s'établira sur les ruines d'un empire souillé par les abominations sé-
culaires des infidèles. »
A quelle époque l'islamisme a-t-il été introduit dans l'empire du
Milieu, et quelle est l'origine des mahométans chinois? Questions
connexes qu'il ne me semble pas inutile d'aborder brièvement, sans
autre prétention que d'apporter, pour la solution définitive, le se-
cours de quelques renseignemens pris sur les lieux.
De tout temps, les songes ont été un moyen fort employé par les
puissances célestes pour communiquer avec les hommes. La fable
nous en offre bien des exemples, et la Bible elle-même en four-
nirait au besoin. Encore qu'elles soient écrites par des lettrés et
qu'elks aient à retracer l'histoire d'une société que le scepticisme
(1) Poste avanrc des missions catholiques au Thibet, évacué h la suitç du meurtre
de deux prêtres français massacrés par les lamas.
EXPLORATION DU MEKONG. ' 655
dévore, les annales de la Chine n'en sont pas moins remplies de ré-
cits merveilleux. L'empereur Ming-Ti, ayant aperçu pendant son
sommeil un homme resplendissant d'or qui s'avançait vers lui, com-
prit, et cela fait honneur à sa sagacité, qu'il y avait dans les con-
trées situées à l'occident de la Chine un être extraordinaire plus fort
que les rois et plus sage que les lettrés. Il envoya aussitôt chercher
la statue du maître inconnu et les livres renfermant sa doctrine.
Les ambassadeurs trouvèrent dans l'Inde les images et les pré-
ceptes de Bouddha, et rapportèrent ces trésors. Yoilà comment le
bouddhisme pénétra dans l'empire au vu'' siècle avant notre ère.
Au dire de plusieurs mahométans que j'ai consultés dans le Yunan,
l'islamisme y fit une entrée à peu près semblable. Rien n'est stérile
comme l'imagination des peuples barbares; enfantant toujours les
mêmes chimères, elle a éternellement recours aux mêmes plagiats.
Qu'au lieu d'habits dorés on revête le fantôme de vètemens arabes,
qu'à la place d'une simple curiosité d'esprit on veuille bien supposer
chez l'empereur auquel le fantôme apparut un besoin pressant de
secours contre des troubles intérieurs et des fléaux extraordinaires,
et l'on aura l'explication légendaire du fait historique qui nous oc-
cupe. Ce serait donc un empereur de Chine qui, dans une circon-
stance critique, aurait attiré chez lui les premiers musulmans. Quand
ces auxiliaires eurent cessé d'être utiles, on peut bien penser qu'ils
devinrent dangereux, et que, suivant une pratique toujours usitée
en Orient à l'égard des masses embarrassantes, ils furent dispersés
dans l'empire et confinés dans des provinces éloignées, où ils se
sont multipliés. Les musulmans du Yunan n'ont en effet sur leur
origine que des idées très confuses; mais on démêle dans tous leurs
récits, au milieu de fables qui les rattacheraient aux démons, —
filiation que les malheureux Chinois seraient d'ailleurs très disposés
à admettre, — un vague souvenir d'assistance fournie à l'empire,
de triomphes obtenus sur des rebelles, triomphes payés d'ailleurs
par l'ingratitude. L'histoire confirme ces traditions.
La nation chinoise n'a pas toujours été cette nation laborieuse et
d'humeur paisible, voulant vivre seule et pour elle seule, unique-
ment occupée à repousser l'invasion des idées étrangères en oppo-
sant une résistance désespérée à la force qui l'entraîne dans l'uni-
verselle gravitation des peuples. Elle a souvent porté ses armes fort
au-delà de ses immenses frontières, et l'on peut dire qu'il n'y a pas
de région dans l'Asie continentale qui n'ait été contrainte à res-
pecter son nom. Sous les Thang, elle exerçait une suzeraineté réelle
jusqu'à la Perse et à la mer Caspienne à l'ouest, et au nord jus-
qu'aux monts Altaï. Elle recevait des ambassadeurs du Népaul, de
l'Inde et de l'empire romain, et protégeait le roi de Perse contre les
656 REVUE DES DEUX MONDES.
Arabes au vn^ siècle de notre ère (1). Dès le vni* siècle, elle entrait
directement en lutte avec les califes. Ceux-ci infligeaient même aux
troupes de l'empereur de Chine une sanglante défaite à l'époque
où les Maures succombaient à Poitiers sous les coups de Charles
Martel; mais malgré ces récens souvenirs, en l'année 757, Sout-
song, menacé par une insurrection formidable, n'hésita point à faire
appel aux musulmans et h solliciter l'appui des califes contre ses
propres sujets révoltés. Abou-Abbas et AlDou-Giafar-Almanzor, chefs
de la famille des Abbassides et fondateurs de Bagdad, expédièrent
en Chine des troupes que le père Gaubil suppose avoir été des bandes
arabes tenant garnison sur les frontières orientales du Khorassan et
du Turkestan. Ces forces, réunies à l'armée chinoise, à un corps de
Tartares occidentaux et au continssent fourni par les Oïgours, for-
mèrent un effectif assez puissant pour permettre à Sout-song de
tailler en pièces ses ennemis. La bataille eut lieu dans le Chensi,
non loin de Si-ngan-fou, qui était à cette époque la capitale de
l'empire. Taïssoung fut contraint, comme son père, d'invoquer le
secours des étrangers, dont un grand nombre, lassés de leurs longs
voyages à travers l'Asie, se fixèrent sur le sol qu'ils étaient venus
défendre.
D'un autre côté, les Chinois eurent avec les peuples de l'Occident
des relations commerciales, présentées souvent, il est vrai, dans les
annales chinoises comme des rapports obligés de vassaux à suze-
rain, mais dont le véritable caractère ne saurait être contesté. Parmi
ces peuples qui, dès les temps les plus reculés, envoyèrent des mar-
chands dans l'empire, les Arabes ont toujours eu une importance
particulière, et au temps où leurs coreligionnaires combattaient dans
le nord sous l'étendard impérial, ils ne craignaient pas de piller et
d'incendier Canton, cité déjà très commerçante, avec laquelle ils
entretenaient par mer des rapports lucratifs. Le négoce et la guerre,
voilà donc les deux grandes causes qui plusieurs fois durant le cours
des siècles mirent en contact les Chinois et les musulmans ; ceux-ci
ont fait irruption dans l'empire à des époques diverses et par des
chemins diflerens. Cette conclusion générale ressort également de
traditions altérées, mais vivantes encore dans le pays , et de l'étude
des faits; en la soumettant au lecteur, je n'ai plus qu'à le renvoyer
aux sources, s'il est curieux d'étudier de près ces formidables chocs
de nations dont la vieille Asie a été le théâtre et dont l'Europe a sou-
vent ressenti le contre -coup.
Les musulmans étaient déjà si nombreux dans le Yunan au
xiii^ siècle que Marco-Polo, écrivant en 1295, représente la popu-
(1) Klaproth, Tableaux historiques de l'Asie,
EXPLORATION DU MEKONG. 657
lation de Yachi comme étant « un mélange d'indigènes idolâtres, de
chrétiens nestoriens et de Sarrasins ou maliométans (1). » La ville
que l'illustre voyageur appelle Yachi paraît être la même que Tali,
nommée Y-tchéou par Han-outi, qui la fonda après avoir porté ses
armes au-delà du Gange. Cette cité célèbre, qui est aujourd'hui le
centre de la révolte, reçut le nom de Yao-tchéou sous la dynastie
des Thang, puis celui de Nan-tchao (2) quand elle eut secoué le joug
des Chinois; elle prit enfin, après qu'elle eut été conquise par le
petit-fils de Gengis-Khan, le nom de Tali, qu'elle porte encore au-
jourd'hui. Depuis cette époque, les dynasties ont changé en Chine,
les Mongoux ont été remplacés par des souverains nationaux, ceux-
ci ont été renversés à leur tour par les Tartares-Mantchoux; mais le
pays de Tali n'en est pas moins demeuré pendant six siècles incor-
poré à l'empire. C'est en 1857 qu'il s'en est détaché de nouveau;
pour quels motifs et dans quelles circonstances? Je vais essayer de
le dire.
Les doctrines de l'islam ne se sont pas répandues sur la Chine à
la suite des prédications qu'aurait pu y faire un apôtre voyageur,
elles s'y sont perpétuées, sans s'étendre sensiblement d'ailleurs par
la voie des conversions, chez les descendans d'anciens émigrés fixés
dans le Céleste-Empire. Il y a lieu de penser que le christianisme dé-
généré des nestoriens et l'islamisme modifié de ceux que Marco-Polo
appelle Sarrasins se sont fondus en une seule doctrine, basée sur le
dogme de l'unité divine, et que cette croyance commune a entre-
tenu chez les adeptes, à l'égard des athées et des polythéistes, un
mépris facile à convertir en haine. Ces sentimens se sont traduits
cent fois par des révoltes partielles qui auraient suffi pour éclairer
sur les causes et l'étendue du danger un gouvernement moins
aveugle que le gouvernement chinois.
Les premiers désordres paraissent avoir éclaté en 1855, parmi des
mineurs maltraités par les mandarins préposés à la surveillance des
travaux. Le plus grand nombre des ouvriers appartenait à la re-
ligion mahométane; exaspérés par la violence et se sentant en force,
ils assassinèrent les ofiiciers chinois et se répandirent en bandes ar-
mées dans la campagne en appelant à eux leurs coreligionnaires.
A la suite de ce mouvement, les musulmans redoublèrent partout
(1) Le savant éditeur du Tong-kien-kang-mou donne les plus curieuses indications
sur les différentes religions pratiquées à la cour du tartare Manko-Khan, religions que
Marco-Polo trouva on vigueur dans la ville de Tali, et principalement sur la secte
chrétienne fondée au v* siècle par Nestorius.
(2) Le royaume de Nan-tchao est l'un des quatre que les Chinois appellent les
fléaux de l'empire. — Depuis la révolte musulmane, il a conquis des droits nouveaux
à cette qualification.
TOME LXXXVI. — 1870. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
d'insolence, refusèrent les impôts, bravèrent les agens de l'auto-
rité, en témoignant un dédain profond pour la population chi-
noise; ils détruisirent les porcs au nom du prophète et violèrent les
filles au nom d'Allah. En 1856, ils tentèrent d'assassiner à la fois
tous les mandarins chinois de Yunan-sen. C'est alors qu'un homme
énergique, nommé Changsou, qui avait fait ses preuves en com-
battant les taipïngs dans le Kouang-si, crut le moment venu de
frapper un coup décisif. Gouverneur de Hokin, ville située à un jour
de marche dans le sud de Likiang et non loin de Tali, il résolut,
de concert avec le mandarin de Likiang et un autre chef chinois,
d'organiser pour le même jour le massacre en masse des musul-
mans dans toute la province du Yunan, Il en fit périr en effet quel-
ques centaines aux environs de Hokin, cruauté trop incomplète
pour n'être pas dangereuse, et provoqua ainsi une insurrection
générale. Par représailles, les mahométans, nombreux dans Tali,
égorgèrent tous les officiers chinois de cette ville et se disposèrent
à la lutte. Le mandarin de Hokin vint, en 1857, mettre le siège
devant cette place, la seconde du Yunan, la première peut-être
au double point de vue militaire et commercial. H agissait au nom
du gouvernement contre des rebelles abhorrés déjà, auxquels le
temps avait manqué pour se préparer des ressources et pour se
procurer des armes, et cependant il fut battu. Une sortie opérée
par une vingtaine de musulmans déterminés suffit pour disperser
l'armée assiégeante, composée de gens sans aveu, plus accoutu-
més à la fumée de l'opium qu'à celle de la poudre. Le fils d'un
marchand de chevaux, lettré d'assez bas étage, originaire de Mon-
ghoa et portant le nom de Ton, fut alors proclamé souverain. Les
mahométans l'ont appelé Soliman, les Chinois ont ajouté à son nom
le titre de Uen-soai, et il gouverne à l'aide d'un conseil composé
de quatre mandarins civils et de quatre mandarins militaires. Toute
la partie occidentale de la province est rapidement tombée sous ce
joug. Dans le premier enivrement de la victoire, ses troupes se
sont avancées en plein Laos birman jusqu'à Sientong; mais, repous-
sées par le roi de ce pays, elles se sont portées, comme nous l'avons
vu, dans le midi du Yunan, sur Seumao et Poheul, qu'elles ont
prises et perdues, et elles continuent de tenir en échec le brave
gouverneur de Lin-ngan. Les musulmans n'ont gardé Yunan-sen
que le temps nécessaire pour ruiner en partie cette grande et belle
ville (1). Plus puissans par le courage que par le nombre, ils rè-
(1) Ainsi que je l'ai dit danf5 une note précédente, ils l'ont investie de nouveau. Ce
second siège a duré plus de dix-huit mois. Je viens d'apprendre qu'ils ont été re-
poussés enfin à plus de trente lieues do cette capitale, et qu'ils ont été contraints de se
replier sur Tali. De cette alternative de succès et de revers, ou peut inférer que cette
portion de l'empire est vouée pour longtemps à l'anarchie.
EXPLORATION DU MEKONG. 659
gnent par la terreur qu'ils inspirent. On dit qu'ils enterrent ou
écorchent vifs les prisonniers tombés entre leurs mains. Partout où
ils ont des coreligionnaires, ils ont des partisans; leurs ennemis,
frappés dans l'ombre au milieu de leurs propres soldats, meurent
par le poignard ou par le poison. C'est ainsi qu'ils se sont défaits
de leur implacable adversaire, le mandarin de Hokin. Celui-ci, en-
fermé à Ten-huen-chen dans un camp retranché, se prit de querelle
avec ses généraux. Les soldats mirent à profit pour se débander
ces contestations, issues de rivalités personnelles, et peu de temps
après le terrible Changsou fut trouvé assassiné dans son lit.
Sans exposer en détail toutes les tentatives faites par le gouver-
nement de Pékin pour arrêter les progrès de l'insurrection, on peut
dire qu'elles n'ont servi, en prouvant l'impuissance ou la vénalité
des Chinois, qu'à redoubler la confiance de leurs ennemis. Les man-
darins militaires s'approprient l'argent qu'on leur confie pour lever
une armée, ou pactisent avec les rebelles. C'est le cas de Léan-Ta-
gen, gouverneur de Tong-tchouan, che^z lequel nous étions, comme
on l'a vu, au mois de janvier 1868. A la suite de brillans succès, il
s'est enfui sans profiter de sa victoire, après avoir laissé massacrer
ses soldats (1). Redoutant de nous voir entrer en rapports avec les
musulmans, qui pouvaient nous éclairer sur sa conduite, il ne cessa
de faire à notre voyage dans l'ouest une opposition désespérée; mais
notre détermination était prise. Les sombres peintures, les prédic-
tions sinistres demeuraient sans effet sur nos imaginations accou-
tumées à tout cela. Si nous n'avions pas senti, au moment des
adieux, la main du commandant de Lagrée trembler dans la nôtre,
si nous n'avions pas vu pâlir d'émotion le visage du docteur Joubert,
demeuré seul près du malade, le jour de notre départ aurait été un
jour de joie..
J'ai déjcà dit que, d'après l'usage en vigueur depuis le Cambodge
jusqu'en Chine, les étrangers ne sont pas admis à visiter ces con-
trées, s'ils n'ont eu la précaution de se pourvoir de passeports. Nous
ignorions, au moment de notre départ de Saigon, l'existence du
royaume naissant de Tali, et nous n'aurions eu d'ailleurs aucun
moyen de communiquer avec ce pays. D'un autre côté, parmi les
Chinois de Tong-tchouan, nous n'en trouvâmes pas un seul qui
osât nous précéder chez les musulmans pour y porter une lettre.
Nous pai'tîmes donc un peu à l'aventure, sans autre garantie que le
billet écrit en arabe par le vieux papa, de Yunan-sen, et sans trop
compter sur le succès. 11 était possible cependant que le même sen-
timent qui faisait envisager notre voyage avec un déplaisir très vif
par les fonctionnaires chinois nous ménageât un bon accueil de la
(1) Il a été depuis révoqué de ses fonctions, cassé de son grade et exilé au Setchuen.
QQQ REVUE DES DEUX MONDES.
part des autorités musulmanes. Une poignée d'hommes résolus en
lutte contre un immense empire pouvaient faire bon accueil aux
envoyés de l'un de ces gouvernemens européens dont les peuplades
les plus sauvages admirent, à travers le voile de récits fabuleux, la
puissance merveilleuse, et il n'était pas impossible que les rebelles
se montrassent empressés de nouer des relations avec eux. Les
principaux événemens de la guerre de Chine sont connus d'ailleurs,
en dépit de tous les mensonges officiels, jusqu'aux extrémités de
l'Empire-Géleste, et si certains épisodes de cette mémorable cam-
pagne ont pu confirmer les Chinois dans l'idée que nous étions des
barbares, nous avons fait au moins preuve de force et d'audace,
deux qualités très estimées à Tali. La guerre ayant rendu imprati-
cable la route directe de Tong-tchouan à Tali, il fut convenu que
nous contournerions le pays des rebelles avant d'y pénétrer, et que
nous approcherions le plus près possible de leur capitale, en sui-
vant les frontières de la province chinoise de Setchuen.
Notre caravane, réduite à quatre officiers (1) et à cinq hommes
d'escorte, se met en marche le 30 janvier 1868, à dix heures du
matin. Nous entrons de nouveau dans la vallée que nous avons sui-
vie longtemps avant d'arriver à Tong-tchouan. Les montagnes qui
l'encaissent sont toujours rougeâtres et désolées. Cependant, lors-
qu'on les voit s'étager derrière soi et fermer l'horizon, on ne les con-
temple pas sans plaisir, inévitable effet du lointain, dont les choses
profitent comme les hommes. La route, sentier rocailleux tracé sur
le bord de la rivière ou dans la montagne elle-même, est encom-
brée de chaises à porteurs, de piétons, de cavaliers enrubannés et
en habits de fête. C'est la manière en Chine comme en Europe de
souhaiter la bienvenue au nouvel an. Il n'est pas jusqu'aux chevaux
et aux mulets chargés de sel qui ne portent au front des festons
et des banderoles. Nous faisons notre première halte dans un petit
village occupé à se fortifier. L'auberge est chétive et malpropre; les
lits, toujours dressés, sont en pierre, avec oreillers sculptés. Nous
étendons nos nattes sur ces couches de granit, car nous n'avons pas
eu jusqu'à présent, comme les voyageurs chinois, la ressource de
porter sur la selle de nos chevaux couvertures, matelas et édredons.
Cependant, comme M. de Lagrée nous a mesuré les jours d'une
main avare, et qu'il faut, pour obtenir un résultat tout en restant
dans les limites de temps imposées par les instructions de notre
chef, marcher avec une rapidité extrême, nous nous décidons à
nous procurer des montures. Dans le Yunan, rien n'est plus aisé.
Les chevaux sont très abondans dans cette province montagneuse,
(1) MM. Garnier, Delaporte, Thorel et de Canit;. L'escorte était composée de deux
Tagals et de trois Annamites, en tout neuf personnes.
EXPLORATION DU MEKONG. 661
moins bien pourvue de cours d'eau navigables que d'autres contrées
de la Chine, et où les transports se font à dos d'hommes ou d'ani-
maux. Ces chevaux sont « petits, de basse taille pour la plupart,
mais forts et hardis (1). » — « C'est probablement à la même race,
écrit Marsden, qu'appartiennent les chevaux du Bas-Thibet qu'on
mène vendre dans l'Hindoustan. Les habitans du Boutan dirent au
major Rennel qu'ils faisaient venir leurs chevaux d'un pays situé à
trente-cinq jours de marche au-delà de leurs frontières (2). » Si
tardive qu'ait été cette acquisition, elle nous a évité bien des fati-
gues. De Craché (3) àTong-tchouan, M. de Lagrée avait toujours été
contraint de se renfermer dans les bornes étroites d'un budget in-
suffisant; il avait plus souff'ert qu'aucun de nous d'une économie qu'il
pratiquait en toute occasion en déplorant qu'elle fût nécessaire.
L'emprunt heureusement conclu avec Ma-Tagen nous plaçait, sous
le rapport financier, dans une situation meilleure, et nous permet-
tait d'acheter des chevaux. Je n'ai conservé, pour ma part, que des
souvenirs charmans de ces premiers jours de marche, pendant les-
quels j'avançais en rêvant à mon aise, sans nul souci de la route,
car mon cheval, accoutumé à se guider lui-même, me portait avec
autant d'assurance qu'il portait auparavant des sacs de sel ou des
ballots de coton.
Au commencement du mois de février, la terre, toute frémissante
de son travail intérieur, recelait encore les germes dans son sein
et demeurait uniformément grise. C'était à peine si de loin en loin
quelque gramen indiscret venait révéler la prochaine éclosion,
l'immense et universelle explosion de vie. Les arbres fruitiers, très
nombreux autour de nous, bordaient la route. Tous bourgeonnaient;
la sève montante faisait éclater l'écorce, et les plus précoces étaient
déjà couverts de fleurs blanches ou rosées. Une forêt de pommiers,
d'abricotiers et d'amandiers se préparait à semer de neige le tapis
que les rizières naissantes allaient bientôt dérouler à leurs pieds.
Ces tableaux i-ians ne tardèrent pas à être remplacés par des scènes
d'un tout autre caractère. Arrivés par une pente insensible jusqu'à
un col resserré, nous eûmes soudainement devant les yeux comme
un énorme entassement de montagnes grises, nues et ravinées. Nous
sentions les approches d'un grand fleuve vers lequel une force in-
vincible attirait tous les torrens grondant au fond des gorges. Quel-
que chose de solennel annonçait sa présence. La main de Dieu
semble avoir entouré les grandes artères du monde physique de
barrières infranchissables, de même qu'elle a pris soin d'enfermer
dans plus d'ombre et de mystère les vaisseaux essentiels du corps
(1) Martini. >
(2) Marsden, Travels of Marco Polo.
(3) Lieu de notre départ en 1806.
662 REVUE DES DEUX MONDES.
humain. Il nous faut descendre lentement dans le gouffre par d'é-
troits sentiers suspendus aux flancs des montagnes. D'un côté, la
muraille lisse, taillée parfois en demi-voûte, s'avançait au-dessus
de nous, ou bien nous passions sous une sorte de portique sem-
blable à ceux que creuse la mer en battant les falaises; de l'autre
côté, nous avions un abîme à donner le vertige. Si imparfaite qu'elle
soit, une telle route a dû coûter bien des peines à construire. Ou-
verte dans la roche calcaire, qui forme en grande partie la carcasse
des montagnes, elle est souvent glissante au point d'ajouter un péril
de plus aux dangers du voyage. Sur un espace immense, les pentes
sont trop raides pour maintenir les terres, et la pierre aiïleure par-
tout en rocs aigus et bleuâtres comme la lave figée d'un volcan qui
aurait détruit sur son passage jusqu'au plus humble germe de vie.
On se sent écrasé soi-même par ces proportions démesurées de la
nature inerte, entre ces colosses qui semblent peser sur votre tête
et ces abîmes qui vous attirent. Les caravanes apparaissent au loin
comme des fourmis hâtant le pas pour achever l'étape avant la nuit.
Chevaux et mulets indisciplinés, marchant à l'aventure et prompts
à s'effrayer, roulent souvent dans le précipice quand ils se rencon-
trent aux endroits périlleux. Aussi, avant de s'y engager, les man-
darins font-ils parcourir ces routes par un éclaireur qui intime aux
négocians l'ordre de se garer dans certains lieux disposés à cet effet.
Le gouverneur de Tong-tchouan avait spontanément, sans nous en
prévenir, pris pour nous cette précaution nécessaire.
Posées sur de petites terrasses comme des nids d'aigles collés aux
rochers, des cases chétives abritent une pauvre famille qui vit du
sapèque déposé par chaque voyageur auprès du bol de thé froid
qu'il absorbe en passant. Les chaleurs sont en effet très fortes,
même au mois de février. Toutes ces murailles de pierre exposées
aux rayons ardens du soleil, qui ne rencontrent pas une feuille d'arbre
pour les briser, s'échauffent vite, et l'on respire à peine dans l'at-
mosphère embrasée de cette immense fournaise. Enfin, après une
marche longue et pénible, nous voyons, au fond du berceau que
lui forment deux montagnes abruptes, le Yang-tse-kiang étendre,
malgré la qualification de Fleuve-Bleu, ses eaux vertes com.me celle
d'une mer endormie dans une anse. Tout pleins du souvenir du
Mékong, nous nous attendions à voir le Yang-tse bouillonnant et
limoneux comme lui; il est au contraire tranquille et tout imprégné
de lumière. Nous saluons avec transport ce fleuve qui anime à lui
seul une région où tout est mort, qui nous donne une image de la
vie paisilile et féconde au milieu d'une nature stérile et tourmen-
tée. Il paraît d'ailleurs, d'après les renseignemens qu'on nous a
donnés, que des roches hérissent le lit du fleuve à une courte dis-
tance en-deçà et au-delà de Manko, village où nous avons pris une
EXPLORATION DU MEKONG. 663
journée de repos. Ce village, station forcée des voyageurs qui se
rendent au Setchuen par cette route, a presque l'importance d'une
petite ville. Cependant il n'y réside aucun fonctionnaire qui ait le
droit de requérir pour nous des porteurs de bagages. Nous nous
hâtons d'en louer, et au prix de 2 francs 25 centimes par jour nous
avons des hommes qui marcheront avec courage, que nous n'au-
rons ni la fatigue de stimuler, ni l'ennui de surveiller constamment.
Les corvéables s'échappent souvent, quand ils espèrent se dérober
à la peine dont la loi les frappe dans ce cas. Il faut en outre les har-
celer sans cesse, disputer avec eux sur le choix des lieux de halte,
la durée des étapes, toutes choses impossibles pour nous, car nous
étions partis de Tong-tchouan absolument livrés à nous-mêmes,
sans un interprète quelconque, sans un homme auquel nous pus-
sions nous confier au milieu de ce monde inconnu.
Le lendemain, après une heure d'attente que je passai sur la
rive, regardant couler le Fleuve-Bleu à 500 lieues de son embou-
chure, un gros bateau quitta la berge opposée et s'avança lentement
vers nous. Notre caravane, chevaux compris, y entra tout entière.
Cette lourde machine, à laquelle des troncs d'arbre à peine équarris
servaient d'avirons, se mit alors en mouvement, et nous porta de
l'autre côté du fleuve profond (1) qui sert de limites aux deux pro-
vinces les plus occidentales de l'empire chinois, le Setchuen et le
Yunan. Alors commença l'une de nos ascensions les plus longues
et les plus pénibles. Nos chevaux s'engagèrent dans un sentier qui
semblait à peine praticable pour les chèvres, et nous nous élevâmes
presque en droite ligne, ayant toujours à nos pieds le fleuve semé
de bancs de sable étincelans. Les champs de canne à sucre faisaient
sur les rives des taches vertes et régulières. Manko se montrait
toujours directement au-dessous de nous; mais dans des proportions
qui diminuaient à vue d'œil, et cette diminution constatait seule pour
nous les progrès de notre marche. Enfin le chemin s'enfonça en cor-
niche au-dessus d'une vallée latérale, la pente se fit plus douce, nous
redevînmes sensibles aux beaux spectacles, et nous admirâmes, en
reprenant haleine, le magnifique panorama des hautes montagnes
qui marquaient le cours du fleuve derrière nous. Celui-ci nous ap-
paraissait encore par intervalles comme un mince serpent vert aux
écailles luisantes glissant avec mollesse et tournant sans s'irriter
les obstacles qu'il ne pouvait franchir. C'est le matin surtout que
j'aimais à contempler les montagnes, quand l'aurore, immortelle
magicienne, jetait l'or et la pourpre sur la nudité osseuse de ces
enfans de l'Himalaya; leurs têtes, peu à peu sorties de l'ombre,
(1) Une corde longue de dix brasses, munie d'une pierre et jetée au milieu du fleuve,
ne rencontra pas le fond.
QQll REVUE DES DEUX MONDES.
s'entouraient d'une éclatante auréole, et, la lumière déchirant enfin
tous les voiles, les masses entières resplendissaient à la fois en se
reflétant dans le fleuve comme dans un miroir d'émeraude. Nous
montions toujours. Après avoir eu sur les bords du Yang-tse-kiang
plus de 25 degrés de chaleur, nous grelottions dans nos manteaux,
surpris par ce brusque changement de température comme des bai-
gneurs plongés dans la vapeur et qu'on inonderait ensuite d'eau
glacée. Elle a quelque chose d'étrange, la sensation qu'on éprouve à
une grande hauteur; là, hors le murmure du vent, nul bruit n'arrive;
on se sent plus léger, et les couches de l'atmosphère semblent ac-
quérir une transparence sensible. Ce calme, ce bien-être intime, ne
sont point altérés par l'aspect tourmenté de la terre au-dessous de
soi; les gorges sans fond, les roches de toute nature entassées pêle-
mêle, témoins éloquens des grands bouleversemens du passé, tout
cela vous laisse indifférent; quand on n'a sur la tête que l'azur du
ciel, on participe à cette sérénité. Pas un être vivant n'habite vo-
lontairement au milieu de ce chaos. J'aperçois seulement à une
grande distance au-dessous de moi un troupeau de moutons jaunes
poussés par un pâtre et cherchant une maigre pâture d'herbes brû-
lées. Ils s'agitent lentement au milieu des rocs bleuâtres qui percent
le sol, et ils semblent ramper; on dirait de la vermine sur l'habit
troué d'un mendiant. Mon cheval, pour éviter les graviers du sen-
tier, a l'habitude de marcher sur l'étroite bande gazonneuse où le
précipice commence; je le laisse faire, il tient à l'existence autant
que moi, et je me fie bien moins à ma raison qu'à son instinct.
Le village de Ta-cho se présente à merveille avec son pont de bois
et ses maisons blanches ombragées par de grands arbres. Un peu de
verdure et un petit paysage bourgeois font tant de plaisir après les
spectacles grandioses offerts aux yeux par la zone sauvage et nue
que nous venons de parcourir ! Nous logeons dans une des nom-
breuses hôtelleries de ce village, où les caravanes s'arrêtent. De
vastes écuries abritent un nombre considérable de chevaux et de
mulets. Le soir, en face de nous, un long sarpent de feu illumine
les ravins creusés dans la montagne, en dévorant le peu de végéta-
tion qui s'était réfugiée là. Depuis la Gochinchine jusqu'ici, nous
avons rencontré partout des traces de cette dévastation sans but
qui détruit en quelques heures les ressources que la nature met
des siècles à créer. L'hiver rappelle périodiquement aux Chinois la
nécessité de se chaufter, et ils seraient probablement plus ménagers
du bois s'ils n'avaient presque partout, dans le pays que nous avons
visité, du combustible minéral facile à extraire.
Non loin de Ta-cho, le sentier s'enlace encore aux flancs escar-
pés des montagnes; le froid nous saisit de nouveau; un vent glacé
nous souille au visage, efieuillant la couronne de neige que les pics
EXPLORATION DU iAIEKONG. 665
les plus élevés portent au front. Ces crêtes, où se développe une vé-
gétation toute spéciale, sont le dernier asile de certaines tribus sau-
vages qui ne se rencontrent plus dans les plaines. Vêtus d'un man-
teau de feutre raide et à plis réguliers, la tête couverte d'un haut
bonnet en hélice, ces derniers représentans d'une race opprimée
nous regardent passer, immobiles, accroupis au milieu des rhodo-
dendrons et de pins rabougris. Ils bâtissent leurs pauvres villages
dans les plis du terrain et cultivent les pentes; mais la moisson man-
que souvent sur ces versans abrupts, entraînée par la pluie au fond
de l'abîme avec la terre qui la portait. Après avoir vaincu ces mal-
heureux, les Chinois les insultent; d'odieuses peintures couvrant
les écrans des pagodes représentent un de ces beaux sauvages en
costume national, enchaîné et sans armes, essuyant les outrages
d'un groupe de soldats chinois : vengeance bien digne du peuple
lâche qui s'y complaît!
Nos porteurs de bagage, venus de Tong-tchouan à Manko comme
corvéables, mais loués depuis ce dernier point, sont encore gais et
agiles malgré ces horribles montées, qui ont mis sur les dents nos
chevaux et nous-mêmes. Ils ont le pied d'une étonnante sûreté, et,
bien qre chargés lourdement, ils ne chancellent jamais, même dans
ces chemins à pic dont le dallage, à tout instant interrompu, forme
une longue succession d'escaliers et de fondrières. La plupart des
auberges étaient des antres nauséabonds encombrés de voyageurs.
Dans l'une d'elles, la chambre d'honneur, où il fallait allumer de la
lumière en plein midi, n'avait d'ouverture que sur l'écurie, appentis
étroit qui servait à la fois de porcherie et de lieu d'aisances. Au
village de Tchang-tchou, nous avons été plus heureux, et nous nous
sommes installés avec joie dans des chambres qui donnaient sur une
galerie élevée au-dessus d'une cour intérieure. Les misères, les
rudes fatigues du jour sont bien vite oubliées le soir, lorsqu'on a re-
trouvé bon souper et bon gîte; quant au reste, en vérité nous n'y son-
gions guère. A Tchang-tchou cependant, où nous arrivons transis
après une longue marche sous la neige, nous essayons de faire un
punch avec la mauvaise eau-de-vie du pays. La flamme s'élève, se
balance, livrée au caprice du vent qui pénètre par les cloisons mal
jointes; chacun se laisse aller aux souvenirs que rappellent ces feux
légers aux teintes mobiles qui ont jeté sur tant de scènes de jeunesse
le même éclat éphémère; mais la réalité chassa le rêve lorsque le
moment fut venu de déguster ce breuvage exécrable, qui ne bles-
sait pas moins l'odorat que le goût. Les curieux, voyant à travers le
papier déchiré qui garnissait nos fenêtres, au milieu d'une chambre
où toute autre lumière était éteinte, un homme à barbe longue et
rousse agiter un feu fantastique qui semblait courir sur la table,
nous prirent pour des sorciers en train de composer un philtre, et
666 REVUE DES DEUX MONDES.
s'enfuirent épouvantés. L'aubergiste, pour se rendre favorable des
étrangers versés dans les sciences occultes, commença sur-le-champ
la sérénade dont il est d'usage d'honorer les mandarins ; un vieux
tambour et une vieille casserole en firent les frais.
En quittant Tchang-tchou, nous entrons dans une vallée enca-
drée par les montagnes, qui y poussent leurs contre-forts et la dé-
coupent en vertes lagunes. Le ciel est clair, et la neige, étincelant
au soleil de midi comme une frange d'argent, tranche par son éclat
métallique sur la blancheur vaporeuse des nuages. Les villages pul-
lulent cians cette vallée, les maisons sont neuves ou fraîchement
blanchies; de loin en loin, quelques groupes d'habitations rappellent
les villas soignées de nos marchands retirés des affaires. Cette partie
du Setchuen paraît respirer l'aisance et profiter du triste état de la
province voisine, dépeuplée par la guerre, la peste et la famine.
A ces consolans symptômes de calme prospérité s'ajoutent, aux
abords de Hoéli-tcheou, des signes d'animation et d'activité com-
merciales. Cette ville est entourée d'une forte enceinte; des bastions
viennent d'être achevés, d'autres travaux de défense sont en cours
d'exécution ; d'ailleurs les événemens paraissent inquiéter très peu
les habitans d'Hoéli-tcheou. Nous sommes à plus de dix jours du
renouvellement de l'année, et ils célèbrent encore cet événement
périodique. Des arcs de triomphe en bois peint, embrassant la lar-
geur de la rue, s'élèvent à de courts intervalles du milieu de la foule
grouillante. Les maisons, petites et basses, dont les façades en bois
sont décorées de lanternes multicolores, ont l'apparence de baraques
construites à la hâte pour un jour de foire; un acrobate, le visage
caché par un masque grotesque, s'épuise en contorsions sur une
pyramide de tréteaux; nous passons, et, malgré ses efforts pour re-
tenir autour de lui les curieux, nous entraînons à notre suite la foule
heureuse de voir si à propos une exhibition d'Européens véritables.
IXos chevaux se fraient avec peine un passage jusqu'à l'hôtel où
l'on nous conduit. Cet établissement a bonne mine, et ne manque
pas extérieurement d'un certain air de propreté d'autant plus sédui-
sante qu'elle est plus rare. Au-dessus d'une cour intérieure étroite
et longue, une galerie avec balustrade en bois donne accès dans
des cellules sans fenêtres, où règne une perpétuelle obscurité. Il
semble que les Chinois en voyage ne s'arrêtent à l'hôtel que pour
dormir ou fumer l'opium. Par les portes entre-bâillées, j'ai aperçu
en effet, à la lueur de la petite lampe dont un fumeur d'opium ne se
sépare jamais, des hommes étendus sur une natte aspirant la vapeur
blanche qui exhale une odeur d'abord peu sensible, mais qui ne
tardait pas à s'imposer en quelque sorte à mes sens, au point qu'il
m'est souvent arrivé de m'arrêter comme pour dérober au fumeur
endormi quelque chose de son ivresse.
EXPLORATION DU MEKONG. 667
Hoéli-tcheou est essentiellement une ville de transit, et elle s'est
appropriée à cette destination. Les maisons sont de vastes maga-
sins où s'entassent des blocs de cuivre et de sel, des balles de coton,
des boîtes de plantes médicinales et tinctoriales. Des rues entières
sont habitées par des fabricans de bâts, des vendeurs de harna-
chemens de chevaux et autres objets nécessaires aux caravanes.
Le yamen du gouverneur que nous allons visiter ne répond guère à
la réputation que s'est faite ce personnage, âpre au gain et concus-
sionnaire émérite. Il prélève un droit considérable sur les négocians
qui vont prenc\re un chargement aux mines de cuivre; il impose de
sa propre autorité une foule d'industries, au point qu'on a cessé,
dans les limites de sa circonscription, d'utiliser les barques sur les
parties navigables du Fleuve-Bleu. Malgré toutes ces ressources ex-
traordinaires, son yamen n'a qu'un ameublement très simple. Nous
demeurons chez lui pendant le temps nécessaire pour placer les
quelques mots chinois de notre vocabulaire appropriés à la cir-
constance. Cela est bientôt fait, et nous nous retirons, laissant un
homme peu éclairé sur nos projets et visiblement inquiet de nos ré-
solutions. Le soir, un messager nous apporte une lettre fort obscure,
traduite à grand'peine par le plus lettré de nos Annamites. Dans
cette lettre étrange, I-e gouverneur nous annonce qu'on a observé des
étoiles se livrant dans le firmament aux pérégrinations les plus fan-
tasques, et qu'elles avaient fini par disparaître. Cette consultation
astronomique était-elle une allusion délicate à notre voyage h Tali,
l'objet de toutes les préoccupations des autorités chinoises, et au sort
qui nous était réservé chez les mahométans? Nous ne l'avons jamais
bien su; mais, si cette interprétation est la vraie, il faut convenir
que le mandarin de Hoéli-tcheou avait trouvé le moyen de rajeunir,
par la forme flatteuse et imagée qu'il lui donnait, une prédiction qui
nous avait été déjà bien sou:\'ent faite. Ce personnage a voulu d'ail-
leurs nous traiter en mandarins, et s'est permis de renvoyer, sans nous
consulter, les porteurs de bagage dont nous avions loué les épaules,
pour les remplacer, au moment de notre départ, par des corvéables
mis en réquisition sur ses ordres. Nous nous sommes trouvés en
outre escortés de cinq ou six petits chefs qui nous entouraient de
soins, s'étudiaient à deviner nos désirs avant même qu'ils fassent
formés, et ne nous laissaient seuls que lorsqu'il se présentait une
occasion de boire. Ces hommes déguisaient mal leur qualité d'es-
pions sous le masque de serviteurs empressés. Nous n'avions rien à
cacher, et nous leur disions très haut que nous étions résolus à en-
trer dans Tali. C'était singulièrement faciliter leur tâche.
Le chemin continue d'être très accidenté. Les flancs des mon-
tagnes sont magnifiquement parés de buissons de camélias roses
et de rhododendrons remarquables par leurs dimensions diverses
668 REVUE DES DEUX MONDES.
et leurs nuances variées. Parmi ces derniers arbustes, les uns sont
couverts de fleurs rouges qui se détachent sur le fond sombre du
feuillage avec tant de vigueur que l'œil en est ébloui; les autres
ont des fleurettes touffues et blanches, d'une délicatesse exquise
comme celle des azalées. Dans les plaines, les fleurs pâles du pa-
vot, culture répandue sur d'immenses espaces, se balancent sur leur
tige flexible et longue, charmant la vue et imprégnant l'air d'une
senteur violente qui monte au cerveau. Les animaux eux-mêmes
ne résistent pas, dit-on, au vertige; les abeilles, par exemple, bu-
tinent avec rage sur ces sirènes végétales; lorsque les pétales sont
tombées et que l'homme a recueilli le poison pour lui-même, les
abeilles, enivrées et blasées, dédaignent le suc des autres plantes
et se laissent mourir d'inanition. Des rats qui avaient élu domicile
dans une bouillerie d'opium ont été trouvés morts en grand nom-
bre peu de jours après la clôture de cet établissement; accoutumés
à respirer les vapeurs exhalées des chaudières, ils ont cessé de vivre
dès qu'elles leur ont manqué. Les chevaux et les porcs qui ont
goûté aux pavots refusent toute autre nourriture, et dépérissent
après la récolte de l'opium, saisissante image des périlleux enivre-
mens de la vie!
Nous sommes arrivés jusqu'au village de Hompousso sans inter-
prète, mais devancés par une lettre du gouverneur de Tong-tchouan
à celui de Hoéli-tcheou, de qui relève encore ce pays, et n'ayant
en somme qu'à nous laisser transporter et conduire. Nous touchons
ici à la limite des états soumis au gouvernement chinois; à quelques
lieues de nous, la guerre continue, guerre terrible et sans merci,
surtout pour l'habitant paisible, également pillé par les deux ar-
mées. 11 importe de ne pas s'engager au hasard dans l'une des routes
qui mènent à la capitale du royaume musulman. Les renseignemens
nous manquent, et, en supposant qu'un Chinois voulût bien nous en
fournir d'exacts, nous ne serions pas en mesure de les comprendre
et de les contrôler. Nous avons appris à Yunan-sen qu'à deux
jours de marche de Hompousso demeurait un prêtre catholique
chinois; au milieu de notre embarras, c'était un bonheur inespéré;
rien ne saurait exprimer l'émotion que j'ai ressentie en recevant
le billet écrit en latin par lequel cet interprète inattendu nous an-
nonçait son arrivée. Trouver un Chinois qui non-seulement parle
une langue connue, mais qui soit, par la force des choses, en com-
munion d'idées et de sentimens avec vous au milieu d'une foule
curieuse et malveillante, dans un hameau perdu loin du monde
civilisé, cela tient du prodige. A quelque croyance qu'on appar-
tienne, ce grand résultat du catholicisme obtenu sans bruit, dans
une obscurité si redoutée des œuvres humaines , frappe l'esprit
d'admiration et de respect quand une circonstance fortuite le met
EXPLORATION DU MEKONG. 669
subitement en lumière. A peine entré clans notre maison, le père Lu
est assailli de questions; il y répond avec une bonne grâce dont sa
timidité augmente le charme. Il consent cà nous accompagner jus-
qu'au village de Machan, où il réside; il ne pourrait aller plus loin
sans interrompre la visite annuelle de ses chrétiens et sans se com-
promettre vis-à-vis du gouvernement impérial; des Chinois pris de
vin lui ont déjà prodigué les menaces et les insultes parce qu'il
rendait service à des Européens. 11 est convenu que nous irons en-
semble à Machan, et que là, avec le secours du père Lu, nous choi-
sirons , entre les routes diverses qui mènent à Tali , sinon la plus
directe, au moins la plus sûre.
Nous retrouvons le Yang-tse-kiang, dont les eaux toujours vertes
coulent à travers un paysage moins beau que celui qui leur sert de
cadre à Manko. Après quelques heures de marche pénible dans le
sable du rivage , nous voyons le grand fleuve se bifurquer, et nous
mettre en présence d'un problème géographique sur la solution
duquel les Chinois disputent depuis des siècles sans parvenir à s'ac-
corder. Il s'agit de savoir si c'est le bras venant du nord ou celui
venant de l'ouest qui est le véritable Fleuve-Bleu. Les données gé-
nérales de la science tranchent (1) la question en faveur du bras de
l'ouest, qui prend le nom de Kin-cha-kiang (fleuve au sable d'or),
tandis que son rival porte celui de Pe-shoui-Kiang (fleuve à l'eau
blanche). Le nom de Yang-tse-kiang n'est appliqué qu'après le
confluent aux deux fleuves réunis.
Sur la rive gauche du Kin-cha-kiang, sensiblement amoindri au-
dessus du point de jonction, le charbon affleure en divers endroits
dans la vallée. Nous avons visité un puits à deux lieues de Machan
environ. Le combustible appartient au propriétaire du sol, qui vend
600 sapèques le droit d'en extraire 1,000 livres chinoises. Chacun
vient prendre la quantité qu'il veut consommer et l'extrait lui-même
à ses frais. Réduit en poudre agglutinée, en forme de gâteaux très
employés pour la cuisine indigène, ce charbon se vend le double,
1,200 sapèques ou un demi-taël les 1,000 livres. On se dispense de
pousser fort loin les travaux, et, sans creuser des galeries, on se
borne en quelque sorte à écorcher la surface du sol. Un certain
nombre des chrétiens du père Lu viennent à cheval au-devant de
nous, et nous faisons à Machan une entrée solennelle. Machan est
un pauvre village plusieurs fois détruit et souvent assailli par des
bandes de loups féroces qui descendent des montagnes, enlèvent des
animaux et des enfans , et souvent même étranglent des hommes.
Nous prenons là un jour de repos en préparant notre départ.
(1) Le bras de l'ouest ne tarde pas d'ailleurs à remonter lui-même vers le nord, et
à partir de Likiang il suit une direction longtemps parallèle à celle du Pc-shoui-kiang,
670 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous étions sur la limite du Yongpé. Cette contrée appartient au
Yunan, qui forme sur la rive gauche du Kin-cha-kiang une enclave
bizarre dans le territoire du Setchuen. Ce pays est en grande partie
peuplé par des sauvages turbulens, qui se sont révoltés en 1859
contre le gouvernement impérial et ont commis l'imprudence d'ap-
peler à leur aide les musulmans. Ceux-ci ont fait irruption chez eux,
et leur ont imposé un joug nouveau plus dur que l'ancien. En péné-
trant dans cette région, que traverse la route ordinaire du Setchuen
à Tali, nous aurions couru le risque de nous voir barrer le chemin par
un chef timoré, placé trop loin du centre du royaume mahométan
pour qu'il fût possible d'en appeler au besoin de sa décision au sultan
de Tali. En offrant un prix très élevé, nous parvenons enfin à réunir
des hommes courageux qui consentent à nous servir de porteurs et
de guides. Ils nous indiquent une route presque déserte, très longue
et très dépourvue de ressources, mais qui, n'étant pas fréquentée
par les soldats, n'a d'autre inconvénient que d'être exposée aux in-
cursions des brigands, et notre expérience nous porte à redouter
beaucoup moins les voleurs que les gens de guerre chargés de les
surveiller. Nous aurons à faire 300 kilomètres environ au lieu de
200, que l'on compte au maximum par le chemin de Yongpé. Bien
qu'ils soient ardemment secondés par le père Lu, nos efforts pour
trouver un messager qui veuille bien porter à Tali un-e lettre et le
billet en arabe du papa demeurent infructueux.
Par leur persévérance encore plus peut-être que par leur har-
diesse, les Anglais ont acquis comme explorateurs du globe une ré-
putation prépondérante, et ce n'est pas un médiocre sujet de plaisir
de réussir là où ils ont constamment échoué. Cette satisfaction, qui
prend sa source dans une pensée d'émulation féconde et non dans un
sentiment de vanité puérile, nous l'avions éprouvée déjà en passant
les premiers de l'Indo-Chine en Chine, du Laos dans le Yunan. Au
moment où nous allons mettre le pied sur le territoire musulman, il
n'est pas sans intérêt, à ce point de vue, de rappeler les obstacles
devant lesquels avait jugé nécessaire de s'arrêter Is colonel Sarel,
chef de la dernière expédition anglaise qui ait remonté , en partant
de Shang-haï, le cours du Fleuve-Bleu. Cet officier ne dépassa point
Pinshang, limite extrême de la navigabilité du Yang-tse-kiang, dont
il nous a été donné de reconnaître et de suivre le cours à plus de
300 milles au-delà de ce point. Ce résultat n'est pas sans impor-
tance, on peut en juger par les paroles mêmes du docteur Barton,
l'un des membres de l'expédition anglaise. Celui-ci, après avoir dit
pour quels motifs le colonel Sarel dut s'arrêter à Pinshang, s'ex-
prime dans ces termes, où l'on sent respirer, malgré la déception
finale, une sorte de patriotique orgueil : « Ainsi, après avoir re-
monté le Yang-tse-kiang durant 1,800 milles en explorant et en
EXPLORATION DU MEKONG. 671
observant 900 milles de plus que tout autre Européen , excepté les
jésuites revêtus du costume chinois, après avoir pénétré à la plus
extrême frontière occidentale de l'empire, car nous n'étions qu'à
quelques milles du pays occupé par les tribus indépendantes, nous
nous vîmes forcés d'abandonner toute espérance d'accomplir notre
plan primitif, d'atteindre l'Inde par la voie du Thibet, et nous dû-
mes retourner à Shang-haï après une absence de cinq mois (1).»
En fait, dit un écrivain anglais très admirateur du colonel §arel, cet
officier n'abandonna son entreprise que lorsqu'il eut atteint une
contrée plongée dans la rébellion et l'anarchie, et à travers laquelle
aucun guide ne voulait s'aventurer avec lui.
Quoi qu'il en soit, avant de nous aventurer nous-mêmes dans un
pays en proie à la rébellion et à l'anarchie, nous jouissons tout un
jour de l'hospitalité du père Lu. Ce jeune prêtre nous comble de
soins délicats et d'attentions charmantes. Il n'hésite pas à se dé-
pouiller en notre faveur du seul flacon de vin de Porto (2) qui, en de-
hors de la réserve nécessaire aux besoins du culte, constitue toute sa
cave, liqueur précieuse qui lui a été donnée par un ancien évêque
du Yunan, résidant aujourd'hui sur la frontière du Thibet, et dont
le meilleur johannisberg ou le plus pur tokay n'égalera jamais
pour nous la saveur. — L'église du père Lu est située à une lieue
du village de Machan. Elle est pauvre, ornée seulement de quelques
grossières images, et sert successivement de salon, puis de salle à
manger dès que les mouchoirs d'indienne qui figurent la nappe d'au-
tel ont été repliés, après la messe, par le sacristain indigène. La
chambre du missionnaire touche à son église. J'ai passé des heures
trop vite écoulées dans cette modeste cellule, scrutant la biblio-
thèque, toute contenue dans un étroit bahut, et dévorant les livres
au hasard. La Bible, le livre par excellence, est le premier qui me
soit tombé sous les yeux. Ces pages, tout imprégnées d'austère phi-
losophie et de poésie ardente, où l'idée religieuse, tour à tour douce
et terrible, se montre tantôt sous la forme sévère d'un Dieu courroucé
dictant ses lois au milieu des orages, tantôt sous les traits d'une belle
Juive appelant sur elle les brûlans baisers d'un amant, ce mélange
de gravité solennelle et de grâces mystiques, tout cela produisit sur
moi, après une si longue abstinence de toute nourriture morale, un
effet que j'essaierais vainement de décrire. Que d'idées vagues, que
de sensations mystérieuses se heurtent en tumulte dans le cerveau
d'un jeune Chinois méditant devant l'image de sainte Madeleine
(1) Journal of the Boyal geographical Society, volume thc tliirty-second; N^otes on
the Yang-tsze-kiang, from Hankow to Pingsliang, by lieutenant-colonel Sarcl and doc-
tor Barton. London 1862.
(2) En Chine, c'est le vin de Porto qui sert aux missionnaires pour célébror la messe.
11 se conserve facilement dans ces climats.
672 REVUE DES DEUX MOiNDES.
après la lecture du Cantique des cantiques! Le père Lu s'est clécld-
noisé au séminaire, et j'imagine, à voir sa douce figure, qu'une
phthisie commençante n'y a pas à elle seule répandu tant de pâleur.
Les êtres charmans qu'il n'a connus que par ses livres ne peuvent
manquer parfois dans ses rêves de prendre un corps à ses yeux.
Bien qu'habitué dès l'enfance à tout rapporter à Dieu, surtout
l'amour, je le soupçonne de pleurer sur lui-même et d'honorer,
avec une tendresse qui ne supporterait peut-être pas l'analyse d'une
orthodoxie rigoureuse, ces saintes d'une autre race aux cheveux
blonds et aux yeux d'azur qui lui semblent sans doute beaucoup
plus près des anges que les tristes femmes de son pays. C'est en
latin que nous causons avec le père Lu, et dans un latin à faire
frémir, si loin qu'ils reposent, Yirgile et Cicéron. Le matin de notre
départ, cet excellent missionnaire, devenu bien vite notre ami, nous
recommande de charger avec soin nos calapultas, et, convaincu que
nous jouons notre existence, il nous quitte tout ému pour aller à
l'autel attirer sur nous les bénédictions de Dieu.
Nous traversons le Kin-cha-kiang dans de petites barques que
le poids de deux chevaux fait chanceler au moindre mouvement de
ces animaux. Les eaux du fleuve sont toujours vertes, les rives tou-
jours déboisées. Les grandes forêts ne se retrouvent qu'à la hauteur
de Hokin et de Likiang. Elles appartiennent au gouvernement, mais
suivant un procédé usité, je crois, en Norvège, la ccunpagnie qui
exploite ces forêts lance les arbres dans le fleuve après les avoir
marqués au sceau impérial, et les fait arrêter à Souitcheou-fou. Nous
débarquons sur le territoire du Yunan. La route que nous nous
sommes déterminés à prendre a peut-être existé jadis, mais il n'en
reste aucune trace, et chacun de nous se fraie comme il peut un pas-
sage à travers les broussailles, escaladant les roches, s'accrochant
aux racines et aux branches. Nos porteurs de bagage, loués très
cher à cause des risques auxquels ils s'exposent, nous font la loi et
demandent à s'arrêter, après une marche de quelques heures, dans
une case isolée dont tous les habitans ont fui à notre approche. Sur
cette frontière si souvent franchie par les bandes musulmanes, les
gens paisibles sont encore plus timides qu'ailleurs. Une vieille
femme, qui s'est exposée à tous les dangers pour ne point aban-
donner son logis, sort enfin de derrière un bahut; rassurée par nos
manières, elle se met à rappeler son monde. Après une heure de
cris persuasifs, six robustes gaillards quittent les gîtes où ils s'é-
taient blottis comme des lièvres, et, chacun s' évertuant, nous avons
bientôt une table, des bancs, des lits en planches. Les chevaux
prennent place sous un hangar, et je fais ouvrir un cercueil,
meuble qui m'a déjà rendu bien des services en pareille occasion,
pour y placer le fourrage de mon cheval; mais il était occupé par le
EXPLORATION DU MEKONG. 673
propriétaire. Les porcs habitent sous le même toit que ce cadavre,
tout à côté se fait la cuisine. Après la récolte, lorsqu'ils auront du
temps à perdre et de l'argent à dépenser pour les funérailles, nos
hôtes songeront à enterrer leur père.
Le pays est absolument désert, et nous cheminons longtemps
sans rencontrer un seul voyageur. Nous pénétrons enfin, non sans
curiosité, dans le premier village du royaume musulman. Il est d'ail-
leurs fort tranquille et ne justifie point la frayeur de nos porteurs.
Rien n'aurait empêché les insurgés de reculer leurs frontières jus-
qu'au fleuve; cependant ils ont laissé entre le Kin-cha-kiang et leurs
domaines une sorte de zone neutre où le drapeau rouge des troupes
impériales flotte encore pour la forme, mais où les fonctionnaires,
peu soumis à une hiérarchie tombée d'elle-même par la fuite des
mandarins, sont des habitans du pays, véritables chefs de garde
nationale qui jouissent d'une demi-indépendance, et exercent sans
contrôle le pouvoir dont ils se sont emparés. Il arrive souvent que
les autorités constituées désignent elles-mêmes ces personnages
militaires, destinés à les remplacer. Le motif qui a déterminé le
nouveau sultan de Tali à suspendre le succès de ses armes est tout
commeicial, et ce motif est bon à noter parce qu'il éclaire un des
côtés les -plus originaux du caractère chinois. Le drapeau blanc,
adopté par les rebelles, aurait pu eflrayer le négoce, s'il avait été
arboré sur les rives mêmes du fleuve, et il était habile de mé-
nager une transition. Le gouvernement chinois n'a jamais essayé
d'ailleurs d'enfermer ses ennemis dans ces barrières qui sont un
des moyens les plus puissans employés en Europe par les nations
belligérantes pour s'affamer ou s'appauvrir mutuellement. 11 n'y a
jamais eu de blocus. On combat les armées, on arrête les voya-
geurs, mais des deux côtés une pacotille est tenue pour une ga-
rantie plus sûre qu'un passeport.
La végétation se trouve bien de l'absence des hommes, et les forêts
de pins, brûlées ailleurs, se montrent partout ici vigoureuses et ver-
doyantes sur les montagnes. Aspirant sous ces ombrages, dans les
ravins qui furent des torrens, les derniers restes de l'humidité du
sol, des buissons de rhododendrons et de camélias surprennent par
leur bel aspect sauvage nos yeux, accoutumés à n'admirer leurs
fleurs que sur les étroits gradins et dans l'atmosphère malsaine des
serres chaudes. Nous avons à passer devant la première douane mu-
sulmane, autour de laquelle un grand nombre de marchands sont
agglomérés. Un fonctionnaire visite les ballots, les paniers, les
caisses, et perçoit les sapèques. Nous lui faisons comprendre que
nous ne sommes pas des marchands, et il n'insiste pas pour sou-
mettre nos bagages à la loi commune. Au village de Ngadati, la po-
TOME Lxxxvi. — 1870. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
pulation se mélange d'une notable quantité de sauvages de la race
des Lissougn. Le costume des femmes de cette tribu se compose
d'une jupe courte et plissée descsndant jusqu'aux genoux, faite de
toile de chanvre (1), et d'un corsage largement ouvert, orné comme
la robe d'une bordure bleue. Leur coilfure est une sorte d'élégante
mantille dont les pans multicolores retombent en arrière. Nous nous
occupions d'apprivoiser, pour la mieux observer, cette intéressante
fraction de la grande famille humaine, quand des coups de fusil,
des cris et les éclats lugubres de la trompette chinoise nous annon-
cèrent l'arrivée du chef militaire de JNgadati. C'était le premier fonc-
tionnaire musulman qui se rencontrât sur notre route. Il avait l'air
dégagé, et de loin semblait vêtu comme un gentilhomme de la cour
de Louis XV. Sous une espèce de chapeau à trois cornes, il portait
une longue chevelure noire flottant des deux côtés sur ses épaules,
et réunie seulement vers le milieu en une queue courte et mince. Le
sultan, qui ne néglige pas les détails, s'est occupé déjà du costume
de ses sujets. Il les a autorisés à porter la queue, à la double condi-
tion qu'ils ne se raseraient pas la partie antérieure de la tète, comme
font les Chinois, et qu'ils n'ajouteraient pas à leur appendice na-
turel cette longue tresse de soie qui tombe jusqu'aux pieds des élé-
gans dans le Céleste-Empire. Le chef militaire de Ngadati mit de
l'empressement à venir nous visiter; il ne demanda pas à voir nos
papiers et n'essaya nullement de nous inquiéter. On ne nous avait
d'aiilears annoncé, comme assez puissant pour nous créer des em-
barras sur cette route abandonnée, que le chef de Peyouti. Nous
avons hâte de nous rendre à ce village et de nous voir aux prises en-
fin avec des difficultés sérieuses. On nous a prédit tant de périls que
nous éprouvons une sorte de désappointement à ne pas rencontrer
même d'obstacles. Il règne en eftet dans tout ce pays un calme, une
tranquillité que la pauvreté de la région explique, mais sur lesquels
nous ne comptions pas. Quelques négocians nous précèdent ou nous
suivent. Ils sont pour la plupart chargés de sel, denrée qui fait l'ob-
jet d'un commerce important, bien que local, car la loi chinoise, con-
servée par les musulmans, fixe à chaque saline des limites au-delà
desquelles elle ne peut vendre ses produits. Le thé, l'opium, les
métaux et les plantes médicinales fournissent seuls au commerce
d'exportation du Yunan des élémens considérables. Le prestige qui
s'attache à notre qualité d'Européens nous met à l'abri de toute
tentative de la part des bandits, fort redoutés des voyageurs isolés
dans ce pays façonné à souhait pour les embuscades. De rares in-
dices nous révèlent seuls l'existence de ces invisibles ennemis. Des
(1) Le clianvTe n'est d'un usage gén(''ral que chez les sauvages. Les Chinois ne s'ha-
billent guère que de soieries et de cotonnades.
EXPLORATION DU MEKONG. 675
potences, sorte de croix dont la traverse mobile est munie aux deux
extrémités de crochets en fer, agitent leurs grands bras dans le vide
comme pour appeler leur proie humaine. De loin en loin, un crâne
dépouillé réfléchit les rayons du soleil comme un bloc de quartz ar-
rondi, ou tache le ciel noir d'un point blanc qui n'a rien de trop
sinistre. La pluie tombe fine et froide, tandis que la neige couvre
les montagnes et produit aux branches des arbres verts ces heureux
effets si souvent décrits. Dans cette région, l'on ne voit guère que des
pâtres veillant sur leurs troupeaux, et des sauvages accroupis au
bord d'un ruisseau, près d'un feu fumeux, et occupés à rouir du
chanvre. La végétation est vigoureuse, car elle semble toujours être
en Chine en raison inverse de la population.
Une dizaine de cases en terre semées sans ordre sur la croupe
d'une montagne, autant de maisons en ruines, c'est là tout le village
de Peyouti. Il présente un singulier aspect : les toits sont formés de
planches juxtaposées, maintenues par de grosses pierres, de telle
sorte qu'une grêle de cailloux semble être tombée sur ces pauvres
habitations. Plusieurs fois déjà, même dans les grandes villes, nous
avons vu employer ce système de toiture. On est si mal assuré de
vivre dans le Yunan, qu'on n'y prend pas la peine de s'y construire
un gîte. La pluie tombe à torrens dans la chaumière abandonnée
où nous nous sommes établis, faute de pagode ou d'hôtellerie.
Quant au formidable chef que des gens mal informés ou pris de
l'envie de rire à nos dépens nous avaient signalé, il n'a pas paru.
Nous aurions pu, sans trop de peine, jeter son village dans la
boue d'où il était sorti. Il faut monter bien longtemps pour quitter
Peyouti, et suivre le lit d'un torrent qui dessine sur la neige fon-
dante une ligne noire et sinueuse. Au point culminant de notre as-
cension, la vue embrasse un magnifique ensemble de sommets noyés
dans des nuages semblables aux flocons de fumée échappés d'une
usine, et ces nuages répandent sur le paysage des teintes livides.
P)eaucoup de paysans habitent avec leurs familles à la lisière de
leurs champs, dans des huttes faites de branches entrelacées, où
ils attendent, au sein d'une misère navrante, la paix, le soleil ou
la mort. Ils s'écartent des routes battues sous peine de voir enlever
par les soldats qui passent tout le produit de leur maigre récolte, et
préfèrent la chance d'être pillés par les voleurs, moins exigeans et
plus humains. Quelques hommes sont censés d'ailleurs, à des inter-
valles très éloignés, veiller à la sécurité publique. Ils se tiennent,
sentinelles tremblantes, dans de fragiles guérites au nombre de
trois ou quatre, mais ne disposent entre eux tous que d'une seule
lance.
Après de longs jours de marche, tantôt dans des gorges pro-
fondes, tantôt au-dessus de ravins escarpés, à travers un pays très
676 REVUE DES DEUX MONDES.
pauvre et presque inhabité, nous arrivons à l'extrémité d'un pro-
montoire d'où le regard plonge sur une plaine magnifique, telle que
nous n'en avions pas vu depuis notre sortie de la Chine impériale.
De nombreux îlots de maisons, sur les murailles desquelles nous ne
tardons pas d'ailleurs à distinguer les traces funestes de la guerre,
semblent baignés dans une mer de verdure. Des soldats impériaux
venaient d'incendier récemment tout ce que des propriétaires per-
sévérans avaient réédifié après un premier désastre. INous parcou-
rons successivement trois petites villes sans trouver une maison
pour y passer la nuit à l'abri du vent et de la neige. Nous ne par-
venons à nous loger que dans la place fortifiée de Pinchouan. Cette
ville est populeuse; les rues sont remplies d'hommes remarquables
par leurs costumes, leurs longs cheveux, leurs traits accentués, et
je ne sais quel air d'insolence sauvage répandu sur leur physiono-
mie. Rien qu'à leurs allures arrogantes, on reconnaîtrait des mu-
sulmans. L'un d'eux entre brusquement chez nous pendant notre
repas; à l'injonction de se retirer, il répond en dégainant un cou-
telas. Sans attendre un ordre, notre sergent annamite, emporté par
son courage et son indignation, fond sur l'impertinent, le désarme et
le jette violemment à la porte. Le mandarin militaire de Pinchouan
accourt sur ces entrefaites, et, après une conversation amicale, se
fait donner lecture de la lettre du papa. A la cordialité qu'il nous
avait témoignée d'abord s'ajouta, quand il eut entendu les éloges
que le vieil astronome voulait bien faire de nous, une nuance visible
de respect. Ce capitaine musulman a imaginé, pour attirer chez lui
les commerçans, de les garantir contre les vols dont ils pourraient
être victimes sur son territoire. Cette mesure pousse les habitans
des villages, sur lesquels pèserait solidairement le poids des indem-
nités, à traquer les brigands et à faire la police.
Les montagnes qui courent le long du lac de Tali nous montrent
déjà de loin leurs fiers sommets neigeux; les autres, plus près de
nous, s'arrondissent et s'abaissent. Les petites plaines se multiplient
et font pressentir la grande plaine. Dans celle de Pien-ho, pas un
village ne reste debout; les ruines faites alternativement par les
impériaux comme par les rebelles servent d'abri précaire à de nom-
breuses familles de cultivateurs qui consentent encore à semer parce
qu'ils pourront récolter dans six mois, mais qui renoncent à bâtir.
On nous conduit chez le père Fang, prêtre catholique chinois, court
et trapu, à la face plate comme celle d'un Tartare; nous ignorions
son existence, et lui n'était pas averti de notre arrivée. Nous le sur-
prenons au milieu de la lecture de son bréviaire, et il serait difficile
de peindre son étonnement. Vox faucibus liœsit, le latin restait figé
dans sa gorge, ou n'en sortait que par monosyllabes absolument
inintelligibles. Remis enfin de son émotion, il laissa de côté vêpres
EXPLORATION DU MEKONG. 677
et complies pour nous faire cordialement les honneurs de chez lui.
Le père Fang possède la seule maison du village ; il l'a construite
lui-même. Ses talens d'architecte ont pu d'ailleurs se développer,
car sa résidence actuelle est la quatrième que l'incendie l'a forcé
d'élever. Les autres maisons ont été détruites par des soldats de
passage en belle humeur. Nous couchons dans la chapelle, qui,
comme celle du père Lu, sert, une fois la messe dite, à tous les
usages profanes.
Le calendrier du père Fang nous apprit que nous étions au mardi
gras. Moins heureux que le célèbre curé de Gresset qui put remplir
dignement en trois jours tous les devoirs du carnaval et du carême,
nous laissâmes s'écouler sans même les saluer d'un regret les der-
nières heures d'une journée marquée en Europe par tant de folles
joies. Aussi peu enclin à fêter le bœuf gras qu'à partager les doctrines
dont cet animal ventru semble être le symbole, j'ai toujours vive-
ment goûté au contraire l'idée que l'église catholique oppose chaque
année au culte de la force brutale et de la chair engraissée. Recevoir
d'un prêtre chinois et en même temps que des Chinois les cendres
qui affirment l'origine, la rédemption et la fin commune de l'huma-
nité, quelle rude leçon pour cet orgueil si prompt à germer dans le
cerveau de tout Européen hors de chez lui !
Le mémento homo quia pidvis es, qui fait réfléchir partout, tire
quelque chose de plus grave et de plus solennel encore du temps de
malheur que traverse cette contrée. La guerre civile, les épidémies,
la disette et l'émigration ont réduit, d'après des témoignages dignes
de foi, la population du Yunan de près de moitié en dix ans. Pour peu
que l'on s'écarte du chemin, on se heurte auxossemens mutilés des
victimes de meurtres ignorés ou impunis. Il m'est arrivé bien sou-
vent, pour mon compte, de faire de ces découvertes qui, en France,
comblent de joie les procureurs impériaux. A quelques lieues de la
demeure du père Fang, séparé de celui-ci par une montagne, habite
un autre prêtre, un Français, qui a caché son presbytère dans un pli
de terrain, à mi-côte ; il vit là au jour le jour, sans avoir vu depuis
quatorze années aucun compatriote, adoptant des enfans, s'efforçant
au milieu de tous les périls de relever le courage abattu des quel-
ques chrétiens qui l'entourent et de grouper autour de lui assez de
justes pour sauver Sodome. Les détails qu'il nous donne sur le jeune
empire mahométan, à la formation duquel il assiste, font frémir d'hor-
reur, et l'on ne sait s'il faut plus s'indigner contre les tyrans san-
guinaires et lascifs que contre des populations dix fois plus nom-
breuses qui supportent un joug honteux, non sans se plaindre, mais
sans le secouer.
Le père Leguilcher vit dans une retraite absolue, loin des routes,
sans rapports avec les autorités musulmanes, contre lesquelles rien
678 REVUE DES DEUX MONDES.
ne le protège et qui ignorent presque son existence. Quand les bruits
de la guerre, montant de la plaine jusqu'à son asile, deviennent trop
menaçans, il cherche un refuge dans une caverne profonde, lieu
sacré pour les Thibétains, qui y viennent en pèlerinage. Resté invio-
lablement attaché à la France, bien qu'il ait renoncé à l'espoir de
la revoir jamais, le père Leguilcher consent, pour servir des Fran-
çais, à sortir de la réserve que la prudence non moins que ses goûts
lui ont imposée jusque-là, et à nous accompagner à Tali, où nous
ne pouvions nous risquer sans interprète. Avoir en quelque sorte
pénétré dans la banlieue de cette ville sans nous être fait annoncer,
sans avoir demandé aucune autorisation, cela pouvait être considéré
comme un peu téméraire; mais, aucun courrier n'ayant consenti à
porter nos lettres, il n'y avait d'autre parti à prendre que celui de
nous présenter nous-mêmes. Nous avons toujours été heureux de-
puis deux ans, et nous comptons sur notre étoile. Le père Leguil-
cher cependant n'avait qu'une confiance très limitée dans le succès
de notre entreprise; mais, si celle-ci réussissait, elle aurait l'avan-
tage de donner à sa situation de missionnaire une sorte de sanction
officielle dont profiteraient ses chrétiens, unique objet de ses pen-
sées. Cette considération acheva de le déterminer à partager notre
fortune.
Pour atteindre, des hauteurs où le prêtre français a caché sa
maison, le niveau des régions habitées, il faut descendre à l'aven-
ture, car les capricieux zigzags du sentier qui mène à la plaine
semblent tracés par l'écoulement des eaux plutôt que par le pied
des hommes. Nos chevaux restent inutiles jusqu'au moment où nous
rejoignons la route du Yongpé à Tali. Une citadelle occupée par un
chef militaire important commande cette route. Nous nous faisons
annoncer solennellement et nous pénétrons dans le fort sans don-
ner au mandarin qui y réside le temps de se reconnaître. Celui-ci,
surpris par notre brusque arrivée, laisse de côté sa pipe d'opium, se
précipite au-devant de nous à demi hébété déjà et donne des ordres
à ses gens, qui finissent par souffler à pleins poumons dans des cla-
rinettes discordantes. Nous étions comblés d'honneurs. Le comman-
dant de cette forteresse n'a pas embrassé l'islamisme. Il est resté to-
lérant et doux comme un Chinois et s'est opposé souvent, sans rien
perdre de la confiance du sultan, aux violences de ses soldats. Une
bande de ces guerriers musulmans lui ayant fait demander un jour,
dans un dessein facile à comprendre, de remplacer par des jeunes
filles les hommes qui portaient leurs bagages, il fit saisir et garrotter
les insolens, ordonna qu'on les enduisît tout entiers de graisse de
porc et leur dit : « Vous voulez abuser de nos femmes, commencez
par user de nos cochons! » Malgré les efforts de ce personnage, les
villages sont détruits autour de la citadelle construite pour les pro-
EXPLORATION DU MEKONG. 679
téger, et des monceaux de briques marquent seuls l'emplacement
qu'ils occupaient. Le soir venu, nous trouvons à grand'peine une
maison debout, triste résidence, obscure et inhabitée. Nous plaçons
nos chevaux dans la cour intérieure et nous nous couchons près d'eux
sur les dalles, en redoublant de vigilance. Non loin de nous en effet,
dans la montagne, habitent des sauvages nommés Ghasu, qui dans
tous les temps ont exploité les voyageurs. Les paysans leur paient
un tribut annuel appelé en chinois la rente des voleurs, moyen-
nant quoi ils sont assurés d'être remboursés de la moitié de la va-
leur de ce qui pourra leur être enlevé. Le cultivateur ne perd pas
tout, il reste encore aux brigands un bénéfice honnête, et tout le
monde est satisfait : singulière convention tacite, sorte de camorra
respectée par le gouvernement et acceptée de tous comme une ser-
vitude naturelle pesant sur un certain rayon.
Le lendemain, notre route nous conduit à travers une série d'on-
dulations basses dans une vallée étroite et longue que la grande
chahie des monts Tien-song semble de loin fermer hermétique-
ment. Ceux-ci s'éloignent et se détachent à mesure que nous avan-
çons. Nous apercevons enfin en face de nous dans tout leur magni-
fique développement les montagnes de Tali, dont le pied baigne
dans un lac admirable, tandis que la tête, couronnée de neige, se
perd dans les nuages. Sous nos yeux se déroule un immense tapis
de verdure au milieu duquel des groupas de maisons en terre
rouge, avec leurs toits en tuiles et leurs pignons blanchis, se déta-
chent au soleil. Autour de nous, tout est couleur, lumière, limpidité.
Fussions-nous contraints de nous arrêter là que nous ne regrette-
rions pas nos longues marches, nos inquiétudes et nos fatigues.
Après un premier élan d'admiration, la critique reprend ses droits.
Si ce paysage n'est pas l'un des plus magnifiques qu'il soit possible
de rêver, la faute en est aux Chinois, qui n'ont pas laissé subsister
un arbre, ni sur les grandes montagnes, ni sur les monticules dé-
solés qu'orneraient si bien de beaux ombrages. En revanche, la
culture maraîchère est admirablement entendue, et nous reconnais-
sons, en approchant, des fèves, des choux et des légumes vulgaires;
les rizières occupent aussi de vastes espaces. La population agricole
qui vit autour du lac est une population indigène qui appartient
en grande partie à la race des Minkias. D'ailleurs, sur les cinq cents
villages qui existaient dans cette grande plaine avant la guerre, on
n'en compte pas aujourd'hui plus de deux cent cinquante, et un seul
sur ce nombre est exclusivement peuplé de Chinois.
Nous passons sur une longue chaussée à laquelle on travaille. C'est
la première fois depuis mon entrée dans le Yunan que je vois con-
struire ou réparer une route. Cette chaussée conduit à une forteresse
dont les murailles, appuyées d'un côté à la montagne et prolongées
680 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'autre jusque dans l'eau du lac, barrent absolument le chemin.
Le commandant de la forteresse nous fait dire qu'il vient d'envoyer
prendre les ordres du sultan, et nous somme de les attendre. A cela
nous n'avons rien à répondre. Ces ordres arrivent le lendemain, et
nous nous sentons tous soulagés d'un grand poids en apprenant qu'ils
sont favorables. Nous traversons le fort, véritable souricière dans
laquelle il eût été facile de nous emprisonner d'un seul coup; mais
on nous a envoyé de Tali un mandarin et quelques soldats pour
nous escorter, cette mesure nous rassure et nous empêche de soup-
çonner un piège. Au-delà du fort, la plaine s'épanouit, traversée
par la route que nous suivons. Quand les murailles de la ville se
montrent dans le lointain, dominées par des montagnes grandioses,
la peur s'empare de nos porteurs; des chrétiens qui avaient voulu
suivre le père Leguilcher rétrogradent prudemment, se proposant
de rallier notre caravane après qu'ils auront connu l'accueil qui lui
aura été fait. Des bruits sinistres nous sont rapportés : quatorze Eu-
ropéens auraient été récemment mis à mort, et nous allions bientôt,
au dire de nos gens effrayés, voir leurs têtes sur les murailles. Tous
les étrangers sont des Européens pour les Chinois. Les hommes
massacrés par ordre du sultan étaient probablement des Birmans ou
des Hindous, car ils avaient la peau presque noire. Nous entrons
néanmoins sans obstacle dans la redouta])le cité. La grande rue, d'a-
bord presque déserte, se peuple peu à peu. Nous avançons toujours,
serrés les uns contre les autres, l'œil aux aguets et la main sur nos
armes. Un mandarin magnifiquement vêtu et monté sur un cheval
de prix vient au-devant de nous, jette un regard dédaigneux sur nos
costumes de laine fripés et sans dorure, sur nos chevaux petits et
maigres, et nous invite à mettre pied à terre. Nous sommes alors as-
saillis par une foule énorme, excitée, hurlante, qui, débouchant de
toutes les rues adjacentes, oscille comme les flots de la mer et me-
nace de nous écraser. Des soldats se ruent sur nous par derrière et
nous arrachent violemment nos chapeaux. Cette insulte fut suivie
d'une rixe dans laquelle nous dûmes faire usage des crosses de nos
fusils; nos quatre Annamites et nos deux tagals usèrent bravement
de leurs sabres, et le mandarin, resté d'abord impassible, s'interposa
tardivement, au moment où un soldat musulman tombait ensan-
glanté.
Cet incident dont les suites pouvaient être si funestes, et dont nous
ignorions la cause, avait été provoqué par la curiosité du sultan.
Celui-ci nous observait du haut des remparts de la citadelle, et
c'était pour qu'il pût examiner à son aise nos visages européens que
l'on nous avait brutalement décoiffés après nous avoir enjoint de
descendre de cheval. Il donna l'ordre lui-même de nous conduire
hors de la ville, dans un logement qu'il désigna. A peine y étions-
EXPLORATION DU MEKONG. 681
nous installés que des mandarins vinrent nous présenter les excuses
du sultan, nous offrir de sa part une audience pour le lendemain,
régler le cérémonial, sur lequel ils se montrèrent même très conci-
lians. Ils n'exigèrent qu'une chose, la promesse que nous nous pré-
senterions sans armes. On causa ensuite du but de notre voyage ;
mais cette conversation, malgré la courtoisie des formes, était en
réalité un véritable interrogatoire. Soit que le caractère exclusive-
ment scientifique de notre expédition n'eût pas été de notre part
assez soigneusement maintenu, soit que les têtes fussent trop dures,
ainsi que nous l'avait prédit le grand-prêtre de Yunan-sen, pour
supposer à une exploration pénible des motifs désintéressés, il est
certain que le jour suivant nous trouvâmes absolument changées les
bienveillantes dispositions annoncées la veille. A l'heure qui avait
été fixée pour l'audience, un mandarin vint nous avertir qu'il restait
encore des détails à régler, qu'il y avait lieu de s'expliquer d'une
manière plus complète et plus claire ; il finit par nous dire que le
sultan demandait le père Leguilcher. Après l'heureuse issue des né-
gociations antérieures, confians, pour en avoir déjà fait l'épreuve,
dans l'intelligence et la sagesse du missionnaire, nous estimions
l'entrevue souhaitée par le sultan avantageuse et sans danger. Le
père Leguilcher, moins rassuré, s'y rendit néanmoins en homme
accoutumé à braver tous les périls. Il revint après une absence
d'une heure sain et sauf, mais ayant entendu proférer les plus vio-
lentes menaces contre lui d'abord pour avoir introduit dans Tali des
gens de notre espèce, puis contre nous qui venions reconnaître les
routes, mesurer les distances et dessiner le pays dans l'intention
manifeste, quoique niée effrontément, de nous en emparer. « Ya
dire, avait ajouté le sultan, va dire à ces Européens qu'ils peuvent
prendre toutes les terres arrosées par le Lant-san-kiang (Mékong)
depuis la mer jusqu'au Yunan, mais qu'ils seront forcés de s'arrê-
ter là. Ils auraient conquis la Chine tout entière que l'inexpugnable
royaume de Tali serait encore une borne infranchissable à leur am-
bition. J'ai déjà fait mettre à mort un grand nombre d'étrangers;
que ces insolens qui ont versé hier sous mes yeux le sang de l'un
de mes soldats s'attendent, s'ils demeurent plus longtemps chez
moi, à un sort pareil. Je les épargne parce qu'ils me sont recom-
mandés par un homme vénéré des musulmans, mais qu'ils retour-
nent sans retard au lieu d'où ils sont venus, et s'ils tentent d'aller
reconnaître le fleuve dans lequel se déverse le lac de Tali (le Mé-
kong), malheur à toi et à eux ! »
Ce souverain qui règne par la terreur vit lui-même dans une ter-
reur perpétuelle. Les murs de la citadelle, construite au centre de la
ville, sont les plus beaux et les plus forts qu'on puisse voir; le sultan
682 REVUE DES DEUX MONDES.
demeure retiré derrière ces remparts. Deux canons constamment
chargés sont braqués aux portes de la salle d'audience; personne ne
l'approche, hors ses fidèles, et très peu de gens connaissent sa
figure. On appelle les suspects un à un dans cet antre, et ils en sortent
rarement vivans. Des chrétiens mêlés à la foule, en voyant passer le
père Leguilcher qui se rendait à l'audience, ont éckté en sanglots,
bien convaincus qu'il allait à la mort. Il en avait été autrement,
comme on vient de le voir. Après le récit du missionnaire, il fallait
non-seulement renoncer à l'espoir de revoir le Mékong, mais même
à visiter la ville, et demeurer exactement enfermés dans notre logis
jusqu'au lendemain. Nous chargeons nos armes, tout est à craindre
de la part d'un homme aussi effrayé que le sultan. Nous sommes
autorisés, après l'inexplicable changement qui s'est déjà produit une
fois dans ses dispositions, à redouter chez ce tyran fantasque un re-
virement nouveau qui aggraverait encore notre situation. Nous étions
en effet absolument à sa merci, et, bien que résolus à nous défen-
dre, il était impossible d'entretenir aucune illusion sur le résultat
de la lutte, si celle-ci venait à s'engager. Le soir, notre maison tout
entière, à l'exception du réduit où nous étions entassés, fut envahie
par des soldats. Nos propres sentinelles durent alors se replier jus-
que dans notre chambre, et, sous le coup d'une anxiété qu'on trou-
vera naturelle, nous passâmes la nuit dans l'attente de quelque grave
événement, observant les soldats, qui de leur côté surveillaient tous
nos mouvemens. Aux premières lueurs de l'aube, nos geôliers des-
cendirent dans la cour; ils n'opposèrent aucune résistance à notre
départ, mais se mirent en devoir de nous escorter, armés jusqu'aux
dents. Tout alla bien jusqu'à la forteresse qui donne accès dans la
plaine. Le mandarin préposé à notre garde nous donna l'ordre de
nous arrêter là, et s'éloigna rapidement. Craignant qu'il ne fût allé
s'entendre avec le commandant de cette petite place, où nous pou-
vions soupçonner que l'on voulait nous enfermer pour se défaire de
nous, nous rassemblâmes nos porteurs de bagage, et, les poussant
devant nos chevaux, nous franchîmes au grand galop, malgré les
réclamations des soldats intimidés et la consigne de leur chef, toutes
les fortifications, très mal gardées d'ailleurs, qui barraient notre
chemin ; une fois sortis de ce périlleux passage, nous avions devant
nous l'espace, et nous ne manquâmes pas d'en profiter.
A dix heures du soir, comme nous avions pris position, pour y
passer la nuit, dans une maison déserte et facile à défendre, un
certain nombre de soldats demandèrent pncifiquement à être intro-
duits. Ils venaient informer le père Leguilcher que le commandant du
fort, celui-là même dont nous avions reçu trois jours auparavant
un si bon accueil, l'invitait à se présenter chez lui sur-le-champ.
EXPLORATION DU MEKONG. 683
Ils étaient chargés en outre d'acheter au nom cla sultan de Tali le
revolver que nous nous étions proposé d'offrir à ce capricieux per-
sonnage. Malgré l'insistance qu'ils apportèrent dans cette double
négociation, ces ambassadeurs indiscrets furent éconduits. Laisser
le missionnaire compromis à cause de nous s'éloigner en pleine
nuit de notre petite colonne, c'eût été manquer de prudence, et
vendre une arme à un homme qui n'avait ni su la mériter ni osé la
prendre, c'eût été manquer de dignité. Les soldats nous quittèrent
donc en murmurant, et nous passâmes la nuit à consolider nos bar-
ricades. Celles-ci d'ailleurs demeurèrent inutiles, et cette alerte fut
la dernière. Le chef du nouvel empire musulman nous a épargnés
par crainte de provoquer contre lui l'intervention des Européens, et
ses fanatiques sujets ont été tenus en respect par la terreur se-
crète que nos armes leur avaient inspirée. En rentrant dans l'er-
mitage du père Leguilcher, nous reconnûmes bien vite à la conster-
nation des visages que la nouvelle de notre insuccès nous y avait
devancés. De tous les points de la montagne, les chrétiens affluaient
au presbytère, remplissant la chambre et l'oratoire, se pressant au-
tour du prêtre, qu'ils n'osaient interroger, silencieux comme des
gens qui pressentent une grande douleur. Le lendemain, lorsque le
père Leguilcher, dont un plus long séjour au milieu d'eux aurait mis
la vie en péril, s'éloigna avec nous, des sanglots éclatèrent, les
hommes et les enfans voulurent accompagner leur bienfaiteur.
Quant aux femmes, c'était vraiment pitié de les voir avec leurs pieds
mutilés s' efforçant de suivre le pas des chevaux et gravissant en
pleurant la montagne à pic. Elles s'attachaient à la robe du prêtre,
qui ne se détournait pas de peur de faiblir. Nous emportions l'âme
de ce petit monde chrétien, entouré d'ennemis du côté du Thibet
aussi bien que du côté de la Chine, et qui allait peut-être, après
notre départ et par notre imprudence, être persécuté pour sa foi.
C'était là une pensée amère qui, en se joignant à l'inévitable con-
tagion de la douleur humaine sincèrement exprimée, nous arracha à
nous-mêmes les premières larmes que nous eussions versées depuis
deux ans. La montagne de Likiang montra bientôt à l'horizon ses
formes imposantes ; elle apparaissait au loin comme un blanc fan-
tôme qui semble garder l'entrée du Thibet. Partis des plaines basses
conquises sur la mer par les alluvions du Mékong, nous pouvions
contempler enfin de hauts somme's, des neiges éternelles, et entre-
voir la contrée brumeuse vers laquelle nous avaient si souvent en-
traînés nos rêves. Nous perdions en même temps l'espoir d'y péné-
trer; mais les préoccupations qui nous assiégeaient alors laissèrent
en nous peu de place aux regrets. Tant que dura notre marche en
territoire musulman, il fallut presser le pas, ne camper qu'en lieux
684 REVUE DES DEUX MONDES.
sûrs et hors des villages populeux. Ce fut donc avec un vif conten-
tement que nous arrivâmes enfin dans cette zone neutralisée par les
belligérans d'un accord commun. L'itinéraire de notre retour fut,
sauf une modification légère, le même que j'ai déjà décrit en con-
duisant le lecteur à Tali; je n'ai donc point à m'y arrêter. Nous
eûmes la satisfaction d'obtenir du mandarin de Hoéli-Tcheou la
punition d'un soldat qui avait insulté le père Lu, et la publication
du dernier édit impérial favorable aux chrétiens, édit qu'on avait
jusqu'alors laissé ignorer aux populations.
Cependant, grâce au missionnaire qui nous servait d'interprète,
les conversations des voyageurs, des marchands, des aubergistes,
races en tous pays curieuses et bavardes, n'étaient plus pour nous
lettres closes. Nos aventures faisaient ordinairement tous les frais
de ces récits, où déjà la vérité commençait à disparaître sous la lé-
gende. Nous écoutions ces propos sans y prendre part, et c'est ainsi
qu'après une longue absence les premières nouvelles du malade
de Tong-tchouan vinrent par hasard nous frapper au cœur. Une
opération avait été pratiquée sur M. de Lagrée, voilà le fait que
nous parvînmes à démêler au milieu des détails extravagans dont
un fumeur d'opium embellissait sa narration. De quelle nature avait
été cette opération, quel résultat avait-elle amené? A toutes les
questions qui se pressaient sur nos lèvres, nulle réponse sérieuse
n'était donnée. Ce fut seulement trois jours avant notre arrivée à
Tong-tchouan que nos appréhensions se changèrent en certitude.
M. de Lagrée était mort, le 12 mars 1868, d'une maladie de foie
dont il souffrait depuis plus de soixante jours. Celui d'entre nous
qui avait eu au plus haut degré l'amitié et la confiance de notre
chef, le docteur Joubert, vint à notre rencontre. Miné lui-même par
la fièvre et par le chagrin, il était encore sous l'impression des pé-
nibles devoirs qu'il venait d'accomplir, l'autopsie et l'inhumation
du cadavre. — L'intelligence ne s'était éteinte chez M. de Lagrée
qu'avec la vie. Jusqu'au dernier moment, le sentiment de sa res-
ponsabilité ne l'abandonna point; en présence de la mort, l'une de
ses plus grandes souffrances, c'était de rester dans l'ignorance de
notre sort. Ce n'est pas ici le lieu de payer longuement à M. de La-
grée le tribut d'hommages qu'il a si justement mérité. Je dirai seu-
lement aujourd'hui que le succès de notre long voyage à été son
œuvre, et que l'honneur en revient tout entier à sa mémoire. Il
nous restait à gagner Shang-haï. Le récit de ce rapide voyage à
travers la Chine fera l'objet de la dernière partie de ce travail.
L.-M. DE Carné.
UN PUBLICISTE
DU DIX-HUITIEME SIECLE
DANIEL DEFOE, SA VIE ET SES ECRITS.
Daniel Dcfoe, his lifc and hitheito unknown luritings , hy William Lee; London 1S69.
On se plaît souvent à rechercher dans une œuvre d'imagination
le tableau ou tout au moins le reflet de la vie de l'auteur. Tout ro-
man qui n'est pas écrit par une personne adonnée tout à fait à ce
genre de littérature passe pour être une autobiographie, ou, si l'on
ne veut rien exagérer, un recueil d'impressions personnelles. Le
lecteur s'abandonne encore plus volontiers à cette tendance lors-
qu'il lui tombe entre les mains un livre empreint d'une forte ori-
ginalité, et lorsqu'il s'agit d'un auteur dont la réputation est encore
debout sans que les détails de sa vie soient bien connus. D'aucuns
prétendent reconnaître à la lecture quelle est la profession de l'é-
crivain; si cela est juste, les aventures si vraisemblables de Robinson
Crusoé ne révéleront-elles pas quelque vieux marin habitué à courir
les mers, qui a vu de ses yeux tout ce que les voyageurs du xviii'' siècle
connaissaient de la surface du globe? ou bien encore les réflexions
pieuses et les allusions bibliques dont ce récit est parfois émaillé
n'indiqueront-elles pas plutôt quelque ministre protestant qui a par-
couru le monde en soutenant des thèses contre les hérétiques et en
convertissant les infidèles? En tout cas, on s'étonnera d'apprendre
que c'est l'œuvre d'un homme qui n'est presque pas sorti de l'Angle-
686 • REVUE DES DEUX MONDES.
terre, qui, loin d'avoir éprouvé, comme son héros, les poignantes
émotions de la solitude, a pris une part active au mouvement poli-
tique de son temps. Et cependant Defoe déclare quelque part que
l'existence de Hobinson présente un parallélisme presque complet
avec la sienne. Dans quel sens emblématique il l'entendait, il nous
serait difficile de le comprendre. S'il resta seul quelquefois, ce fut
en prison et non dans une île déserte; s'il a connu la mauvaise for-
tune, ce fut à la suite d'entreprises commerciales malheureuses ou
de polémiques trop vives ; ses ennemis furent des créanciers ou des
contradicteurs politiques, lesquels ne ressemblent guère h, des can-
nibales; il a lutté contre la société et non contre la nature. C'est
donc ailleurs que dans les immortelles aventures de Robinson Cru-
soé qu'il convient de rechercher ce que fut la vie de Defoe. 11 y a
lieu de regretter qu'un écrivain qui sut si bien analyser un carac-
tère et peindre avec tant de vérité des pays qu'il n'avait jamais vus
n'ait pas laissé de mémoires. Loin de là, il semblait éviter de parler
de lui-même et il n'y a pas trace d'un événement personnel dans
les innombrables écrits qui sont sortis de sa plume. Quand on aura
pris connaissance des faits que ses biographes les plus bienveillans
lui attribuent, on se demandera si ce ne fut pas la prudence plutôt
que la modestie qui lui inspira cette réserve.
I.
Daniel Defoe naquit à Londres en 1661. Son père, boucher de
son métier et bourgeois de la Cité, était, dit-on, un homme fort es-
timable, assez à l'aise pour assurer à ses enfans une bonne éduca-
tion, membre d'ailleurs de l'église dissidente, à laquelle il donna des
témoignages de dévoùment en un temps où les dissentimens reli-
gieux étaient trop souvent un prétexte à persécution. Il s'appelait
simplement James Foe. Le fils allongea-t-il le nom paternel au
moyen d'une particule qui pouvait flatter sa vanité en paraissant
le faire descendre d'une des familles de la conquête normande? Il
semble plus probable que cette addition s'introduisit peu à peu et
sans que l'on y prit garde, comme abréviation du prénom. Au reste,
l'auteur de Robinson Crusoè a été certainement le premier et le
dernier homme célèbre de sa famille; on ne l'entendit jamais
émettre la moindre prétention généalogique. Vers quatorze ans,
il entra dans une école ou académie de l'église dissidente; il y
reçut sous la direction d'un savant maître, le révérend Charles
Morton, une éducation distinguée, en même temps qu'il acquit les
connaissances les plus étendues. Parens et amis l'engageaient à
suivre la carrière ecclésiastique; mais à peine eut-il l'âge d'en ap-
DANIEL DEFOE. 687
précier les avantages et d'en peser les obligations qu'il y renonça
de son pljin gré, non sans avoir lutté sans doute contre les conseils
de ceux qui l'entouraient. Peut-être le souvenir dé cette première
vocation irréfléchie, le contraste entre la vie calme d'un ministre
anglican et les orages de sa propre carrière, lui inspirèrent-ils plus
tard cette parole de regret que l'on retrouve dans un de ses opus-
cules : « ce fat un double désastre pour moi d'abord d'avoir été
destiné à l'exercice du ministère sacré et ensuite d'en avoir été
éloigné. »
Quoi qu'il en fût de ces projets d'avenir, Daniel Defoe sortit de
l'école du révérend Morton avec un bagage de connaissances supé-
rieur sans doute à celui de la plupart de ses condisciples. Il avait
approfondi l'étude du grec et du latin; il traduisait convenablement
l'espagnol, l'italien et le français, et avait quelques notions du hol-
landa'S. Quant à sa langue maternelle, il montra plus tard que per-
sonne ne savait mieux s'en servir. Il avait suivi avec succès un cours
complet de théologie, comme il y parut dans les polémiques reli-
gieuses qu'il soutint plus tard. Nul ne connaissait mieux la constitu-
tion de l'Angleterre, et sur les diverses branches des sciences politi-
ques et sociales il était probablement au niveau des contemporains
les plus avancés. Les mathématiques et l'astronomie n'avaient pas
été négligées dans son éducation, non plus que la géographie, pour
laquelle il avait, suivant toute apparence, un goût particulier. Cette
vaste instruction acquise dès le jeune âge prouve déjà que Defoe
n'était pas un homme ordinaire; mais un trait de son caractère ai-
dera mieux à comprendre l'usage qu'il fit en sa maturité de ces
précoces études : il aimait la controverse, et il recherchait les luttes
académiques avec d'autant plus d'empressement qu'outre un savoir
très réel il excellait à y mettre une fine et mordante ironie qui con-
fondait ses adversaires.
Heureux dans les entreprisas commerciales, James Foe avait une
disposition naturelle à faire entrer son fils dans le commerce. Le
futur publiciste fut donc introduit, au sortir de l'académie, chez un
gros marchand de bonneterie, afin de faire l'apprentissage indis-
pensable avant de s'établir pour son compte. Il paraît probable que
ces occupations ne fempèchaient pas de suivre avec attention le
mouvement des esprits. De graves événemens agitaient alors l'An-
gleterre. Dans les dernières années du règne de Charles II, la cour,
le gouvernement et même l'église établie voyaient avec faveur un
retour au catholicisme. Au contraire les classes moyennes attachées
à la réforme, et surtout les citoyens qui appartenaient, comme De-
foe, aux cultes dissidens, s'élevaient avec véhémence contre ce que
l'on appelait déjà dans ce temps l'influence papale et le pouvoir
688 REVUE DES DEUX MONDES.
arbitraire. Les meetings étaient fréqiiens, et les orateurs populaires
y attaquaient énergiquement les privilèges que le parti de la cour
revendiquait comme étant de droit divin les prérogatives de la cou-
ronne. En 1685 (Daniel Defoe avait vingt-quatre ans et venait de
terminer son apprentissage), la mort de Charles II fit arriver au
trône son frère Jacques II, qui professait un entier dévoûment pour
la cause catholique. Les façons d'agir du nouveau souverain firent
de nombreux mécontens; l'agitation était au comble; le duc de Mon-
mouth, frère naturel du roi, protestant zélé et, qui plus est, doué
de qualités aimables qui le rendaient cher au peuple, leva l'étendard
de la révolte. Ce fat une échauffourée sans graves conséquences;
l'infortuné duc, qui avait débarqué en Angleterre le 15 juin, fut
battu, fait prisonnier et exécuté dans le délai d'un mois. Libre de
son temps, entraîné par les ardeurs populaires, par ses convictions
religieuses et par l'exemple de nombreux amis, le jeune Defoe s'était
joint aux révoltés. Il fit en volontaire cette funeste et courte cam-
pagne, et il eut le bonheur de s'en retirer sain et sauf sans avoir été
signalé, grâce au rang obscur qu'il occupait, à l'attention du parti
victorieux.
Ce premier succès enhardit Jacques II, qui envoya une ambassade
au pape pour solliciter la réunion de l'Angleterre au saint-siége, et
qui fit entrer dans l'armée bon nombre d'officiers catholiques en
place d'officiers protestans. Peu après, le parlement, auquel on re-
prochait quelques velléités de résistance, fut congédié; puis le roi,
afin d'isoler l'église établie, révoqua de sa propre autorité les lois
contraires à l'existence des cultes dissidens. Quelque favorable que
fût pour le moment aux intérêts de sa secte cet acte arbitraire,
Defoe comprit que le danger dont ses adversaires religieux étaient
menacés ce jour-là menaçait en même temps toutes les croyances
non catholiques. Il eut le courage de refuser ce don compromet-
tant. Ce fut, au dire de son biographe, M. Lee, le sujet de sa pre-
mière publication. Au mois d'avril 1687, il parut à Londres un petit
écrit de quatre pages que M. Lee croit avoir de bons motifs d'attri-
buer à l'auteur de Robinson Crusoé. Cet opuscule n'était ni daté ni
signé et ne portait pas le nom de l'imprimeur, indice évident du
péril auquel on s'exposait alors en publiant son opinion. Le courage
du jeune publiciste fut assez mal récompensé; ses coreligionnaires
lui surent mauvais gré d'avoir blâmé un acte royal favorable à la
liberté de conscience; mais Defoe avait en tète à ce moment d'autres
affaires qui le détournèrent un peu de la politique. Il venait de s'éta-
blir comme chef d'une maison de bonneterie, et il était en instance
pour être admis sur les registres de la Cité de Londres, privilège
auquel sa naissance lui donnait droât.
t
DANIEL DEFOE. 689
L'année 1688 vit s'accomplir, personne ne l'ignore, le dernier
acte (le la révolution d'Angleterre. Guillaume d'Orange, gendre de
Jacques II, se rendant aux vœux des protestans anglais, débarquait
le h novembre dans la Grande-Bretagne, et se mettait en marche
vers Londres, où il fit une entrée triomphale le 18 décembre. A la
première nouvelle de cet événement, que les amis des libertés poli-
tiques et religieuses accueillaient avec joie, Defoe quitte ses affaires,
monte à cheval et rejoint à la hâte l'armée du prince d'Orange.
A ses yeux, l'avènement du nouveau souverain était la victoire du
parti national. Longtemps après, lorsqu'il se fut livré tout entier
aux lettres, il ne laissait pas échapper une occasion de célébrer
cette journée du li novembre, anniversaire de la délivrance d'un
joug étranger. Jacques II , Anglais et catholique, était, suivant lui ,
un souverain étranger; Guillaume, Hollandais et protestant, était
un souverain patriote. La révolution accomplie, il se remit aux
affaires avec plus de bonne volonté que de succès. Il avait entrepris
le commerce d'exportation, commerce gros d'incertitudes et de
mauvaises chances. A cette occasion, il se rendit en Espagne, ce qui
était alors un voyage long et périlleux. Ses spéculations ne furent
pas heureuses; en 1692, il se vit insolvable et fut déclaré en état
de faillite.
Au fait, Defoe n'avait pas le travail régulier ni l'esprit tranquille
qui font le parfait négociant; les idées du dehors, non moins que les
écarts d'une vive imagination, l'empêchaient sans doute de se livrer
aux entreprises d'argent avec l'application soutenue qu'elles exi-
gent. Il a décrit l'incompatibilité du génie littéraire avec le com-
merce en quelques lignes où il est permis de voir son propre por-
trait : « Quelle incongruité de la nature d'associer des caractères
qui sont directement opposés! Un homme d'esprit devenir négo-
ciant! Nul lien ne le retiendra. C'est en vain qu'on l'enfermera dans
un comptoir, il sera dehors en un instant. Il quittera le livre-jour-
nal et le grand-livre pour Horace et Virgile; il fera du drame d'un
bout à l'autre, et s'il commence par la comédie, il finira par la tra-
gédie; la faillite sera l'acte final, et la prison pour dettes servira
d'épilogue. » Defoe eût mieux fait de s'avouer à lui-même que le
négoce réclame, comme la poésie ou l'art militaire, certaines quali-
tés d'esprit que ne ppssède pas tout le monde. Quoiqu'il n'ait guère
écrit pendant ces premières années, il y a quelques indices qu'il
s'abandonnait dès lors à son goût pour la polémique militante; mais
surtout il réservait trop volontiers à un petit cercle d'amis, lettrés
et éclairés comme lui, le temps qu'il eût dû consacrer aux affaires.
Les lois contre la banqueroute étaient alors d'une excessive sévé-
rité. Aussi Defoe s'esquiva-t-il pour éviter les rigueurs de la pri-
TOME LXXXVI. — 1870. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
son pour dettes; il ne tarda pas toutefois à entrer en arrangement
avec ses créanciers, qu'il désintéressa complètement par la suite,
nous assure M. Lee. Ce fâcheux événement explique pourquoi l'on
n'entendit plus parler de lui de quelque temps. Des marchands qui
avaient confiance en sa capacité voulaient lui donner la direction
d'un comptoir à Cadix, car il avait la réputation de bien connaître
l'Espagne, qu'il avait déjà visitée. Il s'y refusa par répugnance à
quitter son pays. A cette époque, la guerre venait d'éclater entre
la France et l'Angleterre, guerre nationale, puisqu'il s'agissait de
défendre le roi Guillaume et la reine Marie contre Louis XIV, qui
soutenait la dynastie déchue. L'enthousiasme était grand dans toute
l'Angleterre; les anciennes distinctions de whig et de tory, d'église
établie et d'églises dissidentes, s'effaçaient presque. Toutefois les
jacobites se remuaient avec activité, et leurs efforts trouvaient un
point d'appui favorable auprès du menu peuple dans l'élévation des
impôts que les besoins de la guerre avaient fait augmenter. Defoe
prit volontiers la plume afin de rendre populaire un monarque qu'il
avait acclamé six ans auparavant. Le gouvernement reconnut ce
service en conférant bientôt au publiciste un petit emploi qui le dé-
barrassait des soucis de l'existence quotidienne.
Il y a quelque sujet de s'étonner qu'un homme si bien doué pour
la controverse facile et légère n'eût pas trouvé l'occasion jusqu'a-
lors de mettre plus souvent son talent en évidence. Sans doute il
n'y avait pas encore de journal périodique; mais on y suppléait par
de pstiles feuilles qui se vendaient dans les rues lorsqu'un événe-
ment soulevait l'intérêt du public. Un pamphlet de ce genre, écrit
en vers (dans ces temps héroïques du journalisme, on mettait vo-
lontiers de la poésie dans la politique), parut en 1700; il était in-
titulé les Etrangers, et il attaquait avec la dernière violence la
nation hollandaise en général et le roi Guillaume en particulier.
Sous le titre, assez difficile à traduire, de True boni Englishman,
une réponse vigoureuse fut bientôt publiée. C'était une satire en
vers : l'auteur anonyme reprochait à ses concitoyens leur ingrati-
tude envers le roi. Recherchant les origines de la nation anglaise,
il prouvait qu'elle est un mélange de toutes les races. Le véritable
Anglais, disait-il, c'est une ironie, une fiction, une métaphore in-
ventée pour désigner un homme allié à tous les peuples de l'uni-
vers. Certes le professeur Huxley, qui de nos jours vient de repro-
duire presque la même thèse avec les preuves bien autrement
concluantes de l'ethnologie moderne, n'aura point le même écho que
le pamphlétaire de 1701. Tlic True born EiigJisliman eut un succès
prodigieux. Peut-être, depuis l'invention de l'imprimerie, aucun
écrit n'avait-il été réédité autant de fois en une seule année. L'au-
DANIEL DEFOE. 691
teiir en fit lui-même neuf réimpressions dans les premiers mois de
la publication ; mais, à côté de ces éditions authentiques, qui se
vendaient à raison d'un shilling l'exemplaire, des imprimeurs sans
scrupule en faisaient de nombreuses contrefaçons. On en débita
80,000 exemplaires dans les rues à six pence, à deux pence et
même à un penny. Depuis le roi jusqu'au plus humble artisan, tout
le monde voulut le lire. Il fut bientôt connu que Defoe était l'auteur
de cette satire, qui lui assura tout de suite une brillante réputation,
et le mit, ce qui était plus profitable, en relations bienveillantes avec
le souverain régnant.
Il semble que Defoe, encouragé par ce grand succès, se soit senti
dès lors en veine de devenir un écrivain populaire, car la collection
de ses opuscules s'accroît rapidement; mais il n'y avait pas que de
l'agrément à recueillir dans cette profession, et notre auteur, em-
porté par la fougue de ses convictions, dépassait souvent la juste
mesure. Un premier incident Favertit qu'il y a parfois péril à se
montrer trop ardent. La chambre des communes, menée par quel-
ques factieux, tenait en échec I3 roi et la chambre des lords, que la
nation appuyait avec énergie. L'Angleterre ignorait encore que les
difficultés de ce genre se résolvent par le libre jeu d'institutions par-
lementaires ; elle n'avait pas eu le temps de s'y habituer. Le parti
de la cour voulait soutenir les ennemis de Louis XIV; les communes
s'opposaient à la guerre. Une pétition, signée de noms considérables,
vint supplier la chambre de fournir au gouvernement des subsides
suffisans pour sauvegarder les intérêts du royaume et appuyer les
alliés de l'Angleterre; la chambre fit mettre en prison cinq des pé-
titionnaires. Là-dessus, Defoe adresse aux communes un pamphlet
dont la conclusion se résume en ces phrases énergiques : « On es-
père, messieurs, que vous réfléchirez aux devoirs que vous avez à
accomplir. Que si vous continuez à les négliger, soyez certains d'é-
prouver le ressentiment de la nation que vous injuriez, car les An-
glais ne seront pas plus à l'avenir les esclaves d'un parlement que
d'un roi. Notre nom est légion, et nous sommes nombreux. » Les
communes n'eussent pas supporté sans doute cette revendication
hautaine des droits du suffrage populaire, si elle ne se fiit produite
sous le voile prudent de l'anonyme. Au reste, les événemens don-
nèrent un autre cours au sentiment public. Jacques II étant mort le
16 septembre 1701, le roi de France et, à son exemple, le pape, le
duc de Savoie et le roi d'Espagne proclamèrent roi d'Angleterre le
fils du souverain défunt. Il n'y eut pas un bon Anglais qui ne s'indi-
gnât de ce que des étrangers eussent la prétention d'imposer un
maître à la nation, le ton de la presse légère se ressentit de ce mou-
vement, les discordes intestines s'apaisèrent. Le parlement fut dis-
692 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS, et les nouvelles élections renforcèrent le parti ennemi de la
France. Par malheur, Guillaume III ne survécut guère à cette crise.
La reine Anne fut appelée au trône au mois de mars 1702.
La mort du roi Guillaume fut assurément une grande perte pour
Defoe. Honoré de la confiance de ce souverain, dont il avait sans
cesse défendu la cause, admis dans son intimité, le publiciste eût
été sans doute appelé à continuer dans de hautes fonctions publiques
l'influence qu'il avait acquise par ses premiers écrits. Le change-
ment de règne fut suivi d'une révolution dans la politique. Il suffi-
sait que l'on eût été cher au feu roi pour être suspect aux nouveaux
conseillers de la couronne. Le revirement ne fut pas moins appré-
ciable dans le monde religieux. En ces dernières années, la modé-
ration avait prévalu ; la haute église ne reprit le dessus que pour
manifester l'intolérance la plus étroite envers tous les hérétiques, y
compris le corps nombreux des dissidens. Un certain docteur Sache-
verell, prêchant devant l'université d'Oxford, arborait « le drapeau
du sang et la bannière de la défiance » contre tous ceux qui étaient
en désaccord avec l'église d'Angleterre. Ces provocations attei-
gnaient les convictions religieuses de Defoe, de même que les ten-
dances du nouveau gouvernement blessaient ses opinions politiques.
Habile à saisir ses adversaires par leur côté faible, il leur répondit
dans un pamphlet ironique où il s'appropriait leurs argumens en
les exagérant pour en faire mieux comprendre la folie. Le titre
même de cet opuscule était trompeur : le Moyen le plus simple
d'en finir avec les dissidens ou Projet pour V établissement de l'é-
glise. Quelques-uns y furent pris -en effet, et les dissidens s'en ef-
frayèrent à la première lecture; mais on ne tarda pas à découvrir
la fine moquerie qui avait dicté ces pages. Après avoir applaudi,
les partisans de l'église établie crièrent au scandale et demandè-
rent vengeance à l'autorité civile. On sut bientôt quel était l'auteur;
le malheureux s'était caché, on le mit à prix. La chambre des com-
munes condamna le livre à être brûlé par la main du bourreau,
puis l'imprimeur et le libraire furent emprisonnés. Defoe vint alors
se livrer aux vengeances de ses ennemis. Devant les juges, il eût pu
plaider son innocence et invoquer, comme justification, les écrits
provocateurs de la partie adverse. Mal conseillé, il se contenta de
réclamer la clémence royale. Déclaré coupable d'avoir composé et
publié un libelle séditieux, il fut condamné à deux cents marcs d'a-
mende, à être exposé trois fois au pilori, et emprisonné aussi long-
temps qu'il plairait à la reine.
La sentence était sévère, surtout si l'on songe qu'elle frappait
un ancien confident de Guillaume III. Passer en moins d'un an du
cabinet du roi à la prison de Newgate, c'était une chute pénible
DANIEL DEFOE. 693
qui atteignait Defoe non-seulement clans son honneur et son bien-
être, mais encore dans sa fortune. Il s'était remis au commerce de-
puis trois ou quatre ans; il dirigeait une briqueterie importante à
Tilbury, dans le comté d'Essex. Sa femme et six enfans qu'il en
avait eus vivaient de cette entreprise, plus fructueuse que le métier
d'écrivain. Il prétendit, avec une certaine exagération peut-être,
avoir perdu 3,500 livres sterling dans cette catastrophe, ce qui était
à coup sûr une grosse somme pour l'époque. Au reste, Nevvgate était
en ce temps la moins agréable des résidences, même pour un con-
damné politique. Les prisonniers n'étaient classés ni par sexe, ni par
nature de délits. Les moins coupables vivaient dans une déplorable
promiscuité avec les voleurs et les assassins. Le lieu était malsain,
la fièvre y régnait en toute saison. Comme le vol était souvent
puni de mort, les malheureuses créatures qui étaient poursuivies
pour ce méfait prétendaient toujours être enceintes, afin d'obtenir
un sursis, et elles ne négligeaient rien pour que ce sursis fût jus-
tifié. Le supplice du pilori était dans les circonstances habituelles
la plus infamante des punitions, puisque le condamné était exposé
aux grossières injures de la populace. Defoe put reconnaître en ce
jour c{ue les amis ne lui manquaient pas. C'était en été; on lui jeta
des fleurs, on but à sa santé; les gens du peuple qui étaient le plus
rapprochés de l'échafaud le préservèrent des insultes et l'accom-
pagnèrent de leurs applaudissemens lorsque l'exposition eut pris
fin. A la honte de ses adversaires, le pilori se transformait pour
lui en un triomphe.
Il semble probable que Defoe obtint bientôt quelque adoucisse-
ment au régime ordinaire de la prison, car il ne fit jamais preuve
de plus d'activité littéraire. D'autre part, on doit convenir que la
législation sur la presse était dans un temps d'innocence. Durant les
vingt jours qui s'écoulèrent entre le jugement et la mise à exécu-
tion, Defoe avait eu le loisir de composer plusieurs pamphlets dont
run,ïntitulé Hymne au pilori, se vendait à grands cris dans les rues
tandis que l'auteur subissait le supplice de l'exposition publique.
L'attitude de la foule était telle que le ministère n'osa poursuivre
ce nouveau délit; bien plus, avant même de passer devant ses
juges, pendant les premiers jours de sa claustration à Newgate,
Defoe avait édité un recueil complet de ses œuvres, sans omettre le
libelle à l'occasion duquel il était alors emprisonné.
En vérité, le règne de la reine Anne, vu à la lueur de ces petits
événemens de la vie politique, présente un contraste bizarre d'in-
tolérance et de licence qui déroute nos idées modernes d'équité.
Peu de mois après que Daniel Defoe avait été, comme il vient d'être
raconté, victime et héros d'un procès de presse, voici qu'un cer-
694 REVUE DES DEUX MONDES.
tain John Argill, avocat, homme de piété et de grand savoir, mais
plus adonné à la lecture de la Bible qu'à celle des codes, s'avisa
de publier une brochure pour démontrer que l'homme peut être
quelquefois transféré de la terre au paradis sans mourir. Gelait une
bien innocente illusion, qui n'offensait personne; mais le parlement
d'Irlande, dont John Argill était devenu membre cette même an-
née, en jugea autrement. Le théologien malencontreux fut expulsé
de son siège et déclaré incapable d'être élu de nouveau, sur quoi
Defoe trouva matière à écrire. Après avoir réfuté les principes de
John Argill avec le respect que mérite un travail dont les livres sa-
crés ont fourni le sujet, il rappelle humblement aux bons Irlandais
qu'il faut être miséricordieux pour les pauvres auteurs, et que celui
qui s'adresse à eux a besoin de pitié plus que qui que ce soit.
Ce fut aussi pendant son séjour à Newgate que Defoe conçut et
mit à exécution un projet qui mérite, bien plus que lîobinson Cru-
soé, de faire passer son nom à la postérité. Si vive que fût deveime
la polémique littéraire pendant les années de trouble qui précédè-
rent et suivirent la révolution de 1688, elle n'avait toujours qu'une
existence précaire, qu'une allure imprévue, faute d'un organe pé-
riodique. En d'autres termes, les journaux étaient encore inconnus.
Le premier des journalistes allait faire ses débuts du fond d'une
prison, ce qui ne veut pas dire assurément que l'on aurait raison
de rappeler trop souvent ses successeurs au souvenir de leur ori-
gine. Le 19 février 170/i, Defoe fit paraître le premier numéro de la
Bévue, feuille périodique qui s'annonçait comme devant donner une
fois la semaine les nouvelles de l'Angleterre et de l'étranger, les
événemens politiques, les renseignemens commerciaux. Defoe com-
prenait bien du reste que de tels sujets n'intéresseraient qu'un petit
nombre de lecteurs, et que pour réussir il fallait amuser. Il réservait
donc une place aux faits divers, qu'il appelait brutalement Sraudal
Club. Exalter les actes de vertu, blâmer le vice et la folie, discuter
les questions douteuses en théologie, en morale, en science, en poé-
sie, c'était le vaste programme que devait remplir le Scandai Club.
Le succès fut si grand que la lievue devint bi-hebdomadaire à partir
du huitième numéro; puis elle eut trois numéros, cinq numéros par
semaine,, et cela dura pendant neuf ans malgré les entraves que la
vie agitée du rédacteur semblait devoir apporter souvent à la pu-
blication.
Defoe était à cette époque dans toute la vigueur de son talent;
mûri par l'expérience, maître de son style, habitué à la lutte, il sa-
vait être touchant parfois, satirique lorsqu'il y avait avantage à
l'être, spirituel toujours. Il avait d'ailleurs une puissance de tra-
vail extraordinaire. La Revue, commencée à Newgate, où les loisirs
DANIEL DEFOE. 695
ne lui manquaient pas, fut continuée jusqu'à la fin par lui seul.
Qu'il fût à Londres ou en Ecosse, où il lit. de longs séjours, chaque
numéro n'en paraissait pas moins avec la régularité voulue. Les
controverses que Defoe soutint contre ses adversaires en maintes
occasions, de gros ouvrages qu'il écrivit dans le même temps, ne le
détournèrent pas du labeur continu qu'il s'était imposé. Ce travail
gigantesque n'a cependant contribué en rien à sa réputation. Qu'i-
rait-on rechercher aujourd'hui danj un vieux journal d'il y a cent
cinquante ans? Tout au plus exhumerait-on de cette volumineuse
collection des récits piquans sur les personnages ou de fines appré-
ciations sur les événemens contemporains; encore est-il probable
que le nom de l'auteur ferait plus pour le succès de ces extraits que
le m-^rite intrinsèque qu'ils présentent (1).
Il n'y avait pas longtemps que durait l'emprisonnement du pau-
vre journaliste lorsqu'un changement de ministère vint donner un
autre cours à la politique de l'Angleterre. Faible et bonne, la reine
Anne a vécu, depuis le commencement jusqu'à la fin de son règne,
au milieu de révolutions du palais. Cette fois c'étaient les whigs,
conduits par le duc de Marlborough et lord Godolphin, qui l'em-
portaient. Ils étaient en principe favorables à la liberté de con-
science, et se gardaient par conséquent de persécuter les dissidens.
Au nombre des nouveaux ministres se trouvait Harley, naguère
président de la chambre des communes et l'un des protecteurs de
Defoe. Il ne pouvait choisir de meilleur exemple que le procès de
son ami pour montrer à la reine quelle avait été, depuis quelques
années, l'intolérance de la haute église. Aussi le pamphlétaire eut
sa grâce ; il sortit de prison ruiné, harcelé par ses créanciers, haï
de ses adversaires politiques, mais par compensation fort de l'ami-
tié des puissans du jour.
II.
Il entrait dans la vie ofiicielle ; malheureusement c'était par une
mauvaise porte. Il l'a dit lui-même avec une demi-franchise qui se
prête à des interprétations fâcheuses. Il écrivait en effet dix ans plus
tard : « Après m'avoir délivré de la détresse où j'étais, sa majesté,
qui ne trouvait pas que ce fut assez d'un seul acte de générosité,
eut la bonté de me prendre à son service. Je fus chargé, par l'in-
(1) Selon M. Lee, qui a recueilli avec un soin extrême les moindres opuscules de
Defoe, il n'existe plus en Angleterre qu'un seul exemplaire complet de la Hevue. A
dire vrai, le xvn« siècle avait déjà vu en France, en Italie, en Allemagne, et en Angle-
terre même, des feuilles périodiques, gazettes, nouvelles à la main; mais c'étaient de
simples chroniques qui n'avaient pas la prétention d'arborer un drapeau politique.
696 REVUE DES DEUX MONDES.
termédiaire de mon premier bienfaiteur, de plusieurs missions ho-
norables, quoique secrètes. » Ces derniers mots laissent une fâ-
cheuse impression. Qu'étaient ces missions honorables, quoique
secrètes? C'est ce que nous allons voir.
Les communes se montraient hostiles à la politique libérale et
éclairée qui prévalait dans la chambre des lords. Après que la reine
les eut engagées plusieurs fois en vain à plus de prudence et de
modération, le ministère eut recours à une mesure radicale : le par-
lement fut dissous dans les premiers mois de l'année 1705. Au mo-
ment où les élections allaient avoir lieu, Defoe, que des difficultés
d'argent contraignaient à s'éloigner de Londres, fut chargé par son
ami Harley de visiter les comtés du sud-ouest, et d'y soutenir la
candidature des hommes dont le ministère espérait avoir le con-
cours dans la nouvelle chambre des communes. Entre les deux par-
tis qui se disputaient le pouvoir, la querelle était religieuse autant
que politique. Les succès que Marlborough remportait sur le conti-
nent donnaient au gouvernement un vernis de popularité. Les tories
disaient et écrivaient que l'éghse était en danger, et que l'on ne pou-
vait la sauver qu'en réduisant à l'impuissance les whigs et les dis-
sidens. Defoe, qui avait déjà mis sa plume au service du ministère,
partit au milieu de cette effervescence générale. Voyager à cheval,
— c'était à peu près le seul moyen de locomotion en ce temps, —
assister aux incctings, faire des discours, visiter les personnes in-
fluentes de chaque bourg, tout cela ne l'empêchait pas de trouver
assez de loisir pour expédier à Londres cinq fois la semaine le ma-
nuscrit de sa Bévue, où les grosses questions du jour étaient dé-
battues.
La façon dont libraires et imprimeurs en usaient alors avec lui
montre assez quelle faveur obtenaient ses écrits. Un jour on le réim-
primait sans lui en avoir demandé la permission, d'autres fois on
mettait sous son nom, pour en faciliter la vente, quelque brochure
scandaleuse que l'on criait à haute voix dans les rues, ou bien on
prenait dans ses œuvres des phrases choisies de manière à exciter la
crainte des gens paisibles, et l'on publiait cela sans scrupule. Il lui
arriva pis encore à l'occasion d'un ouvrage sur lequel il avait fondé
de grandes espérances. Durant son emprisonnement, il avait tracé
le plan et commencé la rédaction d'une longue satire en vers sur le
gouvernement. C'était une critique amère du parti tory, intitulée
Jii?^e divùiQ. Par prudence, il s'était abstenu de publier cette satire
tant que ses adversaires étaient au pouvoir, des amis lui ayant fait
comprendre qu'un parlement tory supprimerait le livre et l'auteur;
mais enfin en 1706, les circonstances étant changées, l'ouvrage fut
édité avec luxe, accompagné d'un beau portrait de l'auteur, au prix
DANIEL DEFOE. 697
de 10 shillings. Le même jour, un libraii'e rival mettait en vente
une contrefaçon à moitié prix; un ouvrier typographe avait dérobé
les feuilles en épreuves à mesure qu'on les imprimait. Au surplus,
l'auteur de cet acte de piraterie fut puni par où il avait péché, car il
eut des imitateurs qui reproduisirent le Jure divino à un moindre
prix encore.
Le projet d'union entre l'Angleterre et l'Ecosse fournit à Defoe
une nouvelle occasion de servir le gouvernement. Guillaume III
avait rêvé, sa vie durant, d'accomplir ce projet; les troubles de l'é-
poque l'avaient empêché d'y donner suite. Il eût été inutile d'y re-
venir au commencement du règne de la reine Anne, tant que les
tories retenaient le pouvoir; par trop d'attachement à l'église épi-
scopale d'Angleterre, ce parti s'était rendu suspect à l'église pres-
bytérienne d'Ecosse. Le moment parut propice après l'élection
d'une chambre des communes à tendances libérales et l'accession au
pouvoir d'un ministère whig. Des commissaires furent nommés de
part et d'autre pour s'entendre sur les conditions auxquelles l'union
serait possible. Godolphin et Harley étaient au nombre de ces com-
missaires; ils appréciaient beaucoup l'un et l'autre les principes po-
litiques et religieux de Defoe, qu'ils honoraient de leur amitié, ses
façons courtoises, sa puissance de travail, ses connaissances en ma-
tières politiques et commerciales. Toutes ces qualités étaient de
nature à produire une impression favorable sur le peuple écossais.
Ils l'envoyèrent donc à Edimbourg avec mission d'y appuyer le pro-
jet de fusion. Le trajet entre Londres et Edimbourg était alors long
et pénible ; il n'y avait ni voitures publiques ni relais de poste ; les
voyageurs, obligés de louer des chevaux de ville en ville , restaient
plusieurs semaines en route. Encore Defoe était-il plus embarrassé
qu'un autre par la nécessité d'envoyer chaque jour à son éditeur
de Londres la matière du journal périodique à la rédaction duquel
il s'était consacré. A peine arrivé en Ecosse, il se hâtait aussi d'y
publier de petits opuscules sur l'utilité d'une alliance intime entre
les deux royaumes. Eut-il une influence réelle sur les négociations
préliminaires de ce traité? Faut-il croire, comme l'affirme son bio-
graphe, que ses écrits contribuèrent pour une bonne part à éteindre
les préjugés nationaux qui y faisaient obstacle? C'est exagérer sans
doute l'influence naissante de la presse, qui ne pouvait avoir encore
acquis une action décisive sur les esprits. Quoi qu'il en soit de son
intervention en cette affaire, où il ne joua peut-être que le rôle de
la mouche du coche, le traité d'union, ratifié paries deux parlemens
nationaux, fut revêtu de la sanction royale au mois de mars 1707.
Defoe reçut sa part de félicitations, et en fut d'autant mieux placé
dans l'estime des hommes qui étaient au pouvoir. Néanmoins il ne
698 REVUE DES DEUX MONDES.
quitta pas tout de suite l'Ecosse; il y trouvait un abri contre les
persécutions de cinq ou six créanciers trop exigeans qu'il aurait
bien voulu faire passer pour des ennemis politiques.
Franchissons un espace de quelques années; aussi bien l'histoire
intérieure de l'Angleterre ne présente jusqu'au décès de la reine
Anne que le tableau de luttes incessantes entre les protestans et les
jacobites, entre les partisans de l'église établie et ceux des églises
dissidentes. Defoe, jadis l'un des champions du parti whig, était
devenu suspect à ses anciens amis par une liaison trop intime avec
Harley, qui, sous le nom de comté d'Oxford, était maintenant l'un
des chefs du torysme. La mort de la reine, survenue le l*"' août
171/î, appelait au trône le prince de Hanovre, George I"'. Le choix
de la nouvelle dynastie avait été l'œuvre des whigs; le couronne-
ment du nouveau roi fut leur triomphe, et ils en abusèrent. Les
anciens ministres, traités en criminels d'état, furent enfermés à la
Tour de Londres, on parlait même de les envoyer à l'échafaud;
puis, du haut en bas de l'échelle administrative, -depuis les plus
grands dignitaires jusqu'aux simples ouvriers typographes de la
Gazette officielle, le personnel du gouvernement fut renouvelé.
Defoe fut enveloppé dans cette disgrâce, quoiqu'il eût plaidé avec
plus de chaleur que qui que ce fût la cause de la dynastie de Ha-
novre. Il était le protégé du comte d'Oxford, il avait joui de la con-
fiance de la reine; la mort de l'une et la disgrâce de l'autre furent le
signal de sa propre ruine. Bientôt après, il était poursuivi pour un
article de journal assez insignifiant, lorsque survint entre lui et ses
persécuteurs une transaction dont l'histoire, paraît-il, était restée
presque inconnue jusqu'à nos jours.
Les biographes de Daniel Defoe ont cru longtemps que le rôle
politique de ce brillant pamphlétaire avait pris fin peu après l'a-
vénement de George I"". H semble avoir disparu de l'arène vers
1715, pour se livrer pendant les dernières années de sa vie à de
pacifiques travaux littéraires, qui lui ont fait une réputation plus
durable que les œuvres éphémères de la polémique militante. Il
avait alors cinquante-six ans, sa plume lui assurait une honnête
aisance; l'accession au trône d'un souverain allemand rompait les
liens qu'il avait eus avec la cour. Il venait de publier en brochure
un Appel à llionneiir et à Ja justice où l'on voulait voir en quelque
sorte son testament politique. Personne ne s'étonnait que, fatigué
de la lutte, il se fût mis à l'écart; mais en 186-4 on découvrit dans
les archives du royaume quelques lettres écrites de sa main d'où
jaillit la preuve qu'après cette retraite supposée il était resté le col-
laborateur assidu de plusieurs journaux politiques. Guidé par ces
documens, M. Lee a compulsé les publications de l'époque, et il en
DANIEL DEFOE. 699
a tiré des révélations nombreuses qui n'ajouteront rien certainement
à la gloire de Delbe, mais qui mettent en lumière le caractère in-
stable de cet homme que l'âge et l'adversité ne pouvaient abattre.
Vers la fin de l'année 1715, l'Angleterre était encore agitée par
les factions. Le gouvernement venait de comprimer des émeutes
dans les rues de Londres. Les journaux tories et jacobites atta-
quaient le ministère avec violence et ne respectaient pas même la
personne du roi. Les poursuites judiciaires ne semblaient point être
efficaces; il était peu probable que le parlement consentît à res-
treindre la liberté de la presse. Or, on le sait, Defoe était alors me-
nacé d'une condamnation pour avoir publié un pamphlet hostile au
gouvernement. Par un appel pathétique aux sentimens de concilia-
tion qui avaient été la règle de sa vie en maintes occasions, il réus-
sit, cioit-on, à émouvoir les juges dont dépendait son sort, et sut
convaincre lord Tovvnshend, secrétaire d'état, que personne n'était
plus attaché qu3 lui au roi régnant et au parti politique en faveur.
De fait, malgré son amitié pour les ministres de la veille, il est juste
de reconnaître qu'il avait toujours été le fervent défenseur des whigs,
sauf des dissentimens accidentels que les événemens du jour expli-
quaient. Réconcilié avec le pouvoir, il se sentit en goût de le dé-
fendre. Lord Townshend, heureux de rallier un écrivain de si rares
qualités, lui oflrit d'entrer au service du gouvernement. Seulement
son concours, pour obtenir plus de crédit, devait être occulte. On
convint d'un arrangement amiable à l'insu du public. Defoe reste-
rait en apparence l'ennemi des whigs et conserverait l'attitude d'un
mécontent.
Quelle allait être son rôle dans cette situation ambiguë? Ici, rap-
pelons-nous que l'hisLoire dont il s'agit se passait il y a cent cin-
quante ans, que le niveau moral de la nation avait été déprimé par
de trop longues dissensions, et qu'on était encore bien rapproché de
l'époque où Louis XIV se vantait de ne trouver que des consciences
vénales en Angleterre. Si les vices du temps n'excusent pas la con-
duite que tint Defoe, du moins elles en atténuent l'indignité. Le
ministère aimait mieux prévenir les articles de journaux qui lui
étaient désagréables que d'avoir à les punir, d'autant plus que l'au-
teur anonyme échappait à la condamnation, dont un malheureux
imprimeur était seul à soufirir. Il fut entendu que Defoe prendrait
ouvertement le parti des tories en vue d'amortir la violence de leur
polémique et de la rendre par cela même innocente. L'une de ses
lettres autographes récemment découvertes dévoile ce complot avec
une naïveté ingénue. Voici ce qu'il écrit en effet dès 1718 à l'un des
membres du gouvernement : « J'ai pris un engagement avec ce jour-
nal, de telle sorte que, quoique je n'en aie la propriété qu'en par-
700 REVUE DES DEUX MONDES.
tie, cependant la direction et la rédaction sont si bien de moi, que les
morsures de cette feuille malfaisante sont devenues tout à fait inof-
fensives; cependant le style est resté tory afin que ce parti en fût
amusé et qu'il n'eût pas l'idée de se créer un autre organe, ce qui
aurait mis le projet à néant. » Il se trouve bien à plaindre d'avoir
à faire un si vilain métier, a Je vis au milieu de papistes, de ja-
cobites et de tories enragés, gens que mon âme abhorre; je suis
obligé d'entendre des expressions haineuses et des mots outrageans
pour sa majesté, pour le gouvernement et pour leurs plus fidèles
serviteurs, et il faut sourire à tout cela, comme si j'approuvais. Je
suis forcé de prendre chez moi tous les méchans écrits qui survien-
nent, comme si j'avais l'intention d'en extraire des matériaux. Sou-
vent il m'arrive de laisser passer des choses un peu choquantes
afin de ne pas me rendre suspect. »
Ce fidèle serviteur, qui avait à cœur de prouver son dévoûment
par des actions plutôt que par des paroles, s'était réservé, par un
reste de scrupule, la latitude de ne pas écrire un mot qui fût en op-
position avec sa conscience ou avec les principes qu'il avait profes-
sés toute sa vie. M. Lee estime que cet engagement équivoque dura
dix années environ, jusqu'en 1726, époque à laquelle la maison
de Hanovre se vit assez consolidée pour ne plus craindre les pré-
tentions rivales de l'ancienne dynastie. — Avec la complaisance d'un
biographe, M. Lee loue son héros d'avoir ainsi contribué à établir
dans la Grande-Bretagne un régime durable; il dit qu'à l'exclusion
des autres écrivains politiques éminens, Swift, Arbuthnot, Prior,
qui avaient appuyé comme lui le dernier ministère de la reine
Anne, Defoe continua de défendre sous George L'" les vrais intérêts
de sa patrie. Il appartient à chacun de juger avec sa conscience si
ces éloges sont mérités, s'il est permis d'être utile à son pays par
ces voies détournées.
La première punition de cette conduite singulière fut que Defoe
n'osa plus, à partir de ce jour, signer de son nom ce qu'il écrivait.
Jusqu'en 1700, les opuscules qu'il publiait étaient restés anonymes;
tout au plus s'était-il permis d'apposer ses initiales au bas d'une
préface ou d'une dédicace. Il était inconnu; son nom était sans va-
leur. L'apparition du pamphlet the True boni EnglisJwian fit époque
dans sa vie. Citée dans la chaire et à la tribune, vendue par mil-
liers d'exemplaires dans les rues, cette satire valut à l'ingénieux
écrivain la faveur publique. Ses pamphlets subséquens et même
les collections de ses œuvres se produisirent comme venant de l'au-
teur du True boni Englishman. Il associa longtemps à son nom ce
titre dont il était fier. Un peu plus tard, la popularité qu'obtint la
Revue lui suggéra un autre nom de guerre : il publia diverses bro-
DANIEL DEFOE. 701
chures qui étaient signées par V auteur de la Revue. Sous l'une ou
l'autre de ces expressions, le lecteur savait à merveille qu'il fallait
entendre Daniel Defoe; mais, à partir de 1715, ses écrits politiques
devinrent réellement anonymes, et si les contemporains percèrent
quelquefois le secret, comme on va le voir, on s'explique que les
biographes, en racontant sa vie longtemps après, aient pu s'y trom-
per et fixer à cette même année la fin d'une carrière dont ils ne
soupçonnaient pas la duplicité.
Il y avait alors d'assez nombreux journaux périodiques. L'un
d'eux, qui s'intitulait Neivfi Letter, avait soutenu longtemps les in-
térêts du torysme et de l'église établie. C'était une feuille d'autant
plus désagréable au gouvernement du jour qu'il était assez embar-
rassant de la traduire devant les tribunaux, car les copies en étaient
manuscrites. L'éditeur, qui ne réussissait pas en ses affaires, vint
proposer à Defoe de lui vendre une part de propriété et de lui aban-
donner la direction entière. Le publiciste accepta bien vite, après
avoir pris auparavant l'avis de lord Townshend. Le journal con-
serva néanmoins la couleur politique qu'il avait eue précédemment,
mais en devenant assez modéré pour ne plus être importun. Quel-
ques mois après, Defoe s'introduisait de la même façon dans un
autre journal du même parti. Le Journal de Mist, feuille hebdo-
madaire dont le premier numéro parut le 15 décembre 1716, était
l'organe du prétendant; les propriétaires et les adhérens de cette
feuille étaient tous papistes et jacobites; les nobles exilés à la suite
de Jacques II le soutenaient de leur argent et lui envoyaient leurs
correspondances. Defoe n'y fut admis d'abord qu'en qualité de tra-
ducteur des nouvelles étrangères; mais l'éditeur Mist lui laissa
prendre une large part dans la rédaction habituelle, d'autant plus
volontiers que la collaboration de Defoe contribuait d'une façon évi-
dente au succès de l'entreprise. Ce journal paraissait le samedi en
six pages de petit format. En tête figuraient les nouvelles de l'étran-
ger, puis les lettres des correspondans, puis les nouvelles de l'inté-
rieur et enfin les annonces. Defoe imagina d'ouvrir chaque numéro
par une lettre dont il était presque toujours l'auteur anonyme, et
relative à l'affaire la plus importante du jour. On appela « lettre
d'introduction » cet article, qui donnait au journal une couleur
tranchée, en quelque sorte une ijidividualité. Les autres feuilles
hebdomadaires adoptèrent bientôt cette coutume, qui fut une véri-
table révolution dans le journalisme.
Cependant Defoe sentait le poids de cette situation fausse. Sans
cesse en rapport avec des hommes dont il se vantait ailleurs de ne
pas partager les opinions, il avait aussi cà lutter contre les intérêts
pécuniaires de l'imprimeur et de l'éditeur, qui auraient voulu ac-
702 EEVUE DES DEUX MONDES.
cuser plus énergiquement la conleiir politique du journal. De plus
le malheureux écrivain, fourvoyé au milieu de ses ennemis, s'aper-
cevait avec regret qu'il n'avait au fond qu'une influence négative. 11
lui était interdit de soutenir les principes c|u'il souhaitait de faire
triompher. 11 avait exigé de l'éditeur Mist que sa collaboration fût
tenue secrète; mais le secret ne fut pas si bien gardé que quelques
personnes n'arrivassent à l'éventer, et Defoe se vit alors en butte
à de violentes attaques de la part des journaux whigs. Désireux de
reprendre rpielque part sa liberté de penser, il lança un nouveau
journal, le Wldtchall cvcning Post, et abandonna peu après le Jour-
nal de Mist, où ses avis n'étaient plus écoutés; mais il y revint bien-
tôt pour le quitter encore après de nouvelles difficultés.
111.
C'était en 1719; Defoe avait cinquante-huit ans. Indépendamment
de ce prodigieux labeur quotidien cju'il avait accompli depuis l'ori-
gine de la presse périodique en Angleterre, il avait publié nombre
de brochures sur des sujets d'un grand intérêt actuel, et aussi plu-
sieurs ouvrages de longue haleine, aujourd'hui oubliés, entre autres
une histoire de la réunion de l'Ecosse à l'Angleterre et un récit des
guerres de Charles XII, roi de Suède. Nul écrivain de ce temps n'avait
produit autant que lui; cependant les douze dernières années de sa
vie devaient être encore plus fertiles. En cinq ans, de 1719 à 1724,
il va mettre au jour une quinzaine de gros volumes, vingt brochures
ou pamphlets politiques, sans compter une publication commerciale
mensuelle d'une centaine de pages chaque fois, un journal hebdo-
madaire, un autre paraissant trois fois la semaine, — "et une partie
du temps — un autre encore paraissant tous les jours. Ces œuvres
innombrables sortent-elles bien de sa plume, même lorsqu'elles
sont signées de son nom? Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'on y
reconnaît l'empreinte de son esprit et aussi des formes ordinaires
de style qui le distinguent assez de ses contemporains.
RobinsoR Crusoc, l'œuvre la plus connue de ce fécond écrivain,
parut pour la première fois le 25 avril 1719. On sait quelle fut l'o-
rigine de ce charmant récit : Alexandre Selkirk, matelot écossais,
qui faisait partie de l'expédition de Dampier dans les mers du sud,
avait déserté dans l'île de Juan-Fernandez et y était resté seul
quatre ans. Le capitaine Rogers, qui l'avait rapatrié, inséra dans
l'histoire de son propre voyage une brève relation des aventures de
Selkirk, qui, de retour à Londres, eut l'honneur de fixer un instant
l'attention publique. Cet épiso.de était à peu près oublié, lorsque
Defoe convertit un thème si simple en une longue et inimitable nar-
DANIEL DEFOE. 703
ration que nous relisons encore avec plaisir. Il ne se donnait au
reste que comme l'éditeur d'une histoire réelle et véridique. Le
livre eut un énorme succès; la première édition fut enlevée en dix-
sept jours ; la seconde, la troisième et la quatrième suivirent dans
un intervalle de trois mois.
Le bienveillant accueil que Rohinson avait reçu du public déter-
mina-t-il l'auteur à poursuivre le récit des aventures de son héros
imaginaire? Il faudrait admettre alors que Defoe composait avec une
facilité merveilleuse, car la seconde partie vit le jour en août de la
même année. Le succès de ce second volume égala le succès du
premier. S'il y avait moins d'imagination, on se plaisait par com-
pensation à y reconnaître plus de variété, avec un étalage d'érudi-
tion géographique qu'il était permis à peu de personnes de montrer.
Puis, comme Defoe ne négligeait pas à l'occasion d'exploiter une
mine jusqu'à ce qu'elle fût épuisée, on vit paraître bientôt une
troisième partie sous un titre quelque peu mystique : Reflexions
sérieuses sur la vie cl les aventures surprenantes de Robinson Cru-
soé, avec des visions du monde angélique, écrites par lui-même.
C'était, au dire de l'éditeur, la morale des paraboles contenues
dans les deux premiers volumes. Le livre était religieux, doctrinal,
métaphysique, et surtout moral autant qu'on pouvait le désirer;
mais la veine était tarie, le public n'en voulut plus. Les traducteurs
qui ont reproduit Robinson Crusoé dans les langues étrangères se
sont abstenus d'y ajouter ce trop long épilogue dont peu de per-
sonnes soupçonnent maintenant l'existence.
Cet ouvrage, qui devint tout de suite populaire en Angleterre, et
que les générations se transmettent sans en éprouver de satiété,
est-il bien l'œuvre de Defoe? On l'a contesté. Sur la foi d'une cor-
respondance inédite du xyiii"^ siècle, qui fut publiée pour la pre-
mière fois il y a vingt-cinq ans, on a prétendu que Robinson Crusoé
est l'œuvre de Harley, comte d'Oxford, cet ami de Defos qui n'était
tombé du ministère à la mort de la reine Anne que pour devenir
prisonnier d'état à la Tour de Londres. Lord Oxford fut enfermé
deux ans, de juillet 1715 à juillet 1717. Qu'il ait eu le temps d'écrire
pendant ce long loisir, on l'admettrait encore, s'il n'était constaté
qu'il fut gravement malade durant son séjour en prison, et si l'on
ne se sentait pas plus disposé à croire qu'un homme de ce rang,
menacé d'une condamnation capitale, avait autre chose à faire que
de rédiger les aventures fabuleuses d'un marin. Nous ne mention-
nons cette supposition dont l'exactitude est sans contredit des plus
contestables que parce qu'elle semble indiquer que Defoe, de son
vivant même, passait pour avoir des collaborateurs, ce qui permet-
trait d'expliquer plus facilement l'abondance et la variété de ses
productions.
70/i REVUE DES DEUX MONDES.
Quoi qu'on pense en particulier de l'assistance que Defoe a pu re-
cevoir de quelques amis lorsqu'il se fit l'éditeur des aventures de
Rohinson Crusoc, il n'y en a pas moins matière à s'étonner de ce
qu'un écrivain entraîné dans le tourbillon de la vie politique ait
possédé des connaissances géographiques d'une tel'e précision, et
ait été si familier avec le langage et les habitudes des gens de mer.
Il n'avait guère fait de voyages maritimes; ce serait donc dans les
livres ou par la conversation des marins qu'il se serait formé. Ce-
pendant il a l'air d'être dans son élément quand il parle des ma-
nœuvres d'un navire ou qu'il décrit les terres lointaines; il pré-
tendait connaître les deux hémisphères sur le bout du doigt. Où
avait-il puisé ce savoir, encore plus rare peut-être en son temps que
du nôtre? La littérature des voyages plaisait alors au public, il sut
profiter de cette mode. Les guerres de la succession d'Espagne
avaient produit une foule d'aventureux marins : boucaniers, cor-
saires ou pirates, on ne faisait pas entre eux grande différence. C'é-
tait à qui, parmi ces écumeurs de mer, se ferait la plus belle répu-
tation par de hardis coups de main et par de riches prises. Vers
la fin de 1719, Defoe publie encore une prétendue autobiographie
d'un roi des pirates, le récit des entreprises fameuses du capitaine
Avery, faux roi de Madagascar. Un peu plus tard, ce sont les aven-
tures et pirateries du célèbre capitaine Singleton , qui colonise Ma-
dagascar, passe de là au Paraguay, revient à la côte d'Afrique,
traverse ce continent d'une mer à l'autre, y rencontre un Anglais,
citoyen de Londres, au milieu des tribus sauvages, et qui, victorieux
des nègres et des bêtes féroces, rentre dans sa patrie comblé de
richesses. Eu définitive, le retour au port avec d'immenses butins
est l'inévitable conclusion de ces récits entremêlés de réflexions
pieuses aussi abondantes que les méfaits des héros imaginaires;
mais cette conclusion était faite pour plaire au gros public de l'é-
poque. Il y a lieu de remarquer toutefois l'exactitude extrême que
comportent ces ouvrages jusque dans les plus minutieux détails.
Ce capitaine Singleton, dans son voyage à travers l'Afrique, en-
tre Mozambique et la côte occidentale, rencontre des déserts sté-
riles, des montagnes primitives et jusqu'à des lacs qu'il annonce
être les sources du Nil, tout cela dans les parages mêmes où les
expéditions récentes de Speke et de Livingstone en ont révélé l'exis-
tence. Il est donc bien certain que Defoe s'était enquis avec le plus
grand soin des renseignemens obtenus dès lors sur ces contrées
presque inconnues, que des voyageurs portugais parcoururent, dit-
on, longtemps avant nos illustres contemporains.
Le goût que le peuple montrait au win^ siècle pour les entre-
prises des flibustiers n'était après tout que la manifestation du be-
soin d'expansion que les Anglais de nos jours dépensent avec plus
DANIEL DEFOE. 705
d'à-propos au profit de leurs colonies lointaines. Les carrières d'a-
ventures avaient alors tant d'attrait que les voleurs de grand che-
min eux-mêmes étaient décorés d'un certain vernis de gloire par
l'opinion publique. Le nombre en était considérable, comme on le vit
toujours à la suite de longues guerres et d'interminables révolutions
politiques. Il est difficile d'imaginer à quel degré le peuple était
dépravé pendant les règnes de la reine Anne et du roi George P''.
Pirates en pleine mer, contrebandiers sur la côte, brigands à l'in-
térieur des terres, luttaient à l'envi contre les lois du royaume, et
ce n'était pas seulement parmi les gens sans aveu que se recrutait
l'armée du désordre; on y comptait des propriétaires, des gradués
des universités, des hommes voués en apparence à des professions
libérales. Toutes les classes de la société fournissaient au vice leur
contingent, tandis que la police était faible et que les lois sangui-
naires de l'époque ne faisaient plus peur à personne. Aux environs
de Londres, on arrêtait les voitures en plein jour; les malles-poste
étaient fréquemment pillées. Les récits de meurtres et de vols à
main armée ou les exploits plus modestes des simples pick-pockets
remplissaient les colonnes des journaux. Une fois la semaine régu-
lièrement, on pendait à Tyburn les plus coupables de ces scélérats;
mais ces supplices, trop souvent renouvelés, n'inspiraient plus à la
foule une crainte salutaire. On y allait comme à un spectacle pour
recueillir les dernières paroles des condamnés, et pour voir s'ils fe-
raient bonne contenance devant la mort. D'autres étaient expédiés
par centaines aux colonies pénales de la Nouvelle-Angleterre, où on
les vendait comme des esclaves. Souvent ils trouvaient moyen de
s'en échapper pour revenir en Angleterre continuer leurs méfaits,
ou bien ils commettaient dans leur nouvelle patrie des crimes qui
étaient enfin punis de la peine capitale.
D'après l'attention que la société instruite et polie de nos jours ac-
corde avec tant d'engouement aux hauts faits et aux moindres gestes
du premier criminel venu, ne comprendra-t-on pas quel attrait de-
vaient avoir, il y a cent cinquante ans, les aventures de quelques
scélérats célèbres? Defoe sut autant qu'aucun de ses contempo-
rains exploiter cette littérature fructueuse. Y fut-il amené par les
réminiscences du séjour qu'il avait fait dans la prison de Newgate?
Ce n'étaient pas en tout cas des souvenirs de ce temps déjà vieux
qu'il recueillait, car les gredins dont il se fait l'historiographe sont
moins anciens, et d'ailleurs les nombreux écrits sortis de sa plume
tandis qu'il était sous les verrous attestent qu'il ne s'attarda point
à recueillir les mémoires de ses compagnons d'infortune. Se pi'opo-
sait-il de retenir les jeunes gens sur la pente du vice en leur mon-
trant la conséquence fatale d'une vie de désordres? Quoi qu'en pense
TOME LXXXVI. — 1870. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Lee, qui voudrait bien purifier de toute souillure la mémoire de
Defoe, nous avons peine à croire qu'aucun narrateur de crimes cé-
lèbres se soit jamais fait illusion sur l'influence immorale qu'exerce
une telle lecture. Defoe ne songeait-il pas plutôt au profit de ces
écrits faciles? Il devait être riche pourtant ou tout au moins à l'aise.
Il avait liquidé ses dettes antérieures; la plupart de ses enfans étaient
établis et ne lui étaient plus à charge. Auteur en renom, collabora-
teur assidu de trois ou quatre journaux, pensionnaire du gouver-
nement, il voyait les libraires se disputer ses ouvrages; en aucun
temps de sa vie, il n'avait connu pareille prospérité.
11 existait alors une feuille périodique, tJte Original Journal, dont
le propriétaire, M. Applebee, était en quelque sorte l'imprimeur
officiel de Newgate. Les dernières paroles des condamnés à mort
passaient pour véridiques quand elles sortaient de la boutique de
M. Applebee, leurs confessions étaient tenues pour authentiques
quand elles étaient insérées dans le journal de M. Applebee. Souvent
même le récit de leurs aventures s'imprimait d'avance en brochure
dans cette maison, et se vendait dans les rues le jour du supplice.
Cette réputation n'était pas sans fondement, M. Applebee ayant ob-
tenu pour lui et pour ses rédacteurs habituels des entrées de faveur
à Newgate. Cr Defoe fut pendant six ans l'un des écrivains assidus
de \ Original Journal. Qu'après avoir un peu lu cette littérature du
crime, il se soit dit que l'on pouvait faire mieux, il n'y a rien là qui
nous étonne de sa part. Qu'après s'être convaincu que la nombreuse
population des prisons, que le menu peuple et même bien des gens
de la classe moyenne faisaient leur lecture favorite de brochures
grossières et licencieuses, il ait eu l'idée d'entremêler de réflexions
morales le récit de ces actions honteuses, c'était une excuse en appa-
rence honnête des vilaines histoires qu'il allait se mettre à raconter.
Jusqu'alors, les écrits de ce genre exaltaient leurs tristes héros, vo-
leurs de grand chemin ou assassins, dont les hauts faits semblaient
cités comme des modèles à suivre plutôt que comme des exemples
à éviter. Si l'un d'eux se repentait et revenait à une vie meilleure,
on avait l'air de le traiter de déserteur. Defoe commence par racon-
ter les aventures d'un certain Jack, qui, né d'une famille honnête,
vécut vin""t-six ans comme un voleur de profession, et fut pour cette
cause déporté en Amérique. Arrivé dans la colonie de la Virginie, Jack
se fait négociant, il se marie cinq fois, devient militaire, fait preuve
d'une extrême bravoure; on le nomme colonel, et l'histoire s'arrête
au moment où le héros se jure à lui-même de mourir dans la peau
d'un général. Moll Flanders est une héroïne du même sang. Tour à
tour prostituée, voleuse, déportée en Virginie, elle trouve moyen de
se marier cinq fois, comme le colonel Jack; elle devient riche, bon-
DANIEL DEFOE. 707
iiête, et meurt après avoir fait pénitence des péchés de sa jeunesse.
Un titre alléchant, beaucoup de vice au début, une conversion à la
fin, telles étaient les trois conditions à remplir pour faire réussir ces
petits livres populaires qu'un père prudent se serait gardé de laisser
entre les mains de ses enfans.
Instruit comme il l'était, Defo3 n'était pas homme à se contenter
des malfaiteurs de sa propre patrie. Il s'occupe bientôt de Cartouche,
dont les crimes faisaient alors beaucoup de bruit en Fran -e; mais
Cartouche et ses compagnons étaient des gens cruels, de vrais bri-
gands, plus adonnés au meurtre qu'au vol : aussi le fécond journa-
liste revient-il vite aux scélérats moins sanguinaires de la Grande-
Bretagne. Il aime évidemment à ne raconter que les aventures
d'hommes dont les infamies ne sont p;is tout à fait exécrables, et
dont les infortunes laissent place à la pitié. John Sheppard, dans
sa courte carrière, a toutes les qualités voulues. C'est un jeune vo-
leur que l'on arrête; il se sauve, on le reprend; enfermé à Newgate,
il franchit les portes, escalade les murs, et reconquiert sa liberté
dans des circonstances fabuleuses. On le ressaisit encore, et quand
on lui demande quelles personnes ont favorisé son évasion, il répond
qu'il n'a eu d'autre aide que celle de Dieu tout-puissant. Malgré ses
crimes, il suscite autant d'intérêt qu'homme du monde luttant pour
sa vie et sa liberté. Enfin le jour de l'expiation arrive; monté sur
l'échafaud, il parle au public, il remet à un assistant ses mémoires
(s'il faut en croire le journal de M. Applebee qui est l'éditeur de ces
mémoires), puis il fait ses dévotions et se livre au bourreau.
Si les liens qui attachaient Defoe au gouvernement du jour
étaient devenus évidens, il n'avait pas cessé toute relation avec le
journal jacobite de Mist. Ce malheureux éditeur était souvent vic-
time des poursuites judiciaires que suscitait l'intempérance de ses
correspondans étrangers; bien que Defoe lui vînt fréquemment en
aide dans ces jours d'infortune, Mist finit par se convaincre que le
censeur occulte des journaux était l'auteur de ses malheurs passés et
présens. Rien ne prouve que Defoe, dans l'exercice de ses fonctions
secrètes, ait joué le rôle d'un délateur; mais il en fut soupçonné, ce
qui n'était qu'une juste punition de sa duplicité. Bientôt, mis à
l'index parles éditeurs des feuilles périodiques, il vit ses articles
politiques refusés partout.
Il ne fut pas pour cela oisif. Dans les dernières années de sa vie,
il publie d'épais volumes sur les matières les plus variées. Tantôt
c'est un voyage imaginaire autour du globe avec des détails d'une
exactitude merveilleuse sur des contrées que l'on connaissait à peine
en ce temps. Une autre fois c'est un manuel complet du négociant
où, faisant allusion aux déboires de ses entreprises commerciales, il
708 REVUE DES DECX MONDES.
remarque avec raison qu'un vieux navigateur qui a fait naufrage
peut être néanmoins un bon pilote. Puis il édite plusieurs gros ou-
vrages de sorcellerie : une histoire politique du diable dans les
temps anciens et modernes, un traité de la magie noire, un essai sur
les apparitions, le tout entremêlé de réflexions religieuses et de
vives descriptions dont les lecteurs de Robmson Crusoê se feront
sans peine une idée. Enfin le poids des années vint lui commander
le repos. Son bon sens était encore entier, son esprit était encore
piquant, son imagination vive et pétillante; mais le corps, épuisé par
deux maladies, la goutte et la pierre, ne lui laissait plus la liberté
du travail. Il mourut le 26 avril 1731, en la soixante-onzième année
de son âge.
Il est assez embarrassant de passer condamnation sur la carrière
d'un écrivain dont la vie est mal connue. Il n'y a guère de doute
que Daniel Defoe ait joué un rôle mensonger à l'égard du parti tory
pendant les premières années du roi George. On se surprend aussi
à penser que la prodigieuse fécondité dont quelques biographes
lui font honneur n'est que le produit d'un brocantage littéraire dont
de pauvres collaborateurs inconnus étaient les victimes, quoique, à
vrai dire, il n'y en ait pas de preuves directes. A cela près, l'au-
teur de Robinson Crusoé, pamphlétaire en vogue, fondateur de la
presse périodique, restera l'un des écrivains les plus marquans de
l'Angleterre au xviii^ siècle. Il a manqué à ce gladiateur d'esprit
d'avoir le sens droit ou tout au moins la mesure. Ses œuvres si va-
riées, depuis le pamphlet aux vertes allures jusqu'aux gros traités
pleins de recherches minutieuses, se ressentent de l'inconstance
d'une vie dont le travail, autant que l'agitation, a élargi le cercle;
mais si l'on se reporte au temps où Defoe existait, on aura peut-être
un peu d'indulgence pour des défauts que partageaient tous les
hommes de la même époque ; on oubliera la versatilité de ses opi-
nions pour ne plus songer qu'à la merveilleuse industrie de sa
plume. On lui tiendra compte de ces innombrables écrits, poésies
et satires, pamphlets et thèses religieuses, voyages et romans, livres
populaires et dissertations savantes, où l'idée morale se dégage
toujours cà certain moment, et, loin de réformer le jugement favo-
rable qui lui est acquis, on continuera d'éprouver une vive sympa-
thie pour l'immortel auteur de Robinson Crusoê,
H. Blerzy.
L'ART ITALIEN
ET SES
NOUYEAUX HISTORIENS
I. Les Chefs-d'œuwe de la piinture italienne, par Paul Mantz.
ir. Les Sculpteurs italiens, par Charles C. Perkins. — IIl. Les Vierges de Haphaêl, par F, -A. Gruyer.
Le temps n'est pas encore fort loin de nous où l'histoire de l'art
ancien n'intéressait guère dans notre pays que les érudits de pro-
fession et un petit groupe de curieux. Rien de moins populaire as-
surément, malgré tout leur mérite, que les travaux d'Émeric David
ou de Quatremère sous le premier empire et sous la restauration.
Pour citer des exemples plus récens, les ouvrages sur la sculpture,
la peinture ou la gravure au moyen âge ou à l'époque de la renais-
sance que publiaient, il y a vingt ans, MM. Didion, Léon de Laborde,
Renouvier et quelques autres, ne réussissaient le plus ordinaire-
ment à trouver un public que dans le cercle des académies. Les
choses ont bien changé depuis lors. Toute une école s'est formée,
qui a entrepris, dans les recueils périodiques ou dans les livres,
de débarrasser l'histoire pittoresque d'un appareil trop expressé-
ment archéologique. De leur côté, les « honnêtes gens, » comme on
aurait dit au xvii^ siècle, se sont familiarisés de plus en plus avec
des faits ou des œuvres dont il semblait qu'on voulût autrefois leur
interdire même l'examen, et les progrès ont été tels de part et
d'autre qu'on serait sans doute aussi mal venu à se reprendre sur
710 REVUE DES DEUX MONDES.
ce point aux anciennes coutumes littéraires qu'à prétendre enrayer
ce mouvement général des esprits vers les sources d'informations
sûres et les traditions de bon aloi.
L'art italien en particulier, — et certes c'était justice, — est de-
venu d'ô nos jours l'objet d'investigations assez suivies, d'études assez
attentives pour s'accréditer pleinement même dans ses phases les
moins connues naguère, et pour occuper les souvenirs du public
aussi bien que la plume des critiques ou des historiens. On peut
maintenant sans apparence de pédantisme, sans crainte de heurter
des préjugés ou d>3 ne rencontrer que l'indiiïérence, parler de Ni-
colas de Pise ou de Duccio, de Michelozzo ou de Jean de Fiesole,
parce que les ouvrages comme les noms de ces vieux maîtres ont
cessé d'appartenir à la pure érudition. A-t-on par malheur une ad-
miration médiocre pour ces talens et ces monumens piimitifs, ou
même un sentiment tout contraire à l'admiration , il n'est plus per-
mis en pareil cas de compter être cru simplement sur parole, et le
présidijnt De Brosses, qui, sans scandaliser personne, pouvait au
xviii'' siècle appeler tout uniment Giotto « un birbouilleur, » serait
tenu aujourd'hui de renoncer à ces procédés sommaires et de donner
au moins ses raisons.
Quant aux époques ou aux travaux qui de tout temps ont eu le
privilège de représenter par excellence l'art italien, ù'en résumer
pour ainsi dire la gloire classique et officielle, on a appris à les juger
d'autant mieux qu'on s'est rendu un compte plus exact des progrès
qui les avaient préparés et de la décadence qui devais les suivre.
Depuis que les peintures des quatlroceiitisti florentins nous ont ex-
pliqué les chefs-d'œuvre prochains de Léonard et de Raphaël, de-
puis que Michel-Ange lui-même ne nous apparaît plus, après la
venue de Luca Signorelli, comme un miracle sans prophète, comme
un messie de l'art sans précurseur, — ni Léonard, ni Raphaël, ni
Michel-Ange n'ont pu pour cela déchoir de leur rang ou démériter
de la postérité. Ils n'en gardent pas moins leur autoiité souveraine,
leur importance incomparable, parce qu'en continuant à quelques
égards le passé ils en transforment les traditions et les dégagent de
toute équivoque, parce que l'attention qu'ils prêtent à certains exem-
ples ne fait que stimuler en eux les forces secrètes de l'invention,
parce qu'enfin et surtout ils agissent avec la to-ue-puissance du
génie là où leurs devanciers s'étaient comportés seulement en
hommes de bonne volonté ou de talent. Voilà ce qui ressort pour
tout le monde des rapprochemens établis depuis quelques années
entre les merveilles du xvr siècle et les monumens des époques
précédentes, voilà aussi d'où nous viennent sur la péiiode finale de
l'art italien, sur la valeur relative de l'école bolonaise par exemple,
l'art italien. 711
des notions plus saines que ne l'étaient, au temps de Watelet et des
encyclopédistes, les admirations de confiance pom- les héritiers des
Carrache et pour les faux chefs-d'œuvre qu'ils ont produits.
I.
Le livre dans lequel M. Paul Mantz vient de retracer les phases
principales que la peinture a traversées en Italie nous semble très
propre à confirmer ces progrès généraux de l'opinion en conseil-
lant utilement les esprits pressés, ceux qui, faute de dispositions
spéciales ou de loisir, entendent s'en tenir aux aperçus d'ensemble
et au simple résumé des choses. Le nouvel ouvrage sur les Chefs-
d'œuvre de la peinture italienne n'est pas, — son titre l'indique
suffisamment, — une histoire de tous les événemeus pittoi'esques,
de tous les la) eus qui se sont succédé pendant quatre siècles en
Toscane ou en Ombrie, à Venise ou à Rome, à Naples ou à Milan :
c'est un3 sorte de précis historique ou, comme on aurait dit autre-
fois, de Discours dans lequel la chronologie des faits est exposée
en termes succincts, mais substantiels, et le caractère des diffé-
rons progrès défini par quelques illustres exemples. Je ne parle
ici toutefois que des f)rmes de la démonstration littéraire. Les mé-
rites qui distinguent le travail de l'écrivain dans les Chefs-d'œuvre
de la peinfure italienne ne recommandent pas au même degré les
reproductions chromolithographiées de ces chefs-d'œuvre, et il
n'est pas besoin d'un fort long examen pour reconnaître ce que
l'exécution des planches publiées en regard du texte a trop souvent
d'imparfait en soi, ou d'insuffisamment conforme aux apparences
des modèles.
En face de pareils types d'ailleurs, convenait-il bien de recourir
au procédé chromoli'.hographique? Passe encore s'il s'était agi seu-
lement de nous renlre l'aspect calme et le coloris sans complication
des peintures appa:tenant au xtV ou au xV siècle. Cette sobriété
même, cette franchise dans l'harmonie qu'offrent les fresques de la
vieille école florentine, pouvaient jusqu'à un certain point autoriser
l'emploi d'un moyen peu différent de l'enluminure, et les reproduc-
tions de qnelquss scènes peintes par Ghirlandaïo et par Jean de
Fiesole ne laissent pas de donner une idée assez exacte de la phy-
sionomie propre aux œuvres originales; mais comment, par la simple
application de teintes plates sur la pierre, arriver à une imitation
satisfaisante de cette souplesse dans le modelé ou dans le ton, de
ces nuances infinies, de ces mille modulations pittoresques qui font
le charme d'un tableau de Léonard, de Raphaël ou de Corrége? Des
chromolithographies comme celles où l'on a entrepris de représen-
712 REVUE DES DEUX MONDES.
ter la Vierge et sainte Anne, le Som7neil de Jésus, le Mariage de
sainte Catherine , sont loin de fournir une heureuse solution du
problème. Comme les âpres gravures en bois à côté desquelles elles
sont placées, comme ces fâcheuses photographies dont on nous in-
flige ailleurs et à tout propos le spectacle, elles prouvent que, pour
interpréter des morceaux de cet ordre, il faut mieux que les combi-
naisons strictement mécaniques, mieux que l'adresse involontaire
d'un appareil ou d'un outil; il faut que l'instrument dont on se sert,
au lieu de tout subordonner à lui-même et à ses propres fins, s'as-
souplisse aux exigences intimes, aux conditions les plus subtiles de
la tâche. Le burin, en raison même des calculs imposés à celui qui
le manie, a précisément cette destination nécessaire et cet office;
c'est donc au burin qu'on doit confier la traduction des maîtres,
sous peine de n'obtenir autrement que l'eiïigie sans âme, le simu-
lacre inerte et muet des beautés qui, dans leurs tableaux, expriment
si éloquemment la vie de la pensée.
La pensée! est-elle jamais absente des œuvres de l'art italien?
Même dans celles où l'élément pittoresque semble le plus ouverte-
ment prédominer, l'intention morale ne cesse pas de relever jus-
qu'au caprice ou d'animer jusqu'aux formules conventionnelles.
C'est là ce qui caractérise avant tout le génie des écoles italiennes
et ce qui en constitue au fond l'unité malgré la diversité des talens
dont elles se composent, malgré le nombre et quelquefois le radi-
calisme apparent des tentatives successivement accomplies. Wous ne
prétendons pas pour cela attribuer la signification d'un argument
philosophique à tout tableau peint à Florence ou à Rome avant la
fin de la renaissance, ni transformer en dialecticien tout artiste né
à cette époque de l'autre côté des Alpes. Ce que nous voulons dire
seulement, c'est que dans l'histoire de l'art italien chaque perfec-
tionnement matériel est déterminé par un progrès de l'esprit, chaque
changement extérieur par une préoccupation idéale, et que, contrai-
rement à ce qui se passe ailleurs, — en Flandre ou en Allemagne par
exemple, — les innovations les plus hardies se concilient avec cer-
taines inclinations permanentes et le respect de certains souvenirs.
Il est assez difficile sans doute de reconnaître dans Rubens un
descendant des van Eyck, ou de rattacher la seconde génération des
élèves d'Albert Durer à celui-ci et à Martin Schoen; en revanche,
quoi de moins équivoque que la parenté intellectuelle des maîtres
qui se succèdent depuis Giotto jusqu'aux derniers représentans de
la renaissance italienne? Dans toute la série de leurs travaux, si
dissemblables qu'en soient les formes, qu'y a-t-il sinon les témoi-
gnages d'une volonté commune, d'un désir persévérant d'améliorer
les moyens d'expression sans rien sacrifier ni compromettre des
l'art italien. 713
conquêtes déjà faites et des droits acquis de la pensée? Le mou-
vsment naluraliste qui s'opère au xv^ siècle sous l'influence de
Masaccio confirme bien plutôt qu'il ne dément les efforts tentés dès
le siècle précédent pour arriver à persuader l'intelligence par une
image plus vraisemblable des choses. La grâce un peu mondaine
de Filippino Lippi continue, en les rajeunissant, les traditions de
l'art délicat pratiqué par Benozzo Gozzoli, comme les énergiques
exemples d'Orgagna, repris et commentés par Luca Signorelli, abou-
tissent, de développement en développement, aux terribles fresques
de la Sixtine. Enfin lorsque Raphaël apparaît, lorsque « le peintre
à l'âme élue et bienheureuse, » comme dit Yasari, vient répandre
sur le monde le trésor de ses inspirations, le passé de l'art na-
tional, loin de disparaître ou de s'effacer, ne fait que se résumer
dans cette incarnation suprême. Les chefs-d'œuvre que Raphaël a
laissés n'attestent pas seulement l'excellence de ses aptitudes per-
sonnelles, ils sont aussi le dernier mot, la conclusion logique des
entreprises poursuivies en Italie par six générations d'artistes, et,
sans attenter à la gloire du plus grand des peintres, on peut dire
que, pour arriver à faire mieux qu'on n'avait fait encore et qu'on ne
devait jamais faire, il n'a guère moins recueilli qu'il n'a deviné.
Un des mérites du livre de M. Mantz est de nous retracer claire-
ment, dans l'histoire de la peinture italienne, cette marche tou-
jours progressive vers un but entrevu dès les premiers pas, puis,
lorsque ce but si unanimement poursuivi a été atteint, de nous
montrer le succès même engendrant les abus, l'esprit de système
et la convention se substituant aux recherches sincères, jusqu'au
jour où l'art, désormais vaincu par la routine, achève de s'immo-
biliser et s'éteint. A quoi bon dès lors compliquer de questions
secondaires ou de menus détails la description de ces faits géné-
raux? Fallait-il, suivant un usage à peu près consacré, multiplier
les classifications, parquer en quelque sorte les écoles dans les li-
mites de la fatalité originelle, et subordoimer bon gré mal gré le
rôle des artistes à l'orthographe de leurs noms ou à la lettre de
leur acte de naissance? — Rien de moins utile au fond et souvent
rien de plus contraire à la vérité que cette prétendue rigueur his-
torique. « Lorsque l'on voit, dit avec raison M. Mantz, en des lieux
qui semblent si divers, s'opérer simultanément les transformations
les plus radicales,... on doit reconnaître que, malgré certaines di-
vergences apparentes, les écoles italiennes n'en forment qu'une,
qu'il est arbitraire de séparer ce qui a été si intimement uni, et
que dans ces réveils, dans ces triomphes, dans ces défaillances,
qui se produisent partout à la fois, il n'y a qu'une seule et môme
histoire. »
7lll REVUE DES DEUX MONDES.
C'est la juste physionomie de cette histoire qu'un écrivain a pour
devoir principal de dégager. Si autrefois des erreurs ont été cora-
mises, ce sont les erreurs intéressant la nature même et les titres
essentiels des talens qu'il lui appartient surtout de rectifier; le reste
demeure affaire de curiosité archéologique. On a eu beau, depuis
quelques années, déposséder des noms sous lesquels ils avaient été
si longtemps célèbres, Arnolfo di Lapo et Simone Memmi, pour
établir, piècis en main, que l'un s'appelait en réalité Simone di
Martino, l'autre Arnolfo ciel Cambio; on a eu b^au, en Italie sur-
tout, nous avertir qu'il n'était plus permis de confondre avec les
peintres florentins tel maître né à quelques milles du territoire de
Florence, ou que, en dehors des grandes écoles jusqu'ici reconnues,
nombre de petites villes du Milanais, de la Romagne, de l'Orabrie,
avaient, elles aussi, leurs droits à faire valoir et leur part d'hon-
neur à revendiquer : le tout ne modifie pas assez l'ensemble des
faits pour que l'opinion et la critique doivent pour cela se renou-
veler. Que Ion distingue, au xiV siècle, des groupes d'artistes tra-
vaillant côte à côte, ici ou là, des écoles si l'on veut, et des écoles
aussi nombreuses que les provinces, soit : toujours est-il qu'à cette
époque tous les efforts tendent au même but, que partout on ac-
cepte et on pratique les mêmes doctrines, qu'en un mot l'autorité
et les exemples d'un seul homme, Giotto, sulllsent pour régir l'art
pendant près de cent ans d'un bout à l'autre de l'Italie. Il n'en va
pas autrement des moiivemens ou des progrès qui s'opèrent dans
les siècles suivans. Même en se produisant à distance, ces progrès
participent les uns des autres; même sous la diversité des dehors,
ils ont un caractère d'homogénéité, parce qu'ils résultent des con-
ditions qu'imposent, à un moment donné, certaines exigences du
sentiment ou du goût public. Quand Mantegna travaille à Padoue,
Garpaccio à Venise, Lorenzo Gosta à Ferrare, Pollaiuolo ou Botti-
celli à Florence, il est clair que ces maîtres, comme les autres qimt-
ii'occnlisti, n'obéissent pas à un mot d'ordre, et qu'ils ne songent
pas à Si copier réciproquement. D'où vient pourtant que, jusqu'à
un certain point, leurs œuvres se ressemblent? Gomment expliquer,
sinon par les influences de l'heure et de l'atmosphère, ces prédi-
lections communes pour l'expression mélancolique plutôt que ma-
jestueuse, pour des raffin^mens d'intentions et de ^^tyle dont per-
sonne ne se serait avisé sous l'austère discipline de Giotto?
On pourrait aisément multiplier les exemples et opposer bien
d'autres faits à ce système d'impartialité à outrance, à ces pro-
cédés plus géographiques que de raison qui tendent à découper
le domaine de l'art en circonscriptions de municipalités ou de dis-
tricts, et, sous prétexte d'ordre, a introduire l'anarchie dans l'his-
l'art italien. 715
toire. Singulier contraste d'ailleurs! c'est depuis que l'Italie tra-
vaille avec le plus de zèle à constituer son unité politique qu'une
école d'écrivains italiens s'est formée pour recueillir minutieuse-
ment et raviver les souvenirs de l'ancien antagonisme provincial,
pour relever, à l'honneur de chaque petite république, les noms des
artistes qu'elle a vus naître ou les œuvres qu'elle a payées de ses
deniers, pour isoler enfin les uns des autres, pour cantonner dans
leurs origines locales ou dans la sphère de leurs travaux particu-
liers des talens dont l'action collective s'est étendue pourtant fort
au-delà de ces limites.
La critique française a des coutumes plus synthétiques, et le livre
de M. Mantz en fournit une nouvelle preuve. Peut-être même le dé-
sir de généraliser les choses et de réduire l'histoire de la peinture
italienne à un petit nombre d'exemples ou de principes s'accuse-
t-il parfois dans cet ouvrage avec une opportunité contestable;
peut-être les divisions établies par l'écrivain pour déterminer les
phases que l'art a successivement traversées ne correspondent-elles
pas toujours à l'imjjortance des progrès accomplis ou aux princi-
pales étapes de la n;arche. Que M. Mantz consacre un chapitre en-
tier à Léonard, dont le prodigieux génie résume et condense en
quelque sorte toutes les aspirations, tous les essais, tous les rêves
du xV siècle, lien de mieux. Que dans d'autres chapitres les noms
de Giotto, de Michel-Ange, de Titien, personnifient chacun toute
une époque, tout un ordie de travaux et de découveites, il n'y a
rien Là non plus qui ne soit en proportion avec les souvenirs laissés
par ces grands maîtres et avec leur rôle de chefs d'école; mais
pourquoi avoir procédé de même à l'égard de Jean de Fiesole, qui
ne représenle, lui, qu'un admirable talent personnel, — on dirait
presque la manière d'être d'une âme, et qui, sans influence sur ses
contemporains, n'a laissé après lui ni continuateurs, ni disciples?
En revanche, suiïîsait-il de mentionner parmi les plus habiles pein-
tres de leur temps des initiateurs tels que Masaccio et Jean Bellin,
et ne fallait-il pas au contraire mettre sous le couvert de leurs noms
deux des plus fécondes réformes que l'art italien ait jamais subies?
N'insistons pas au sur[)lus. Quelques réserves que puissent autoriser
certains détails dans l'ordonnance ou certaines appréciations par-
tielles, l'ensembli du travail sur les Chefs-d'œuvre de la peiiilure
italienne a ce mérite, assez rare pour qu'on le signale, d'ètie conçu
dans un ordre d'idées supérieur aux simples questions d'inventaire
ou aux recherches purement biographiques. Ce n'est pas que, le
cas échéant, l'auteur se refuse à faire justice des préjugés ou des
légendes; tout en s'attachant de préférence à l'examen des faits
généraux, il ne néglige pas de recueillir des renseignemens sur
quelques particularités caractéristiques et parfois des renseigne-
716 REVUE DES DEUX MONDES.
mens tout contraires aux traditions universellement acceptées, té-
moin ce qu'il nous raconte d'Andréa del Gastagno et des méprises
dont il a été l'objet jusqu'à nos jours.
On sait l'abominable renommée que, sur la foi de Vasari, la pos-
térité a faite au peintre du portrait équestre de Nircolo da Tolen-
tino dans la cathédrale de Florence, de la fresque représentant
saint Jean-Baptiste et saint François à Santa-Croce, d'autres mor-
ceaux encore à la fois savans et bizarres où l'énergie du style dégé-
nère souvent en âpreté farouche, et la recherche de la précision en
curiosité presque furieuse. Hargneux, envieux, mauvais compagnon
à tous égards, Andréa del Castagne, au dire de Vasari, diffamait
de son mieux ses rivaux, les rouait de coups à l'occasion, ou, pour
se venger du talent dont ils avaient fait preuve, égratignait leurs
œuvres avec ses ongles. Jusque-là rien que d'assez vraisemblable,
de bien conforme même à l'expression sauvage et tourmentée qui
caractérise les travaux du maître; mais on ne prête qu'aux riches,
et Vasari, une fois en train d'énumérer les méfaits d'Andréa, n'hé-
site pas à en grossir la liste d'un crime qu'en réalité celui-ci n'a
point commis. Suivant lui, l'artiste toscan aurait tué Domenico Ve-
neziano, qui lui avait révélé les procédés de la peinture à l'huile,
afin de rester, grâce à ce meurtre, seul en possession du secret.
Or Andréa n'aurait rien gagné de ce côté à se débarrasser de Do-
menico, puisque nombre de gens à Florence savaient de reste à
quoi s'en tenir sur les prétendus mystères de la peinture à l'huile.
Le traité de Cennino Gennini, dans lequel ces mystères sont expli-
qués aussi formellement que ceux de la détrempe et de la fresque,
d'autres documens, antérieurs à la seconde moitié du xv^ siècle,
prouvent que, si le crime a eu lieu, il n'a pu du moins avoir pour
mobile le calcul que suppose Vasari; mais voici mieux. Il se trouve
aujourd'hui, — M. Mantz le démontre par le rapprochement des
dates authentiques, — que Domenico Veneziano travaillait encore
à une époque où Andréa del Castagne n'existait plus, en sorte que,
par un étrange phénomène, ce serait la victime qui aurait survécu
plusieurs années à l'assassin. Prenons-en désormais notre parti : la
tragique aventure tant de fois citée comme un spécimen de la féro-
cité des mœurs italiennes au moyen âge, tant de fois exploitée par
les romanciers et les dramaturges, cette épouvantable histoire est
une fable dont il n'y a plus même à s'occuper, et qui doit aller re-
joindre dans le magasin des légendes hors d'emploi les contes sur
Masaccio empoisonné par des peintres jaloux de sa gloire , — sur
Michel-Ange perçant d'un coup d'épée son modèle pour étudier
plus sûrement l'expression de la douleur, ou sur Francia mourant
de désespoir en voyant la Sainte Céeile de Raphaël.
Il faut donc savoir gré à M. Mantz d'avoir, en ce qui concerne la
l'arï italien. 717
mémoire calomniée d'Andréa del Castagno comme dans plusieurs
autres occasions encore, vengé la vérité historique et rétabli des
faits, jusqu'ici mal connus ou défigurés. Nous le répétons toutefois,
son livre tend bien moins à fixer notre attention sur ces faits épiso-
diques qu'à nous montrer dans l'application générale les principes
en vertu desquels l'art italien, malgré ses variations apparentes,
agit sans incertitude au fond, sans démenti. D'où vient néanmoins
qu'en constatant à très juste titre l'unité des diverses écoles ita-
liennes, M. Mantz semble oublier d'en indiquer, sinon la cause prin-
cipale, au moins un des élémens caractéristiques? Il omet presque
de rappeler l'influence exercée en tout temps sur ces écoles par les
souvenirs de l'antiquité : c'est là pourtant un fait considérable et
d'autant plus digne de remarque qu'ailleurs les choses se passent
tout autrement. Aucune statue grecque ou romaine n'aurait sur-
vécu que les van Eyck et Rogier van der Weyden dans les Pays-
Bas, Wolgemût et les siens en Allemagne, les peintres verrière ou
les miniaturistes du moyen âge dans notre pays n'en auraient pas
moins donné à leurs œuvres les apparences qu'elles ont. En Italie
au contraire, la peinture, même dans la période de ses débuts, pro-
cède si bien de la tradition antique, que celle-ci, et celle-ci seule,
réussit presque à vivifier des formes matériellement invraisembla-
bles. Que l'on jette les yeux, au musée du Louvre, sur la grande
Madone peinte par Cimabue : la draperie qui enveloppe cette figure
rachète par la noblesse tout antique du style les sauvages incorrec-
tions que présentent les autres parties du tableau, — comme les
mosaïques exécutées vers la même époque à Rome par Jacopo da
Turritaet Gaddo Gaddi reproduisent, à défaut de la nature, quelque
chose des majestueux monumens de la statuaire. Giotto lui-même,
quelles qu'aient été la puissance de son initiative et l'indépendance
de son génie, — Giotto et à son exemple les peintres du xiv^ siècle
n'ont eu garde de méconnaître dans la pratique de leur art les en-
seignemens auxquels le sculpteur Nicolas de Pise avait demandé la
régénération du sien. Tout en s'effbrçant de rendre fidèlement la
réalité, tout en introduisant dans leurs tableaux l'expression dra-
matique et l'imitation de la vie contemporaine, ils n'ont pas laissé,
pour ce qui regardait la dignité des lignes, de s'inspirer ailleurs, et
l'on peut dire que de ce côté les préoccupations archéoiOgiques leur
ont été presque aussi habituelles que les intentions naturalistes
elles-mêmes.
Est-il besoin de rappeler la passion de classicisme qui, au temps
des premiers Médicis, s'empara des artistes comme des lettrés et le
zèle avec lequel les monumens retrouvés de l'art grec furent à cette
époque étudiés et reproduits, non-seulement à Florence, mais jus-
718 REVUE DES DEUX MONDES.
que dans les villes italiennes les plus éloignées do ce centre de la
renaissance? On sait cela de reste aussi bien que ces manies ar-
chaïques d'une autre sorte qui poussent tantôt les chefs d'une con-
spiration contre Galéas Sforce à signer préalablement leurs lettres
des noms d'Harmodius et d'Aristogiton, tantôt un prêtre, l'évêque
de Gubbio, à écrire au pape qu'un de ses parens, en recevant le
saint viatique, a voulu ainsi « apaiser les dieux. » Peu s'en faut
qu'à un certain moment du xv^ siècle la religion de l'antiquité ne
dégénère en une superstition aveugle, et qu'à force de se modeler
quant aux formes sur les exemples du paganisme, l'art chrétien
n'arrive à perdre sa propre signification. Enfin, lorsque les abus
si éloqnemment combattus par Savonarole commencent à s'user
en raison da leur violence même, lorsque la fièvre d'imitation qui
possédait l'école tout entière ne travaille plus déjà que les faux sa-
vans ou les obstinés, surviennent les maîtres immortels, et avec eux
les sages compromis entre l'ancien mysticisme et les excès d'un
hellénisme prétentieux. L'art redevient sincère en face de la réalité
sans i'épudier pour cela les suprêmes traditions du beau, comme il
réussit à traduire la pensée chrétienne sans en immobiliser l'ex-
pression sous la raideur des vieilles formules. Jamais les enseigne-
mens de l'antiquité n'ont élé mieux compris et mieux pratiqués
qu'au commencement du xvi'' siècle; jamais l'érudition pittoresque
ne s'est montrée moins entachée de pédantisme, et l'on ne sait ce
qu'il faut le plus admirer, dans les œuvres appartenant à cette
grande époque, de l'esprit d'émancipation qui les anime, ou de la
science profonde avec laquelle les souvenirs du passé y sont uti-
lisés et lajdunis.
II.
Si le respect, même exagéré parfois, des traditions antiques est
dans l'histoire de la pein'ure italienne une coutume permanente, un
élément constant d'inspiration, à plus forte raison l'histoire de la
sculpture en Italie présente-t-e!le les témoignages habituels des
mêmes préférences ou de la même docihté. Quoi de moins surpre-
nant en effet? Lorsque, à l'exemple de Nicolas de Pise, les sculp-
teurs du xiii*^ siècle interrogeaient les bas-reliefs des sarcophages
pour y découvrir les secrets du beau style, ou lorsque, à un autre
moment de la renaissance, Ghiberti, Donatello, les Rossellini et
leurs émules allaient à Rome recueillir des enseignemens plus sûrs
et plus précieux encore, ils n'avaient pas, comme les peintres, à in-
terpréter leurs modèles en changeant les moyens d'exécution. Les
monumens qu'ils étudiaient appartenaient, par la nature des pro-
l'art italien. 719
cédés matériels, au même ordre d'art que leurs propres travaux,
et ce que leur avaient révélé ces monumens de marbre ou de
bronze, c'était avec le bronze ou avec le marbre qu'ils entrepre-
naient de le mettre en pratique à leur tour. De là l'éclat et la rapi-
dité des progrès accomplis dès la première phase de la réforme, et
plus tard l'habileté continue des sculpteurs qui se succèdent depuis
la fin de l'école pisane jusqu'au règne de Michel-Ange.
On sait quelle belle part revient à Florence dans le nombre des
talens appartenant à cette époque et de combien d'œuvres fortes ou
charmantes le xv*" siècle a enrichi cette ville privilégiée. Nous-même,
en résumant ici l'histoire de la sculpture florentine au temps de la
renaissance, nous avons eu l'occasion de rappeler les titres d'une
école féconde entre toutes (1); mais ce que l'on connaît moins en
général, c'est la marche suivie pendant la même période par les
écoles rivales, ce sont les mérites personnels, les noms peut-être
de certains maîtres bien dignes pourtant d'occuper la postérité et de
s'imposer à ses souvenirs ou h sa gratitude. Il semble qu'en ce qui
les concerne l'habitude soit prise de s'en tenir à une sorte d'estime
indivise. L'ensemble des sculptures, par exemple, qui ornent la
chartreuse de Pavie est, de l'aveu de tous, une des plus curieuses
merveilles de l'Italie; quiconque a visité les églises de Saint-Fran-
çois à Rimini, de Saint-Antoine à Padoue, de Saint- Pétrone à Bo-
logne, ne saurait oublier l'impression reçue en face de cette multi-
tude de statues ou de bas-reliefs attestant à la fois l'imagination des
artistes qui les ont produits et le goût particulier ou les mœurs de
ceux auxquels de pareils ouvrages étaient destinés : combien de
gens toutefois seraient en mesure de rattacher ces travaux à des
faits historiques ou biographiques aussi certains que peuvent l'être
pour la plupart d'entre nous les faits relatifs à la sculpture toscane?
Vasari et dans notre siècle Cicognara nous ont soigneusement in-
formés de tout ce qui intéresse celle-ci ; mais les documens fournis
par eux sont loin de suffire quant au reste, et, bien que le second
des deux écrivains ait intitulé son livre Histoire de la sculpture,
cette histoire, dans les limites où il l'a circonscrite, a plutôt une si-
gnification épisodique que le caractère d'un récit général.
Le tableau des variations de l'art aux diverses époques et dans
les différentes villes de l'Italie restait donc encore à tracer. Un écri-
vain américain, M. Charles Perkins, s'est imposé cette tâche diffi-
cile, et le complément qu'il vient de donner à son précédent ou-
yrage sur les Sculpteurs toscans a le double mérite d'introduire la
(1) Voyez, dans la R<!mie du l" octobre 1865, la Sculpture florentine avant Michel-
Ange.
720 REVUE DES DEUX MONDES.
clarté clans des questions obscures ou équivoques, l'ordre dans une
série d'œuvres et de talens envisagés pêle-mêle jusqu'à présent.
Les Sculpteurs italiens^ avec les nombreuses planches qui accom-
pagnent le texte et que M. Perkins a gravées lui-même, ne laissent
rien à désirer du côté de l'authenticité historique et de l'exactitude
des informations. Il n'y aurait par conséquent nulle exagération à
dire qu'un pareil livre a épuisé le sujet, si la part des aperçus cri-
tiques n'y était parfois trop étroitement mesurée, et l'analyse des
doctrines un peu sacrifiée à la chronologie ou à la nomenclature.
Pourquoi ces abstentions ou ces scrupules? On a d'autant mieux
le droit de les regretter que, lorsqu'il arrive à l'auteur des Sculp-
teurs italiens de se départir de sa réserve habituelle, il prouve que
chez lui le goût est aussi sûr que l'érudition est solide. Le chapitre
entre autres qu'il a consacré à Donatello et les jugemens en gé-
néral qu'il porte sur les chefs-d'œuvre de l'école florentine mon-
trent bien qu'il sait, quand il le veut, rattacher les conséquences
aux principes et dégager le sens secret des choses; mais ailleurs sa
méthode est moins pénétrante, et son procédé d'exposition plus
succinct. Est-ce assez, par exemple, à propos des riches sculptures
de la chartreuse de Pavie, de nous donner l'âge de l'édifice ou de
nous représenter tout uniment celui qui le visite aujourd'hui « ab-
sorbé dans la contemplation des objets dont il est entouré? » Est-ce
assez d'autre part d'ajouter à la description de certains monumens
funéraires à Bergame et à Venise une simple remarque sur (( l'ab-
surde mode de couronner les tombeaux de la statue équestre du
défunt? » Encore faudrait-il que, tout en laissant le visiteur à sa
(c contemplation » muette, on nous fît pressentir quelque peu les
caractères de ce qu'il regarde, ou qu'en relevant ailleurs les té-
moignages du faux goût, on ne négligeât pas de nous dire on quoi
consistent les fautes commises et quelles lois ont été transgressées.
11 nous aurait semblé opportun surtout que l'auteur des Sculpteurs
Italiens s'appliquât davantage h, déterminer la physionomie particu-
lière de chaque école, et qu'à la liste si savamment dressée par lui
des artistes et des travaux dignes de mémoire il joignît plus sou-
vent les observations, les commentaires, qu'autorisaient, qu'exi-
geaient même les exemples ou les documens produits.
Nous rappelions tout à l'heure la permanence de l'empire exercé
sur l'art florentin par les souvenirs de l'art antique : cette action
n'est ni moins évidente ni moins continue dans les œuvres apparte-
nant aux écoles du nord de l'Italie; seulement elle se comf)lique ici
de certaines conditions inhérentes au génie de chaque race ou aux
mœurs de chaque province. En prétendant à la pureté classique du
style, des artistes tels que Bambaja, Tullio Lombardo et Riccio, —
l'art italien. 721
pour ne citer que ceux-là parmi les plus célèbres, — ne craignent
pas de pousser l'élégance jusqu'à la recherche fastueuse, et même
avmt l'époque où travaillent les trois maîtres, c'est-à-dire avant la
première moitié du xvi^ siècle , ce goût instinctif pour le luxe est
déjà Lien près de prédominer. On pourrait dire en général que la
sculpture dans les états lombards ou vénitiens se rapproche de la
sculpture florentine par le respect systématique et préconçu des
mêmes principes, .mais qu'en appliquant ces principes elle les mo-
difie involontairement, et les transforme en raison de certaines in-
clinations innées, persistantes, et se faisant jour malgré tout.
Veut-on des preuves de ces influences toutes locales, qu'on jette
les yeux sur les monumens sculptés même par des artistes floren-
tins à Venise ou dans quelque ville voisine. Il semble qu'en tra-
vaillant dans un pareil milieu, ces maîtres aient senti le besoin de
renouveler jusqu'à un certain point leur manière, qu'ils se soient
imposé le devoir d'accentuer des intentions dont ils auraient ailleurs
formulé l'expression avec plus de retenue. Si la statue équestre
du condottiere Gattamelata à Padoue avait dû s'élever sur une des
places de Florence, Donatello se serait- il autant préoccupé des
moyens de donner à son travail un caractère de somptuosité? Au-
rait-il prodigué ainsi sur les diverses parties de l'armure ou du
harnachement les figurines en haut-relief, les ornemens compliqués,
tous ces détails plus propres en réalité à surcharger les lignes qu'à
en accroître la majesté? Verrocchio de son côté, en modelant à Ve-
nise sa statue de Bartolomeo Coleoni, — la plus belle figure équestre
d'ailleurs qu'aient produite les temps modernes, — Verrocchio ne
démentait-il pas quelque peu ses ouvrages antérieurs et son origine
florentine par la violence même de l'attitude choisie et par l'anima-
tion presque excessive du style?
De nos jours, il est vrai, quelques écrivains ont voulu restreindre
la part attribuée jusqu'ici au maître florentin dans l'exécution de ce
monument célèbre, et M. Perkins à son tour, dans un des chapitres
les plus intéressans de son livre, a scrupuleusement discuté la ques-
tion. Par la production ou le rapprochement de certaines dates et
de certains témoignages, il est arrivé à peu près à établir que Ver-
rocchio était mort non-seulement, — comme on le savait déjà, —
avant que la statue de Coleoni fût coulée en bronze, mais même
avant que le modèle eût été mis en état de subir cette opération
dernière. Fort bien; mais lors même que le sculpteur vénitien Ales-
sandro Leopardi serait, ainsi que le pense M. Perkins, intervenu
dans l'entreprise à une époque où elle n'était encore que commen-
cée, il n'aurait fait en tout cas que poursuivre les projets d'autrui,
et mener à fin une œuvre dont l'invention ne lui appartenait pas.
TOME LXXXVI. — 1870. 40
722 REVUE DES DEUX MONDES.
Les études dessillées par Verrocchio qui subsistât, — VEtude de
cheval, entre autres, conservée au musée du Louvre, — prouvent
qu'il avait recueilli tous les documens nécessaires, accompli tous les
travaux préparatoires, et, quant au modèle lui-même, il est certain
qu'en le laissant inachevé il en avait au moins déterminé l'aspect
assez nettement pour légitimer déjcà l'admira: ion. Les termes de
l'acte officiel qui désigne le successeur du maîire et le charge de
« mettre la dernière main [perficcrc) au cbevnl ei à la statue ac-
tuellement en si glorieux cours d'exécution (J) » ne permettent pas
le doute à cet égard.
Il semble au surplus que ce penchant, assez ordinaire de notre
temps, à se défier des traditions consacrées et à s'accommoder du
moindre incident pour accuser la crédulité de nos pères, que ce
besoin de prendre l'histoire en faute et les historiens en flagrant
délit de légèreté ait eu pour résultat principal d'habituer au scep-
ticisme les gens qu'on prétendait convertir. Nous avons vu depuis
quelques années tant de vieux maîtres dépossédés de leurs titres
au profit d'artistes oubliés ou ignorés, tant d'œuvres illustres sus-
pectées et de maigres talens mis en honneur, que nous en sommes
à peu près venus, de guerre lasse, à n'accepter qu'avec une con-
fiance provisoire la plupart de ces soi-disant actes de justice. Qui
sait si à un moment donné de nouvelles recherches n'aboutiront pas
à des découvertes nouvelles, et si les bonnes raisons manqueront
pour démentir les solutions proposées aujourd'hui, pour déplacer
une fois de plus les étiquettes? A ne parler que des faits intéressant
notre art national, puisque, suivant les décisions de certains éru-
dits, Jean Cousin a cessé d'être le sculpteur du tombeau de l'amiral
Chabot, et que Pierre Lescot lui-même n'est plus pour rien dans
l'architecture du Louvre, on a bien le droit de s'attendre à d'autres
nouveautés encore et de pressentir la possibilité d'autres évictions
tout aussi hardies.
Le mal ne serait pas fort grand, en vérité, s'il n'y avait au fond
de tout cela que de simples mutations de noms propres et des rec-
tifications de catalogue; mais cette manie de révision, cette aversion
systématique pour les croyances admises se manifeste à propos de
questions plus graves, et se donne carrière en plus haut lieu. Les
œuvres du génie elles-mêmes et l'admiration unanime qu'elles ont
conquise lui servent souvent de stimulant ou de prétexte, et si ceux
qui prête ident en pareil cas nous instruire consentent encore h ad-
mirer, ce n'est qu'à la condition d'éviter soigneusement toute com-
plicité apparente avec l'opinion commune. Pour mieux prouver leur
(1) Registres du conseil des Dix. Aiuiée 1490.
l'art italien. 723
clairvoyance, ils loueront plus volontiers les mérites du coloris dans
les tableaux d'un gi and dessinateur, l'expression d'une pensée phi-
losophique clans les témoignages du talent le plus ouvertement pit-
toresque. Ils s'extasieront, — je n'exagère rien, — devant le ton de
la Joconde, et trouveront en revanche qu'en peignant les IS'oces de
Cana de la manière que l'on sait Paul Yéronèse a fait surtout acte de
moraliste. S'agit-il même de Raphaël, c'est-à-dire du peintre le
plus propre à découi-ager l'esprit de système et la critique par la
perfection des intentions aussi bien que des formes, par l'harmonie
évidente de toutes les qualités, on ne craint pas maintenant de dé-
naturer sa gloire, d'en restreindre ou d'en bouleverser les condi-
tions; on s'est lassé de la subir toute faite, comme on se lassait à
Athènes de la bonne renommée d'Aristide, et, pour la rajeunir tout
au moins, on s'est avisé de l'expliquer par des motifs que les histo-
riens n'avaient eu garde de soupçonner, ni les générations passées
d'apercevoir.
III.
A en croire M. Taine et quelques écrivains de la même école, Ra-
phaël aurait été tout bonnement un ^\zçS\^wX porlraithle de « l'ani-
mal humain, » rn habile ouvrier ne se proposant d'autre tâche que
de représenter dans ses tableaux « des corps et des attiludes, »
dans les Loges des morceaux capables de réjouir les regards du pape
(c quand après son dhier il venait ici prendre le frais, » et qu'il
« apercevait de loin en loin un groupe, un torse, si par h sard il
levait la tête. » De là ce brevet de « peintre païen » qu'on délivre
sans marchander, comme un certificat de bon sens ou comme l'exacte
récompense de ses services, à celui que pendant plus de trois siècles
l'univers entier ava't cru tout différemment inspiré. D'autres criti-
ques au contr^iire, particulièrement en Italie, s'évertuent à démon-
trer que la méprise a été grande d'attribuer à Raphaël la moindre
arrière-pensée en dehors des intentions strictement dogmatiques.
A leurs yeux, le « cygne d'Urbin » n'est pas un peintre préoccupé
d'allier l'image du beau à l'expression de la poésie chrétienne; c'est
un théologien, presque un controversiste, dont chaque œuvre est
une thèse, et dont l'unique souci est de disserter à sa manière sur
des points de doctrine ou de foi.
Ainsi, pas dj milieu, ou il ne faut voir dans les peintures de Ra-
phaël que la pure glorification de la chair, ou bien ces pei itures
doivent être étu^-iécs et vénérées au même titre que Y Imitation de
Jésus- Chri.'^t ou la Somme de saint Thomas d'Aqiiin. Entre ces
deux systèmes absolus et pareillement inacceptables, n'y a-t-il pas
724 REVUE DES DEUX MONDES.
place pour une opinion qui, tout en faisant dans les œuvres de Ra-
phaël une juste part à l'inspiration religieuse, ne refuserait point
d'y reconnaître l'empreinte aussi peu équivoque d'une intelligence
éprise des vérités terrestres et des belles réalités? En se tenant à
égale distance de ceux qui exagèrent l'ascétisme de l'art pratiqué
par le maître et de ceux qui le condamnent à n'exprimer que la
matière, on arriverait très probablement à mécontenter à la fois les
deux partis ; mais on rallierait à sa cause assez d'esprits désinté-
ressés pour se consoler de cet échec, pour se résigner à l'inconvé-
nient apparent de n'avoir su en pareil cas dire que ce que tout le
monde pense et résumer ce que tous les âges ont senti.
C'est à ce public de juges sans parti-pris, c'est à ces hommes
curieux des belles choses plutôt que des théories qu'elles suscitent
que s'adressent les trois nouveaux volumes par lesquels M. Gruyer
a complété la longue et consciencieuse série de ses études sur Ra-
phaël (1). Trois volumes exclusivement consacrés aux Vierges, c'est
beaucoup, dira-t-on. — Oui, si l'auteur n'avait cru devoir parler
des Vierges de Baphaël que dans les termes de l'inventaire ou de
la description technique, s'il s'était proposé seulement de relever
dans chaque tableau les particularités de l'ordonnance, des ajuste-
mens ou du coloris ; mais , tout en insistant sur des détails de cette
sorte, il se garde bien de n'examiner et de ne recommander à notre
propre attention que les surfaces des quarante ou cinquante chefs-
d'œuvre produits par Raphaël depuis la Vierge Coimestabile, à Pé-
rouse, jusqu'à la Madone de Saint-Sixte, à Dresde. Il en scrute
l'esprit, la signification historique ou morale, la correspondance
intime avec les différentes phases de la vie du maître ou avec les
émotions successives de son génie. En un mot, malgré les exigences
de la tradition mystique, malgré l'uniformité pittoresque des don-
nées, les Vierges de Raphaël expriment, aux yeux de M. Gruyer,
les variations fécondes d'une imagination perpétuellement en quête
du mieux, la merveilleuse souplesse (( d'un sentiment personnel
toujours nouveau, quoique toujours identique à lui-même. » Rien
de plus juste, à ne considérer que l'art infini avec lequel cette suite
de scènes semblables quant au fond est diversifiée dans les types,
dans les attitudes, dans la combinaison d'un petit nombre d'élé-
mens forcément immuables et prescrits d'avance par le sujet; mais
les commentaires que suggère à M. Gruyer l'emploi même de ces
(1) La première partie de ces études comprend les peintures des Stanze et des Loges;
la seconde, sous le titre de Baphaël et l'antiquité, rappelle à la fois l'influence géné-
rale des traditions antiques sur l'art italien et l'action particulière qu'elles ont exer-
cée sur le génie du maître. Voyez à ce sujet, dans la Revue du l" juillet 1808, l'OEuvre
païenne de Raphaël, par M. Charles Lévôque.
l'art italien. 725
moyens ou plutôt le sens secret qu'ils impliquent nous paraissent
quelquefois dépasser un peu la limite qui sépare les délicatesses du
goût critique des interprétations subtiles.
Je sais le néant ou le ridicule d'une certaine théorie qui, suppri-
mant les calculs de la pensée dans les œuvres des maîtres, prétend
tout expliquer par des facultés inconscientes, par la simple influence
de l'instinct ou du tempérament. C'est sans doute comprendre bien
incomplètement Raphaël, c'est le louer à faux que de lui attribuer
uniquement, comme on l'a fait de nos jours, des privilèges indé-
pendans de sa volonté, une sorte d'aptitude fatale, pareille à celle
de l'oiseau qui chante ou de la plante qui fleurit; en revanche,
n'est-ce pas vouloir le comprendre un peu trop que de deviner une
arrière-pensée morale ou métaphysique jusque dans les moindres
objets figurés par son pinceau, jusque dans les rapprochemens ou
les contrastes établis pour ajouter au charme des lignes, ou pour en
pondérer les mouvemens? Quelles que soient en général la justesse
de ses appréciations et l'élévation de ses vues, l'auteur du nouveau
livre sur les Vierges ne s'est pas, à notre avis, toujours préservé
de cet excès. Est-il bien sûr, par exemple, de traduire exactement
l'intention que Raphaël a entendu formuler dans la Vierge de la
maison d'Orléans en nous montrant ici « Dieu cachant l'avenir à
la Vierge, et Jésus se détournant d'elle pour lui en dérober la tris-
tesse? » Dans le chapitre qu'il a consacré à la Vierge an diadème,
du Louvre, avait-il bien le droit de supposer qu'en groupant tout
au fond de la scène quelques petits personnages auprès d'un mo-
nument en ruine, le peintre ait voulu nous faire pressentir a la
disproportion qui existe entre la taille de l'homme et la grandeur
orgueilleuse de ses vues? » Encore une fois, l'on ne saurait trop
énergiquement protester contre la doctrine des écrivains qui ne re-
connaissent aux belles œuvres qu'un charme d'accident et une ori-
gine toute fortuite; mais on ne saurait non plus absoudre complè-
tement ceux qui, dans l'application de la doctrine contraire, se
laissent aller à des raffînemens littéraires d'autant plus imprudens
qu'ils peuvent compromettre la notion des vraies conditions pitto-
resques et des ressources exactes de l'art.
Ces réserves une fois faites sur les caractères d'un livre qui n'au-
rait en somme que le tort d'être trop rempli, il n'y a plus qu'à louer
l'érudition et la précision avec lesquelles les détails relatifs au
maître lui-même et à l'histoire de son talent sont exposés ou rap-
pelés. Assurément tout n'est pas et ne pouvait pas être entière-
ment neuf dans un travail de cette sorte. Depuis les premières
indications fournies par les écrivains italiens du xvi*' siècle jus-
qu'aux documens publiés, il y a quelques années, en Allemagne,
726 REVUE DES DEUX MONDES.
assez de biographies et de biographes nous ont rendu familières les
particularités d'une vie dont chaque souvenir d'ailleurs est perpétué
par une œuvre illustre; mais, malgré cçtte abondance de renseigne-
mens, plus d'une recherche utile pouvait être entreprise encore,
plus d'une vérité nouvelle signalée, 11 restait à nous représenter
Raphaël dans la situation que lui avaient préparée les générations
d'artistes précédentes aussi bien que dans, le milieu où il a vécu;
il restait à interroger la série de ses tableaux pour y découvrir et
nous montrer à la fois le résumé des progrès accomplis avant lui et
le développement non interrompu de sa propre originalité.
C'est ce double enseignement que contient l'ouvrage de M. Gruyer.
Tel qu'il l'a conçu et exécuté, son travail est certainement le plus
comp'et qui ait paru jusqu'ici sur la matière, et nous doutons qu'il
ne décourage pas, au moins pour longtemps, quiconque serait tenté
d'aborder le même sujet. Quoi qu'il advienne à cet égard, et pour
nous en tenir aux termes de comparaison que le présent peut nous
fournir, X Histoire de la vie et des ouvrages de liaphaël, par Qua-
tremère de Quincy, et même les deux savans volumes de Passavant
sur UiiphdH dUrbin et son père Giovanni Santi, ne se recomman-
dent pas à autant de titres que les études publiées par M. Gruyer.
Plus sérieusmient historiques que le premier de ces ouvrages, plus
littéraires que le second dans l'esprit et dans la forme, elles em-
brassent assez d'idées et de faits, elles résolvent assez de questions
pour satisfaire à toutes les exigences. Telle partie de ce vaste tra-
vail, • — V Ironographie de la Vierge par exemple, depuis les pre-
miers âges chrétiens jusqu'à la fin du xv^ siècle, — constitue à elle
seule un véi'itable traité d'archéologie pittoresque, tandis que des
morceaux de pure critique, comme les chapitres consacrés à la
grande Sainte Famille, du Louvre, et à la Madone de Saint-Sixte,
font nettement ressorlir les beautés de ces incomparables ouvrages
et la sereine toute-puissance du génie qui les a créés.
TNous devons dire un mot en finissant d'une objection qu'a soule-
vée le livre de M. Gruyer, ou plutôt qu'il a ressuscitée, car plus d'une
fois d'^jà cette objection s'est produite, soit dans des cas à peu près
pareils, soit là même où il s'agissait des conditions ou des devoirs de
l'art contemporain. On a reproché à l'auteur des Vierges de Raphaël
de s'être trop habituellement et trop ouvertement placé, pour envi-
sager son sujet, au point de vue des idées religieuses. Singulier re-
proche à l'adresse d'une étude sur les chefs-d'œuvre de l'art reli-
gieux ! Voulait-on qu'il n'y fût tenu aucun compte des doctrines
que ces clKîfs-d'œuvre résument et de la foi qui les a inspirés? Nous
accusions, il y a un instant, les emportemens d'imagination de cer-
tains érudits italiens qui font à peu près de Raphaël un moderne
l'art italien. 727
père de l'église. Les écrivains français qui, en parlant de lui, ou-
blieraient ou refuseraient de rattacher ses travaux aux traditions
sacrées ne nous sembleraient en réalité ni plus excusables, ni plus
judicieux. Et d'ailleurs tout appai*tient-il au passé c^ans les idées,
dans les sentiraens, dans les croyances que l'art de Raphaël repré-
sente? Est-C3 que dans notre civilisation, chrétienne seulement de
nom, ces idées sont mortes, ou ne doivent exister désormais qu'à
l'état de souvenirs historiques? Est-ce que les tableaux qui s'élè-
vent au-dessus des autels ne sont plus que des objets décoratifs?
est-ce que ces autels eux-mêmes ont perdu leur vertu? Si vous le
pensez, dites-le. Attaquez franchement le dogme chrétien au lieu de
le traiter en suspect, et ne dérobez pas vos défiances secrètes sous
les dehors d'une tolérance banale ou sous une réserve d'emprunt.
Que si au contiaire les sujets traités par Raphaël et par les autres
maîtres du même temps ou de la même école répondent encore
aux aspirations de notre intelligence, aux sérieux besoins de notre
cœur, quoi de plus naturel et de plus opportun que de demander à
ces sujets mêmes le secret des beautés qu'ils comportent et de l'élo-
quence pittoresque qui les traduit? Rien des gens, il est vrai, en-
tendront distinguer ici entre l'habileté de l'artiste et la sincérité de
ses convictions, entre l'austérité de la morale qu'il professe et les
facilités ou les défaillances de sa vie privée. On ne manquera pas
d'opposer les souvenirs de la Fornarina et de la cour de Léon X à la
confiance que mériterait la sainteté apparente des intentions tran-
scrites sur la toile, et l'on s'autorisera du tout pour avancer que la
piété du peintre des Vierges était un rôle, la chasteté de son pin-
ceau un faux-semblant. Rien de moins concluant que ces réminis-
cences biographiques, et même dans un certain sens rien de plus
étranger à la question. « Que Raphaël, dit justement M. Gruyer,
n'ait pas mis toute sa vie morale en parfait accord avec sa reli-
gion, cela nous est en réalité indifférent... Ce qui reste de l'artiste,
c'est son œuvre. Si cette œuvre élève et fortifi,?, elle est belle et
sainte; si elle abaisse et énerve, elle est basse et vile : voilà le crité-
rium infaillible. Dès lors une seule chose nous importe, l'impression
que nous éprouvons devant les Vierges de Raphaël. Cette impres-
sion ayant ét'.^ constamment noble et saine, nous pouvons affirmer
qu3 ces tableaux eux-mêmes contiennent les sentimens qu'ils inspi-
rent. »
Non, quoi qu'on dise ou quoi qu'on fasse, rien ne pourra préva-
loir en pareil cas sur l'influence directe des ouvrages et sur les émo-
tions qu'ils procurent, pas plus que dans le domaine de la théorie
on ne réussira, au nom de besoins nouveaux, à changer les condi-
tions de l'art lui-même. Les novateurs en esthétique ou en critique
728 REVUE DES DEUX MONDES.
auront beau arguer des progrès de la raison humaine et gourman-
der un prétendu esprit de routine ; ils ne feront pas que ce qui a
mérité d'être admiré depuis des siècles ait perdu aujourd'hui sa
raison d'être, ou que Ingres et Flandrin, en continuant sous nos
yeux la tradition des maîtres, n'aient prolongé que des souvenirs
stériles, servi qu'une cause sans avenir; ils ne feront pas que l'im-
mortelle vérité cesse avec la vie d'une race ou d'un homme, que la
beauté dépende des mœurs d'une époque, et que cette parole de
Platon ne demeure éternellement applicable aux œuvres de l'art,
quels qu'en soient d'ailleurs l'âge, la nationalité ou les origines :
(( il y a une sympathie intime entre la pureté, la vérité et la beauté;
ce qu'il y a de plus pur est essentiellement ce qu'il y a de plus vrai
et ce qu'il y a de plus beau. » Or Raphaël a réalisé dans ses œuvres
la conciliation souveraine de ces élémens de la perfection. C'est
parce qu'il a été le plus pur des peintres qu'il en a été aussi et qu'il
en demeure le plus grand, — comme l'école italienne occupe le
premier rang parmi les écoles modernes parce qu'elle a su, mieux
qu'aucune auti'e, donner à l'image des actions ou des formes hu-
maines un caractère k la fois idéal et vivant. Des livres tels que
ceux dont nous venons de parler sont propres à rappeler ces faits,
et par cela même ils sont utiles. Tout en paraissant exclusivement
consacrés à la mémoire de quelques talens ou à la description dé
quelques œuvres, ils remettent en lumière les principes en vertu
desquels ces œuvres ont mérité de survivre, ces talens d'exercer
encore aujourd'hui leur influence. Voilà pourquoi de pareils travaux
participent de l'histoire proprement dite et contiennent mieux que
des souvenirs sans écho. En matière d'art comme ailleurs, l'histoire
n'a pas pour objet unique de contenter notre curiosité : les infor-
mations qu'elle nous livre sont aussi des avertissemens et des exem-
ples que nous avons le devoir de mettre à profit.
Henri Delaborde.
LE
VOL DES OISEAUX
Mémoire sur le vol des insectes H des oiseaux, par M. Marey; Paris 1870.
On attribue à un roi d'Angleterre une plaisanterie bien spirituelle.
Ayant convoqué ses savans, il les pria de lui expliquer pourquoi un
seau d'eau n'augmentait pas de poids lorsqu'on y plaçait un pois-
son. Les savans demandèrent du temps pour répondre; au bout de
quelques jours, ils arrivèrent chacun avec un volumineux mémoire
où le problème se trouvait résolu par de subtiles déductions. Alors
le roi fit apporter un seau d'eau, un poisson et une balance; le
seau fut posé sur l'un des plateaux, on l'équilibra par une tare,
enfin on y jeta le poisson, et tout le monde vit le plateau descendre;
le seau était devenu plus lourd. Cette histoire, vraie ou fausse, est
l'image fidèle de ce qui se passe tous les jours dans le monde sa-
vant. On peut dire, sans crainte d'exagérer, que la moitié de la force
vive qui se dépense en travaux scientifiques est employée à raison-
ner sur des faits imaginaires, à expliquer ce qui n'existe pas. Le vol
des insectes et des oiseaux est peut-être l'un des problèmes qui ont
le plus exercé la sagacité des théoriciens de cabinet. Il offre un
double intérêt : un phénomène mystérieux à faire rentrer sous les
lois connues de la physique et une application importante à obtenir,
application qui n'a cessé de hanter les rêves des inventeurs depuis
Icare. Toutefois, si, d'après Schopenhauer, les ailes poussent à l'oi-
seau par l'effet de sa volonté, il faut avouer que jusqu'ici l'homme
n'a point encore assez voulu. On ne compte plus les mécanismes in-
génieux ou simplement bizarres qui ont été proposés pour lui per-
730 REVUE DES DEUX MONDES.
mettre de quitter la glèbe à laquelle la nature semble l'avoir rivé;
mais l'on en est venu à croire la solution du problème impossible.
Au lieu de s'épuiser en stériles efforts d'imagination , n'eût-on pas
mieux fait d'approfondir l'étude des forces que la nature met tous les
jours en œuvre dans l'insecte et dans l'oiseau? « On a voulu inventer
l'art du vol, dit M. d'Esterno, comme s'il n'était pas connu et pra-
tiqué, au vu et au su de tous, depuis la créat'on du monde, par des
milliards do créatures ailées. Que dirait-on d'un homme qui vou-
drait aujourd'hui inventer la vapeur, au lieu d'aller voir simple-
ment fonctionner une locomotive? » Cette étude indispensable, un
physiologiste français dont je puis me dispenser de louer le mérite,
M. Marey, vient de l'aborder avec toutes les ressources de la science
moderne. Il a déjà publié une partie des résultats auxquels il est
parvenu, il en a fait le sujet d'un cours au Collège de France; on nous
saura gré d'en donner ici un résumé substantiel. Avant de décrire
les méthodes de M. Marey et d'exposer les faits qu'il a constatés, je
rappellerai brièvement ce que l'observation nous avait déjà appris
sur le vol des oiseaux. On verra ensuite jusqu'à quel point les faits
connus peuvent autoriser l'espoir d'une application pratique.
I.
A l'époque où la fauconnerie était en vigueur, les habitudes d'un
certain nombre d'oiseaux ont été étudiées avec un soin assez inté-
ressé pour qu'il soit permis d'accepter comme bien établi ce que la
tradition nous a transmis à cet égard. Les oiseaux de proie qui
étaient employés à la chasse se divisaient en oiseaux de haute vole-
rie, tels que le gerfaut, le faucon, le hobereau, et en oiseaux de
basse volcrie, comme l'autour et l'épervier; le reste se classait dans
la tribu des igiiobles, ainsi nommés parce qu'il n'y avait aucun pro-
fit à en t"rer. Huber, de Genève, qui a publié en 178/i un curieux
ouvrage sur ce sujet, divise les mêmes espèces en rameurs et voi-
liers-, las premiers comprennent les oiseaux de haute volerie, les
oissaux de basse volerie sont les voiliers snillans, les ignobles les
voiliers communs. Ces divisions s'appliqueraient peut-être avec
avantage aux oiseaux en générai , elles répondent à des aptitudes
différentes et bien caractérisées. L'aile qu'on appelle rameuse offre
une forme découpée, elle est faite pour frnpper l'air avec force et
fréquence; l'aile voilière est large, émoussée, et plus propre que
l'aile rameuse à servir de voile ou de parachute. Les pennes de
l'aile rameuse ont peu de largeur et se terminent en pointe adoucie;
les pennes de l'aile voilière sont très larges vers le milieu, et les
cinq principales sont échancrées de manière à laisser passer l'air
LE VOL DES OISEAUX. 731
librement par l'extrémité de l'aile. On constate aussi que les pennes
voilières sont beaucoup plus molles que les pennes rameuses, ce qui
se reconnaît à un s'gne extérieur assez constant : la fermeté des
pennes se trahit par une bigarrure vive et tranchée, tandis que les
pennes moHes sont comme lavées uniformément de noir vers le
bout et d'un blanc un'forme vers la base. Grâce à ces dispositions
naturelles, le coup d'aile du rameur doit avoir plus de ressort que
celui du voilier, car chez ce dernier l'extrémité de l'aile est dixhi-
quetée et par suite sans force, tandis qu'elle est pleine et ferme
chez le rameur; or c'est précisément vers l'extrémité que la surface
de l'aile peut produire le plus d'effet en frappant l'air, parce que la
vitesse de l'aile y atteint son maximum.
Il y a d'ailleurs une remaïque générale à faire sur le coup d'aile
de l'oiseau : pour avaucer, il frappe droit sous lui , tandis que les
rames d'un bateau frappent d'avant en arrière. La dfférence d'ac-
tion de l'aviron et de l'aile s'explique aisément^ par la flexibilité
de cette dernière; c'est une remarqua que déjà. Borelli a faite dans
son Traité du mouvement des animaux (1). Quand l'aile s'abaisse,
dit-il, les pennes cèdent à la résistance de l'air et s'infléchissent
de maniera que l'ensemble des deux surfaces forme un coin, et
le ressort de l'air agissant sur les deux plans obliques produit à la
fois une impulsion verticale qui soutient l'oiseau contre la pesan-
teur et une impulsion horizontale qui le pousse en avant. — Huber,
qui reproduit ce raisonnement, ajoute que la détente de l'aile, d'a-
bord ployée par la résistance de l'air, prolonge l'action après la
fin du coup d'aile proprement dit. Ainsi l'oiseau qui se tient dans
une position horizontale et qui bat de l'aile de haut en bas s'im-
prime une propulsion d'avan en arrière en même temps qu'une
certaine force ascensionnelle.
Le coup d'aile périodique dont l'effet immédiat vient d'être ex-
pliqué est sans doute le moyen principal mis en jeu par l'oiseau;
mais, s'il n'avait pas d'autres ressources, sa locomotion aérienne
serait bien compromise, ses forces n'y suffiraient pas. Nous allons
voir qu'il peut monter sans faire d'autre effort que de tenir ses ailes
déployées; elles produisent alors l'effet de deux voiles tendues à
l'aide desquelles il transforme en force ascensionnelle soit la vitesse
horizontale qu'il s'est procurée par des battemens répétés, soit le
choc du vent. C'est ainsi que le cerf-volant s'élève lorsque la brise
le prend en dessous. Le choc de l'air donne naissance à une pression
pei-pendiculaire à la surface du cerf-volant, pression qui peut s'é-
valuer à lAO grammes par mètre carré pour un vent très faible dont
(1) Borclli., De motu animalium, chap. xxii, prop. 1Q6; Rome 1680.
732 REVUE DES DEUX MONDES.
la vitesse est d'environ 1 mètre par seconde, mais qui croît comme
le carré de la vitesse; elle serait, par exemple, égale à 3''''-500 pour
un vent assez fort qui ferait 5 mètres en une seconde. Cette pres-
sion ne diminue pas beaucoup, si le cerf-volant, au lieu d'être ver-
tical, s'incline sur le vent de manière à le recevoir en dessous; mais
la direction de la pression, toujours perpendiculaire à la surface du
papier, devient alors oblique par rapport à l'horizon; si l'appareil
est suffisamment léger, elle en neutralise le poids et le soutient
dans l'air par une traction assez forte qui tend la corde du cerf-vo-
lant. Cette tendance ascensionnelle, l'oiseau l'éprouve également
lorsqu'il se dirige contre le vent, ou lorsqu'il est projeté contre l'air
calme par sa propre vitesse horizontale; il faut seulement qu'il pré-
sente ses ailes de manière que l'air qu'elles rencontrent tende
s'échapper en dessous. Une fois lancé horizontalement, l'oiseau peut
donc monter, tout en continuant sa route, par la simple action de
ses ailes déployées et immobiles ; mais la vitesse horizontale se ra-
lentit en même temps, la résistance de l'air diminue, et l'oiseau
retomberait, s'il ne se donnait pas une impulsion nouvelle par quel-
ques coups d'aile. Lorsqu'il vole de droit fil contre le vent, il pro-
fite de la vitesse horizontale de l'air pour se hausser; mais le vent
le ferait infailliblement dériver en arrière, s'il ne se procurait pas
une impulsion d'arrière en avant par des battemens énergiques et
répétés.
D'après Huber, les oiseaux rameurs sont relativement plus lourds
que les voiliers; c'est ce qui les oblige à emprunter au vent une
grande partie de leur force ascensionnelle et à jouer de l'aile presque
sans relâche. Lorsqu'un rameur, le faucon par exemple, veut at-
teindre un but placé droit au-dessus de lui, il ne monte jamais ver-
ticalement : il prend sa route dans le vent, pousse une « carrière »
oblique qui le porte au niveau du but, tourne queue, et se dirige
vent arrière vers le but avec une vitesse double ou triple de celle
de la carrière. Si le point qu'il vise est au-dessus du vent, il y ar-
rive en droite ligne en faisant simplement une carrière. Si le but
qu'il s'agit d'atteindre est un voilier qui fait a sa diligence » vent
arrière, le faucon poussera sa carrière jusqu'à un niveau supérieur
à celui de sa proie, puis fondra sur cette dernière en revenant sur
ses pas avec une vitesse d'autant plus grande qu'il se sera élevé
plus haut. Souvent, lorsque la montée le fatigue, il revient en ar-
rière par un « degré » horizontal, puis recommence une nouvelle
carrière, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il domine sa proie d'assez
haut pour pouvoir fondre sur elle. La carrière est plus ou moins
oblique, elle a généralement une inclinaison de 15 à 30 degrés; ce
n'est que pour une « entreprise de courte haleine » que l'oiseau
LE VOL DES OISEAUX. 733
monte sous des angles de àb degrés. Il faut d'ailleurs croire que les
rameurs ont un instinct particulier pour distinguer la direction du
moindre soulUe alors que l'air nous paraît absolument calme; lors-
qu'ils sont en nombre, on les voit s'élever tous dans le même sens.
Les voiliers au contraire sont peu aptes à forcer le vent. Pour at-
teindre un but au-dessus du vent, le voilier monte en dérivant à un
niveau supérieur, puis il plonge contre le vent, la vitesse de la
chute l'aidant alors à avancer malgré la résistance de l'air, ou bien
il arrive par bordées, en fermant de temps à autre ses ailes pour
donner tête baissée dans le vent. Lorsqu'un oiseau de proie ra-
meur entreprend un voilier, ce dernier détale à vau-le-vent pen-
dant que le premier pousse des carrières en sens opposé. S'il réussit
à s'élever à un niveau d'où il domine le voilier, il fond sur lui et
l'amène à terre, à moins que le voilier, ce qui arrive souvent, n'es-
quive le coup par un mouvement latéral. Dans ce dernier cas, le ra-
meur déploie brusquement les ailes, qu'il avait serrées pendant la
descente, et, s'en servant comme d'un parachute, il glisse sur l'air et
remonte à une certaine hauteur d'où il renouvelle sa tentative; c'est
ce qu'on appelle une (c ressource, » du latin resurgere. On ne sau-
rait admettre avec Huber que dans ces a passades » l'oiseau remonte
sans effort au même niveau d'où il était parti, mais il est probable
que le travail exigé par ces mouvemens est considérablement dimi-
nué par l'élasticité de l'air. Les voiliers saillans, tels que l'autour
et l'épervier, se distinguent par la faculté qu'ils ont de s'élever su-
bitement par une espèce de saut; leurs ailes sont plus fortes, leurs
muscles plus vigoureux que ceux des autres voiliers ; ils montrent
une grande adresse à saisir leur proie.
Les mouvemens que je viens de décrire s'expliquent sans diffi-
culté par les effets du coup d'aile et par la résistance que l'air exerce
contre l'oiseau lancé dans une direction donnée. Ce qui se com-
prend moins, c'est le vol sans battement d'ailes ou vol planant, tel
qu'il est décrit par beaucoup d'auteurs, a Les albatros, dit M. de
Tessan (1), planent presque continuellement, surtout quand le vent
est très fort. Ils sont alors quelquefois plus de cinq minutes et jus-
qu'à un quart d'heure sans donner de coups d'aile... Habituelle-
ment, quand le vent est frais sans être très fort, les battemens
d'ailes se succèdent à des intervalles de deux à trois minutes. » Or
le poids de l'albatros est de 8 ou 9 kilogrammes, tandis que la sur-
face de ses ailes très longues (l™,/iO) n'est que le tiers d'un mètre
carré, et la surface de l'animal entier, ailes comprises, à peu près
le double. Avec ces données, il est assez difficile de se rendre compte
(1) Voyage autour du monde sur la frégate Vénus, t. V, p. Hl.
734 REVUE DES DEUX MONDES.
de la suspension prolongée de l'oiseau, et M. de Tessan émet l'hy-
pothèse qu'elle est due à des trépidations rapides et presque im-
perceptibles des ailes (1). Il est encore moins aisé d'expliquer com-
ment l'aigle et le condor peuvent planer à des hauteurs de plusieurs
kilomètres, où la rareté de l'air les prive d'une partie des avan-
tages qu'i's rencontreraient près du sol. Le vol sans battement pa-
raît d'ailleurs être l'apanage des oiseaux de grande taille, car les
pigeons et l'hirondelle, qui planent aussi, ne se soutiennent que
très peu de temps dans cette situation.
La question la plus obscure de toutes celles que soulève le vol
des oiseaux, c'est l'évaluation du travail qu'ils dépensent pour se
soutenir contre la pesanteur. On se rappelle les résultats absurdes
auxquels iNavier s'est vu conduit par une analyse en apparence
rigoureuse : la force d'un homme développée par une hirondelle,
26 chevaux -vapeur par un aigle, et ainsi de suite. Les relations
constantes et bien connues qui existent entre le poids d'un animal,
sa nourriture et le travail qu'il peut fournir, ne permettent pas de
s'arrêter un instant à de semblables fantaisies; on s'assure d'ail-
leurs aisément que Navier était parti d'hypothèses erronées sur les
mouvemens des ailes. Il y a quelques années, M. Liais a présenté
sur le même sujet des considérations très justes. Il a rappelé que
l'aile qui s'abaisse change de plan , le bord antérieur s'inclinant
toujours en avant pendant que le bord postérieur se relève; il a fait
voir qu'en remontant l'aile doit couper l'air par sa tranche et ne
rencontrer qu'une résistance insignifiante, ou même empruntera
la résistance horizontale une légère force ascensionnelle ; enfin il a
rappelé que la résistance peut suivre des lois particulières qui faci-
litent be lucoup l'explication du vol. Envisagé sous ce jour nouveau,
le problème ne paraît plus offrir les mêmes difficultés. Néanmoins
il était temps de sortir du domaine des hypothèses et d'analyser
par des moyens d'observation précis toutes les circonstances du
mouvement des oiseaux. C'est ce qui fait l'objet des derniers tra-
vaux de M. Marey, que je vais essayer de résumer.
II.
La découverte du microscope ouvrit à l'homme les portes d'un
monde nouveau, le monde de l'invisible, de l'impalpable. La per-
spective sur l'immensité de l'espace fut ainsi prolongée en sens in-
verse. Il restait à faire pour le temps ce qui était fait pour l'espace :
(1) Un vent très fort, qui fait 20 mètres en une seconde, peut cependant exercer une
pression verticale de 10 kilogrammes sur un albatros qui se tient peu incliné sur
l'horizon.
LE VOL DES OISEAUX. 735
il fallait pouvoir arrêter l'instant fugitif, saisir les durées insaisis-
sables, gagner de vitesse les rayons de lumière. Ce n'est que depuis
une trentaine d'années que les différentes méthodes qui pei'mettent
d'obtenir de pareils résultats ont pris place parmi les procédés ha-
bituels des expérimentateurs, et déjà elles ont transformé la phy-
siologie et la biologie. On reconnaît maintenai^t combien étaient
grossières les notions que nos sens nous fournissaient sur la durée
des phénomènes; on commence à se familiariser avec les centièmes,
avec les dix-millièmes de seconde.
Le procéjié le plus important de ceux qu'on peut employer à l'é-
tude des phénomènes rapides, c'est le tracé automatique des mou-
vemens. S'agit-il d'obtenir la représentation fidèle d'une vibration,
il suffit d'armer le corps. vibrant d'une lame fine et flexible et d'en
appuyer la po'ntg sur une glace enfumée que l'on fait glisser dans
une direction p^^rpendiculaire à celle des oscillations; la pointe creu-
sera dans la poussière noire un sillon sinueux qui permettra d'a-
nalyser à loisir toutes les péripéties du mouvement en question.
Au lieu d'une glace enfumée qui se déplace en ligne droite, il est
plus commode d'employer un cylindre tournant sur lequel on colle
mie feuille de papier noircie à la flamme fuligineuse d'une lampe.
On approche le style vibrant de la surface du papier, on tourne la
manivelle, et l'on voit naître sur le cylindre un sillon blanc de forme
sinueuse, aussi fin que s'il était fait au burin. Le tracé obtenu, on
décolle le papier et on le trempe dans un bain d'alcool ; le noir de
fumée se fixe alors, et l'épreuve peut se conserver sans altération
comme un dessin ordinaire. Dans ces diagrammes, la longueur du
sillon représente la durée totale de l'expérience, durée qui se trouve
ainsi en quelque sorte grossie par sa transformation en espace. On
peut la subdiviser en secondes et fractions de secondes en disposant
près du cylindre un chronomètre à pointage dont l'aiguille marque
les secondes à côté du tracé. Le papier noir, en se déplaçant sous
la pointe, emporte pour ainsi dire avec lui chaque phase du mou-
vement vibratoire et la conserve inscrite à sa place dans l'ordre des
temps; un simple coup d'œil jeté sur la ligne serpentante du tracé
nous révèle les posiLions successives que la pointe occupait pendant
ses oscillat'ons, et qu'il eût été impossible à l'œil de suivre à cause
de lem' rapidité. C'est ainsi que l'écriture musicale représente par
des notes échelonnées sur une portée une suite de sons dont la hau-
teur et la durée sont figurées par la position et par la forme des
signes. Les coupures verticales qui correspondent aux mesures in-
diquent des intervalles de temps égaux, et en regardant les croches
et les doubles croches qui se pressent dans l'espace d'une mesure,
l'œil d'un musicien saisit immédiatement le caractère du passage
736 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elles expriment. De même un expérimentateur exercé lit à livre
ouvert les hiéroglyphes d'un tracé fourni par un appareil enre-
gistreur.
La méthode graphique , dont je viens d'expliquer les procédés,
a été imaginée pour l'étude des vibrations sonores, mais elle n'a
pas tardé à jouer, un grand rôle dans la physiologie expérimentale.
Le kymographion de Ludwig, qui devait enregistrer la pression du
sang dans les artères, le myographe d'Helmholtz, destiné à l'étude
des mouvemens musculaires, les différens sphygmo graphes qui écri-
vent les battemens du pouls, les cardiographes qui s'appliquent
sur le cœur, les pneumographes qui explorent la respiration, tous
ces appareils ingénieux qui permettent d'étendre à la biologie les
méthodes rigoureuses de la physique, on peut dire qu'ils ont inau-
guré une ère nouvelle pour la plus obscure des sciences. M. Marey
en a fait une application des plus heureuses à l'étude de la circu-
lation du sang, et c'est grâce à ses efforts que la méthode graphique
a commencé à se généraliser parmi les physiologistes français.
Il y a d'ailleurs d'autres procédés qui permettent d'analyser des
mouvemens trop rapides pour nos yeux; ils se fondent presque
tous sur le principe de la persistance des impressions que reçoit la
rétine. On sait que l'œil a la faculté de conserver une image instan-
tanée pendant un vingtième ou même un dixième de seconde; il en
résulte que, si un point lumineux mobile met moins d'un dixième
de seconde à parcourir son chemin, toute la trajectoire nous pa-
raît illuminée. C'est pour cette raison qu'un charbon ardent que
l'on fait tourner en fronde dessine dans l'air un cerde flamboyant.
M. Wheatstone a profité de cette remarque pour rendre sensibles
à l'œil les oscillations d'une tige élastique; il suffit pour cela de
fixer à l'extrémité libre de la tige une perle brillante d'acier poli
dont l'œil peut suivre le sillon lumineux lorsque la tige entre en
vibration.
Ce sont ces méthodes que M. Marey a mises en œuvre pour étu-
dier le mécanisme du vol. Il a commencé par les insectes, qui étaient
plus faciles à manier que les oiseaux. Il fallait d'abord déterminer
la fréquence des coups d'aile. On sait qu'elle varie beaucoup d'une
espèce à l'autre; l'oreille nous en avertit par la hauteur musicale
du bourdonnement. On entend un son aigu pendant le vol de cer-
taines mouches; la note est plus grave pour l'abeille et le bourdon,
plus grave encore pour les macroglosses et les sphinx; les autres
lépidoptères ont un vol silencieux. Quelques auteurs (Chabrier,
Burmeister) attribuent le bourdonnement à l'air qui pénètre dans
les trachées et qui en sort; pour eux, ce serait donc une voix véri-
table, et non pas une conséquence du frémissement des ailes. Un de
LE VOL DES OISEAUX. 737
leurs argumens, c'est que le son devient plus aigu lorsqu'on coupe
une portion des ailes; mais cela s'explique par la facilité plus grande
avec laquelle l'insecte peut mettre en mouvement des ailes plus
courtes. Le son cesse d'ailleurs quand les ailes sont enlevées com-
plètement ; il semble donc plus naturel de l'attribuer aux vibrations
de ces organes. Quoi qu'il en soit, la méthode graphique nous ren-
seigne d'une manière précise sur la fréquence et la forme des bat-
temens. On commence par noircir une feuille de papier qu'on ap-
plique ensuite sur un cylindre auquel un mouvement d'horlogerie
imprime une rotation assez rapide; avec une pince délicate, on saisit
l'insecte par l'abdomen et on l'approche du cylindre de façon que
l'une des ailes vienne frôler le papier. La trace blanche qui se dessine
sur le fond noir indique les révolutions de l'aile. Pour les compter
avec plus de facilité, on dispose à côté un diapason muni d'une
pointe flexible qui fait 100 ou 200 vibrations par seconde; le tracé
qu'il fournit représente l'échelle des durées, divisée en centièmes
ou deux-centièmes de seconde. Voici quelques chiffres qui donneront
une idée des variations que présente la rapidité des battemens d'une
espèce à l'autre :
Mouche commune 330 battemens par seconde.
Bourdon 240 — —
Guêpe HO — —
Macroglosse du caille-lait 72 — —
Libellule 28 — —
Papillon (piéride du chou) 9 — —
Pour arriver à connaître les différentes positions que l'aile occupe
pendant une révolution complète, M. Marey a eu d'abord recours à
la méthode optique. Il a doré les extrémités des grandes ailes d'une
guêpe, afin d'en pouvoir suivre la trace lumineuse. Ce ne fut pas
facile» car la brusquerie de ces mouvemens est telle qu'elle pro-
jette au loin les paillettes qu'on a essayé de fixer. M. Marey parvint
cependant à les faire tenir, et, plaçant la guêpe dans un rayon de
soleil, il constata que le bout de chaque aile décrivait un 8 très
allongé. En dorant seulement la face supérieure des ailes, on s'as-
sure encore qu'elles s'inclinent en avant pendant la descente, et
en arrière pendant l'ascension; on le reconnaît aux variations d'é-
clat qu'elles éprouvent, et qui ont pour cause la réflexion plus ou
moins complète de la lumière incidente. Le trait plein du chiffre 8
représente la moitié brillante de l'orbite, où l'aile s'abaisse et se
trouve vigoureusement éclairée; le trait déhé correspond à l'ascen-
sion, où l'aile reçoit moins de lumière parce qu'elle penche alors en
arrière. Il est donc prouvé que l'aile tourne lorsqu'elle descend et
lorsqu'elle remonte. Cette flexion, qui est due à la résistance de
lOME Lxxxvi. — 1870. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
l'air, a une grande importance pour la théorie du vol, car elle donne
naissance à une force propulsive pcu^allêle à Vaxe du co?ys. C'est
ainsi que la godille, qui frappe l'eau par un plan oblique, pousse
le bateau d'arrière en avant. La queue des poissons agit d'une ma-
nière tout analogue; celle du castor produit le même effet en oscil-
lant dans un plan vertical. L'hélice des bateaux à vapeur est éga-
lement un propulseur basé sur le principe du plan incliné.
M. Marey a vérifié ses conclusions au moyen d'un insecte artifi-
ciel construit de la manière suivante : deux ailes composées d'une
nervure rigide et d'un voile flexible sont articulées sur les deux
faces d'un tambour qui représente le thorax de l'animal. Ce tambour
est fixé à l'extrémité d'un tube qui permet de le gonfler et de le
dégonfler tour à tour, ce qui a pour effet de faire battre les ailes
aussi rapidement qu'on veut. Le tube peut tourner librement sur
un support. Avec cet appareil, M. Marey a constaté qu'il suffit d'im-
primer aux deux ailes un mouvement vertical de haut en bas et de
bas en haut pour faire marcher l'insecte artificiel dans le sens ho-
rizontal. Les ailes s'infléchissent sous le choc de l'air, et produisent
une impulsion horizontale par un effet de plan incliné. En donnant
au tube du tambour des positions plus ou moins obliques, on s'as-
sure que l'insecte artificiel soulève le tube lorsqu'il bat des ailes ho-
rizonlr.lcment, la tête en haut, et qu'il tend à descendre lorsqu'il
frappe horizontalement, la tête en bas. Quand l'axe du corps est
oblique, l'insecte monte en même temps qu'il tourne dans son ma-
nège. C'est ainsi que les choses se passent sans doute dans la
nature. La force d'impulsion créée par le battement est presque
parallèle à l'axe du corps quand l'aile s'abaisse et lorsqu'elle re-
monte; pour s'élever, l'insecte doit se tenir à peu près debout, et
c'est là en effet la position que les mouches affectent ordinairement
dans le vol. Les abeilles s'inclinent généralement à hb degrés; les
papillons préfèrent la position horizontale, mais la grande étendue
relative de leurs ailes leur permet de se soutenir avec une force
ascensionnelle minime, qu'ils peuvent acquérir en abaissant l'aile
plus vite qu'ils ne la remontent. Ils volent d'ailleurs en culbutant
et par saccades.
Pour l'oiseau, les conditions de la locomotion aérienne sont très
différentes. La résistance de l'air est ici plus grande pendant la
phase descendante de l'aile que pendant la phase ascendante. Cela
tient d'une part à la disposition des pennes, qui s'imbriquent de
façon à fermer tout passage à l'air inférieur, tandis que l'air supé-
rieur peut traverser l'aile en fléchissant les barbes des plumes.
D'autre part, la forme de l'aile, convexe en dessus, concave en des-
sous, établit une grande différence entre les résistances que les
deux faces peuvent développer. Enfin nous avons déjà dit que l'aile
LE VOL DES OISEAUX. 739
qui remonte coupe l'air par sa tranche, et peut même en glissant
sur l'air transformer en force ascensionnelle une fraction de la vi-
tesse horizontale acquise par le battement descendant. Lorsqu'elle
s'abaisse, l'aile est d'abord inclinée d'avant en arrière, mais l'hu-
mérus tourne ensuite de manière que le bord antérieur descend plus
vite que le bord postérieur; à ce moment, la pression de l'air soulève
l'oiseau en même temps qu'elle le porte en avant. Vers la fm du
battement, l'aile, qui a été fléchie, se détend comme un ressort et
reprend sa position primitive, ce qui prolonge l'effet du coup ; elle
remonte enfin en restant parallèle à elle-même, et il est facile de
s'assurer que la résistance qu'elle rencontre pendant cette phase
est très faible, ou même dirigée de bas en haut.
La méthode graphique, dont l'emploi était facile avec les in-
sectes, ne peut plus s'appliquer dans les mêmes conditions lorsqu'il
s'agit d'un canard ou d'un pigeon , parce que l'oiseau ne vole que
si on le laisse libre. Il fallait donc établir entre l'oiseau et l'appa-
reil enregistreur une transmission de signaux. Cette transmission,
M. Marey l'a obtenue de plusieurs manières, et d'abord par l'élec-
tricité. L'appareil fixe représentait un poste central de télégraphie
de campagne, l'oiseau était \e poste volant. La grande salle de l'an-
cienne Comédie-Française, que M. Marey a convertie en laboratoire
de physiologie, offrait pour ces expériences tout l'espace nécessaire.
L'oiseau emportait un câble fin et souple qui contenait deux fils
conducteurs; les deux bouts des fils communiquaient avec un jeu
de soupape attaché à l'une des ailes, qui ouvrait le circuit électrique
quand l'aile s'élevait, et le fermait lorsqu'elle s'abaissait. En même
temps le télégraphe traçait sur le cylindre tournant une ligne cré-
nelée qui reproduisait les alternatives rapides des mouvemens
alaires. C'est ainsi que M. Marey a pu compter avec précision le
nombre des battemens que divers oiseaux exécutent dans l'espace
d'une seconde : il a trouvé en moyenne 13 battem.ens par seconde
pour le moineau, 9 pour le canard sauvage, 8 pour le pigeon,
5 pour la chouette effraie, 3 pour la busg, et ainsi de suite. La fré-
quence des battemens varie du reste suivant que l'oiseau est au dé-
part, en plein vol ou prêt à se poser. Quelques oiseaux offrent des
temps d'arrêt où ils ne font que planer. Ces expériences ont encore
montré que la durée de l'abaissement de l'aile est en général plus
longue que celle de l'élévation. M. Liais croyait au contraire avoir
constaté que l'aile descendait plus vite qu'elle ne s'élevait; pour
les frégates , il avait trouvé la durée de l'ascension cinq fois plus
longue que celle de la descente. Il est possible que le rapport des
deux temps varie avec les circonstances, et d'une espèce à l'autre.
Un autre procédé employé par M. Marey repose sur l'observation
du gonflement et du relâchement successifs des muscles du thorax
740 REVUE DES DEUX MONDES.
pendant le vol. Un muscle ne peut diminuer de longueur sans se
gonfler, ni s'allonger sans s'amincir; il en résulte que les contrac-
tions qui produisent les mouvemens des membres peuvent être con-
statées par l'enflure subite des muscles. Voici comment ce fait bien
connu a été mis à profit. Avant de jeter un pigeon en l'air, on lui
mettait un petit corset; entre l'étofTe bien tendue et les muscles pec-
toraux, on glissait une cuvette de cuivre fermée par une mem-
brane de caoutchouc sous laquelle était un ressort à boudin. Cette
(( ampoule exploratrice » communiquait avec un tube très léger
dont l'autre extrémité aboutissait à une ampoule semblable, le ré-
cepteur des signaux. Le gonflement des muscles, en comprimant
le ressort de l'ampoule exploratrice, chassait l'air par le tube de
transmission dans le récepteur; ce dernier s'enflait et mettait en
mouvement un levier dont la pointe écrivait sur le cylindre enfumé
pendant que le pigeon s'envolait dans la direction de la volière. Les
tracés obtenus de cette manière montrent constamment deux on-
dulations pendant chaque battement; la première, la plus forte des
deux, correspond à la contraction du grand pectoral, qui abaisse
l'aile; la seconde, moins accentuée, représente la contraction du
pectoral moyen, ou élévateur de l'aile. Toutefois, comme les deux
muscles se touchent, les deux ondulations ne sont pas nettement
séparées, et il resterait quelque incertitude sur le point d'origine de
chaque mouvement, si M. Marey n'avait pas eu soin de munir ses
télégraphistes volans à la fois de l'ampoule exploratrice et du câble
électrique.
Pour bien apprécier la signification de ces tracés, il fallait encore
déterminer par des expériences indépendantes la forme des con-
tractions musculaires qui répondent à des résistances données. Or,
avant d'aborder le problème du vol, M. Marey avait déjà fait une
étude très complète des déformations que les muscles présentent
dans les différens cas, suivant le travail qu'on leur impose (1). Si
l'on fait agir l'électricité ou un autre excitant sur le nerf d'un
muscle, on provoque une espèce de secousse ou d'onde passagère
dont la durée varie beaucoup d'une espèce à l'autre; elle dure une
seconde et phis chez la tortue, six ou huit centièmes de seconde
chez l'homme, et quatre centièmes de seconde seulement chez l'oi-
seau, qui devient ainsi capable de mouvemens beaucoup plus brus-
ques. La forme de cette intumescence diffère selon la résistance
que le muscle doit vaincre ; le tracé graphique s'élève rapidement
quand le muscle est libre, s'aplatit lorsqu'il rencontre un obstacle
fixe, s'infléchit d'une certaine façon, si l'obstacle est élastique. Pour
mieux se rendre compte de l'influence de ces conditions sur les
(1) Du Mouvement dans les fonctions de la vie, par K,-J. Marey; Paris 1868.
LE VOL DES OISEAUX. lUi
tracés de son appareil, M. Marey appliquait le petit tambour explo-
rateur sur son biceps à l'aide d'une bande roulée, puis exécutait des
mouvemens variés; il soulevait des poids, étirait un ruban de caout-
chouc, ou frappait contre le dessous d'une lourde table qui arrêtait
brusquement la main. La comparaison des tracés rend manifeste
l'existence d'un obstacle élastique pendant la descente de l'aile,
tandis que la courbe de l'élévateur est celle d'un muscle qui sou-
lève un poids : l'obstacle élastique est l'air comprimé; le poids,
c'est la masse inerte de l'aile. On peut voir là une preuve nouvelle
de la fidélité avec laquelle les appareils myographiques reprodui-
sent toutes les phases des mouvemens volontaires.
Nous avons déjà vu que le va-et-vient de l'aile est accompagné
d'un pivotement de l'humérus autour de son articulation. Pour
constater cette rotation de l'aile, M. Marey a imaginé d'attacher sur
le dos de l'oiseau un petit appareil fort ingénieux, composé de plu-
sieurs leviers et de deux ampoules rectangulaires qui communi-
quaient par deux tubes flexibles avec l'appareil récepteur. La dis-
cussion des tracés ainsi obtenus a montré que la pointe de l'aile
d'une buse décrit pendant chaque battement une espèce d'ellipse
avec une petite inflexion au début qui rappelle le coup de fouet du
bras d'un nageur.
Il restait à enregistrer les soubresauts que la réaction des coups
d'aile fait décrire au corps de l'oiseau. A cette fin, M. Marey fixait
sur le dos du volatile un petit tambour à peau très lâche, lestée
d'une masse de plomb. L'inertie du plomb l'empêchait de suivre les
mouvemens brusques imprimés au tambour; il déprimait la mem-
brane quand le tambour était soulevé , il restait en arrière quand
le tambour descendait, et il en résultait tour à tour une com-
pression et une dilatation de l'air intérieur qui se transmettaient
à l'appareil récepteur par un tube de communication. Appliqué à
plat sur le dos de l'oiseau, le tambour accusait donc les oscillations
verticales du corps de l'animal; appliqué de champ, il trahissait les
alternatives de la vitesse horizontale. Les curieux tracés de ce télé-
graphe aérostatique permettent de reconnaître l'existence de deux
ondulations ascendantes du corps pour chaque révolution de l'aile
chez un canard sauvage; chez la buse, le busard, la chouette, la
seconde oscillation se trouve à peine indiquée. D'après M. Marey,
cette seconde montée plus ftiible se produit au moment où l'aile re-
vient, et s'explique par l'impulsion ascensionnelle que l'aile em-
prunte à la résistance de l'air aux dépens de la vitesse horizontale.
Cette hypothèse serait confirmée par les tracés, car on y voit la
progression horizontale se ralentir au moment où l'aile remonte,
et ces alternatives, assez faibles au départ, s'accusent plus nette-
ment quand l'oiseau est lancé, et que sa vitesse de progression de-
AlJJi T UU XJLjO XJIÙKJjA. iJIM.\J r\ U 12^ iJ •
vient considérable. Il me semble que cette théorie laisse encore prise
au doute. La vitesse due à une force accélératrice atteint son maxi-
mum au moment où la force cesse d'agir; il s'ensuit que le maxi-
mum de la vitesse ascensionnelle que l'oiseau se procure en frap-
pant l'air de haut en bas devra coïncider avec la fin du coup d'aile
et s'ajouter à la poussée verticale que l'aile remontante peut ga-
gner aux dépens de la vitesse horizontale. Le résultat devra toujours
être que l'oiseau s'élève pendant que les ailes reviennent, et l'on a
quelque peine à comprendre que la grande oscillation ascendante
puisse commencer quand l'aile s'abaisse, c'est-à-dire au moment
où la vitesse ascendante doit être épuisée et où le ressort du coup
d'aile n'est pas encore développé. Il y a là, je crois, une difficulté
que des expériences ultérieures pourront seules éclaircir.
La différence très sensible que- les tracés graphiques font re-
connaître entre le vol du canard sauvage et celui de la buse est
d'ailleurs révélée par l'aspect même de leurs mouvemens, car le
premier de ces oiseaux agite ses ailes de manière à leur faire dé-
crire des angles de 90 degrés, tandis que le coup d'aile de la buse
a très peu d'amplitude; en la regardant de profil, c'est à peina si
l'on voit la pointe de l'aile dépasser les limites de la silhouette du
corps. Le canard sauvage est un rammr, la buse un voilier. L'é-
tude anatomique des muscles nous apprend encore que ce con-
traste, qui saute aux yeux, repose sur une différence de structure;
chez les voiliers, le grand pectoral, qui abaisse l'aile, est gros et
court; chez les rameurs, il est long et grêle. On peut conclure de
l'ensemble de ces faits qu'un rameur et un voilier de même taille
ou de même poids exécutent à peu près le même travail pour se
mouvoir dans l'air, car le rameur compense par un grand parcours
et une vitesse plus considérable de l'aile ce que les petites dimen-
sions de ce membre lui font économiser en efforts contre la résis-
tance de l'air.
Borelli avait essayé d'évaluer la force que les muscles de l'oiseau
développent pendant le vol, en tenant compte de la longueur des
bras de levier où ils sont attachés ; il avait ainsi trouvé que la puis-
sance musculaire de l'oiseau surpassait dix mille fois son poids. Un
calcul analogue l'avait conduit à admettre que l'homme devait em-
ployer pour sauter une force environ trois mille fois plus grande
que son poids. Dans un livre publié en 178/i, un ecclésiastique alle-
mand, Silberschlag, arrivait cependant à des évaluations beaucoup
moins monstrueuses; il estimait à 150 kilogrammes la force mus-
culaire développée à chaque coup d'aile par un aigle qui pesait
h kilogrammes, ce qui donnerait 38 pour le rapport de la force
au poids. M. Marey a essayé d'élucider cette question par des me-
sures directes. En physiologie, on appelle force statique d'un muscle
LE VOL DES OISEAUX. 7^3
ie poids maximum qu'il peut soulever. D'après Weber, la force sta-
tifjue des muscles de la grenouille est de 1 kilogramme par cen-
timètre carré de section; pour l'homme, elle est de 5 à 7 kilo-
grammes par centimètre d'après Henke et Koster. Il fallait obtenir
la donnée analogue pour un oiseau; voici comment M. Marey s'y
prit pour l'avoir. Il avait déjà vu qu'un pigeon couché sur le dos ne
pouvait soulever un poids de 1 kilogramme posé sur l'aile au niveau
de l'articulation du bras avec l'avant-bras; on pouvait en conclure
que la force du grand pectoral de l'oiseau n'est pas énorme. L'ex-
périence suivante confirme cette déduction. Une buse chaperonnée
fut placée sur le dos, les ailes étendues. L'application du chaperon
plonge ces animaux dans une sorte d'hypnotisme, et permet de faire
sur eux toute sorte d'opérations sans qu'ils trahissent leur douleur
autrement que par des mouvemens réflexes. M. Marey dénuda les
muscles de l'aile jusqu'à l'avant-bras, lia l'artère et désarticula le
coude en faisant l'ablation du reste de l'aile. Une corde fut alors
fixée à l'extrémité de l'humérus, et au bout de la corde un plateau
où l'on versa de la grenaille de plomb pendant que le muscle était
excité par l'électricité; la force de contraction ne fut surmontée que
lorsque le poids supporté par cette espèce de peson s'éleva à
S"" ',3 80. Un calcul très simple montre que la force réelle du mus-
cle était de 12'''',600; la section de ce muscle étant de 9 centi-
mètres 1/2, on obtient environ l'''',300 pour sa force relative. Nous
voilà bien loin des chiffres fantastiques de Borelli! En admettant
même que le résultat de cette détermination soit trop faible de
moitié ou qu'il faille le tripler pour tenir compte de certaines causes
d'erreur, nous n'avons toujours qu'une force statique de même
ordre que celle des mammifères. Ce qui fait la supériorité des oi-
seaux, c'est la rapidité d'action. La secousse musculaire provoquée
par un excitant quelconque ne dure chez l'oiseau que h centièmes
de seconde, la moitié du temps qu'elle exige chez l'homme, le tiers
de celui qu'elle prend chez la tortue. Cette rapidité est une condi-
tion essentielle du vol ; elle est indispensable pour créer dans un
fluide tel que l'air un point d'appui suffisant. C'est ainsi qu'on tra-
verse un marais en courant sur les pierres ou les troncs d'arbre qui
se montrent à la surface; on enfoncerait, si on s'arrêtait un moment
de trop. Chez le poisson, qui se meut dans l'eau, l'acte musculaire
est déjà plus bref que chez les animaux qui foulent la terre; mais
il l'est moins que chez l'oiseau, qui a pour domaine un milieu plus
mobile encore. Pour comprendre la production si rapide du mouve-
ment dans les muscles de l'oiseau, il faut admettre que les actions
chimiques y naissent et se propagent avec une facilité exception-
nelle. C'est ainsi qu'il y a des poudres de guerre qui brûlent plus
7hh REVUE DES DEUX MONDES.
vite, et par conséquent agissent plus brusquement que d'autres sur
les projectiles.
En tenant compte de la fréquence des battemens, de l'amplitude
des coups d'aile et de la surface de l'oiseau, on arrive également à
cette conclusion, que le travail dépensé dans le vol doit être beau-
coup moindre que ne l'ont supposé quelques auteurs. Et cependant
l'oiseau nous étonne par les prodiges qu'il accomplit : nous voyons
les rapaces faire aisément leurs Zi5 kilomètres k l'heure; le faucon
du roi Henri II, qui s'égara pendant une chasse à Fontainebleau,
fut pris le lendemain à Malte, ce qui suppose une vitesse d'au moins
75 kilomètres par heure. Les hii'ondelles ne mettent, dit-on, que
huit jours à traverser l'Europe et la Méditerranée. Si l'on se rap-
pelle enfin les oiseaux de mer que les navigateurs rencontrent sou-
vent à plus de 300 lieues de terre, on conviendra qu'un vol aussi
soutenu serait inexplicable, s'il était entièrement dû au ressort des
coups d'aile. Prenons un exemple numérique. Un pigeon qui pèse
300 grammes peut olTrir à l'air une surface de 750 centimètres
carrés. S'il fait 8 battemens par seconde, la descente de l'aile dure,
d'après M. Marey, 7 ou 8 centièmes de seconde, et, le parcours de
la pointe étant de 30 centimètres, on trouve une vitesse moyenne
de à mètres. Si la surface entière se déplaçait avec cette vitesse
supposée uniforme, elle éprouverait une résistance de ilO grammes;
mais, comme la vitesse va en diminuant de la pointe de l'aile vers
l'attache, la résistance réelle est à peine de hO grammes. Or, pour
vaincre le poids de l'oiseau et pour lui donner une impulsion de
bas en haut, il faudrait une pression de ZiOO ou 500 grammes. Où
prendre d'abord cette pression nécessaire? On dira que la forme
concave des ailes permet d'augmenter le coefficient de résistance ;
mais nous aurons beau le doubler ou le tripler, nous n'arriverons
pas à 500 grammes, 11 faut donc renoncer à l'hypothèse d'une vi-
tesse uniforme des ailes. Les expériences de MM. Piobert, Morin et
Didion nous ont appris que la résistance de l'air est très différente
pour une vitesse accélérée, parce que le corps mobile entraîne alors
une certaine masse d'air qui lui constitue une poupe et une proue
fluides. Les formules montrent que la résistance qui en résulte peut
devenir très considérable sans que le travail augmente dans la même
proportion. Malheureusement il est presque impossible, dans l'état
actuel de la science, d'appliquer avec certitude les données expéri-
mentales au calcul des pressions qui se développent sous l'aile d'un
oiseau. Tout ce qu'on peut en conclure, c'est que la loi de la résis-
tance varie énormément avec les conditions dans lesquelles a lieu le
mouvement. Il est très probable que l'élasticité de l'aile modifie
ces conditions à tel point qu'avant tout calcul il faudra d'abord
instituer des expériences spéciales sur la résistance que les fluides
LE VOL DES OISEAUX. lllb
opposent au mouvement d'une lame flexible. N'oublions pas d'ail-
leurs que jusqu'à présent on a toujours observé des mouvemens
continus : dans ces cas, il s'établit une sorte de régime des courans
d'air qui s'écoulent autour du corps solide; mais les choses se pas-
sent peut-être tout autrement quand la surface qui frappe rencontre
à ciiaque instant une masse d'air nouvelle dont elle est obligée de
vaincre l'inertie. On sait qu'il faut plus d'effort pour ébranler une
voiture que pour en entretenir le mouvement. Qualque chose d'ana-
logue doit avoir lieu pour les masses d'air sur lesquelles passe l'oi-
seau en les frappant de coups secs; la résistance qu'il obtient doit
être plus considérable que celle que subit une lame rigide en par-
courant un chemin continu. Il est vrai qu'avec la résistance le tra-
vail augmente aussi, de sorte que l'on se retrouve en face d'une
nouvelle difficulté qui ne peut être éludée. Il faudra de toute néces-
sité admettre que le travail de l'oiseau n'est qu'intermittent, qu'il
se repose en planant, et qu'il profite du vent pour s'élever à peu
de frais.
Il est assez naturel de se demander si les résultats de ces nou-
velles recherches sur le mécanisme du vol nous autorisent à songer
à des applications pratiques. Une réponse affirmative serait préma-
turée; mais l'on peut dire que les calculs par lesquels on a voulu
établir l'impossibilité d'une machine volante reposent sur des don-
nées qui ne rendent pas même compte de la suspension de l'oiseau.
Vers 1808, un horloger de Vienne, Jacob Degen, s'était construit
deux ailes d'une surface totale de 10 mètres carrés, avec lesquelles
il s'élevait en 30 secondes à la hauteur de 16 mètres quand le poids
de son corps était réduit à 35 kilogrammes par une corde lestée
d'un contre-poids, ou bien il se faisait hisser par un petit ballon
jusqu'cà une hauteur de 100 ou de 200 mètres, et descendait ensuite
doucement, avec des temps d'arrêt et en profitant parfois du vent
pour remonter un peu. Assurément le résultat n'était pas encore
très brillant, mais il ne faut pas oublier que l'oiseau lui-même a
besoin de faire un apprentissage avant de prendre sa volée. Lors-
qu'on rapproche tous les faits connus sur le vol des oiseaux, on ne
peut se défendre de penser que c'est affaire d'équilibre au moins
autant qu'effort des ailes. Ce sont les questions de cet ordre que les
recherches ultérieures de M. Marey ne tarderont point à élucider
après avoir déjà dévoilé le véritable mécanisme des mouvemens
alaires. La sévérité de sa méthode permet d'espérer que les mysté-
rieux phénomènes du vol n'auront bientôt plus de secret pour nous.
On vient de voir l'expérimentateur à l'œuvre, sa persévérance déjà
aguerrie triomphera des dernières difficultés.
R. Radau.
CROQUIS ITALIENS
L'air doux n'est troublé d'aucun bruit.
Il est midi, Parme est tranquille;
Je ne rencontre dans la ville
Qu'un abbé que son ombre suit.
Sa redingote fait soutane
Et lui tombe jusqu'aux talons.
Il porte un feutre aux bords très longs,
Culotte courte et grande canne.
Cet abbé chemine en priant,
Et seul, au milieu de la rue.
Tout noir, il fait sa tache crue
Sur le ciel tendre et souriant.
Parme, octobre 18G6.
FRA BEATO ANGELICO.
Avant le lever du soleil ,
Quand aux yeux il n'apporte encore
Qu'un pressentiment de l'aurore.
Et qu'il blanchit plus qu'il ne dore
Les champs émus d'un lent réveil,
Au jour qui commence de croître,
La vitre luit sous les bandeaux,
Et les colonnettes du cloître
Sentent l'éveil des passereaux;
CROQUIS ITALIENS, 747
Le laurier, la rose trémière,
Qui fleurissent autour du puits,
Se redressent vers la lumière
En distillant les pleurs des nuits,
Et le jardin fait sa prière.
C'est l'heure où, bénissant le jour
Dont sa paupière se colore ,
Fra Beato sent le retour
Des paradis avec l'aurore.
Et voici qu'un long trait de feu.
Violet, jaune, rouge et bleu.
Par la grille de la cellule
Vient nacrer la pâleur du mur.
Comme une vive libellule
Qui se pose sur un lis pur.
Et le moine, ouvrant les prunelles.
Avec ce rayon pour pinceau.
Fait les anges i3ril]ans et frêles
Qui forment de leurs fines ailes
Sur la Vierge un splendide arceau.
Florence, octobre 1866.
LE JOUR ET LA NUIT.
SAN-LORENZO.
Au-dessus du tombeau trône un guerrier nu-tête
Qui dresse un front de roi sur un buste d'athlète.
Tuniques et manteaux jusqu'aux hanches tombés
Laissent voir la poitrine aux grands muscles bombés,
Virils témoins d'un âge où la force est bien mûre,
Et, sous le beau travail d'une opulente armure.
Les épaules, malgré le fardeau de l'airain.
Gardent l'aplomb tranquille et le contour serein.
Mais, un pied retiré, l'autre en avant du siège.
Toujours prêt à surgir comme un dieu qui protège,
Et sans quitter le sceptre en paix sur ses genoux.
Tournant la tête, il parle à de plus forts que nous.
Plus bas, sur le versant d'une corniche étroite,
Un géant, c'est le Jour, couché, la tête droite
Et de face, le front brutal et soucieux,
Remonte son épaule au niveau de ses yeux.
748 REVUE DES DEUX MONDES.
II s'accoude en arrière et par-devant ramène
L'autre bras, et telle est sa pose surhumaine
Qu'il montre en même temps son ventre aux plis profonds
Et son dos formidable où se croisent des monts,
Et, sur son genou droit posant son talon gg,uche,
Il lève des yeux d'ombre où le réveil s'ébauche.
A côté, cette femme effrayante qui dort.
Et se dompte à l'oubli par un si grand effort
Qu'on s'étonne, en voyant sa torpeur, qu'elle puisse
De son coude obstiné rejoindre ainsi sa cuisse.
C'est la Nuit. Elle songe entre hier et demain.
Le visage dans l'ombre incliné sur la main,
Abritant un hibou sous sa jambe ployée
Et l'épaule au rocher près d'un masque appuyée.
Vainement à son frère elle tourne le dos.
Le souvenir du jour obsède son repos.
Ah ! maître, quand tu mis l'horreur dans cette pierre,
Tu savais que c'est peu de fermer la paupière.
Tu le savais : rêver, c'est encore souffrir.
Et nul ne dort si bien qu'il n'ait plus à mourir.
Florence, octobre 186G.
LA PESCHERIA.
A Rome, le mardi, se rendent au marché.
Pour vendre leur poisson dans le Tibre péché,
Les grands paysans bruns et les filles trapues.
Ils ont fait leur abri de deux voûtes rompues.
Dont l'une dans sa chute a longtemps hésité.
Et par un vieil instinct de sa caducité
Reste, comme un dormeur qui sans tomber chancelle.
Le poisson tout humide et palpitant ruisselle
Sur de longs blocs de pierre alignés en étal.
Débris de quelque ancien dallage impérial ;
Le sol gras est jonché d'écaillés et d'ouïes,
Et ces infectes chairs à l'air épanouies
Sous les yeux des chalands croupissent par monceaux.
Il fait sombre en plein jour sous ces tristes arceaux,
Un réverbère y dort d'un air mélancolique.
Tous les coins y sont noirs de l'ordure publique.
Oh voit au fond la rue étroite et claire fuir,
Et mainte ménagère à la bourse de cuir,
CROQUIS ITALIENS. '^^^
Parmi la marchandise éparse et dégoûtante
Fouille, et débat le prix du morceau qui la tente.
Cependant au soleil , dans la brique enchâssés,
Tout blancs encore après dix-huit cents ans passés,
Trois chapiteaux , honneur d'un ciseau de Gorinthe,
Des gloires de ce lieu gardent la pure empreinte!
Rome, janvier 1806.
TORSES ANTIQUES.
Le long des corridors aux murailles de pierre,
Les marbres déterrés et dégagés du lierre
Offrent leur grand désastre à la pitié des yeux.
Peuple autrefois sacré de héros et de dieux,
Ils tombèrent, gardant leur attitude auguste.
La chute a fait rouler la tête loin du buste,
Mais il semble que l'âme, ayant quitté le chef,
Palpite encore autour du plus vague relief.
Ou que plutôt l'artiste, inculquant sa pensée,
L'avait dans tout le corps noblement dispensée :
— De l'épaule à la hanche et du pouce à l'orteil
Apollon tend son arc et lance du soleil.
— Au tourment qui raidit ce nerveux pentélique,
Je sens durer l'effort d'une lutte athlétique.
— Ce tronc jeune, encor blanc comme un tronc de bouleau,
C'est Narcisse amoureux qui s'admire dans l'eau.
— Et je te reconnais, forme humaine et divine,
Aphrodite, c'est toi, le désir te devine :
De ta bouche un barbare a meurtri le dessin,
Mais tu me souris toute en la fleur de ton sein.
— Planté dans un fourreau comme un terme podagre,
Coureur de sangliers, tu vis, ô Méléagre 1
Cette poitrine lisse et ces bras accomplis
Sont les tiens; ce col droit portait un front sans plis.
— Je nomme Antinous les débris de ce torse :
Il eut seul tant de grâce unie à tant de force.
— Et sans doute cet autre au nonchalant contour.
C'est Bacchus glorieux célébrant son retour.
Ceint de pampre, appuyé sur le chœur qui l'acclame,
Le seul dont le corps mâle ait des ampleurs de femme.
On dirait qu'au sortir des mains qui les ont faits
Ces grands décapités n'étaient pas plus parfaits,
750 REVUE DES DEUX MONDES.
Et qu'obstinée à vivre en ce peu de matière
Leur beauté paraît mieux en ruines qu'entière!
Rome, novembre 1866.
LES MARBRES.
Ce qui rend les villas charmantes,
C'est, plus encor que les gazons,
Et la grâce des horizons ,
Et le rêve des eaux dormantes,
C'est plus que l'air délicieux
Et le vert sombre des vieux arbres,
C'est le candide éclat des marbres
Sur l'azur intense des cieux :
Ceux que l'Attique et la Toscane
Baignent d'un jour immense et clair,
Le paros, beau comme la chair,
Le pentélique diaphane.
Et le carrare aux fins cristaux
Qu'un rayon de soleil irise,
Blocs de neige que divinise
La sainte audace des marteaux !
Qu'on polisse le rouge antique,
Le turquin bleu, le noir porter
Où serpentent des veines, d'or.
Et le cipolin granitique,
L'antin jaune ou couleur de sang,
Le vert de Florence et de Suse,
Celui de Gênes qui ne s'use
Que limé par un bras puissant,
Qu'ils quittent la nuit des carrières
Pour l'ombre d'un palais chagrin, -
J'aime mieux dans l'éther serein
Le marbre blanc, ce lis des pierres !
Jeune, éblouissant, virginal.
Et façonné par le génie,
Il est le seul qui montre unie
La matière au pur idéal !
Villa Borghèse, janvier 1860.
CROQUIS ITALIENS. 751
LA PLACE SAINT-JEAN-DE-LATRAN.
Au mois de novembre, à midi,
Je foulais cette large place
Au sol vague, formant terrasse
Sur la campagne à l'infini.
A gauche, un aqueduc s'allonge
Par-dessus les plis du désert,
Et dans les montagnes se perd
Aussi loin que le regard plonge ;
Vieil échanson que n'use point
La soif des races, il commence
A mes pieds par une arche immense
Et finit là-bas par un point. . .
A droite, des vergers, des vignes,
Des toits plats, des murs blancs, des pins»
Et, tout au loin, les monts sabins
Aux sereines et fermes lignes.
Tel le fond d'un lac azuré,
A travers l'eau tranquille et belle,
Voilé, mais non terni par elle.
Semble grandir transfiguré,
Tel, dans les campagnes romaines,
Sous la fine écharpe de l'air
Paraît plus doux et non moins clair,
Et plus grand, l'horizon des plaines,
Et cet air magique et subtil
Est tiède : ici l'été s'achève
Comme un printemps nouveau qui rêve
En attendant son mois d'avril.
Rome, novembre 1866.
Sully Prudhomme.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 mars 1870.
Tout ce qui simplifie les choses et. dégage les situations, tout ce qui
dissipe une équivoque ou met fin à une incertitude est d'une bonne et
prévoyante politique. C'est à ce titre que la lettre adressée le 21 mars
par l'empereur à M. le garde des sceaux a été un acte d'heureuse et in-
telligente décision accompli à propos. Elle tombait au milieu de toute
sorte de controverses vagues sur le pouvoir constituant, sur le rôle du
sénat dans les institutions nouvelles, sur les attributions définitives du
corps législatif. Toutes ces questions restaient par le fait indécises,
même après le sénatus-consulte du 8 septembre 1869, même après l'a-
vénement du ministère du 2 janvier. Elles passaient comme des ombres
provoquantes dans les discussions du corps législatif; au sénat, on les
pressentait et on les craignait à la fois; elles pesaient, en un mot, sur
l'esprit public, qui, dans son impatience de logique, avait hâte d'arriver
à cette étape nouvelle marquée d'avance. La lettre impériale avait le
mérite de répondre à cette attente et d'éclairer tout le monde, en char-
geant M. le garde des sceaux dé préparer un sénatus-consulte et en pré-
cisant avec une suffisante clarté le sens de ce complément de révolution
pacifique.
Imprimer un caractère définitif aux réformes politiques déjà réali-
sées, restreindre les dis,positions véritablement constitutionnelles au
strict nécessaire, en plaçant désormais ces dispositions fondamentales
sous la sanction du plébiscite, ou, pour parler autrement, en rendant à
la nation elle-même le pouvoir constituant, — rejeter tout le reste dans
le domaine des lois ordinsfires, faire du sénat une chambre haute par-
tageant avec l'autre assemblée toutes les attributions législatives, — tel
était l'objet multiple de l'œuvre que l'empereur retraçait à grands traits
dans sa lettre du 21 mars. Jusque-là cependant ce n'était qu'un pro-
gramme livré aux méditations des ministres. Que s est-il passé depuis ce
moment? Il est vraisemblable que les questions indiquées par la lettre
REVUE. — CHRONIQUE. 753
impériale et quelques autres encore qui en dépendent, comme par
exemple celle de la formation du sénat, ont été mûrement examinées
et vivement discutées; il est possible qu'il y ait eu quelques divergences
entre les ministres. M. Rouher, sans être appelé à un véritable conseil
de gouvernement, a du moins été consulté, et il a émis des opinions qui
ont été écoutées, notamment au sujet de la limitation du nombre des sé-
nateurs qui pourront être promus dans le courant d'une année. De son
côté, l'empereur a pu hésiter jusqu'au dernier moment sur certains
points, tels que l'article 33 de la constitution, qui a fini par disparaître.
Toujours est-il que de cette intime et laborieuse délibération est sorti
le projet que M. le garde des sceaux a porté, il y a quatre jours, au sé-
nat, et qu'il a commenté d'avance par un brillant exposé de motifs. Il
était impossible de proposer à une assemblée de s'exécuter elle-même
dans un meilleur langage. M. Emile Ollivier a même offert à ceux des
sénateurs qui pouvaient avoir un peu trop de mélancolie dans l'âme la
consolation de leur citer Polybe, Aristote, Paruta, Paolo Sarpi et Joseph
de Maistre. En fin de compte, c'est un pas de plus de cette révolution
pacifique et libérale qui s'accomplit. La constitution de 1852 disparaît,
c'est la constitution de 1870 qui se dégage aujourd'hui de nos luttes, et
lorsque ces jours derniers, dans le corps législatif, un membre de l'op-
position à la voix retentissante faisait la plaisanterie de dire que c'était
le dernier effort du pouvoir personnel pour se concentrer et se relever,
M. Emile Ollivier a eu grandement raison de lui répondre qu'il était le
seul à le croire. Telle qu'elle est, même avec les imperfections qu'elle
garde encore, cette constitution remaniée et refondue est évidemment
un progrès décisif; elle réalise les conditions essentielles d'un gouver-
nement libre, elle les réalise surtout par la disparition du pouvoir con-
stituant du sénat et par cette égalité des deux chambres, qui est la
marque distinctive du sénatus-consulte présenté le 28 mars.
Au fond d'ailleurs, cette disparition du pouvoir constituant n'était plus
qu'une affaire de temps et de mesure. On en a parlé beaucoup, on en
parle tous les jours. Dans une des dernières séances du corps législatif,
on a voulu saisir l'occasion du sénatus-consulte pour engager une dis-
cussion à laquelle M, le garde des sceaux s'est prudemment refusé. Pour
tout esprit réfléchi, la disparition du pouvoir constituant et la transforma-
tion du sénat étaient l'invincible conséquence des derniers événemens; il
n'y avait plus même un doute depuis le jour où l'on était entré dans la
voie parlementaire. Comment s'expliquer en effet, dans un ensemble
d'institutions libres, ce fonctionnement d'une assemblée spécialement
vouée à la procréation constituante, faisant des sénatus-consultes sans
avoir le droit de faire une loi? Comment concilier ce pouvoir irrespon-
sable, tour à tour exorbitant ou inerte, avec un pouvoir ministériel res-
ponsable, sorti d'une assemblée populaire, appuyé sur une majorité vi-
TOME LXXXVI. — 1870, 48
7bh REVUE DES DEUX MONDES.
vace et active? Quel est le mécanicien de génie qui se serait chargé de
faire marcher cette machine sans qu'il y eût une explosion au premier
pas? Et en réalité le sénat lui-même aurait dû être le premier à propo-
ser cette réforme qu'il reçoit aujourd'hui des mains de l'empereur et du
ministère du 2 janvier. A quoi lui a servi ce pouvoir constituant qui n'a
été que la décoration fastueuse de son inaction? Il l'a eu pendant vingt
ans, il n'en a pas retiré une grande gloire. Il a fait les sénatus-consultes
qu'on lui a demandés, mais par quel acte d'initiative propre s'est-il si-
gnalé? Quel projet nouveau d'intérêt national a-t-il produit au grand jour
pour s'illustrer? Le gouvernement lui-môme s'est cru obligé, dans une
circonstance, de le gouriuander et de lui reprocher son inertie. Ce n'é-
tait peut-être pas sa faute, c'était la faute du rôle assez extraordinaire
qu'on lui avait imposé. Ce n'est point assurément aujourd'hui que fe
séna.t serait en mesure de revendiquer ce rôle, et qu'il pourrait avoir
quelque raison de le regretter.
A tout prendre, la métamorphose à laquelle il va se soumettre ne
le diminue nullement; elle le replace au contraire à son vrai rang, elle
lui rend les moyens d'exercer réellement et efficacement cette fonction
de pouvoir modérateur qui est celle des chambres hautes dans tous les
pays. Il ne perd que ce qu'il n'aurait pas pu garder, il redevient ce
qu'il aurait dû être toujours. Et, qu'on le remarque bien, la réforme ac-
tuelle, dès qu'elle a été reconnue nécessaire, tranchait d'avance cette
question de l'article 33 de la constitution , sur laquelle on paraît avoir
hésité jusqu'à la dernière heure. Cet article, on ne l'ignore pas, laissait
à l'empereur le droit de prendre , de concert avec le sénat, toutes les
mesures d'urgence pour la marche du gouvernement dans le cas de dis-
solution du corps législatif; en d'autres termes, c'était en quelque sorte
une possibilité de dictature temporaire légalisée par anticipation. Autre-
fois, sous le régime de 1852, cette disposition n'était pas plus extraor-
dinaire que bien des choses du même genre. Aujourd'hui, après tout ce
qui s'est passé, cela eût produit tout simplement l'effet de l'article 14
de la charte de 1815, transporté dans la constitution nouvelle. C'eût été
l'apparence survivante d'une arrière-pensée d'omnipotence allant inévi-
tablement provoquer dans l'opinion une arrière-pensée de défiance.
Nous ajoutons que c'eût été une précaution aussi inutile que dange-
reuse. Le régime parlementaire ne reste point apparemment désarmé
dans les circonstances exceptionnelles. Si, dans un moment où le corps
législatif serait dissous, il arrivait quelque événement inattendu de na-
ture à nécessiter une détermination immédiate, il y aurait un ministère
pour la conseiller, pour l'adopter, en gardant devant les assemblées la
responsabilité de ses actions. Croit-on par hasard que dans le cas prévu
par l'article 33 les mesures d'urgence que pourrait prendre l'empereur
seul seraient moins regardées comme un coup d'état, parce qu'elles
auraient la légalisation du sénat? Le pays y verrait toujours un acte de
REVUE. — CHRONIQUE. 755
dictature qui remettrait tout en question, et on a certes sagement agi
en écartant ce danger, en effaçant ce dernier vestige de droit constituant
et d'omnipotence, en épargnant à tout le monde cette tentation péril-
leuse. Est-ce à dire que le pouvoir constituant enlevé au sénat doive
aller se réfugier dans le corps législatif, et dans le corps législatif seul,
comme l'a proposé M. Jules Favre avec ses amis? Ce serait une exagéra-
tion d'un autre genre, ce serait tout bonnement une autre forme de
dictature. M. Jules Favre a l'esprit trop pénétrant pour n'avoir pas été
le premier à sentir la faiblesse de sa proposition, et peut-être, comme
on dit, ne demandait-il le plus que pour avoir le moins.
Le pouvoir constituant n'est plus désormais ni dans l'autorité du sou-
verain, ni dans le sénat, ni dans le corps législatif. A qui appaitient-il
donc? où réside-t-il? Mon Dieu, c'est un de ces points qu'il ne faut ja-
mais serrer de trop près, surtout en certains momens. Qui peut dire au
juste comment se manifeste le pouvoir constituant? Il est partout, et il
n'est nulle part. Depuis bientôt un an, où a-t-on pu le saisir sous une
forme précise? Et cependant il est certain qu'il est dans l'air, il s'exerce
avec quelque énergie, il est la force génératrice des réformes qui s'ac-
complissent. En fin de compte, il est bien clair que dans un pays où la
souveraineté populaire est le principe de tout, où la monarchie elle-
même a pour fondement le suffrage universel, le dernier mot du droit
constituant appartient à la nation, et le mieux est peut-être d'en parler
le moins possible, de ne pas trop prétendre organiser ce qui échappe
souvent à toutes les prévisions. C'est ce qui fait que les meilleures con-
stitutions sont les plus courtes, parce qu'en mettant à l'abri ce qu'on
est convenu de ne point mettre en discussion à tout instant, elles lais-
sent la porte ouverte à un travail permanent de réforme. C'est bien là
aussi ce qu'on a essayé de réaliser dans le sénatus-consulte récemment
présenté. On a élagué une multitude d'articles d'un ordre véritablement
secondaire dans une loi fondamentale, et on s'est borné à imprimer le
sceau de l'invariabilité à quelques points essentiels, sur lesquels la na-
tion seule aura une souveraine juridiction. En un mot, on a élargi le
domaine législatif en resserrant la sphère constitutionnelle, dans la
pensée de concilier la stabilité des institutions avec le mouvement na-
turel des choses. Sous ce rapport, le sénatus-consulte est certainement
l'œuvre d'une juste et prévoyante inspiration.
L'œuvre en elle-même est bonne et libérale, nous en convenons; elle
est seulement obscure et incomplète en certaines parties, même un peu
inconséquente en d'autres. Cette constitution concentrée et réduite qu'on
nous donne comme le traité d'alliance définitif de l'empire et de la li-
berté, cette constitution ne pourra désormais être modifiée que par un
plébiscite, et l'empereur seul a le droit de provoquer ce plébiscite. Or
c'est là justement ce qui aurait besoin d'être un peu éclairci, et nous
nous expliquons maintenant ce mot d'un sénateur au sortir de la séance
756 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ il venait d'entendre l'exposé des motifs de M. le garde des sceaux.
On lui demandait ce que contenait le sénatus-consulte , et il répondait
naïvement qu'il faudrait trois ou quatre jours pour le comprendre. Quel
est par le fait le sens de cette disposition sur le recours plébiscitaire?
L'empire est naturellement consacré par la constitution nouvelle, cela
va tout seul. L'empereur est le chef de l'état, il garde toutes les préro-
gatives de la suprême puissance executive, rien de plus simple encore;
mais l'empereur est aujourd'hui un souverain constitutionnel. Il va avoir
auprès de lui deux assemblées , sans lesquelles il ne peut rien faire;
il a un ministère responsable, qui a son rôle naturel et décisif dans la
solution des grandes affaires de l'état. Veut-on dire que l'empereur seul,
sans le concours des assem.blées, sans le concours d'un ministère sorti
d'une majorité législative, a le droit de s'affranchir de la légalité ordi-
naire par un appel au peuple? Alors, il n'y a point à se le dissimuler,
c'est un droit qu'il est vraiment superflu d'inscrire dans une constitu-
tion; un souverain est toujours libre de jouer cette terrible partie à ses
risques et périls, de mettre à la loterie des coups d'état et des révolu-
tions. C'est bien assez de ne pouvoir l'empêcher sans lui donner la ten-
tation perpétuelle de ce redoutable jeu. Veut-on dire que l'empereur,
en certaines circonstances exceptionnelles, peut être auprès du peuple
l'organe d'une grande délibération de tous les pouvoirs publics sur la
nécessité d'une révision constitutionnelle? Alors pourquoi ne pas l'ex-
pliquer, et pourquoi ne pas environner de toutes les garanties les pré-
liminaires de celte révision reconnue nécessaire? Qu'on y prenne bien
garde : c'est un point délicat, nous ne l'ignorons pas, mais digne de
fixer l'attention de ceux qui, sans rien refuser aux prérogatives légitimes
d'une souveraineté constitutionnelle, voudraient cependant ne pas laisser
le nouveau régime à la merci d'une équivoque.
Il y a un autre point qui n'est pas sans imporlance. Le sénatus-con-
sulte, tel qu'il a été proposé, débarrasse la constitution d'un certain
nombre de dispositions qui n'avaient à coup sûr rien de particidière-
ment fondainental. Il était au moins inutile de donner le caractère con-
stitutionnel au chiffre du traitement des conseillers d'état et même à la
façon de nommer les maires des trente-sept mille communes de France.
La constitution nouvelle ne contiendra plus des particularités de ce genre;
elle en contient peut-être encore trop, notamment sur la formation du
sénat et sur le corps législatif. La formation du sénat par voie de no-
mination directe de l'empereur est assurément une doctrine qui a sa
valeur; M. Emile Ollivier l'a soutenue par des raisons sérieuses, et il
a indiqué avec autant de finesse que de précision la différence qu'il y
a au point de vue social et politique entre la France et les États-Unis;
mais enfin, si la nomination des sénateurs est laissée aujourd'hin au sou-
verain, d'autres idées peuvent prévaloir d'un commun accord. Pourquoi
se lier d'avance? Est-il bien nécessaire de placer la nomination des se-
REVUE. — CHRONIQUE. 757
nateurs sous le sceau d'une loi fondamentale qui ne pourra plus être
changée que par un plébiscite? Est-il nécessaire aussi de mettre dans la
constitution qu'il y aura un député par groupe de trente-cinq mille élec-
teurs, qu'on appliquera tel ou tel mode de scrutin? Remarquez bien que
sur ce dernier point la constitution se trouvera trancher une question qui
serait plus naturellement du domaine d'une loi électorale, et que le
corps législatif, qui est le principal intéressé, n'aura pas même à exa-
miner. Pourquoi ne pas revoir ces anomalies et ne pas compléter le tra-
vail d'épuration ou de rectification qui a été commencé? On veut faire
aujourd'hui une œuvre définitive; le meilleur moyen de lui donner ce
caractère, c'est de la faire simple et nette, de réaliser dans toute sa vé-
rité ce programme qui consiste à ne placer que les deux ou trois choses
essentielles sous la garantie de l'inviolabilité, en laissant pleine et en-
tière liberté sur tout le reste.
Nous entrons, et pour longtemps sans doute, dans une voie labo-
rieuse où chaque jour aura sa peine, c'est-à-dire ses difficultés nou-
velles, nées des questions qui se succèdent et s'imposent, des incidens
qui éclatent à l'improviste et agitent un instant l'opinion. Les incidens,
ils ont à coup sûr leur gravité, ne fût-ce que parce qu'ils ressemblent
presque toujours à un défi jeté par l'imprévu à la fermeté et à la sa-
gesse des hommes; ils peuvent être embarrassans , surtout lorsqu'ils
viennent à la mauvaise heure comme cette tragique affaire d'Auteuil,
dont le dernier mot a été dit par la haute cour de justice réunie à Tours;
mais enfin les incidens passent comme passe tout ce qui tient à une
surexcitation accidentelle et violente. Il y a des questions qui sont d'un
ordre bien autrement sérieux, qui prennent un caractère de permanence
redoutable parce qu'elles sont inhérentes à un état de société, et avec
lesquelles il faut bien désormais que notre temps s'accoutume à vivre
sans illusion et sans faiblesse : ce sont tous ces problèmes de l'industrie,
du salaire, du travail, qui renaissent à chaque instant. Pour cela, il n'y
a pas d'arrêt de haute cour qui en décide, il n'y a pas de sénatus-con-
sulte qui puisse en avoir raison. Le mal est plus profond. Ce qui arrive
au Creuzot en est un frappant exemple. Il y a quelques semaines tout
au plus, une première grève éclatait; on avait de la peine à calmer cette
effervescence de toute une population ouvrière, à remettre en mouve-
ment cette immense machine que dix mille bras font marcher. Aujour-
d'hui une crise nouvelle vient de forcer le président du corps législatif,
M. Schneider, à reprendre en toute hâte le chemin de son grand éta-
blissement industriel pour tenir tête à des difficultés d'autant plus me-
naçantes qu'elles sont insaisissables et indéfinies. C'est là en effet ce
qu'il y a de caractéristique dans cette recrudescence fiévreuse qui vient
de se manifester au Creuzot. Jusqu'ici, tout semble assez mystérieux.
La grève n'est que partielle au premier abord; en réalité, elle est pour-
tant assez étendue pour gêner le travail, pour entretenir surtout l'exci-
758 REVUE DES DEUX MONDES.
tation des esprits et pour laisser craindre d'heure en heure une aggra-
vation du mal. La cause vraie et sérieuse de la crise, on ne la saisit pas
bien; ce que veulent les grévistes, on ne le sait pas au juste. On ne
parle plus de l'administration de la caisse de prévoyance, qui a été re-
présentée comme la raison de la dernière grève; les prétentions des
ouvriers ne sont pas nettement formulées. C'est un qui-vive prolongé
entre des chefs vigilans occupés à préserver un des centres industriels
les plus importans de la France et des meneurs invisibles qui conduisent
cette guerre avec une certaine supériorité de tactique, entre une partie
de la population qui manifestement ne demanderait pas mieux que de
continuer à travailler, qui s'effraie surtout des affreuses perspectives du
chômage, et une autre partie plus mobile, plus ardente, qui court à la
grève comme à la bataille, comme à un jeu de hasard. La politique a
fini sans doute par se mêler à ces agitations pour les envenimer; au
fond, c'est un incident d'une crise industrielle et sociale.
Si ce qui se passe au Creuzot n'était en effet qu'une question de sa-
laires ou une affaire locale, ce ne serait rien, ou du moins ce ne serait
qu'une de ces maladies qui éprouvent quelquefois l'industrie et qui
n'ont après tout rien de mortel; mais il est bien clair aujourd'hui que
l'événement du Creuzot n'est que l'expression saisissante d'un mouve-
ment plus général. La grève devient une habitude, une sorte de conju-
ration pacifique; elle se propage et s'étend à presque toutes les indus-
tries dans certaines contrées, comme les pays du Rhône et de la Drôme
par exemple. Il y a des grèves un peu partout, et d'un autre côté, dans
l'esprit de ceux qui sont les inspirateurs de ces mouvemens, les ques-
tions de salaire ne sont plus qu'un détail, un prétexte. Ce qu'on veut,
c'est mettre pour ainsi dire en état de siège la société industrielle telle
qu'elle est constituée et la forcer à capituler par les diminutions de tra-
vail combinées avec l'accroissement de salaires, par l'égalité des ré-
tributions entre les ouvriers laborieux et ceux qui ne le sont pas, entre
les capables et les incapables, par le droit de dominer le patron et de
lui imposer des conditions de travail, des règlemens, le mode de recru-
tement de ses apprentis, jusqu'à un outillage déterminé. Il est bien fa-
cile de voir où l'on va par ce chemin. La prétendue égalité des salaires
étouffe l'émulation, et par le fait le nombre des ouvriers intelligens et
habiles diminue sensiblement dans certaines industries. Les menaces
de crises incessantes produisent l'insécurité et la stagnation. On ne veut
pas se risquer, on évite de se livrer aux grandes opérations, on va tout
droit à une déperdition inévitable de richesse et de force dont tout le
monde subit les conséquences. Les ouvriers qui se laissent égarer et
exploiter par des meneurs intéressés ne s'aperçoivent pas qu'ils font un
métier de dupes, que tout ce qui diminue la production nationale re-
tombe sur eux, qu'ils peuvent à la vérité ruiner un patron, mais qu'ils
sont les premiers ruinés. Là où le patron perd un million, les ouvriers
REVUE. — CHRONIQUE. 759
perdent 2 ou 3 millions de rémunérations. Supposez que, par une de
ces inspirations de désespoir qui ont saisi quelquefois de grands indus-
triels anglais, M. Schneider se décidât à fermer ses ateliers, préférant à
une mort lente la mort brusque et sans phrases, qu'arriverait-il?
M. Schneider serait atteint dans sa fortune, ce n'est pas douteux; il
verrait s'écrouler sur lui Tédifice qu'il a élevé par son énergie et son
intelligence. Qu'aurait gagné la population du Creuzot? Elle perdrait
même le bénéfice de l'aisance qu'elle a pu acquérir, des améliorations
qui ont transformé le pays depuis trente ans. Il en serait ainsi partout
où des chefs d'industrie se verraient conduits à ces résolutions ex-
trêmes.
Faire la loi au patron, lui imposer de dures conditions, c'est fort
bien; mais, comme le chef d'industrie n'a pas une mine inépuisable de
capital pour suffire à tout, il faut bien que ce surcroît de charges qu'il
accepte retombe sur quelqu'un; ce quelqu'un, c'est le consommateur,
et comme les ouvriers sont, eux aussi, des consommateurs en même
temps que des producteurs, il se trouve qu'ils sont obligés de rendre
d'une autre manière ce qu'ils ont obtenu par une pression artificielle et
violente. Ils n'en sont pas plus riches, ils ont paralysé l'essor de l'in-
dustrie qui les fait vivre. La commission du corps législatif qui poursuit
en ce moment son enquête sur le régime économique , et qui entend
toute sorte de dépositions des plus intéressantes, ne ferait qu'une œuvre
incomplète, si elle n'étendait pas son examen à ces questions du salaire
et du travail, qui ne sont point certainement étrangères aux pénibles
crises de l'industrie française. Le remède n'est point sans doute facile
à trouver. Il y a cependant un fait frappant dans toutes ces luttes où
s'exténue la production nationale : il est évident que la plupart des grèves
qui éclatent procèdent d'une inspiration commune; il y en a qui ont des
raisons d'être toutes locales, le plus souvent elles se relient à un même
plan, à un système qui les envenime et les dénature en. les. générali-
sant. Nos ouvriers sont exposés à être, sans le savoir, les instrumens
obscurs d'une association qui, sous prétexte d'être internationale, a la
prétention de se constituer en gouvernement universel, et qui dans tous
les cas est un gouvernement étranger. Or c'est une question de savoir
jusqu'à quel point on peut laisser s'étendre un système qui a pour effet
d'affilier nos classes laborieuses à une association étrangère, de mettre
pour ainsi dire notre industrie à la merci d'un mot, d'ordre étranger,
d'une industrie rivale déguisée au besoin sous un voile humanitaire. Que
la libre concurrence s'exerce, que nos ouvriers restent maîtres de discuter
leurs intérêts, soit; mais ce n'est plus cela, il y a quelque chose de plus
grave et d'absolument extraordinaire dans ce fait, qu'une main étran-
gère et invisible puisse disposer du travail national et provoquer tout à
coup des crises meurtrières pour la production française. C'est là ce qui
imprime un caractère nouveau et exceptionnel aux grèves qui tendent
760 REVUE DES DEUX MONDES.
à se multiplier. Un conseiller d'état qui a été chargé l'an dernier d'une
mission dans le bassin de la Loire, M. Charles Robert, a fait récemment
une conférence sur ce sujet, sur les crises de l'industrie, sur les asso-
ciations, sur la participation des ouvriers aux bénéfices de l'entreprise
à laquelle ils coopèrent. La conférence de M. Charles Robert, devenue
un petit livre, la Suppression des grèves, est une étude instructive, scru-
puleuse, substantielle, de ces délicates et cruelles questions que les évé-
nemens du Creuzot ravivent aujourd'hui, qui restent à coup sûr l'élé-
ment le plus sérieux de la situation de la France.
Et quant à cette affaire d'Auteuil dont nous parlions, elle est mainte-
nant dénouée, La haute cour a mis fin au drame, elle a de son autorité
souveraine absous le prince Pierre Bonaparte de ce meurtre qui a été
la tragique diversion des premiers jours du ministère actuel. Là où la
justice a passé, il ne faut plus rien dire; il n'y a plus qu'à se souvenir
du singulier spectacle des débals qui ont précédé cette sentence. Que
l'accusé eût été condamné, qu'il ait été absous, c'est du reste absolu-
ment la même chose au point de vue moral. Il restera toujours surpre-
nant qu'on ait voulu faire un événement public d'un incident déplorable
et vulgaire. Il a fallu une surexcitation violente qui s'est renouvelée
jusque devant le tribunal, et ceux qui s'indignent le plus aujourd'hui
d'un acquittement sont probablement ceux qui ont le plus contribué à
ce résultat. Les jurés de Tours n'ont pas précisément absous un meurtre,
ils ont peut-être bien condamné les déchaînemens de passion qui ont
poussé vers la mort le malheureux jeune homme victime du coup de
pistolet d'Auteuil. A parler franchement et sans flatterie aucune, c'est
M. le procureur-général Grandperret qui seul a dit le vrai mot de cette
affaire dans un réquisitoire juste, élevé, sévère et presque émouvant,
sans faiblesse pour le prince accusé et sans acharnement contre lui.
L'honorable M. Grandperret n'a pas parlé seulement en magistrat, il a
parlé en moraliste et même en politique supérieur lorsqu'il a caractérisé
les violences qui engendrent tout naturellement de tels faits, qui au
fond sont sans danger pour la paix publique, mais qui sont une altéra-
tion du génie, du goût, des facultés intellectuelles de la France, de tout
ce qui a fait jusqu'ici l'éclat et la séduction du caractère français. En vé-
rité, s'il y a quelque chose d'étrange, c'est ce qui est apparu là pen-
dant quelques jours. On n'a vu que des hommes jouant avec des revol-
vers, toujours prêts à porter la main sur une arme. C'est un monde un
peu bizarre, tout à fait propre à justifier l'existence des gendarmes, car
enfin sans ces honnêtes gendarmes voilà des citoyens qui pourraient
bien s' entre-dé vorer sous prétexte que ce sont là les mœurs américaines.
Et voilà ce qu'on voudrait faire de notre pays! Grand merci, nous aimons
tout autant notre brillante et chevaleresque France, qui n'a pas besoin
d'abdiquer ses qualités d'autrefois pour être une grande, juste et libre
démocratie.
REVUE. — CHRONIQUE. 761
OÙ donc la politique n'est-elle pas aujourd'hui? La politique, elle est
un peu partout; elle est dans ce triste procès de Tours comme elle est
au Creuzot avec cette recrudescence d'agitation ouvrière qui vient d'é-
clater, elle est à Rome avec le concile aussi bien qu'à Paris, elle est au
sénat, au corps législatif et même à l'Académie, Dans cette renaissance
du moment, l'Académie sent le besoin de ne pas rester immobile et si-
lencieuse; elle est tout occupée de recevoir ses derniers élus, de pré-
parer des nominations nouvelles pour remplacer ceux de ses membres
que la mort vient d'enlever. L'Académie, elle aussi, veut marcher, et
récemment, pour se mettre au ton du jour, elle a décidé que désor-
mais elle discuterait dans la liberté de ses séances les titres des can-
didats qui se présentent à ses suffrages. Qui donc sera élu aux pro-
chaines assises académiques? Quels sont dans les lettres les privilégiés
qui seront appelés à occuper les cinq fauteuils laissés vides par la mort
de M. de Lamartine, de M. Sainte-Beuve, de M. de Pongerville, de M. le
duc de Broglie, de M. de Montalembert? Déjà la bataille est engagée, à
ce qu'il paraît; les avenues du scrutin sont bien gardées, le génie des
combinaisons est à l'œuvre, et c'est ici que la politique reprend son
rôle. On dit, — que ne dit-on pas en temps d'élections? — on assure
que l'Académie est en travail d'une candidature imprévue, merveil-
leuse, conquérante, la candidature de M. le garde des sceaux en per-
sonne! Par la même occasion, afin de faire quelque chose pour la litté-
rature, on donnerait un fauteuil à un écrivain qui n'a jamais visé au
ministère, et M. Emile Ollivier serait appelé d'une voix unanime à re-
cueillir l'héritage de M. de Lamartine. Le mot a été dit, ce serait le
Lamartine pratique. Ainsi marcheraient les deux élections les plus pro-
chaines; mais n'est-ce pas un bruit que font courir les esprits malicieux
qui se plaisent à surprendre l'Académie dans ses faiblesses et les flat-
teurs qui ne demandent pas mieux que de brûler un peu d'encens de-
vant la jeune fortune d'un ministre?
A quel propos l'Académie se hâterait-elle aujourd'hui de nommer
M. le garde des sceaux? Est-ce pour son talent, pour son éloquence?
M. Emile Ollivier avait tout autant d'éloquence, tout autant de talent il
y a quelques années, et l'Académie n'a pas songé à le choisir, quoiqu'il
eût alors un mérite de plus, celui de soutenir avec une persévérante
fermeté un combat dont il ne connaissait pas l'issue. Est-ce le succès
ou le pouvoir qui le désignerait aux dignités académiques? Dans tout
cela, l'Académie aurait un peu trop l'air d'avoir fait une pénitence de
vingt ans et de se montrer tout à coup impatiente de se réconcilier, de
rentrer en grâce. Et pour xM. le garde des sceaux lui-même cette candi-
dature soudaine, inattendue, ne serait pas beaucoup mieux imaginée.
M. Emile Ollivier est assurément un homme de talent, de courage, d'un
esprit élevé, et la meilleure preuve, c'est que jusqu'ici il a grandi à ce
poste d'honneur et de péril qu'il a conquis patiemment. Académicien,
762 REVUE DES DEUX MONDES.
il le sera, s'il le veut, à son heure. Pour le moment, il ne pourrait
pas même se faire illusion : ce qu'on nommerait en lui , ce ne serait
pas l'homme de talent, ce ne serait ni l'auteur du livre du i9 Janvier ni
l'orateur éloquent; ce serait tout simplement le premier ministre, c'est-
à-dire qu'il solliciterait et accepterait une distinction qui s'adresserait
moins à sa valeur personnelle qu'à sa situation. Ce ne serait pas très
flatteur pour son orgueil. D'ailleurs M. le garde des sceaux a bien d'au-
tres choses à faire : il a une réforme politique à réaliser jusqu'au bout,
sans la laisser flotter dans le vague, sans la laisser dégénérer; il -a, s'il
le peut, à être un ministre actif, habile et heureux, assez bien inspiré
pour ne pas mêler à la préoccupation des grandes choses la poursuite
des petits succès d'amour-propre. Sait-on ce qui arriverait? M. Emile
Ollivier s'exposerait à ce qu'on put croire que l'autre jour il avait sa can-
didature en tête, qu'il adressait un appel mystérieux à ceux qui dispo-
sent des élections académiques, lorsqu'à propos de l'augmentation pro-
chaine du nombre des sénateurs il disait, en accentuant ses paroles, que
cette mesure offrirait « des facilités nouvelles à ces réconciliations et à
ces rapprochemens qui, loin de mettre l'empire en péril, sont pour lui
une force et un honneur. » C'est déjà un mal qu'on ait pu chercher
quelque préoccupation personnelle dans l'exposé des motifs d'une grande
mesure politique. S'il y avait dans ces suppositions quelque vérité, il y
aurait un académicien de plus, le ministre n'en serait pas plus grand.
On voit bien que tout cela ne peut convenir ni à l'Académie ni à M. Emile
Ollivier. Quelque jour, plus tard, lorsque M. le garde des sceaux ne sera
plus au ministère, l'Institut lui préparera un fauteuil qui cette fois sera
bien donné à l'homme de mérite, — et en attendant l'Académie pour-
suit le cours de ses réceptions. Aujourd'hui même M, le comte d'Haus-
sonville raconte dans un ingénieux et piquant discours la biographie de
M. Viennet, le spirituel vieillard, le poète-soldat qui a eu tant de tragé-
dies, d'épopées et d'épîtres tuées sous lui, et qui n'est pas moins arrivé
allègrement à ses quatre-vingt-dix ans, quoiqu'il eût Arbogaste et la
Franciade sur la conscience. M. d'Haussonville raconte cette aimable
existence d'un tour très vif qui contraste le mieux du monde avec la sé-
vérité de ses récits des luttes de Napoléon et du pape Pie VII, et M. Saint-
Marc Girardin, qui reçoit M. d'Haussonville, n'est pas homme à se lais-
ser dépasser dans ces tournois de l'esprit.
Que sepasse-t-il en Allemagne? Après les ébranlemens de ces dernières
années, la politique a visiblement quelque peine à reprendre son équi-
libre. Elle est toujours agitée de troubles secrets et de perpétuelles
luttes d'influences qui produisent dans la vie publique des divers pays
d'incessantes oscillations. C'est ce qui explique ces crises du pouvoir
qui éclatent un peu partout, et dont la cause dominante, essentielle,
est la situation précaire où reste l'Allemagne du sud. On [ne peut pas
douter que depuis quelque temps il n'y ait dans les contrées méridio-
REVUE. — CHRONIQUE. 763
nales de l'Allemagne un certain déchaînement de la passion d'autono-
mie, ou pour mieux dire une assez vive réaction contre la prépondérance
prussienne. C'est le secret de toutes les coalitions des partis qui se for-
ment, des luttes parlementaires comme aussi des crises ministérielles
qui se succèdent. Il y a peu de temps, c'était le président du conseil de
Munich, le prince de Hohenlohe, qui était obligé de quitter le pouvoir,
vaincu par une majorité aux yeux de laquelle il était suspect de ne
point défendre assez l'indépendance bavaroise, de se livrer trop complè-
tement à la prépotence prussienne. Maintenant c'est dans le Wurtemberg,
à Stuttgart, que vient d'éclater une crise toute semblable qui a mis à
l'épreuve l'ascendant du chef du cabinet, de M. Varnbuhler. Dès l'ouver-
ture des chambres, il y a quelques semaines, on avait pu voir se dessiner
l'orage qui menaçait le cabinet, et surtout le ministre de la guerre. L'op-
position parlementaire, appuyée par de nombreux pétitionnaires, par
une agitation extérieure assez vive , engageait surtout la campagne sur
le terrain des dépenses militaires et même de l'organisation de l'armée.
A Stuttgart comme à Munich, l'on se faisait contre le gouvernement
une arme des traités d'alliance offensive et défensive avec la Prusse.
On interpellait vivement M. de Varnbuhler, qui ne répondait pas, il faut
le dire, d'une manière bien nette; mais c'est surtout à l'occasion du
budget que la lutte s'est engagée sérieusement. L'opposition deman-
dait sur les dépenses de la guerre une réduction de 700,000 florins et
une réforme de l'armée. Or l'opposition, c'était par le fait la majorité
dans la chambre. Au premier moment, le ministre de la guerre, le gé-
néral de Wagner, soutenu par le roi, a fait quelque résistance; on a es-
sayé de négocier avec quelques-uns des membres du parti démocratique
qui avaient signé la motion sur l'armée. En définitive, on en est bientôt
venu à une démission apparente du cabinet pour sortir d'embarras.
Quelques-uns des ministres se sont retirés. Le général de Wagner a été
remplacé par le général de Suckow, et bien entendu M. Varnbiiihler est
resté plus que jamais à la tête du ministère. Ce changement est-il une
concession à l'opinion ou à la chambre? Ce n'est nullement certain, et
voilà justement le côté curieux de la crise wurtembourgeoise. Le géné-
ral de Wagner était accusé d'être trop prussien; son successeur, M. de
Suckow, l'est encore plus, et le premier acte de M. Varnbiihler a été de
proroger la chambre au plus vite pour se donner du temps. M. Varn-
buhler est un habile homme, qui sait manœuvrer entre les partis. Il
n'est pas moins vrai, et c'est le seul fait à noter, que dans toutes ces
luttes, 'dans ces émotions,- éclate un sentiment énergique, qui pour
longtemps encore tiendra l'Allemagne du sud séparée de la Prusse et
de l'Allemagne du nord.
Il -y a quelques années à peine, la France s'est retirée d'une triste
affaire qui a laissé de pénibles souvenirs; elle a quitté le Mexique , non
76A REVUE DES DEUX MONDES.
sans dommage , mais en évitant du moins le danger de s'obstiner dans
une entreprise impossible. Depuis ce temps, on aurait dit que le Mexique
avait cessé d'exister pour nous, qu'il avait disparu comme une île en-
gloutie dans quelque océan lointain. Le Mexique existe cependant; la
preuve, c'est qu'il retombe plus que jamais dans ses révolutions habi-
tuelles. Le président Juarez est toujours à Mexico sans doute, il est
même dictateur; il inllige sommairement des amendes aux journaux,
il fait la presse dans les rues pour avoir des soldats. Tous ces moyens
sont en définitive la preuve de l'extension et de la gravité de la révo-
lution actuelle. L'insurrection a éclaté en effet un peu partout, à San-
Luis, dans le nord, à Zacatecas, à Queretaro, à Jalisco, même à Puebla,
sur la route de la Vera-Cruz. Le gouvernement de Mexico semble cerné
de toutes parts. Les autorités des provinces se joignent aux insurgés,
les généraux se prononcent avec leurs soldats, et, par un étrange re-
tour des choses, un des chefs insurgés a même déjà rendu un décret con-
damnant Juarez et ses ministres à être passés par les armes. 11 pourrait
bien en être ainsi, à moins que ce ne soit Juarez qui fasse fusiller le
chef insurgé. Certes c'était une singulière illusion de croire que nous
n'avions qu'à paraître pour guérir le Mexique du mal des révolutions, et
c'était une illusion plus bizarre encore de se figurer que nous n'avions
qu'à nous en aller pour laisser la république mexicaine en paix. On le
voit aujourd'hui, à peine remis d'une invasion, le Mexique est occupé à
se déchirer lui-même, et le chef d'une guerre d'indépendance est dé-
crété de mort comme un malfaiteur dont on met la tête à prix; mais
cette fois heureusement la France n'a rien à y voir, elle n'a tout au plus
qu'à effacer les traces de ce passé pour reprendre la place de simple pro-
tectrice de ses intérêts nationaux dans un pays où les révolutions du
lendemain font oublier les révolutions de la veille. ch. de mazade.
REPRISE DE DALILA.
Le vieux musicien Sertorius et sa fille Marthe vivent heiu'eux au bord
du golfe de Naples, lorsqu'un soir, après le repas, le maestro, en par-
courant un journal, apprend que son élève chéri, André Roswein, dé-
bute le soir même au théâtre Saint-Charles par un opéra en trois actes
dont il a composé les paroles et la musique. Et cependant André Ros-
vi^ein n'a rien annoncé à son vieux maître, à celui qui l'a traité en fils,
qui a <( fécondé son génie au feu le plus ardent de son âme. » Serto-
rius, sourd aux douces remontrances de sa fille, s'indigne, tempête,
maudit la légèreté des artistes en général et l'ingratitude de son élève
en particulier, lorsque (( Y Angélus sonne aux Camaldules, » et André
Roswein, entrant tout à coup, se jette dans les bras du vieux composi-
REVUE. — CHRONIQUE. 765
teur, qui bientôt est calmé. Le jeune musicien est charmant de jeunesse
et d'ardeur. « Je m'entends parler et marcher, dit-il, comme si je mar-
chais et parlais sous une voûte d'une sonorité particulière. Dans ces trois
dernières nuits, j'ai refait mon ouverture, et cependant il me semble
que de ma vie je n'aurai plus besoin de dormir. Je me sens la légèreté
d'un oiseau, et je ne sais pas pourquoi je ne m'envole pas, car j'ai une
belle peur. — Povero! reprend le maître, aussi ému que le débutant;
mais tu es satisfait, eh?... Ton ténor, ta prima donna, ton orchestre, ça
va-t-il un peu, tout ça? » Ce début est plein de fraîcheur et de charme,
et quoique le talent de M. Febvre soit en opposition complète avec le
rôle de Roswein, ce que nous expliquerons tout à l'heure, quoique aussi
la nature particulièrement nerveuse de M. Lafontaine enlève au rôle de
Sertorius son caractère de bonhomie , ce premier tableau , si joli à la
lecture, conserve à la scène toute sa saveur. Cependant l'heure avance,
Marthe arrive parée pour le théâtre, et Sertorius va revêtir en hâte son
jabot de dentelle; mais au moment de sortir, se touchant le menton :
(( Dis-moi, fillette, il me semble, à moi, que cette barbe pourrait fort
bien aller? — Oh! mon père! — Au fait, la cour y sera, je ne veux
point passer pour un démagogue; je vais me raser. » Les deux jeunes
gens se trouvent en présence. Au souvenir de leur heureux passé, l'é-
motion les gagne, et pour la première fois André acquiert la certitude
qu'il est aimé par Marthe. (( Or ça, que chacun ici me considère à loisir,
dit Sertorius en rentrant. Ah! ah! tu as l'air tout effaré, mon garçon! tu
ne m'avais jamais vu si beau, eh! » Et comme le jeune homme le plai-
sante un peu sur sa mise : « Partons, ma fille, allons siffler ce jeune in-
solent... Fume si tu veux en attendant Carnioli; je te permets, vu la
gravité de la circonstance, d'empoisonner ma maison.
Ce Carnioli, qui a élevé Roswein et le protège avec une sollicitude
jalouse, est un homme du monde, un dilettante, un raffiné fantasque,
étrange, charmant d'un bout à l'autre, et M. Dressant joue ce rôle
d'une façon achevée : on n'a pas plus de distinction, d'aisance et de
brusquerie. A peine Roswein a-t-il prononcé le nom de Marthe devant
son protecteur que celui-ci s'indigne. « Songerais-tu au mariage? plat
coquin que tu es! Je ne souffrirai pas qu'un éteignoir se pose sur ton
génie... Je te brûlerais la cervelle... C'est l'amour d'une princesse qu'il
te faut, ingrat, va-nu-pieds! »
La princesse annoncée, qui s'appelle Leonora, nous apparaît dans
l'acte suivant. Nous sommes au théâtre Saint-Charles, dans le salon
d'une loge dont le rideau soulevé nous laisse apercevoir la salle. Le
second acte du nouvel opéra vient de se terminer au milieu des accla-
mations enthousiastes. « Eh bien ! fait Carnioli en entrant dans la loge.
— C'est un succès de rage, vous êtes heureux, j'espère. — Je suis exas-
péré!.. Mon cygne est une poule mouillée, un oison!,. Mais quel génie,
766 REVUE DES DEUX MONDES.
hein! Le fat! J'ai failli l'étrangler de mes mains tout à l'heure. — Bah !..
et à quel propos? dit la princesse Lennora. — Il aime la fille du vieux
Sertorius, » Et soulevant le rideau, Carnioli montre à la grande dame
la hlonde Marthe, qui est à l'autre extrémité de la salle, c Elle est drô-
lement fagotée, pauvre fille! — Possible! mais le physique est bien. —
Et il l'aime fort? — A deux genoux. — Eh bien! que voulez-vous que
j'y fasse? — Princesse, ce lien funeste que je n'ai pu briser ni par
prières ni par menaces, un seul de vos regards suffirait à le réduire en
cendres. »
Il faudrait transcrire ce second acte tout entier pour faire comprendre
tout ce qu'il y a de finesse, d'esprit, de grâce délicate et de vivacité.
Toutes les qualités charmantes de M. Feuillet sont là dans leur vrai
jour. — Bref, l'opéra est terminé; la salle éclate en bravos, et Roswein
s'avance sur le théâtre. « Vous ne lui jetez pas votre bouquet? dit Car-
nioli. — Si ça peut vous être agréable... » La princesse se penche en
dehors de la loge et se recule précipitamment en éclatant de rire.
« Qu'est-ce qui arrive donc? — Oh ! mon Dieu ! mon mouchoir qui est
parti avec le bouquet! J'avais enveloppé la queue de ce bouquet avec
mon mouchoir... Vous comprenez. — Je comprends très bien, » murmure
Carnioli.
Ces deux premiers actes sont ravissans, pleins dé naturel et de mouve-
ment. Je dois avouer maintenant qu'il y a dans le reste de la pièce un
léger parfum de romantisme qui surprend un peu tout d'abord, et avec
lequel il faut se familiariser. L'étude exacte de la nature, qui depuis des
années pénètre dans les arts avec excès peut-être, nous rend plus diffi-
ciles à accepter sans marchander l'irrésistible passion qui naît d'un re-
gard fatal. Et il n'y a pas à dire, le regard que la princesse lança en
même temps que son mouchoir au jeune maestro était incontestable-
ment fatal, car lorsqu'à l'acte suivant nous voyons arriver chez Leonora
Roswein, qui tout naturellement rapporte le fameux mouchoir, le pauvre
garçon est chancelant, pâle, déjà blessé mortellement, et nous sommes
obligés de comprendre que quelque esprit infernal l'a touché de son
aile. « Étrange regard! dit-il, un incendie dans la nuit! Sa noire prunelle
roule dans ses profondeurs de chaudes effluves et des parcelles d'or,
comme une mer sombre incrustée d'étoiles... Son œil s'est ouvert soudain
comme un nuage qui lance la foudre;,., elle m'a couvert de flammes.
(Il tire de son sein le mouchoir de Leonora.) Ce misérable chiffon de
dentelle me brûle la poitrine! » Cependant la princesse raille ce mal-
heureux qui , sur le point de s'évanouir, tombe sur une chaise. 11 faut
dire que M. Febvre, qui est un excellent comédien, je le répète, mais
est porté vers les teintes sombres et a du goût pour les éclats, accentue
un peu trop le côté fatal de sa situation. Sa physionomie énergique, sé-
vère, le timbre cuivré de sa voix extrêmement rapide, se prêtent malai-
REVUE. — CHRONIQUE. 767
sèment aux nuances et aux transitions. Dès le premier tableau, alors que
je me le figure entrant chez son vieux maître, jeune, ardent, mais un
peu timide, le cœur plein de délicatesse et d'émotion, M. Febvre a le
visage d'un conspirateur; il est déjà dramatique et vigoureux alors que
dans celte scène de comédie touchante et intime il ne devrait être que
gai, tendre et souriant.
Est-ce bien cet homme solide, aux traits accentués, qui peut s'éva-
nouir en se trouvant pour la première fois en présence d'une princesse
à laquelle il rapporte un mouchoir tombé peut-être par mégarde? Est-ce
de ce capitaine aux larges épaules, aux allures déterminées, que Dalila
pourra dire en le voyant se pâmer : « mon Dieu! mais c'est un enfant
tout à fait. » Dans l'esprit de M. Octave Feuillet, le jeune musicien a,
j'en suis sûr, quelque chose de féminin, de délicat; il est impression-
nable à l'excès, nerveux, sensible, frémissant; c'est une victime, et jus-
qu'en ses colères il faut qu'on devine la faiblesse de cet être un peu
nuageux, mais charmant, M. Febvre ne peut changer sa nature, — je
n'accuse donc que la fatalité, qui lui a imposé ce rôle, — il accentue
ses résistances, il voudrait lutter davantage, et l'on sent aux éclats de sa
vigueur que, si on le laissait faire, c'est Dalila qui bientôt serait écrasée
par lui.
Quoi qu'il en soit, le jeune musicien revient à lui, et la grande dame,
toujours railleuse, lui dit : « Pianotez-moi quelque chose pour achever
de vous remettre. » Il y consent et prend place devant l'orgue. Ici, une
longue scène muette que joue M'"" Favart avec un talent consommé. Les
portes de la salle sont ouvertes sur une large terrasse, la lune éclaire
le parc, et, tandis que les sons de l'orgue, d'abord lents et religieux,
puis tendres et passionnés, se font entendre, Leonora s'approche lente-
ment, erre autour de sa victime, et, comme suffoquée par Témotion,
s'éloigne de quelques pas... Rien n'est joli comme la silhouette de cette
belle créature s'accoudant sur la balustrade et restant là, songeuse, immo-
bile, — puis, la tête renversée, pâle, prête à perdre connaissance, s' ap-
puyant contre une colonne. Le jeune maestro quitte l'orgue tout à coup
et se précipite vers elle... Cette scène, jouée avec une science et un art
exquis, a produit le plus grand effet. Le tableau qui vient ensuite nous
ramène dans la maison de Sertorius qui soupe joyeusement en compa-
gnie de sa fille; mais tandis que le vieillard, rajeuni par le succès de
son élève, bavarde avec complaisance, la pauvre enfant, encore émue
par la scène du bouquet, est envahie par de lugubres pressentimens.
« Je ne mourrai pas tranquille, dit-elle en interrompant son père, si
vous ne me promettez que je reposerai en Allemagne sous le même ga-
zon que ma pauvre mère. » Au moment où le vieux maestro cherche à
distraire sa fille, on entend une voiture qui passe sous la fenêtre. C'est
peut-être lui, pense Marthe; elle se penche au dehors, pousse un cri et
768 REVUE DES DEUX MONDES.
tombe sans mouvement, Sertorius se précipite au secours de sa fille,
regarde, lui aussi, par la fenêtre, et aperçoit dans la voiture Roswein et
Leonora. « Misérable ! s'écrie le vieillard dans un élan de désespoir que
M. Lafontaine a parfaitement rendu, misérable! il m'a pris mon enfant,
il m'emporte mon enfant! »
Durant l'entr'acte, huit mois se sont écoulés, nous pénétrons dans le
ménage des deux amans, et nous assistons à l'agonie de l'artiste, vaincu,
brisé, crachant le sang, et sans force pour résister aux cruautés de sa
maîtresse, qui déjà en aime un autre. Vainement Carnioli, qui s'introduit
par une fenêtre, fait des efforts héroïques pour arracher son protégé,
son enfant, à l'influence de plus en plus fatale de la princesse, vaine-
ment il lui prouve l'infamie de cette femme : Leonora, tantôt féroce et
tantôt passionnée, pare tous les coups, et sort enfin plus triomphante que
amais. Et ce combat désespéré aboutit à une lettre ainsi conçue : u Mon
cher maestro, je quitte quand il me plaît; mais on ne me quitte pas.
Adieu. — Leonora. »
La dernière scène de ce drame se passe au bord de la mer; il fait
nuit, le site est terrible. Roswein, suivi de Carnioli, est à la poursuite
de la princesse qui fuit vers Gaëte et doit passer ici même au pied de
cette falaise. C'est là qu'il veut la tuer. On entend en effet le bruit d'une
voilure : Roswein se jette à la tête des chevaux, la portière s'ouvre, et,
au lieu de la princesse, apparaît le vieux Sertorius, imposant comme
un fantôme, u Que me voulez-vous, messieurs? C'est ma fille, mon unique
enfant, je l'emporte en Allemagne. — Monsieur, n'ayez aucune crainte,
dit Carnioli. — Je ne crains rien... Vous êtes des voleurs, des bandits...
vous n'êtes pas des artistes. Je ne crains que les artistes, messieurs.
C'est un artiste qui a tué ma fille. » La voiture s'éloigne, et Roswein
tombe sans vie sur le rocher, tandis que la voix de Leonora, qui chante
en joyeuse compagnie, se fait entendre au loin, (( Le cygne expire, et tu
chantes... canaglia! » s'écrie Carnioli.
Telle est la donnée de cette pièce célèbre, dont la reprise vient d'a-
voir à la Comédie-Française un succès éclatant et mérité. Dès la pre-
mière scène, on est séduit par la délicatesse et la pureté de ce joli
langage, et si plus tard, vers le milieu de l'œuvre, on est un peu troublé
par la trace d'efforts trop apparens, c'est qu'en ce milieu facile, char-
mant, exquis, la moindre ombre fait tache, la moindre dissonance blesse
l'oreille.
C. BULOZ.
LE SECOND SIÈGE
DE
CONSTANTINE
— OCTOBRE 1837 —
La France, par l'organe du roi et des chambres, avait indiqué îe
but qu'elle voulait désormais poursuivre dans la province de Gon-
stantine. De gré ou de force, le drapeau tricolore devait être arboré
sur les murs de Constantine. Youssouf avait été éloigné; ce n'était
plus son intronisation , c'était la soumission ou le renversement
d'Achmed que l'armée devait effectuer.
Les moyens nécessaires à l'accomplissement de cette tâche étaient
à renouveler presque en entier, car !a dernière campagne avait
consommé ou mis hors de service à peu près tout ce qui y avait été
employé. Tout devait être tiré de France, et, la distance de Bône à
Constantine étant un des principaux obstacles à vaincre et l'une
des causes de l'échec de l'année précédente, on avait songé à changer
la base d'opérations et à suivre une nouvelle ligne par Stora, point
du littoral le plus rapproché de Constantine, dont il n'était éloigné
que de 18 lieues; mais la crainte de l'inconnu, qui est presque tou-
jours un ennemi en Afrique, et surtout l'importance politique que le
colonel Duvivier avait su donner à Guelma, déterminèrent à suivre
encore le sillon déjà péniblement tracé.
Des travaux considérables avaient d'ailleurs été exécutés sur
cette ligne; on n'osa les laisser stériles. Une route carrossable de
Bône au gué de la Seybouse, gardée par les camps intermédiaires
de Dréan, Nechmeya et Hammam-Berda, assurait la communication
TOME LXXXVI. — 13 AVRIL 1870. 40
770 REVUE DES DEUX MONDES.
avec Guelma. Ces ruines désertes, animées par le drapeau de la
Francs, talisman dont un chef habile comprend la valeur et féconde
la puissance, étaient devenues un établissement complet, d'où le
colonel Duvivier avait soumis tout le pays jusqu'au Ras-el-Akba.
Ces résultats avaient été obtenus avec une poignée de soldats
malades pendant cette période de pluies continues que les Arabes
passent dans l'inaction, car l'homme civilisé seul agit en tout temps,
le barbare n'a qu'une saison pour guerroyer, et lorsqu'au prin-
temps Achmed tenta d'arracher ses conquêtes à l'homme de fer
qui avait veillé pendant sa léthargie, ce fut en vain.
Battu en ^îersonne le 2/i mai 1837, discrédité auprès des tribus
qu'il ne savait pas défendre contre les coups de main hardis de la
garnison de Guelma (25 juin), le bey voulut tenter un nouvel effort
pour se débarrasser de ce ver rongeur.
Le 16 juillet au matin, Ben-Hamelaoui, un des khalifas du bey,
menace les douars voisins du fort de Guelma, devant lequel il dé-
file avec /ï,000 chevaux et 1,000 hommes d'infniterie régulière
(Turcs et Kabyles). Pour répondre à cette provocation, qu'il ne peut
dédaigner à moins de refuser aux tribus soumises cette protection,
le premier et le plus difficile des devoirs imposés par la conquête,
le colonel Duvivier a seulement 100 chevaux, 2 obusiers de mon-
tagne et 600 hommes d'infanterie du 11^ de ligne et des tirailleurs
d'Afrique, corps de nouvelle formation qui s'éteignit sur la brèche
de Constantine, après s'être consumé à Guelma. Avec cette petite
troupe, dont aucun homme n'a échappé à la fièvre, il n'hésita pas
à suivre l'ennemi, qui s'éloigne pour attirer les Français loin de leur
camp. Après une marche de 2 lieues, la colonne, au sortir d'un ra-
vin escarpé, déboucha sur un plateau à ondulations plus douces,
mais parsemé de broussailles; c'était le terrain choisi par les Arabes
pour écraser les Français, accablés par une chaleur caniculaire,
aveuglés et étouffés par la flamme et la fumée de toute la plaine
incendiée autour d'eux. Les /i,000 cavaliers de Ben-Hamelaoui, dé-
ployés sur une ligne assez étendue, pressent aussitôt le colonel Du-
vivier sur son front. Dès qu'ils ont gagné quelque terrain, deux corps
de cavalerie se détachent de la masse principale, qui continue d'en-
tretenir une vive fusillade : l'un prendra les Français à dos et les
empêchera de s'appuyer en arrière au ravin ; l'autre tournera leur
droite, tandis que l'infanterie, jusqu'alors tenue en réserve, pro-
longera ce mouvement, et, masquée par des broussailles, débor-
dera l'extrême droite. Le colonel Duvivier s'arrête et partage ses
600 fantassins en trois petites colonnes espacées h grande distance,
avec un détachement de sapeurs pour réserve. Ce sont, pour ainsi
dire, trois forts détachés élevés instantanément autour de la position
qu'il veut défendre, et contre laquelle, il le sait, la fougue arabe
LA PRISE DE CONSTANTINE. 771
viendra se briser, s'il ne compliqua point sa situation critique par
une marche toujours bien dangereuse en nombre si infe^rieur. Les
100 chasseurs à chaval et une des petites colonnes d'infanterie
contiennent les Arabes qui cherchaient à couper les Français par
derrière; mais vers la droite des flots de cavaliers s'approchent en
faisant un feu en échiquier. « En avant, en avant! Ils sont si peu,
s'écrient-ils, que nous les emporterons tous sur un seul cheval. »
Déjà ils agitent laurs burnous, on les entend s'exciter à la charge
sans être intimidas par la mitraille du seul obusier qu'on puisse
leur opposer, l'affût de l'autre pièce s'étant brisé au début du
combat.
Cette masse pénètre dans les intervalles des colonnes, trop sé-
parées pour se soutenir mutuellement; c'en est fait des 735 Fran-
çais, ils pé]iront jusqu'au dernier! Le colonel Duvivier porte rapi-
dement en avant sa colonne de droite, place lui-même les guides,
comme à la manœuvre; le demi-bataillon se déploie à la course; des
feux de peloton, vivement répétés et ajustés avec sang-froid, ren-
versent la cavalerie, qui s'arrête et tâtonne. Mais un danger plus
pressant reste à vaincre : l'infanterie turque s'avance en colonne
serrée, drapeau en tête, et précédée d'une ligne de tirailleurs per-
pendiculaire à l'arrière du flanc droit des Français ; c'est enco're le
demi-bataillon des tirailleurs d'Afrique, commandé par le brave
Pâté, qui, en exécutant rapidement un changement de front, la
droite en arrière, fait face à ce nouvel ennemi. De nouveaux feux
de peloton, à portée de pistolet, abattent toute la tête de la colonne
turque; 100 des plus braves tombent morts , deux porte-drapeaux
sont tués, enfin le troisième recule, l'infanterie s'éloigne, et le dé-
tachement de sapeurs achève de la mettre en désordre.
Ces musulmans, qu'un chef vigoureux eût encore ramenés à l'at-
taque, n'étaient plus qu'une cohue sans direction, car Ben-Hame-
laoui, plus habitué aux intrigues du sérail qu'aux émotions de la
guerre, s'était enfui, et, après une course cle 25 lieues sans re-
prendre haleine, il ne s'était arrêté qu'à Constantine, où il apaisa
par de riches présens la juste colère de son maître, encore plus cu-
pide qu'ambitieux.
Ce brillant combat, exemple frappant de ce que l'emploi oppor-
tun de la tactique européenne peut contre le grand nombre, ne coûta
aux Français que 68 tués ou blessés; le colonel Duvivier, maître du
champ de bataille, les rapporta tous dans le fort de Guelma, contre
lequel l'ennemi, dispersé et découragé, n'osa plus rien entreprendre.
L'importance de ce poste était surtout politique; séparé de la
route directe de Constantine par le cours torrentueux de la Seybouse,
il ne réunissait pas toutes les conditions propres à en faire le point
de départ d'une expédition contre cette ville.
772 REVUE DES DEUX MONDES.
La place d'armes qui devait servir de dépôt pour le personnel et
le matériel et de lieu de formation pour l'armée lut choisie en un
endroit appelé Medjez-Amar, au pied des premières pentes du Ras-
el-Akba, là où la trace parcourue l'année précédente traverse la
Seybouse, de manière à avoir une tête de pont sur cette rivière, et
à se rapprocher de Constantiiie autant qu'il était possible sans com-
pliquer les préparatifs par de fréquens passages de l'Atlas.
Ce camp, situé au fond d'une vallée étroite, entourée de hauteurs
qui se dominent successivement à mesure qu'elles s'éloignent, avait
été désigné par des considérations purement stratégiques, et était
loin de présenter les avantages d'une facile défense. La recherche
d'un défilement qui demeura toujours très imparfait et le dévelop-
pement exagéré d'un ouvrage destiné à contenir, outre de nom-
breux magasins, tout le matériel de l'armée, imposèrent aux tra-
vailleurs des fatigues qui eussent été excessives pour des troupes
moins endurcies que les 23" et 47" régimens, récemment arrivés
d'Oran. En peu de jours, 5 bataillons et h compagnies de sapeurs
avaient exécuté dans un terrain pierreux, et par une chaleur
moyenne de 34 degrés, une tête de pont de plus 900 mètres de dé-
veloppement sur la rive gauche de la Seybouse, avec un relief
énorme sans être efficace, et sur la rive droite un fort de 300 mè-
tres, en bonnet de prêtre, reliés ensemble par des ponts de chevalets
pour l'infanterie et des rampes pour les voitures. Un réduit inté-
rieur avec ambulance, manutention, fours en tôle à la Dafour, don-
nant 20,000 rations par jour, et fours de campagne, complétait ce
vaste et médiocre ouvrage, entrepris peu après l'arrivée à Bône du
général en chef de Damrémont, et terminé dans le courant d'août»
ainsi que la route carrossable, jusqu'au sommet du Ras-el-Akba, à
2/i lieues de Bône.
Le camp de Medjez-Amar était le berceau du corps expédition-
naire; mais celai-ci était bien loin encore de pouvoir en sortir armé
de toutes pièces, comme Minerve du cerveau de Jupiter. Achmed
n'avait pas eu besoin de contrarier ces travaux menaçans, des atta-
ques eussent irrité les Français : il était plus certain de les retarder
par des négociations, et il comptait sur les mille subterfuges de la
diplomatie orientale, si habile à entretenir des espérances chiméri-
ques, pour endormir ses adversaires jusqu'au moment où la saison
viendrait à son aide.
Était-ce la fermeté qui s'adjuge l'avenir avant même d'avoir con-
quis le présent, ou bien cette tendance générale à se soustraire par
des devoirs éloignés aux impérieuses obligations du moment, qui
poussait la France à se préoccuper bien moins des moyens de prendre
Constantine que de la difficulté de garder une ville qu'on n'avait
pas conquise ni su conquérir? De la crainte de se créer Là un nou-
LA PRISE DE CONSTANTINE. 773
veau Tlemcen avec tous ses embarras naquit le désir de faire gar-
der les murs de Constantine par Achmed-Bey lui-même au nom et
sous l'autorité directe de la France. C'était lui demander de faire
de lui-même après sa victoire ce qu'on n'eût pas pu lui faire ac-
cepter après sa défaite, et cependant on se berça de cette illusion
et on négligea des préparatifs aussi nécessaires pour la paix que
pour la guerre, car avec les Arabes il^ faut être plus fort pour né-
gocier que pour combattre.
Le personnel tiré des autres divisions de l'armée d'Afrique et les
renforts expédiés de France arrivaient lentement; le mois de sep-
tembre, le dernier mois de beau temps, était déjà entamé : rien
n'était prêt, rien n'était résolu. Le général de Damrémont fit cesser
une indécision qui avait pu jusqu'alors protéger certains travaux,
mais qui ne profitait plus désormais qu'à l'ennemi. Achmed, sommé
de choisir entre la soumission ou la guerre, se croit assez fort pour
braver impunément les chrétiens et lève le masque.
Il a intéressé à sa cause le grand sultan de Gonstantinople. Mah-
moud, maître de Tripoli de Barbarie, a frété une flotte avec des
troupes de débarquement pour s'emparer de Tunis, et donner ainsi
la main au pacha de Constantine.
Les pluies approchent, les pluies déjà une fois victorieuses. Ach-
med compte aussi sur elles; il craint même que les élémens, venant
trop tôt à son secours, ne laissent pas arriver les chrétiens jusque
sous les murs de Constantine, contre lesquels il se croit certain de
voir tous les efforts se briser.
Constantine, en effet, était devenue un centre terrible de résis-
tance. Les avertissemens de 1836 n'avaient pas été stériles pour le
fidèle et actif Ben-Aïssa : l'attaque des Français lui avait indiqué
les points les moins forts de cette place, dont aucun point n'est
faible, et il avait employé à les corriger toutes les ressources d'un
esprit inventif, quoique ignorant.
La porte d'El-Kantara avait été murée en pierres de taille, sur-
montée d'une batterie couverte et de deux étages de feux. Un mur
avec chemin de ronde, flanqué par des maisons crénelées, ajoutait
une défense, assez inutile du reste, à l'escarpement du rocher sur
lequel la ville est assise. A son sommet, la casbah avait été réparée,
armée de mortiers et de pièces de gros calibre tirant par embra-
sures en terre; mais c'était principalement sur la face de Coudiat-
Aty que l'instinct guerrier de Ben-Aïssa avait multiplié les défenses.
La plupart des 63 bouches à feu dont il avait garni les remparts
battaient ce front d'attaque; une ligne de batteries casematées sur-
montait une haute et épaisse muraille de granit, dont le pied avait
été soigneusement déblayé. Tous les parapets, les murs intérieurs,
les maisons bâties en amphithéâtre, avaient été crénelés de manière
774 REVUE DES DEUX MONDES.
à permettre à des hommes à rangs serrés de tirer à couvert de par-
tout, et souvent par trois étages de feux. Pour qu'aucun point ne
fût dérobé à leur vue, le faubourg de Coudiat-Aty, même les écu-
ries du bey, au Bardo, avaient été rasés.
Constantine eût été imprenable, si Ben-Aïssa, écoutant les con-
seils des aventuriers européens q-ui parvinrent jusque dans cette
ville, avait élevé un fort sur le piton de Coudiat-Aty, et coupé par
un fossé avec glacis l'isthme étroit par lequel seul la ville tient à la
terre; mais, heureusement pour la France, le sauvage Kabyle ne
comprenait point les finesses de l'art de l'ingénieur. Dominé par sa
méfiance et son mépris pour tout étranger, il chassa les officieux
donneurs d'avis, et traita cavalièrement même les envoyés de la
Porte ottomane, car il n'avait confiance qu'en lui-même et dans la
garnison qu'il avait accrue et exercée.
A côté de l'infanterie turque et kabyle, portée à 1,500 combat-
tans, avec des officiers choisis parmi les plus braves, il avait formé
en une milice urbaine, forte de 2,000 hommes bien armés, les cor-
porations de métiers commandéps par leurs amyns ou syndics, sous
l'autorité de Bel-Bedjaoui, caïd-ed-dar (le chef du palais). Turc
vigoureux et passionné; mais l'élite de la garnison, qui, avec les
Kabyles du voisinage, pouvait facilement être portée à 6,000 hommes,
c'étaient les 500 canonniers, tous Turcs du Levant, et recrutés un à
un pour leur adresse et leur bravoure. A défaut d'enseignement
théorique, le bach-palaoïiau (!e chef des hercules), qui les com-
mandait, leur avait donné la meilleure instruction pratique en les
exerçant à tirer sur tous les points où les assiégeans s'étaient éta-
blis l'année précédente, et sur ceux où les batteries pouvaient être
construites, et les Français purent certifier plus tard qu'ils savaient
leur métier.
Ces troupes, fanatisées par les prédications quotidiennes des
muphtis, avaient pour réserve une population enivrée d'un pre-
mier succès, et qui avait vivres, poudre et armes à discrétion, car
Ben-Aïssa avait accumulé les moyens de guerre, approvisionné la
ville pour deux mois en grains et biscuits, et ordonné en outre à
chaque habitant de se pourvoir de vivres pour lui et les siens. Il
avait enlevé tout prétexte à la mollesse : il traita en ennemie l'ap-
parence de l'inquiétude, et punit de mort et de confiscation les
tentatives d'émigration des riches habitans, qui, comme partout,
craignaient moins la victoire de l'étranger que le devoir de le com-
battre. Appuyé sur une défense aussi complète, Achmed répondit
avec une insolente arrogance au général de Damrémont, et lui im-
posa la glorieuse nécessité d'aller prendre cette ville qui ne voulait
pas se rendre.
La France releva fièrement le gant qui lui était jeté, et fit preuve
LA PRISE DE CONSTANTINE. llh
de virilité en regagnant le temps que les illusions lui avaient fait
perdre. Toute la jeunesse militaire tressaillit à l'annonce d'une ven-
geance guerrière. Chacun brigua l'honneur d'une place dans cette
députation de l'armée française, conviée à un tournoi que tant de
circonstances rendaient dramatique et solennel. Les vides ouverts
par le feu et la maladie dans les rangs des vieilles bandes africaines
fournirent de la place à ces soldats exempts d'ambition, que le seul
bouillonnement du sang et l'attrait du péril entraînaient en foule,
du fond de leur garnison, vers Constantine. Les officiers des régi-
mens de l'intérieur furent moins heureux : la plupart virent encore
tristement se refermer devant eux la porte, si rarement ouverte, qui
mène à la gioire, et les favorisés payèrent avec leur sang, ou en
versant celui de l'ennemi, une exception bien enviée. Parmi ces
rares élus on remarquait le prince de la Moskova, jaloux de soutenir
le fardeau d'un si grand nom, le capitaine de Richepanse, brûlant
de venger la mort de son infortuné frère, le baron de Frossard, qui
représenta sur la brèche la garde nationale parisienne.
Les oisives armées d'Europe ressentirent le contre-coup de l'eiî-
thousiasme qui animait le militaire français, et envoyèrent de nom-
breux volontaires pour assister au siège si attrayant de « la ville du
diable. » Ces étrangers, trop facilement accueillis dans nos rangs,
ne méritèrent pas tous ce droit de bourgeoisie, dont ils n'usent en
général que pour étudier nos défauts et notre côté faible. En les
renfermant dans le cercle étroit d'une hospitalité officielle, on ne
devi'ait jamais oublier que l'armée française a l'honneur d'être, à
elle seule, la rivale de toutes les armées étrangères, si souvent
unies entre elles pour ne former, par leur union contre la France,
qu'une même et unique phalange européenne. Parmi ces dilettanti
di guerra, trois arrivèrent trop tard, et auraient eu des titres à être
admis en première ligne, car c'étaient des officiers de cette armée
prussienne ardente à saisir toutes les occasions de s'instruire, et
estimée de ceux-là mêmes qui doivent la combattre, car elle est
nationale et patriote.
La certitude du combat, qui excitait un élan si général, venait, à
la dernière heure, imposer de nouveaux devoirs au gouvernement,
talonné par l'inexorable saison et résolu à prendre Constantine sur-
le-champ et à tout prix. Il se mit activement à l'œuvre, afin de
compléter des moyens qu'on s'était habitué à regarder comme suf-
fisans pour une entreprise problématique, et qui se trouvèrent bien
impuissans lorsqu'il fallut sérieusement entrer en campagne. En
faisant jouer à la fois tous les ressorts d'une civilisation puissante
et d'un pouvoir fortement centralisé, on prouva qu'il n'est jamais
trop tard pour un grand peuple rendu à ses allures naturelles.
Ainsi bien souvent l'ouvrier insouciant, mais capable, réussit en-
776 REVUE DES DEUX MONDES.
core mieux par son génie et ses efforts tardifs que la médiocrité
laborieuse par une application continue.
Le télégraphe, la vapeur et une estafette de Bône et de Medjez-
Amar permirent de communiquer en trois jours, de Paris au pied
de l'Atlas, avec les avant-postes du corps expéditionnaire, placé
entre deux nécessités contraires, le départ immédiat et l'attente des
renforts.
Les chefs les plus habiles et les plus éminens furent désignés
pour seconder le général de Damrémont dans l'accomplissement
d'une tâche pour laquelle rien ne devait être négligé, car elle im-
portait à l'honneur de la France. Le roi fit chercher dans la retraite,
d'où il ne comptait plus sortir, pour lui confier la direction si labo-
rieuse du service de l'artillerie, le Heutenant-général comte Valée,
incontestablement le premier artilleur de l'Europe. Dévoué et mo-
deste, comme Boufflers vis-cà-vis de Villars, il partit malade pour
aller, en bravant un climat meurtrier, faire sa dix-septième cam-
pagne et son vingt-deuxième siège sous les ordres du général de
Damrémont, qui n'était encore que capitaine lorsque lui était déjà
lieutenant-général sur la brèche de Taragone.
Le lieutenant-général baron Rohault de Fleury, connu par son
énergie et son noble caractère, fut placé à la tête de l'arme du génie.
Le duc de Nemours, revenu à l'avant-garde de cette armée dont
il avait partagé les souffrances; le général Trézel, qui n'avait guéri
sa grave blessure que par de nouvelles fatigues; le général Ru-
Ihières, l'un des chaînons qui rattachent les traditions glorieuses de
l'ancienne armée avec les espérances de la nouvelle; les colonels
Gombas et Bernelle, déjà connus par de beaux faits d'armes, reçu-
rent le commandement des brigades.
Une escadre, partie de Toulon, enlève à Achmed l'appui qu'il at-
tendait de Tunis; l'amiral Lalande, avec cinq vaisseaux de ligne,
s'embosse devant la Goulette. Le complot ourdi par les Turcs est
déjoué; les principaux conspirateurs, parmi lesquels se trouvait un
ministre du bey, sont étranglés par ordre et en présence de ce
prince, et le capitan-pacha, devancé par les Français, n'arrive que
pour assister au triomphe de leur influence.
La flotte ne borne pas à cette diversion son utile assistance. Par
une abnégation rare, et qui prend sa source dans le véritable
patriotisme, la marine transforme en flûtes ses vaisseaux de haut
bord, et, malgré le danger d'une côte sans abri pour de si grands
bâtimens, elle les emploie à des transports multipliés, où ils em-
barquent jusqu'à 12 millions de livres pesant avec là, 000 passa-
gers. Trop souvent les diverses armes croient déroger en sortant de
leur spécialité principale pour devenir des auxiliaires subordonnés :
les marins, au-dessus de ce préjugé égoïste qui a causé plus d'une
LA PRISE DE CONSTANTINE. 777
défaite à la France, se sentent élevés et ennoblis par le service du
pays, sous quelque forme qu'ils s'y consacrent; ils vont jusqu'à
donner à l'armée de terre leurs poudres, leurs vivres, leurs toiles,
leurs effets de tout genre, pour gagner encore du temps, même sur
la rapidité de leurs voyages.
Ce généreux concours, cette confraternité si efficace, rapprochent
de jour en jour le moment impatiemment attendu où le corps expé-
ditionnaire sera complété. A mesure que les renforts arrivent à
Bône, iis s'échelonnent sur Medjez-Amar; mais cette ressource si
précieuse manque tout à coup.
Le choléra, qui a franchi de nouveau la Méditerranée dans les
rangs du 12'^ régiment, débarque à Bône. Aussitôt les intendances
sanitaires, ce remède pire que le mal, car le mal passe et le remède
reste, ce fléau absurde et rétrograde qui sépare des pays que le
mouvement du siècle tend, pour leur bonheur, à rapprocher, les in-
tendances sanitaires arrêtent la formation de colonne serrée qui s'o-
pérait sur Medjez-Amar. Sous le prétexte de circonscrire le choléra,
qu'aucun cordon n'a pu arrêter, et qui s'est joué de toutes les en-
traves apportées à sa marche capricieuse, la santé de Bône fait
prisonniers le 12'' régiment et les détachemens destinés à l'artillerie
et à l'administration; les chevaux seuls, qui n'ont pas l'honneur
d'être déclarés « corps contumaces, » sont mis, sans harnais et sans
conducteurs, à la disposition de l'armée.
Les relations de Bône avec tout le littoral de la Méditerranée sont
grevées de longues quarantaines imposées par une autorité ano-
nyme et absolue qui se met au-dessus de tous les pouvoirs parce
qu'elle s'appuie sur les intérêts aveugles de l'égoïsme individuel.
Il devient dès lors impossible de compléter ce qui manque encore
à la colonne expéditionnaire : séparée de la France, elle est, comme
Antée, séparée de la terre.
11 faut agir avec les moyens tels quels déjà réunis, ou attendre
encore un an l'heure déjà trop reculée de la revanche; la maladie
fait de nouveau à l'armée la situation où la politique l'avait acculée
l'année précédente. Chaque jour énerve les troupes. On est menacé
de la peste, qui s'approche de Tunis par Tripoli, où elle est entrée
avec les Turcs. La chaude et électrique humidité des premières
pluies a déjà annoncé la fin de la belle saison, et elle avertit que le
climat va cesser d'être l'auxiliaire de l'attaque pour devenir l'appui
de la défense : 2,Zi00 malades sont entassés à Bône; les hôpitaux
s'encombrent rapidement et par la même cause que l'année précé-
dente, parce que les troupes n'ont pu être ni réunies simultané-
ment ni mises en mouvement sur l'heure. Un sentiment d'humanité
mal entendu a fait relever fréquemment les garnisons des camps
778 REVUE DES DEUX MONDES.
les plus insalubres et inoculé ainsi la fièvre dans tous les corps,
au lieu de lui avoir marqué et livré sa proie, comme un général en
chef doit savoir le faire. La maladie est une voie d'eau qui gagne
sur les pompes depuis que les évacuations sur d'autres points sont
devenues impossibles. Il n'est pas permis de fuir le choléra; il faut
l'attendre sur un grabat, comme on attend le muet qui apporte le
cordon. Les sajitcs d'Alger et de Marseille ont renvoyé mourir en
pleine mer les malades venant de Boue, après leur avoir obstiné-
ment refusé le débarquement, et le bon et humain général de Dam-
rémont n'eut plus le courage d'exposer ses soldats à de semblables
riguem's.
Pressé par les impossibilités qui s'amoncellent autour de lui, il
les brave en homme de cœur. 11 sait que l'enjeu cette fois est bien
supérieur aux intérêts et aux proportions de la guerre d'Afrique;
il sent que la France est appelée à donner au monde la mesure de
son énergie. Il se dévoue pour répondre aux espérances de la patrie,
aux ordres de son gouvernement, et il se décide à marcher sur Gon-
stantine.
Les deux dernières semaines de septembre furent à peine suffi-
santes pour constituer la colonne d'opérations, obligée d'emporter
tout avec elle, même son bois, et l'on use à ces pénibles prépara-
tifs les moyens déjà trop comptés qui doivent servir à l'action.
Bône se vide vite, mais Medjez-Amar se remplit lentement, car
chaque voyage du convoi n'y fait entrer en magasin que le faible
excédant des vivres apportés sur les besoins d'une garnison nom-
breuse. Le général en chef se hâte de la réduire pour accroître plus
rapidement la réserve des approvisionnemens, et, rassuré par ses
reconnaissances sur l'attitude d'un adversaire qui n'a pas même dé-
truit la route du Ras-el-Akba, placée sous la sauvegarde de la
paresse arabe, il ramène à Bône la plupart des troupes.
Achmed apprend que le général de Damrémont a retiré toute la
cavalerie de Medjez-Amar, et, certain dès lors de ne pas être pour-
suivi, il saisit aussitôt l'occasion de sortir, sans avoir l'air de fuir
Constantine, où il ne veut à aucun prix rester enfermé. Il ras-
semble 3,000 cavaliers et 2,500 fantassins, dont 500 réguliers, à
Hammam -Meskhoutin (les bains maudits), lieu étrange, célèbre
dans les légendes superstitieuses des Arabes.
Le 23 septembre, l'attaque, annoncée la veille par des tirailleries
sans résultat, commence dès sept heures du matin.
Prendre Medjez-Amar eût été anéantir l'expédition française, en
brisant l'œuf avant qu'il fût éclos. Achmed était incapable de se
sauver par un expédient aussi énergique; il voulait seulement pa-
rader à cheval avec Osman-Chaouch, l'envoyé de la Porte, devant
LA PRISE DE CONSTANTINE. 779
des retranchemens qu'il savait ne renfermer que des fantassins;
mais ses braves Turcs et Kabyles, s'échaufTant au combat, outre-
passèrent les ordres timides de leur maître.
Les cavaliers arabes s'étaient d'abord répandus sur tout le front
du camp pour jeter de l'incertitude sur leurs desseins; ils se con-
centrèrent même peu à peu vers la gauche de la position, où le feu
devint nourri; puis tout à coup, à l'extrême droite, les troupes ré-
gulières du bey, précédées et suivies par des essaims de Kabyles,
s'avancèrent, au bruit d'une musique infernale et avec des cris rau-
ques, vers un mamelon qui domine, à portée de fusil, l'intérieur de
l'ouvrage.
Le général Rulhières avait deviné cette manœuvre. Pendant la
nuit précédente, ce point, le plus faible d'une position déjà très
faible par elle-même, avait été garni d'abattis dont la défense était
confiée au lieutenant-colonel de Lamoricière avec un bataillon de
zouaves, les compagnies d'élite des hl" et 2" légers, et deux obu-
siers de montagne. La mitraille et la fusillade des troupes embus-
quées derrière ces parapets improvisés arrêtent les musulmans, mais
sans amortir une ardeur nécessairement stérile avec un chef comme
Achmed, qui n'a jamais essayé d'enlever un convoi, et qui attend,
pour envoyer ses soldats se faire tuer en nous attaquant, que les re-
tranchemens, dont on n'a point entravé la construction, soient ter-
minés. Une dernière fois, les Turcs remontent intrépidement jusque
sur la crête du mamelon; une sortie, faite avec élan et à propos par
les Français, ne laisse pas aux ennemis, qui tourbillonnent et plient
de nouveau, le temps d'emporter tous les morts dont le sol est jon-
ché. Ils redescendent du mamelon et se cachent dans les plis du
terrain; ils continuent à grande portée une fusillade sans but, qui
était plutôt une déclaration de guerre qu'un danger, et, lorsqu'ils
ont épuisé leurs munitions, ils se retirent, donnant rendez-vous aux
chrétiens devant Gonstantine.
Huit jours après, les Français étaient en route pour répondre à
cette dernière et insolente provocation (1).
(1) L'armée expéditionnaire était ainsi composée :
Général en chef, lieutenant-général comte de Damrémont;
Chef de l'état-major général, baron de Perregaux;
Commandant en chef l'artillerie, lieutenant-général comte Valée;
Commandant en second, général marquis de Caraman : quatre batteries de siège et
le parc;
Commandant en chef le génie, lieutenant-général baron Kohault de Fleury;
Commandant en second, général Lamy : deux compagnies do mineurs, huit de sa-
peurs et le parc;
Intendant de l'armée, sous-intendant, M. d'Arnaud. Cinq compagnies du train, l'am-
bulance et le convoi.
780 REVUE DES DEUX MONDES.
Il n'v avait pas 11,000 hommes pom- combattre, mais il y en
avait, y compris l'administration et les non-valeurs, 13,000 à nom-
rir, plus environ 350 chevaux et mulets, et c'était là, comme tou-
jours, la plus grande difficulté.
Tous les services étaient demeurés incomplets; les expédions de
l'esprit n'avaient pu suppléer à l'absence des ressources rigoureu-
sement nécessaires et à l'imperfection des détails. Dans la pénurie
générale, l'arme de l'artillerie était encore, relativement parlant, la
moins mal partagée : c'est que la faiblesse de l'effectif ne permet-
tait ni d'investir la place ni de passer par les lenteurs méthodiques
d'un siège régulier qui eut exigé des convois de retour à Medjez-
Amar. L'artillerie, qui possédait les moyens les plus énergiques et
les plus prompts, devait être le principal instrument d'une attaque
brusquée, la seule par laquelle l'armée eût chance de se soustraire
à la famine, à la défaite, à la mort et à la honte.
PREMIÈRE BRIGADE, SON ALTESSE ROYALE V. LE DIX DE NEMOIRS , MARÉCHAL DE CAMP.
Premier bataillon, zouaves, ) ,. . . , , j r • •• „
'M lieutenaiit-coloncl de Lamonciere;
Premier l>atailloii, 2* l('ger, )
Deux bataillons, 17' léger, colonel Corbin;
Deux escadrons, spahis réguliers, capitaine de IMirbeck;
Deux escadrons, 3*= chasseurs d'Afrique, colonel Lanncau;
Deux obusiers de montagne;
Deux pièces de campagne.
DEUXIÈME BRIGADE, GÉNÉRAL TRÉZEL.
Spahis irr;''guliers, 1 , , -^ . .
' , . . colonel Duvivier;
l'urcs a pied, )
Compagnie franche de Bougie, capitaine Guignard;
Tirailleui-s d'Afrique, commandant Pâté;
Un bataillon, 11"^ de ligne, commandant RiJjan;
Deux bataillons, '23'' de ligne, lieutenant-colonel de Bourgon;
Deux obusiers de montagne;
Deux pièces de campagne.
TROISIÈME BRIGADE, GÉNÉRAL RULHIÈRES.
Bataillon léger d'Afrique (3"), commandant de Montréal;
Bataillon légion étrangère, commandant Bedeau;
Premier bataillon, 2(3'= de ligne, lieutenant-colonel Grégoire;
Deux escadrons, spahis réguliers;
Deux escadrons, 1" chasseurs d'Afrique, commandant DuLcrn;
Quatre obusiers de montagne.
QUATRIÈME BRIGADE, COLONEL COMBES.
Deux bataillons, 47« de ligne, lieutenant-colonel de Bcaufort;
Deux obusiers de montagne;
Deux pièces de campagne.
C'est-à-dire quatorze bataillons, formant sept mille hommes d'infanterie;
Douze escadrons, dont quatre de spahis, ne donnant que 1,500 hommes de cavalerie;
Douze cents honuncs dartillerie;
Mille hommes du génie.
LA PRISE DE CONSÏANTINE. 781
Le matériel, transporté par 1,200 chevaux ou mulets et 126 voi-
tures, se composait de 33 bouches à feu, dont .10 de montagne,
approvisionnées de l/iO coups, — 6 de campagne, approvisionnées
de 180 coups, et 17 de siège, savoir : 3 mortiers de 8 pouces,
4 obusiers de 6 pouces, 2 obusiers de 8 pouces, h canons de
16, et enfin li canons de 24, emmenés par la tenace conviction
du général Valée, malgré la résistance de ceux dont la légèreté dé-
daigneusa eût fait échouer la campagne, si l'on eût écouté leurs
avis. Le parc, qui contenait en outre 200 fusées de guerre, 50 fu-
sils de rempart, des passerelles pour l'infanterie et une réserve de
500,000 cartouches, n'emportait que 200 coups par pièce de siège;
c'était encore une limite posée à l'action si restreinte de l'armée
française. Déjà, faute de vivres, il lui fallait vaincre avant une
heure bien prochaine; il lui fallait aussi, faute de poudre, vaincre
par un nombre de boulets comptés. C'était jouer une de ces parties
d'échecs où l'on s'oblige à faire son adversaire mat en tant de coups
et à telle case, sous peine de perdre. Cette partie- là ne réussit
qu'aux joueurs les plus transcendans ; le général Valée la gagna.
L'organisation classique et digne d'être étudiée qu'il avait donnée
à son artillerie en avait doublé la force et la valeur.
Le génie s'était dépouillé de 100 chevaux et de 20 voitures prê-
tées à l'administration pour assurer les vivres du corps expédition-
naire jusqu'au moment où il les recevrait de la victoire. Le géné-
ral Fleury fit généreusement à l'intérêt commun le sacrifice de la
moitié de son matériel, et il s'attacha exclusivement à emporter
40,000 sacs à terre pour cheminer sur le roc nu de Constantine et
suppléer à l'absence de bois pour gabions et fascines. Ils furent un
précieux moyen d'accélérer une attaque pour laquelle les hommes
et le temps manquaient également.
La cavalerie, trop peu nombreuse et disséminée dans les bri-
gades, ne pouvait être et ne fut employée qu'à éloigner de la route
du convoi un ennemi plus taquin qu'entreprenant.
C'était surtout d'infanterie qu'on était dépourvu. Ce qu'il y en
avait était excellent; c'était un alliage de vieux soldats et déjeunes
volontaires conduits par des officiers aguerris et vivifiés par ce qui
fait les bonnes troupes : une noble passion et le sentiment d'un
grand devoir. L'ardeur de ces masses intelligentes n'était pas l'en-
thousiasme présomptueux et peu durable de militaires novices ap-
pelant le danger sans le connaître; c'était la fermeté réfléchie et se-
reine de guerriers éprouvés, ayant mesuré le péril et marchant à sa
rencontre avec la volonté de le dompter à tout prix.
Les fantassins avaient quitté les buffleteries, la giberne, le sabre-
poignard et la couverture, pour porter seulement le sac de cam-
782 REVUE DES DEUX MONDES.
pagne et une cartouchière suspendue au col et à la ceinture. Il avait
fallu sept ans pour faire adopter cet équipement, destiné à devenir
un jour celui de toutes les troupes à pied, parce qu'il est le plus
propre à la mobilité, premier besoin de la stratégie et de la tactique
modernes. Encore ne serait-on pas si tôt parvenu à vaincre la rou-
tine, s'il n'avait pas fallu, dans cette expédition, débarrasser le sol-
dat d'une partie de son incommode accoutrement pour lui faire por-
ter, sans dépasser les forces humaines, outre son fusil et son sac,
60 cartouches, huit jours de vivres et un fagot de h livres, pouvant
servir, avec un grand bâton tenu à la main , à faire trois fois cuire
la soupe.
Après avoir extrait des rangs déjà très peu nombreux de l'infan-
terie une garnison pour Medjez-Amar, qu'il importait de mettre à
l'abri d'un coup de main, et prélevé des auxiliaires pour le génie et
l'administration, dont les conducteurs et les infirmiers étaient en-
fermés dans le lazaret de Bône, à peine restait-il 6,000 baïonnettes.
Pouvait-on, avec si peu de troupes, garder contra le dehors et le
dedans tontes les positions du siège, en même temps que travailler
et prendre la place? Ce n'était même pas assez pour l'escorte des
bagages, grossis outre mesure par la faiblesse même de l'infante-
rie, qui rendait impossibles les détachemens et les convois succes-
sifs, et obligeait à tout emporter avec soi de prime abord.
Les parcs de l'administration, de l'artillerie et du génie comp-
taient seuls 300 voitures et 600 mulets de bât. Chaque voiture, avec
sa distance, occupait au moins 10 toises; c'était 3,000 toises ou une
lieue et demie de long à garder des deux côtés, dans les parties de
la route où les voitures ne pouvaient marcher que les unes après
les autres. Faites ensuite la part de l'allongement naturel de la co-
lonne, de l'inexpérience et de l'indocilité de conducteurs impro-
visés, du désordre des cantiniers et transports irréguliers de toute
espèce qu'on avait été heureux de laisser s'adjoindre à l'armée, et
songez que cette lourde ville ambulante, rappelant les armées de
chariots des invasions barbares, avançait en plaine seulement d'une
demi-lieue par heure, quoique la sagesse du sous-intendant d'Ar-
naud eût réduit tous les chargemens ! Pour défendre cet immense
convoi, qui renfermait un peu de tout, même un institut scienti-
fique, et qui ne portait que pour sept jours de vivres, il eût été
indispensable de le parquer et de s'arrêter. Il dépendait du bey
Achmed de condamner, par une attaque sérieuse, son ennemi à
l'immobilité et de le mettre ainsi à l'amende d'un ou de plusieurs
jours de vivres, c'est-à-dire de diminuer d'autant la durée du dan-
ger qui menaçait Gonstantine; mais l'indolent Achmed ne comprit
pas que, de tous les besoins des Français, le temps était le plus
LA PRISE DE CONSTANTINE. 783
argent. Moitié par paresse, moitié par la pensée turque de ne pas
faire avorter le succès en l'obtenant trop tôt, il laissa échapper l'oc-
casion ; le châtiment suivit bientôt.
C'était donc avec moins de 7,000 baïonnettes, quinze jours de
vivres et 17 bouches à feu de siège, approvisionnées seulement de
200 coups, que, sans pouvoir communiquer avec une base d'opé-
rations éloignée, on allait faire le siège d'un Gibraltar armé de
63 pièces de canon, défendu par des nuées de fanatiques et protégé
par le prestige d'une ancienne inviolabilité et d'un succès récent.
La logique était contre une entreprise aussi téméraire, nouveau
défi jeté aux homm-es et aux élémens, et cependant au fond de cet
assemblage incomplet on sentait la victoire. Chacun s'était dit qu'une
énergie désespérée compensait une infériorité visible pour tous, et
c'est en se répétant « qu'impossible n'est pas français, » cette su-
blime gasconnade qui a produit et produit encore tant d'héroïsme,
que le corps expéditionnaire se mit en route, le front haut, le cœm*
ferme, l'œil sur Gonstantine, sans jeter un regard en arrière, résolu
à vaincre ou à ne pas reparaître devant la France.
Le convoi avait été partagé en deux divisions, qui partaient de
Medjez-Amar le 1"' et le 2 octobre 1837, escortées chacune par deux
brigades. Il eût été impossible de remuer d'une seule pièce cet im-
maniable attirail, comparable aux immenses bagages des expédi-
tions indiennes , avec cette différence que le superllu seul alourdit
les molles agrégations de l'Asie, tandis que c'est à peine le néces-
saire dont s'est chargée notre virile armée. Toutes les bouches à feu
faisaient partie de la première colonne et servaient de régulateur
pour la marche, car c'eût été plus qu'une faute d'arriver devant la
place avant d'avoir les moyens de l'attaquer. Les pièces de 2Zi se
tinrent constamment et sans efforts à la hauteur de l'avant-garde;
ce fut une éclatante sanction donnée par la pratique à ce nouveau
matériel dont le général Yalée avait doté la France, et qui amènera
peut-être bientôt de grands changemens dans l'art de la guerre par
la mobilité donnée aux canons des plus puissans calibres.
La première journée fut seule difficile, car la marche, qui use et
ralentit les troupes, allégeait chaque jour le convoi : c'était le far-
deau d'Lsope. L'eau ne manqua nulle part, et les feux de bivac, en-
tretenus par le bois que les soldats portaient sur leur dos, parurent
un miracle de l'industrie française aux Arabes, incapables de conce-
voir et d'exécuter un semblable effort. Les cavaliers d'Achmed, au
lieu de disputer le chemin de Gonstantine à l'armée qui se traînait
lentement sur ce terrain nu et ondulé, ne s'occupaient qu'à lui
rendre le retour impossible en détruisant toutes les ressources du
pays. La prévoyance d'Achmed s'appUquait exclusivement k cette "
784 REVUE DES DEUX MONDES.
retraite, contre laquelle il se ménageait l'alliance de la disette. II
apprit à ses dépens qu'à la guerre une chance passable et présente
ne doit jamais être sacrifiée aux espérances les plus séduisantes.
La cavalerie française, lancée au loin, à la débandade, avec de
petites réserves, s'efforça d'arrêter cette œuvre de destruction,
puissant moyen de défense des peuples ayant peu à perdre et osant
opposer le vide à un ennemi qui ne peut vaincre que ce qui lui ré-
siste. 11 s'ensuivit plusieurs rencontres, parmi lesquelles on re-
marqua la brillante charge du l*^' chasseurs d'Afrique contre des
douars opiniâtrement défendus du haut des rochers par des Kabyles
qui se firent tuer sans fuir.
Le 5 au matin, au monument de Souma, majestueux témoignage
de la grandeur de ce peuple romain dont les Vandales eux-mêmes,
ces terribles niveleurs, n'ont pu effacer la trace, l'armée salua d'un
cri de joie Constantine, qui ressortait, éclairée par un soleil bril-
lant, sur un fond de montagnes des formes les plus belles et des
couleurs les plus riches. Ce fut déjà une première vengeance pour
C3UX à qui ce spectacle grandiose rappelait de si funestes souvenirs.
Mais après cette apparition, des nuages noirs, reflétant en pourpre
la lueur des incendies, s'amoncelèrent sur l'armée, qui subissait
déjà l'influence diabolique de cette ville fatale, et la pluie vint en-
core confirmer le nom de a camp de la boue, » déjà donné l'année
précédente au bivac où les deux colonnes se réunirent le 5 au soir,
après avoir mis cinq jours à faire 18 lieues.
Le 6, on part dès la pointe du jour pour gravir le Mansoura, avant
que les terres soient trop détrempées. Chaque pas de cette longue
montée réveille de nouvelles douleurs : ce sont les stations du Cal-
vaire. Ici on heurte les débris du convoi pillé par les Arabes , plus
loin les ossemens blanchis des Français décapités semblent avertir
les chrétiens du sort qui peut les attendre de nouveau ; mais voici
le lieu où Changarnier donna aux musulmans une si rude leçon :
Hic Dolopum manus, hic sœvus pugnabat Achilles.
Les hauteurs se couvrent de milliers de cavaliers : les uns atta-
quent l'arrière-garde ; les autres se groupent, immobiles, sur les
divers étages de montagnes, comme des spectateurs sur les gradins
d'un vaste cirque.
Au fond de l'arène, Constantine semble une fourmilière en proie à
une agitation fébrile. Une population nombreuse couvre les places,
les remparts et les toits, se serre autour d'immenses drapeaux
rouges ornés de divers emblèmes, et accompagne de ses cris de
guerre le bruit de ses canons. Les Turcs seuls défendent les ap-
proches de la place en avant d'El-Kantara. La brigade du duc de
LA PRISE DE CONSTANTINE. 785
Nemours débouche la première, les zouaves en tête, sur le Man-
i^oura, et rejette vivement l'ennemi dans la ville. Le général en chef
prend immédiatement ses dispositions d'attaque.
Le duc de Nemours est nommé commandant du siège, avec le
capitaine de Salles pour major de tranchée. Le général Trézel est
chargé de la défense du Mansoura, où s'établissent le quartier-gé-
néral et les parcs. Le poste de Coudiat-Aty est confié au général
Ridhières, qui l'occupe promptement avec les 3*" et h^ brigades,
sans autres pertes que celles occasionnées par les boulets de la
place.
Pour surveiller les sorties, sans trop livrer les hommes aux vues
de la place, il fait immédiatement élever, par trois compagnies de
sapeurs et deux bataillons, des retranchemens en pierres sèches
sur les crêtes les plus rapprochées de la ville; les autres troupes
sont disposées pour contenir l'ennemi extérieur. Achmed, en effet,
a déjà pris ses contre-dispositions : sa cavalerie s'est rapprochée
des lignes françaises, qu'elle enveloppe et menace, surtout vers
Coudiat-Aty; c'est là toujours le point décisif.
Dès le premier coup .d'œil, les commandans du génie et de l'ar-
tillerie ont reconnu que ce front est le seul où il soit possible d'es-
sayer une brèche; mais avant d'attaquer directement cette place
hérissée de canons, il est nécessaire d'éteindre les feux de la casbah
et de prendre de revers et d'enfilade les batteries du rempart de
Coudiat-Aty, en se plaçant sur le prolongement de ce front, autant
que le permettra son extrême obliquité par rapport au Mansoura.
Le personnel et le matériel de l'artillerie sont d'ailleurs trop peu
nombreux pour conduire à la fois les deux attaques, qui sont com-
mandées, celle de Coudiat-Aty par le chef d'escadron d'Armandy,
et celle de Mansoura par le chef d'escadron Maléchard.
Sur ce dernier point, le général Valée a déterminé lui-même
l'emplacement de trois batteries. La première, batterie du roi,
pour avoir moins de commandement et plus d'enfilade, prolonge à
mi-côte la courtine de Coudiat-Aty, qu'elle doit battre à 600 mè-
tres avec une pièce de 2/i, deux de 16 et deux obusiers de 6 pouces.
La deuxième, batterie d'Orléans, placée à la droite de la redoute
tunisienne, combattra la casbah à 800 mètres avec les deux autres
pièces de 16 et deux obusiers de 8 pouces. La troisième batterie
recevra les trois mortiers, et tirera de la gauche de la redoute tu-
nisienne sur tous les édifices et sur les batteries à ciel ouvert de la
casbah .
Le génie fait une rampe de 1,200 mètres en remblai pour l'ar-
mement de la batterie du roi ; mais la dureté du roc dans lequel il
fait creuser les plates-formes ralentit l'établissement des batteries.
TOME Lxxxvi. — 1870. 50
786 -REVUE DES DEUX MONDES.
Il fallut porter à la main la terre nécessaire à la construction des
coffres. Le jour revint avant que les travaux fussent achevés; ils
continuèrent en plein midi avec la plus grande activité, et à quatre
heures du soir l'artillerie avait terminé ses trois batteries malgré
les coups trop bien dirigés des canonniers turcs, malgré le caractère
offensif que prit la résistance pendant cette première journée du
siège, et qu'elle garda jusqu'au dernier moment. Le système de dé-
fense est le même que celui de l'année précédente; la garnison et les
Arabes du dehors combinent leurs mouvemens pour presser les Fran-
çais entre deux attaques simultanées, et pour les user en détail en
ne leur laissant aucun repos.
Ben-Aïssa conduit avec sa vigueur accoutumée la part qui lui re-
vient dans l'exécution de ce plan, bien adaplô à l'esprit et aux ha-
bitudes des musulmans. Aussitôt après la prière du matin. Turcs et
Kabyles sortent à la fois sur Sidi-Mécid et Coudiat-Aty; en même
temps 3,000 chevaux font un hourra sur la li° brigade bivaquée au
revers de Coudiat-Aty. Le l\7^ les reçoit avec fermeté; le 3" chas-
seurs d'Afrique reprend la charge, mais il s'emporte trop loin et
perd quelques hommes pour n'avoir pas su s'arrêter à temps, ce qui
est si essentiel contre des troupes irrégulières.
L'infanterie, selon son habitude, tient plus ferme. Les Turcs,
qui s'enivrent facilement de la poudre et finissent souvent avec
acharnement un combat mollement commencé, viennent planter
leur drapeau tout près des retranchemens gardés par la légion
étrangère.
Le commandant Bedeau, à la tête de ses soldats, franchit l'épau-
lement, et refoule l'ennemi à la baïonnette jusque près des murs
de la place, dont la mitraille met un terme à la poursuite. Les plus
tenaces des Turcs, cachés dans les anfractuosités du teiTain, conti-
nuent une viv3 fusillade jusqu'à ce que l'appel à la prière de midi
les arracha au combat. Après leur retraite, les Français restent aux
prises avec un ennemi plus redoutable encore, la continuité du
mauvais temps. Les élémens, auxquels Ben-Aïssa semble comman-
der, sont déchaînés depuis deux jours ; la nuit du 7 au 8 est atroce
et se consume en efforts inutiles.
L'armement des batteries du Mansoura ne peut s'exécuter que
partiellement : la plaie a enlevé en entier les roches schisteuses du
chemin de remblai construit par le génie; le terrain, qu'on s'efforce
en vain de raffermir, manque sous les pieds des chevaux, que les
lanternes effraient au lieu de les guider. Les deux pièces de 16
et la pièce de 24 roulent avec chavaux et conducteurs dans des
précipices, où elles restent renversées dans la boue. Les zouaves,
ces soldats ambitieux, toujours prêts à tout pour établir la préémi-
LA PRISE DE CONSTANTINE. 787
nence de leur corps, s'offrent d'eux-mêmes pour réparer cet accident,
(Jui eût pu être irréparable. A force de bras et en plein jour, les ca-
nons furent remontés dès le lendemain dans une nouvelle batterie,
n° 5, appelée batterie Damrémont et construite en quelques heures
à l'extrême gauche de Mansoura, d'où elle ne voyait qu'à revers
le front d'attaque. L'armement de cette batterie se composa de
2 obusiers de 6 pouces et de 3 pièces de 2/i.
A Coudiat-Aty, la pluie avait encore plus retardé les travaux. La
construction de deux batteries, l'une de 2 obusiers, l'autre (batte-
rie de Nemours) destinée à battre en brèche à 500 mètres la cour-
tine de Coudiat-Aty, avait été commencée par 1,100 travailleurs,
afin d'être à l'avance en mesure de recevoir sur ce point les pièces
employées au Mansoura, dès que cette première attaque aurait pro-
duit son effet. Sur ce terrain de roc et de pierrailles, on ne peut
élever les parapets qu'en sacs à terre, et les nappes d'eau tombant
sans interruption changent en boue liquide les veines de terre qu'on
est obligé d'aller chercher au loin comme des mines d'or. Les sacs,
mal remplis d'une terre fluide filti'ant à travers la toile, ne par-
viennent de main en main à leur destination que flasques et vides.
Les soldats, inondés par un déluge d'eau glaciale, fouettés par les
bourrasques d'un vent terrible, dans l'eau, sans feu et sans soupe,
dans les ténèbres, sans sommeil, mitraillés jour et nuit par des ca-
nons qui demeurent sans réponse, travaillent depuis trois jours sans
interruption et sans résultat visible pour eux. Les hommes, malades,
mais non découragés, tombent dans la stupeur et l'épuisement; les
animaux, déjà réduits à une demi-ration d'orge, car le fourrage
tenté par la cavalerie n'a pas réussi, meurent en grand nombre.
La tempête, qui avait duré toute la journée du 8 sans ralentir
les sorties périodiques des musulmans, redouble pendant la nuit
suivante et suspend même le combat. On rentrait dans ce temps de
désolation et de misère qui, l'année précédente, avait produit tant
de malheurs. Chrétiens et musulmans voient dans cette sinistre
analogie une manifestation de la volonté divine. Les chafs observent
le temps avec angoisse et cherchent à lire dans le ciel l'avenir de
leur cause ; ils obéissent à ces tendances mystiques qui, au milieu
des grandes souffrances, remplacent dans toutes les âmes l'incré-
dulité, engendrée souvent par l'oisiveté et le bien-être.
Enfin le 9 au matin le bruit des batteries, jusqu'alors muettes,
du Mansoura et des obusiers de Coudiat-Aty réveille l'armée, en-
gourdie dans la boue sous une calotte de nuages bas et lourds qui
ressemblent au couvercle d'un tombeau. La violente canonnade qui
interrompt les tirailleries journalières atteste le courage et l'adresse
des artilleurs français et turcs. Au bout de quatre heures d'un feu
78S REVUE DES DEUX MONDES.
très vif, le tir admirable des assiégeans a éteint toutes les batteries
découvertes de la casbah et de la ville; des pièces sont même dé-
montées dans les casemates. Tout ce qu'on pouvait attendre de cette
attaque était obtenu; il fallait maintenant transporter à Goudiat-Aty
les canons du Mansoura, pour ouvrir la brèche, cette porte de la
victoire, vers laquelle on n'avait encore fait qu'un premier pas.
Dans l'état des hommes, des chevaux et du terrain, c'était une
entreprise d'une énorme difficulté que de faire descendre aux pièces
de 16 et de 2/1 de la batterie Damrémont, par (:es pentes imprati-
cables, l'escarpement du Mansoura, de leur faire passer, sous le feu
de la place, le torrent impétueux et gonflé du Rumm.l, et remon-
ter ensuite lu glaise à pic de la rive gauche pour gagner la batte, ie
de brèche; mais cette entreprise, décisive pour l'issue du siège, et
dont l'échec eût été irréparable, fut accomplie par l'artillerie avec
une énergie sans bornes et une patience à toute épreuve.
'A la tombée de la nuit, pour couvrir, contre les sorties de la
place, le chemin, très rapproché des remparls, que l'ariillerie est
obligée de suivre, les ruines du Bardo ont été occupées par le Zi7'' ré-
giment, et quelques débris de masures, que la négligence arabe a
omis de raser, sont rétablis par les sapeurs, et servent d'abri aux
postes les plus avancés.
Pendant C3 mouvement, deux pièces de 24, deux de 16 et huit
chariots d'approvisionnemens se mettent en marche. La colonne,
battue par une pluie diluvienne, arrive à minuit seulement au Rum-
mel, plus impétueux que jamais. Malgré les efforts fougueux des
soldats, qui restent douze heures de suite dans l'eau jusqu'à la
poitrine pour déblayer les blocs de rochers qui obstruent le gué,
malgré les tentatives ingénieuses du colonel de Tournemine et la
ténacité du général Valée, le torrent, où les voitures s'engagent une
à une, n'est franchi qu'à cinq heures du matin; !iO chevaux et
200 fantassins essayaient de faire monter à la première pièce une
rampe à peine praticable pour un cavalier isolé, lorsque le jour
parut brusquement et sans crépuscule, comme au lever d'un rideau.
Le feu des remparts, jusqu'alors lent et incertain, devient précis et
terrible; mais le danger, qui est souvent un auxiliaire à la guerre,
rend de la force aux hommes épuisés. Les canonniers détellent avec
calme les chevaux frappés dans les traits ; les officiers et sous-oiïi-
ciers du train des parcs saisissent et guident eux-mêmes les atte-
lages de Ijurs conducteurs : la première pièce est enlevée, la se-
conde suit aussitôt; mais les chevaux, effrayés par les projectiles, se
dérobent, et le canon verse en cage. En un clin d'œil, 200 hommes
du 47% dirigés par le capitaine Munster, l'ont relevée comme au
polygone au milieu de la mitraille se concentrant sur eux. La route,
LA PRISE DE CONSTANTINE. 789
si on peut l'appeler ainsi\ est libre, et les autres voitures suivent,
aidées par le même dévoûment, et après quatorze heures d'un tra-
vail herculéen le convoi qui portait les clés de Constantine est en
sûreté derrière le Goudiat-Aty.
Le siège entrait dans une nouvelle phase : c'est à effectuer ou
empêcher l'ouverture de la brèche que vont tendre tous les efforts.
Pendant la nuit, les assiégeans avaient recommencé à creuser
dans le roc de la batterie de Nemours, placée en face de l'isthme en
terre qui rattache la montagne de Goudiat-Aty à l'excroissance de
granit sur laquelle est bâtie Constantine. Sur la portion la plus sail-
lante de cette courtine sans fossés et sans glacis, les flanqueraens
sont faibles, et le mur est découvert jusqu'au pied. En le masquant,
Ben-Aïssa eût cru l'affaiblir, car les Arabes, comme les enfans, ju-
gent seulement de la puissance d'une fortification d'après la pre-
mière impression qu'elle leur cause; mais il savait que ce serait là
le point d'attaque, et il avait couronné le rempart d'une grande
batterie casematée à onze embrasures, toutes armées de pièces de
bronze et entrecoupées de créneaux réguliers. C'est à l'angle de
cette batterie, limitée à gauche par une maison casematée avec deux
embrasures et cinq autres plus loin, et flanquée à droite par la grande
caserne à trois étages des janissaires, que le général Yalée a re-
connu le seul point où l'on puisse essayer une brèche.
La construction de la batterie de îNemours à 500 mètres de ce
formidable dispositif de défense, sans aucune communication cou-
verte en arrière, et sous le feu plongeant et non combattu de la
place, était déjà une œuvre hardie et difficile. Le général Yalée tenta
plus encore : sans attendre l'expérience du tir, dont il craignait que
l'effet, à cette distance, ne fût trop lent sur une maçonnerie com-
pacte et terrassée, il résolut de rapprocher plus tard les canons des-
tinés à battre en brèche.
L'emplacement de la nouvelle batterie fut reconnu en plein jour
par les capitaines Borel et Lebœuf. Ces braves officiers, miraculeu-
sement épargnés par les balles arabes, le déterminèrent à 150 mè-
tres de la muraille, à l'endroit où le prolongement de l'axe de la
batterie de Nemours rencontrait un ravin parallèle au rempart, des-
cendant à droite jusqu'au Bardo, et pouvant servir à protéger les
travaux.
Aller à découvert et au premier vol, sans approches régulières,
sur un terrain en contrescarpe, se planter à portée de pistolet d'un
front dont les feux sont intacts, c'est l'entreprise la plus téméraire
de la guerre de siège. Elle était commandée ici par la nécessité de
gagner du temps, car maintenant ce ne sont plus les jours, ce sont
les heures qui sont comptées, et cette nécessité, plus encore que le
790 REVUE DES DEUX MONDES.
succès, peut seule absoudre le général, condamné pour sauver l'ar-
mée à être plus avare du temps que du sang de ses soldats.
La batterie de brèche, jetée si brusquement en avant, sera sou-
tenue par les batteries n°' h et 6, et par deux autres, n°' 7 et 8,
construites sur la hauteur en arrière à gauche de Coudiat-Aty. Le
reste de l'artillerie du Mansoura, moins trois pièces qui demeureront
dans la batterie du roi pour continuer à enfder le front d'attaque,
sera ainsi concentré sur Coudiat-Aty pour l'épreuve décisive et en-
core incertaine du tir en brèche.
L'ennemi sent l'étreinte des Français se resserrer et s'affermir;
mais il voit leurs projets sans découragement, et combat avec une
rage nouvelle pour reculer l'heure fatale.
Le 10 au matin, un mouvement combiné s'opère contre les Fran-
çais, obligés par le feu du front de Coudiat-Aty de suspendre la
construction de la batterie de Nemours. Les cavaliers d'Achmed es-
saient de couper la communication entre Mansoura et Coudiat-Aty,
et livrent plusieurs combats aux assiégeans, dont l'ellectif diminue
à mesure que les travaux et les dangers du siège commencent. Les
sorties journalières de la garnison sont empreintes cette fois d'un
caractère particulier de fureur, mais ne sont que de stériles protes-
tations contre les avantages acquis à l'attaque ; les Turcs surtout
s'acharnent contre les retranchemens de Coudiat-Aty.
Le duc de Nemours et le général de Damrémont, désigné aux coups
de l'ennemi par son chapeau à plumes blanches, s'élancent au-delà
du parapet. Six des officiers qui les suivent tombent frappés autour
d'eux; mais les Turcs, chargés à la baïonnette de haut en bas, sur
la pente la plus verticale de Coudiat-Aty, par les soldats de la lé-
gion étrangère, que le duc de Nemours excite en allemand, sont
délogés des ravins où ils s'étaient blottis et rejetés en désordre
jusque dans la place. L'activité de Ben-Aïssa se tourne alors contre
le poste du Bardo, qui lui'paraît le plus menaçant parce qu'il est le
plus rapproché, et contre lequel il dirige d'abord à la nuit tom-
bante une vive fusillade, puis une nombreuse sortie dès que la nuit
est bien venue.
Le colonel Combes donne aux compagnies d'élite de son régiment
l'ordre de laisser approcher l'ennemi, puis de le repousser à la
baïonnette, en silence, et sans tirer un seul coup de fusil. La disci-
pline et le courage du 47% mis à cette épreuve, ne faillirent point
au milieu de l'obscurité de la nuit et du tumulte du combat; pas
un cri, pas une détonation ne troublèrent la charge impétueuse de
ces vieux africains, économes de leur poudre et prodigues de leur
vie. Les plus hardis des Constantinois furent tués à l'arme blanche,
et après cette leçon la garnison ne contraria plus que du haut du
LA PRISE DE CONSTANTINE. 791
rempart les travaux du génie, occupé, sous la vigoureuse impulsion
du général de Fleury, à convertir en parallèle le ravin qui mène du
Bardo à la nouvelle batterie. Le terrain ne permet pas de s'enfoncer,
et l'on chemine tantôt à la sape volante, tantôt à la sape pleine, avec
des sacs de terre que l'on a passé la journée à remplir. Les sapeurs
ne répondent pas à la mousqueterie, qui incommode vivement la tête
de sape ; ils se laissent tuer sans riposter, car se défendre eût été
retarder les travaux, et le moindre retard pouvait devenir funeste.
La nuit continue à être agitée; la faiblesse de l'effectif condamne
à ne pas donner un moment de repos aux soldats, épuisés par les
fatigues du jour et l'insomnie des nuits, obligés de se multiplier,
comme des comparses d'opéra, pour suffire à toutes les exigences
d'une position si pressée. Tout est en mouvement à la fois pour éle-
ver et armer les quatre batteries de Goudiat-Aty et pour retrancher
le ravin du Bardo. L'ennemi dirige sur ce point un feu qui, pour être
meurtrier, n'a pas même besoin d'être ajusté. L'artillerie française
n'y répond pas, elle doit ne tirer qu'à coup sûr : chaque boulet est
un trésor pour l'armée, car c'est du temps, et le temps, c'est la vic-
toire; mais les Arabes du dehors ne s'expliquent la cessation du feu
et le bruit des voitures apportant l'armement de Coudiat-Aty que
comme des préparatifs de départ. Déjà ils croient tenir leur proie;
ils montent à cheval, galopent dans les ténèbres autour des avant-
postes comme des sauvages qui dansent autour de leurs victimes, et
exhalent leur joie féroce par des cris aigus et d'impuissantes criail-
leries contre les grand' gardes.
Au jour, la garnison a réparé ses défenses, car Ben-Aïssa a com-
pris que la journée du 11 allait être décisive, et les Français ne sont
point encore prêts à commencer le tir en brèche. La nouvelle batte-
rie n'est point encore élevée, la dureté du roc de la batterie de Ne-
mours en a retardé l'armement; les sacs à terre ont manqué pour
les autres batteries, dont les parapets ont été faits en partie avec
des pierres et des briques. La perplexité des chefs de l'armée s'ac-
croît de moment en moment, car la limite du séjour possible de-
vant la place, marquée par l'état des munitions de bouche et de
guerre, approche avec une effrayante rapidité; mais la conscience
de cette situation inspire à chacun un paroxysme d'efforts héroïques.
Le capitaine d'artillerie Caffort amène en plein jour les pièces de
la batterie de Nemours; l'attaque de Goudiat-Aty ouvre aussitôt son
feu. A neuf heures et demie du matin, les batteries n"^ Zi, 6 et 8 font
converger leurs feux sur le point marqué pour la brèche. Les obu-
siers français, si remarquables parleur extrême justesse, élargissent
promptement les embrasures des casemates, dans lesquelles les pro-
jectiles creux font de terribles ravages et démontent l'artillerie mu-
sulmane. Le tir des bombes et des fusées, qui n'a point endora-
792 REVUE DES DEUX MONDES.
mage cette vi'le incombustible, est concentré en arrière du rempart
pour empêcher les assiégés de s'y ménager un réduit. A midi, le
feu de la place était déjà extrêmement ralenti. Le général Valée
donna l'ordre de commencer le tir en brèche. Les trois pièces de 24
et la pièce de 16 tirent à 8 pieds au-dessous des embrasures case-
matées de la grande batterie, les obusiers fouillant le pied de la
muraille. Les premiers boulets qui vont frapper ce mur, bâti en
énormes pierres de granit noir blanchi à l'extérieur, cimenté par
des siècles et adossé à d'anciennes constructions romaines, y lais-
sent à peine l'empreinte d'une balle sur une plaque de métal. Il
faut cependant non-seulement faire brèche, mais faire brèche en
600 coups, ou périr et périr sans gloire. L'armée, silencieuse et in-
quiète, suit avec angoisse les progrès de ce travail, duquel dépend
son destin.
Enfin à trois heures, un coup d'obusier pointé par le général Valée
lui-même détermine le premier éboulement. La confiance renaît et
s'annonce par les cris de joie des soldats, qui ne doutent plus de
leur succès, puisque Constantine est accessible à leurs baïonnettes.
Pour la première fois un morne silence règne dans cette ville li-
vide, éclairée par les pâles rayons du soleil d'automne, qui vient de
paraître.
Cependant, si la défense matérielle est atteinte, le moral des mu-
sulmans reste entier et mieux trempé que jamais. Pendant le tir en
brèche, plusieurs milliers de Kabyles, accourus de leurs montagnes
pour assister à l'issue du drame qui tenait toute l'Algérie en sus-
pens, ont remplacé les Turcs, las de leurs inutiles sorties. Ils s'é-
lancent avec vigueur sur Sidi-Mécid, et soutiennent vaillamment
la charge à la baïonnette du 17*= léger, qui les fait bientôt reculer
et les poursuit jusque sous les murs de la place à travers les cactus
et les aloès, plantés régulièrement comme des vignes.
Touché de la persévérance de cette défense si vivace, le général
de Damrémont, naturellement ennemi des violences de la guerre,
voulut, en leur proposant une capitulation, offrir aux Constanti-
nois une dernière chance d'éviter les extrémités d'un assaut. Un
jeune soldat du bataillon d'infanterie turque se présenta volontaire-
ment pour remplir le périlleux office de parlementaire. Il arrive au
milieu des coups de fusil, un drapeau blanc à la main, jusqu'au
pied du rempart : on lui jette un panier au bout d'une corde; il s'y
blottit, on le hisse dans la ville, et il est conduit devant le caïd-
ed-dar. « Si les chrétiens manquent de poudre, lui dit Bel-F)edjaoui,
nous leur en enverrons; s'ils n'ont plus de biscuit, nous partagerons
le nôtre avec eux, mais, tant qu'un de nous sera vivant, ils ne pren-
dront pas Constantine. »
« — Voilà de braves gens, s'écria le général de Damrémont en
LA PRISE DE CONSTANTINE. 793
recevant cette réponse antique; eh bien! l'affaire n'en sera que plus
glorieuse pour nous. » Et il reprit les préparatifs de cette victoire
qui lui apparaissait si belle.
Les progrès de la brèche étaient lents, les blocs de granit, se dé-
tachant difficilement, laissaient voir des rangées de gros silex in-
crustés dans le ciment : c'était comme une seconde muraille dont la
destruction absorbait des munitions de plus en plus précieuses, et,
comme on était trop pauvre pour pouvoir hasarder un seul coup
incertain, au coucher du soleil, le général Valée fit cesser le feu;
mais les travaux du siège avancèrent rapidement pendant cette nuit
du 11 au 12.
A deux heures du matin, la seconde batterie de brèche était con-
struite avec les sacs à terre qu'on avait dû aller chercher jusque
dans les batteries désarmées du Mansoura; l'armement, interrompu
par la violence du feu de l'ennemi, que favorisait un intempestif
clair de lune, et par une tentative de sortie de la garnison, se ter-
mine cependant en deux heures.
Au jour, les trois pièces de 24 et une de 16, prises à la batterie de
Nemours, sont à 50 mètres de la brèche commencée. La batterie de
Nemours a été réarmée avec une pièce de 16 et à obusiers, les au-
tres batteries de Goudiat-Aty sont prêtes à faire feu ; mais les mu-
nitions ne sont pas encore arrivées dans la nouvelle batterie de
brèche : 200 hommes d'infanterie se dévouent pour les apporter à
bras en parcourant intrépidement, en plein jour et à découvert, un
espace de 300 mètres à petite portée de fusil du rempart.
Ces travaux si périlleux et si pénibles s'exécutent comme par en-
chantement. C'est le résultat merveilleux, non d'une passive obéis-
sance à un commandement, mais de cette volonté passionnée et in-
telligente que le soldat apporte de lui-même à l'accomplissement
d'une œuvre nationale. De part et d'autre la tension des efforts,
l'ardeur du dévoûment, augmentent à mesure qu'approche le dé-
noûment de ce duel à mort, dans lequel Constantine ou l'armée
doit périr.
La place répare encore une partie de ses défenses; un retranche-
ment est construit en haut de la brèche avec des ballots de laine,
des sacs à terre, des bâts de mulets et une palissade. Tous les
hommes combattent ou travaillent, la haine des chrétiens et les
besoins de la défense l'emportent sur les préjugés musulmans; les
femmes ramassent et emportent des blessés, les Juifs eux-mêmes
sont contraints de prendre part au mouvement unanime; Ben-Aïssa
les emploie comme bêtes de somme pour le service des batteries.
Quelques pièces y sont encore ramenées, et l'un des boulets de ces
canons, brisés chaque jour et ressuscitant chaque nuit, prive les
794 REVUE DES DEUX MONDES.
Français de leur chef, et ne laisse à ce général, tué comme Turenne
et Bervvick, que l'honneur d'une victoire posthume.
Le 12 au matin, le général en chef de Damrémont, accompagné
de tout son état-major, se rendait à la nouvelle batterie de brèche
par un chemin entièrement vu de la place. Un premier boulet passe
sur sa tête; on l'engage à hâter le pas et cà ne point dédaigner cet
avertissement. « Cet égal, » répondit-il avec ce calme et ce courage
qui le caractérisaient. Un second boulet ricoche aussitôt en avant,
couvre de terre tout le groupe et renverse le général en chef, qui
tombe mort entre le duc de Nemours et le général Rulhières. En
même temps une balle mortelle vient atteindre le général de Per-
regaux, chef d'état-major général.
La confiance universelle qu'inspire le général Yalée, appelé par
droit d'ancienneté au commandement en chef, prévient les consé-
quences ordinairement si funestes d'un changement d'autorité au
milieu de si graves circonstances. Uno aviilso. non déficit aller.
L'artillerie venge le général de Damrémont en faisant voler en
éclats les pièces qui lui ont donné la mort; à midi, les derniers feux
des remparts sont éteints pour ne plus se rallumer. Depuis lors, les
salves saccadées et solennelles du tir en brèche couvrent seules le
bruit de la mousqueterie. La nouvelle batterie continue l'œuvre de
la première; la brèche se perfectionne, le talus se forme. On dispose
l'assaut en agrandissant avec des sacs à terre une place d'armes
commencée la nuit précédente à gauche de la batterie de brèche,
pour se garantir d'une attaque à revers. Ce sont encore les sapeurs
et les zouaves qui exécutent cet ouvrage, où se masseront les co-
lonnes d'attaque.
La garnison, privée de ses canons, entretient une fusillade vio-
lente, et tente encore une dernière fois les sorties qui ont déjcà si
souvent échoué contre la fermeté des troupes françaises; mais le
cœur manque à Achmed, Déjà ses cavaliers ont été la veille plus
mous que d'habitude, et, à la vue de la brèche qu'il aperçoit avec
sa lorgnette, son aveuglement, son abandon à la fatalité disparais-
sent; il n'espère plus que dans l'instabilité des Français et leur en-
voie un parlementaire pour demander de cesser le feu et de négo-
cier. « Il est trop tard, répond le général Yalée; nous ne traiterons
que dans Constantine. » Et il dicte ses ordres pour l'assaut.
L'assaut sera donné de jour, parce que l'obscurité de la nuit,
grandissant les obstacles, est tout à l'avantage du défenseur, qui a
disposé et connaît les localités; il aura lieu le lendemain vendredi
13 octobre au lever du soleil. Des esprits timides, qui eussent dû
donner l'exemple de la sécurité et de la confiance, étaient frappés
du sinistre présage que renfermait, disaient-ils, la date du ven-
LA PRISE DE COPfSTANTlNE. 795
dredi 13. « Soit, répondit le général de Fleury, ce sera tant pis pour
les musulmans. » Le temps presse, et l'armée, au bout de ses forces,
ne peut ni prolonger cette lutte acharnée, ni songer à une retraite
impossible. Les hommes, exténués, n'ont pas fermé l'œil depuis six
nuits ; les chevaux sont morts de misère, après s'être mutuellement
rongé la queue et avoir léché les roues des voitures. L'artillerie a
dépensé ses munitions, les vivres sont presque épuisés ; il n'y a pas
de lendemain possible à un assaut manqué : il faut réussir ou perdre
le matériel du siège, l'honneur de l'armée, l'empire de l'Afrique et
peut-être le respect du monde.
La grandeur de cette situation électrise les troupes, qui semblent
courir à une fête plutôt qu'à un combat meurtrier. Ces sentimens
exaltés de dévoûment chevaleresque, cherchant sous l'habit mili-
taire un refuge contre l'impur matérialisme qui les étouffe partout,
se font jour à cet instant critique. Tous les corps se disputent l'hon-
neur de monter à cette brèche, derrière laquelle on ne trouve que
la victoire ou la mort, et le général Valée, pour concilier les exi-
gences de ces nobles rivalités avec le succès de l'entreprise, forme
trois colonnes d'assaut où tous les régimens sont représentés, mais
où les plus aguerris sont placés les premiers (1).
Les Gonstantinois se préparent aussi à cet acte suprême, où l'hé-
roïsme de leur défense doit triompher ou succomber sans appel. La
brèche ouverte ne donne ni la tentation de se rendre, ni la pensée
(1) PREMIÈRE COLONNE.
Lieutcinant-coloncl de Lamoricièrc (blessé à l'assaut);
Commandant le génie, chef de bataillon Vieux (tué à l'assaut);
Quatre-vingts sapeurs, capitaine Hackett (tué à l'assaut);
Trois cents zouaves, capitaine Sanzay (tué à l'assaut);
Deux compagnies d'élite, 2« léger, chef de bataillon de Sérignj^ (tué à l'assaut).
DECXIÈME COLONNE.
Colonel Combes (tué à l'assaut);
Commandant le génie, capitaine Potier (tué h l'assaut);
Quarante sapeurs, capitaine Leblanc (tué à l'assaut);
Compagnie franche, capitaine Guignard (tué à l'assaut);
Trois cents hommes du 47e, commandant Leclerc;
Cent hommes, 3" bataillon d'Afrique;
Cent hommes, légion étrangère, commandant Bedeau.
TROISIÈME COLONNE.
Colonel Corbin;
Détachement du 17» léger, | commandant Pâté;
Détachement des tirailleurs d'Afrique, )
Détachement du 23'= de ligne;
Détachement du 20*= de ligne;
En tout seize cents hommes.
796 REVUE DES DEUX MONDES.
de fuir, à cette population, dont la résistance n'est cependant pas
excitée par les devoirs et les lois du point d'honneur.
Ben-Aïssa et le caïd-ed-dar ont organisé la défense intérieure
avec cet instinct et ce bon sens sauvage qui devinent souvent ce
que la science n'a découvert qu'après de longues recherches. De
fortes barricades qui se flanquent mutuellement sont élevées dans
les ruelles étroites qui aboutissent à la brèche; les maisons sont
crénelées intérieurement et extérieurement de manière à se com-
mander à mesure qu'elles s'éloignent du rempart. Confians dans ces
dispositions, confians en eux-mêmes, mais plus confians encore en
Dieu, les guerriers musulmans, immobiles à leur poste de combat,
attendent toute la nuit, au milieu de ferventes prières, l'assaut
qu'ils prévoient sans le craindre. Les vieillards, les femmes et les
enfans, réunis sur les places pubhques, répondent en chœur aux
chants des muezzins, interrompus de temps en temps par les salves
de la batterie de brèche, qui mitraille la crête du rempart pour em-
pêcher les travailleurs d'y construire u i retranchement, précaution'
que l'état du terrain rendait du reste bien inutile.
A trois heures du matin , la brèche , qui n'a que 10 mètres de
large, est déclarée praticable par les capitaines Boutault, du génie,
et de Gardarens, des zouaves, qui fut blessé dans cette périlleuse
reconnaissance. Les colonnes d'assaut se massent, la première dans
la place d'armes, la deuxième dans le ravin, la troisième au Bardo.
Le jour se lève pur et chaud. « Enfoncé Mahomet! Jésus- Christ
prend la semaine, » s'écrient dans leur langage expressif les soldats
impatiens.
A sept heures, il ne reste plus que cinq boulets; le général en
chef ordonne une dernière salve pour soulever des nuages de pous-
sière; les canonniers, épuisés, retombent endormis sur leurs pièces,
et la première colonne, lancée par le duc de Nemours, part au pas
de charge, au bruit des tambours et des clairons, accompagné des
hurlemens des Arabes qui tapissent les montagnes.
Le lieutenant-colonel de Lamoricière et le commandant Vieux, du
génie, arrivent les premiers au sommet du talus, que la colonne
gravit en s'aidant des mains. Le capitaine de Gardarens est blessé
de nouveau en plantant le drapeau tricolore au-delà de la brèche. On
tombe dans ua chaos sans issue, où les décombres amoncelés en
contre-pente, des enfoncemens sans passage, forment un terrain
défiguré et factice.
Ce marais de matières qui manquent sous les pieds, ce cimetière
de maisons où rien n'est plan, devient une prison dans laquelle la
colonne agglomérée reçoit à découvert le feu convergent d'un en-,
nemi dispersé et invisible.
LA PRISE DE CONSTANTINE. 797
Le colonel de Lamo;;cière, avec son coup d'œil rapide et sa vi-
goure'jse exécution, fait démolir les murailles, déblayer les ruelles,
escalader les maisons avec des échelles faites en démontant les
voitures d'artillerie. On débouchera par trois colonnes, les deux
premières contourneront le rempart à droite et à gauche, la troi-
sième percera, droit devant elle, vers le cœur de la ville; mais
avant qu'on ait pu sortir de ce labyrinthe, un pan de mur, fouillé
par les boulets et poussé par l'ennemi qui tirait au travers, s'écroule
sur les hommes heurtant partout pour trouver une issue, et ense-
velit une partie du 2^ léger. Son brave commandant de Sérigny,
enterré jusqu'à mi-corps, expire, en sentant successivement tous
ses membres se broyer sous le poids de la maçonnerie, et trouvant
encore des paroles d'encouragement pour ses soldats, jusqu'à ce
que sa poitrine écrasée ne rende plus de son.
Les colonnes de droite et de gauche se jettent tête baissée dans
les batteries couvertes qui surmontent le rempart; les zouaves s'en
rendent maîtres après une hideuse mêlée oià 91 Turcs et Ù5 Fran-
çais périssent poignardés au milieu d'un épais brouillard de fumée,
dans d'étroites casemates déjà remplies de débris d'affûts et de
chair humaine en putréfaction. Au-delà, on emporte de vive force
les barricades, on enfonce les maisons les unes après les autres, en
recevant des coups de fusil à bout portant sans pouvoir en rendre.
Il faut monter sur les toits pour contre-battre les feux des mina-
rets. L'ennemi défend pied à pied un terrain tout à son avantage.
On arrive cependant ainsi jusqu'à la demeure de Ben-Aïssa, riche
palais, dont les meubles, les coussins, les poutres, sont jetés dans
la rue, afin d'y élever des contre-barricades qui flanquent l'attaque
du centre, où se porte l'effort principal, et dont le colonel de La-
moricière s'est réservé la direction immédiate.
Cette colonne s'est fait jour, à travers un massif de constructions
informes, jusque dans le quartier marchand de Constantin^, tra-
versé par une rue plus droite et plus grande que les autres, la rue
du marché, large de ù à 5 mètres. Cette rue et les ruelles adjacentes
sont bordées par des rangées de cages en maçonnerie, closes par
des volets en bois, qu'on eût dit construites pour des bêtes féroces,
et servant de boutiques aux marchands, réunis par corporation
dans ces étroits passages. Chacun de ces bazars devient le tombeau
de ses défenseurs; ils s'y font tuer jusqu'au dernier dans de furieux
combats corps à corps qui conduisent les Français en face d'une
arche romaine fermée par une porte en bois ferré. Le colonel de
Lamoricière la fait ébranler à coups de hache; mais, au moment
où on l'entr'ouvre, une décharge terrible de l'ennemi, groupé sur
les toits et derrière les barricades, abat toute la tête de la colonne.
798 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant la compagnie franche passe sur les morts et les mom-ans
et pousse tout à la baïonnette devant elle, lorsque l'explosion d'un
magasin à poudre détruit presque entièrement cette brave troupe.
Dans un vaste cercle, tout est renversé, anéanti; les murailles s'é-
croulent, la terre se soulève, les assiégés reviennent à la charge et
hachent à coups de yatagan tout ce qui respire encore au fond de ce
cratère. L'emploi des mines par masse de poudre, enterrée ou non,
est toujours le plus puissant des moyens de défense. Si les 15,000 ki-
logrammes de poudre accumulés encore dans Constantine eussent
été répartis sur le chemin des Français, l'assaut eût manqué, et le
dernier des chrétiens eût péri.
Cet accident, imprévu pour les deux partis peut-être, faillit
amener une catastrophe : le colonel de Lamoriciôre était aveuglé,
tous les chefs et presque tous les officiers étaient hors de combat; les
soldats, décimés et sans direction, n'avançaient plus sur un terrain
qu'ils croyaient miné; les blessés, spectres noircis, sans forme hu-
maine, aux chairs pantelantes comme celles de cadavres que l'on
enlève d'un cabinet anatomique, redescendaient la brèche en répan-
dant l'alarme par leurs gémissemens.
Le colonel Combes coupe court à cette hésitation et reprend l'of-
fensive en faisant emporter par les voltigeurs du A?*^ les fortes bar-
ricades de la rue du marché, la véritable voie stratégique de l'in-
térieur de Constantine. Des renforts sont envoyés dans la ville,
successivement et par petites colonnes, de manière à combler les
vides sans encombrer les lieux. Le cri a à la baïonnette ! » enlève
les soldats de tous les corps, la charge bat avec frénésie; dans les
bivacs de l'armée, les tambours et les clairons la répètent tous à la
fois comme fascinés par un entraînement contagieux et irrésistible.
Les musulmans perdent du terrain ; mais dans ce moment décisif
le colonel Combes est atteint de deux balles en pleine poitrine. Il
donne encore ses derniers ordres, puis il vient dans la batterie de la
brèche, debout et l'épée haute, rendre compte au général Valée et
au duc de Nemours de la situation du combat, a Ceux qui ne sont
pas blessés mortellement, ajoute-t-il ensuite, pourront se réjouir
d'un aussi beau succès; pour moi, je suis heureux d'avoir encore
pu faire quelque chose pour le roi et pour la France. » C'est alors
seulement qu'on s'aperçoit qu'il est blessé. Calme et froid, il re-
gagne seul son bivac, s'y couche et meurt. Son absence n'arrête pas
les progrès de l'attaque; les officiers inférieurs et les soldats, livrés
à eux-mêmes, font avec intelligence et courage cette guerre de mai-
sons, à laquelle, de l'aveu de tous les écrivains militaires, les Fran-
çais sont éminemment propres.
C'est un Saragosse au petit pied, car ici, comme à Saragosse, les
LA PRISE DE CONSTANTINE. 799
défenseurs sont plus nombreux que les assaillans. De faibles têtes
de colonnes, guidées par les officiers et les sous-officiers du génie,
cheminent dans ce dédale de ruelles tortueuses et infectes, dans les
corridors voûtés à mille issues dont se compose Constantine. Munis
de haches et d'échelles faites avec les côtés démontés des voitures,
ils assiègent une à une les maisons isolées, sans terrasses, et sépa-
rées par de petites cours favorables à la défense, et sautent par les
toits dans celles qu'ils n'ont pu prendre par la porte. Le dernier
effort considérable eut lieu contre la caserne des janissaires, grand
bâtiment crénelé, à trois étages, bâti sur le rempart, à droite de
la brèche, où les Turcs et les Kabyles se défendirent avec achar-
nement.
Mais ces différentes attaques manquaient d'une impulsion unique
et régulière et perdaient de leur ensemble à mesure que leur base
allait s' élargissant. Le général Rulhières, envoyé pour relier le ré-
seau des têtes de colonnes isolées, cherche surtout à pousser l'at-
taque de gauche, de manière à tourner toute la défense de la ville
en la prenant à revers. Ce mouvement jette le découragement dans
la population effrayée, qui se précipite hors de la ville pour fuir par
le côté gauche de Goudiat-Aty, avant que les Français, déjà parve-
nus aux portes de Bal-el-Djebia et Bab-el-Djedid, ne leur aient
coupé cette dernière retraite.
Des hommes sans armes, avec un papier blanc au bout d'un bâ-
ton, se présentent au général Rulhières, qui dirige les tirailleurs les
plus avancés, et lui demandent la paix. Le général monte aussitôt
jusqu'à la casbah pour empêcher la garnison de s'y défendre comme
dans une citadelle malgré la soumission des habitans. La résistance
est brisée ; les deux cadis sont grièvement blessés ; le caïd-ed-dax
se brûle la cervelle, fidèle à son serment de ne pas assister vivant
à la prise de Constantine. Le fils de Ben-Aïssa, qui a reçu quatre
blessures sur la brèche, entraîne hors de la ville son père accablé
de douleur; les débris des canonniers et de la milice le suivent. Les
plus résolus des défenseurs, ceux qui jusqu'au bout avaient cru au
succès et n'avalent éloigné ni leurs femmes ni leurs enfans, se trou-
vant acculés à la casbah, et ne comptant point sur une généro-
sité dont ils eussent été incapables, cherchent à descendre par
des cordes du haut des escarpemens verticaux qui surmontent de
ZiOO pieds les abîmes ténébreux où coule le Rummel. Les derniers
poussent les premiers, qui roulent dans le gouffre; une horrible cas-
cade humaine se forme, et plus de 200 cadavres s'aplatissent sur le
roc, laissant des lambeaux de chair à toutes les aspérités inter-
médiaires.
A neuf heures du matin, après une furieuse mêlée de deux heures.
800 REVUE DES DEUX MOj>îDES.
Constantine est prise; les soldats couronnent tous les édifices, et, se
tournant vers l'armée qui les admire, ils annoncent leur triomphe
par le cri unanimement répété de vive le roi! Le quartier-général
s'établit au palais du bey, séjour étincelant de toutes les féeries des
Mille et une Nuits. Achmed en a retiré son trésor, mais il y a ou-
blié son harem, destiné, selon les usages de l'Orient, où la femme
n'est qu'une chose, à devenir le prix de la victoire. A la vue du dra-
peau tricolore arboré sur sa demeure, le pusillanime bey de Con-
stantine verse de grosses larmes, et fuit en poussant des impréca-
tions. 11 est détrôné, car il ne trouvera plus que des ennemis et
point de refuge dans cette population nomade contre laquelle les
murs de Constantine servaient d'asile à sa tyrannie.
Les principaux habitans, se rendant à discrétion, n'implorèrent
point en vain la générosité française. Le pillage, cette conséquence
habituelle et en quelque sorte légale de l'assaut, fut promptement
réprimé par les officiers, qui avaient acheté cher le droit d'être
obéis, car 57 d'entre eux avaient arrosé de leur sang et 23 avaient
payé de leur vie une gloire qui demeura pure de tout excès. Cette
consommation d'officiers, proportionnellement plus forte que dans
toute autre armée, antique et glorieuse coutume qui se perpétue
dans l'armée française, est un des secrets de sa puissance et un des
gages de son avenir, car, dans l'état moral de toutes les populations
européennes , à la première guerre la victoire restera aux troupes
qui feront le plus grand sacrifice d'officiers.
A la voix de l'honneur et de la discipline, on vit les soldats, qui
passaient du dernier degré de la misère aux brillantes séductions
du luxe oriental, s'arrêter, tendre la main aux vaincus, et adopter
les enfans que leurs baïonnettes avaient faits oi'phelins. Un tel
triomphe, plus rare dans l'histoire et plus glorieux encore que l'as-
saut, ne s'obtient qu'avec des troupes vraiment nationales, dont
l'ardeur, puisée dans le zèle du service de la patrie et non dans
l'ivresse de la poudre et du sang, cesse avec le combat; un tel
triomphe est possible seulement avec des troupes qui ne font pas
métier de la guerre, et trouvent dans l'estime de leur pays et dans
l'approbation de leurs chefs la récompense que les soldats merce-
naires cherchent dans le butin. C'est aussi là un vivant éloge de la
discipline française, toujours puissante par la cause même qui la
fait critiquer dans les pays où on ne peut ni l'imiter ni la compren-
dre, par la solidarité des officiers, étrangers à tout esprit de caste,
et des soldats, qui ne sont ni leurs esclaves ni leurs égaux, parce
qu'enfin l'officier est pour le soldat un frère aîné au combat, un père
au bivac et à la caserne, un guide et un ami partout et toujours.
C'est à cette constitution toute spéciale que l'armée française
LA PRISE DE CONSTANTWE. 801
avait dû cette constance et cette unanimité d'efforts rivaux sans
être jaloux, cette tenace et obéissante persévérance dans les priva-
tions, c.3t infatigable et ingénieux dévoûment de jour et de nuit,
sans lesquels il eût été impossible de vaincre les élémens coalisés
avec une défense intelligente, et d'accomplir en six jours une de ces
actions guerrières qui honorent non-seulement une armée et une
époque, mais une nation, car c'est le roi qui l'a dit du haut du
trône en parlant de l'expédition de Gonstantine, « la victoire a
plus fait quelquefois pour la puissance de la France, jamais elle n'a
élevé plus haut la gloire et l'honneur de ses armes. »
Dans l'histoire de l'art militaire, le siège de Gonstantine sera re-
marquable en ce que tous les travaux qu'on entreprend ordinaire-
ment de nuit et à couvert ont été exécutés en plein jour et à décou-
vert, en ce que les attaques, sans approches préliminaires, sur un
roc pelé, ont commencé aux distances où se font ordinairement les
derniers travaux d'un siège, en ce que la place a été prise par moins
d'artillerie qu'il n'y en avait sur le seul point attaquable.
Pourquoi faut-il qu'un si beau fait d'armes soit attristé par le
nombre et la valeur des victimes qu'il a coûtées (1) !
C'est Perregaux, âme ferme et élevée, général habile, obtenant
par sa sollicitude des efforts extraordinaires de ses soldats, toujours
dévoués au chef qui voit en eux autre chose que des instrumens de
succès.
C'est Combes, classé dans le souvenir de l'armée plus haut que
son grade, à la place où l'eût élevé sa fière et énergique nature.
C'est Vieux, dont la force athlétique avait enfoncé à Waterloo la
porte dd la Haie-Sainte.
C'est Leblanc, artiste et soldat, oubliant dans le combat, comme
Vernet au milieu de la tempête, le danger, pour admirer la scène
où il joua et perdit sa vie.
Ce sont ces officiers du génie, qui ont si noblement payé sur la
brèche leur droit d'y monter les premiers.
Ce sont ces officiers de zouaves et de zéphyrs, atteints presque
jusqu'au dernier.
C'est enfin le plus illustre de tous, Damrémont, enlevé trop tôt
à la France, et qui trouvera dans l'histoire le monument que sa mé-
moire attend encore Là où il termina une carrière déjà si remplie.
Kl la sépulture sous le dôme des Invalides, ni les honneurs dont
sa dépouille mortelle fut entourée à son retour en France ne vau-
dront, pour le général en chef tué à la tête de ses troupes la veille
(1) Dans les tués de l'assaut de Gonstantine, les officiers figurent presque pour un
quart, les sous-officiers pour un autre quart; les gradés n'ont donc laissé aux soldats,
dix fois pluï nombreux, que la moitié des chances mortelles.
TOMB LXXXVI. — 1870. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'assaut, ce catafalque en sacs à terre et en pierres de revête-
ment, élevé entre la brèche, où flottait le drapeau en deuil du h7%
et le minaret de Coudiat-Aty, qui reste debout pour attester l'adresse
des canonniers : simple et touchant monument gardé par le 11^ ré-
giment, dont le général Damrémont avait été colonel, et autour
duquel les troupes, déguenillées par suite des privations de la
guerre, se réunirent pour rendre les derniers honneurs aux braves
dont la place était vide dans les rangs, mais dont la mémoire vivait
dans tous les cœurs.
Dès que la prise de Constantine eut cessé d'être un but pour de-
venir un résultat, d'autres embarras surgirent à la place de ceux
auxquels remédiait cette conquête, car il est dans la nécessité de
l'honmie de se heurter toujours à de nouveaux obstacles, au-delà
de ceux qu'il a déjà vaincus, et, pour lui rappeler son impuissance,
la Providence a souvent voulu qu'il ne trouvât qu'une source de
souffrances dans la réalisation de ses vœux.
Depuis que cette Constantine si désirée était aux Français, il sem-
blait qu'il leur fut également impossible d'y rester et de la quitter.
Comment y vivre sans cavalerie pour aller chercher dans un pays
incoimu la viande dont on manquait, sans transports pour faire
jusqu'à Medjez-Amar un convoi de retour, déjà impossible avant
que l'armée eût perdu ses chevaux et se fût encombrée et diminuée
de 1,400 blessés ou malades? Comment garder Constantine, si
l'emploi de la force doit y créer une situation semblable à celle dont
Alger, situé au bord de la mer, ne peut se dégager? Et cependant
la difficulté de prendre cette place obligeait à la consei'ver. Com-
ment revenir à Bône après l'avoir évacuée? L'abandon de Constan-
tine eût été le signal de l'insurrection de toute la province, eL ni le
matériel ni les blessés n'eussent achevé une retraite commencée
sous de tels auspices.
L'habileté du général Valée tira l'armée de ce cercle vicieux.
L'art de se servir des vaincus est une grande qualité à la guerre.
Par le respect de cette religion qui s'était montrée si puissante sur
eux, par l'intelligence de leurs usages et de leurs besoins, il obtint
des indigènes ce que la politique donne plus souvent que la victoire
en Afrique, des vivres.
Dès le lendemain de l'assaut, la prière se fit de nouveau, non
plus l'hymne passionné et menaçant du soldat musulman qui passe
par la mosquée pour aller au combat et de là en paradis, mais la
prière silencieuse et résignée du vaincu apaisé. Des chefs furent
promptement et heureusement choisis pour substituer, sans un in-
terrègne qui eût fondé l'anarchie, un pouvoir régulier au gouverne-
ment détruit. Ces sages et prévoyantes mesures désarmèrent la po-
LA PRISE DE CONSTANTINE. 803
pulation plus efficacement encore que les précautions prises contre
une révolte du Caire, que l'implacable fureur des combats de siège
autorisait à craindre.
Mais, en assurant la subsistance de l'armée, le général Valée avait
aussi pourvu aux soins de la sûreté et de la salubrité. La ville est
assainie et nettoyée. On enlève plus d'un millier de corps brûlés,
racornis, mutilés, de troncs vivant encore sans leurs membres, de
paquets de membres et de chairs palpitantes , qui gisaient sur un
étroit espace, noyés dans des flaques de sang, — triste prix auquel
s'achète la gloire militaire, alliage impur, mais nécessaire dans les
médailles frappées pour la postérité.
Des réduits contre l'insurrection des habitans avaient été pré-
parés dans quelques maisons isolées et à la casbah, où furent réunis
tous les magasins, 15,000 kilogrammes de poudre et 2,000 fusils
enlevés à la milice. La brèche est réparée, et du canon est remis en
batterie contre une attaque du dehors, chaque jour plus improbable.
Le 17 octobre, le colonel Bernelle, parti de Medjez-Amar dès l'ar-
rivée du 61" régiment, envoyé de France, amenait à Constantine
un convoi de ravitaillement, plus important encore par l'impression
qu'il produisit sur les Arabes et par l'établissement des rapports
faciles entre Bône et Constantine que par le secours matériel qu'il
procurait. Dans les rangs de cette colonne marchait le prince de
Joinville, lieutenant de vaisseau à bord de V Hercule, et qui se ven-
gea bientôt au Mexique d'être arrivé trop tard cette fois pour par-
tager les dangers et la gloire de son frère le duc de Nemours.
Mais le corps expéditionnaire, jusqu'alors prisonnier dans sa con-
quête, paya une cruelle rançon pour sa délivrance. La brigade Ber-
nelle, dont l'arrivée lui donnait les moyens de garder Constantine
et de ramener à Bône le matériel et les blessés, apportait le cho-
léra, dont les ravages menaçaient d'ensevelir l'armée dans son
triomphe. Parmi les nombreuses victimes du fléau, qui frappa sur-
tout les blessés manquant de tout, l'armée regretta particulière-
ment le général de Caraman, militaire distingué, et digne héritier
des vertus dont son noble "père avait récemment donné un si tou-
chant exemple. Le déplacement put seul arrêter une contagion dont
les progrès rapides, favorisés par l'abondance après la misère, et
l'oisiveté après l'activité excessive, eussent entièrement paralysé le
corps expéditionnaire.
Le mouvement rétrograde s'exécuta sans précipitation et sans
obstacles, au milieu des populations soumises et gouvernées. Ce
fut là la constatation d'une conquête réellement accomplie, et qui
ouvrait un vaste avenir h la France. L'équipage de siège partit le
premier; un convoi de blessés suivit quelques jours après, et le gé-
804 • REVUE DES DEUX MONDES.
néral Valée, avec les troupes les plus valides, ne quitta Constantine
qu'après avoir organisé le pays sous l'autorité française, mis la
place en état et laissé sous les ordres du ferme et intelligent colo-
nel Bernelle une garnison de 2,500 hommes approvisionnés pour
cinq mois.
Le retour jusqu'cà Bône, où tout était rentré le 4 novembre, fut
triste et pluvieux. La brigade du duc de Nemours faisait l'arrière-
garde, et poussait devant elle la cavalerie à pied et les chariots
pliant sous le poids des blessés et des malades. Des lions et des
milliers de vautours accompagnaient cette armée, sur laquelle le
choléra levait journellement sa dîme, et dont chaque bivac était
marqué par de vastes fosses remplies de cadavres.
Mais les manifestations de la reconnaissance nationale firent bien-
tôt oublier leurs souffrances à ces braves, qui trouvèrent hur plus
douce récompense dans la joie de la France, si justement fière de
ses soldats. Depuis les victoires de l'empire, aucun événement mi-
litaire n'avait aussi profondément remué la fibre nationale que cette
campagne de Constantine, qui prouvait à l'Europe que notre race
n'était point dégénérée, et que les occasions seules lui avaient man-
qué. Le roi honora par un acte de justice ce succès vraiment popu-
laire : le bâton de maréchal de France , accordé au général Valée,
fut une noble confirmation d'une nomination préparée par le dé-
voûment, faite par le canon et sanctionnée par la victoire. Le
maréchal comte Valée, nommé général en chef de l'armée d'Afrique,
demeura à la tête de ces troupes qui, suivant son expression, « ve-
naient d'égaler ce qu'il avait vu de plus beau dans sa longue car-
rière. »
La fin de la guerre, que semblaient promettre le traité conclu
avec l'émir Abd-el-Kader et la chute d'Achmed-Bey, ne donna ni
la paix à l'Algérie, ni le repos au soldat français. L'absence de la
gloire rendit même plus pénibles des devoirs qui, pour être dilfé-
rens de ceux qu'on venait d'accomplir, ne furent ni moins nom-
breux ni moins importans.
Ce curieux et simple récit est tiré d'un ouvrage de M. le duc d'Orléans,
qui paraîtra prochainement à la librairie Michel Lévy, sous le titre de
Campagnes de l'armée d'Afrique de 1835 à 1839. Ce livre de M. le duc
d'Orléans, publié par ses fils, sera certainement lu et recherché en
France.
LES THEORIES
DU
DOCTEUR WURTZ
A MON AMI GUSTAVE DORE.
I.
Mon père, ingénieur clans les mines du Harz, habitait un petit
village perdu au milieu de la montagne. Après m'avoir conduit aussi
loin qu'il le pouvait dans la voie des études classiques, il m'envoya
à l'université de Munchausen. C'est là que lui-même avait étudié
autrefois. J'avais été recommandé à la famille du libraire-éditeur
Beckhaus. Ces braves gens me donnèrent une place à leur table et
une jolie petite chambre dans leur grande maison de bois de la rue
du Plat-d'Étain. Quelques jours après mon installation, les cours
de l'université n'étant pas encore ouverts, j'étais dans la boutique
occupé à regarder des gravures; un vieux monsieur entra que
M""*" Beckhaus accueillit avec de grandes démonstrations d'amitié et
de respect. J'écoutai, de mon coin, sa conversation, qui me parut celle
d'un digne et excellent homme. Quand il fut parti, je demandai qui
il était. M™" Beckhaus me répondit que c'était un des professeurs les
plus distingués de l'université de Munchausen, qu'il aimait beau-
coup la famille, et que, dans l'intervalle de ses cours, il venait vo-
lontiers passer une heure ou deux dans la boutique. Tout en causant
au milieu des livres, il les maniait et les feuilletait par une vieille
habitude de savant, car c'était un vrai savant, et si bon avec cela!
M'"** Beckhaus, assez silencieuse de son naturel, ne tarissait pas en
éloges sur les mérites de l'excellent docteur Wiirtz.
80Ô REVUE DES DEUX MONDES.
— Quel Wûrtz? m'écriai-je, très surpris. Ce n'est toujours pas le
professeur d'idéologie.
— Lui-même, me répondit M'"^ Beckhaus. Il n'y a pas d'autre
Wiirtz à l'université, ni même, ce me semble, à Munchausen.
M'"^ Beckhaus était certainement une femme bien élevée et dis-
crète; je fus cependant surpris qu'elle ne me demandât pas la raison
de l'étonnement que m'avait causé le nom du docteur. Je crus qu'il
serait poli de le lui expliquer. Mon père m'avait fait du docteur,
son ancien camarade, un portrait qui ne ressemblait en rien à l'ori-
ginal que je venais de voir. Il m'avait répété souvent que le docteur
était si bizarre, si quinteux, surtout si malveillant, que cela était
passé en proverbe parmi les étudians. De son temps, les étudians,
quand la bière était bonne, ne manquaient jamais la plaisanterie
de boire un grand nombre de chopes « à la confusion du docteur
Wiirtz ! » Pour ces raisons, mon père avait jugé inutile de me re-
commander à son ancien camarade.
M'"" Beckhaus me dit, sans insister d'ailleurs, que tout cela lui
semblait fort extraordinaire, que, quant à elle, elle en était pour ce
qu'elle avait dit, et tenait le docteur pour le plus savant et le meil-
leur des hommes. Je la priai, dans tous les cas, de me garder le
secret et de ne point dire au docteur qui j'étais avant que je me
fusse mieux renseigné. Elle me promit tout ce que je voulus.
J'étais dans une grande perplexité, car, d'une part, j'avais une
foi absolue dans le jugement de mon père; de l'autre, je voyais très
bien de mes propres yeux que M. le professeur Wûrtz était la bonté
en personne, que les éturlians l'adoraient, et que les bons bourgeois,
à en juger par la famille Beckhaus, regardaient comme un honneur
et un plaisir de cultiver sa connaissance. Mon rêve, comme celui de
tous les jeunes Allemands de ma génération, était d'écrire des mé-
moires comme ceux de Goethe, qui ont tourné tant de jeunes têtes.
En attendant, je tenais un journal très détaillé de mes faits, gestes
et pensées. Je ne manquai pas d'y noter cette contradiction entre
ce que je voyais et les renseignemens si exacts de mon père, con-
firmés d'ailleurs par les données les plus exactes dô la physiogno-
monie.
En effet, chez le docteur, le front manquait d'élévation, et les
cheveux étaient plantés trop bas, signe d'entêtement, disait mon
père. Les yeux pétillaient parfois de malice; cependant je dois con-
venir que jusqu'ici je n'y avais pas surpris trace de méchanceté. Le
nez était d'un gourmand, la bouche d'un railleur. Je suis bien forcé
de constater que, sur tous les points, mon père avait raison; mais
ce qu'il ne m'avait pas dit, c'est que, quand le docteur souriait (et il
souriait souvent), sa figure tout entière était illuminée et transfigu-
LE DOCTEUR WURTZ. 807
rée. J'irais peut-être jusqu'à dire qu'elle avait une expression an-
gélique, s'il n'y avait un rapprochement grotesque et irrespectueux
entre l'idée qu'on se fait généralement d'un ange et les sourcils en
broussailles, les lunettes à branches d'or et la grande houppelande
velue de M. le professeur Wiirtz. Je ne savais plus que penser. C'est
pourquoi je résolus de tout faire pour tirer la chose au clair.
Toutes les fois que le docteur Wiirtz était en bas, la petite Mar-
guerite montait me prévenir, car c'était pour moi un grand plaisir
de l'entendre causer, sans me mêler d'ailleurs à la conversation,
sinon par des monosyllabes et des réponses insignifiantes. Vingt
fois je m'étais dit : Aujourd'hui même je parlerai à M. le professeur
Wurtz, et je lui demanderai pourquoi sa personne est si difterente de
sa réputation ; vingt fois mon courage avait été decrescendo depuis
le seuil de ma mansarde jusqu'au palier du rez-de-chaussée, et, tout
en maudissant ma propre lâcheté, je tournais furtivement à droite
ou à gauche, derrière les grands comptoirs chargés de livres, au lieu
d'entrer, le front haut, par la porte du milieu.
J'eus honte tout de bon de cette contradiction que je trouvais en
moi-même, et comme je me piquais d'être un philosophe, comme
j'étais lier d'appartenir à la jeune Allemagne, qui se déclare elle-
même une génération forte et énergique, je fis appel à toute ma vo-
lonté. Une réflexion me décida tout à fait. Qu'aurait fait Goethe à
ma place? Il aurait parlé : je parlerai donc. Je me coupai la retraite
à moi-même par une sorte d'engagement écrit que je pris sur mon
journal. Juste au moment où je finissais de l'écrire, ma porte s'ou-
vrit. Dans r entre-bâillement, j'aperçus l'œil mutin et le petit nez re-
troussé de Marguerite. — Maman m'envoie te prévenir qu'il est
en bas.
Je tressaillis, puis, jetant un regard effaré sur les quelques lignes
de mon journal qui liaient ma volonté, je me précipitai dans l'ombre
de l'escalier, comme Gurtius dans le gouffre classique.
IL
M. le professeur Wûrtz était assis à sa place habituelle, feuille-
tant le grand atlas botanique de Rosenkranz, et donnant des con-
seils à M'"*^ Beckhaus sur la dentition de la petite Martha, tandis
que la pauvre enfant poussait des cris aigus en se fourrant son petit
poing dans la bouche, et bavait à faire frémir.
Jd m'avançai de trois pas vers le docteur et le saluai profondé-
ment. — S'il vous plaît, monsieur le professeur Wiirtz.
— S'il vous plaît, monsieur l'étudiant.
REVUE DES DEUX MONDES.
— Je voudrais bien,... c'est-à-dire, si j'osais... ou plutôt si ce
n'était abuser de votre bienveillance...
Je crois que j'ei serais resté là de mon discours, s'il ne m'avait
tendu la main avec bonté. 11 me fit asseoir à côté de lui, puis il
m'examina de ses bons yeux ronds, qui me parurent encore plus
ronds à travers le cristal iDombé de ses lunettes. — Eh bien! d'abord
dites-moi votre nom. Hein? voulez-vous?
— S'il vous plaît, monsieur le professeur, je m'appelle Hans
Gellert.
— Cela me plaît beaucoup, dit-il d'un ton de bonne humeur, car
Gellert se trouve être le nom d'un de mes anciens amis. Est-ce
que?...
— Précisément, répondis-je; je suis lé fils de l'ingénieur Siegfried
Gellert, qui a été votre camarade à l'université. Si je ne vous ai pas
plus tôt présenté mes devoirs, c'est que... — Ici je rougis malgré
moi, et j'eus quelques secondes d'hésitation.
— C'est que,... répéta le docteur attendant ma réponse, et il sou-
riait comme pour m'encourager à parler.
— C'est qu'après tant d'années mon père ne me semble pas avoir
conservé de vous un souvenir parfaitement exact. Il m'avait dit...;
mais c'est justement là-dessus que je voudrais, si vous le trouvez
bon, avoir l'honneur de vous demander quelques éclaircissemens.
Plus je m'embrouillais dans mes explications, plus l'excellant
homme souriait avec une bonhomie un peu narquoise. — Allons,
dit-il, je parie que votre père vous a dit que son ancien camarade
était une espèce d'original, de misanthrope,... il a peut-être même
dit un ours?
Assurément il l'avait dit; c'est bien cela qui fit que je rougis en-
core plus que la première fois, et j'avouai que je croyais bien que
c'était quelque chose comme cela.
— 11 ne faut pas dire a je crois, » il faut dire tout simplement
« oui, » car c'est la vérité, ou plutôt c'était la vérité du temps qu'il
m'a connu ; mais il y a plus de vingt ans que je n'ai vu mon camarade
Siegfried. Vous remarquerez, Beckhaus, dit-il en s'adressant à mon
hôte, que c'est le troisième étudiant qui, devant témoins, atteste
avec naïveté et avec franchise combien la réputation du docteur
Wiirtz a jadis été mauvaise. Vous qui n'êtes ici que depuis dix ans,
vous ne vouliez pas me croire. Vous voilà convaincu, je l'espère;
cette épreuve est décisive, elle sera la dernière. Je me crois scienti-
fiquement autorisé à dire que l'homme se transforme par l'eiTort de
sa volonté et à publier mon grand ouvrage sur la Plastique de Vâme.
Je vous remercie toujours de n'avoir pas prévenu ce brave garçon et
de l'avoir laissé tomber dans le piège innocent que je lui ai tendu.
LE DOCTEUR WURTZ. 809
Alors, se tournant vers moi : — On pourrait justement, dit-il ,
m'appeler l'homme aux deux réputations. Mon histoire d'ailleurs est
fort simple; mais elle vaut peut-être la peine d'être racontée à un
jeune homme de bonne volonté comme vous.
Yous avez lu que la conversion de saint Paul date de sa chute
de cheval sur le chemin de Damas. Eh bien ! la mienne date d'une
averse qui me surprit un jour que j'avais oublié mon parapluie.
Pour me mettre provisoirement à l'abri, je me réfugiai, faute de
mieux, au cours de mécanique. Le professeur fit une foule de dé-
monstrations auxquelles je ne compris rien du tout, sans doute
parce que je n'étais pas suffisamment préparé. Mon attention d'ail-
leurs allait flottant du tableau oii s'accumulaient les chiffres à la
fenêtre de la salle, fouettée et lavée par de bruyantes rafales. Je
prenais donc de mon mieux la mécanique en patience lorsque le
professeur, résumant la leçon, prononça ces paroles : « Ainsi, mes-
sieurs, vous le voyez clairement, en mécanique il est démontré
qu'aucun mouvement ne se perd; si minime qu'il soit, il a dans
l'espace indéfini un retentissement et des échos sans limites. Son-
gez qu'il en est de même des mouvemens de votre âme : toutes vos
volontés, toutes vos actions, bonnes ou mauvaises, ont, dans tout le
cours de votre vie, un retentissement nécessaire. »
Il ne voulut pas développer cette pensée, n'étant point profes-
seur de philosophie, et il passa à d'autres démonstrations.
Je ne puis dire quel effet produisit cette simple remarque sur le
reste de l'auditoire. Quant à moi, elle me frappa comme un trait de
lumière. Je l'emportai dans- ma mémoire, je la ruminai dans ma
tête, la développant et la commentant à l'infini. Elle conclut en
somme à la nécessité de faire le bien et d'éviter le mal. Je n'avais
pas besoin d'aller au cours de mécanique pour apprendre cela. Sans
doute, mais toute pensée, si vraie qu'elle soit, gagne à être présen-
tée sous une forme plus nouvelle et plus saisissante, et celle-ci, à
mes yeux, avait ce double mérite. Je fis plusieurs fois le tour des
remparts, étonné au dernier point qu'une forme nouvelle eût suffi
pour rendre cette vérité si présente à mon esprit et si impérieuse à.
ma volonté. Quand je fus rentré, j'endossai ma robe de chambre, le
vêtement philosophique par excellence, et je méditai longtemps,
laissant par trois fois s'éteindre ma pipe, ce qui, comme tout le
monde le sait, est un signe manifeste de grave préoccupation.
Quand je me levai le lendemain, la nuit et le sonnneil avaient
apaisé le mouvement un peu confus de mes pensées : deux idées se
montraient clairement à mon esprit. Je les notai toutes les deux
sous forme de maximes. La première de ces maximes a fait de moi
un professeur utile, et la seconde un voisin supportable. — N'est-il
pas vrai, Beckhaus?
810 REVUE DES DEUX MONDES.
Ici mon hôte sourit et secoua la tête de l'air de quelqu'un qui dit :
Je ne veux pas vous interrompre; mais entre nous vous êtes beau-
coup trop modeste.
M. le professeur Wûrtz continua ainsi :
Frappé de l'effet qu'avait produit sur moi la simple phrase du
professeur de mécanique, je pris la ferme résolution de chercher
dans mon enseignement, entre toutes les formes de la vérité, celle
qui doit le plus frapper et le mieux convaincre les esprits. C'est '
sûrement moins commode de se contraindre à chercher cette forme
si précise que d'adopter une de celles qui s'en rapprochent suffi-
samment; mais, quand on est professeur, il faut être bon professeur.
Il faut chercher non pas sa convenance, mais l'avantage et l'avance-
ment moral de ceux qui vous écoutent. Notez cela sur vos tablettes,
mon cher Gellert, car, sans être professeur, il y a toujours dans
la vie un moment où tout homme se trouve mis en demeure d'en
instruire un autre et de le rendre meilleur. La seconde idée est
celle-ci : les moralistes, au lieu de répéter sans cesse qu'il faut
éviter le mal et pratiquer le bien, devraient de temps en temps
préciser quel est le devoir de chacun de nous, et dire quels sont les
moyens les plus simples et les plus pratiques de i'accomphr.
Pendant plusieurs jours, je fus poursuivi de cette idée, qu'aucun
mouvement de l'âme ne se perd, et que le plus indifférent a son
écho dans toute la suite de la vie. Je songeais que, si le professeur
Wûrtz, par exemple, était ce personnage épineux, bourru et mal-
veillant que tout le monde détestait, c'était la faute de l'étudiant
Wûrtz, de l'écolier Wûrtz, qui n'avait jamais eu aucun souci de
travailler son âme. Et il me semblait clair comme le jour que, si
ledit Wûrtz avait un peu de courage, il se mettrait à l'œuvre, non
pas demain, mais tout de suite, pour transformer son âme, comme
les modeleurs transforment une masse d'argile en une belle statue.
Je dois l'avouer franchement, il y avait dans mon enthousiasme
et dans mon désir d'essayer une transformation beaucoup plus de
curiosité scientifique que d'aspiration sincère vers une régénération
morale. J'étais si habitué à être ce que j'étais, que je n'entrevoyais
pas bien ce que je pouvais gagner à un changement. C'est une force
si terrible que celle de l'habitude! Je résolus donc, comme essai,
de combattre une habitude par une autre. Or tous les griefs que
l'on avait contre moi et tous les reproches que l'on m'adressait
avaient leur origine dans l'égoïsme, qui avait trouvé commode, pour
écarter les fâcheux, de s'envelopper de misanthropie et de rudesse.
Je résolus donc de porter d'abord toute mon attention de ce côté :
mais par où commencer?
LE DOCTEUR WURTZ. 811
m.
J'en étais à me creuser la tête pour trouver un bon commence-
ment, lorsque mon valet de chambre, le vieil Ivan, entre-bâilla la
porte de mon cabinet. Je me retournai brusquement : — Pourquoi
me déranger quand je travaille? lui dis-je avec colère.
— S'il vous plaît, monsieur le professeur, reprit Ivan de sa voix
douce, c'est un jeune étudiant qui désire vous parler.
— Vous savez bien que je n'y suis pas ! criai-je assez haut pour
être entendu de l'importun qui se tenait dans la pièce d'entrée.
— C'est ce que je lui ai répondu; mais il dit que c'est pour affaire
grave, et il est déjà venu trois fois.
— Allez au diable ! vous et ce monsieur qui est déjà venu trois
fois.
Ivan savait ce que cela voulait dire, et sans insister davantage
il referma doucement la porte.
Je cherchai alors à ressaisir le fil de mes idées et à trouver ce
fameux commencement d'où daterait la série de mes expériences sur
moi-même.
— Eh! parbleu, m'écriai-je, mon commencement! la providence
me l'envoyait tout à point, et il descend en ce moment l'escalier;
voilà un beau début!
Les étudians me détestaient, et je le leur rendais bien. Je fus
curieux de voir la mine que ferait celui-ci au sortir de la « ta-
nière de l'ours, » comme ils appelaient mon logis. Je me mis à la
fenêtre; juste à ce moment, mon solliciteur franchissait le seuil de
la porte d'entrée. Tout ce que je pus voir d'en haut, c'est que c'é-
tait un grand garçon d'une vingtaine d'années. Des boucles soyeuses
de beaux cheveux blonds frisés dépassaient de tous côtés sa petite
casquette plate. Il eut l'air d'hésiter sur ce qu'il avait à faire; puis,
la tête penchée et pliant légèrement les épaules, il tourna à gauche
et s'éloigna à pas lents. S'il eût tiré la porte d'en bas avec violence,
s'il fût parti la tête haute, s'il eût fait retentir ses talons sur le trot-
toir comme un homme en colère, cela m'eût paru si naturel que
je n'y aurais pas songé seulement un quart de minute. Sa tristesse
et sa résignation me firent quelque chose; j'eus comme un mouve-
ment de pitié, et je fus sur le point de le rappeler. Déjà je me pen-
chais, les deux mains appuyées sur la traverse du balcon. Oui!
mais que dirait ce mauvais drôle de Schnaps, le cordonnier d'en
face, lui qui ricane toujours quand je passe devant son échoppe,
s'il voyait M. le professeur Wurtz crier par la fenêtre comme une
servante qui appelle le marchand d'os et de chilïons ? Eh bien ! tant
pis pour ce savetier s'il ricane, je veux rappeler l'étudiant et je le
812 REVUE DES DEUX MONDES.
rappellerai; mais, pendant que je délibérais, ce dernier marchait
toujom's, et il était déjà hors de la portée de la voix. — S'il se re-
tournait seulement , je lui ferais signe de venir en dépit de tous
les Schnaps de la terre. Le hasard voulut qu'il se retournât; par un
mouvement dont je ne fus pas maître, je rentrai brusquement la
tête, comme surpris en flagrant délit d'espionnage. — Décidément,
me dis-je, c'est plus difficile que je ne croyais de bien faire quand
on n'en a pas l'habitude. Je me tiendrai désormais en garde contre
le premier mouvement, car chez moi c'est le mauvais. En atten-
dant, réparons notre faute, si cela est possible. — Je mis donc
fièrement la tète à la fenêtre, décidé cette fois à faire des signes à
l'étudiant, et même à crier à tue-tête, si cela était nécessaire. L'é-
tudiant tournait le coin de la rue de la Cigogne.
— Eh bien! si je courais après lui? Oui, mais il peut être entré
dans une des maisons de la rue de la Gigogne ; il peut avoir pris la
ruelle de la Nuée-Bleue; il peut s'être engagé sous la voûte des
Brasseurs; alors à quoi bon courir?
Je n'eus pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre que
toutes ces objections m'étaient suggérées par l'égoïsme et la pa-
resse, car après tout, si j'avais échoué dans mon entreprise, j'au-
rais eu du moins le mérite de l'avoir tentée.
Le dernier coup fut porté à mes bonnes résolutions par cette ré-
flexion, assez juste d'ailleurs, que, tandis que je raisonnais au lieu
d'agir, l'étudiant avait eu le temps de gagner le Vieux-Pont et de
s'engager dans le labyrinthe inextricable des rues du faubourg de
Bavière.
Après quelques minutes d'une indécision vraiment pénible, je son-
nai Ivan. L'étudiant avait peut-être laissé son nom et son adresse.
Ivan entra discrètement. D'habitude, c'était lui qui avait peur de
moi, cette fois c'est moi qui avais peur de lui; il m'avait vu com-
mettre une mauvaise action. 11 me sembla saisir l'ombre d'un re-
proche sur l'honnête figure de mon domestique, et son œil bleu me
parut avoir comme une expression ironique. Naturellement cela me
déplut.
— Les livres de ces deux rayons sont couverts de poussière, lui
dis-je d'un ton rogue, pourquoi ne les avez-vous pas époussetés ce
matin?
Sans répondre un seul mot, il alla chercher un plumeau et le
passa à petits coups méthodiques sur les livres qui n'en avaient pas
le moindre besoin. J'étais de plus en plus irrité, car son extrême
douceur venait de me mettre une fois de plus dans mon tort.
— Mais faites donc vite et sortez, lui dis-je. On croirait que vous
faites exprès d'être d'une lenteur aussi agaçante!
Il jeta un dernier coup d'œil sur les livres, et se dirigea vers la
LE DOCTEUR WURTZ. 813
porte; au moment où il allait la refermer sur lui, je fis un effort qui
coûta beaucoup à ma vanité, et du ton le plus indifférent qu'il me
fut possible de prendre : — Ah ! à propos , comment s'appelle cet
individu?
— Le jeune homme a dit qu'il s'appelait Heilig, George Heilig, et
qu'il venait...
— C'est bon !
Cela était peut-être dit un peu brusquement; mais aussi de quel
droit mon domestique viendrait-il se fourrer dans mes affaires, et
me donner des renseignemens que je ne lui demande pas? Ivan dis-
parut, son plumeau sous le bras.
Quant à moi, je me trouvais si sot et si désappointé que j'en au-
rais volontiers pleuré de dépit. Je ne savais plus ni ce que je vou-
lais, ni ce que je ne voulais pas, ou plutôt je savais bien au fond ce
que je voulais, mais je n'avais pas le facile et vulgaire courage de
le faire. C'était si simple cependant d'aborder franchement la ques-
tion et de demander où demeurait ce jeune homme, sauf à faire
ensuite ce que j'aurais jugé convenable. Seulement cela ressem-
blait foi't à un aveu, et je n'étais pas disposé à faire amende hono-
rable devant mon valet.
Alors je me levai de mon fauteuil, et je me mis à arpenter mon
cabinet dans tous les sens en proie à une agitation nerveuse. — Eh
bien! décidément j'irai! me dis-je en prenant ma canne et mon
chapeau.
J'irai, c'est bientôt dit; mais encore faut-il savoir où aller. Je ne
pus prendre sur moi d'interroger directement Ivan. C'eût été mon-
trer trop d'intérêt pour ce petit Heilig. Voici comment je tournai la
question : j'étais à la porte, que je tenais entr'ouverte comme pour
sortir; Ivan était devant la cheminée occupé à remettre le globe
d'une pendule qu'il venait de remonter. Je saisis ce moment où
nous nous tournions le dos pour lui demander par-dessus l'épaule :
— N'est-ce pas rue des Tanneurs que demeure ce jeune Liebig?
Je disais rue des Tanneurs comme j'aurais dit rue aux Juifs ou
impasse de l' Ours-Noir. Comme cela, ce n'était plus un renseigne-
ment que je demandais, mais une simple rectification. Cette fois
j'en fus pour mes frais de diplomatie, et franchement c'était bien
fait. Ivan, après m'avoir appris (parbleu! je le savais bien) que le
nom de l'étudiant était Heilig et non pas Liebig, me déclara qu'il
ignorait absolument sou adresse.
Là-dessus je sortis, et je me mis à descendre m.achinalement
l'escalier, profondément mystifié, sortant sans aucune raison de
sortir et m'arrêtant à chaque marche pour me demander lequel se-
rait le plus ridicule, ou de rentrer sottement, étant à peine sorti,
81A REVUE DES DEUX MONDES.
OU de vaguer à l'aventure comme un chien qui a perdu son maître.
Je me révoltais à l'idée de faire le pied de grue assez longtemps
pour faire croire à mon domestique que j'avais réellement à sortir,
et cependant il fallait en passer par là.
Au palier du premier étage, il me vint tout à coup une idée lumi-
neuse. — J'irai, me dis-je, au secrétariat de l'université, et M. le
secrétaire Heindrich me donnera l'adresse de l'étudiant Heilig.
IV.
C'était vers la fin de mai. La journée était chaude et brillante.
Ëtait-elle plus brillante que celles qui l'avaient précédée? ou bien
la joie d'avoir trouvé une solution, la conscience que ce que je fai-
sais là était décidément bien, lui donnaient-elles à mes yeux un
charme nouveau? Ce que je sais bien, c'est qu'il me sembla que je
n'avais joui depuis longtemps d'une aussi belle journée.
Les vieilles maisons de Munchausen, sombres d'un côté de la
rue, vivement éclairées de l'autre, découpaient leurs pignons aigus
et dentelés sur un ciel d'un bleu humide et profond. Sur ce bleu
moutonnaient de petits nuages semblables à des flocons d'argent.
Des cigognes traversaient l'espace d'un vol rapide, les pattes re-
jetées en arrière. Les gens que l'on rencontrait avaient l'air heureux
de vivre.
Quand j'arrivai au vieil hôtel de l'université, il était trois heures
passées. — M. le secrétaire Heindrich est parti pour sa maison de
campagne des Tilleuls, me dit le vieux portier, qui prenait un petit
air de soleil devant la porte.
— Merci, Schmoll. Un beau temps, Schmoll?
— Un assez beau temps, Dieu merci! répondit Schmoll assez sur-
pris de cet accès de politesse.
Le croiriez-vous? l'idée d'une petite promenade ne m'effraya pas
trop, quoique j'eusse éprouvé de tout temps une horreur systéma-
tique pour la campagne, sans doute parce que tout le monde l'aime.
Je franchis la porte de Saxe, et me voilà tout de suite dans les
champs. Les haies d'aubépine, blanches de fleurs, embaument l'air,
les abeilles bourdonnent de tous côtés, et l'on entend au loin le cri
des cailles dans les blés verts et dans les petits bois de pins. De la
campagne entière se dégage une odeur enivrante de verdure et de
pousses nouvelles. Tiens! des primevères! tiens! des violettes! Je
me demande, sans pouvoir me répondre, depuis combien d'années
je n'ai vu de violettes et de primevères qu'en bouquets. Les voilà
vivantes e<: comme souriantes sur les talus des fossés, à la marge
LE DOCTEUR WURTZ. 815
des prés et le long des haies ! Je me sens tout rajeuni ; je crois bien
que je chanterais si j'osais, mais je n'ose pas, et alors je fais un
bouquet de violettes et de primevères. Mon bouquet est très beau
et sent très bon; mais voici un chaudronnier ambulant qui débouche
d'un sentier. J'ai honte de mon bouquet, et je le jette dans une
haie. 0 puissance de l'opinion publique sur ceux mêmes qui sem-
blent la braver 1 Yoilà un philosophe tenu en échec par un étameur
de casseroles !
Les blés succèdent aux luzernes, les jardins aux prairies; la Mun-
chau, fraîche et transparente, glisse rapidement entre ses berges
plantées de saules, d'aunes et dd peuphers, tantôt côtoyant la route,
tantôt l'abandonnant pour décrire de grandes courbes et pousser
une reconnaissance à travers la campagne. J'arrive à une guinguette
que je ne connais pas, il y a si longtemps que je ne suis venu par
ici ! C'est une toute petite guinguette avec une très grande en-
seigne qui brille comme un arc-en-ciel. La guinguette est proprette
et avenante. L'enseigne étincelle de dorures et de couleurs. Je lis
en lettres d'or : Aux armes de Munchamen. En effet, voilà bien l'é-
cusson aux trente-deux quartiers avec tous les animaux de la créa-
tion héraldique, bleus sur fond d'or, ou dorés sur fond d'azur, et
puis en exergue la devise du duc régnant : virtute, non numéro.
Cela me fait songer à la collection de tulipes de M. le secrétaire
Heindrich.
Juste au-dessous de l'enseigne, trois dragons du régiment grand-
ducal, attablés devant la porte, trempent silencieusement leurs
grosses moustaches blondes dans d'énormes verres à bière. Ils lais-
sent errer leurs yeux sur la campagne fleurie. Ils me regardent
passer, et moi, je leur trouve l'air si heureux et si bienveillant, que
je leur envoie un sourire en passant, et ils me souhaitent cordiale-
ment une bonne promenade.
Mais voici qu'à travers un treillage j'aperçois sous une tonnelle
de houblon les casquettes d'un groupe d'étudians. Plus bruyans
que les dragons, ils rient aux éclats, ils crient, ils applaudissent
quelque facétie universitaire; ils entonnent en chœur les intermi-
nables couplets de la chanson populaire :
Bois de la Mère, bonne Lisette!
Sont-ils gais! sont-ils heureux de vivre! s'amusent-ils de peu de
chose! Je pense cela en moi-même, et j'en suis presque ému; mais
cette émotion ne dura guère.
Au moment où je passe devant la tonnelle, il se fait tout à coup
un profond silence, puis j'entends des chuchotemens et des rires
816 REVUE DES DEUX MONDES.
étouffés. 11 est certain qu'on se moque de moi, et malheureusement
il est certain qu'on n'a pas tort, quoiqu'en ce moment je ne puisse
me décider à en convenir; car enfin qui sait, parmi ces jeunes gar-
çons, que je suis devenu bon, ou plutôt que j'ai formé le dessein de
le devenir, ou plutôt que je fais une expérience sur moi-même?
Tout cela est fort juste, mais ma joie est gâtée, et, comme un
malheur ne vient jamais ssul, je m'aperçois bientôt que la route se
met à longer un mur nouvellement bâti. Il n'en finit pas ce mur,
et puis il est tout blanc, exposé en plein midi; il fait de la route une
vraie fournaise, sans compter que la Munchau, revenue de son ex-
cursion à travers la plaine, s'est rapprochée tout exprès pour res-
serrer le chemin contre le mur et m'aveugler de ses reflets.
Je ne suis pas bon marcheur; me voilà déjà tout en nage, et j'ai
fait à peine la moitié de la course. Continuerai-je ou retournerai-je
à Munchausen sans aller plus loin? Après tout, qu'est-ce que cet
Heilig pour qui je me donne tant de peine, et qui probablement
m'en saura si peu de gré? En somme, je ne lui dois rien. Comme
première épreuve de ma force de volonté, c'est assez de peine et de
travail. Je vois ce que je puis faire : je ferai plus et mi ux la se-
conde fois. Et puis le mur que voici a liien trois cents pas, oh! oui,
trois cents pas au moins. Voilà ce que disait ma lâcheté.
Quelque chose en moi protesta. Le mérite, si mérite il y avait,
ne consistait pas à avoir fait, dans une sorte d'ivresse, une joyeuse
et charmante promenade; il consistait à surmonter le premier dé-
goût et à triompher du premier obstacle sérieux. Le désenchante-
ment que m'avaient causé les rires et les chuchotemens des étu-
dians, la fatigue que je commençais à ressentir, la crainte de la
chaleur, tout cela additionné ensemble formait une tentation : c'était
la première; il était d'autant plus nécessaire d'en triompher dès le
début, si je ne voulais être exposé à lâcher pied hçnteusement de-
vant chaque nouvelle difficulté.
— Point de sotte faiblesse, m'écriai-je pour conclure; il n'est
chaleur qui tienne, je veux aller aux Tilleuls, et j'irai, ne t'en dé-
plaise, ô mur blanc ! — J'espérais que ce bon mouvement compen-
serait la série de petites lâchetés que j'avais commises depuis quel-
ques heures. Hurrah! pour Heilig, et en avant!
Cela dit, je donnai un bon coup de ma canne sur le sol, comme
pour confirmer ma résolution, et je partis du pied gauche, marchant
au pas et sifïlant la marche des dragons. Tout en sifflant, je comp-
tais mes pas; le mur n'en avait que cent vingt. Donc en cette occa-
sion mon imagination, dupe elle-même de la paresse et de la mau-
vaise humeur, m'avait surfait la difllculté de toute la diffî^-rence qu'il
y a entre trois cents et cent vingt. De ce petit calcul sortit une réso-
LE DOCTEUR WURTZ. 817
lution générale ^t motivée de me défier de mon imagination et de
ses chimères.
Telle est la vertu d'une bonne résolution, que toute ma gaîté me
revint aussitôt, et je m'amusai, le reste de la route, comme un éco-
lier qui fait l'école buissonnière, à regarder voler les papillons au-
dessus des luzernes en fleur et les libellules au corselet d'acier bruni
parmi les joncs et les roseaux.
Enfin j'arrivai en vue des Tilleuls. M'étais-je assez moqué autre-
fois du nom de la campagne de M. le secrétaire Heindrich ! Quatre
méchans tilleuls abritant une toute petite grille d'entrée et deux
bancs de pierre grands comme la main, cela valait-il la peine que
l'on en fît tant de bruit? Le nom pompeux de cette petite maison ne
laissait-il pas croire que M. Heindrich avait tout un vaste domaine
planté d'une forêt de tilleuls? Voilà ce que je disais autrefois pour
faire de la peine à cet excellent homme.
En moi-même, je faisais à cette heure amende honorable de
toutes mes railleries d'autrefois. C'est un si joli arbre que le tilleul,
son nom est si doux à prononcer. Ces quatre-là surtout m'envoyaient
de loin le parfum subtil et pénétrant de leurs fleurs verdâtres, qui
m'arrivait, comme irn souhait de bienvenue, par bouffées si parfu-
mées et si enivrantes! Us avaient un air hospitalier, bon, naïf; ils
étaient là comme pour faire les honneurs de la porte et dire aux
gens : Entrez, vous êtes ici chez vous!
Et la collection de tulipes! quel texte inépuisable de plaisanteries
et de quolibets ! Mais j'avais beau faire, M. Heindrich était si doux
et si conciliant que je ne pouvais l'amener à une de ces bonnes
grosses querelles que j'aimais tant.
Je venais de faire en moi-même amende honorable aux tilleuls;
pendant qu-e j'y étais, je réhabilitai dans mon estime les tulipes, qui
sont, après tout, de magnifiques échantillons de couleur. Quant à
M. Heindrich, il n'avait pas besoin d'être réhabilité : si hargneux
que l'on soit, on ne peut parvenir à cet idéal de misanthropie de ne
pas aimer au fond M. notre secrétaire.
C'est sans doute parce que j'avais oublié dans mes actes de con-
trition mon ancien ennemi Sultan qu'il se montra si revêche. J'al-
lais sonner à la petite grille dans les meilleures dispositions du
monde, lorsque je vis apparaître derrière les barreaux la face de
barbet la plus irritée et la plus inhospitalière. Sultan aboyait du
haut de sa tête et me montrait toutes ses dents, qui me parurent fort
pointues. Il n'avait pas oublié, lui, nos vieilles querelles d'autrefois;
pas plus que les étudians des Armes de Mimchausen, il ne semblait
se^douter qu'il eut devant lui un philosophe pratique en train de
devenir l'ami de l'homme, et par conséquent celui du chien, selon
TOME LXXXVI. — 1870. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
le proverbe français. J'eus baau prendre une voix douce et l'appeler
par son nom, les paroles ne lui suffisaient pas; rendu défiant par
l'expérience, il lui fallait des actes. Pendant que nous discutions,
xhacun en notre langue, M. le secrétaire, attiré par le bruit, apparut
en manches de chemisa et en chapeau de paille, tenant de chaque
main un arrosoir vide qui laissait encore perler quelques gouttes
sur le sable fin de l'allée. M. le secrétaire sembla d'abord un peu
surpris de me voir, puis, déposant ses arrosoirs et apaisant Sultan,
qui tenait à avoir le dernier mot :
— Comme c'est aimable à vous, monsieur le professeur Wïirtz,
de me faire une aussi agréable surprise ! Vous allez d'abord vous
rafraîchir, nous causerons ensuite.
Je voulus inutilement protester que je ne faisais qu'entrer et sor-
tir; le brave homme ne voulut rien entendre, et, me prenant des
mains ma canne et mon chapeau, il m'introduisit dans une salle
basse, où les volets, fermés à cause de la chaleur, ne laissaient pé-
nétrer que quelques rayons d'une vive lumière où dansaient des
myriades d'atomes dorés. Il y régnait une fraîcheur délicieuse, la
bière était exquise, l'hôte souriant. C'était juste ce que j'aurais pu
souhaiter après ma course au soleil, et j'admirai comme toutes
choses s'enchaînaient pour me faire en somme un plaisir de ce que
j'avais accepté d'avance comme un devoir ennuyeux. C'est moi qui
le premier proposai une petite visite à la collection des tulipes.
Mon hôte était ravi. Quand je lui dis que les Armes de Munchaiisen
m'avaient fait penser à ses tulipes, il rougit de plaisir, et poussa
la familiarité jusqu'à m'appeler « son cher M. Wûrtz. »
Quand je dis à M. le secrétaire pourquoi j'étais venu :
— George Heilig! dit -il en se frottant le bout du nez avec son
index, comme quelqu'un qui fait un effort de mémoire, George
Heilig! charmant garçon..., étudiant du cours de théologie..., doit
demeurer dans la ruelle des Blancs-Moineaux, au-dessus d'un ton-
nelier.
V.
Je pris congé et je partis, les jambes un peu raides et légèrement
refroidi, sans trop savoir pourquoi, sur mon projet de réforme. Je
cherchai, chemin faisant, la cause de cette réaction, lorsque je m'a-
perçus, à deux bâillemens que je surpris coup sur coup, que je
commençais à avoir très grand'faim.
Je tire ma montre, elle marque six heures; or je dîne d'habitude
à six heures et demie très précises, et j'avais devant moi pour plus
d'une grande heure de marche. Je n'ai pu prévenir Ivan, le gigot
LE DOCTEUR AVURTZ. 819
aux confitures de groseille sera calciné, et la choucroute ne sera
pas mangeable. Je me connais, après un aussi misérable dîner je ne
dormirai pas, j'aurai la migraine, et ma leçon de demain sera mau-
vaise. C'était la gourmandise qui disait cela en moi, la gourmandise,
qui est un vice d'égoïste. Je m'en aperçus à temps, et, comprenant
que je m'en allais à la dérive sur un courant trop bien connu, je tins
tête à l'orage, et je fis bonne résistance.
— Ah! il te faut des gigots cuits à point, et l'idée d'une chou-
croute manquée suffit pour te mettre de mauvaise humeur! Eh
bien ! tu seras puni par où tu as péché !
En disant cela, je pris la ferme résolution de ne pas dîner avant
d'avoir vu ce jeune Heilig. Qui sait, pensai-je, si le pauvre garçon
n'est pas dans un besoin pressant, et ne compte pas les heures avec
angoisse?
Ici, il me vint une idée que je jugeai excellente et qui me fit sou-
rire; je doublai le pas pour la mettre plus tôt à exécution. Alors
j'oubliai comme par enchantement ma faim et ma fatigue, et je jetai
sur tout ce qui m'entourait des regards satisfaits.
La demie après sept heures sonnait au beffroi de la place d'Armes
quand je commençai à gravir l'escalier étroit de l'étudiant. Je comp-
tai d'abord cinq étages, qui m'amenèrent essouiHé et haletant au
pied d'une échelle de meunier. L'échelle aboutissait à la porte d'une
mansarde. Je frappai. On ouvrit aussitôt, et George Heilig en per-
sonne m'introduisit dans un réduit dont la nudité faisait peine à
voir. L'étudiant m'offrit poliment son unique chaise, et attendit,
debout, ce que je pouvais avoir à lui dire.
J'avais un peu compté le voir surpris et charmé de ma visite et
de l'honneur que je lui faisais. Surpris, il l'était, cela se voyait bien;
charmé, je n'en suis pas aussi sûr. Gela me piqua un peu, mais je
résolus d'à me contenir. J'avais vraiment trop fait jusque-là pour
risquer de tout perdre par un faux mouvement.
Après avoir un peu soufflé, je lui dis : — Yous êtes venu chez
moi, c'est sans doute pour affaire.
— En effet, monsieur le professeur, c'est pour une affaire très
sérieuse.
— Très bien ! mais nous serons plus à notre aise chez moi. Al-
lons! venez partager mon souper; nous causerons à table.
Il rougit, et je compris, mais trop tard, que j'avais fait une allu-
sion blessante à la pauvreté de son logis. Il déclina, en fort bons
termes d'ailleurs, l'honneur que je voulais lui faire, me demandant
seulement la permission de me reconduire et de me parler en che-
min .
Pour le coup, c'était trop fort! Me refuser! et cela quand je m'é-
820 REVUE DES DEUX MONDES.
tais mis hors d'haleine pour monter ses six étages! J'étais si loin de
m'attendre à cette réponse, que je restai un instant à regarder l'é-
tudiant avec des yeux tout interdits. J'ouvrais déjà la bouche pour
le remettre à sa place, quand une réflexion me traversa rapidement
le cerveau. C'est encore une tentation, me cria une voix intérieure,
allons, ferme! un bon mouvement!
Alors je me mis à sourire, et, tendant cordialement ma main au
jeune étudiant, qui n'osa pas me refuser la sienne, je lui dis avec
une bonhomie qui me surprit moi-même : — Non, non! mon jeune
ami, je ne l'entends pas ainsi. Vous m'en voulez, et vous êtes dans
votre droit; mais je suis aussi dans le mien en essayant d'obtenir
mon pardon. Or je ne croirai l'avoir obtenu que si vous me faites
le plaisir de souper avec moi.
11 sourit alors, et s'inclinant avec une grâce courtoise : — Je suis,
dit-il, aux ordres de M. le professeur.
Il me plaisait, ce garçon, probablement parce que je m'étais
donné quelque mal à son idtenlion, et comme j'étais un peu fatigué
d'avoir couru si loin et d'être monté si haut, je m'appuyai sur son
bras. Les étudians que nous rencontrions étaient saisis d'une stu-
peur profonde en voyant le professeur Wiirtz passer bras dessus
bras dessous avec un des leurs. Dans les groupes, on se poussait le
coude, on se retournait quand nous étions passés. Quelques mau-
vais plaisans levèrent même les bras au ciel comme pour le prendre
à témoin.
Ivan, qui savait quo, sous aucun prétexte, je n'avais jamais re-
tardé d'une minute l'heure de mon dîner, commençait à se deman-
der sérieusement s'il n'irait pas prévenir son excellence M. le di-
recteur de la police grand-ducale. Son inquiétude se transforma en
un ahurissement comique quand il fut témoin de ce phénomène
étrange : le professeur Wûrtz amenant un convive, et quel convive!
un étudiant! Je fus obligé de lui donner deux fois l'ordre de mettre
un second couvert.
Le gigot aux confitures était-il desséché? Je n'en ai nulle souve-
nance. La choucroute était-elle mangeable? Probablement, puis-
qu'elle fut mangée, et même d'un assez grand appétit. Quand, à
l'exemple des héros d'Homère, « nous eûmes chassé la faim et la
soif, » Ivan mit devant nous une vieille fiole de kirsh au ventre re-
bondi; nous allumâmes nos pipes, et Ileilig me raconta son histoire.
Il étudiait la théologie avec l'iutentioa d'être pasteur; son père ve-
nait de mourir, laissant à sa charge le reste de la famille. Il lui
fallait donc renoncer à ses études pour chercher une place de pré-
cepteur. Il avait appris que le prince von Stackelbaum cherchait un
précepteur. On lui avait dit que je connaissais un peu le prince,
LE DOCTEUR WURTZ. 821
et il était venu à tout hasard me demander une lettre de recom-
mandation. La lettre fut écrite séance tenante, et fit si bon effet
que mon nouvel ami fut installé dès le surlendemain dans ses fonc-
tions, et partit pour Milan, où le prince avait un haut emploi.
L'aventure cependant fit du bruit. Songez donc, un étudiant avait
été vu au bras du docteur Wûrtz, puis il avait mystérieusement
disparu! Ce furent bien d'autres exclamations quand on apprit que
ce même étudiant avait dîné en téte-à-tête avec le monstre !
Alors parut, dans une petite Gazette manuscrite que les étudians
rédigeaient et s'amusaient à faire circuler, une facétie, imitée de
ces articles de journaux français que nos voisins d'outre -Rhin ap-
pellent « articles à sensation. » Sous ce titre : Bcplorable aventure
d'un étudiant dévoré par un ours, — horribles détails, l'auteur
racontait que l'infortuné Heilig, attiré traîtreusement jusque dans
sa caverne par un ours déguisé en homme , avait été mystérieuse-
ment dévoré. On n'avait retrouvé que la petite casquette, la pipe
de porcelaine et les grandes bottes dont on donnait le portrait au-
thentique. Cette boutade fit rire toute l'université à mes dépens. Un
peu plus tard, lorsque j'en eus connaissance, elle m'amusa beau-
coup; c'était bon signe, et je fus content de moi.
Comme je craignais fort les rechutes, je pris la résolution de ne
rien négliger de tout ce qui pourrait m'en préserver. Je crus pru-
dent de prendre toutes mes précautions, comme un chimiste qui
s'assure avec le plus grand scrupule que rien ne fera manquer ses
expériences.
Par exemple, je résolus de ne négliger à l'avenir aucune des for-
mules et des habitudes de politesse que j'avais tenues jusque-là
en souverain mépris. Je voulais que ce fussent- pour moi des signes
extérieurs, des symboles destinés à me rappeler à toute heure et
en toute circonstance les résolutions que j'avais prises. Quand un
groupe d'étudians me saluait, je n'alTectais plus de regarder les af-
fiches de spectacle ou de vente pour éviter de rendre le salut. Quand
je rencontrais un de mes collègues, au lieu de l'éviter, je le saluais
le premier, autant que possible; je devins respectueux pour les
vieillards et les personnes en dignité, et courtois pour les dames.
Cela me fit dans le commencement un effet si singulier que je
fus plusieurs fois sur le point de renoncer à ce qui me paraissait
souvent une inutile et fatigante comédie; mais, comme cela entrait
dans mon système, je ne me décourageai pas malgré les plaisan-
teries qui pleuvaient de toutes parts. Les étudians s'échelonnaient
sur ma route pour me forcer de saluer vingt fois en vingt pas, et je
les entendais pouffer de rire lorsque j'avais le dos tourné. Je me
sentis bien souvent rougir de colère, et j'eus souvent aussi la ten-
822 REVUE DES DEUX MONDES.
tation de donner une verte leçon aux rieurs; mais je me calmais
bien vite en songeant que cela était ainsi parce que je l'avais voulu
ainsi, que je payais l'arriéré d'une vieille dette qu'il s'agissait d'é-
teindre, au lieu de l'accroître. — Tout cela, me disais-je, est le
contre-coup de bien des mauvais mouvemens d'autrefois, et je me
prépare au milieu de ces épreuves un meilleur avenir.
La Gazette manuscrite publia alors une série de dessins où l'on
représentait un ours qui faisait ses études pour passer prochaine-
ment ses examens de professeur de maintien et de maître à danser.
Les langues cependant allaient leur train dans la société de Mun-
chausen. L'un disait : Vous savez, le docteur Wiirtz? il est très ma-
lade, on dit que c'est un ramollissement du cerveau; l'autre. C'est
une gageure ! — Les fins politiques se demandaient : Quel intérêt
a-t-il à être si poli? — Quelqu'un insinua que je voulais sans doute
devenir recteur, et que je quêtais des suffrages. Un autre supposa
que j'entrevoyais peut-être dans mes rêves la clé de chambellan.
L'on alla même jusqu'à faire courir le bruit que j'avais dessein de
me marier, et l'on se demandait déjà dans les salons quelle était la
malheureuse?
Je laissai dire, suivant de très près les mouvemens de mon âme
et m'inquiétant peu provisoirement de ceux de l'opinion publique.
Je constatai facilement qu'il y avait dans l'espèce d'allégresse où
me tenait cet état de lutte perpétuelle plus d'orgueil scientifique
que de désir d'amendement moral. Quelquefois je ne m'en inquié-
tais pas trop, parce que, après tout, je ne voulais autre chose que
tenter une expérience. D'autres fois j'aurais ardemment souhaité
de me voir intérieurement plus changé. Je réfléchissais cependant
qu'il fallait laisser agir le temps : vouloir constater une transforma-
tion de l'âme au bout de quelques semaines, c'était montrer l'im-
patience de l'enfant qui va du doigt gratter la terre pour voir si la
graine qu'il a semée hier n'a pas encore germé. Nous ensemençons
notre âme, c'est Dieu qui fait lever le grain de sénevé. Cette simple
réflexion me donna de la force et de la persévérance. Cependant
lorsqu'il fut de notoriété publique que mon cerveau n'était pas atta-
qué, que mes leçons avaient même gagné en clarté et en profon-
deur, lorsqu'il fut bien constaté que je ne soutenais pas une ga-
geure, que je ne songeais pas le moins du monde à me faire élire
recteur, lorsque les chambellans eurent cessé de craindre pour leurs
clés, on s'inquiéta moins de mes faits et gestes, l'opinion publique
se montra moins malveillante.
Je le reconnus à mille indices auxquels j'étais bien sûr de ne pas
me tromper. Les étudians cessèrent de se mettre en espalier pour
me forcer à exécuter des saluts ridicules. La Gazette manuscrite,
LE DOCTEUR WURTZ. 823
sans renoncer à l'ours qui lui avait valu tant de succès, ne publiait
plus de séries sur ce personnage, mais simplement des dessins iso-
lés, toujours amusans, mais de moins en moins blessans pour la vic-
time. On finit par m'accepter tel que j'étais. Les gens se conten-
taient de dire : C'est un homme qui manque de grâce, mais qui a de
la bonne volonté.
VI.
Dix-huit mois environ après le commencement de mon épreuve,
M. le conseiller Wentzel, avec qui j'avais causé musique dans les
salons de M. le recteur, m'invitait à ses symphonies du vendredi.
Cela fit grand bruit dans Munchausen, parce que M. le conseiller
était très avare de ses invitations, et il semblait au moins étrange
que moi précisément je fusse l'objet d'une pareille préférence.
J'avais, comme tous les Allemands, le goût ou plutôt la passion
de la musique; mais jusqu'alors je haïssais trop le contact de la
foule pour aller entendre au Thiergarten l'excellente musique des
dragons, je me sentais aussi trop déplacé dans un salon pour oser
franchir quelques-unes des portes qui, à la rigueur, auraient encore
pu s'ouvrir devant moi.
Si vous avez été longtemps sans entendre de bonne musique, vous
jugerez de mon ravissement lorsque je fus à même d'en écouter
d'excellente au milieu de quelques personnes distinguées, qui, par
cela seul que nous nous rencontrions sur un terrain privilégié, ne
s'inquiétaient pas de mon passé, et m'accueillaient avec bienveil-
lance.
Ce soir-là, on jouait Yandcmte de la Symphonie en la de Beetho-
ven. 11 me sembla qu'au début le grand artiste avait voulu exprimer
l'angoisse et les plaintes d'une âme vaillante écrasée par la dou-
leur; puis tout à coup, au milieu de cette immense douleur, on
voit poindre une lueur d'espérance qui peu à peu grandit, éclaire
l'âme tout entière, et lui arrache enfin de véritables cris de triom-
phe. C'était, moins la grandeur et la sublimité du génie, l'image
même de la lutte que je soutenais avec bravoure, sinon avec succès,
contre les défaillances et les révoltes de mon âme. Voilà du moins
ce que je ressentais avec une émotion profonde; cette douleur, je la
connaissais, je l'avais éprouvée; seulement le grand maître l'idéa-
lisait et la rendait sublime. Cette espérance, je l'avais éprouvée,
je l'éprouvais encore; cette joie, j'espérais bien la ressentir un jour,
et qui me dit d'ailleurs que ce jour ne fût pas arrivé? Quels maîtres,
mon Dieu ! que ceux dont les chants peuvent ainsi s'emparer d'une
âme et l'arracher à son désespoir ou à son abaissement!
824 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour la première fois depuis vingt ans, je parlai avec une pléni-
tude de cœur et un abandon qui me surprirent moi-même quand
j'y repensai. Je vis que j'intéressais les personnes présentes; cela
me mit en verve et me fit exprimer sous la forme la plus inattendue
et la plus heureuse des idées qui me venaient tout à coup et aux-
quelles je n'avais jamais songé.
Lorsque je sortis de chez M. le conseiller, je pris par le plus long,
c'est-à-dire par les remparts, pour rentrer chez moi. Je me sentais
absolument transformé. Pour la première fois, je compris qu'il s'é-
tait creusé un abîme entre le passé et le présent. En ce moment,
je ne songeais plus à analyser mes sensations, ni à suivre un pro-
gramme, ni à faire le chimiste; je jouissais par le cœur de la sym-
pathie que j'inspirais et de celle que je ressentais.
Et ce n'est pas seulement le cœur qui s'épanouissait après une
contrainte morose de tant d'années, c'est l'esprit qui s'ouvrait à des
idées nouvelles, et par-delà les horizons connus entrevoyait des ho-
rizons nouveaux. — Je suis heureux ! je suis heureux ! murmurais-je
à demi-voix en marchant d'un pas léger sur les gazons des rem-
parts, les yeux perdus dans l'horizon fantastique que la lune argen-
tait de sa lumière tranquille.
Quel charme magique que celui de la sympathie! Quelle mer-
veille que l'attrait mystérieux d'une âme pour une autre âme! Il
suffit d'une personne distinguée qui vous écoute avec sympathie
pour tirer de votre âme des accens inconnus, pour en faire jaillir
des pensées qu'elle ne croyait pas receler. Je reprenais une à une
les choses que j'avais dites chez M. le conseiller, et il me semblait
que toutes ces pensées fussent venues d'une source où je n'avais
jamais puisé de ma vie. C'est alors (il m'en souvient comme si j'y
étais encore) que tout à coup, entre le deuxième et le troisième or-
meau à partir de la porte Karolus-Magnus, j'eus comme la révéla-
tion et l 'inspiration de mon livre De la Sympathie. J'ai depuis ap-
profondi et développé le sujet, mais je n'ai rien changé d'essentiel
au plan que je jetai sur le papier avec une précipitation fiévreuse
en rentrant chez moi.
J'étais si heureux et si troublé que je ne pouvais parvenir àm'en-
dormir. Dans l'engourdissement d'un demi-sommeil, mon imagina-
tion, prenant sa volée, se jouait au milieu des idées et des sentimens
qui m'avaient possédé toute cette soirée, et en composait les rêves
les plus bizirres. J'en vins à me figurer que mon livre De la Sym-
putlde M^w^ii de paraître, et qu'il obtenait le plus brillant succès.
Alors un de ces terribles savans, comme notre Allemagne en pro-
duit tant, analysait devant un public fantastique la vie et les idées
de l'auteur. Il se demandait si ce n'était pas un bonheur pour cet
LE DOCTEUR WURTZ. 825
homme de génie d'avoir aussi mal débuté dans la vie, et de n'avoir
connu la sympathie que par une sorte de révélation tardive, qui en
avait fait pour lui une vérité lumineuse et « fu'gurante, » et non un
lieu-commun banal et «rebattu. » (On applaudit. L'orateur continue.)
« L'antithèse entre les deux parties de la vie de l'illustre M. Wurtz
était peut-être nécessaire pour parfaire l'originalité du moi ivuri-
zique... Au fait, quelqu'un de l'honorable assemblée peut-il me faire
savoir si l'on doit dire wiirtzique ou wûrtzéien? » Et il me regardait
en face, et toute l'assemblée me regardait aussi. L'effort que je fis
pour chercher lequel des deux était le plus conforme à l'usage me
réveilla. Je me moquai de mon rêve et de moi-même, et sans ré-
soudre la question je me tournai du côté du mur et je m'endormis.
Le lendemain, dès le point du jour, j'étais à l'œuvre. J'écrivis
de verve tout le commencement de mon préambule. Ma main se
fatigua plus vite d'écrire que mon esprit de concevoir. Pour me re-
poser les doigts et me rafraîchir la tête, je voulus me donner le plai-
sir d'une longue course à travers champs. Que la campagne me
parut donc belle! et cependant l'hiver finissait à peine. De loin en
loin, quelques rares anémones et quelques touffes de perce-neige
annonçaient seules la venue prochaine du printemps. Les arbres
étaient encore nus; seuls quelques marronniers avaient risqué leurs
gros bourgeons vernissés qui reluisaient au soleil. Les arbres sans
feuilles dessinaient des réseaux délicats sur le ciel gris, ou bien se
groupaient en masses qui, de loin, semblaient d'un violet pâle à
travers la brume légère. Je m'étonnais moi-même de remarquer
ces choses comme aurait pu le faire notre illustre compatriote le
peintre Gulden, puis je faisais cette réflexion, banale, je n'en doute
pas, pour bien d'autres, mais qui avait pour moi l'attrait et le
charme d'une découverte : quand le bonheur est en notre âme, il y
porte la flamme et la foi , et nous trouvons un sens nouveau à tous
les objets où s'arrêtent nos regards.
Quand je rentrai au logis, rafraîchi et renouvelé par cette pro-
menade au grand air, je me remis à l'œuvre avec une ardeur in-
vincible.
Quel charme que d'écrire, quand on se sent en possession de la
vérité , quand les idées jaillissent des profondeurs de l'âme aussi
naturellement qu'une source des flancs d'un rocher! Jadis c'était
pour moi un labeur et une gêne, à présent c'était devenu, comme
par enchantement, le fond même et l'attrait de ma vie. Autrefois
j'avais entrepris un travail sur la nécessité pour l'homme de s'iso-
ler et de concentrer ses forces morales et intellectuelles. Je soute-
nais simplement une thèse à force de recherches, de citations et
de raisonnemens, poussé peut-être en secret par le désir de justifier
826 REVUE DES DEUX MONDES.
ma misanthropie, et de lui donner un faux air de profondeur et
d'abnégation philosophique. Cette idée, qui m'était venue, m'avait
refroidi, la nécessité de soutenir une thèse insoutenable m'avait fa-
tigué, et voilà comment mon livre de la Monade humaine, monu-
ment inachevé, gisait au fond d'un tiroir que je n'osais même plus
ouvrir.
Au contraire, dès que le sujet de la sympathie m'apparut, tout
me sembla facile. Je n'avais qu'à retourner mon ancienne thèse et
à en prendre le contre-pied pour me trouver en pleine vérité, c'est-
à-dire en pleine lumière. Dans mon défunt ouvrage, j'avais accu-
mulé les recherches et prodigué les citations; dans celui-ci (beau-
coup de critiques l'ont remarqué depuis), j'étais si riche de mon
propre fonds, que je n'avais appelé personne à mon secours. Cer-
taines pages ont été composées avec cette joie profonde de l'écri-
vain qui se dit : Qui sait? cette pensée que je viens d'écrire tombera
peut-être sous les yeux d'un homme à qui elle fera du bien. Il y a
peut-être dans le monde une âme à qui elle inspirera quelque ré-
solution généreuse. Alors je me levais subitement de mon fauteuil,
ne pouvant plus tenir en place, et j'arpentais à grands pas mon
cabinet en me frottant les mains. J'allais ainsi plein de contente-
ment et d'allégresse, tantôt de la porte au buste de Goethe, tantôt
de la cheminée à la fenêtre qui donne sur la rue. J'écartais douce-
ment le rideau, et je regardais en bas les gens qui passaient. Une
de ces âmes peut-être serait relevée et consolée par moi. Je me
remettais bien vite à l'ouvrage pour avancer mon livre, et j'écrivais
ainsi jusqu'à ce que la fatigue me contraignît de m'arrêter.
Alors je recommençais mes longues promenades à travers la
campagne, ou bien, si la nuit était venue, je parcourais les rues de
la ville, regardant à travers les fenêtres éclairées les gens qui tra-
vaillaient à leurs métiers, ou qui causaient autour des comptoirs,
ou qui soupaient joyeusement en famille. Tous ces tableaux m'amxU-
saient comme un enfant ou comme un artiste, et s'imprimaient si
nettement dans mon souvenir que j'aurais pu fournir des sujets à
Ludwig Richter et à Knaus. Sans me contraindre et sans me forcer,
j'étais naturellement bon et poli avec tout le monde. Comment au-
rais-je pu faire autrement, ayant le cœur aussi plein et aussi heu-
reux?
VII.
Le printemps avait succédé à l'hiver, l'été au printemps, l'au-
tomne même était écoulé, et nous rentrions dans l'hiver. A force d'ac-
cmiiuler feuillets sur feuillets, j'avais presque terminé mon livre.
LE DOCTEUR WURTZ. 827
D'un autre côté, les étudians ne me fuyaient plus, s'ils ne me re-
cherchaient pas encore. Il était évident que la paix était faite entre
nous. La Gazette manuscrite avait clos depuis longtemps la série de
s-es ours, et s'était rejetée sur les trois manteaux du docteur Bœhm,
sur les exploits équestres de l'étudiant Hiller, et en dernier lieu sur
les vanteries du baron von der Schield, devenu depuis célèbre, non-
seulement en Allemagne, mais dans le monde entier, sous le nom
de baron de Munchausen.
Un jeune Russe, qui faisait son tour d'Allemagne, s'était arrêté à
Munchausen, et suivait les cours de l'université. En sa qualité d'é-
tranger, il n'était pas au courant des anciennes traditions et n'avait
par conséquent aucun préjugé contre moi. 11 vint un jour me trou-
ver à l'issue de la leçon, pour me demander quelques explications.
Comme c'était un garçon d'un esprit vif et curieux, la conversation,
commencée au pied de la chaire, continua dans la rue. Sans m'en
apercevoir, j'entraînai mon interlocuteur jusqu'à ma porte. Cela fut
un exemple et un encouragement pour les autres étudians, la glace
fut décidément rompue entre nous. Bientôt, une fois ma leçon finie,
je revins toujours escorté d'un groupe de fidèles. Cela me lit le plus
grand honneur dans mon quartier; Schnaps lui-même restait le
marteau en l'air et comme frappé d'admiration. Sans y songer, il
regagna mon estime, puis ma pratique, qui lui revenait de droit,
puisqu'il était mon voisin; ses ricanemens seuls l'en avaient privé
jusque-là. La première fois que je m'arrêtai pour lui parler, je fus
surpris de son bon sens, de sa douceur et de sa politesse. Quant à
ses ricanemens, je dois l'avouer à ma confusion, ils n'avaient jamais
existé que dans mon imagination. Le pauvre diable avait tout sim-
plement la bouche trop fendue avec les coins relevés; qu'il fût gai
ou triste, il montrait toujours toutes ses dents sans le vouloir.
Voilà où en étaient les choses quand l'hiver devint tout à coup
très rude. Comme les ruisseaux étaient gelés, les petits garçons du
voisinage, le bonnet bien enfoncé par-dessus les oreilles, faisaient
pendant des heures des glissades sous mes fenêtres. Je travaillais
toute la journée, et leurs cris et leurs rires me tenaient compagnie;
puis il vint à neiger, et l'on n'entendit plus aucun des bruits de la
rue; les chariots même des paysans et les camions des brasseurs
ne produisaient plus qu'un son étouffé. Les petits garçons se bat-
taient à coups de boules de neige : c'était très gai pour moi. Une
grande lueur blanche éclairait mon cabinet. J'étais alors si heu re u
que toute saison m'était bonne, et, comme les petits garçons de la
rue, js saluais avec joie la venue de chaque journée, sachant d'a-
vance qu'elle m'apportait de la joie.
Enfin le livre est achevé, je sais qu'il est bon ; me voilà donc au
comble de mes vœux! C'est ce que je me disais par une froide ma-
828 REVUE DES DEUX MONDES.
tinée de février, en attaquant avec l'ongle les étincelantes feuilles
d'acanthe dont la gelée avait brodé mes vitres et qui m'empêchaient
de voh- dans la rue. Que j'étais loin alors de prévoir ce qui m'atten-
dait ce jour-là même !
Mon manuscrit étant livré à l'imprimeur, j'étais condamné pour
quelques jours à l'inaction. Pour tuer le temps, qui me semblait
d'une lenteur désespérante jusqu'à l'arrivée des épreuves, j'allai
passer une partie de la soirée chez un ami, malgré la neige épaisse
et le froid piquant. Il était à peu près onze heures quand je revins.
J'avais, pour marcher dans la neige, de bonnes grosses bottes four-
rées, chef-d'œuvre de mon voisin Schnaps, et, pour me défendre du
froid, une bonne pelisse neuve et un bonnet de fourrure que j'avais
tiré sur mes yeux. Je m'avançais en trottant dans la neige épaisse,
songeant au bon feu qui m'attendait et au paquet d'épreuves qui
serait peut-être arrivé pendant mon absence et que je voyais déjà
posé au pied de la lampe. Parvenu dans la rue du Porte-Glaive, à
la hauteur de la ruelle de l'Homme-Masqué, j'entrevis un groupe
de personnes qui semblaient guetter quelqu'un. De plus près, aux
reflets de la neige, je reconnus que c'étaient des étudians. Par un
mouvement naturel, je tirai, malgré le froid, ma main droite des
profondeurs comfortables de ma pelisse, tout prêt à répondre au
salut qu'ils ne manqueraient pas de m'adresser quand je passerais
auprès d'eux. Comme je n'étais plus qu'à quelques pas, j'entendis
que l'on disait : — C'est lui , attention ! — Aussitôt un bras se leva,
armé d'une boule de neige qui me parut énorme. Instinctivement
je levai le bras de mon côté; il n'était que temps, j'arrivai tout juste
à la parade. Le visage était sauf, mais je reçus au poignet une vio-
lente secousse, et je fus aveuglé un instant par les parcelles de
neige qui voltigèrent autour de mes lunettes.
L'attaque était si imprévue, si étrange, que je n'en compris pas
d'abord toute la gravité. Je continuai ma route, tout étourdi de la
secousse. Au moment où je passais sous une lanterne, j'entendis que
l'on se disputait, et quelqu'un du groupe appela l'homme à la boule
de neige maladroit. — Maladroit ! merci bien ! pensai-je aussitôt,
— J'avais tout le poignet engourdi de la violence du coup. Qu'eût-ce
donc été si la boule m'avait écrasé le nez ou crevé les yeux du dé-
bris de mes lunettes !
J'étais ému du danger que j'avais couru, mais surtout indigné de
la déloyauté et de l'hypocrisie de ces jeunes gens. Le côté ridicule
de cette aventure me révoltait et me ramenait aux plus mauvais
sentimens d'autrefois. Je détestais ces étudians; j'aurais voulu leur
nuire et me venger. Ah ! si seulement le jour qui allait suivre eût
été un jour d'examens; mais ils n'y perdraient rien !
Voilà ce que je pensais en rentrant chez moi comme un furieux,
LE DOCTEUR WURTZ, 829
me traitant d'imbécile pour avoir essayé d'être bon et pour avoir
cru à la bonté des autres. Je jetai brutalement ma pelisse à Ivan,
qui, me voyant troublé par la colère, n'osa me demander d'où pro-
venait une certaine croûte de neige qu'il avait découverte tout de
suite à l'avant-bras de la manche droite. Un paquet d'épreuves
m'attendait sur ma table de travail, je le pris sans l'ouvrir et je
le jetai avec mépris dans la corbeille aux papiers de rebut. Oh!
quand j'y pensais, comme je m'en voulais d'avoir cru à la sympa-
thie, comme je rougissais d'avoir démenti tout le reste de ma vie,
comme j'étais humilié d'avoir écrit ce qui était là sous enveloppe, et
que pour rien au monde on ne m'aurait fait relire ! Je passai pres-
que toute la nuit sans dormir. Quand mes yeux commençaient à se
fermer de lassitude, je revoyais nettement la scène odieuse où j'a-
vais joué le rôle de victime, et de victime ridicule. La bande qui
m'avait tendu ce guet-apens était sans doute allée raconter son ex-
ploit dans quelque brasserie mal famée, et j'étais redevenu, malgré
tous mes efforts, la fable de ce petit peuple moqueur.
Vers la fin de la nuit, mes idées devinrent moins violentes, la
haine avait presque disparu; mais la tristesse, mais l'amer décou-
ragement avait envahi mon âme tout entière.
Le lendemain matin, lorsque l'homme qui venait me faire la
barbe commença de me savonner le menton, il fut frappé de ma pâ-
leur, et me le dit avec un affectueux intérêt. Je lui répondis dure-
ment de se mêler de ses affaires. Il se mit à regarder Ivan avec
étonnement. Ivan, de son côté, pour ne pas se compromettre, se
mit à regarder les toits chargés de neige. Cette pantomime me dé-
plut, et j'ordonnai à Ivan de s'occuper de son service. Il sortit.
Resté seul, je m'assis au coin de la cheminée, le coude sur le
marbre, la tête dans la main. Je songeais à l'immensité de ma dé-
ception.
11 pouvait être onze heures, lorsque j'entendis comme un bour-
donnement de voix confuses sous mes fenêtres. Presque aussitôt la
porte d'en bas s'ouvrit, et les dalles du rez-de-chaussée retentirent
sous les coups pressés d'une douzaine de paires de bottes qui se
débarrassaient de leur neige; puis on commença de monter. La bande
était précédée, dans la cage de l'escalier, d'une odeur très pronon-
cée de tabac à fumer. Avant que Ivan eût pu m'avertir, j'avais de-
viné que c'étaient des étudians.
— Chez moi ! m'écriai-je avec indignation, me braver jusque chez
moi! Si ce n'est pas le comble de l'infamie !
J'eus un instant l'idée d'ordonner à mon domestique de les jeter
du haut en bas de l'escalier; mais je réfléchis qu'il lui était absolu-
ment impossible d'accomplir à lui tout seul cette besogne. Je cher-
830 REVUE DES DEUX MONDES.
chais encore un autre expédient lorsque Ivan entra avec toute la
bande sur ses talons. Un grand garçon avec des cheveux bruns et
des yeux malins fit un pas en avant, et après un profond salut :
— Monsieur le professeur, dit-il, c'est moi qui ai eu le malheur, la
nuit dernière, de vous lancer cette boule de neige... (Comment,
misérable !... et tu oses me le dire en face! — C'est en moi-même
que je faisais cette remarque.) Je viens, en présence de mes cama-
rades, vous faire d'abord mes excuses et me soumettre ensuite à
telle réparation qu'il vous plaira d'exiger. (Ici, mon cœur battit très
fort et s'emplit d'une grande joie, je commençais à comprendre.)
Nous attendions une autre personne qui avait mal parlé des étu-
dians, le baron von der Schield; j'avais fait le pari de l'atteindre
au nez. (Je ne pus m'empêcher de sourire en songeant comme il
avait visé juste.) Nous avons été trompés par votre vêtement. J'en
suis désolé, car nous voue aimons et nous vous respectons comme
vous le. méritez.
J'étais tout troublé, il me semblait que je chanterais volontiers,
et en même temps que cela me ferait du bien de pleurer. Je serrais
violemment toutes ces mains qu'on me tendait sans savoir que dire;
à force de chercher quelque chose qui fût en situation, voici ce que
je trouvai :
— C'est égal, mon cher ami, quand c'eût été le baron von der
Schield en personne, vous auriez pu frapper moins raide !
Tout le monde se mit à rire, et moi plus fort que les autres, et
nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. A peine les étu-
dians avaient-ils disparu que je tirai vivement le paquet d'épreuves
du panier où je l'avais jeté. Je dépliai les feuilles, et, les écartant
de mes yeux à la longueur du bras, je regardai d'abord quelle figure
faisait ma prose, maintenant qu'elle était imprimée; puis, séance
tenante, je commençai la correction.
VIII.
Ce fut là ma dernière tentation sérieuse; depuis ce jour-là, ma
vie a toujours été douce et facile. Si jamais dans les hivers qui sui-
virent il m'était arrivé de recevoir quelque boule de neige sur l'o-
reille ou sur l'œil, je me serais contenté de panser la partie malade,
sûr d'avance que le coup ne m'était pas destiné. C'est bien quelque
chose cela !
Les paquets d'épreuves de mon livre se succédèrent si régulière-
ment et si rapidement que l'ouvrage fut bientôt en état de pa-
raître : il parut. Qu'allait dire la critique, et que penserait le public
LE DOCTEUR WURTZ. 831
de mes idées? Il me revenait à l'esprit cent choses à la fois que
j'aurais voulues autres ou autrement dites; une pensée me semblait
faible, une autre obscure. Les passages qui m'avaient le plus ému
quand j'écrivais le livre me paraissaient maintenant ou communs
ou déclamatoires. Et je craignais si fort de voir mon jugement con-
firmée par celui des autres que pendant plusieurs jours je n'osai
sortir.
Mes collègues furent en cette circonstance d'une bonté parfaite.
Chaque fois que je recevais de quelqu'un d'entre eux une lettre ou
un billet, Ivan, sortant de ses habitudes de silencieuse discrétion,
me demandait si c'était encore au sujet du livre de « monsieur. »
Je lui donnai connaissance de tous ces documens. Je sais que c'est
contraire à toutes les prescriptions de l'étiquette, mais le pauvre
garçon était si heureux et si fier. Il joignait les mains et se récriait
d'admiration, tant le style de ces messieurs lui paraissait beau et
savant. Et penser que tout cela retombait en une pluie d'éloges sur
(( monsieur, » dont on faisait dans un allemand si correct un si tou-
chant panégyrique. — Encore une lettre, disait-il d'un air triom-
phant chaque fois qu'un nouveau coup de marteau l'appelait brus-
quement à la porte.
— En voilà une qui vient de Munich! — Elle était de M. le con-
seiller Wentzel, alors en voyage. La lettre lue, je sentis que ma vue
s'obscurcissait, et je fus obligé d'essuyer mes lunettes. Ivan déclara
qu'il n'aurait jamais cru qu'une personne aussi maigre que M. le
conseiller pût avoir autant de cœur; mais mon livre lui était dé-
dié, je craignais que cette circonstance n'eût fait de lui un juge
partial.
— Milan ! Milano, comme ils mettent sur leur timbre, de qui
cela peut-il être? se demandait Ivan. — C'était de George Heilig.
Quelle lettre charmante! mais il était mon obligé, cela pouvait
fausser son jugement, comme la courtoisie avait pu aveugler mes
collègues. J'avais si grand'peur d'être dupe de ma vanité que j'al-
lais ainsi récusant un à un tous les témoins qui venaient déposer de
mon succès.
Quelques jours après arriva de Milan un assez gros paquet. Il
contenait quelques mots seulement du jeune précepteur, et un long
article découpé dans le Diritto mihmese. L'article le prenait sur un
ton peut-être un peu lyrique : il était d'un Italien ! Pour moi, je n'y
trouvais pas à redire, ni Ivan non plus, à qui je tra luisais à mesure
les passages les plus intéressans. — Ça, c'est imprimé, dit-il sen-
tencieusement, monsieur le professeur sera bien obligé d'y croire!
« Qui eût pu penser, disait le journaliste, qu'une telle lumière
pût briller parmi les brumes de la froide Germanie, et que des ac-
832 REVUE DES DEUX MONDES.
cens si émus et si pathétiques pussent s'échapper du cœur d'un
Tedesco? Nous ferons le plus grand éloge du livre en disant qu'on
le croirait l'œuvre d'une plume italienne. »
Un journaliste français, moins lyrique que l'Italien, mais peut-
être plus précis, déclarait qu'à part un peu de sentimentalité alle-
mande (d'une expression d'ailleurs assez modérée), le livre était si
méthodique et si clair qu'il semblait être l'œuvre non d'un Alle-
mand, mais d'un compatriote de Voltaire.
Ivan, en son âme de bon patriote allemand, était bien un peu
choqué de voir l'Italien et le Français revendiquer le monopole du
sentiment et de la clarté; mais quand je lui eus fait comprendre que
chacun d'eux faisait de mon livre le plus grand éloge qu'il en pût
faire, il déclara que les articles étaieut très bons.
Cependant le livre de la Sympathie fit petit à petit son tour d'Al-
lemagne, et il en rejaillit une certaine gloire non-seulement sur
l'auteur, mais encore sur toute l'université de Munchausen. Un beau
jour, une députation d'étudians m'invita à un grand banquet uni-
versitaire. Ce banquet, auquel assistaient tous les professeurs et
que présidait le recteur, fut « d'une gaîté folle, sans l'ombre de
désordre , » ainsi que le constata la Concordia de Munchausen ,
journal bien renseigné. On chanta beaucoup de chants patriotiques,
on but beaucoup de bière « à la grande patrie allemande, aux let-
tres allemandes, à la langue allemande. » A la fin du banquet, on
but à la grande patrie européenne, puis bientôt à l'univers entier.
Un étudiant, aidé de quelques amis complaisans, monta sur la
table, et, tenant son verre à la hauteur de seS yeux, se mit à saluer
gravement; cela voulait dire qu'il allait parler.
— Je bois, dit-il, à la mise en pratique de cette vertu de sympa-
thie qui a fourni au héros de cette fête le sujet d'un si beau livre.
Je bois à la concorde éternelle des étudians de Munchausen.
Tout le monde but à la concorde éternelle des étudians de Mun-
chausen.
— A la bonne harmonie des étudians et des bourgeois de Mun-
chausen, cria l'orateur encouragé par le succès.
Tout le monde but à la bonne harmonie des étudians et des bour-
geois de Munchausen. Sur la motion d'un membre de l'assemblée,
il fut décidé par acclamation qu'à partir de ce jour on cesserait de
donner aux habitans le nom injurieux de philistins.
Alors le jeune homme, se cambrant avec fierté, leva une dernière
fois son verre, et vociféra dans un paroxysme d'enthousiasme :
— Au triomphe universel des théories wiirtziques !
Tous, moins un, burent au triomphe universel des théories wiirt-
ziques. Cet un, c'était moi. Je ne pouvais décemment boire à ma
LE DOCTEUR WURTZ. 833
propre gloire ; mais, tout en me cachant par modestie, le nez dans
mon verre, dont je commençais à apercevoir le fond : « Elle est
tranchée, me dis-je, la question que j'avais laissée indécise. Le
suffrage universel, souverain maître en fait de langage, vient de dé-
clarer que l'on dira théorie wûrtzique et non pas wûrtzéieimc. »
IX.
Il y a plus de vingt ans que tout cela s'est passé. Les générations
d'étudians se sont transmis fidèlement la tradition de vivre en bonne
intelligence entre eux et de ménager les bourgeois. Presque tous
ceux d'aujourd'hui ignorent l'origine de cette coutume, si contraire
aux usages des universités allemandes. Si je vous l'ai rappelée, ce
n'est nullement pour en tirer vanité, mais pour répondre à votre
question, et vous expliquer pourquoi et comment j'ai deux réputa-
tions, une ici, l'autre dans le Harz. Je vous prie de dire à mon an-
cien camarade Siegfried que l'autre ^Vûrtz est mort, et que celui
qui le remplace est ce qu'on appelle un brave homme. Demandez
plutôt à Martha.
Il adressait ces mots à la petite Martha, qui avait dormi tout le
temps dans les bras de sa mère, et qui venait d'ouvrir les yeux.
Marlha eut le sourire charmant de l'enfant qui s'éveille, et tendit
ses petits bras du côté de son vieil ami. Et comme le vieil ami était
ému, et qu'il ne voulait pas qu'on s'en aperçût, il prit dans sa bonne
grosse main la menotte potelée de l'enfant, et y posa ses lèvres avec
une tendresse touchante.
M. Beckhaus, dans un accès de sensibilité nerveuse, tenait ses
deux mains fortement serrées l'une contre l'autre, et froissait hor-
riblement, lui un libraire si soigneux, la dernière livraison du
Cosmos. M"^^ Beckhaus pleurait sans fausse honte. Marguerite avait
les joues rouges et les yeux brillans. Quant à moi, je remontai bien
vite à ma mansarde pour écrire ces choses pendant qu'elles étaient
toutes fraîches dans ma mémoire.
Depuis ce temps, la Plastique de l'âme du docteur Wurtz a paru
sumptibus et typis Beckhaus.
Jules GiRARorix.
TOME LXXXVI. — 1870. 53
L'ANCIEN
ET
LE NOUVEAU CHRISTIANISME
I. Les Orii/iiu's du sermon sur la montagne, 1868; la Justice de Dieu, 1869, p.ir M. Hippolyte
Rodrigiies. — U. Saint Paul, par M. Ernest Renan, 1809. — 111 llisloire du Credo, par
M. Athanase Coquerel fils, 1SU9. — IV. le Chrislianismc libéral cl le miracle, par M. Félix
Pécaut, 18o9. — V. Le Cluislianismc moderne, étude sur Lessing, par M. Ernest Fontanès,
ISOT. — VI. /e Synikile des apôtres, essai liistorique, par M. Michel Nicolas, 1867. — VII. His-
toire des trois preiiiiers siècles de l'église, par M. Edmond de l'ressensé, t. V, 1870.
Si la littérature est, comme on l'a dit, l'expre-ssion de la société,
notre siècle peut passer pour le plus religieux peut-être qui ait ja-
mais été. Nul n'a fait la part plus large aux préoccupations de ce
genre dans ses œuvres les plus sérieuses et les plus hautes. 11 n'a
pas donné au monde une grande religion comme le premier siècle
de notre ère, il n'a même pas produit une grande réforme religieuse
comme le xvr' siècle; mais, sans parler des livres d'un caractère
purement esthétique, comme le Génie du christianisme, il n'en est
point où la pensée religieuse ait été plus féconde en œuvres de
toute espèce, soit dans l'apologie, soit dans la critique, soit dans la
transformation des doctrines et des institutions. Et cette littérature,
riche dans le monde catholique, plus riche dans le monde protestant,
• chez lequel l'activité de la foi compense amplement l'inf rioiité du
nombre, n'est point une simple satisfaction offerte à la curiosité des
esprits; elle est l'expression d'un certain état des âmes. Ce n'est
point seulement la lumière que le public des lecteurs y cherche sur
des prob'èmes d'histoire ou de philosophie religieuse, c'est aussi et
surtout la foi qu'il demande. L'étude de ces questions, faite avec la
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. 835
haute et froide liberté d'esprit qpii sied aux recherches historiques,
a sans doute une belle part dans une telle littérature; mais cette
part, si importante et si honorable qu'elle soit pour le siècle de la
critique, n'est qu'un point dans l'immense travail de la pensée reli-
gieuse. La plupart des livres de notre temps sur les questions de cet
ordre ont pour objet des dogmes, des symboles, des institutions,
qu'il s'agit de conserver, de réformer ou de transformer selon l'é-
glise, la secte ou l'école à laquelle on appartient.
Un phénomène se produit en ce moment dans le monde chré-
tien, qui donne un intérêt particulier à la question religieuse. Il
semble que l'éternelle lutte entre l'autorité et la liberté y soit en-
trée dans sa période aiguë, si l'on en juge par les extrémités con-
traires vers lesquelles certains représentans des deux principes en-
traînent les sociétés chrétiennes. D'un côté Rome et son concile,
c'est-à-dire la concentration la plus absolue de l'autorité, de l'autre
le christianisme libéral, c'est-à-dire l'expansion la p1u& hardie de
la liberté en matière de foi, voilà la situation. As^urémerit cette
éclatante antithèse ne doit point être prise comme formule exacte
du travail qui se fait dans cet ordre de sentimens et d'idées. La
société catholique n'çn est pas au Syllabus, pas plus que la société
protestante n'en est au programme du christianisme libéral. C'est
encore l'orthodoxie, catholique ou protestante, qui gouverne avec
plus ou moins de sagesse les foules dans le monde chrétien. Ce qui
est vrai, c'est que, dans cette élite de croyans qui se réserve la fa-
culté de penser sur les choses religieuses, le mouvement des esprits
tend à cette double conclusion de l'absolue autorité ou de l'absolue
liberté.
L'œuvre de transformation qui prend pour titres des noms comme
le christianisme libéral, le christianisme fnodejvie, le nnuvcau chris-
tianisme, rencontre deux sortes d'adversaires. Les théologiens, dans
le sens orthodoxe du mot, se refusent à reconnaître et même à com-
prendre l'à-propos de ces ambitieuses épithètes dont certains rê-
veurs de religions, à leur sens, aiment à relever leuis pensées mal-
saines ou chimériques. Pour eux, il n'y a pas tel ou tel christianisme,
autoritaire ou libéral, ancien ou moderne; il y a le christianisme
tout simplement, c'est-à-dire la vérité religieuse absolue, qui ne s'est
point développée dans le temps, comme les doctrines philosophi-
ques, par le progrès des individus et des sociétés, mais par une
tradition continue, fondée sur une révélation divine, et interprétée
par l'église s'inspirant de l'esprit même de Dieu. Dans la loi du
Christ comme dans la loi de Moïse, dans les livres des prophètes
comme dans les décisions de l'église, c'est toujours Dieu qui parle,
et ses communications directes ou indirectes ne cessent jamais d'é-
clairer l'esprit et de fortifier l'âme des fidèles. 11 y a bien une
836 REVUE DES DEUX MONDES.
histoire du christianisme, en ce sens qu'il y a un développement
de la vérité divine dans le temps et dans l'espace; mais ni le pro-
grès des temps ni la pensée des hommes n'y sont pour rien. Quand
un changement se produit d'une époque à une autre, d'un pays
à un autre pays, c'est non point à telle doctrine, à telle institu-
tion, à tel esprit, k tel génie des temps, des races et des lieux,
qu'il faut l'attribuer, mais uniquement à l'intervention de Dieu lui-
même, choisissant tel pays pour théâtre, tel peuple et tels individus
pour organes de ses communications, soit qu'il les produise sous la
l'orme de grandes révélations, comme pour la loi de Moïse et la loi
du Christ, soit qu'il les dissimule sous la forme d'inspirations per-
sonnelles, comme il arrive pour les œuvres des prophètes et des
pères de l'église. Si donc on a en vue autre chose que cette inter-
vention dans l'histoire du christianisme, on se laisse surprendre
par une fausse analogie avec l'histoire des œuvres humaines propre-
ment dit3S, Alors même qu'il serait vrai que Dieu a choisi tel mo-
ment des temps anciens pour une de ses révélations, tel moment
des temps modernes pour une autre, les mots de christianisme an-
cien, moderne, libéral, ne pourraient exprimer qu'une pure coïnci-
dence de l'intervention divine avec les diverses époques historiques,
sans présomption aucune d'un rappoi't de causalité entre le déve-
loppement de la doctrine et le travail de la pensée humaine.
C'est en partant d'un tout autre principe que les philosophes,
dans le sens abstrait du mot, s'accordent avec les théologiens pour
affirmer que la science et la philosophie n'ont rien à chercher dans
l'histoire des doctrines religieuses. Selon eux, — toute histoire de ce
genre se réduisant à une suite de superstitions plus ou moins con-
traires à la raison et à la conscience des sociétés civilisées, ils ne
peuvent s'y intéresser que comme à un chapitre des maladies men-
tales. Quant aux progrès, aux réformes, aux transformations de la
pensée religieuse considérée dans son objet, ils n'y attachent au-
cune valeur, convaincus que le principe des religions, c'est-à-dire
l'hypothèse du surnaturel, étant faux, vicie par cela même tout le
reste : d'où il suit que l'esprit humain ne saurait mieux faire que de
se dégager le plus complètement possible de cette atmosphère de
légendes, de rêves et de fictions qui n'ont rien de commun avec
une saine manière de connaître et de penser. Dès lors, à quoi bon
nous parler, en pleine lumière du xix* siècle, de réformer, de trans-
former, d'affranchir la pensée chrétienne, comme si une religion
quelconque pouvait être autre chose qu'une servitude et une illusion
de l'esprit?..
Ainsi pensaient les théologiens du xv!!*" siècle et les philosophes
du xviii*. La philosophie et même la théologie de notre siècle ont
une autre manière de voir sur les questions religieuses. Sauf de
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. 837
rares exceptions, elles sont trop pénétrées de l'esprit historique,
qui est le génie même de ce siècle, pour ne pas comprendre que
toute doctrine, toute institution, quelle qu'en soit l'origine, subit
l'action des temps, des lieux et des sociétés dans lesquels elle vit.
Fût-elle tombée du ciel, si absolue, si immuable qu'elle s'affirme
dans la conscience de ses croyans, elle n'échappe pas plus que les
autres réalités à la loi universelle du devenir. C'est la loi de la vie.
Il en est des doctrines comme des langues : tant qu'elles sont vi-
vantes, elles changent. L'immobilité est l'attribut de la mort; la
majesté des choses religieuses, quoi qu'on en ait dit, tient à de tout
autres caractères. Et non-seulement le christianisme a changé, mais,
de même que toutes les autres institutions historiques, il a changé
sous l'influence des temps et sous la main des hommes. 11 a son his-
toire, comme toutes les doctrines ou institutions humaines; il a subi
l'influence des grands événemens; il a reçu l'empreinte des idées
dominantes; il a puisé aux sources de la sagesse profane; il s'est
nourri de la substance commune des vérités acquises à la science
et à la conscience humaines; il s'est enrichi des inspirations des in-
dividus qui en ont fait l'objet de leurs profondes méditations; il a
eu ses docteurs de génie, ses héros de la pensée, disons le mot, ses
révélateurs, de second ordre, si l'on veut; il a eu ses vicissitudes et
ses révolutions; enfin il n'a jamais cessé d'être en communication
intime avec l'esprit humain et en rapport direct avec l'état des so-
ciétés au sein desquelles il a vécu. Histoire pleine de mouvement et
d'intérêt qui donne aux mots ancien et nouveau christianisme une
valeur tellement significative que, s'il est permis à un théologien
orthodoxe et à un philosophe abstrait de n'en pas saisir l'impor-
tance, il est impossible à un historien d'en laisser échapper le sens!
Autre chose est l'histoire du dogme chrétien, et autre l'histoire
du christianisme. La première semble à peu près épuisée; le dogme
est complet, trop complet peut-être, si l'on songe à Y immaculée
conception^ qui a passé à l'état de dogme, et à l'infaillibité absolue
du pape, qui est en voie d'y arriver. La seconde est loin d'être
close; nulle science ne peut prévoir quand et comment elle le sera;
nulle'philosophie même ne peut décider a priori si elle doit l'être
jamais, tant il y a tout à la fois de fécondité et d'élasticité dans la
pensée chrétienne ! Si la cour de Rome a la prétention de la fixer et
de l'enfermer dans les formules de son Syllabus, si la minorité du
concile, un peu plus libérale que la cour de Rome, espère en finir
par quelques concessions habiles avec l'agitation religieuse du monde
chrétien, si enfin les synodes protestans s'imaginent que la révolu-
tion dont Luther fut le promoteur s'arrêtera au symbole de la ré-
forme, nous croyons que toutes les autorités plus ou moins offi-
cielles et orthodoxes du christianisme catholique et protestant se
838 REVUE DES DEUX MONDES.
font illusion. Nul ne peut affirmer que l'esprit de cette gfande reli-
gion ait dit son dernier mot en l'an 70 du xix" siècle. Des prophé-
ties de ce genre seraient bien gratuites en présence du travail qui
se fait en ce moment dans toutes les églises du christianisme.
Quoi qu'il en soit de l'avenir, l'histoire de la pensée chrétienne,
au point où elle est arrivée, est déjcà une grande et riche histoire,
pleine d'enseignemens de toute nature, où l'abondance des discus-
sions et l'extrême variété des formules peuvent à première vue ca-
cher au regard de l'historien l'ordre simple et vraiment admirable
dô son développement. Cette histoire nous semble pouvoir se résu-
mar en deux séries de mouvemens en sens contraire dont l'une
procède constamment par voie d'addition du simple au composé,
et l'autre non moins invariablement du composé au simple par voie
de réduction. A partir de la doctrine du Christ, on peut suivre la
pensée chrétienne à travers les progrès de son développement et
de son organisation, de Jésus à Paul, de Paul à Jean, de Jean
aux grands conciles de jNicée et de Constantinople, de ces conciles
à la théologie du moyen âge et au gouvernement de la papauté,
en obseiTant comment le christianisme se complète et se com-
plique de plus en plus par l'introduction de dogmes et d'institu-
tions moins conformes peut-être à son principe qu'à l'esprit des
temps qu'il a traversés. Puis on le voit, sous le souffle de l'esprit
moderne, remonter le courant qu'il avait descendu jusque dans
les bas-fonds du moyen âge, et retrouver ainsi, à travers la re-
naissance, la réforme et la philosophio, les pures et hautes sources
où il avait primitivement puisé, en laissant au catholicisme romain
sa discipline étroite et son dogmatisme scolastique. Yoilà comment
l'ancien et le nouveau christianisme vont se rejoindre et se con-
fondre sous des noms différens et avec des origines bien diverses.
C'est en le ramenant à son principe que les réformateurs et les
rénovateurs modernes et contemporains entendent le rajeunir et
le renouveler, de manière qu'il puisse être encore la religion de
l'avenir. Jusqu'à quel point cette thèse est -elle fondée sur l'his-
toire du christianisme? L'identité du point de départ et du terme de
son développement est- elle aussi réelle qu'il y paraît? La loi de
complication et de simplification qu'on croit avoir reconnue dans les
deux séries historiques de ce développement ressort-elle véritable-
ment de l'exposé des faits? Tels sont les problèmes historiques que
font naître la plupart des publications contemporaines sur la ques-
tion religieuse, et particulièrement celles qui se rattachent au grand
mouvement de réforme qui se développe dans les deux mondes sous
le nom de chrisLia lisme libéral. Nous avons cru le sujet assez inté-
ressant pour retracer en quelques traits le tableau des phases di-
verses par lesquelles a passé le christianisme depuis le sermon sur
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. S39
la montagne jusqu'aux prédications des plus hardis docteurs du pro-
testantisme de nos jours.
I.
Nous venons de dire que les réformateurs, même les plus radi-
caux, qui prêchent le nouveau christianisme, n'entendent pas faire
autre chose qu'un retour à l'ancienne doctrine telle qu'elle a dû
sortir de la bouche du Christ; mais quelle est cette doctrine? Point
obscur sur lequel la critique contemporaine a concentré toutes ses
lumières sans être encore arrivée à produire l'évidence. Pourtant,
après une discussion qui a eu pour résultat de renvoyer à des ori-
gines différentes et postérieures à peu près tout ce qui dans les
quatre Évangiles a servi de texte à la théologie chrétienne, l'exégèse
de notre temps a conservé presque d'un commun accord, comme
enseignement propre du Christ, ce qu'un des successeurs des apô-
tres, Papias, avait appelé les V^ytac, comprenant le sermon sur la
montagne, la collection des paraboles, enlin toutes les pensées mo-
rales éparses çk et là dans les synoptiques, où semble se révéler la
pensée projn-e et comme l'âme elle-même du Christ. Que l'on pense
avec la libre critique que ce fut là toute la doctiine du Christ, ou
que l'on persiste à croire, avec la théologie orthodoxe, catholique
ou protestante, que le dogme entier, dans sa partie théologique aussi
bien que dans sa partie morale, est déjà dans les trois premiers
évangiles, il est certain que la doctrine des ■Xoyia est la seule partie
vraiment explicite, claire et catégorique du dogme primitif. Tout
le reste, alors même qu'on en reconnaît l'authanticité plus que dou-
teuse, n'est, de l'aveu des orthodoxes, que le germe d'une doctrine
morale et théologique qui se développera ultérieurement sous l'in-
spiration de r Esprit-Saint, disent les uns, sous l'inlluence de la
tradition hébraïque et de la sagesse grecque, disent les autres.
Cet enseignement de Jésus suffit-il à constituer un dogme nou-
veau? C'est ce qu'il est difficile d'admettre pom' peu que l'on songe
à la richesse, à la profondeur, à la complexité du dogme chrétien,
embrassant dans son encyclopédique synthèse à peu près tous les
problèmes moraux, théoîogiques et même cosmologiques que la.
philosophie antique avait posés. Quelques maximes de morale éter-
nelle et universelle sur l'amour de Dieu et du prochain, sur l'oubli
des injures, sur la justice, sur la charité, sur la pureté de cœur,
sur l'exaltation des conditions humbles, des vertus douces, des pen-
sées simples, quelques charmantes ou touchantes paraboles sur la
pratique de ces maximes ne font point un dogme dans l'acception
rigoureuse du mot. Jésus le sentait bien, et c'est pour cela qu'il a
dit : <c Je ne viens point détruire la loi, mais l'accomphr. » Ce qui
8A0 REVUE DES DEUX MONDES.
veut dire, surtout avec les explications et les exemples très signifi-
catifs du jeune maître, que c'était bien la pratique de la loi, non
la loi elle-même, que le Christ se donnait la mission de changer.
Mais cela même, dit-on, n'est-il pas toute une doctrine? Si l'es-
prit de l'ancienne loi est resté caché non-seulement aux pharisiens,
mais encore à tous les sectateurs de cette loi, s'il a fallu que le
Christ vînt pour leur en faire la révélation, toute pleine de vérités
sublimes et vraiment inouies pour ce peuple courbé sous le joug du
formalisme sacerdotal, n'est-ce point Là une loi nouvelle? Où rencon-
trer dans l'Ancien-Testament ces sentinians, ces accens d'amour, de
justice, de charité, de pitié pour les hommes, de tendresse vraiment
filiale pour le Père céleste, qui du haut de sa gloire soutient et
console ses enfans faibles, souffrans et malheureux? Quelle sagesse
de docteur, quelle âme de prophète a jamais trouvé des paroles
seiiiblables? Cette remarque a du vrai, moins pourtant qu'on ne le
croit communément. On sent bien que dans les paroles de Jésus
respire le sentiment d'une âme qui ne semble pas avoir son égale
pour la pureté et la douceur parmi les docteurs et les prophètes;
mais si l'on admet que le sentiment est nouveau, il faut bien recon-
naître que la doctrine est ancienne, même la doctrine du sermon
sur la montagne. Le plus savant des hébraïsans de notre temps,
l'illustre Munck, avait coutume de dire que ce sermon courait les
rues de Jérusalem. C'était peut-être aller un peu loin à une époque
où Jérusalem était devenue le foyer du pharisaïsme, où la parole des
docteurs y était plus écoutée que la voix des prophètes; mais dans
un pays comme la Judée, où l'enseignement de la loi et des pro-
phètes était si populaire, il n'était pas possible que tous les textes de
l'Ecriture ne fussent familiers non -seulement aux docteurs, mais
aux plus simples et aux plus humbles d'entre les Juifs. Or il n'est
pas douteux que la morale évangélique ne soit déjà dans l'Ancien-
Testament, non pas en germe, mais formulée en maximes que le
sermon sur la montagne reproduit presque textuellement. Deux écri-
vains juifs contemporains, MM. Joseph Salvador et Hippolyte Ro-
drigues, ont mis en lumière cette ressemblance, disons mieux, cette
identité, par un rapprochement décisif des textes.
Nous nous bornerons à en rappeler quelques-uns, en renvoyant
aux 'tableaux comparatifs de M. Rodrigues le lecteur qui ne se fie-
rait point à ses propres souvenirs. Ce n'est pas sur tel ou tel point
seulement de la morale que l.a Bible peut être rapprochée de l'Évan-
gile, c'est sur tous. S'agit-il de science, même estime pour la sa-
gesse des simples et même sévérité pour celle des docteurs. Si Jé-
sus a dit : Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des
cieux est à eux, ou encore : Je te loue, ô mon père, de ce que tu as
caché ces choses aux savans et aux sages, et de ce que tu les as ré-
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. Shi
vélées aux petits enfans, un prophète avait dit : Celui qui est humble
d'esprit obtient la gloire éternelle (1). S'agit-il de bonté, même
sympathie pour la douceur et la miséricorde, même éloignement
pour la dureté. Si Jésus a dit : Bienheureux ceux qui sont doux,
car ils hériteront de la terre, un prophète avait dit : Ceux qui sont
doux posséderont la terre (2). Et de même, avant Jésus qui dit :
Bienheureux sont les miséricordieux, car miséricorde leur sera faite,
le texte ancien avait dit : Celui qui fait miséricorde trouvera la vie,
la justice et la gloire (3). S'agit- il de relever la souffrance et la
misère, mêmes accens de pitié et mêmes promesses d'avenir. Si
Jésus a dit : Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront conso-
lés, un prophète avait dit : Dieu guérit les brisés de cœur et panse
leurs blessures. S'agit-il de justice, mêmes promesses aux justes et
mêmes prescriptions. Si Jésus a dit : Bienheureux ceux qui sont
affamés et altérés de justice, car ils seront rassasiés, un prophète
n'avait-il pas dit : C'est ici la porte de l'Éternel, les justes y entre-
ront (A) ? Avant Jésus qui a dit : Toutes les choses que vous vou-
lez que les hommes vous fassent, faites-les-leur aussi de même,
car c'est la loi, et les prophètes, Hillel avait dit : Ne fais pas à
autrui ce qu'il te serait désagréable d'éprouver toi-même; voilà le
commandement principal de la loi (5). S'agit- il de conscience,
même distinction entre les actes et les intentions. Si Jésus a dit :
Bienheureux ceux qui sont nets de cœur, car ils verront Dieu, le
prophète avait dit : Qui est-ce qui montera en la montagne de
l'Éternel, et qui est-ce qui demeurera dans le lieu de sa sainteté?
Ce sera l'homme qui a les mains pures et le cœur net (6). Avant Jé-
sus disant : Quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà
commis dans son cœur un adultère avec elle, Job avait dit : J'avais
fait accord avec mes yeux; comment aurais-je donc arrêté mes re-
gards sur une vierge? S'agit-il de charité, mêmes maximes pres-
que en termes identiques sur l'amour du prochain, sur le pardon
des injures poussé jusqu'à la plus entière abnégation, sur l'assis-
tance due à nos ennemis. Avant Jésus, qui dit : Si quelqu'un te
frappe à la joue droite, présente-lui aussi l'autre, Jérémie avait
dit : Il est bon de donner sa joue au frappeur et de se rassasier de
l'injure (7); Ésaïe avait dit : J'ai exposé mon dos à ceux qui me
frappaient et mes joues à ceux qui me tiraient le poil ; je n'ai point
(1) Proverb. xxix, 23.
(2) Psaum. XXXVIl, 11.
(3) Proverb. xxi, 21.
(4) Psaum. CXVIII, 20.
(5) Hillel, Talmud-Sabbat, 30 b.
(6) Psaum. XXIV, 3 et 4.
(7) Jérém. m, 30.
Sll2 REVUE DES DEUX MONDES.
caché mon visage en arrière des opprobres et êes crachats (1).
Enfin» si Jésus a dit : Aimez vos ennemis et bénissez ceux qui vous
maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour
ceux qui vous persécutent, l'ancienne loi n'avait-elle pas dit : Ne
conserve pas de haine dans ton cœur, ne garde point de rancune,
ne te venge point et aime ton prochain comme toi-même (2)? Si ton
ennemi a faim, donne-lui à manger; s'il a soif, donne-lui à boire (3).
Si tu rencontres le bœuf de ton ennemi ou son âne égarés, tu ne
manqueras pas de les lui ramener (A). Ce que je demande de vous,
dit l'Éternel, c'est de partager votre pain avec celui qui est affamé,
de couvrir celui qui est nu, de consoler celui qui est affligé. Y a-t-il
dans l'Évangile une plus belle et plus profonde parole que celle-ci :
je verrai ta face par la cliairité (5)? Enfin s'agit-il de la sincérité
de la prière, si Jésus a dit : Mais toi, quand tu privés, entre dans
ton cabinet, et,, ayant fermé ta porte, prie ton père qui te voit dans
ce lieu secret et te récompensera publiquement, ne trouve-t-on pas
ceci dans l'Ecclésiastique : — il ne considère pas que l'œil du Sei-
gneur voit toutes choses., et que c'est bannir de soi la crainte de
Dieu de n'avoir que cette crainte humaine et de n'appréhender que
les yeux des hommes?
De ces rapprochemens, que la théologie orthodoxe connaît mieux
que nous, quelle conclusion tirer? Est-ce à dire que Jésus n'aurait
été qu'un interprète éloquent de la loi et des prophètes, comme le
pensent MM. Salvador et Rodrigues? C'est aller bien loin. D'abord,
si cette conclusion ressort du tableau comparatif de ce dernier,
n'est-ce point parce qu'il a mêlé un peu indiscrètement aux textes
de la Bible, les. seuls décisifs^ des textes du Talmud dont la date ne
peut être fixée d'une manière assez précise pour qu'ils aient la
même valeur que les premiers? On peut bien, à la rigueur, citer
parmi les textes antérieure aux Évangiles les sentences d'Hil'lel,
précurseur de Jésus, docteur bien connu pour sa large fa^;on d'in-
terpréter la loi, pourvu que l'authenticité des paroles qui lui sont
attribuées ait été préalablement établie; mais il y c'aurait des ré-
serves à faire pour la plupart des autres citations empruntées au
Talmud, et il faut bien reconnaître que ce livre est une source trop
confuse de doctrines de toute origine et de toute date pour pouvoir
appuyer la thèse de l'identité de la doctrine hébraïque et de la doc-
trine évangélique. C'est ainsi, par exemple, que la doctrine de la
pureté de cœur, si marquée dans les Évangiles, à peine sensible
(!) Ésaïe, i,, 6.
(•2 Lévit. XIX, 17, 18,
(3) Proverb. xxv, 21,
(4) Exod. xxiir, 4, 5.
(o) Psaum. XVII, 15.
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. 843
dansTAncien-Testament, n'est guère explicite que dans le Talmud.
D'ailleurs, n'y eût-il pas de raison de cont ster l'antériorité des
textes talmudiques cités par M. Rodrigues, il faudrait encore avouer
que. tous ces textes réunis ne témoignent pas d'une complète iden--
tité. Nulle part le dieu de la Bible et du Talmud ne reçoit le beau et
doux nom qui révèle toute une doctrine dans les enseignsmens
évangéliques. S'il n'est plus le Jéhovah terrible et jaloux de Moïse,
si les livres des prophètes et surtout du Talmud lui reconnaissent
déjà la bonté, la miséricorde, l'amour, qui sont les attributs distinc-
tifs du dieu des Évangiles, il n'est pas encore le père. Aussi, quel-
que juste et bon qu'il soit pour toutes sas créatures, et en particu-
lier pour les hommes qu'il aime et assiste quand ils en sont dignes,
il reste toujours l'objet de leur crainte, de leur respect, de leur
adoration, non de leur filial amour. Alors même que dans l'antiquité
Dieu est conçu comme un père, c'est le père de la famille antique,
qu'on vénère, qu'on n'ose pas aimer. Aimer Dieu est un mot évangé-
lique et chrétien; il est bien sorti du cœur de l'incomparable pro-
phète qui s'est appelé Fils de Dieu, et qui n'a jamais compris ni
exprimé les rapports de Dieu et de ses créatures autrement que
sous la forme des relations intimes et presque familières qui sub-
sistent entre un père et ses enfans. Et Jésus avait la parfaite con-
science que c'était là toute sa doctrine : aimer Dieu comme un père
et les hommes comme des frères; quant au reste, il n'avait nul be-
soin de dogmatiser. La loi n'était-elle pas là avec ses commande-
mens et ses pratiques? Pour Jésus, la bonne nouvelle était non point
une loi nouvelle, mais simplement l'ancienne loi comprise et prati-
quée dans l'esprit des prophètes et des vrais fils de Dieu. Le messie
ne se sentait point une autre mission.
IL
Tout cela expliqué et convenu, il reste vrai que, réduit pour la
théologie à ce sentiment de filiale tendresse pour le père céleste de
toutes les créatures, pour la morale à un recueil de maximes pra-
tiques, l'enseignement de Jésus n'a encore aucun des caractères
d'un dog.îie véritable, c'est-à-dire d'un corps de doctrines qui se
tiennent entre elles, et forment un tout complet fortement organisé.
Qui a fait cette œuvre vitale pour l'avenir du christianisme? Ce n'est
pas Jacques, le chef vénéré de la première communauté, dite l'église
de Jérusalem, qui resta obstinément attachée aux pratiques de
l'ancienne loi. Ce n'est pas Pierre, le grand nom sur lequel devait
reposer plus tard tout l'édifice de l'organisation de l'église romaine. •
Les quelques lettres qui leur sont attribuées, alors même que l'au-
thenticité n'en serait pas contestable, n'ont point une valeur doc-
Shh REVUE DES DEUX MONDES.
trinale suffisante pour qu'il soit possible d'y voir soit le germe d'un
dogme nouveau, soit même le simple complément de l'enseigne-
ment du Christ. Le véritable ouvrier de cette œuvre, c'est Paul. Ce-
lui-ci ne fut pas seulement l'apôtre des gentils, en ce qu'il leur porta
le premier la nouvelle doctrine, affranchie des proscriptions de l'an-
cienne loi; il mérita d'être appelé le second fondateur du christia-
nisme, dont il constitua et formula réellement le dogme en tout ce
qu'il contient d'essentiel. S'il entrait dans le plan de ce travail d'expo-
ser la doctrine contenue dans les épîtres, il nous serait facile de jus-
tifier ce titre en faisant voir comment la plupart des grands dogmes
du christianisme y ont leur principe et souvent même leur formule.
Il nous suffira de dire qu'à partir de Paul la tradition chrétienne
est devenue une forte et originale doctrine qu'on ne peut plus con-
fondre ni avec l'ancienne loi ni avec cette espèce de morale uni-
verselle résumée dans le sermon sur la montagne, qui pourrait s'ap-
peler la morale même de la conscience humaine, tant il serait facile
d'en retrouver les élémens dans ce qu'un historien contemporain a
eu l'heureuse idée de nommer la Bible de l'humanité! L'enseigne-
ment de Paul fait entrer, fait descendre, si l'on veut, la sagesse du
Christ dans les formules d'une théologie qui servira désormais de
texte aux plus subtiles d'scussions. 11 lui fait donc perdre quelque
chose de sa haute généralité et de son adorable sérénité; mais à ce
prix il lui communique le caractère et la vertu d'un dogme. Et ce
dogme, il l'a si nettement conçu, si solidement construit, que les
pères et les docteurs des temps postérieurs n'ont rien trouvé à y
changer, ni quant au fond des doctrines, ni quant à l'enchaînement
logique des formules. On a pu enrichir la théologie chrétienne d'une
nouvelle doctrine, plus élevée et plus profonde, dont le symbole de
INicée sera la formule; on n'a pas touché à la doctrine de Paul. Et
quand la réforme , qui ne goiitait que médiocrement la théologie
trop peu unitaire pour elle du grand symbole, voudra en revenir
au christianisme primitif, c'est dans les épîtres de Paul qu'elle s'é-
tablira, comme dans le fort même de la pensée chrétienne. C'est
que cette doctrine, aussi logique que pratique, était une tout autre
discipline pour les esprits et les âmes que les mystiques monolo-
gues du livre de V Imitation ou que la transcendante théologie de
l'évangéliste Jean.
Lorsqu'on rapproche, ainsi que le fait M. Renan, la laide et chétive
personne de ce docteur juif, élevé dans les écoles de la vieille loi et
ayant toutes les passions, tous les instincts de sa race, de l'idéale
figure du grand prophète qui semble n'avoir conservé aucune des
misères de l'humanité, l'idée d'une déchéance de la pensée religieuse
vient naturellement à l'esprit. Et si l'on ajoute à ce rapprochement
tout personnel la comparaison des doctrines, et qu'à celle de Jésus,
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. 8Ù5
si large et si douce, on oppose celle de Paul, si forte, mais si dure,
on se prend à regretter que la religion de la charité et de l'amour
ait trouvé pour interprète le docteur du péché originel, de la grâce,
de la prédestination, de l'infériorité de la femme, de l'impureté du
mariage. Toutefois, en face d'une telle œuvre, d'un tel rôle et même
d'un tel personnage, l'histoire ne permet pas de s'abandonner à ce
genre d'impression tout esthétique. Que la sagesse de Jésus ait été
de tout temps et soit surtout aujourd'hui la haute lumière du chris-
tianisme, que son amour pour Dieu et pour les hommes en soit le
plus pur sentiment, cela n'est pas douteux; mais disons encore une
fois que, s'il y a là l'esprit d'une religion, il n'y en a pas le corps, à
proprement parler. Autant qu'il nous est permis d'en juger à travers
les obscurités et les fictions de la légende , si Jésus a été le pro-
phète inspiré, Paul a été le docLeur de la nouvelle religion; en tout
cas, il en a été le premier et le plus grand. Il ne faut d'ailleurs
jamais oublier que l'histoire fait toujours tort à ses personnages en
les laissant voir dans toute leur réalité, tandis que la légende idéa-
lise et transfigure les siens. Ce que M. Havet a si bien dit de So-
crate nous est revenu à la pensée à propos du portrait de l'apôtre
Paul tracé par M. Renan. La réalité, physique ou morale, garde tou-
jours quelque chose de laid, d'incorrect ou d'insignifiant qui lui
nuit, alors surtout qu'on la confronte avec un idéal quelconque.
Où Paul a-t-il trouvé cette doctrine que ne contient pas la tra-
dition évangélique? Ce serait, s'il faut l'en croire, dans une révé-
lation toute personnelle. La vérité lui est apparue dans sa vision de
Damas, telle que n'a pu la voir aucun de ceux mêmes qui ont connu
et entendu Jésus vivant. C'était là, comme on sait, le grand sujet
de débat entre Paul et les apôtres, compagnons de Jésus. Comment
pouvait-il porter la parole au nom du Christ, lui qui ne l'avait ja-
mais vu ni entendu? C'est à cette objection que répondait Paul par le
miracle de sa révélation particulière. Pour la critique qui connaît les
textes de l'ancienne loi et qui sait combien le jeune docteur y était
versé, la véritable révélation de Paul fut la méditation profonde et
persévérante de cette loi éclairée par toute la science des maîtres
qu'il entendit. Toute la doctrine de Paul repose sur le dogme du pé-
ché originel. C'est ce péché qui a vicié la nature humaine. Depuis
la faute d'Eve et d'Adam, toute œuvre de l'homme fut mauvaise. La
grâce de Dieu seule a pu justifier et sauver ceux dont il a bien voulu
faire ses élus. Depuis l'arrivée du Christ, cette grâce est devenue le
don de tous les hommes qui ont la foi au messie rédempleur, à sa
mort, à sa résurrection, à sa doctrine. C'est la foi, non les œuvres,
qui justifie et sauve toute nature humaine, impuissante par elle-
même à faire un acte de justice et une œuvre de salut. Et comme
toutes ces âmes également vouées par leur nature au mal et à la
8/i6 REVUE DES DEUX MONDES.
damnation n'ont aucun mérite personnel qui puisse leur valoir le
don de la grâce, il s'ensuit que Dieu la répand sur qui il veut, et
que les honnnes sont véritablement prédestinés au bien ou au mal,
au salut ou à la danmation, la grâce étant le principe de tout mé-
rite. On voit comment tout se tient et s'enchaîne dans cette com-
plète et compacte doctrine de la chute. Or ce dogme qui est le pivot
de toute la doctrine paulinienne, Paul ne l'a pas trouvé sur le che-
min de Damas, il l'a trouvé dans la Bible elle-même, où il est déjà le
principe de toute l'ancienne loi. Au fond, Paul n'a inventé aucun des
grands dogmes de sa doctrine, ni la chute par le péché originel, ni
la perversité radicale de la nature humaine à la suite de ce péché,
ni la justification par la grâce, ni la prédestinaLioo, ni l'infériorité
naturelle de la f^mme. Seulement il a renouvelé la vertu de tous
ces dogmes en les faisant entrer dans la loi nouvelle qu'il définit
d'un mot : la fui à Jésus-Christ, le verbe incarné de Dieu. Voilà
comment la bonne nouvelle est devenue un dogme, et le messie un
rédempteur.
La pensée chrétienne ne pouvait s'arrêter au Symbole des apô-
tres. En quittant la Judée avec Paul et sus compagnons, la nouvelle
prédication tombait au milieu des visions du giiosticisme oriental et
des théories de la philosophie grecque. La docte culture des plato-
niciens qui passaient des écoles de la philosophie dans les églises
de la nouvelle religion ne pouvait pas plus se contenter de la théo-
logie de la Bible et des épîtres que la mystique ivresse des gnos-
tiques qui S3 faisaient chrétiens. Aux uns et aux autres, il fallait
de plus hauts sommets et de plus vastes horizons. Aussi voyons-
nous la doctrine nouvelle se développer et se compliquer de plus en
plus en s'enrichissant de conceptions de la plus haute portée méta-
physique. Si l'on peut dire que Paul avait eu le pressentiment de ce
magnifique progrès quand il a cité aux Athéniens le vei s d'Aratus :
en Dieu nous avons la vie, le mouvement et l'être, il est difficile de
reconnaître soit dans les trois premiers Évangiles, soit dans les
Actes des apôtres, soit dans les épîtres de Paul, le dogme de la divi-
nité de Jésus-Christ, et encore moins le dogme de la Trinité. C'est
l'Évangile de Jean, d'une date postérieure et d'un esprit bien diffé-
rent, qui ouvre à la foi des nouveaux docteurs des perspectives où
la théologie alexandrine devait se complaire et se plonger de plus
en plus. C'est dans ce livre mystique qu'apparaissent las premiers
linéamens de cette doctrine savante et profonde qui sera élaborée
par les pères alexandrins, puis formulée par les grands conciles de
Nicée, de Constantinople, d'Éphèse, de Chalcédoine. Cette nouvelle
doctrine du Verbe et de la nature divine en trois personnes, en
embrassant dans une seule formule les trois aspects de la divinité
que la philosophie contemporaine exposait et définissait à sa façon,
• LE NOUVEAU CHRISTIANISME. 8Û7
était bien faite pour attirer à la nouvelle religion des philosophes
et des théologiens qui devaient y retrouver leur propre tradition.
Sans aller jusqu'à se perdre dans le néoplatonisme, coinme l'eus-
sent fait quelques pères trop alexandrins, le christianisme des Clé-
ment, des Augustin, des Athanase, laissait pénétrer par l'Évangile
de saint Jean les idées platoniciennes dans le nouveau dogme, de
manière à absorber dans son symbole tout ce qui pouvait, à la ri-
gueur et au prix de grandes subtilités théologiques, se concilier
avec la tradition chrétienne. C'était une transformation bien grave
et bien radicale, puisque l'église tout évangélique de Jérusalem n'a
jamais pu l'accepter, et que les Juifs, fidèles gardiens de la tradi-
tion hébraïque, y ont vu une sorte de retour au paganisme par
l'altération profonde du dogme de l'unité de Dieu; mais le christia-
nisme naissant ne pouvait aspirer à conquérir le monde sans s'as-
similer ce que la pensée humaine avait conçu de plus élevé et de
plus profond sur les problèmes théologiques. C'est une vue bien
fausse de la réalité historique que celle d'une certaine théologie
professant avec Pascal que le christianisme n'est devenu le maître
de l'humanité que parce qu'il l'a en tout contredite. L'introduction
dans une certaine mesure des doctrines gnostiques et platoni-
ciennes est un des exemples frappans de la méthode contraire.
On a fait beaucoup de recherches et d'hypothèses sur l'origine de
cette transformation. — Naturellement les théologiens la font re-
monter à fa Bible, ne voulant voir dans tous ces changemens que le
développement normal d'une simple et même tradition fond<^e sur
la double révélation de Moïse et de Jésus. Comme leur siège est
toujours fait d'avance, ils ne se laissent point déconcerter dans
leur explication par l'analogie, l'identité même parfois des for-
mules, et par la culture ph'losophîque des pères qui ont élaboré le
dogme formulé par le concile de Nicée. Les philosophes expliquent
la transformation de la théologie chrétienne en la rattachant à Pla-
ton et aux écoles platoniciennes. Un savant critique de notre temps,
Bunsen, a cherché, entre ces deux hypothèses contraires, une so-
lution ingénieuse en imaginant pour Jésus, comme on l'avait fait
pour Platon, une espèce d'enseignement ésotérique qui n'aurait
trouvé sa véritable expression que dans le quatrième Évangile (1) :
hypothèse bien peu conforme à tout ce que les synoptiques nous
apprennent de la manière toute simple et toute populaire de vivre
et d'enseigner qui paraît propre à Jésus. Se figure-t-on le nouveau
messie tenant, indépendamment de ses prédications aux foules et de
ses entretiens familiers avec ses disciples, une école de profonde et
(1) Ed. Bunsen, The hiciden Wisdom of Christ, London 18G5. Voyez l'article remar-
quable de M. Émilo Burnouf dans la Revue du l'r décembre 1865.
8/i8 REVUE DES DEUX MONDES.
subtile exégèse, comme le ferait le rabbin le plus raffiné, et formant
des docteurs en théologie dont un seul aurait révélé tout à coup le
secret du maître, après avoir laissé si longtemps la parole aux au-
tres disciples de Jésus? Qu'on se représente le Christ assis parmi les
docteurs du concile de Nicée. Nous avons peine à comprendre com-
ment il se fut trouvé au courant des subtiles formules doiit ces sortes
de discussions étaient hérissées. Le mot de Socrate sur Platon nous
revient à l'esprit : que de choses ce jeune homme me fait dire ! Dans
cette Trinité que proclama le concile, Jésus eût-il reconnu le Père
céleste et son Fils bien-aimé? 11 est permis d'en douter. Il n'eût
pas même avoué Paul pour son disciple.
Quoi qu'il en soit de ces hypothèses, origine biblique, origine
grecque, origine secrète, la pensée théologique qui commence à
Jean et aboutit au concile de Nicée marque une phase nouvelle
et décisive dans l'histoire du dogme chrétien. On peut dire que
cette phase fut l'apogée de son développement métaphysique. Bien
que l'église, avec cette sagesse pratique qui lui a rarement fait dé-
faut, n'ait pas cru pouvoir suivre en tout les grands théologiens
alexandrins, bien qu'elle n'ait accepté ni la doctrine de la rédemp-
tion universelle, ni la doctrine de la glorieuse résurrection des corps
déjà transfigurés par saint Paul en corps de lumière, ni le haut et
sévère spiritualisme d'Origène, il est visible que le souffle de Platon
et de ses disciples orientaux pénètre, anime et soulève jusqu'aux
sommets les plus élevés de la métaphysique les docteurs les plus
orthodoxes du temps, sauf l'école de Tertullien. On sent que, si l'é-
glise n'eût obéi qu'à l'esprit qui l'inspirait alors, elle n'eût pas con-
sacré des doctrines dignes d'un autre âge, comme le dogme naïf et
tout populaire de la résurrection des corps, le dogme impitoyable
des peines éternelles, le dogme révoltant des supplices de l'enfer.
Quant au dogme étrange et si puissant de la transsubstantiation
dans le sacrement de l'eucharistie, s'il répugnait absolument à l'es-
prit platonicien, il n'était que trop conforme à ce mysticisme oriental
qui n'a jamais tenu compte des lois de la nature. Un tel change-
ment de substance, c'était un de ces mystères do:ît la métaphy-
sique des pères alex mdrins devait le plus aisément s'accommoder.
Après les premiers conciles œcuméniques, le dogme ayant reçu
sa constitution à peu près complète, il semble que l'histoire en soit
finie, et qu'il n'y ait plus qu'à suivre celle de l'organisation et de la
discipline de l'église. L'histoire du dogme continue encore pour-
tant, sinon pour le fond, du moins pour l'enseignement des doc-
trines. Les grands théologiens dont les discussions ont préparé le
concile de Nicée avaient, au milieu de leurs subtiles distinctions,
conservé, avec le sentiment platonicien, le sens des plus hautas vé-
rités religieuses. C'était plutôt l'enseignement de Jean qui les in-
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. 8/i9
spirait que celui de Jésus ou de Paul; mais c'était encore le souffle
vivifiant de la pensée chrétienne. Quand cette pensée tomba dans
la b:irbarie du moyen âge, elle ne trouva plus d'autre méthode
d'exposition et d'enseignement que le péripatétisme. On sait ce
qu'en fit le génie d'Aristote entre les mains de ses interprètes de la
Sorbonne et des universités du moyen âge. Le nom de scolastique dit
tout en fait de distinctions, de divisions et de discussions verbales.
Si des docteurs tels que saint Anselme et saint Thomas ont pu
maintenir la pensée chrétienne dans sa haute portée, c'est que tous
deux avaient un esprit assez élevé et assez profond pour comprendre
ce que dans le génie de Platon et d'Aristote il y a de plus assimi-
lable à cette pensée. Encore peut-on se demander si la théologie trop
aristotélique de saint Thomas eût été du goût de Paul, de Jean et
des pères de l'église. Ne parlons pas du Christ lui-même, qui n'a
jamais laissé échapper l'occasion de montrer son antipathie pour
toute espèce de scolastique. S'il n'eût pas chassé de son église les
honnêtes docteurs en Sorbonne, comme il l'avait fait pour les mar-
chands du temple, il est à croire que l'auteur du sermon sur la
montagne et des paraboles de l'Évangile n'eût pas mis le pied dans
ces sortes d'écoles, où l'esprit de son enseignement ne s'était guère
plus conservé que la lettre.
Certes il y a loin de la doctrine des Évangiles et des épîtres à la
théologie scolastique; mais de la primitive église à l'église catho-
lique gouvernée par la cour de Rome il y a peut-être plus loin en-
core. En lisant les historiens du christianisme, et particulièrement
M. Renan, on rêve volontiers de ces heureuses et charmantes pe-
tites sociétés chrétiennes, d'une allure si libre, d'une foi si active,
d'une pratique si simple, en comparaison de la forte et minutieuse
discip'ine, de la muette et passive obéissance, qui caractérisent le
gouvernement de nos grandes sociétés catholiques du moyen âge.
La vérité est que le christianisme naissant n'a pas plus d'église or-
ganisée que de dogme formulé. Il subit la loi de toutes les choses
qui sont de ce monde ou qui y vivent; il lui fallut se former avant
de se développer, et se développer avant de s'organiser. La bien-
heureuse anarchie des premières sociétés chrétiennes peut être en-
viée par les croyans libéraux comme l'idéal des sociétés religieuses
dans la plus large acception du mot; mais à ce moment cet état re-
ligieux fut bien plutôt l'effet d'une nécessité historique provisoire
que d'une théorie bien arrêtée sur le libre essor des consciences
religieuses. Aussitôt que la société chrétienne eut pris quelque dé-
veloppement et multiplié le nombre de ses églises, elle éprouva le
besoin d'une discipline plus précise et d'une sorte de gouverne-
ment; central. Quand le christianisme fut devenu sous Constantin
TOME LXXXVI. — 1870. ^^
850 REVUE DES DEUX MONDES.
la religion de l'empire, les évêques exerçaient déjà un3 véritable
autorité sur les consciences des fidèle^. Il est à remarquer que les
conciles, sauf celui d.? Jénisalem, qui n'en eut guère que le nom,
ne se réunirent qu' i partir de ce moment sous le patronage plus ou
moins impérinix des césars de Byzance : grand danger pour l'indé-
pendance de l'église. La monarchie religieuse était dans les néces-
sités du temps. Si elle n'eût pas eu pour chef un pape à Rome, elle
en aurait eu un dnns la personne des empereurs à Constantinople.
On le vit bien plus tard par les exemples de l'église d'Orient et de
l'église nisse, soumises, l'une aux césars du B.s-Empire, l'autre aux
tsars de ]\ïo=cou et de Saint-Pétersbourg. Tous les empereurs de
Constantinople se mirent à dogmatiser, à commencer par Constan-
tin. Il se permet de condamner Arius, sauf à embrasser plus tard sa
doctrine, et en quels termes le condamne-t-il? « Constantin vain-
queur, grand, auguste, aux évêques et aux peuples de la Judée:
Arius doit être noté d'infamie. » Rien de plus curieux que sa lettre
aux deux grands adversaires du concile de Nicée. — - « Je sais quelle
est votre dispute. — Toi, patriarche, tu interroges tes prêtres sur
ce que chacun pense d'un texte de la loi ou plutôt d'une question
oiseuse. — Toi, prêtre, tu proclames ce que tu n'aurais jamais dû
penser, ou plutôt ce que tu devais taire. L'interrogation et la réponse
sont également inut'les; tout cela est bon pour occuper les loisirs
ou exercer l'esprit, mais ne doit jamais arriver à l'oreille du vul-
gaire... Pardonnez-vous donc réciproquement l'imprudence de la
question et l'inconvenance de la réponse. » Ne dirait-on pas un pré-
teur romain fermant la bouche aux di3ux parties plaignantes? Son
fils Constance y mettait .moins de formes encore. « Quelle partie
es-tu de l'univers, écrit-il à l'évêque de Rome Libérius, toi qui seul
prends le parti d'un scélérat (Athanase), et romps la paix du monde
et de l'empire? »
La constitution de la discipline et l'organisation de l'église furent
l'œuvre des conciles présidés par les papes, tandis que le gouver-
nement de la chrétienté fut la fonction propre de la papauté. Les
adversaires de cette institution n'y ont vu que l'avènement d'un
gouvernement monarchique succédant à une espèce d'organisation
démocratique et républicaine de l'église primitive. Ils n'ont point
assez compris qu'elle fut aussi une garantie nécessaire et urgente
de l'indépendance de l'église chrétienne, qui, pour triompher plus
facilement et plus vite du paganisme, s'était, placée d'elle-même
sous la main du despotisme impérial. Si la liberté des consciences
religieuses devait souffrir plus tard de l'autocratie de la cour de
Rome s'inspirant plus des traditions de la politique et de la diplo-
matie que des pens^^es et des sentimens de la vraie religion du
Christ, la liberté de l'église se trouva bien alors et môme toujours
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. 851
d'une institution qui, en élevant l'évêque de Rome au-dessus de
tous les autres et en lui donnant pour siège l'ancienne capitale du
monde connu, affranchissait le gouvernement des affaires spiri-
tuelles du joug des pouvoirs politiques, quels qu'ils fussent, mo-
narchiques, aristocratiques ou démocratiques. Quoi qu'il en soit,
la transformation de l'église chrétienne fut complète. Si l'on veut
juger de tout le chemin parcouru pour arriver du christianisme pri-
mitif au catholicisme actuel, qu'on rapproche du concile de Jérusa-
lem le concile de 1869, où doit, dit-on, se proclamer enfin le dogme
de l'infaillibilité personnelle du souverain pontife en la personne
de Pie IX, et par là se réaliser complètement le principe de la mo-
narchie absolue appliquée au gouvernement d'une société spiri-
tuelle : admirable couronnement de l'édifice auquel il ne semble
guère que le fondateur ait songé, pas plus que ses premiers apôtres!
Yoilà, en un résumé sommaire, l'histoire du christianisme depuis
son avènement jusqu'au moyen âge. Il est bien difficile de ne voir
que la parole, la main et l'esprit de Dieu dans le développement
d'une Institution où l'erreur, l'obscurité, la superstition, la persé-
cution, ont une trop large part pour que la trace de l'infirmité hu-
maine ne s'y laisse point apercevoir jusque dans le dogme lui-même.
Toutefois, de quelque façon qu'on explique cette histoire, soit qu'on
ne mette en jeu que des causes humaines selon la méthode philo-
sophique, soit qu'on fasse intervenir les causes surnaturelles selon
la méthode théologique, il est constant que le christianisme a obéi,
dans son développement sur le théâtre du temps et de l'espace, à
la loi de toutes les institutions humaines, qu'il a passé, doctrine et
gouvernement, par toutes les phases des choses qui naissent, crois-
sent, s'organisent et s'établissent définitivement. Après l'avoir suivi
dans le mouvement d'expansion qui l'éloigné déplus en plus de son
origine, il nous reste à le suivre dans le mouvement de réduction qui
l'en rapproche incessamment sous l'influence des temps modernes.
IIL
Nous sommes vers le milieu du xy" siècle, après la prise de Gon-
stantinople. L'église romaine ne connaît plus ni hérésie ni résistance
dans le monde qui lui appartient. Le dogme est fixé depuis long-
temps/ L'enseignement du dogme est réglé dans ses moindres dé-
tails par la méthode scolastique. La discipline est elle-même orga-
nisée et réglementée dans ses plus minutieuses prescriptions. La
société catholique ressemble à une immense armée qui s'ébranle ou
s'arrête, combat ou se repose, sur la consigne de ses chefs. Mal-
heur à qui parle, p nse et prie autrement que ne le veut le formu-
laire! Le silence même est suspect chez ceux dont l'église attend
852 REVUE DES DEUX MONDES.
une confession complète ou une profession de foi. Rien n'est plus
imposant que ce gouvernement muet, absolu, infaillible, des con-
sciences, où le mot d'ordre à peine sorti de la bouche d'un homme
va retentir jusque dans les parties les plus reculées du monde chré-
tien sans qu'une voix puisse protester. Et comme si cette discipline
ne suffisait pas, la cour de Rome a son infatigable police de l'inqui-
sition pour rechercher et dénoncer les délits d'hérésie et de sorcel-
lerie à d'impitoyables juges qui condamnent et font brûler des mil-
liers de victimes. Tout à coup se lève sur ce monde l'astre de la
renaissance, qui, chassant les dernières ténèbre.s du moyen âge,
inonde de lumière l'aurore des sociétés modernes. Devant les arts
et les sciences de l'antiquité, l'art gothique et la science de l'école
tombent dans le discrédit. Et ce n'est pas le monde savant et lettré
seulement qui accueille, admire et dévore ces œuvres merveilleuses
de correction classique, de grcâce naturelle, de forte pensée, de goût
exquis, de langage incomparable, dont l'esprit humain semblait
avoir perdu le secret; c'est aussi le monde religieux, c'est surtout
la cour de Rome et ses premiers dignitaires italiens.
Ce n'est pas à dire assurément que la renaissance ait fait la ré-
forme. Le protestantisme, il ne faut pas l'oublier, est né d'une sim-
ple question d'administration, le don des indulgences; se bornant à
changer la discipline, il garda le dogme à peu près entier. La grande
réforme qu'il accomplit fut d'affranchir la conscience religieuse de
la tutelle qui pesait si lourdement sur elle, et qui ne lui laissait
aucune initiative, soit de pensée, soit de sentiment, devant la pa-
role de Dieu interprétée et formulée par l'autorité de l'église. Or
tout était là,- au moins en principe. Qu'importait que la nouvelle re-
ligion ne touchât point au credo, si le dogme entier était livré dé-
sormais à la libr^ interprétation des Écritures par la raison et la
conscience des croyans? Sans doute, comme il n'y a pas d'église
sans autorité, l'église réformée eut, elle aussi, son concile et son
symbole dans !a confession d'Augsbourg; mais le principe de l'ini-
tiative individuelle avait été tellement affirmé devant le principe
contraire de l'autorité officielle, que nul effort de l'orthodoxie pro-
testante, si ce mot peut être appliqué à la réforme, ne put en ar-
rêter l'essor, même du vivant des grands réformateurs. C'était la
porte ouverte à la liberté en matière de foi. L'avenir montrera que
nulle nécessité de discipline ne pouvait la fermer; mais pourie mo-
ment la réforme, à n'en considérer que la portée doctrinale, se ré-
duisit à une très faible simplification du dogme. Le culte d€S saints,
le culte de la Yierge, le culte des reliques, enfin, ce qui est plus
grave, l'eucharistie, voilà les principaux objets de la réforme en ce
qui concerne le dogme proprement dit. Luther n'était pas seulement
un chrétien fervent, c'était un théologien consommé qui n'entendait
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. 853
pas qu'on touchât à l'arche sainte de la doctrine. Il était plus con-
vaincu que Léon X et les beaux esprits de sa cour de la justice des
peines éternelles, de l'efficacité de la grâce, de la prédestination
des élus et des damnés, de l'existence et de la puissance du diable,
des maléfices des sorciers, de la présence réelle de Jésus-Christ dans
l'hostie. La plus grande hardiesse dogmatique de la réforme fut de
substituer dans le sacrement de l'eucharistie la consubstontialiori à
la transsub.staniiati'on , essayant ainsi de concilier la conservation de
la substance matérielle avec la présence de la personne divine. La
cour de Rome iie prenait pas feu comme Calvin sur la question des
hérésies, et si elle laissait encore brûler des hérétiques, comme
Bruno et Vanini, par les tribunaux de l'inexorable saint-office, on
peut croire qu'elle n'y mit pas la même ardeur que Calvin dans le
procès de Michel Servet. Sur les choses de religion, elle n'avait
guère plus de colère que d'enthousiasme; sa passion était ailleurs.
C'est qu'en effet la réforme avait une tout autre pensée que celle
d'entamer le dogme. L'esprit qui la suscita était trop chrétien pour
toucher à autre chose que l'organisation de l'église. La foi religieuse
des peuples qu'avait entraînés la voix de Luther ne demandait rien
de plus. Les sciences de la nature étaient à naître, et la philosophie
était encore livrée aux disputes de l'école ou engagée dans le» sub-
tils commentaires des érudits sur les livres de l'antiquité. Le dogme
chrétien, tel que l'avaient fait l'ancien et le Nouveau-Testament, la
théologie alexandrine et la théologie scolastique, n'avait encore été
positivement contredit ni par les révélations des sciences de la na-
ture et des sciences historiques, ni par les intimes révélations de la
conscience moderne. Il y a plus : c'est qu'en émancipant la con-
science, la réforme ranima et fortifia la pensée chrétienne, étouffée
par la scolastique ou énervée par la renaissance. La foi des nou-
veaux croyans en revint à la doctrine de Paul qu'avait tempérée le
sens tout pratique de l'église romaine, et même jusqu'cà la théologie
de l'Ancien-Testament. Luther et Calvin reprirent avec une vigueur,
une âpreté que l'église catholique semblait avoir oubliée, les doc-
trines du serf arbitre, de la grâce omnipotente, de la justice rigou-
reuse du Dieu fort, doux pour ses justes, terrible à ses ennemis.
Mais quand le jour eut commencé à se faire dans la philosophie
par le progrès des sciences naturelles, dans la conscience par le
progrès des sciences morales, il fallut bien que l'esprit de réforme
dans le monde chrétien s'attaquât au dogme lui-même, et en re-
tranchât comme inutile tout ce qui ne lui permettait de s'accom-
moder ni à la science ni à la conscience modernes. Comment en
effet conserver cette théologie barbare de l'Ancien-Testament qui
confond dans sa cruelle justice, la Bible dit dans sa vengeance, les
85Ù BEVUE DES DEUX MONDES.
enfans avec les pères, les innocens avec les coupables? Comment
conserver cette psychologie et cette morale de Paul qui font du
péché une question d'espèce et non d'individu, et qui enlèvent
l'homme tout le mérite de ses œuvres en le reportant à Dieu? Com-
ment prendre à la lettre les miracles et autres faits de l'histoire bi-
blique devant la révélation scientifique des lois immuables de la
nature? Et ne devenait-il pas bien difficile de conserver cette mys-
térieuse théologie du symbole de Nicée quand déjà toute haute spé-
culation métaphysique tombait dans le discrédit? Était-il possible
à ce lourd navire du christianisme scolastique de voguer dans les
eaux nouvelles d'une mer aussi orageuse que le monde moderne, si
l'on ne trouvait moyen d'en alléger le poids et d'eu simplifier les fa-
cultés de locomotion? Le nouveau christianisme dut donc abandon-
ner toute la cosmogonie et une partie considérable de la théologie
de l'ancienne B'ble, les dogmes fondamentaux de la doctrine pauli-
nienne, et enfin les grands mystères de la natura divine qu'il trou-
vait, sinon contradictoires, du moins inutiles à la saine vie reli-
gieuse. Rendons justice à l'esprit net et résolu du xviii'' siècle. Il
essaya peu de subtiliser ou d'équivoquer avec les textes; il fit loya-
lement le sacrifice de toute la partie du dogme chrétien qui se
trouve en contradiction avec l'expérience, l'histoire, la raison, la
conscience, ne conservant guère que ce qui en fait la vérité et la
vertu. Lorsque Kant, Lessing, plus tard Schleiermacher et toute
cette grande école de théologie allemande parlent du christianisme,
c'est presque toujours en ce sens. Leur christianisme est celui qui
soutient, fortifie, purifie et console les âmes bien j^lutôt que celui
qui engage les intelligences dans les mystérieuses profondeurs de sa
métaphysique, ou enlace les volontés dans les liens de sa discipline.
En cela, cette école a ouvert largement la voie au christianisme qui
devait plus tard pousser la réforme jusqu'à l'entière suppression du
dogme en ne conservant que la morale, et encore la morale réduite
à l'idéal de la vie et de l'enseignement du Christ. Tel semble aussi
avoir été l'esprit, sinon la doctrine explicite, de la partie généreuse
du clergé français qui embrassa les principes et les espérances de
la révolution. C'est en s'attachant au côté moral et purement évan-
gélique de la doctrine que des prêtres comme Faucher et Grégoire
voulaient réconcilier le christianisme avec les principes de raison,
de liberté, de justice, de fraternité, que cette révolution avait in-
scrits sur son programme. En ce sens, il est vrai de dire que le
XVIII* siècle resta chrétien en cessant d'être catholique, et que sur
cette partie de la société qui fut gagnée à la philosophie la religion
conserva encore un certain empire.
Ce travail de simplification qui ramenait déjà le dogme vers son
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. 855
origine fut arrêté, au début du xix*" siècle, par un mouvement tout
opposé dont le but et le terme devaient être au contraire la complète
réintégration de la pensée chrétienne dans la science et la philoso-
phie modernes. L'éclectisme de cette époque s'évertua partout, en
Angleterre, en France comme en x\llemagne, à montrer, par une
ingénieuse méthode d'interprétations et d'explications, que toute
science et toute philosophie étaient au moins en germe au fond du
christianisme; le tout était de bien entendre les textes. C'est ainsi
que la Genèse fut mise d'accord avec la géologie de certains sa-
vans anglais, que le symbole de Nicée prit place dans la métaphy-
sique de Schelling et de Hegel, que la dure doctrine de saint Paul
elle-même trouva son explication et sa justification dans la philoso-
phie mystique de certaines écoles contemporaines. Le monde savant
fut tout étonné d'apprendre qu'il y a une astronomie, une géologie,
une histoire chrétiennes, comme il y a une théologie et une morale
de ce nom. C'est qu'en effet toutes les sciences prenaient un aspect
particulier, au nouveau point de vue où se plaçaient les éclectiques
de nos jours. Cette méthode a eu d'abord un grand succès, grâce au
génie des hommes et aux dispositions du temps; mais ce succès ne
pouvait être qu'éphémère, parce qu'une pareille manière de pro-
céder était contraire au véritable esprit du xix* siècle, esprit cri-
tique s'il en fut. D'ailleurs la méthode n'était pas nouvelle; elle
a un nom bien connu dans l'histoire philosophique et religieuse
de l'esprit humain. Le néoplatonisme l'avait essayée pour le paga-
nisme avec une ardeur, une persévérance, un éclat, un insuccès dé-
finitif, qu'il est inutile de rappeler. Pour un siècle comme le nôtre,
si sévère dans ses méthodes, si instruit dans les choses de la nature
et de l'histoire, ce genre de spéculations n'étnit plus de la science,
c'était quelque chose qui tenait tantôt du rêve mystique, tantôt du
compromis politique, tantôt de l'exégèse alexandrine.
Pur accidint que cet éclectisme malgré toutes les apparences de
la réalité I La loi qui gouverne l'histoire moderne du christianisme
reprit bientôt son empire ; le progrès d'épuration et de simplification
s'accentua de plus en plus; la critique souffla sur ces échafaudages
si laborieusement et parfois si artistem.ent construits. La science sé-
rieuse n'entendit plus se prêter à ce qu'il faudrait regarder comme
un jeu d'esprit, si ce n'était l'illus'on d'une foi libérale qui veut être
de son siècle en même temps que de son église. L'esprit de ré-
forme qui travaille aujourd'hui les sociétés chrétiennes ne perd plus
son temps et son génie à concilier les contradictions ou à con-
fondre les difierences. D'une main ferme et hardie, les docteurs
qu'il inspire séparent, dans le christianisme, la morale du dogme,
c'est-à-dire, à leur sens, le vrai du réel , l'essentiel de l'accidentel,
l'éternel et l'immuable du temporaire et du variable. A' l'histoire du
856 REVUE DES DEUX MONDES.
passé, ils renvoient toutes les parties du dogme proprement dit, de-
puis la théologie paulinienne et alexandrine jusqu'à la théologie
scolastique, ne gardant que ce qui fait à leurs yeux le fond, l'es-
sence, l'esprit même du christianisme, la douce et haute doctrine de
Jésus. Et encore, comme il est difficile de ne pas retrouver dans cet
enseignement si pur et si parfait quelques réminiscences témoignant
du génie étroit du peuple auquel le Christ appartient, les docteurs
du christianisme libéral réduisent leur religion à l'idéal plutôt qu'à
la réalité évangélique, et, sans nier celle-ci, ne conservent de la lé-
gende que la figure d'un Christ vraiment divin, en ce qu'il n'aurait
plus rien de commun avec les misères de l'humanité. Que le Christ
ait été réellement l'homme que les Évangiles nous racont-ent, l'é-
cole, ou, si l'on veut, l'église dont nous parlons, n'en fait point un
article essentiel de sa religion. L'idéal lui suffît, et, n'en trouvant
pas un plus riche et plus élevé dans la conscience moderne, elle le
propose à la foi du présent, à la foi de l'avenir, comme; l'idéal même
de la conscience humaine.
Nul n'a mieux défini ce christianisme que M. F. Pécaut, l'un de ses
plus nobles et de ses plus graves docteurs. « Ce n'est pas que nous
attachions, dit-il, à ce nom de chrétiens un prix superstitieux ni une
sorte de vertu magique; niais, qu'on le veuille ou non, notre idéal
moral et religieux est dans ses traits essentiels le même que l'idéal
de Jésus, et nous sommes sa postérité... La gloire ineliaçable de
l'Évangile, son attrait immortel, c'est toujours d'être la bonne nou-
velle, la nouvelle de la grâce, de l'esprit de vie qui nous assure de
l'amour de D'eu, et nous affranchit de la servitude du remords et du
mal. C'est là une révélation appelée par l'âme humaine, et par con-
séquent écrite dans ses tablettes intimes : les voyans s'essaient à la
lire en eux-mêmes, et de siècle en siècle ils apprennent chez di-
vers peuples à déchiffrer le nom du Père jusqu'à ce que Jésus, en
le prononçant tout haut, fasse tressaillir d'une allégresse féconde la
vieille terre fatiguée de longs efforts. De là, comme d'une source
généreuse, s'échappent en filets d'eau vive les meilleurs sentimens
qui vont désormais féconder la civilisation chrétienne, l'humilité,
la confiance, l'espoir inébranlable, la dignité intérieure, le dévoû-
ment obscur même envers les méchans. Conçoit-on aujourd'hui une
idée religieuse supérieure à celle-là? Qui voudrait la répudier? qui
oserait en dépouiller ses frères et s'en dépouiller soi-même? Elle est
le dernier fond de nous-mêmes, si humaine, si naturelle, mais si
profonde et si malaisée à lire pour l'œil profane que les hommes
ravis l'ont crue surnaturelle et surhumaine (1) ! »
(i) Vcycz les numéros de janvier et de février de l'Alliance libérale de Genè¥e. —
Conférences de M. Pécaut.
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. 857
Yoilà pourquoi le chrétien libéral va s'asseoir à l'école de Jésus :
non de Jésus le messie, le Verbe éternel, la deuxième personne
de la Trinité, mais de Jésus le Fils de l'homme, le maître doux
et humble de cœur qui donne le repos à l'âme, le maître que
l'amour du Père et la tendresse pour les plus petits d'entre ses
frères élevèrent à une telle hauteur morale qu'il se sentit le fils
bien-aimé pour lequel le Père céleste n'eut pas de secrets en tout
ce qui est pureté, bonté et sainteté. C'est là le vrai, l'éternel Jésus,
celui qui a fondé la religion sur la conscience et ouvert à l'hu-
manité les portes de la cité du ciel. Est-ce l'esprit de Dieu qui
parle par cette bouche, ou l'esprit de Satan, comme le veut l'église
romaine? Si le sentiment chrétien n'est pas là, où sera-t-il donc?
Si ce n'est pas le langage des vrais enfans de Dieu, où le trouvera-
t-on? Pour nous qu'on peut accuser, il est vrai, d'avoir une mesure
un peu large en ces sortes de choses, nous croyons qu'il y a bien
des manières d'être chrétien. On peut l'être selon l'esprit ou selon
la lettre. On peut l'être aVec Jésus, avec Paul, avec Jean, avec les
théologiens alexandrins, avec les docteurs en Sorbonne, avec la
tradition tout entière, ainsi que l'ordonne l'église catholique. Ne
semble-t-il pas qu'être chrétien avec le Christ tout seul, en ne s'in-
spirant que de son esprit et de ses exemples, c'est l'être de la meil-
leure, de la plus chrétienne manière? Qu'on nous dise qu'il n'y a
qu'une élite d'âmes essentiellement religieuses auxquelles une telle
inspiration puisse suffire pour vivre dans le christianisme, et que,
pour le reste, tout l'appareil du dogme et de la discipline tradition-
nelle est nécessaire , nous n'en disconvenons pas. Sur ce terrain,
bien des manières de voir peuvent se concilier. Ce qui nous paraît
dur et presque odieux, c'est l'intolérance des amis de la lettre en-
vers les amis de Y esprit, c'est qu'il soit possible de dire qu'en se
rapprochant du foyer de toute foi rehgieuse, l'âme du Christ, pour
s'y réchauffer, s'y ranimer, s'y purifier de plus en plus, on s'éloigne
de la religion du Christ.
Telle doctrine, telle église : l'absolue liberté sous la loi ou plutôt
sous l'esprit du Christ. Là où il n'y a plus de dogme, à proprement
parler, il ne peut plus y avoir de discipline et de gouvernement.
Chaque croyant est son prêtre à lui-même, comme sa véritable Bible
est sa propre conscience éclairée par la lumière de l'idéal évangé-
lique. Au fond, ee n'est pas une église, mais une société de libres
croyans qui s'enseignent, se dirigent et se soutiennent les uns les
autres ; c'est bien la société des frères du libre esprit dans la plus
moderne acception du mot. D'où que l'esprit soufile, il est toujours
le bienvenu; on le reçoit et on s'en pénètr-e sans demander aux in-
spirés d'autres titres à la confiance de tous que l'excellence de leur
858 REVUE DES DEUX MONDES.
nature ou la supériorité de leur sagesse. Quant aux Écritures, pour
cette nouvelle église, tout grancï ou beau livre est une bible; il suf-
fit qu'il réponde à ce qu'il y a de plus pur, de plus saint dans la
, conscience de chacun. C'est bien toujours l'âme du Christ qui fait
la vie religieuse des nouveaux chrétiens; mais entre elle et eux nul
intermédiaire, nul enseignement traditionnel, nulle autorité qui im-
pose ses décisions. Plus de pape, ce n'est point assez dire; plus de
concile, plus de synode, plus de symbole même convenu entre tous.
C'est le règne de cette divine anarchie dont la primitive église n'a-
vait été qu'une très laible image, et qui est l'idéal même de toute
société vraiment spirituelle.
IV.
On voit ce que devient le christianisme, de simplification en sim-
plification, depuis la réforme jusqu'à nos jours, de même qu'on a vu
ce qu'il était devenu, de complication en complication, depuis son
avi'nement jusqu'à la réforme. Ce double spectacle fait naître des
réflexions bien différentes, selon qu'on le contemple en chrétien
orthodoxe, en chrétien libéral, ou en historien. Où le chrétien ortho-
doxe ne trouve qu'à admirer dans la période ancienne de Thistoire
de. cette religion et à déplorer dans la seconde période, où le chré-
tien libéral, au contraire, ne trouve que des regrets pour l'une et
des espérances pour l'autre, l'historien philosophe s'attache à com-
prendre et à expliquer tout ce qu'il y a de nécessaire dans ce double
mouvement en sens contraire de la pensée religieuse. Avec le chré-
tien orthodoxe, il accepte le dogme entier, non plus comme une seule
et même révélation dont toutes les parties sont également conformes
à l'idéal même du christianisme, mais comme une succession de doc-
trines correspondant chacune à une fatalité historique de son exis-
tence. Laissant au croyant libéral le point de vue de l'idéal, et s'en
tenant, en sa qualité d'historien, au point de vue da la réalité, il
trouve que le christianisme, eu égard à l'état des sociétés qu'il devait
conquérir, ne pouvait le faire qu'en s' accommodant aux instincts,
aux besoins, aux habitudes, aux nécessités de la nature humaine, à
tel ou tel moment de son histoire. C'est ainsi qu'il comprend com-
ment, pour devenir une religion dans le sens positif du mot, il a
fallu que le christianisme passât de la morale de Jésus à la théolo-
gie de Paul, comment, pour devenir la religion de la partie la plus
métaphysique et la plus mystique de la société ancienne, il a fallu
qu'il passât de la doctrine de Paul à la haute théologie de l'Évangile
de Jean et du symbole de INicée. C'est ainsi enfin qu'il comprend
que, pour devenir la religion du moyen âge, il a dû descendre
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. 859
de ces hauteurs spéculatives dans les nécessités pratiques d'une
discipline aussi minutieuse que rigoureuse. Gomme toutes les insti-
tutions dont l'histoire montre le développement, le christianisme
n'avait pas le choix des moyens pour se répandre, s'établir et se
conserver; quels que fussent son origine et son génie piopre, il
n'avait pas plus la liberté de ses allures que toute autre institution
humaine. Il ne pouvait échapper à la loi qui régit le développement
de toute chose dans le temps et dans l'espace ; l'idéal ne se réalise
qu'à des conditions qui ne permettent pas toujours de mainte-nir la
pureté du principe ou de l'origine. Voilà comment l'historien philo-
sophe se trouve d'accord avec le chrétien orthodoxe sur la légitimité
des dogmes et des institutions dont s'est enrichi ou compliqué, si
l'on veut, le christianisme primitif.
Mais il est bien autrement d'accord avec le chrétien libéral. Ici
ce n'est plus la nécessité historique qu'il a en vue, c'est la lumière
même de l'idée qui le fait se reconnaître dans le mouvemont reli-
gieux tout opposé qui s'est produit depuis la fin du moyen âge
jusqu'à nos jours. La nécessité, si ce mot peut être employé, du
progrès qui relève la religion du Christ, tombée dans les ténèbres
et les barbaries du moyen âge, n'est plus une loi extérieure et ma-
térielle de la réalité; c'est une loi intérieure et toute spirituelle de
l'idée qui, trouvant une nature mei^eure et mieux préparée, soit
dans les individus, soit d,ans les sociétés des temps modernes, se
développe de plus en plus librement, se réalise de ptus en plus
complètement, à mesure qu'elle se sent plus soutenue par l'état de
civilisation qui correspond à son expansion. Donc, sans partager
les regrets du chrétien libéral en tout ce qui concerne le passé,
l'historien philosophe comprend et juge comme un continuel pro-
grès, dans le sens absolu du mot, le travail d'épuration et de sim-
plification qui se fait dans les âmes et dans les églises chrétiennes
à partir de la renaissance, qui rend la liberté à la fol religieuse par
la réforme de Luther, qui dégage la doctrine du Christ, soit des
subtilités du symbole alexandrin , soit des rigueurs du dogme pau-
linien , pour la montrer au monde moderne dans toute la pureté de
sa lumière et dans toute la force de sa vertu. S'il ne peut être hostile
ou même indifférent à l'histoire des dogmes et des institutions qui
ont servi à l'établissement du christianisme, combien sera-t-il plus
sympathique à l'histoire des luttes soutenues et des efforts tentés
pour l'affranchir des servitudes qui pèsent aujourd'hui sur lui, et le
ramener à ce haut idéal de toute conscience vraiment chrétienne
qui se confond par certains côtés avec l'idéal même de la conscience
moderne !
Quel peut être l'avenir du christianisme libéral dans les sociétés
860 REVUE DES DEUX MO.NDES.
actuelles? S'il ne s'agissait que de telle ou telle réforme tentée par
tels hommes, à tel moment donné, en vue de créer telle église,
toute prévision serait téméraire. Que sont devenues toutes les ré-
formes si ardemment prêchées par les néo-catholiques de notre
pays qui ont voulu secouer le joug de la discipline romaine ou de la
théologie scolastique? On sait les infructueux efforts tentés en ce
sens par Lamennais, Bûchez, Bordas-Dumoulin, Huet. Que devien-
dra le mouvement dont les apôtres du protestantisme libéral se
sont faits les promoteurs? Il semble que tout concoure au succès
d'une telle entreprise, le dévoûment des hommes, la faveur des
circonstances, la simplicité essentiellement populaire de la doc-
trine. N'est-ce pas la religion des simples de cœur et d'esprit telle
que l'enseignait Jésus au peuple de Galilée? On n'y fait appel ni à
la théologie, ni à la métaphysique, ni à l'érudition, ni à la critique,
ni à aucune science d'école; on n'y parle qu'à la conscience, qui,
seule, doit répondre. Sentir, aimer, tout le nouveau christianisme
est là; sentir la vérité intime, la vérité du cœur, c'est-à-dire le
beau, le juste, le bien, l'aimer dans la personne du Christ.
Nous ne sommes pas de ceux que la passion de la pure philoso-
phie rendrait indifférens à un tel progrès de la vie religieuse. C'est
un beau dessein que de faire du nom du Christ le symbole même
de la conscience humaine, et d'envelopper l'enseignement populaire
de la morale dans l'auréole d'une telle tradition. On ne fera pas de
si tôt une humanité philosophique. Si l'on pouvait faire une pareille
humanité religieuse, ne semble-t-il pas que la philosophie pourrait
attendre patiemment le jour de son complet triomphe, s'il doit ve-
nir jamais? Quel rêve que celui des chrétiens libéraux! Le christia-
nisme leur apparaît comme l'arbre qui devait et qui peut encore
couvrir le monde. Cet arbre, planté sur le Golgotha pour le sup-
plice de Jésus, arrosé de son sang, enveloppé de la bénédiction di-
vine comme d'une atmosphère vivifiante, s'il ei^it été abandonné à
la vertu de sa sève naturelle et de la grâce d'en haut, eût touché le
ciel tout d'abord, et bientôt embrassé le monde dans l'universelle
expansion de ses rameaux. La forte et savante culture d'un Paul,
d'un Jean, des pères alexandrins, des docteurs scolastiques, en fit
l'arbre robuste que l'histoire nous donne à contempler, aux pro-
fondes racines plongeant en terre, au tronc massif et court, aux ra-
meaux serrés et entrelacés, à la rude écorce, au feuillage si touffu
qu'il intercepte les rayons de lumière. Et comme, avec une pareille
constitution, la sève ne pouvait monter, elle dut se porter aux extré-
mités des branches au Heu de se concentrer au cœur de l'arbre pour
le pousser à son plus haut développement. Et alors, après la bril-
lante végétation alexandrine, après la solide organisation scolas-
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. 861
tique, soit défaut de circulation, soit mauvaise direction de la sève,
l'arbre s'énerve et se courbe sous le poids des branches qui le tirent
à terre; il couvre le monde du moyen âge d'une ombre épaisse sous
laquelle tout s'engourdit ou dort. Qu'avait à faire la réforme pour
redresser l'arbre et lui faire reprendre son essor vers les hautes ré-
gions? Rappeler la sève au tronc en coupant les branches mortes ou
trop basses. C'est cette œuvre commencée par les premiers réfor-
mateurs que continue le christianisme libéral, en dégageant de plus
en plus l'arbre de tout ce qui l'empêche de s'élancer vers le ciel.
C'est ainsi qu'il deviendra l'arbre de vie sous lequel la foi religieuse
de l'humanité retrouvera l'air, la lumière et les parfums qui forti-
fient sans enivrer, qui calment sans endormir.
Ce rêve sera-t-il une réalité ? Dieu seul et ses prophètes le savent;
mais il est une chose que trois siècles de progrès nous enseignent
avec certitude : c'est que le monde religieux s'achemine vers l'idéal
rêvé par ses plus libres enfans. Parce qu'on le voit encore en im-
mense majorité attaché au dogme et à ses plus minutieux détails,
on en conclut qu'il n'a pas changé, qu'il ne changera pas, que l'or-
thodoxie de Rome, d'Augsbourg ou de Genève le tient enfermé dans
ses étroites formules. C'est une erreur. Pour qui y regarde de près, il
est manifeste que l'esprit se fait jour de plus en plus dans les con-
sciences chrétiennes de notre temps, à travers la lettre qui l'a si
longtemps opprimé. Si l'on veut juger de l'importance du mouve-
ment religieux qui se produit au sein des sociétés modernes, il ne
faut pas s'en tenir aux hardies entreprises qui éclatent tout à coup
pour rentrer dans le néant; il faut suivre la lente et. sûre évolution
qui se fait dans les âmes les plus esclaves de la lettre en apparence.
Tout est resté debout, tout paraît également ferme dans le dogme
chrétien tel que l'autorité l'impose h ses croyans; mais il n'y a guère
qu'un lieu, même dans le monde catholique, où l'on ne voie pas
qu'il a ses parties mortes et ses parties vivantes, que ces dernières
seules en font la vertu et peuvent en assurer l'avenir. Malheur au-
jourd'hui surtout à qui oublie que la lettre tue et l'esprit vivifiel
Il semble que le véritable génie des temps nouveaux échappe éga-
lement aux conservateurs du passé et aux révolutionnaires de l'ave-
nir, à voir l'illusion des uns et le découragement des autres. Notre
siècle a le goût de la tradition et du progrès tout à la fois. Il reste
fidèle à l'une en gardant la lettre; il sert l'autre en s'inspirant de
l'esprit. Il est visible qu'il se dégoûte ou se défie de plus en plus
des coups de théâtre et des brusques changemens de scène qu'on
appelle révolutions dans l'histoire des sociétés humaines. C'est Vé-
volution qui paraît devoir être la forme préférée du progrès mo-
derne. Nous ne savons ce que l'avenir réserve au monde religieux.
862 KEVUE DES DEUX MONDES.
Nous voyons bien le christianisme libéral redoubler d'efforts et
étendre ses conquêtes; nous le voyons en Amérique, avec Chan-
ning, Parker et leurs disciples, entraîner des foules et fonder des
églises nouvelles; nous le voyons en Europe rayonner dans tous les
grands centres de la vis religieuse, à Paris, à Strasbourg, à Genève,
la ville de Calvin, à Londres, à Berlin, à Florence. Nous ne serions
pas surpris pourtant si ce mouvement ne descendait pas de la haute
et libre société des fils de l'esprit dans les profondeui's du monde
religieux, et si l'immense majorité des chrétiens catholiques ou pro-
testans gardait les formules de l'orthodoxie, tout en s'éclairant des
lumières de la science et en se pénétrant des sentimens de la con-
science moderne.
Il serait téméraire à nous de scruter les consci3nces catholiques
et chrétiennes de notre temps, de prétendre y voir plus clair que
les croyans eux-mêmes; mais il nous sembl ^ que la foi n'y est plus
tout d'une pièce comme dans le passé. La foi de nos pères au moyen
âge et même aux premiers siècles des temps modernes embrassait
dans une seule et même affirmation, invincible et absolue, tous les
articles du dogme; rien alors n'y blessait la conscience, n'y révoltait
la raison. Aujourd'hui il se fait, comme à son insu, une distinction,
sinon une séparation, au fond de la conscience religieuse. On accepte
tout ce qu'impose l'autorité de l'église; mais on fait réellement deux
parts du dépôt de la tradition : l'une qui comprend tout ce qui ne
répond plus ni à la raison ni à la science ni à la conEcîence de notre
temps, l'autre dont l'éternelle et universelle vérité ne sera jamais
en retard des progrès de la civilisation moderne. Certes nul ne peut
se dire catholique s'il ne professe sincèrement la croyance à l'éternité
des peines, à la résurrection des corps, au péché originel, au mys-
tère d'pn Dieu triple et un, et même à beaucoup d'autres dogmes
de moindre importance; mais combien de croyans attachent à ces
choses la vraie foi, la foi du sentiment? On y croit parce que c'est la
loi de l'rglise; mais le cœur du chrétien est ailleurs, il est à ces
idées de pureté, de justice, de fraternité, d'amour, que respire l'en-
seignement évangélique, et que le croyant retrouve dans les plus
nouvelles inspirations de la conscience moderne. C'est sinon la seule,
du moins la foi vraiment vivante des âmes religieuses de notre temps;
l'autre n'est qu'une foi de tradition qu'on affirme, qu'on affirmera
peut-être toujours, mais qu'on ne sent pas vivre dans son cœur.
Yoilà de ces révolutions que l'on ne comprend point à Piome, pas
plus aujourd'hui que du temps de Luther, que Von ne peut com-
prendre, parce Rome est le siège du romnmsme plutôt que du chris-
tianisme. Le mot est de l'évêque d'Orléans, et il a encore plus de
LE NOUVEAU CHRISTIANISME. " 863
portée que ne lui en attribue celui qui l'a laissé échapper dans un
accès de découragement.
Tu rcgere imperio populos, Romane, mémento.
Le vers du poète est encore vrai : la Rome chrétienne a toujours
laissé la théologie aux docteurs des universités et des ordres reli-
gieux, gardant pour elle la science du droit canon et l'art de gou-
verner. Malheureusement pour elle, ni cette science profonde ni cet
art consommé ne suffisent à diriger le monde chrétien dans les cir-
constances actuelles. 11 en est de la démocratie religieuse comme
de la démocratie politique; il leur faut à toutes deux pour vivre de
plus en plus de liberté et de lumière, de moins en moins de disci-
pline et de gouvernement. C'est an moment où les sociétés civi-
lisées aspirent à se gouverner elles-mêmes que l'église romaine
arrive à la plus absolue formule du gouvernement personnel. Il ne
faut pas être prophète pour prédire qu'un pareil régime ne sera pas
plus la loi des sociétés religieuses que des sociétés politiques de
l'avenir. L'esprit du christianisme libéral prévaudra sur le génie
tout politique du catholicisme romain, non par un schisme qui
n'est plus d'un temps trop peu ardent pour les questions de dogme,
mais par une transformation lente et continue de la conscience re-
ligieuse tendant à se confondre de plus en plus avec la conscience
morale des sociét.'s modernes. Quand des protestans comme M. de
Pressensé, quand des catholiques comme MM. Dupanloup et Gratry
en viennent à prendre pour leur propre église le nom même de
christianisme libéral, qui est le symbole des plus hardies réformes
du jour, on sent que ce n'est pas la cour de Rome qui arrêtera l'es-
sor de la pensée religieuse. « C'est dans la liberté et par la liberté
que la grande bataille du christianisme a été livrée et gagnée à son
âge héroïque, au travers même de l'oppression extérieure et de la
persécution. Je ne connais pas d'autre moyen de reconquérir ■ le
monde aujourd'hui (1). »
Rome n'est pas de cet avis. Certes il y a bien des degrés dans le
christianisme libéral; la liberté des catholiques ne peut se donner
carrière comme celle des protestans; mais Rome, qui s'entend en
discipline, les comprend tous dans cette ynoladie universelle qu'on
appelle l'esprit du siècle, ne sentant pas que le vrai danger qui
menace son église aujourd'hui, c'est le sommeil léthargique d'une
foi passive et sarvile. On dit que ce ne sont pas les libres penseurs
qui lui causent le plus de déplaisir en ce moment; nous le croyons
(1) De Pressensé, Histoire des trois premiet-s siècles de l'église chrétienne, t. V, avant-
propos.
864 REVUE DES DEUX MONDES.
sans peine, et d'autant plus qu'elle n'a jamais eu de goût ni pour la
mystique théologie ni pour la science scolastique de ces barbares
d'Occident, Germains ou Gaulois de tous les temps, qui lui semblent
vouloir toujours monter à l'assaut du Caj itole. Quand la finesse
italienne n'en sourit pas, elle s'en inquiète, sachant par une longue
expérience combien l'érudition des uns et l'éloquence des autres la
gênent ou la troublent dans les manœuvres de son habile diploma-
tie. Ce sont des enfans pour cette grande maîtresse dans l'art de
gouverner, mais des enfans terribles dont le trop violent amour
pour l'église du Christ a plus d'une fois agité et ébranlé l'égHse de
Rome. Telle est sa défiance de la discussion que, depuis l'avéne-
ment des temps modernes, elle n'a pas senti le besoin de rallier
autour d'elle les plus hautes lumières et les meilleures forces qu'elle
trouvait dans son propre sein, et que, pour son grand combat contre
l'esprit moderne, elle a compté sur l'inquisition, sur les jésuites,
sur la faveur des princes, sur l'habileté et la patience de sa diplo-
matie, sur tout enfin, excepté les conciles. Ne se fiant qu'cà sa pro-
pre sagesse, voilà plus de trois siècles que Rome gouverne et admi-
nistre son empire sans leur concours, et, maintenant qu'elle vient
d'en réunir un, c'est pour faire proclamer un dogme qui frappe
désormais l'institution d'impuissance. Alors, n'entendant plus ces
désagréables contradictions qui vont avoir leur dernier écho dans
l'assemblée actuelle, eJle pourra vivre ou dormir en paix, comme
l'oiseau qui cache sa tête sous son aile à l'approche de l'ennemi.
C'est que Rome n'aime pas le bruit et l'éclat, même des écrivains
et des orateurs qui défendent sa cause. Ce qu'elle aime, ce n'est ni
le grand cœur d'un Lamennais, ni l'âme généreuse d'un Lacordaire,
ni le noble et libéral esprit d'un Montalembert, ni la haute et large
prédication d'un père Hyacinthe, ni l'ardente polémique d'un Gra-
try, ni la placide dialectique d'un Maret, ni la belle et forte élo-
quence d'un Dupanloup, ni surtout la sagesse un peu mondaine
d'un Darboy, ni même l'acre humeur et la verve mordante d'un
Veuillot; c'est l'obéissance muette chez tous ses sujets, sans distinc-
tion aucune de caractère et de talent. Seulement, si la grande sa-
tisfaction d'être maîtresse chez elle lui coûte l'empire du monde
catholique, Rome aura eu le sort de toutes les puissances qui ne
comprennent pas que désormais dans la liberté seule est le salut
de toute autorité.
É. Vagherot.
LA LIBERTE
DE
L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR
EN BELGIQUE
La France va proclamer la liberté de l'enseignement supérieur.
Une commission a été nommée pour étudier la question. Cette com-
mission a voulu connaître la législation des pays étrangers sur cette
matière, et la Belgique a, paraît-il, appelé particulièrement son
attention (1). Il y a pour cela deux raisons. D'abord le parti qui a
réclamé le plus bruyamment' la réforme des lois qui règlent l'en-
seignement supérieur a pris depuis longtemps pour mot d'ordre la
liberté comme en Belgique. En second lieu, comme aucun pays ne
ressemble autant à la France sous le rapport des mœurs, des lois, de
l'état social tout entier, il est plus facile et plus sûr de déduire des
conclusions des résultats obtenus en Belg'que que des faits observés
partout ailleurs. Ce petit royaume, soumis pendant vingt ans à la
législation française, en a conservé le droit civil; mais il a profon-
dément modifié son droit politique, en prenant plutôt les États-Unis
pour modèle, comme semble vouloir le faire la France maintenant.
C'est pour ce motif qu'il peut être utile de montrer les difficultés et
les débats auxquels l'établissement de la liberté de l'instruction su-
périeure a donné lieu en Be'gique.
(1) J'ai eu 1-honneur d'être appelé par la commission, mais, à mon grand regret, je
n'ai pu me rendre à la séance où j'étais convoqué. Cette étude résume les faits que
j'aurais pu faire connaître et complète ceux que M. Albert Duruy a déjà exposés dans
la Revue du I" février.
TOME LXXXVI. — 1870. ®^
866 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
La Belgique avant la révolution n'avait qu'une seule université,
celle de Louvain. Fondée en 1^26 par Jean IV, duc de Brabant, avec
l'approbation du papo Martin V, elle avait une renommée euro-
péenne. Elle était riche, jouissant du revenu de legs et de fonda-
tions considérables. C'était en réalité un établissement de l'état,
car à différentes reprises le gouvernement en avait modifié l'orga-
nisation et les règlemens. Les professeurs, au nombre de vingt-huit,
étaient nommés, les uns par le souverain, d'autres par l'autorité
communale de Louvain, d'autres encore par les facultés. Lors de la
conquête française, l'antique université fut supprimée. Sous la ré-
publique, les villes s'efforcèrent de maintenir quelques établisse-
mens d'enseignement supérieur. Une école de médecine fut établie
à Anvers, et une école de droit à Bruxelles.
Quand l'empire organisa l'Université de France, l'on aurait pu
espérer que la Belgique allait être mieux dotée; mais il n'en fut
rien. On ne peut se figurer à quel point l'intérêt scientifique fut mis
en oubli. Bruxelles conserva son école de droit avec cinq profes-
seurs et deux répétiteurs; mais il n'y eut pas pour toute la Belgique
une seule institution où les jeunes gens qui se destinaient à la pra-
tique de la médecine pussent faire des études complètes. Il n'existait
que des écoles primaires médicales, organisées exclusivement pour
l'instruction des sages-femmes et des officiers de santé. Dans ce dé-
tail se révèle tout l'esprit du régime impérial : ce qui importait,
c'était d'aider les mères à mettre au monde des enfans, et de guérir
leurs blessures quand ils seraient devenus soldats.
Après 1815, Guillaume d'Orange agit dans un esprit complète-
ment opposé; il s'efforça par tous les moyens de répandre l'instruc-
tion à tous les degrés : il en comprenait l'urgence. La Belgique,
après sa lamentable défaite du xv!*^ siècle, avait été écrasée sous le
joug théocratique, comme l'Espagne et l'Autriche, à qui elle avait
successivement appartenu. La France impériale lui avait pris beau-
coup d'hommes et beaucoup d'argent, mais ne lui avait apporté au-
cune lumière en échange. Voilà comment il put se faire que l'assem-
blée des notables rejeta la constitution proposée par le roi Guillaume,
uniquement parce qu'elle proclamait la liberté des cultes, cette
« peste » que le clergé condamnait déjà, conformément aux décrets
infaillibles des conciles et des papes; mais Guillaume fit ce qu'avait
fait autrefois la réforme en Allemagne et dans les Pays-Bas : il fonda
des universités, trois au lieu d'une, celles de Louvain, de Gand et
de Liège. Il n'hésita pas à demander des professeurs au pays qui
était alors le foyer des fortes études : à l'Allemagne. Ses tentatives
L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR EN BELGIQUE. 867
furent couronnées de succès. L'enseignement supérieur, largement
distribué, répandit en Belgique les idées modernes. C'est dans les
écoles de Guillaume que se formèrent ces hommes d'élite qui en 1830
formulèrent la constitution démocratique dont le pays s'enorgueillit
encore aujourd'hui. Le nombre des étudians augmentait aussi con-
stamment : en 1818, la première année après la réorganisation des
universités, il n'était que de 679; en 1829, il s'élevait à 1,620 (1).
Parmi les réformes que l'on voulait arracher à l'obstination bien
intentionnée, mais mal entendue du roi Guillaume, se trouvait la
liberté de l'enseignement. On entendait par là le droit d'étudier où
l'on voulait et celui d'ouvrir des écoles à côté de celles de l'état.
Nul ne songeait alors à fonder des universités. Au lendemain de la
révolution de 1830, l'un des premiers actes du gouvernement pro-
visoire fut de proclamer la liberté de l'enseignement dans des termes
qui devinrent ensuite l'article 17 de la constitution : a l'enseigne-
ment est libre; toute mesure préventive est interdite. » Ces quel-
ques mots, si brefs, mais d'un sens si clair et si absolu, allaient
bientôt amener une situation sans précédens en Europe. La révolu-
tion de 1830 ne se contenta pas d'avoir renversé un trône; c'étaient
les bases de l'ordre politique qu'elle allait renouveler complètement.
Il faut dire que les libertés se tiennent par un lien si intime qu'il
est difficile d'en accorder une sans les accorder toutes. Comment à
un peuple qui va jouir de la liberté des cultes, de la presse et de
l'association, refuser celle de l'enseignement? Peut-il se concevoir
un droit plus naturel, plus inhérent à la qualité d'être libre que
celui d'instruire ses semblables, de leur communiquer ses idées, ses
lumières? Pour qui a joui de cette faculté, il semble incroyable que
les habitans d'un pays voisin puissent en être privés.
En proclamant la liberté, l'état doit-il s'abstenir d'entretenir
lui-même des établissemens d'instruction publique? Certain parti et
certains économistes l'ont soutenu; mais le congrès belge de 1830
ne l'a pas pensé, et le même article 17, qui consacre la liberté illi-
mitée et sans nulle restriction, porte dans le paragraphe suivant :
« L'instruction publique donnée aux frais de l'état est également
réglée par la loi. » Le congrès a eu raison. Les nations, pour sub-
sister, pour progresser surtout, ont besoin que l'instruction, à ses
différens degrés, soit répandue dans toutes les classes de la société.
Or il est démontré par l'expérience qu'en Europe, jusqu'à présent,
(I) Je ne crois pas qu'en Belgique personne conteste tout ce que le pays a dû au roi
dont il a été amené à renverser le trône. A la fête qui eut lieu le 3 novembre 1868, pour
célébrer le cinquantième anniversaire de la fondation de l'université de Liège, le pro-
fesseur chargé d'en retracer l'histoire, M. Nypels, a pu dire avec l'approbation una-
nime de ses auditeurs : « Honileur au monarque, ami des lettres et des sciences, qui
réorganisa l'enseignement supérieur en Belgique ! »
868 REVUE DES DEUX MONDES.
les particuliers manquent de la suite de vues et d'efforts néces-
saires pour conserver, accroître et communiquer à tout un peuple
le dépôt des connaissances qui lui sont indispensables. L'état doit
ponc entretenir des écoles. C'est un de ces cas d'intervention des
pouvoirs publics admis même par Adam Smith et préconisé par
Stuart Mill avec une force de raisonnement irrésistible.
Ainsi d'une part droit illimité des citoyens de fonder des écoles,
mais d'autre part devoir de l'état d'en entretenir aussi aux frais
du trésor public, voilà le régime qui existe en Belgique depuis 1830
et qui existera en France demain. Cela ne donnerait point lieu à des
difficultés sérieuses, et en deux lignes la loi serait faite, si, comme
conséquence de la liberté de l'enseignement, on pouvait proclamer
la liberté complète des professions, sauf répression des délits; mais,
pour certaines fonctions qui semblent pouvoir mettre en danger la
vie ou la fortune des citoyens, comme celles de médecin, de phar-
macien, d'avocat et de notaire, l'état croit devoir demander des
garanties de capacité sous forme de diplômes, délivrés par des
juges compétens après examen des candidats. Or ces diplômes,
très importans dans notre société, puisqu'ils ouvrent la porte des
carrières libérales, qui les délivrera? Tant qu'il n'existe que des
facultés officielles, rien n'est plus simple : c'est aux professeurs de
ces facultés qu'appartient exclusivement ce que l'on appelle la col-
lation des grades académiques; mais, quand il y aura des facultés
libres, elles ne tarderont pas à contester le privilège des professeurs
officiels. On répétera en France tout ce qui a été dit en Belgique à
ce sujet. — Celui qui est maître des examçns est maître de l'ensei-
gnement. Il n'y a pas d'enseignement libre tant qne les résultats
doivent être appréciés par les professeurs des institutions de l'état,
car les professeurs des écoles particulières sont obligés de régler
leur enseignement d'après celui des examinateurs, sinon ils expose-
ront leurs élèves à un échec probable. Que devient alors l'indépen-
dance de la science, et comment avec un pareil despotisme le
progrès par la concurrence est-il encore possible? Que dirait-on
d'une loi qui, en proclamant la liberté de l'industrie, déciderait en
même temps que nul ne peut vendre ses produits, s'ils ne sont re-
connus excellens par certains fabricans privilégiés qui ont long-
temps joui du monopole, et qui veulent le conserver dans l'intérêt
même des cliens, qu'ils seraient désolés de voir mal servis? Les bancs
des écoles libres pourront-ils se garnir, si les élèves sont soumis à
cette obligation peu équitable de faire constater leur capacité par
le corps enseignant d'établissemens rivaux? Un homœopathe a-t-il
chance de voir ses élèves agréés par un allopathe? Ainsi toute doc-
trine nouvelle sera une cause infaillible d'insuccès dans ces régions
des hautes études qu'on prétend avoir affranchies. — Je résume l'ob-
l'enseignement supérieur en BELGIQUE. 869
jection; le recteur de l'université catholique de Louvain l'a formulée
dans une pétition adressée en 1849 au sénat belge. « La liberté
d'enseignement ne consiste pas dans le simple droit d'enseigner,
elle consiste dans le droit d'enseigner avec efficacité. Sinon ce se-
rait une lettre morte, une liberté purement spéculative. L'inégalité
dans le bénéfice des études viole donc la liberté aussi bien que la
contrainte sur le fait de l'enseignement. » Voilà ce que l'on dira, et
ce ne seront point les catholiques seuls qui parleront ainsi; les par-
tisans des idées nouvelles tiendront le même langage. Le monopole
officiel sera battu en brèche de deux côtés à la fois, à droite et à
gauche. 11 est instructif de voir comment en Belgique l'état a été
réduit sur ce point à capituler presque sans résistance.
Après la révolution de septembre 1830, le gouvernement provi-
soire maintint les trois universités; seulement à chacune d'elles, il
supprima une ou deux facultés. Il ne proclama point la liberté des
professions; nul alors ne songeait à cette réforme radicale. Il décida
que tout Belge qui aspirait aux grades académiques serait admis à
se présenter aux examens devant la faculté compétente, quels que
fussent le pays et l'établissement où il avait fait ses études. C'est
ainsi qu'on entendait alors la liberté d'enseignement. Le droit de
délivrer les diplômes exclusivement réservé aux professeurs offi-
ciels ne semblait pas une restriction à la liberté ; bientôt cependant
la difficulté allait naître d'une circonstance fortuite.
Près des universités mutilées, des facultés libres s'étaient établies
pour compléter le cadre de l'enseignement supérieur. Le gouverne-
ment donna une sorte d'existence légale à ces facultés en leur per-
mettant de s'installer dans les bâtimens universitaires, et eu désignant
leurs professeurs pour faire partie des « commissions d'examen »
instituées en 1831. C'était le germe des jurys d'examen et le point
de départ d'une série de difficultés qui sont devenues plus inextri-
cables à chaque tentative faite pour en sortir.
Les facultés libres donnèrent d'abord des résultats peu brillans,
et le premier rapport officiel publié en 18/i3 par le ministre de l'in-
térieur le constate. « Pendant les quatre années que dura le régime
des commissions d'examen, les études littéraires, philosophiques et
scientifiqu-s, préparatoires aux études du droit et de la médecine,
furent partout presque complètement négligées; » mais bientôt la
liberté de l'enseignement allait produire un fruit nouveau, très ex-
traordinaire et appelé cependant à un merveilleux développement.
J'ai déjà eu l'occasion de faire connaître ici les origines, les prin-
cipes et les forces du parti catholique belge (1). C'était dès 1830
un grand parti ayant ses racines les plus lointaines et les plus pro-
(1) Voyez les Partis politiques en Belgique, dans la Revue du l*' août 18Ci.
870 REVUE DES DEUX MONDES.
fondes dans le passé du pays depuis le xvi' siècle. Il avait chassé
deux souverains, Joseph II et Guillaume, coupables d'avoir résisté
à l'église. Il avait réclamé avec acharnement contre le monopole de
l'enseignement. Admettant le principe de l'obéissance passive aux
ordres d"'un chef infaillible, il était discipliné comme une armée. Il
avait une autre force encore : il possédait tout un système de doc-
trines complètement arrêtées et bien liées, qu'il voulait inculquer
aux jeunes générations. Pour cela, il lui fallait un établissement
d'enseignement supérieur, une université. Ce furent les évêques qui
entreprirent de la fonder. Le « décret » qui érige l'université catho-
lique est un document qui mérite de fixer l'attention; il commence
comme une loi émanant du pouvoir souverain : « à tous et à chacun
de ceux qui verront, liront ou entendront ces présentes lettres, salut
éternel dans le Seigneur. » Ce n'est pas sans raison que les évêques
belges se servent de ces royales formules. Ils agissaient en vertu
d'un bref donné à Rome le 13 décembre 1833 par le pape Gré-
goire XVI. C'était en réalité la cour romaine qui fondait une uni-
versité sur le sol belge pour y propager les principes qu'elle déclare
seuls conformes à l'éternelle vérité. Ce fait sans précédens n'eût
sans doute pas été toléré par les souverains de l'ancien régime, qui,
même quand ils étaient très dévoués à l'église, persistaient néan-
moins à faire respecter leur souveraineté dans l'ordre temporel;
mais il n'en est pas moins certain que la fondation d'une université
catholique par un bref papal est un acte parfaitement conforme à la
liberté de l'enseignement telle qu'on l'entend aujourd'hui.
Les précautions les plus rigoureuses étaient prises pour que le
nouvel établissement ne s'écartât jamais de la plus stricte ortho-
doxie. C'est l'épiscopat bel^e qui dirige et surveille l'université par
un recteur qu'il nomme et révoque. Ce recteur est installé « après
qu'il aura fait profession de foi entre les mains de l'archevêque, et
qu'il aura promis obéissance et fidélité au corps épiscopal de Bel-
gique. » La nomination des professeurs est faite par le recteur et
sanctionnée par les évêques ; « ils sont aussi tenus de faire profes-
sion de foi conformément à la formule arrêtée par le pape Pie IV. »
« Nous enjoignons aux professeurs, dit encore le décret, de tenir et
de professer de cœur et d'action la foi catholique, afin qu'étrangers
aux nouveautés profanes qui souillent l'intégrité de la foi, ils cher-
chent la science qui édifie avec charité. »
Le but et l'esprit de la nouvelle université étaient également dé-
terminés avec une grande précision. « Voulant donner une forme fixe
à cette grande institution et en assurer pour toujours la stabilité,
en vertu de l'autorité apostolique et de la nôtre, nous érigeons et
établissons par les présentes lettres une université qui sera à per-
pétuité dirigée par nous avec un pouvoir suprême et une continuelle
l'enseignement supérieur en BELGIQUE. 871
sollicitude (sauf en toute chose l'autorité du saint-siége); elle sera
composée de cinq facultés, dont la première en dignité est celle de
la théologie, la seconde celle du droit, la troisième celle de la mé-
decine, la quatrième celle de la philosophie, la cinquième celle des
sciences mathématiques et physiques. » En finissant, les évêques
mettaient leur entreprise sous la protection d'une puissance qui
n'abandonne jamais, disent-ils, ceux qui l'invoquent. Ce n'est point
de Dieu qu'il s'agit, car son nom n'est point prononcé. « Afin que
tout ce qui est réglé et doit l'être à l'avenir ait toujours un résultat
favorable, nous élevons les yeux et les mains vers la très sainte
Vierge, dont le nom est rempli de bénédictions et de faveurs di-
vines, et à laquelle nous recommandons humblement notre aca-
démie comme à une maîtresse et patronne très puissante. » Il faut
dire que l'institution était savamment ordonnée d'après le principe
d'une autorité absolue. Grâce à « la fidélité et à l'obéissance jurées,
et aux professions de foi suivant la formule du pape Pie IV, » il
n'est pas à craindre que jamais nouveauté profane y vienne effleurer
la science orthodoxe, ou qu'un nouveau Galilée y apporte le scandale
de ses découvertes. Quand on établira une université catholique en
France, l'acte de fondation sera probablement conçu en d'autres
termes, et ce seront des laïques qui le signeront.
Il ne suffisait pas de créer l'université, il fallait la faire vivre, se
procurer des locaux, rétribuer les professeurs. Pour une entreprise
laïque, c'eût été une grave difficulté; pour les évêques, ce n'en était
pas une. Dans un pays où la religion a conservé son empire, les mi-
nistres du culte ont à leur disposition des trésors inépuisables. Ils
n'ont qu'à frapper le rocher, et la source coule. Qui a la foi est
prompt aux bonnes œuvres, donne volontiers et donne largement.
La foi est un levier très puissant et très respectable ; ceux qui en
disposent peuvent beaucoup, pour le bien comme pour le mal. En
février 1834, les évêques s'étaient déjà adressés au clergé et aux
fidèles de leurs diocèses, sollicitant a messieurs les curés desser-
vans n de faire contribuer par tous les efforts leurs ouailles à l'érec-
tion d'une université catholique, a Nous prions, disaient-ils, tout
le respectable clergé de nos diocèses, sans exception, de donner
l'exemple d'une généreuse coopération à une si belle œuvre, et,
sans vouloir imposer d'obligation à personne ni mettre des bornes à
la libéralité de nos chers collaborateurs, nous engageons messieurs
les vicaires-généraux, chanoines, doyens et cui'és de première et
seconde classe à prendre vingt actions, messieurs les desservans dix
actions, etc. » Il paraît que certains ecclésiastiques ne comprirent
point d'abord toute l'utilité de l'œuvre à laquelle ils étaient appelés
à participer, car dans son mandement du 5 janvier 1836 l'évêque de
Liège se vit forcé de blâmer sévèrement « la détestable indifférence
872 REVUE DES DEUX MONDES.
[pessimo. indiffei^entia) » de quelques-uns. Leur zèle ne tarda point
sans doute à s'éveiller, car c'est l'évêque qui nomme, déplace et
dépose les curés. L'épiscopat voulait que tous, même les plus
humbles, donnassent leur obole. L'évêque de Liège, dans le môme
mandement de 1836, enjoint aux prêtres de son diocèse de frapper
à toutes les portes et d'engager les a ouvriers, les cultivateurs et
les domestiques » à offrir le denier de la veuve. Dans toutes les
églises, des quêtes furent organisées et se font encore chaque an-
née en faveur de l'université de Louvain. Les bénédictions du ciel
sont promises à ceux qui donnent. C'est sans doute une belle idée
de faire contribuer tous les fidèles, y compris les pauvres et les
ignorans, à la fondation d'une grande institution d'enseignement
supérieur, destinée à répandre sur tout le pays la saine lumière
des hautes éludes, les plus nécessaires de toutes suivant M. Renan.
Seulement on souhaiterait peut-être que moins de contrainte soit
employée à obtenir des dons, et l'on pourrait aussi faire observer
que, les curés prenant leur cotisation dans leur salaire officiel,
c'est l'état qui entretient en partie l'université catholique et fait
ainsi avec ses deniers concurrence à ses propres établissemens.
La suppression du budget des cultes pourrait seule mettre toutes
choses dans l'ordre.
Les évêques n'ouvrirent d'abord que deux facultés à Malines ; ils
manquaient de locaux, et ils espéraient bientôt en avoir de magni-
fiques. En effet, le 31 juillet 1835, le ministre de l'intérieur, M. Ro-
gier, avait déposé un projet de loi sur l'enseignement supérieur,
qui ne maintenait que deux universités, celle de Liège et celle de
Gand. Dans le courant des débats, M. Rogier proposa même de n'en
conserver qu'une seule, afin d'y réunir les meilleurs professeurs
dont l'état pourrait s'assurer le concours, et de l'établir à Louvain,
pour qu'elle héritât de la renommée dont avait joui autrefois celle
du moyen âge; mais les catholiques, qui avaient leur projet arrêté,
repoussèrent cette proposition : elle fut rejetée par 39 voix contre
32 ; le projet primitif fut voté.
L'état abandonnant Louvain, les évêques s'empressèrent d'oc-
cuper la place restée vacante. Ils firent avec l'autorité communale
une convention dans laquelle ils s'engageaient à organiser un en-
seignement universitaiie complet. La ville accordait à l'université
la jouissance gratuite de vastes bâtimens que l'état venait de céder
à la commune. Celle-ci ne conservait aucun droit d'intervention
ou de contrôle dans l'administration de l'université, exclusivement
réservée au corps épiscopal. Les cours s'ouvrirent le 1"' décembre
1835. L'organisation de l'enseignement était en tout semblable à
celle des universités de l'état.
La confiance des évêques n'a pas été déçue ; leur œuvre a été bé-
l'enseignement supérieur en BELGIQUE. 873
nie. L'université catholique n'a cessé de grandir ; elle a toujours
disposé de ressources considérables dont on ne connaît point le
total , mais qui ont suffi pour bien rétribuer ceux qu'elle emploie.
Elle a toujours eu des professeurs en renom, et pour en enlever à
l'état elle n'a jamais hésité à leur faire une situation exceptionnelle.
Dans les facultés de droit et de philosophie, elle a presque autant
d'élèves que les deux universités de l'état ensemble. La raison en
est facile à comprendre : elle peut d'abord compter sur les enfans
des familles du parti catholique et des familles patriciennes; elle
attire en outre ceux des indifférens et même de quelques partisans
des idées libérales, parce que les mères s'imaginent que les jeunes
gens, mieux surveillés à Louvain, y ont des mœurs plus sévères.
Il y a plutôt lieu de s'étonner que les universités de l'état puis-
sent soutenir la lutte, lorsqu'on songe que la chaire et le confes-
sionnal ne cessent point de recommander leur rivale.
La fondation d'une université épiscopale, érigée en vertu d'un
bref du saint-siége, ne pouvait manquer de jeter l'alarme dans les
rangs du parti qui s'est donné pour mission de combattre la domi-
nation du clergé. Les ministères catholiques (1) pouvaient nommer
et nommaient en effet assez souvent des professeurs partageant
leurs opinions dans les universités de l'état. 11 y avait donc lieu de
craindre que l'enseignement supérieur ne passât complètement sous
l'influence des évoques, qui auraient eu ainsi le privilège de disci-
pliner à leur guise presque toute la jeunesse instruite du pays. La
révolution belge aurait alors abouti au triomphe de l'église romaine,
et la proclamation de toutes les libertés à la suprématie d'un parti
qui ne les respecte que jusqu'à ce qu'il soit assez fort pour les im-
moler sur l'autel de l'orthodoxie.
Le danger fut compris. Les francs -maçons, l'avant-garde du
parti libéral de cette époque, poussèrent le cri d'alarme. Le 24 juin
183/i, l'avocat Verhaegen, grand dignitaire de l'ordre, profita de la
fête du solstice d'été pour proposer à la loge de fonder une univer-
sité à Bruxelles, avec le concours de toutes les personnes dévouées aux
idées libérales. Le projet fut accueilli avec enthousiasme. De toutes
les loges de province, les souscriptions affluèrent. Un comité d'ad-
ministration fut constitué, un programme arrêté, des professeurs
nommés, et le 20 novembre, quinze jours après l'installation pro-
visoire de l'université épiscopale à Malines, l'inauguration solen-
nelle de l'université libre eut lieu dans la grande salle de l'hôtel de
ville à Bruxelles. Le conseil communal, comprenant son intérêt,
accordait à l'établissement naissant un appui efficace : il vota en sa
(1) J'ai à peine besoin de dire que ce mot catholique indique non une certaine
croyance religieuse, mais une certaine nuance politique. Beaucoup de libéraux sont très
bons catholiques, et bien des « catholiques » sont des croyans très peu fervefls.
874 REVUE DES DEUX MONDES.
faveur un subside annuel de 30,000 francs, et lui céda la jouissance
d'un excellent local, parfaitement situé.
Un écrivain d'un esprit très fin et très sensé, né à Paris, mais
depuis longtemps professeur en Belgique, M. Baron, exposa claire-
ment dans le discours d'ouverture la raison d'être de l'institution
nouvelle. « Et par le nom imposé à son université, disait-il, et par
ses propres déclarations, l'épiscopat belge reconnaît que ses doc-
trines scientifiques seront de nécessité spéciales et restreintes, car
elles se rattachent à un dogme d'obéissance passive que rejettent
péremptoirement la Russie, la Grèce, la Suède, le Danemark, la
Grande-Bretagne, la Prusse, une partie considérable de l'Allemagne
et des États-Unis d'Amérique, c'est-à-dire la grande majorité de la
civilisation humaine, — à un dogme qui, même dans les états catho-
liques, est contesté par une foule d'esprits religieux. Les doctrines
de l'université catholique seront inévitablement incomplètes et ar-
bitraires, car non-seulement elles s'arrêtent comme les nôtres au
pied des limites infranchissables de la morale universelle et des
lois, mais elles devront se resserrer, se modifier, se plier, se tordre
en tout sens, suivant la suprême volonté des six dignitaires aux-
quels le recteur, unique modérateur de l'enseignement, jure fidélité
et obéissance. Mais une autre opinion s'élève à côté de la leur, c'est
que les sciences purement humaines doivent rester entièrement en
dehors du catholicisme. Ce n'est point être hostile au catholicisme
que de tracer d'abord une puissante ligne de démarcation entre ses
doctrines et les sciences humaines, et, cela fait, de cultiver tout à
l'aise, mais avec le respect que nous devons aux croyances de la
majorité de nos concitoyens, l'immense terrain qui nous est livré,
de poursuivre dans toutes ses veines cette mine inépuisable, lais-
sant à Dieu, comme disait un éloquent jésuite du siècle dernier, la
nuit profonde où il lui plaît de se retirer avec sa foudre et ses mys-
tères. » Le sens et le ton de ces paroles indiquent quelle a été
l'attitude de l'université libre. Créée pour la lutte, elle a combattu
le système et les visées catholiques, sans attaquer le dogme. De
même que l'opinion qu'elle représentait, elle a fait profession de ne
point sortir de la sphère laïque. C'était faire preuve de modération
et de tact. Seulement l'université catholique trouve dans la foi une
force de propagande et un titre à la confiance qui manquera tou-
jours à sa rivale. Ce qui a beaucoup contribué au succès de l'uni-
versité libre, c'est que, placée dans la capitale, elle a pu profiter
de toutes les ressources que celle-ci présente, y recruter beaucoup
d'étudians et y trouver des professeurs éminens qu'elle rétribue
peu, mais qu'elle autorise à continuer l'exercice de leur profession.
Il n'est pas sans intérêt de voir comment un établissement d'en-
seignement supérieur fondé par quelques particuliers a pu s'orga-
L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR EN BELGIQUE. 875
niser, se gouverner et subsister. La direction suprême appartient à
un conseil d'administration composé de onze membres que choisis-
sent les souscripteurs. Le bourgmestre de Bruxelles ou un échevin
délégué par lui préside de droit et a voix délibérative; la commune
donnant un subside important et la jouissance des locaux, il est juste
qu'elle intervienne par son principal magistrat. Ce conseil nomme
et rétribue les professeurs, arrête le programme, exerce en un mot
la direction suprême. Le nombre des étudians s'est élevé de 350
à ZiOO. La dépense annuelle dépasse 100,000 fr. Les rétributions
des élèves donnent plus de 60,000 francs. La ville de Bruxelles ac-
corde un subside de 30,000 fr. et le conseil provincial du Brabant
10,000 fr. Trois souscriptions ouvertes en 183/j, 1839 et 1843 ont
produit un total de 212,050 fr. L'administration de l'établissement
n'a jamais donné lieu à aucune difficulté; quoique ne jouissant pas
de la personnification civile, son existence paraît complètement as-
surée pour l'avenir.
D'après ce qui précède, on voit que la liberté de l'enseignement
en Belgique n'a pas été une lettre morte. Les deux puissans partis
qui se disputent l'opinion ont trouvé chacun assez de ressources et
inspiré assez de confiance pour fonder et soutenir une grande insti-
tution d'enseignement supérieur à côté des universités de l'état et
en concurrence avec celles-ci. C'est un fait honorable et sans pré-
cédens sur le continent européen. Il n'a été possible que parce que
ces deux partis ont de la fixité, de la permanence, parce qu'ils re-
présentent ces deux forces qui, aujourd'hui plus que jamais, se dis-
putent le monde, d'une part l'église catholique, qui au nom de son
infaillibilité veut reconquérir son ancienne suprématie, et d'autre
part l'esprit moderne, qui résiste et prétend conserver son indépen-
dance. La liberté illimitée de l'enseignement a été utile. C'est une
conquête définitive à laquelle on ne touchera pas. Nul ne s'en
plaint, car elle n'a pas donné lieu au moindre abus.
Ce qui est plutôt menacé, c'est l'instruction supérieure donnée
par fétat. Elle l'est en Belgique, elle ne manquera point de l'être
en France, et pour les mêmes raisons. Elle a deux genres d'adver-
saires, tous deux également puissans; quoique parlant au nom de
doctrines et dans des vues complètement opposées, ils se servent
d'argumens identiques. Beaucoup d'économistes et d'amis très ar-
dens, — j'ajouterai en ceci très aveugles, — de la liberté, disent :
Le rôle propre de l'état est de maintenir l'ordre et de garantir
la sécurilé contre les ennemis du dehors et du dedans, mais il ne
lui appartient pas d'enseigner, car il n'a pas de doctrines. Est-
il rien de plus absurde que de voir l'état, coiffé du bonnet de
docteur, monter en chaire pour exposer un système de philosophie
ou de cosmogonie? Il ne le peut qu'en restant dans la sphère des
876 REVUE DES DEUX MONDES.
lieux-communs. Il sera amené à destituer tantôt un professeur d'hé-
breu parce qu'il aura interprété la Bible, tantôt un professeur de
médecine parce qu'il est soupçonné de darwinisme ou de positi-
visme, ou de quelque autre nouveauté hétérodoxe. Passe encore que
l'état fonde des écoles quand il en manque; mais, lorsqu'il y en a
pour tous les goûts et toutes les opinions, il est temps que le gou-
vernement s'abstienne. La nécessité seule l'autorisait à sortir du
cercle de ses véritables attributions; cette nécessité n'existant plus,
il faut qu'il y rentre. Voyez les États-Unis, pays modèle en fait
d'instruction publique. Les dilTérens états dépensent sans compter
des millions pour l'enseignement primaire, parce qu'ils sont seuls
capables de l'organiser; ils abandonnent l'enseignement supérieur à
l'initiative individuelle, parce que les particuliers sont à même de
l'entretenir et de le diriger. — Ace raisonnement, le parti des évêques
applaudit, car, chose singulière mais très explicable, ceux qui
rêvent comme régime de l'avenir la théocratie romaine vantent sou-
vent comme régime actuel les lois américaines.
Aux amis de la liberté trop peu prévoyans et aux amis de l'église
trop habiles, il n'y a qu'une réponse à faire, c'est celle-ci : en fait
de gouvernement et de législation, la situation et les besoins d'un
pays ne sont pas ceux d'un autre pays, et ce qui est excellent en
Amérique pourrait être détestable en Europe. Il est certain que
presque partout en Europe les partis seuls fonderaient des univer-
sités pour répandre leurs idées et conquérir la suprématie. Nous
aurions des institutions entretenues par le parti clérical ou catholi-
que, d'autres institutions érigées par les adversaires de ce parti. La
science cesserait d'être une élude désintéressée, elle deviendrait une
arme de combat. Involontairement, mais inévitablement, le profes-
seur subirait dans ses recherches et dans ses conclusions l'influence
des idées politiques qui ont érigé sa chaire. Chaque université for-
merait une corporation militante dont la mission serait de combattre
le système de la corporation rivale. Ce serait un devoir, car chaque
parti est convaincu que ses adversaires conduisent la société à sa
perte. Il n'y aurait plus de place pour la science impartiale, et la
jeunesse serait partagée en deux factions irrrconciliables, prépa-
rées à la guerre civile par la guerre des doctrines. Là où il y au-
rait des partis homogènes, puissans et très hostiles les uns aux
autres, il y aurait des universités libres, dans les conditions que
nous venons d'indiquer; il n'y en aurait d'aucune sorte dans les
pays où de semblables partis n'existeraient pas. Voilà pourquoi
il faut qu'en Europe l'état continue à maintenir un enseignement
supérieur, et qu'il s'elforce de le rendre aussi fort que possible. Le
but suprême, unique, doit être le progrès de la science et la re-
cherche de la vérité. Ce n'est pas que le gouvernement ne doive
l'enseignement supérieur en BELGIQUE. 877
nommer que des hommes sans opinion, il ne nommerait que des
hommes qui ne pensent point, mais il doit les choisir pour leurs con-
naissances. Le gouvernement respectera dans le professeur la li-
berté du citoyen; le professeur, les exigences d'un enseîgnem mt
fait pour tous et rétribué par tous (1). C'est ainsi que l'université
officielle aura sa place marquée et son rôle nécessaire entre les in-
stitutions créées par les partis.
La liberté est un droit, car il doit être permis à tout citoyen de
communiqu3r le résultat de ses travaux. Elle est aussi un bien, car
par la concurrence elle hâte la marche en avant; mais en Europe
elle serait funeste, si elle avait pour conséquence d'anéantir l'ensei-
gnement de l'état. Cela fut si bien compris en Belgique dès 1830,
qu'on inséra dans l'article 17 de la constitution la phrase que nous
transcrivions plus haut: «l'instruction publique donnée aux frais de
l'état sera réglée par la loi. » Seulement les catholiques ne tardè-
rent pas cà chercher le moyen d'enlever à ce paragi'ai)he toute va-
leur pratique. Un de leurs chefs les plus éloquens et les plus habiles,
M. Dechamps, soutint que le texte constitutionnel n'impose pas à
l'état Vobligation d'enseigner; ce texte signifierait seulement que,
si l'état enseigne, la loi doit régler l'enseignement. « L'état, disait
M. Dechamps, n'a jamais ni pouvoir ni mission d'enseigner, parce
que, n'ayant jamais été le représentant d'une doctrine, il a toujours
manqué de la première condition pour enseigner, et à plus forte
raison n'a -t -il point ce pouvoir aujourd'hui que la division des
croyances rend sa neutralité obligée, dans le domaine des idées et
des convictions. » M. Dechamps en concluait que, si les établisse-
mens libres suffisent aux besoins de la population, l'état n'a plus à
s'ingérer dans l'enseignement. Le rapport où l'orateur catholique
exposait cette manière de voir provoqua dans la chambre et dans
tout le pays une si vive émotion, que nul n'osa déposer une propo-
sition formelle; mais le principe n'a pas été abandonné, il est de-
venu un axiome et un mot d'ordre pour tout le parti catholique. Ce
n'est que la conséquence rigoureuse de son système.
IL
Un autre incident vint soulever une question qui se rattache in-
timement à la liberté de l'enseignement et aussi à la séparation de
(I) La limite est difficile à tracer. Le tact et le respect de la pensée d'autnii doivent
y suffire. En Belgique, même les ministères catholiques n'ont pas dénié aux profes-
seurs le droit d'exprimer toute leur pensée dans leurs écrits. Un professeur de l'uni-
versité de Gand, M. Laurent, avait puLlié un livre d'histoire da is lequel il montrait
les iniquités et les malheurs produits par certains dogmes catholiques. Sa destit .tien
fut réclamée très énergiqucment, mais le ministère, quoiqu'il appartint à l'opinion ca-
tholique, sut respecter la liberté de la science.
878 REVUE DES DEUX MONDES.
l'église et de î'état, c'est la question de la personnification civile.
Déjà en France le clergé, dans une pétition adressée à la commis-
sion d'enquête, vient de demander qu'on reconnaisse les facultés
libres comme personnes civiles, avec droit d'acquérir des propriétés
par legs et donation. M. Prevost-Paradol , dans la France nouvelle,
a bien montré l'importance du problème, sans insister assez, me
semble-t-il, sur les conséquences de la solution qu'il considère
comme seule équitable. « Le droit pour l'église, dit-il, de possé-
der, d'hériter, d'acquérir, le droit de réunir dans la main des chefs
de fassociation toutes les ressources dont elle dispose, sont des
conséquences indispensables de la séparation de l'église et de l'état,
et l'on ne peut même donner le nom de concession à la recon-
naissance de droits si légitimes, car le refus de reconnaître ces
droits, tout en séparant l'église de l'état, serait une persécution vé-
ritable. » C'est exactement le langage que tinrent les catholiques en
invoquant la liberté de l'enseignement, quand en I8/1I deux repré-
sentans, MM. Dubus et Brabant, proposèrent au parlement de re-
connaître à l'université de Louvain la qualité de personne civile. Les
termes de la proposition étaient très modérés et très habilement con-
çus. L'université ne pouvait acquérir des biens qu'avec l'autorisa-
tion du gouvernement, et cette autorisation ne pouvait plus être
accordée dès que les acquisitions auraient constitué un revenu total
de 300,000 francs. Indépendamment de la contribution ordinaire,
il devait être perçu annuellement sur ces biens un impôt de k pour
100 du revenu cadastral.
Les personnes civiles, disaient les partisans de cette mesure,
ayant droit de posséder et d'ester en justice, sont créées par la puis-
sance publique. Le droit romain les a reconnues sous le nom à'uni-
versitates ou collegia. Depuis Justinien jusqu'à nos jours, elles se
sont partout multipliées, et, malgré les abus dont elles n'ont pas
été exemptes, elles ont contribué pour une large part aux progrès
de la civilisation en Europe. La révolution française en a détruit
beaucoup, mais elle a respecté celles qui avaient pour but de don-
ner l'instruction ou de secourir les malades. Quoique l'opinion leur
soit hostile, nos lois les admettent; mais c'est en Angleterre, aux
États-Unis surtout, qu'il faut voir les résultats admirables dus aux
associations, à qui l'on accorde sans difficulté l'existence légale.
Puisque nous adoptons les libertés américaines, il faut aussi nous
approprier les lois qui seules les rendent fécondes. Pourquoi tous les
peuples civilisés ont-ils reconnu des personnes civiles? Parce que
ces établissemens, ayant un caractère de perpétuité, peuvent seuls
répondre à un besoin permanent. Or il n'existe pas de fondations
plus utiles que celles qui ont pour objet d'encourager les hautes
études et de répandre l'instruction supérieure, car c'est celle-ci qui
L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR EN BELGIQUE. 879
fait la gloire, la richesse, la puissance d'un peuple. Quand un bien-
faiteur de l'humanité fonde un hospice ou seulement un lit dans
un hôpital, on applaudit; mais si quelqu'un, plus occupé du déve-
loppement des esprits que de la conservation des corps et plus at-
tentif au progrès des lumières qu'au soulagement des maladies,
veut ériger une université ou doter une chaire, on repousse la main
du généreux et intelligent donateur. Les fondations destinées à l'in-
struction publique sont plus dignes de la faveur du législateur que
celles qui sont destinées à l'entretien des hospices , d'abord parce
qu'elles répondent à un besoin plus élevé, ensuite parce que la cha-
rité privée, touchée par la vue des maux physiques, ne manquera
pas de les soulager, tandis qu'elle restera indifférente à la misère
morale et au grand mal de l'ignorance, lequel étant invisible ne
frappe pas les sens. D'ailleurs, si l'on a proclamé la liberté de l'en-
seignement supérieur, c'est sans doute afin qu'elle donne lieu à
la création d'institutions libres assez puissantes pour organiser des
études sérieuses. Or, pour qu'elles puissent le faire et contribuer
ainsi au progrès et à la diffusion de la science, il faut qu'elles aient
le droit de compter sur l'avenir et de s'assurer des ressources per-
manentes. Établir une université digne de ce nom n'est pas l'œuvre
d'un jour. Il faut qu'on sache qu'elle durera, sinon, création éphé-
mère, elle n'aura ni professeurs ni élèves. Si son existence doit
dépendre du produit éventuel de souscriptions annuelles, elle ne
pourra jamais s'élever au niveau des anciennes universités. Les uni-
versités du moyen âge, celles de l'Angleterre, le Harvard collège
aux États-Unis, se sont développés sur la base solide d'un fonds
productif dont ils étaient propriétaires. Le sort des établissemens de
l'état est assuré par le budget; si donc on refuse aux établissemens
libres les moyens de durée indispensable, la concurrence est impos-
sible et la liberté n'est qu'un vain mot. Le monopole est rétabli de
fait.
D'ailleurs quelles objections peut-on invoquer? C'est un privi-
lège, dit-on, et il ne doit plus y en avoir pour personne. Sans doute,
mais l'université catholique ne réclame aucun privilège. Elle veut
au contraire que, comme en Amérique, tout établissement d'in-
struction supérieure soutenu par la confiance du public et capable
de rendre des services au pays obtienne également la personnifica-
tion civile. — Mais, répondra-t-on , c'est un précédent dangereux;
toutes les associations qui couvrent le pays, écoles, sociétés de mu-
sique ou de tir, couvens, réclameront la même faveur, et les per-
sonnes réelles seront écrasées sous ce réseau de personnes fictives.
C'est tout simplement la reconstitution de l'ancien régime. Cette
objection n'est point sérieuse, car le pouvoir législatif sera juge,
et il n'accordera le droit de posséder qu'aux établissemens qui ré-
880 REVUE DES DEUX MONDES.
pondent à un besoin élevé, général du pays, et qui ne peuvent
vivre autrem mt. — On évoque encore le fantôme de la mainmorte;
mais rien n'est plus facile que de conjurer ce danger. Qu'on limite
la quantité d'immeubles que chaque institution pourra posséder.
D'ailleurs, en Amérique, en Angleterre, l'étendue des biens de main-
morte ou de majorât est immense. On ne remarque pas pourtant que
ces pays soient moins riches, moins prospères que les autres. — Vous
insistez, et vous dites que l'université catholique, personne civile,
l'emporterait bientôt sur ses rivales, et qu'elle arriverait ainsi à un
monopole véritable. Si cela était, c'est que la sagesse de ses règle-
mens et l'excellence de ses leçons lui auraient valu la confiance de
tous les parens, et dès lors qui pourrait s'en plaindre? Si un S3rvice
de transport é ait si parfaitement organisé qu'il évitât toujours tout
accident et qu'il accaparât par suite tous les voyageurs, ne faudrait-
il point s'en féliciter? Mais cette appréhension ('e monopole est mal
fondée. Le parti libéral, l'état tout au moins, peut donner à ses éta-
blissemens un développement proportionné à celui des institutions
dont on craindrait la suprématie. Le pays ne pourrait que profiter
de cette obligation imposée à tous les concurrens de rendre leur
enseignement aussi parfait que possible.
Malgré ces raisons très plausiloles en apparence et parfois très
bien exposées (1), la répulsion qu'inspira la proposition de MM. Du-
bus et Brabant fut si violente qu'ils crurent devoir la retirer. Cepen-
dant le motif de cette hostilité de l'opinion ne fut point franche-
ment dit au sein des chambres à cette époque. Aujourd'hui il saute
aux yeux : ce qui fait que l'on n'accordera pas facilement aux éta-
blissemens catholiques, ni même aux églises catholiques, ce droit
illimité de posséder et d'acquérir que l'ancien régime ne leur a
concédé nulle part et que pourtant M. Prevost-Paradol déclare ne
pouvoir leur être refusé sans iniquité, c'est que l'orthodoxie, par la
voix des papes et des conciles, a condamné les principes sur lesquels
repose la société moderne, et que, si l'église l'emportait définitive-
ment, elle s'empresserait de les abolir. Quand on se trouve en pré-
sence d'un parti qui ne réclame la liberté pour lui qu'afin de la
ravir aux autres dès qu'il sera le maître, ce n'est pas une raison
suffisante pour lui refuser la liberté, car celle-ci, comme le soleil,
doit être à tout le monde, mais c'en est une pour ne pas accorder des
faveurs qui peuvent ramener un jour le despotisme théocratique. La
personnification civile n'est pas une conséquence nécessaire de la
liberté; c'est une exception au droit commun, que le législateur peut
refuser quand il y voit un sérieux inconvénient. Ce qui est excellent
(1) Notamment dans une brochure sans nom d'auteur publiée à Louvain en 1841
sous le titre d'Examen de ta proposition de MM. Dubus et Brabant.
l'enseignement supérieur en BELGIQUE. 881
aux Etats-Unis et en Angleterre, où plusieurs sectes se disputent
l'empire des âmes, serait probablement funeste dans un pays où
domine un culte qui s'inspire d'idées radicalement hostiles à la ci-
vilisation moderne. En résumé, il y a un grand nombre d'excellentes
raisons à invoquer en faveur de la personnification civile des uni-
versités libres, et il n'y en a guère qu'une seule à lui opposer; mais
celle-ci paraît devoir peser plus que toutes les autres ensemble (1).
III.
Les deux incidens que nous venons de relater ont été vite clos.
L'opinion publique s'était aussitôt prononcée très énergiquement
pour le maintien des universités de l'état et contre la personnifi-
cation des universités libres ; mais il est une autre question aussi
importante peut-être, plus complexe sans contredit, et à laquelle
on n'a pas encore trouvé de solution généralement acceptée : c'est
celle des jurys d'examen. Il importe de ne la point négliger, parce
que certaines personnes voudraient introduire en France le système
belge.
En 1835, au moment où les chambres abordèrent la discussion
de la loi qui devait régler l'enseignement supérieur, il existait donc
en Belgique deux universités de l'état, celle de Liège et celle de
Gand, et deux universités libres, celle de Louvain, fondée par les
évèques, celle de Bruxelles, fondée par le parti libéral. Comme
l'avait dit un homme d'état qui s'était spécialement occupé de ces
questions, M. Nothomb, actuellement ambassadeur à Berlin, u la
coexistence de l'enseignement donné aux frais de l'état et des in-
stitutions libres soulève un problème tout nouveau, sans précédent
dans le droit public, et devant lequel on peut sans df'shonneur s'ar-
rêter et même hésiter (2). » En effet, si, pour exercer en qualité de
médecin ou d'avocat, il faut des diplômes, altribuera-t-on le droit
de les délivrer aux facultés de l'état, comme sous le régime hollan-
dais et comme en France? C'est le système le plus logique, car les
diplômes ne sont qu'une mesure de police préventive, destinée à
(1) En Belgique, la crainte de voir s'établir un précédent en faveur du droit des
universités d'acquérir, même indirectement, est poussée très loin, comme le prouve
le fait suivant. Le fondateur de l'université de Bruxelles, M. Vcrluiegon, a légué à la
ville de Bruxelles une somme de 100,000 fr. afin que le revenu en snjt appliqué à l'uni-
versité de cette ville. Le legs n'était pas fait à l'université, incapable d'acquérir, mais
à la ville, qui est une personne civile. Néanmoins le gouvernement tarde depuis bien
des années à le ratifier.
(2) Discussion de la loi sur l'enseignement supérieur, p. 36, Bruxelles 184i.
TOME LX&XVU — 1870. 5ii
882 REVUE DES DEUX MONDES.
garantir la sécurité des citoyens, et nul ne conteste que toute me-
sure intéressant la sécurité publique ne soit du ressort exclusif de
l'état; mais ce système aurait placé certainement les universités
libres dans une position subalterne. Or elles réclamaient tout au
moins l'égalité, et comme elles avaient pour elles à la fois et le parti
catholique à cause de celle de Louvain, et le parti libéral avancé à
cause de celle de Bruxelles, force était de subir leurs conditions.
C'est ainsi que les chambres furent amenées à instituer un jury
unique pour tous les candidats, n'importe où et comment ils avaient
fait leurs études. Il y avait un jury distinct pour chaque grade dans
chacune des quatre facultés. Chaque jury était composé de sept
membres nommés annuellement, savoir : deux par la chambre des
représentans, deux par le sénat et trois par le gouvernement. Ce
régime, déclaré provisoire, n'était voté que pour trois ans; mais,
malgré de nombreux essais de réforme, il demeura en vigueur jus-
qu'en 1849, c'est-à-dire pendant quatorze ans.
Le jury central réunissait de grands avantages. Il avait de l'au-
torité, de la solennité. Il établissait une commune mesure pour ap-
précier les connaissances acquises par les étudians de tout le pays.
Les uns n'avaient pas à subir une épreuve sévère, les autres une
épreuve rendue facile par l'indulgence ou la complaisance. Il y avait
égalité pour tous. C'est avec raison qu'un ministre, M. de Decker,
pouvait dire : a Quoi de plus rassurant sous le rapport de la liberté,
et de plus fécond sous le rapport de la science, que l'institution, au
nom de la société, de cette haute magistrature de l'intelligence de-
vant laquelle l'enseignement supérieur officiel et l'enseignement su-
périeur libre viennent faire leurs preuves et s'exercer aux luttes utiles
d'une loyale émulation? » Mais le mode de nomination de ce jury cen-
tral était très mauvais. En appelant l'intervention des chambres, il
faisait dépendre les choix des influences politiques. L'intérêt des
partis, non l'intérêt de la science, les dictait. C'était pour défendre
la liberté de l'enseignement contre les empiétemens de l'état que
l'on avait réservé au parlement le droit de désigner quatre membres
sur sept; « mais, comme le disait M. Nothomb en ISlih, s'il y a un
danger, c'est de paraître rattacher la destinée des établissemens li-
bres aux majorités parlementaires et aux scrutins électoraux; c'est
de sembler assigner aux représentans des intérêts généraux du pays
le mandat spécial et impératif de sauvegarder un établissement ré-
puté à tort menacé. » Un second vice du jury central, c'est que, les
mêmes examinateurs étant constamment réélus, il se formait une
commission permanente qui tenait en réalité dans ses mains la di-
rection suprême de tout l'enseignement supérieur. Nous montrerons
plus loin le mal qui en résultait.
l'enseignement supérieur en BELGIQUE. 883
En 18/i/li, M. Nothomb, alors ministre de l'intérieur, proposa,
quoique appartenant au parti catholique, de conférer au gouverne-
ment le droit de nommer chaque année les membres du jury, les
chefs des universités de l'état et ceux des deux universités libres
entendus, de manière que dans chaque jury les quatre établisse-
mens fussent représentés. Le projet fut rejeté par li9 voix contre li2.
C'est seulement depuis la loi du 15 juillet 18/i9 que le jury central a
été remplacé par les jurys combinés, qui fonctionnent encore main-
tenant et qu'on voudrait introduire en France.
Voyons d'abord comment ces jurys sont formés; nous examine-
rons ensuite les résultats qu'ils ont produits. L'article hO de la loi
disait : « Le gouvernement procède à la formation des jurys char-
gés des examens et prend les mesures réglementaires que leur or-
ganisation nécessite. Il compose chaque jury d'examen de telle sorte
que les professeurs de l'enseignement dirigé par l'état et ceux de
l'enseignement privé y soient appelés en nombre égal. » Afin de
mettre la loi à exécution, il est formé en vue de chaque grade deux
jurys universitaires pour les élèves des universités, et un jury central
pour les élèves qui ont fait des études privées. Le jury central est
composé de quatre professeurs appartenant aux quatre universités, et
d'un président choisi en dehors de l'enseignement. Les jurys univer-
sitaires sont constitués de la manière suivante : chacune des deux
universités de l'état est alternativement combinée avec une des uni-
versités libres; cette année-ci Liège avec Louvain, et Gand avec
Bruxelles; l'an prochain, Liège avec Bruxelles, Gand avec Louvain.
Dans le jury de chaque grade siègent les professeurs qui ont fait
les cours sur lesquels les élèves sont interrogés. Ils appartiennent
en nombre égal à chacune des universités combinées. Chaque pro-
fesseur interroge sur la matière qu'il a enseignée, et il dispose, pour
examiner ses élèves, de deux fois plus de temps que le profes-
seur de l'établissement rival. Le président du jury est pris hors du
corps professoral; en cas de partage égal des voix, la sienne décide.
Ce que l'on a voulu, c'est d'abord établir une égalité parfaite entre
les établisseniens libres et ceux de l'état, en second lieu forcer l'é-
lève à suivre les cours, en faisant dépendre le succès de ses exa-
mens de la voix de ses maîtres, enfin organiser le contrôle récipro-
que des universités et des professeurs.
Bientôt des plaintes très vives surgirent contre le nouveau sys-
tème. A peine appliqué, on proposa de l'abandonner. Le 30 janvier
1856, M. de Decker, ministre de l'intérieur, déposa un projet de loi
qui rétablissait le jury central, en autorisant le gouvernement aie
nommer de façon que les quatre universités existantes y fussent
également représentées. Ce projet ne fut pas accueilli. Les jurys
884 REVUE DES DEUX MONDES.
combinés furent maintenus; seulement la loi du 1*'" mai 1857 vînt
décider que les élèves ne seraiqnt plus examinés sur certains cours;
il leur suffirait de produire un certificat constatant qu'ils ont suivi
ces cours avec assiduité et avec fruit.
Aura-t-on bien compris quel est actuellement le système suivi en
Belgique pour la collation des grades académiques? Il est si com-
pliqué qu'il est très difficile de le faire parfaitement saisir à ceux
qui ne l'ont pas vu fonctionner. Au fond, il repose sur deux disposi-
tions distinctes, mais également funestes dans leurs conséquences :
les jurys combinés et les cours à certificat. M. Duruy a fait au sein
du sénat français une critique très vive, mais très juste des cours à
certificat, en montrant que les branches auxquelles on avait donné
ces brevets d'infériorité étaient pour la plupart celles qui offrent le
plus de portée scientifique. Seulement il faut dire, à la justification
de ceux qui ont fait adopter les cours à certificat, qu'ils n'enten-
daient aucunement sacrifier ces branches; ils voulaient au contraire
y laisser au professeur, qui n'a pas à enseigner en vue de l'examen,
plus de latitude dans le choix et dans l'étendue de ses développe-
mens théoriques. Malheureusement, ainsi qu'on l'avait prévu, les
étudians ont conclu, comme M. Duruy au sénat, que les cours à cer-
tificat sont des cours accessoires, et généralement ils rie leur ont
accordé que leur présence obligée et non leur attention.
Quant aux jurys combinés, il n'y a, je crois, personne en Bel-
gique qui les approuve. Les étudians dans leurs congrès, les pro-
fesseurs de l'état dans les réunions académiques, les ministres même
au sein des chambres, les ont condamnés de la façon la plus nette.
Seuls peut-être certains professeurs de l'université de Louvain
s'exprimeront avec plus de réserve, parce qu'ils craindront qu'on
n'adopte un régime moins favorable à leur influence. Les jurys
combinés ont nui aux études, voilà un fait avoué par ceux-là
mêmes qui doivent être portés à se faire illusion sur ce point. Dès
1853, les présidons des jurys, réunis en commission extraordinaire,
constataient que les hautes études étaient en décadence. En 1856,
le ministre de l'intérieur, appartenant à l'opinion catholiqu-e, M. de
Decker, disait dans un rapport aux chambres : « Le système des
jurys combinés est aujourd'hui jugé. On peut soutenir, sans crainte
d'être dément-, qu'il est condamné par tous les profess 'ursqui l'ont
pratiqué depuis cinq ans. Leur témoignage confirme l'existence des
griefs signalés et qui sont inhérens au principe de l'institution. »
En 1860, un autre ministre de l'intérieur, libéral cette fois, M. Ro-
gier, disait : « A moins de supposer que tous les hommes qui pren-
nent part aux examens des élèves se trompent, il faut bien le con-
stater avec eux, le niveau des études a baissé. » Je ne citerai pas
l'enseignement supérieur en BELGIQUE. 885
ici les avis motivés des facultés et des conseils académiques, ils ne
font que corroborer l'appréciation des ministres (1).
Voici en peu de mots les inconvéniens du système actuel. Il nuit
à la dignité du corps enseignant, car la loi elle-même le met en
suspicion. Elle semble douter de sa bonne foi, puisqu'elle soumet les
professeurs de l'état à la surveillance des professeurs des institu-
tions libres et réciproquement. Les représentans de deux universités
qui ont des opinions et des intérêts difîérens étant mis en présence,
ils s'entendent ou trop bien ou trop mal. Dans le premier cas, on
aboutit, pour le choix des questions et l'appréciation des réponses,
à une indulgence telle que l'examen devient illusoire, et qu'autant
vaudrait le supprimer. Dans le second cas, il y a des luttes ar-
dentes, des débats passionnés; le professeur est amené, malgré lui,
à se faire l'avocat de ses élèves au lieu d'en être le juge. Le jury
se partage en deux camps hostiles, et c'est la voix du président
seul qui" décide, quoiqu'il ne puisse connaître suffisamment les dif-
férentes branches qui ont fait l'objet de l'examen. Pour que les uni-
versités libres subsistent, il leur faut avant tout des succès réels ou
apparens, il faut enfin que leurs élèves n'échouent pas. Les uni-
versités de l'état, dont le sort est assuré par le budget, pourraient
oublier l'intérêt d'argent et ne considérer que celui de la science;
mais à moins d'être injustes, et de l'être à leurs dépens, elles ne
peuvent se montrer plus rigoureuses que leurs rivales, et ainsi c'est
l'appréciation la plus complaisante qui l'emporte. L'indulgence d'une
moitié du jury entraîne nécessairement l'indulgence de l'autre moi-
tié. Le jury combiné tue le haut enseignement, parce qu'il lui ôte
ce qui fait sa force et sa vie, l'originalité des doctrines, la nou-
veauté des aperçus, la personnalité des opinions. Un enseignement
fait dans cet esprit préparerait l'échec de l'élève, tandis que des
lieux -communs inattaquables assureront son succès. Le profes-
seur se gardera d'exposer des idées qui pourraient donner lieu à
contestation. Il ne sortira pas des questions banales; mais celles-là,
il les exposera dans tous leurs détails, avec clarté et méthode, afin
que l'étudiant puisse répondre imperturbablement. Le travail du
maître consistera donc à préparer l'étudiant à l'examen; le travail
de l'élève à avoir des cahiers complets et à les savoir par cœur.
Dans certaines institutions, on a été jusqu'à dicter des formulaires.
Toute science est ramenée ainsi à la forme d'un catéchisme, et la
mémoire prend la place de l'étude et de la réflexion. Le professeur
est obligé chaque année de suivre le même programme et de par-
(1) Ils ont été publiés dans le rapport triennal sur la situation de renseignement su-
périeur, déposé en 1853 par le ministre de rintérieur, M. l'iercot. Ils méritent d'ôtre
consultés par les personnes qui veulent étudier la question sous toutes ses faces.
886 REVUE DES DEUX MONDES.
courir le cercle des questions habituelles. C'est le triomphe complet
de la routine et de l'uniformité.
La mission des universités est de développer l'esprit scientifique.
C'est à ce titre seulement qu'elles méritent la faveur de l'état et des
particuliers. Les hautes études ne portent de fruits dignes des sa-
crifices dont elles sont l'objet que quand elles sont poursuivies d'une
façon désintéressée, dans la pensée unique d'étendre le cercle des
connaissances humaines. Or est-ce le résultat que l'on a obtenu?
Nullement. La loi ayant tout fait aboutir aux jurys d'examen, les
élèves ne travaillent que pour obtenir les diplômes. Le meilleur pro-
fesseur à leurs yeux est nécessairement celui qui les leur fera con-
quérir avec le moins d'efforts. Dès lors l'enseignement le plus sec,
mais le plus méthodique, le plus facile à réduire en formules, sera
le type, et il faudra bien s'y conformer sous peine de paraître dans
les jurys avec un désavantage certain. Attelez deux chevaux à un
char, c'est le moins ardent qui réglera l'allure. Le système des
jurys combinés a donc pour effet d'affaiblir le goût de la science,
que les universités ont pour but d'entretenir.
Si les résultats n'ont pas été meilleurs, ce n'est pas la faute de la
liberté, c'est la faute de la réglementation. Depuis 1830, la liberté
d'enseignement n'a existé en Belgique que de nom. Les hautes
études ont été écrasées sous la plus dure des tyrannies, celle du
programme. 11 faut bien le noter, c'est pour satisfaire les institutions
libres que la liberté a été enchaînée. Qu'importe que chacun puisse
à son gré ériger une chaire ou constituer une université, si la né-
cessité de faire subir aux élèves de nombreux examens devant les
mêmes jury s^force toutes les institutions existantes à suivre la même
marche,, à prendre les mêmes méthodes, à exposer les mêmes choses
de la même manière et dans le même ordre? Ainsi je ne pourrais
enseigner le droit romain d'abord, le droit moderne ensuite, ou bien
remplacer l'explication d'auteurs anciens par la philologie compa-
rée, car je sortirais du cadre des examens, mes élèves ne seraient
pas préparés à les subir, mon institution serait déserte. De cette fa-
çon, le droit de fonder des écoles est illimité, mais l'enseignement
scientifique est complètement asservi. Et qu'on ne s'empresse pas
d'accuser l'ingérence bureaucratique de l'état. L'état n'est point
coupable, le mal est inhérent au système. Si l'on impose aux élèves
des institutions libres l'obligation de subir une série d'examens de-
vant un jury, ces institutions devront dire : Faites-nous connaître
les matières sur lesquelles porteront les interrogations dans chaque
épreuve, déterminez exactement la limite de vos exigences ; sinon
nos élèves seront livrés à l'arbitraire de vos examinateurs, et il nous
sera impossible de les préparer convenablement aux examens que
vous leur prescrivez. Ce sont les établissemens libres qui réclame-
l'enseignement supérieur en BELGIQUE. 887
ront comme une garantie le programme obligatoire. La même servi-
tude s'imposera aux établissemens ofliciels; la variété des moyens
pour atteindre le but commun, l'esprit d'innovation et de progrès,
qui sont les bons côtés de la libre concurrence, disparaîtront, et l'on
aura ainsi tous les inconvéniens du monopole sans aucun des bons
efïets de la liberté.
Je crois d'ailleurs que le système des jurys combinés serait inappli-
cable en France. On a pu l'introduire en Belgique parce que le pays
est petit, qu'il s'y trouvait exactement deux universités libres et
deux universités de l'état, et qu'on pouvait par suite les réunir deux
à deux; mais supposez un nombre plus grand et variable de facultés
répandues sur la surface de la France, et dont que-lques-unes n'au-
raient qu'une existence éphémère ou intermittente : comment leur
donner place dans la loi et déterminer d'avance leur droit d'inter-
venir dans la formation des commissions d'examen? Vouloir or-
ganiser des jurys scientifiques dans lesquels les facultés libres au-
raient exactement la même part d'influence que les facultés officielles,
c'est s'engager dans une voie sans issue, ainsi que le prouvent les
tâtonnemens, les malheureux essais , les mesures provisoires , dont
on ne sort pas depuis quarante ans en Belgique. 11 faut laisser à la
Belgique cette malencontreuse institution, qui ne tardera pas à dis-
paraître devant la réprobation universelle.
IV.
Quel système convient-il alors d'adopter pour la collation des di-
plômes? Trois systèmes principaux méritent de fixer l'attention. Le
premier consiste à ne plus exiger aucun diplôme et à proclamer la
complète liberté des professions, comme aux États-Unis. Le second
consiste à attribuer aux facultés officielles seules le droit de faire
subir les examens à tous les candidats, comme en France. Le troi-
sième consiste à laisser toutes les facultés délivrer les diplômes
comme elles l'entendent, sauf à établir un examen professionnel
final, un staats-examen, comme en Prusse, épreuve qui n'a d'autre
but que de s'assurer si le candidat a les connaissances nécessaires
pour exercer sa profession sans compromettre la vie ou la fortune
des cliens. Apprécions rapidement ces trois systèmes.
Logiquement, la liberté d'enseignement conduit à la liberté des
professions. Plus les lumières sont répandues, mieux-les particuliers
sont à même de distinguer ce qui leur est utile -de ce qui leur est
nuisible. La tutelle de l'état est une nécessité transitoire. Indispen-
sable pour les peuples mineurs, elle n'est plus qu'une gêne pour
les nations où l'instruction est générale. Je crois qu'en Europe le
diplôme est encore nécessaire pour l'exercice de la médecine et
888 REVUE DES DEUX MONDES.
de la pharmacie, et pour le notariat, qui est une fonction publique.
L'ignorance en médecine peut causer un mal irréparable ; une er-
reur tue. Le malade ne peut juger ni du médicament qu'on lui
donne ni des effets qu'il produit. Si son médecin l'a empoisonné, il
n'est plus temps d'en changer. Pour le diplôme d'avocat, les mêmes
raisons n'existent pas. Le client peut apprécier si son conseil le
comprend; qu'il aille à l'audience, il entendra si l'avocat plaide bien.
Perd-il son procès en première instance, il peut s'adiesser à un
autre pour l'appel; point de mal irréparable. D'ailleurs, même si l'on
abolit le diplôme obligatoire, les plaideurs continueront à s'adresser
aux diplômés volontaires, et ils choisiront de préférence ceux qui
ont passé leurs examens devant les universités les plus célèbres. En
Belgique, devant les tribunaux de commerce, plaidait qui voulait,
et pourtant, dans un port comme Anvers, des intérêts énormes sont
en jeu. Les plaideurs ont-ils profité de la faculté que leur laissait
la loi? Nullement; ils ont toujours employé des avocats, et les meil-
leurs. Dans aucune autre profession, la réputation acquise n'exerce
autant d'attraction. Tout le monde s'adresse aux avocats en renom,
quoiqu'ils se fassent payer cher, et que le temps leur manque pour
bien étudier tous Iv^s dossiers. Les jeunes avocats ne trouvent guère
de clientè'e; donc ceux qui n'auraient pas même ce titre seraient
tout à fait d laissés.
Aux agens de change, on confie des millions sans qu'ils donnent
de reçu; ils disposent de vingt fois plus de valeurs que les avo-
cats, et ils en disposent sans qu'aucun contrôle soit possible. Néan-
moins, en Belgique, cette prof ssion a été déclarée complètement
libre, sans nulle garantie, et personne ne réclame le rétablissement
des anciens privilèges. Dans les mines, dans les usines, sur les che-
mins de fer, l'ingénieur tient dans ses mains la vie d'un grand
nombre de personnes; cependant c'est encore une profession libre.
Ainsi donc, sauf pour la médecine, liberté des professions comme
conséquence logique de la liberté du travail, telle me paraît devoir
être la solution en ce point. Les facultés continueraient à délivrer
des diplômes après examen, l'état cesserait d'en exiger. Les avocats
se constitueraient en confréries, dont ils régleraient les conditions
d'admission et d'expulsion. Le public ne manquerait pas de s'adres-
ser à celles qui auraient su acquérir une réputation de science et
d'honnêteté. L'habitude nous cache ce qu'il y a d'absurde à voir
l'état nous fournir des avocats brevetés avec garantie du gouverne-
ment. C'est évidemment un reste de l'institution gothique des cor-
porations. Si l'état (roit devoir empêcher les citoyens de s'adresser
à un conseil ignorant, pourquoi permet-il aux jeunes gens de vingt
et un ans de manger leur fortune, quand ils en disposent avant
d'avoir acquis la sagesse nécessaire pour en faire bon usage? Bien
l'enseignement supérieur en BELGIQUE. 889
plus d'argent se perd et se perdra de la sorte que par le choix d'un
mauvais avocat.
Mais, dira-t-on, c'en sera fait de la science juridique. — Comme si
c'étaient les examens officiels qui la font fleurir ! En Angleterre, avant
qu'on eût introduit, il y a douze ans, un examen final facullatif,
les épreuves que subissait le barrister consistaient à dîner de temps
en temps au local de la corporation. Est-il un pays cependant qui
ait produit plus d'avocats éminens et faisant plus grand honneur à
la profession? L'enseignement de la physique, de la chimie, de la
géologie, de la philologie et de tant d'autres sciences n'aboutit pas
à un examen imposé par la loi. Ces branches des connaissances hu-
maines sont-elles plus délaissées que le droit? sont-elles moins ap-
profondies? y a-t-on fait moins de progrès? Les résultats sont là qui
répondent. J'avoue n'avoir jamais trouvé une raison vraiment sé-
rieuse pour continuer à exiger un brevet à l'entrée de la carrière
du barreau. En Belgique, l'opinion publique ne tardera pas à en
exiger la suppression. Déjà les deux journaux les plus importans
du pays, représentant les deux nuances du libéralisme, l' Indépen-
dance belge et l'Echo du parlement, se sont prononcés dans ce sens.
On peut s'étonner qu'un pays qui, dès 1830, a osé adopter des liber-
tés aussi périlleuses en apparence que celles de la presse, de l'en-
seignement, de l'association sans restriction aucune, ait cru devoir
prendre cette illusoire précaution des diplômes du doctorat en droit.
Comment! vous avez assez de confiance dans le bon sens des ci-
toyens pour remettre à leurs votes la direction de la chose publique,
et vous craignez de leur laisser le libre choix d'un conseil quand il
s'agit de leurs intérêts privés! Vous les supposez à la fois capables
de choisir un législateur, incapables de se choisir un avocat! Quelle
contradiction ! Dans le premier cas, un mauvais choix peut entraîner
la perte du pays; dans le second cas, il ne peut léser que celui qui
aura manqué de discernement. Il est pourtant bien évident qu'un
individu verra plus clair dans ses propres affaires que dans celles
de l'état. Ainsi la tutelle officielle est moins nécessaire dans la sphère
privée que dans celle de l'intérêt public.
Maintenant, si l'on conserve les diplômes, au moins pour les mé-
decins, reste à voir qui les délivrera. Il y a de bonnes raisons pour
réserver ce droit aux facultés de l'état. En Belgique, ce système a
été défendu avec beaucoup d'énergie par l'université de Gand (I),
et voici à peu près le résumé des argumens qu'elle invoquait. —
S'assurer si ceux qui veulent pratiquer la médecine ou le droit ont
les connaissances nécessaires pour ne pas compromettre la vie ou
(1) Rapport sur l'état de l'instruction supérieure présenté aux chambres législatives
le 19 décembre 1853 par M. Piercot, ministre de l'intérieur, p. 302.
890 REVUE DES DEUX MONDES.
la fortune de leurs cliens, c'est une mesure de garantie sociale et
de police préventive qui est exclusivement de la compétence de
l'état. Si la précaution est nécessaire, l'état seul a le droit et le
devoir de la rendre efficace. Il ne peut se décharger de ce soin sur
des établissemens particuliers, puisque c'est le résultat de l'en-
seignement de ces institutions qu'il s'agit de contrôler. L'état veut
avoir la garantie que les universités privées forment des médecins
et des avocats capables ou tout au moins non dangereux par inca-
pacité, et ce seraient ces universités elles-mêmes qui seraient char-
gées de le constater! Ce serait évidemment rendre la garantie illu-
soire, et alors autant l'abolir. La loi impose certaines précautions
aux fabriques de poudre; quelle efficacité aurait cette loi, si les fa-
bricans de poudre étaient eux-mêmes chargés d'en surveiller l'exé-
cution? Les examens sont incontestablement une mesure de haute
police : la police, le soin de la sécurité publique, est du ressort de
l'état; donc la désignation des examinateurs est une fonction exclu-
sivement gouvernementale. Quand les institutions privées réclament
au nom de la liberté le droit d'intervenir dans la formation des jurys
d'examen, elles confondent deux choses très distinctes. La liberté
existe quand tous, — individus ou associations, — peuvent ouvrir
des cours, ériger des chaires, organiser des facultés et enseigner ce
qu'ils veulent, sans nulle mesure préventive ni restrictions autres
que celles du code pénal ; mais de cette liberté ne résulte point du
tout le droit pour ces institutions privées de décider ou de contri-
buer à décider si leurs élèves sont capables d'être sans danger des
avocats ou des médecins. Si un certain contrôle est indispensable,
plus les institutions libres seront nombreuses, diverses dans leurs
méthodes et dans leur enseignement, moins on pourra leur aban-
donner la mission d'exercer ce contrôle, et plus l'état sera tenu de
se la réserver à lui-même.
Il faut avouer que ce sont là des raisons très fortes, et elles me pa-
raissent irréfutables en tant qu'elles s'appliquent à un examen final,
professionnel, qui a pour but de donner à la société les garanties
dont elle croit encore avoir besoin; mais, quand il s'agit des grades
scientifiques exigés à chaque pas que l'étudiant fait dans ses études,
les objections s'élèvent en foule. On peut dire d'abord que, si l'état
veut contrôler la marche des hautes études scientifiques, il sort de
son domaine, ensuite que c'est établir la suprématie d'une doctrine
officielle, car les opinions et les livres des examinateurs seront né-
cessairement suivis par le plus grand nombre des éludians. La do-
mination absolue du programme est rétablie. Les institutions libres
devront se conformer au moule officiel , sinon leurs élèves échoue-
ront aux examens. Impossible d'intervertir l'ordre des matières ou
d'en approfondir une, sauf à en traiter une autre comme secondaire.
l'enseignement supérieur en BELGIQUE. 891
Le joug de l'uniformité pèse à nouveau sur tout le monde. La spon-
tanéité, l'esprit de progrès et d'innovation, sont frappes de mort.
Le jury officiel en matière scientifique est la négation de la liberté.
Malgré le plus ^sincère désir de se montrer impartial, ce jury pourra-
t-il mettre dans la même balance les doctrines qu'il croit fausses,
dangereuses, perverses, et d'autres doctrines qu'il croit vraies, salu-
taires et nécessaires? De Bonald et de Maistre seraient-ils bons juges
du mérite d'un disciple d'Hegel ou de Kant? Ils ne l'auraient pro-
bablement pas compris, et ni Fichte ni Schelling n'auraient obtenu
leur diplôme.
Un des membres les plus distingués du parti catholique en Bel-
gique, M. Dechamps, a caractérisé d'une façon si exacte le rôle et
l'influence des jurys scientifiques, que nous croyons pouvoir repro-
duire ici ses paroles. « Le jury d'examen, disait-il, n'est pas un
jury spécial et professionnel comme la commission centrale de Ber-
lin, c'est un conseil supérieur des hautes études où l'enseignement
tout entier vient se centraliser. Le jury, en interrogeant sur tout,
enseigne tout. C'est le programme vivant imposé aux universités de
l'état, aux universités libres et aux études privées. Les professeurs
des universités doivent enseigner d'après les idées, d'après les mé-
thodes que les membres du jury ont adoptées; les professeurs ne
sont plus que les répétiteurs des membres du jury. L'élève n'a plus
les yeux fixés sur le professeur, mais sur l'examinateur. Les pro-
fesseurs, ne participant point à l'examen, perdent toute autorité,
toute influence sur leurs élèves; cette autorité, cette influence, sont
dévolues aux membres du jury. Le jury, placé ainsi au faîte de l'en-
seignement, est une puissance véritable; c'est le gouvernement de
l'enseignement supérieur en Belgique. » On ne saurait mieux mon-
trer la grandeur et le vice de l'institution. Il n'y a rien à ajouter; il
suffit de demander si la science doit être gouvernée, si l'enseigne-
ment, soumis à la discrétion de ce tribunal suprême, dont les sen-
tences sont sans appel, est vraiment libre.
Ce qui précède nous conduit forcément à préconiser le troisième
système. Dans ce système, les facultés officielles et les institutions
libres délivreraient les diplômes scientifiques, et un jury nommé
par le gouvernement le brevet de capacité exigé pour pratiquer le
droit ou la médecine. Chacun rentrerait dans son rôle; les universités
s'occuperaient de science, l'état de la police médicale ou judiciaire.
Les professeurs des facultés examineraient les élèves pour s'assurer
s'ils ont suivi leurs leçons avec fruit, s'ils ont compris les principes.
Le jury officiel ne les examinerait que pour se convaincre qu'ils
peuvent sans péril, les uns plaider, les autres soigner les malades.
Un seul examen final et pratique, c'est tout ce que l'état est en droit
d'imposer sous un régime de liberté véritable. Ce système est en
892 REVUE DES DEUX MONDES.
vigueur en Prusse. En Angleterre, outre les dîners à payer, le can-
didat doit, ou suivre des cours pendant trois ans, ou subir un exa-
men final devant la corporation. En Belgique, le conseil académique
de l'université de Gand avait dès 1836 demandé que l'examen né-
cessaire pour l'exercice d'une profession fût seul subi devant un
jury, et que les grades académiques fussent accordés par toutes les
universités, sans qu'il en résultât aucun effet civil. « S'il est essen-
tiel à la société, disait le rapport, que nul ne puisse pratiquer la
médecine et la jurisprudence sans avoir fait ses preuves devant un
jury commun, il n'existe pas de motifs pour que des examens préa-
lables, qui par eux seuls ne confèrent aucun droit dans la société,
soient soumis à la même condition, surtout lorsque cette condition
paraît nuire tant à la valeur réelle de ces examens qu'à la direction
et au succès des études. » L'université de Liège s'est prononcée en
faveur de ce système chaque fois que le gouvernement a cru devoir
la consultar, et plusieurs de ses professeurs l'ont exposé et défendu
dans des écrits où la qusstion est envisagée sous toutes ses faces (1).
Parmi les hommes de quelque autorité qui partagent cette opinion,
on peut citer le ministre actuel des finances, M. Frère-Orban. En
France, c'est exactement le même système que réclame le clergé.
La pétition récemment adressée à la haute commission d'enquête
par les ecclésiastiques du nord-est demande que « les facultés libres
aient le droit de conférer les mêmes grades, donnant les mêmes pri-
vilèges que les diplômes conférés par les facultés de l'état. L'état,
pour assurer son contrôle, pourrait établir à l'entrée des carrières
publiques des examens professionnels, soit locaux, soit généraux,
également obligatoires pour les gradués des facultés officielles et
pour ceux des facultés libres. » L'organisation des jurys recomman-
dée par M. Albert Duruy ressemble beaucoup à celle qu'ont préco-
nisée les universités de l'état belge et le clergé français, sauf que
M. Duruy l'applique à tous les examens. Le législateur, en l'adop-
tant, aurait c 'tte rare bonne fortune de satisfaire à la fois les dif-
férons partis. D'où provient cet accord exceptionnel? De ce que la
liberté répond aux vœux de tous, chacun espérant, par ses efforts,
l'emporter sur ses concurrens.
Les avantages de ce système sont nombreux et grands. C'est le
seul qui soit conforme au principe de la liberté de l'enseignement,
le seul qui rende ce principe fécond. De cette façon, chaque faculté,
ofTicielle ou libre, organise son enseignement comme elle l'entend,
(1) On pourra consulter, entre autres, les publications suivantes: Réforme de l'ensei-
gnement supérieur, par M. Trasenstcr, de la facult(5 des sciences, — la Liberté de l'ensei-
gnement et la science, par M. Spring, de la faculté de médecine, et l'Introduction au
remarquable ouvrage que M. Alphonse Le Roy, de la faculté des lettres, vient de con-
sacrer à l'histoire de l'université de Liège.
l'enseignement supérieur en BELGIQUE. 893
adopte le programme, les méthodes, les idées qui lui paraissent les
meilleures, et ensuite le public juge l'arbre d'après ses fruits. Il y
a réellement concurrence, comme dans les autres branches de l'ac-
tivité humaine. Tant pis pour ceux qui enseignent mal. Leurs élèves
échoueront devant le jury professionnel ou dans leur carrière, et dès
lors ils verront leurs institutions désertées languir et succomber. Les
professeurs et les étudians, n'ayant plus à s'occuper de ces exa-
mens multipliés à passer chaque année devant le jury, pourront
s'adonner librement aux véritables études scientifiques. Dans les
facultés, le professeur interrogera ses élèves, parce que pour les
études théoriques ce sont là les seuls interrogatoires sérieux; il ces-
sera d'être un « préparateur d'examen » et le répétiteur des exa-
minateurs officiels. Les leçons deviendront l'objet principal, les
examens la chose secondaire; ce n'est qu'à cette condition que le
haut enseignement remplit sa mission. La liberté des doctrines sera
complète en toute matière; chaque université exposera les s'ennes.
Pour délivrer le brevet professionnel, le jury final ne s'inquiétera
que de l'aptitude pratique, non des méthodes ou des théories qui
ont permis de l'acquérir. Une vie nouvelle pénéti-era l'instruction
supérieure. Aujourd'hui l'étudiant en général ne pense qu'à une
chose : entasser dans sa tête le plus vite possible tous les faits, tous
les détails qu'on peut lui demander. Il n'exerce guère que ses doigts
quand il prend des notes, et sa mémoire quand il s'efforce de les
apprendre par cœur. Sans contredit, cela développe moins l'intelli-
gence que ne le fait l'instruction primaire ou secondaire. L'ensei-
gnement affranchi redeviendra vivant, et les élèves, délivrés du cau-
chemar de l'examen officiel de chaque année, pourront s'initier à la
science sous la conduite des maîtres qu'ils croiront les meilleurs.
Mais, dira-t-on, cette liberté absolue, proclamée à une époque où
la poursuite des plaisirs frivoles entraîne les uns, et la poursuite des
biens matériels les autres, n'aura-t-elle pas pour elfet d'abaisser le
niveau des études universitaires? Il ne suffit pas à un pays d'avoir
des médecins et des avocats qui ne tuent ou ne ruinent pis habi-
tuellement leurs cliens; il faut des hommes d'une instruction supé-
rieure, qui fassent faire des progrès à la jurisprudence et à l'art de
guérir. — Sans doute; mais qui les formera le mieux, les universités
dirigées librement par leur conseil académique et stimulées par la
concurrence, ou les facultés réglementées, soumises à la loi étroite
d'un programme uniforme et entravées par les exigences sans cesse
renouvelées des examens officiels? L'expérience a prononcé sur ce
point. C'est en Allemagne, où le système de l'examen professionnel
{staats- examen) est appliqué, que les universités ont le plus contri-
bué au progrès de la science, et ont le plus répandu le goût des
fortes études. En Belgique comme en France, la profession d'ingé-
894 REVUE DES DEUX MONDES.
nieur est libre, on peut la pratiquer sans produire un brevet de ca-
pacité; mais il existe des écoles spéciales, annexées aux universités
de l'état, qui forment des ingénieurs, et qui, après examen, déli-
vrent des diplômes. Or ces cours spéciaux sont plus fréquentés, ces
diplômes plus recherchés par les étrangers que ceux des autres fa-
cultés. Ne peut-on pas en conclure qu'il en sera de même pour les
cours de droit et de médecine? D'ailleurs le jury professionnel aura
évidemment égard à la valeur des diplômes qu'on produira devant
lui. Les cours de l'enseignement libre seront, dit-on, insuffisans.
Qu'importe, si ceux des facultés de l'état sont bons? Ceux-ci seront
d'autant plus suivis, et ce seront eux qui empêcheront le niveau des
études supérieures de déchoir. Si les institutions privées donnent trop
facilement leurs diplômes, elles auront bientôt lieu de s'en repentir.
Ces diplômes, et pour le public et pour le jury professionnel, n'éta-
blissant pas une présomption de capacité, seront comme non avenus.
Ils n'auront aucune valeur, dès lors on ne les recherchera pas. Pour-
quoi voit-on en Belgique des Russes, des Polonais, des Espagnols, des
Brésiliens, des Roumains, se disputer les diplômes que délivrent les
écoles des mines et du génie civil? Parce que ces diplômes, n'étant
délivrés qu'après des épreuves sérieuses, constituent pour ceux qui
en sont porteurs un titre sérieux à la confiance de leurs concitoyens
ou de leurs gouvernemens respectifs. En Allemagne, les universités
qui se sont montrées trop indulgentes se sont perdues de réputation.
Elles n'attiraient que les incapables, et par suite leurs diplômes
étaient devenus comme un brevet d'infériorité. Au lieu d'une bonne,
c'était une mauvaise note. Qui donc ferait des efforts pour en ob-
tenir une semblable? Dans la sphère de l'enseignement comme dans
toutes les autres, organisez une responsabilité sérieuse et ne crai-
gnez rien de la liberté; elle n'aura que de bons effets, pourvu qu'elle
soit complète.
V.
Si l'on adopte le système de l'examen professionnel, restera une
question délicate à résoudre : comment former le jury à qui sera dé-
volue l'importante et délicate mission d'ouvrir aux candidats l'en-
trée des professions privilégiées? On ne peut le composer seule-
ment de professeurs des facultés officielles, car l'enseignement libre
pourrait prétendre qu'il est sacrifié. D'ailleurs il n'y faut pas que des
professeurs. Puisqu'il s'agit d'apprécier l'aptitude pratique, des ma-
gistrats, des médecins pratiquans seraient de très bons juges. On
pourrait former une liste assez nombreuse d'hommes compétens dé-
signés par les facultés libres, par les facultés officielles, par les
corps scientifiques et par la magistrature, les uns pour l'examen de
l'enseignement supérieur en BELGIQUE. 895
médecine, les autres pour l'examen de droit. Le sort désignerait
chaque année les membres du jury de telle façon que la moitié
seulement appartiendrait à l'enseignement. Il faudrait ainsi deux
tirages au sort, l'un parmi les professeurs, l'autre parmi les per-
sonnes étrangères à l'enseignement. Celles-ci devraient fournir un
membre de plus, afin de former une majorité en cas de partage
égal des voix. Le tirage au sort ou un autre mode de roulement se-
rait indispensable pour éviter que le jury fût toujours composé des
mêmes examinateurs. M. Albert Duruy propose de créer « la fonction
d'examinateur, qui deviendrait la récompense des services rendus
aux sciences par des hommes étrangers aux rivalités qui pourraient
se produire entre l'enseignement libre et l'enseignement officiel.
Ainsi composés, dit-il, les jurys échapperaient à tout reproche de
partialité aussi bien que par leur composition ils contribueraient à
maintenir le niveau des études. »
Outre que ce serait créer une nouvelle catégorie de fonctionnaires
quand au contraire il en faudrait réduire le nombre, l'expérience a
montré en Belgique les inconvéniens qui résulteraient d'un sem-
blable système. Le jury central, de 1835 à 18A9, était composé des
mêmes membres constamment réélus par les chambres. Il en résul-
tait que les opinions de ces examinateurs s'imposaient à l'enseigne-
ment tout entier. Ils devenaient la norme vivante, l'autorité su-
prême, la science incarnée. Avaient -ils fait un cours, publié des
livres, tous les candidats ne suivaient que les méthodes et les idées
qui y étaient contenues. Dans ce système, la liberté ne peut plus
produire la diversité, car l'uniformité s'impose de fait. Tout exa-
minateur a ses questions favorites, sa manière d'interroger. Elles
seront bientôt connues, et les étudians auront soin de diriger leurs
études en conséquence : on étudiera l'examinateur, non la science.
Il se formera un recueil des questions habituellement posées, et l'on
ne verra que celles-là. Voici ce que disait à ce sujet dès 18A2 la
faculté des sciences de Liège : a La permanence du jury est con-
traire au progrès de la science, en ce qu'elle établit un véritable
monopole pour les opinions scientifiques des membres du jury. Les
professeurs sont obligés, dans l'intérêt de leurs élèves, de diri-
ger leur enseignement d'après les idées qui dominent dans le jury,
même lorsqu'ils ne les adoptent pas eux-mêmes. Un jury perma-
nent, au lieu de stimuler l'activité scientifique et de maintenir une
féconde émulation, donne une prééminence absolue à certains sys-
tèmes peut-être surannés ou abandonnés. 11 n'existe pas d'idées ou
de méthodes privilégiées dans la science; il n'en faut donc pas im-
poser à l'enseignement. D'ailleurs la stagnation dans le mouvement
scientifique, produite par le monopole accordé h certaines opinions,
compromet l'avenir intellectuel du pays, car ce sont non pas les aca-
896 . REVUE DES DEUX MONDES.
démies, mais les universités qui transmettent la science aux géné-
rations à venir. » Ajoutez à ces considérations que la science se
transforme et progresse chaque jour. Il est donc nécessaire que la
composition du jury puisse se modifier aussi, afin de donner place
aux idécis nouvelles, chose impossible avec un jury permanent. Ce
qui n'a peut-être pas de trop graves inconvéniens quand il s'agit
des sciences exactes en offrirait de très fâcheux pour le droit et la
médecine. Dans l'enseignement supérieur comme dans l'état, il faut
que les institutions et les hommes puissent se renouveler suivant
le progrès des idées et le changement des situations.
Je résumerai maintenant les conclusions que l'on peut tirer des
faits observés en Belgique. La liberté complète de l'enseignement
n'a produit aucun des maux que l'on redoutait; nul ne regrette la
suppression absolue de toute mesure préventive. Les seuls établis-
semens qui ont pu s'établir et subsister sont ceux qui répondaient
aux besoins et aux idées des deux grands partis politiques qui se di-
visaient le pays; mais d'autre part la liberté n'a pas produit les heu-
reux résultats qu'on en espérait, parce que des examens multipliés
devant des jurys combinés ont imposé l'uniformité des méthodes et
des études, affaibli la spontanéité scientifique chez les professeurs,
imposé de purs exercices de mémoire aux étudians, et en somme
fait triompher le lieu-commun et la routine. Si l'on accorde aux
institutions privées un droit de représentation égal à celui des
facultés officielles, on s'engage dans une série de difficultés sans
issue. Le principe ayant été admis en Belgique, depuis près de
quarante ans, on n'est point parvenu à sortir du provisoire, et ni
ministères ni commissions, malgré d'incessans travaux, ne sont ar-
rivés à proposer un système satisfaisant. La seule solution que tous
les partis pourraient accepter, et qui rendrait à la science son libre
essor, consisterait à permettre à toutes les facultés de délivrer des
diplômes scientifiques, en réservant à l'état le droit de s'assurer,
par un examen professionnel, si les gradués peuvent pratiquer sans
inconvéniens. Ce contrôle ne paraît indispensable que pour les no-
taires, les pharmaciens et les médecins. Pour les avocats, il pour-
rait être supprima, la corporation adoptant d'ailleurs telles mesures
d'ordre et ûà garantie qu'elle jugerait utiles.
En Belgique, c'est l'église qui a su le mieux profiter de la liberté de
l'enseigneme.it supérieur. Disposant de la confiance des mères d^ fa-
mille et des contribuions plus ou moins volontaires des fidèles, les
évêquîs ont organisé une université catholique très puissante, en
tout soumise aux ordres de Rome. Il en sera de même en France.
Si ce n'est pas une raison pour reculer devant la liberté, c'en est
une pour bien organiser l'enseignement de l'état. Si l'on ne veut
pas que la majorité des jeunes gens soit formée sous l'influence des
l'enseignement supérieur en BELGIQUE. 897
idées iiltramontaines, il faut à tout piix constituer des universités
publiques, pour lesquelles on fasse au moins ce que font pour les
leurs les plus petits états de l'Allemagne. Il est probable qu'en
France l'organisation de l'instruction supérieure devra être nota-
blement fortifiée (1). A Paris, l'état pourra facilement soutenir la
lutte; mais supposez qu'en province, à Lyon, à Bordeaux, à Lille, il
s'établisse des universités catholiques soutenues par les municipa-
lités, à qui elles apporteraient des avantages matériels non moins
qu'intellectuels, appuyées par la propagande active de tout le clergé
et organisées d'une façon complète en corporation enseignante,
comme celle de Louvain, est-il probable que les facultés officielles,
isolées et peu encouragées comme elles le sont maintenant, puissent
résister à la concurrence qui leur sera faite, à la guerre qui leur sera
déclarée? L'énorme terrain que le clergé a gagné en moins de vingt
ans dans le domaine de l'instruction primaire et moyenne donne la
mesure des conquêtes qu'il fera dans celui de l'instruction supé-
rieure. Ce n'est certes pas le parti opposé aux idées ultramontaines
qui pourra lutter, sauf encore à Paris. Il est trop divisé en nuances
diverses, trop peu habitué à la discipline et à des efforts persévé-
rans, pour résister à un adversaire qui tient le cœur des mères, et
qui pratique la vertu militaire de l'obéissance passive. L'état seul
sera de force à faire équilibre à l'épiscopat. Il faudra que le gou-
vernement ne recule point devant les sacrifices et les réformes in-
dispensables. Sinon, partout en province, le clergé parviendra,
après un certain temps, à s'assurer un véritable monopole.
(1) Dans un livre récent et des plus instructifs, M. Hillcbrand a parfaitement montré
le déplorable contraste que présente l'enseignement supérieur de la France comparé à
celui de l'Allemagne. Citons seulement un détail financier. Tandis qu'une université
allemande coûte eu moyenne un demi-million par an, la France seule, parmi les état»
civilisés, s'est fait un revenu des frais d'inscription que paient les étudians.^En 1863,
les neuf facultés de droit ont rapporté 1 million 200,000 francs, elles n'en ont coûté
que 870,000. En Belgique, les deux universités de l'état coûtent environ 900,000 francs
par an, ce qui équivaut au prix d'entretien des universités allemandes, et elles ne rap-
portent rien, attendu que les inscriptions sont abandonnées aux professeurs. Chaque
université compte ordinairement trente-huit professeurs; leur traitement fixe va de 5,000
à 10,000 francs,, et ils le conservent intégralement quand ils obtiennent « l'éméritat. »
Les inscriptions ont produit en 1867 à Gand 47,108 fr., à Liège 79,715 fr. L'inscription
générale aux cours est de 200 ou de 250 francs. Le produit des inscriptions se partage dans
chaque faculté d'après le nombre d'heures que chaque cours comporte. En y ajoutant
le produit des examens, quelques professeurs arrivent à un revenu total de 15,00J fr.
On serait mal venu en Europe à montrer de la parcimonie pour l'enseignement supérieur
quand on voit les sacrifices que s'imposent pour cet objet des sociétés naissantes. Otag»
dans la Nouvelle-Zélande, une ville dont les maisons sont encore construites en bois,
vient d'ériger une chaire de littérature ancienne et une autre de littérature moderne
avec des traitemens de 600 liv. sterl., non compris le produit des inscriptions. Le vice-
roi d'Egypte a créé une chaire d'antiquités égyptiennes avec un traitement de 35,000 fr,
TOME LXXXTI. — 18'i0. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
Des trois demandes formulées en France par les autorités ecclé-
siastiques, notamment dans les pétitions adressées à la commission
par le clergé du nord-est, les deux premières ne peuvent être re-
poussées sans porter atteinte à la liberté et sans nuire aux progrès de
la science. Il faut premièrement accorder à tous sans restriction le
droit d'enseigner; les mesures préventives sont toujours éludées et
ne sont point nécessaires. Secondement, pour que la concurrence
puisse introduire la variété et le progrès dans les méthodes et dans
les principes de l'enseignement supérieur, il est nécessaire de per-
mettre aux facultés libres de délivrer des diplômes scientifiques,
sauf à imposer un examen professionnel avant d'ouvrir aux gradués
l'entrée de certaines fonctions spéciales; mais il faut rejeter inexo-
rablement le troisième point, la personnification civile réclamée en
faveur des universités privées. Si la liberté est de droit commun
pour tous, la faculté de fonder une personne civile, capable d'ac-
quérir par voie d'achat, de legs et de donation, est au contraire
une exception au droit commun, un privilège, et le pouvoir législatif
peut l'accorder, s'il le juge utile à la nation, le refuser s'il le juge
dangereux. Or ici le danger est réel et grand. Les corporations ec-
clésiastiques seraient douées d'une puissance d'acquisition dont il
est impossible de prévoir les limites. Par la confession, plus encore
par l'influence exercée sur les fidèles aux approches de la mort,
le clergé peut obtenir des donations et des legs chaque jour et de
tous, des pauvres non moins que des riches. Dans tous les pays, les
souverains, même les plus pieux, n'ont cessé de promulguer édits
sur édits pour arrêter l'accroissement continuel des biens de ce que
l'on appelait les gens de mainmorte. Accordez la personnification
civile, supprimez ces entraves, et avant un siècle l'église sera dix
fois plus riche et plus forte qu'avant la grande révolution, car elle
s'est donné un grand but à atteindre, la conquête du monde au profit
des idées romaines, et elle est bien mieux organisée pour la lutte
qu'autrefois. En Belgique, presque chaque commune a son couvent-
école (1). Que cette école puisse acquérir, et bientôt elle sera pro-
priétaire de tout, car elle recevra sans cesse et ne vendra ni ne par-
tagera jamais. La terre n'en serait peut-être pas plus mal cultivée,
car les corporations sauraient la louer aussi bien que les propriétaires
actuels; mais le mal fait à la société serait incalculable. Que devien-
(1) On estime qu'il en existe près de 1,500. L'augmentation du nomlire d^s couvens
est en voie d'alarmer tous les états, même l'Angleterre, Le parlement, sur la proposition
de M. Newdegate, vient d'ordonner ujie enquête à ce sujet. D'après le Times, eu 1830
il n'y avait en Angleterre que 11 oouvens; on y compte aujourd'hui 69 monastères et
223 couvens de femmes. En Prusse il existe maintenant 14 couvens de jésuites et 833 au-
tres couvens peuplés de 7,000 religieux des deux sexes. En France en 18G4, les congré-
gations d'hommes comptaient 17,800 membres et celles de femmes 90,350. A Paris, l«s
écoles primaires laïques ont 32,996 élèves, les écoles congréganistes 38,890.
L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR EN BELGIQUE. 899
drait un pays possédé par une église soumise au pouvoir absolu d'un
chef infaillible qui transforme en dogme la condamnation de toutes
les libertés? La France ne peut donc, comme l'Amérique, accorder
la personnification aux sociétés d'enseignement sous peine de deve-
nir un état bien plus théocratique encore que ne l'était l'Espagne
sous Philippe II. Voilà ce qu'il faut dire nettement et bien faire com-
prendre à tous. Au reste les universités libres se soutiennent et pro-
spèrent en Belgique sans jouir de ce privilège. Il en serait de même
en France; ainsi nulle difficulté en ce point, elle ne s'élèvera qu'au
moment où on essaiera de séparer radicalement l'église de l'état.
En résumé, si l'on veut loyalement, sincèrement la liberté de
l'enseignement, la loi ne devrait contenir que deux articles. Le pre-
mier proclamerait la liberté sans restriction d'aucune sorte, sauf
répression des délits prévus par le code pénal. Le second imposerait
à ceux qui voudraient exercer certaines professions l'obligation de
subir un examen de nature à prouver qu'ils peuvent le faire sans
danger pour leurs cliens. Du silence de la loi résulterait que la per-
sonnification des facultés est écartée, mais qu'elles pourraient con-
férer tous les grades scientifiques auxquels aucun privilège légal ne
serait attaché. D'un autre côté, l'état devrait réorganiser complète-
ment et fortifier singulièrement tout l'enseignement supérieur offi-
ciel. Il faudrait remplacer l'université par des universités, c'est-
à-dire, au lieu de ce vaste mécanisme administratif, — création
artificielle d'un homme de guerre, — ressusciter et doter généreuse-
ment ces républiques scientifiques, organismes vivans et autonomes,
que le besoin de s'instruire avait fait naître en France comme dans
toute l'Europe, et qui, conservées, agrandies, réformées au-delà du
Rhin, y produisent de si merveilleux fruits. La concurrence forcera
l'état à entrer dans cette voie. Des universités catholiques s'établi-
ront, elles auront beaucoup d'argent et beaucoup d'élèves; elles
rétribueront leurs professeurs bien mieux que l'état. La réunion des
diftérentes branches de l'enseignement formera un centre scienti-
fique où élèves et professeurs vivront dans une atmosphère intel-
lectuelle qui fera profiter chacun des lumières de tous, et elles ne
tarderont pas à écraser complètement les facultés isolées. Si l'état
comprend et sait remplir le devoir que cette concurrence lui im-
pose, la liberté rendra la vie au haut enseignement et lui fera pro-
duire les plus heureux résultats pour le progrès des sciences; mais,
si l'état maintient le système actuel, l'épiscopat saura conquérir un
monopole de fait, et, comme il n'est point probable que la France se
laisse ramener au moyen âge sans résister, la liberté n'aura fait que
multiplier les semences de discorde et de guerre civile.
Emile de Lavelete.
M^^ DE STEIN
ET GOETHE
I.
Le voyage en Italie est dans l'histoire de Goethe une des périodes
qui marquent le plus; cette ardente aspiration d'enfance exprimée
dans ses premiers vers, ce rêve continu de l'homme et de l'artiste
n'a dû peut-être son accomplissement qu'à tel de ces romanesques
épisodes qu'il vivait, ou plutôt qu'il se guindait à vivre, afin de
mieux les raconter ensuite. Personne moins que Goethe ne sut ja-
mais prendre librement un parti; il n'arrivait à son propre desi-
deratum que par un effort extraordinaire sur lui-même. A mesure
qu'il avance dans la vie, cette action des hommes et des circon-
stances ne fait que le dominer davantage. A Weimar, les emplois
publics, les charges de cour, l'amitié du prince, ne le laissent plus
respirer; les complications enguirlandent ses heures, il va de succès
en succès, plane aux plus hautes sphères; son influence s'étend
partout. Sa fortune lui permettrait déjà de s'appartenir à lui-même,
de s'échapper au pays où sa vocation l'appelle; pourquoi ne le fait-il
pas? pourquoi reste-t-il? L'amour d'une grande dame, souveraine-
ment belle et intelligente, le retient, le captive. Attendons que les
conflits éclatent, que les libres engagemens soient devenus des
chaînes, que le grand-duc ait découragé ses vrais amis en renon-
çant aux principes de gouvernement reconnus d'abord par lui comme
lys seuls praticables. — Goethe ne demandait qu'à fuir, qu'à s'en
aller. L'Italie, inondée de soleil, l'attirait plus que jamais, comme
une île d'enchantement et de salut. Lorsqu'on l'automne de 1786, se
trouvant à Carlsbad avec Charles-Auguste, il décampa tout à coup,
et par la Bavière et le Tyrol gagna Venise sans avoir averti personne,
sa nature depuis longtemps le poussait hors de Weimar; mais, selon
MADAME DE STELN. 901
toute apparence, il n'en fût point sorti par sa volonté simple, si
d'insupportables troubles de cœur n'eussent en quelque sorte fait
une extravagance de la plus sage des résolutions. Abordons l'ai-
mable objet de cette flamme délirante.
Charlotte-Ernestine-Albertine de Schardt, mariée au baron Fré-
déric de Stein, écuyer du grand-duc de Weimar, était née en 17/12.
Elle avait donc sept ans de plus que Goethe, lequel en comptait
trente-trois lorsqu'il fit sa connaissance à Weimar, après avoir de
loin déjà fort admiré sa personne, comme on peut le voir par une
lettre du docteur Zimmermann. « A Strasbourg, entre cent autres
silhouettes, j'ai montré la vôtre, madame; jamais, à mon avis, on
n'a jugé d'une tête avec plus de génie, jamais on n'a parlé de vous
avec plus de vérité. Il viendra sûrement vous faire visite à Weimar.
Rappelez-vous alors que tout ce que je lui ai dit de vous à Stras-
bourg lui a fait perdre le sommeil pendant trois jours ! » Goethe,
en admiration devant le portrait, avait écrit au bas : (( Ce serait un
beau spectacle de voir comment se réfléchit le monde dans une telle
âme; si j'en juge par la douceur de la physionomie, elle voit le monde
comme il est, mais par le médium de l'amour. » Bientôt ce fut au
tour de M'"^ de Stein de s'informer de Goethe, et le bon docteur de
répondre à la curieuse dame : « Yous voulez que je vous parle de
Goethe, vous désirez le voir? mais, pauvre âme, vous n'y pensez pas;
vous désirez le voir, et vous ne savez pas à quel point cet homme
aimable et charmant pourrait vous devenir dangereux. »
Dès son arrivée à Weimar, Goethe fréquenta la maison de M'"* de
Stein. Ces deux intelligences semblaient faites l'une pour l'autre.
D'abord le goût des arts et des sciences les rapprocha, puis à cette
première sympathie de plus doux rapports succédèrent, si bien
que Goethe en vint finalement à ne plus voir les choses que « par
le médium de l'amour. » C'est du moins ce qu'il donne à entendre
à la comtesse Stolberg dans une lettre de cette époque (17 mai 1776) :
(( Après dîner, je suis allé voir la comtesse de Stein, un ange de
femme à qui je dois bien de l'apaisement et de pures félicités. »
Goethe était ainsi fait que chez lui une préoccupation amoureuse
chassait l'autre. Son cœur presque aussitôt se partageait, et, quand
il aim.ait passionnément deux femmes , il lui en fallait trouver une
troisième avec qui tenir registre de ses sensations. Il avait encore
à son^côté cette adorable Frédérique Brion, qu'une autre recommen-
çait à l'intéresser, et que Frédérique Oeser recevait à ce sujet ses
confidences. De même aujourd'hui la comtesse Auguste Stolberg
l'écoutait raconter comme quoi dans son cœur M'"" de Stein avait
pris la place de Lilli. « Que voulez-vous? c'était comme semé d'a-
vance en moi, et sans que j'y aie songé, c'était poussé ! »
902 REVUE DES DEUX MONDES.
Une femme portée aux idéalités doit nécessairement être incom-
prise de son mari. C'est la loi depuis le commencement du monde,
et M. le baron de Stein, froid, gourmé, homme et gentilhomme de
cour et d'étiquette, n'était pas pour faire mentir cette loi. M'"*^ de
Stein, loin de trouver le bonheur dans le mariage, n'y avait appris
qu'à douter d'elle-même, et c'est contre ce doute profond, mélan-
colique, inexprimable, que Goethe eut à réagir tout d'abord. La
manière dont il s'y prit doit être la bonne, si j'en crois une lettre
fort rassurante écrite presqu'au début de cette relation. oLe monde
recommence à me plaire; je m'en étais séparée, vous me réconci-
liez avec lui ; il y a un an à peine, je voulais mourir, maintenant,
grâce à vous, je veux vivre. »
Bientôt l'attachement fut dans son plein (novembre 1776), et le
règne de la grande dame, type d'Iphigénie et de la princesse Éléo-
nore dans Torqiiato Tasso, s'établit pour ne plus finir. A quatre-
vingts ans, le sentiment vivait encore, accru en quelque sorte par la
perte même de celles que la mort lui prenait : mère, sœur, amante.
« C'était un lien entre elle et moi pareil à ceux que forme la nature (1) . »
Ce noble et sévère attachement où la passion e^it pourtant son heure
ne fut pas toujours exempt de troubles ; il en coûtait, il en cuisait
à Goethe de sentir aux bras d'un autre, à qui elle appartenait, cette
belle et intelligente personne qu'il adorait, et pour laquelle, tout
en platonisant, il brûlait de plus de feux qu'Achille n'en alluma.
« Pourquoi chercher à nous abuser? Nous ne nous sommes rien, non,
rien l'un à l'autre, et nous nous sommes trop ! » Et autre part (1781) :
« Mon âme est désormais inséparable de la tienne; quel vœu, quel
sacrement imaginer pour légitimer cette union indissoluble? Les
Juifs ont des liens dont ils s'enlacent dans leurs prières. Ainsi lors-
que ta pensée rae possède, je serre autour de mon bras quelque ru-
ban dérobé à tes cheveux, à ta ceinture, et je t'invoque, ô dame de
sagesse, de modération et de patience, mais sans pouvoir participer
à ces vertus dont tu gardes le secret pour toi seule. Oh! par pitié,
je t'en supplie à genoux, complète ton ouvrage et fais que je sois
heureux ! »
Le vœu fut-il entendu, exaucé? Les mémoires du temps disent
que non, et aussi les correspondances; mais ce billet qu'on va lire,
que de choses ne trahit-il pas ! a Cette nuit, enivré, éperdu, je fus au
moment de jeter à la mer mon anneau de Poîycrate, car je songeais,
dans le silence et l'ombre, à mes félicités. Je calculais, j'addition-
nais; que de trésors, de délices, quelle somme! » Et voyez la coïn-
cidence : tandis que l'amant se livrait à cette arithmétique enthou-
(1) Voyez les lettres h Lavatcr, 1774-1783.
MADAME DE STEIN. 903
siaste, l'allière baronne traçait de son côté quelques lignes de nature
apparemment assez inflammable, puisque Goethe, après les avoir
lues et dévorées, n'eut rien de plus pressé que de les présenter à
la bougie, afin de les soustraire à tout regard profane et d'en con-
server les cendres comme un religieux souvenir.
Soyons discret, car si l'alcôve s'entr'ouvrit, elle se referma sou-
dain, et ce quart d'heure mystérieux, ineflable, nul en dehors des
deux amans ne l'entendit sonner. Ajoutons que dans une liaison
dont la réserve et le parfait respect des bienséances sociales avaient
dèsj'origine marqué le caractère platonique, ces délices d'un mo-
ment ne pouvaient être chez la femme qu'un oubli suivi d'immédiats
regrets et d'un mouvement de retraite qui, en décourageant l'amant
passionnément récidiviste, éloigna pour un temps du moins l'ado-
rateur servant. « C'est la vérité, désormais mes sens t'appartiennent
à ce point que rien en moi ne pénètre sans te payer des droits. 11
semble que dans mes yeux, dans mes oreilles, ta chère main ait
posté de mignons esprits qui de tout ce que j'entends et vois récla-
ment pour toi tribut. Adieu donc, toi l'élément de mon existence,
le commencement et la fin de mes joies et de mes douleurs; en te
possédant, qu'est-ce qui pouvait me manquer? en ne t'ayant pas,
que puis-je avoir? »
Goethe,' à une certaine période de cette liaison, avait écrit à M""' de
Stein qu'elle était « la seule femme dont l'amour l'eût rendu pleine-
ment heureux, la seule qu'il eût jamais aimée sans angoisses, et
qui fût capable de voir les choses d'assez haut pour lui souhaiter
bonne chance, s'il lui arrivait d'en aimer une autre davantage. »
Goethe, lorsqu'il parlait ainsi, s'abusait; c'était le poète qui s'avan-
çait, et non l'homme. J'ai cité cette superbe création d'Iphigénie,
pour laquelle trois personnes, également recommandables à divers
titres, ont posé : la tragédienne Corona Schroeter, M'"^ de Stein et
la grande-duchesse Louise, femme de Charles-Auguste de Saxe-
Weimar, le maître de Goethe et son ami. Corona Schroeter, la plas-
tique et belle jeune fille, fut ce mannequin sur lequel les peintres
essaient des costumes : on fit jouer harmonieusement sur ses épaules
les plis de la draperie grecque; mais M'"*" de Stein, la princesse
Louise, furent les vrais modèles, « car ces deux femmes étaient la
gloire de leur sexe, et tout leur effort tendait vers le beau moral.
Elles ne disaient pas comme le proverbe : ce qui plaît est permis , elles
disaient : Cela seul est permis qui répond aux convenances. » C'est
contre cette dévotion, peccable peut-être comme toutes les dévotions
de la terre, mais profojidément enracinée au cœur de la grande
dame weimarienne, c'est contre ce culte invétéré des convenances
que vint échouer la passion de Goethe. Non content du sacrifice ob
904 REVUE DES DEUX MONDES.
tenu, il osa réclamer davantage, il demanda à M'"* de Stein de quit-
ter un époux si fort au-dessous d'elle par l'intelligence et de venir
vivre avec lui, offrant pour sa part de renoncer à tous les honneurs,
à tous les 'avantages de la situation qu'il occupait près du grand-
duc. M'"^ de Stein, digne et pourtant émue, écarta la proposition.
(( Ce qu'on vous demande, ce n'est pas le renoncement à votre amour,
c'est le renoncement dans l'amour. » Goethe refusa de se soumettre,
n'ayant jamais appartenu h cette race des amans qui souffrent. A
dater de ce moment (1786), les astres cessèrent de lui commander
d'attacher indissolublement sa destinée à M"^ de Stein; il se prit à
se reconquérir, et s'en alla voyager en Italie.
Son premier séjour à Rome fut de quatre mois; dès la fin de cette
année, il agitait la pensée de s'en revenir à Weimar. Il s'estimait
complètement guéri, régénéré; il revenait « à la santé, au senti-
ment de l'histoire, de la poésie et de l'antique. » C'était assez pour
lui de bénéfice; son dévoûment au pays, au grand-duc, aux frais
duquel il voyageait royalement, s'opposait à de plus longs retards.
Il s'en fallait d'ailleurs de beaucoup que dans les cercles de Weimar
cette absence fût envisagée favorablement. 0n reprochait à Goethe
de jeter l'or par les fenêtres, tandis que d'humbles commis mal
payés s'escrimaient à dépêcher sa besogne. Le salon de M'"^ de Stein
servait surtout de centre aux malveillans, et la belle Diane venge-
resse décochait sur l'Endymion révolté les traits cruels de son car-
quois, piquée au jeu qu'elle était par le récit de certaine aventure
peu à l'honneur de son héros.
II.
Une fois en Italie, Goethe, qui déjà n'était plus dans le septième
ciel, retomba sur la terre, et joyeusement s'y laissa vivre. A peine
en villégiature à Castelgandolfo, il fit la connaissance d'une aimable
et jolie Milanaise en visite chez une de ses amies de Rome. « Ce fut
l'affaire d'un moment, un éclair, un caprice, une de ces distractions
d'un cœur désormais sûr de lui-même, et qui, ne craignant rien,
s'empare pour un instant de l'objet le plus désirable qu'il ren-
contre. » Goethe ne tarda pas d'apprendre que cette jeune fille était
fiancée à un autre, et peut-être alors eut-il quelque remords de
l'avoir si rapidement menée à mal. Toujours est-il qu'à cette nou-
velle il imprima résolument un caractère plus discret à sa fréquen-
tation; il évita désormais de se trouver en tête-à-tête avec sa maî-
tresse, et, « sans se départir de sa tendresse pour elle, s'efforça de
liii témoigner plus de réserve et plus d'égards. » Cependant le
MADAME DE STEIN. 905
fiancé se dégagea brusquement; le mofde cette rupture ne fut pas
prononcé, mais Goethe n'eut peut-être qu'à regarder dans sa con-
science pour le lire. La pauvre enfant en ressentit un affreux crève-
cœur, la fièvre mit ses jours en danger, et le brillant damoieeau,
qui pendant cette crise avait naturellement passé par les émotions
les plus douloureuses, ne se sentit pas de joie lorsqu'il revit à
quelque temps de là sa jolie convalescente se promenant dans la
voiture d'Angelica Kauffmann. De part et d'autre, on se tendit la
main, on s'attendrit, et M'"" Angelica, toujours bonne, permit à l'a-
mant éploré de prendre place dans le carrosse. Bientôt Goethe vint
voir la jeune fille chez son frère, commis dans une maison de com-
merce, et dont elle tenait très respectablement le modeste intérieur.
L'entretien, enjoué d'abord et familier, tournait à l'attendrissement,
lorsque, le frère entrant, « il fallut se quitter en prose; » mais à peine
Goethe avait-il mis le pied dans la rue, qu'il aperçut la gracieuse
enfant penchée à sa fenêtre, et la conversation reprit sur nouveaux
frais. En attendant que le cocher reparût, on échangea des baisers
et des aveux si tendres, si charmans, que jamais, au dire de l'a-
mant trop poète, « ils ne devaient sortir de son cœur ni de sa mé-
moire. » Voilà ce qu'on se racontait à Weimar en même temps que
bien d'autres histoires encore moins édifiantes, et je laisse à penser
si M'"' de Stein approuvait une telle conduite. Goethe n'ignorait
lien de ces petites cabales; mais le grand-duc ne tarda pas à le
rassurer en prolongeant indéfiniment son congé, et le priant, au
nom de leur amitié, d'en faire le plus large emploi. Goethe avait en-
vie de parcourir le sud; au commencement de février 1787, il était
à Naples.
Ses lettres, pittoresques, rapides, amusantes, émues et passion-
nées en présence d'un spectacle de la nature, d'un objet d'art, nous
livrent jour par jour toutes les sensations du voyage. On ne faisait
pohit alors de politique à Naples. En a-t-on jamais fait? la politique
fut-elle jamais autre chose là qu'un bruit de plus perdu dans le va-
carme universel? Crier, musiquer, s'escrimer en gesticulations, en
grimaces, passionner indifféremment tout ce qu'on fait, voilà la vie,'
— une pantomime, un feu d'artifice sans fin. Du luxe sans richesse,
de ia pauvreté qui n'est point la misère, l'or et les haillons pêle-mêle,
et, pour qui voudrait appliquer aux choses nos principes de morale,
une confusion babélique! Mentir, dire la vérité, être un fripon ou un
galant homme, manquer à sa parole ou la tenir, c'est en général ab-
solument la même affaire; il n'y a de distinction que dans la conve-
nance particulière de chacun, et la vie est là si splendide, la nature
et les hommes, le pays et la mer vous donnent un si grandiose, un
si complet spectacle, que l'idée de moraliser ne s'éveille en vous que
906 REVUE DES DEUX MONDES.
plus tard, et lorequ'au repos vous agitez et ruminez vos souvenirs.
N'oublions pas le Vésuve, d'où, comme du ciel, on plane sur l'étince-
lante cité, Poinpéi, la ville de Titus et de Vespasien, où vous assistez
au mouvement de cette vie romaine dont près de deux mille ans nous
séparent, et Pœstura avec ses temples grecs, superbes dans leur
isolement, tout cela rapproché à souhait, fondu dans l'harmonie du
tableau. Mais les ruines grecques, on ne les voit, on ne les goûte
pleineftient qu'en Sicile. En avril, Goethe s'embarque; il revient à
Naples au mois de mai, après avoir exploré l'île dans tous ses recoins
etpris connaissance d'un monde nouveau. Si étranges, si admirables
étaient les découvertes faites par lui dans cette Afrique du nord
qu'en se retrouvant à Rome, au terme de son expédition, il croit
rentrer dans son domicile naturel. C'est du reste une sensation con-
nue de tous les voyageurs, qui, après avoir quitté Rome, y revien-
nent ensuite après une absence plus ou moins longue; on se figure
revoir une patrie, il semble que ces lieux vous aient attendu, vous
reconnaissent, que ces pierres vo-us disent quelque chose des belles
années de votre enfance. Goethe raconte avec ravissement cette im-
pression; pour la première fois, il se sentait calme, il se sentait
vivre. « Je rêve, écrit-il, un rêve de jeunesse. » Il avait jusque-
là nagé dans un étroit ruisseau dont ses bras, en s'ouvrant, tou-
chaient les deux bords; il se roulait maintenant en plein océan,
libre de choisir ses courans et toujours voguant vers l'infini. De
cette antiquité confusément pressentie et désormais l'objet d'études
si profondes, l'Allemagne n'avait pu même lui donner un avant-
goût; il vivait en commerce immédiat, incessant, avec les origi-
naux, touchait du doigt les Phidias et les Michel-Ange, et se faisait
litière de chefs-d'œuvre, lui qui à Weimar en était réduit à devoir
se contenter de quelques plâtres et de quelques estampes.
Rome est assurément une ville comme les autres, et cependant
qui peut nier l'action qu'elle exerce sur les esprits? De même qu'il
y a des lieux doués par leurs sources de propriétés salutaires,
d'autres où la nature a déposé le précieux trésor de ses métaux et
de ses pierreries, il semble que Rome ait ce don d'attirer, d'occuper
éternellement l'imagination des hommes. Quiconque aura du haut
du Gapitole contemplé les monts albains ne les oubliera plus; ces
lignes fermes et délicates lui resteront dans la mémoire comme
l'écriture d'une main chérie. Des événemens accomplis là depuis
des milliers d'années, de tout cet entassement de gloire et de cata-
strophes, une sorte d'atmosphère intellectuelle se dégage qui vous
enveloppe et vous retient; on dirait que les nuages ont gardé quel-
que chose de ce grand bruit de pas humains qui s'est fait sur ce
sol, et qu'il vous en revient par momens un sourd et mystérieux
MADAME DE STEIN. 907
écho. « Qui a vu Rome ne saurait plus jamais être absolumeni mal-
heureux, )) écrit Goetlie, attribuant au souvenir de la ville éternelle
cette vertu réconfortante propre aux idées philosophiques et reli-
gieuses, et il ajoute : « A peine de retour d'une excursion dans la
montagne, me voici de nouveau sous le charme, tranquille, satisfait,
travaillant dans le calme et l'oubli de tout ce qui se passe en de-
hors de moi, et paisiblement visité par les ombres de mes amis. »
Tasse et Iphigîine furent le produit du voyage en Italie. C'est à
ces œuvres qu'il travaillait à Rome, et ces œuvres parlent assez
haut pour qu'il soit inutile d'insister sur l'influence d'un tel climat.
Lorsque Goethe quitta l'Allemagne, Weimar et sa société formaient
tout son horizon; lorsqu'il y rentra, Weimar ne fut plus que le point
d'où son action rayonna sur le monde. Au provincialisme avait suc-
cédé l'esprit d'universalité; c'était la même flamme qu'autrefois,
mais plus calme, plus concentrée, éclairant l'espace du haut d'un
phare. Avant que les circonstances l'eussent contraint à ce voyage,
Goethe pouvait en quelque sorte avoir des doutes sur sa vocation.
Que d'influences ne subissait-il pas, que de tiraillemens en sens
divers, que d'élémens contraires à l'harmonique pondération de sa
nature dont il allait se voir délivré , — ce goût de la politique et de
l'officiel, par exemple, qu'il croyait être dans son tempérament, et
qui n'était que le résultat de son amitié pour Charles-Auguste! « Je
me suis retrouvé, écrit-il au grand-duc, et comme qui ? je me suis
retrouvé comme artiste. » C'est à Rome que Goethe apprit que pour
tenir dans I3 monde la seule place qui lui convînt, pour vivre en
parfait accord avec lui-même, il lui fallait être poète. L'art en effet
ne se contente pas de célébrer là ses plus beaux triomphes, il y
enseigne aussi qu'il est le principe de vie. Comment, en présence
de l'œuvre de Michel-Ange à la Sixtine, de Raphaël au Vatican, ne
pas se dire que créer de pareilles choses est le plus noble emploi où
le génie humain puisse jamais prétendre? Nulle part plus que sur
ce terrain séculaire de la politique, l'action de l'art ne se montre
utile et féconde. C'est que la politique ne gouverne que l'heure pré-
sente. L'instajit qu'elle dirige a reçu de plus haut son impulsion :
au-dessus, bien au-dessus des événemens, plane la force intellec-
tuelle qui seule conduit les peuples vers leur destinée et donne leur
rang historique aux nations. Qu'on mette dans un plateau de la ba-
lance toutes les victoires des Grecs, tout ce qu'ont fait de grand les
Périclès, les Alcibiade, les Alexandre, et dans l'autre l'œuvre d'un
Homère, d'un Eschyle et d'un Phidias; le poids de l'esprit l'empor-
tera, l'intelligence de ces trois hommes prévaudra sur toute l'his-
toire politique de leur nation. Que serait Jules II sans Michel-Ange,
sans Raphaël? Celui-Là cependant mit la main plus avant que per-
908 REVUE DES DEUX MONDES.
sonne dans les destinées de l'Italie de son temps; mais il comprit,
aima, pratiqua ces deux souverains génies, et c'en est assez pour
lui assurer sa place au premier rang de cette aristocratie humaine,
de ce groupe de héros qui, sans avoir reçu le don de produire par
eux-mêmes, ont su dès le présent distinguer ce que l'avenir, parlant
de leur période, ne devait nommer qu'avec enthousiasme. Elisabeth
vaut double par Shakspeare, Charles-Auguste par Goethe; les grands
artistes sont les plus fiers symboles du développement humain. Dites
simplement : Corneille, Molière, Voltaire, Rousseau, et dans ces
quatre noms vous avez compris tous les rois, tous les ministres,
toutes les favorites, tous les maréchaux, toutes les victoires, toutes
les idées de notre histoire pendant deux siècles.
Goethe décrit, dans les dernières pages de son Voyage en Italie,
la maison qu'il habitait à Rome : ces grandes pièces aérées, com-
modes, ce vaste et frais atelier où s'entassaient les plâtres de tous
ses modèles favoris, ce coin de terre où le vieil abbate cultivait des
citronniers, la belle vue sur les jardins, les balcons, les terrasses.
— Hélas ! il lui fallut abandonner tout cela et quitter aussi la paix
céleste qu'il goûtait, et qu'il sentait si bien ne plus jamais devoir
retrouver ailleurs. « A l'instant du départ (avril 1788), j'éprou-
vai une douleur particulière. C'est en effet une émotion intraduisi-
ble que celle qui vous prend quand on s'éloigne de cette capitale du
monde après s'y être pour quelque temps naturalisé, et en se di-
sant qu'on n'y reviendra plus. Nul ne saurait parler d'un tel état
à moins de l'avoir ressenti. » Et Goethe se serait bien gardé d'écrire
une ligne ou d'en parler, de peur de voir trop hâtivement s'évaporer
le délicat parfum de sa douleur. Pour que rien ne vînt le distraire
des premières voluptés de sa peine, il ferma les yeux. Il les rouvrit
capendant bientôt au spectacle du monde, toujours si beau à con-
templer quand notre âme est émue. « Je me remis par un plus
libre élan d'activité poétique. L'idée de Tasse était sur le métier,
j'en élaborai de préférence les scènes les plus en rapport avec mes
dispositions du moment. A Florence, la plus grande partie de mon
séjour se passa à écrire dans les jardins et les promenades, et je
n'ai qu'à relire aujourd'hui certaines scènes pour retrouver la sen-
sation immédiate de ce temps. » Gomme jadis Virgile pour Alighieri,
le Tasse fut pour Goethe en cette occasion un compagnon de route,
mieux encore, un guide, un consolateur aux heures d'affliction :
Tu sei il mio maestro, il mio siguorc!
L'amant d'Éléonore d'Esté, après avoir reconduit hors d'Italie l'a-
mant de M""" de Stein, l'aida par sa présence à surmonter bien des
tristesses.
MADAME DE STEIN. 909
En ces deux ans, Goethe s'était fait de Rome une patrie; lorsqu'il
se retrouva dans son coin étroit de Weimar, le mal du pays l'en-
treprit, il voulait s'échapper, fuir de nouveau vers l'Italie; le travail
seul le détourna de ce projet. « Sur ce globe terrestre si mobile,
on n'arrive au calme, au bonheur, que par l'amour, la pratique
du bien et la science. » L'étude fut donc alors son vrai refuge. La
froideur de ses amis l'avait en arrivant déconcerté; venaient main-
tenant les sarcasmes, les médisances. Il savait que les Acastes et les
Clitandres du cercle de M"'^ de Stein ne le ménageaient pas. Les épi-
grammes pleuvaient sur l'homme aux rubans verts, dont le tort était
peut-être d'avoir grandi trop vite, car, ne l'oublions pas, le Goethe
d'aujourd'hui n'avait plus rien de celui d'autrefois. Dans ce voyage
en Italie, qui fixe le point de séparation entre sa jeunesse et sa ma-
turité, une révolution venait de s'accomplir; au physique de même
qu'au moral, il s'était transformé. A ce moment, Goethe abordait
la quarantaine. C'en était fait du brillant et fiévreux damoiseau
qu'on avait vu partir naguère. Ce personnage-là désormais appar-
tenait au mythe, l'homme qui revenait se possédait tout entier :
Cumes et la sibylle l'avaient instruit; pénétré jusqu'au fond de
l'âme de sa vocation, il en portait le geste et la dignité. Il pouvait
souffrir encore des caprices d'une femme, des injustes reproches de
ses amis; mais, quant à le détourner de sa voie, nulle influence hu-
maine n'y réussirait.
Célimène comprit d'un coup d'œil la situation et s'en émut; les
mécontens vinrent se grouper autour d'elle. Pour des griefs, as-
surément elle en avait, mais de nature à ne point agiter en d'au-
tres circonstances le cœur d'une grande dame si contemplative et
si dédaigneuse des plaisirs vulgaires. La vérité de cet antagonisme
qui, à partir de cette époque, devait toujours s'accentuer davan-
tage, fut dans l'indépendance reconquise que Goethe, aux pre-
miers momens, laissa paraître sans l'afficher aucunement, mais de
l'air d'un homme désormais trop maître de lui-môme pour ne pas
vouloir l'être aussi de ses maîtresses. Or c'est ce dont à aucun prix
on ne voulait; plus l'homme était devenu grand, plus on tenait à
régner sur lui. Qui sait si, par un de ces sacrifices illustres aux-
quels le monde a vu les plus hautes vertus se résigner en déses-
poir de cause, qui sait si l'on, n'eût pas été jusqu'cà se départir des
réserves qui jadis avaient tant irrité l'amant jaloux de tous ses
droits? Mais Goethe, en voyageant, avait changé d'humeur, et c'é-
tait assez qu'il revînt précédé de la réputation d'un mauvais sujet
pour qu'on offrît au brillant libertin, en pleine possession, ce que le
plus sensible et le plus épris des amans n'avait obtenu qu'à la dé-
robée, et encore... Goethe venait de remplir l'Italie du bruit de ses
910 REVUE DES DEUX MONDES.
fredaines; les sens à côté de l'esprit avaient mené leur fête, et,
comme ces demi-dieux du paganisme qui comptent leurs travaux et
leurs scandales par douzaines, le mythique jeune homme, avant de
s'engouffrer dans son nuage, s'était un peu bien licencieusement
donné carrière. Nous connaissons la jolie Milanaise de Castelgan-
dolfo; une autre déjà l'avait précédée : la petite danseuse de corde
dont Goethe, à peine débarqué à Venise, s'était amouraché en la
voyant travailler sur la place Saint-Marc, et qui, seule, servit de
type à Mignon. Elle s'appelait Bettina comme l'autre, car dans cette
Utanie d'aimables pécheresses les mêmes noms reparaissent à cha-
que instant pour désigner des figures distinctes, ce qui ne laisse
pas d'amener bien des confusions dans les commentaires. Les maî-
tresses de Goethe sont doubles; il y a Bettina-Mignon (1), comme
il^y a Bettina d'Arnim, comme il y a Frédérique Oeser et Frédérique
Brion, comme il y a Charlotte Kestner (celle de Werther) et Char-
lotte de Stein, Christiane Vulpius (qui fut sa femme) et Christiane
Neumann des Elégies, comme il y a la Milanaise du premier séjour
à Rome et la Milanaise du second séjour.
En avril 1788 en effet, se trouvant à Rome pour la seconde fois,
il y redevint la proie d'autres amours plus irritantes peut-être, bien
qu'assurément moins avouables. C'était encore une fille de Milan,
mais plus belle, plus plastique, servant de modèle dans les ateliers.
Son nom, comme du reste celui de la gentille enfant dont nous
avons esquissé le profil, demeure un secret pour l'histoire, et c'est
seulement dans une correspondance du temps qu'on trouve trace de
cette anecdote. Voici en effet ce que nous apprend une lettre de
Schiller à Koerner (2). « Cette après-midi, j'eus la visite de Goeth-e
et de Meyer, qui tous les deux reviennent de Suisse. A ce propos,
Meyer m'en a raconté de belles; il paraîtrait que Goethe, au dire des
gens qui l'ont connu à Rome, aurait lié commerce avec une fille du
pays, d'extraction assez basse et de mœurs fort suspectes; on ajoute
(1) Nous n'avons point à définir ici la nature du sentiment que lui inspira cette jolie
enfant de Bohême, espèce d"Esméralda avant la lettre, dont il fut avant tous le portrai-
tiste. Curiosité d'imagination, sympathie et convoitise, il y eut de tout cela. Au sortir
de cette atmosphère ambrée du salon de M'"« de Stein, bourré de délicatesses et de
préciosités, il avait hâte de se reprendre à la nature, de mordre en plein fruit vert. Mi-
gnon aime Wilhelm Meister sans être aimée de lui; ce fut, j'imagine, l'histoire de la
pauvre ballerine. « Antoinette a des désirs qu'il ne me convient pas de satisfaire, et je
l'évite, » avait écrit le Goethe de Francfort d'une des quatre filles Gérock, qui passe pour
avoir sa part à revendiquer dans le personnage de Mignon. Pour l'adorable bohémienne
de Venise, il ne l'évita point; bien au contraire, il passait sa vie à lui voir exécuter sa
danse des œufs. « J'y dépensai d'enthousiasme mon meilleur temps et mon meilleur ar-
gent; « puis il partit avec des souvenirs plein le cœur et tout un essaim de rimes dans
la tête.
(2) Correspondances de Schiller et de Koerner, 1774-1805, L IV.
MADAME DE STEIN. 911
même qu'il l'aurait épousée. Meyer m'a donné sur le sujet tant de
particularités, que je n'en puis douter; ainsi Goethe paierait une
pension aux parens et à la sœur, avec laquelle il avait commencé
par entrer en relations. La personne était connue de tous les jeunes
artistes; elle faisait le métier de modèle. Mets-toi en quête d'infor-
mations précises là-dessus, et ne manque pas de m'instruire de tout
ce que tu apprendras. J'en suis profondément désolé pour Goethe,
car il s'agit d'une vraie drôlesse qui l'aurait indignement dupé. »
Koerner obéit au vœu de Schiller, et sa réponse contient le résumé
de ses renseignemens. « Il n'y a que trop de vrai dans tout ce que
Meyer t'a raconté, cependant la situation n'est point si désastreuse^
Et d'abord, de mariage il n'a jamais été question; mais ce qu'on,
m'assure, c'est que Goethe a emmené la donzelle de Rome et l'a
conduite avec lui en Suisse. Comme tu penses, je ne lui ai point
parlé de cette laide histoire; mais, sans avoir eu besoin de le ques-
tionner, je crois savoir maintenant de source certaine qu'il a laissé
la demoiselle en Suisse et pris des mesures pour qu'elle y reçût
quelque éducation. Il se peut qu'il ait sur elle des projets d'avenir,
lesquels ne se réaliseront pas, j'en jurerais. Les sens l'auront, comme
d'habitude, entraîné. Or ce n'est pas avec ses lettres qu'elle le m.ain-
tiendra sous son empire. Peut-être aussi qu'en Suisse le temps va
lui sembler bien long, et alors un faux pas est vite fait; une autre
n'a qu'à lui plaire davantage, l'enlever, et Goethe en sera quitte
pour un peu d'argent. » Là s'arrêtent les confidences de Koerner,
le seul avec Schiller qui dise un mot de cette histoire, sur laquelle
nous fermerons aussi la parenthèse.
Pour épuiser la chronique galante de ce voyage en Italie, citons
encore cette princesse napolitaine que Gdethe appelle « dame Ko-
bold. » Le nom dit tout : nature mobile, ardente et démoniaque,
dont l'aventure avec le poète rappelle, mais de loin et sans qu'il y
ait eu de conséquences fâcheuses, l'histoire de Rossini avec la prin-
cesse Borghèss. Il y eut aussi la marquise Branconi, rencontrée à
Lausanne en 1779 lors du second voyage en Suisse, et plus tard
retrouvée à Weimar. C'était une délicieuse et fort galante personne
qu'une liaison avec le duc de Brunswick avait déjà rendue célèbre,
et dont la comtesse Sanvitale du Tasse offre un portrait assez res-
semblant, u Elle me paraît si belle, si adorable, écrit Goethe à
M'" de Stein, que j'en suis à me demander si tout cela peut bien
être ainsi que je le vois ; un esprit, un mouvement, des clartés sur
toutes choses qui vous confondent! Il faut vraiment dire de cette
femme ce que raconte Ulysse du rocher de Scylla : nul oiseau, fut-ce
la colombe rapide qui porte à Jupiter l'ambroisie, ne le peut effleu-
rer sans y blesser son aile. » Ce qui étonne en pareil cas bien au-
912 REVUE DES DEUX MONDES.
trement que tous les mérites petits et grands de la marquise Bran-
coni, c'est de voir un amant venir ainsi parler d'une autre femme
à sa maîtresse. Tout porte à croire que cet excès de lyrisme affecta
désagréablement le cœur de M'"* de Stein. Il convient aussi de se
représenter sous son véritable aspect la société weimarienne d'alors,
uniquement préoccupée des choses de l'esprit.
Tout absolutisme en ce monde est funeste, à commencer par ce-
lui de l'intelligence. Où le culte de l'imagination règne seul, la raison
et la morale ont bientôt fait de perdre leurs droits. Rien ne rappelle
le iroubadoiirisme provençal comme cette période intellectuelle et
galante jusqu'au raffinement de la société de Weimar. Dans ces
belles dames du cercle de la grande-dachesse Louise, on croirait
voir revivre les Ermengarde de Narbonne et les Éléonore de Guienne;
c'est la cour d'amour en porcelaine de Saxe rococo. « Il est permis
de prendre pour quelque temps une autre amante afin d'éprouver la
première. — L'époux divorcé peut fort bien devenir l'amant de sa
femme mariée à un autre. Le véritable amour ne saurait exister
entre époux. » Qu'est-ce que les rapports d'un Goethe avec une
Charlotte de Stein , sinon la mise en action la plus ouverte et la
plus ingénue de ces préceptes? Aucun ne sera omis, croyez-le bien.
On en vient à se demander si le divorce ne serait pas ce qu'il y au-
rait de mieux, mais on hésite, on recule devant un éclat; la loi du
mariage peut bien être offensée, violée aux yeux de tous sans le
moindre scandale, mais une séparation qui mettrait ces deux amans
en pleine et légitime possession l'un de l'autre pourrait faire du
bruit. On continuera donc à vivre sur le même pied. M""" de Stein
n'était pas, tant s'en faut, une héroïne de George Sand, une de
ces natures qui, lorsque la passion a sonné le boute-selle, par-
tent en guerre à fond de train contre toutes les institutions divines
et humaines; c'était plutôt une grande coquette fort éprise de son
amour et en même temps fort à cheval sur le dada du qu'en dira -
t-on, et pensant, comme M'"^ Necker, que si un homme (Goethe
par exemple) doit savoir braver l'opinion, une femme doit s'y sou-
mettre. M""^ de Stein ne voulait rien au-delà de ce que le monde
autorise, et le monde de Weimar à cette époque avait, comme on
dit, la manche large. D'autre part, si sa conscience eût parlé plus
haut que son cœur, elle se serait empressée de rompre avec Goethe;
mais M'"*' de Stein était une Céllmène sans héroïsme, elle avait plus
de qualités que de vertus. Trop vaine pour renoncer aux hommages
d'un adorateur dont les assiduités en la compromettant lui faisaient
une sorte de gloire, elle tenait de sa naissance et de son éducation
première des principes qui par momens tendaient à prévaloir; elle
avait des fluctuations, sinon des remords. Un jour, sur le blanc
MADAME DE STEIN. 913
d'une lettre de Goethe, elle écrivit cette pensée en vers très délica-
tement tournés : « Ce que je ressens est-il donc si coupable, et ma
conscience, que j'interroge, ne me dira-t-elle pas enfin quel parti
prendre et comment expier un péché si doux? » L'honnête femme
et la muse se livraient combat, et de cette lutte sourde et intermit-
tente Goethe recevait les contre-coups.
L'amour ayant vécu sa période, il avait, au retour d'Italie, voulu
réclamer l'amitié. — Mauvais système. Cette greffe-là n'a jamais
rien produit de bon. L'arbre édénique où la main d'Eve, sous les
yeux du serpent, cueillit la pomme n'a qu'un fruit trop rare, trop
exquis, pour se multiplier en des variétés de fantaisie; mal avisé
qui veut en utiliser les boutures : tôt ou tard il s'apercevra qu'il a
mordu dans la cendre. Hercule-Goethe revenu de ses pérégrinations
lointaines n'eût sans doute pas demandé mieux que de filer aux
pieds de sa maîtresse l'éternel fuseau des amours abstraites ; mais
la moderne Omphale ne lui laissa pas même goûter en paix cet
agrément. Les situations fausses ont cela de particulier qu'elles n'en
finissent jamais. Les occasions de rupture, si fréquentes, si sou-
daines aux vrais instans de la félicité, ne se présentent plus, ou
plutôt il y en a tant qu'on ne sait désormais auxquelles se prendre.
Pourquoi rompre aujourd'hui avec une situation qu'on a supportée
hier, et qui n'est au demeurant ni pire ni meilleure? Goethe, n'y
tenant plus, écrivit la lettre qu'on va lire; c'est un de ces manifestes
que lancent les désespérés, et qui, à défaut de dénoûment, amènent
d'ordinaire une interruption dans les habitudes, car de dénoûment
sérieux et définitif, il ne saurait, en ces sortes d'affaires, y en avoir
d'autre que celui dont la mort règle le programme.
(( Vos reproches, écrit-il (1" juin 1787), m'ont été au premier
moment très sensibles; croyez pourtant qu'il ne m'en reste au cœur
point d'amertume. Je sais faire la part de chacun, et si vous avez
eu quelque peu à supporter de moi, il n'est que juste, en revan-
che, que je souffre à mon tour par vous. Du reste, il vaut mieux
s'expliquer ainsi à l'amiable, quitte à s'en aller chacun de son côté,
si l'on ne parvient à s'entendre. Il va sans dire que j'aurai toujours
mauvaise grâce à vouloir compter avec vous, étant en tout état de
cause et ne pouvant que rester votre débiteur. Merci de votre lettre,
bien que, sous plus d'un rapport, elle m'ait péniblement affecté.
J'hésitais à répondre, car il est difficile en pareil cas d'être juste
sans blesser. Combien je vous aime, combien j'avais à cœur de rem-
plir mon devoir envers vous et envers Fritz (1), je croyais l'avoir
assez prouvé par mon retour d'Italie. Le grand-duc aurait voulu
(I) Frédéric, le fils de M'"* de Stein.
TOME LXXXVI, — 1870. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
m'y voir prolonger mon séjour; Herder venait de rentrer en Alle-
magne; je n'avais d'ici à quelque temps aucun service qui rendît
nécessaire ma présence auprès du prince héréditaire : c'est donc
pour vous, pour vous seule et pour Fritz que je revenais, et dans
quelles dispositions vous retrouvé-je ! comment fus-je reçu de vous
comme de mes amis ! Cependant la grande-duchesse part en voyage;
elle emmène Herder, et veut aussi me prendre avec elle : je refuse
pour ne pas quitter mes amis, pour rester à vos côtés. Je reste,
comme je suis revenu, à cause de vous, de mes amis, et c'est pour
ra'entendre répéter à toute heure que je n'aime personne, et ferais
tout aussi bien d'être absent. Remarquez qu'il n'était pas même
question en ce moment de cette relation qui paraît tant vous irriter.
Qu'est-ce, voyons, que cette relation? quel obstacle crée-t-elle à mes
autres affections? à qui est-ce que je dérobe ce que je donne de
mes sentimens à cette pauvre créature (1), les heures que je passe
avec elle? Interrogez Fritz, Herder, ceux-là qui m'approchent de
plus près; ils vous diront si je suis moins sympathique aux gens,
moins dévoué qu'autrefois, si je n'appartiens pas au contraire plus
(1) La pauvre créature ici n'est autre qu'une blonde et jolie enfant que le hasard
avait poussée sur son chemin, et qui finit par devenir sa femme. Fille d'un modeste li-
bra'rc, Christiane Vulpiais, douée d'une éducation assez médiocre et n'ayant pour elle
que son frais visage, ses belles boucles, ses lèvres de pourpre, son pied mignon, cette
Bettina bourgeoise devait naturellement peu réussir près de la noblesse et du monde
esthétique de Wcimar, et M"" de Stein, toute la première, n'avait point à la ménager.
Elle commença par l'appeler dédaigneusement « la domoiselle de M. le conseiller privé, n
et plus tard aflbcta de la présenter aux yeux du monde sous les traits d'une seconde
Thérèse Levasseur. Goethe, à travers toutes ses escapades romanesques, avait toujours
rêvé les joies de la famille. Dans cette éblouissante jeune fille qui s'offrait à lui sans
naissance, sans fortune et sans titre, vit-il du premier coup d'œil celle qui pouvait lui
donner un bonheur qu'il ne devait attendre ni d'une comtesse ni d'un bel esprit? Pensa-
t-il avoir découvert là cet être bon, naturel, féminin, destiné à ne s'occupei' que de
son intérieur, à ne rien savoir des intrigues du dehors, h ne jamais Tinterroger sur
rien : étoile fixe et bienfaisante dont la douce hieur reposei-ait ses yeux de l'importune
fascination de tant de soleils? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il la prit avec lui et ne
la quitta plus. C'était une Catherine d'Heilbronn, vivant dominée, subjuguée par le re-
gard du maître, voulant ce qu^l voulait, soumise et passive jusqu'à la déchéance. «Rien
ne manquait à cet heureux mariage, si ce n'est la bénédiction du prêtre, » écrit assez
ingéniutnent l'honnête M. Riemer, un de ces commentateurs sans préjugés qui détes-
tent l'hypocrisie, même alors qu'elle est un simple hommage rendu à la vertu. La bé-
nédiction, après s'être fait attendre dix-sept ans, eut lieu pourtant le 19 octobre 1S06,
trois jours après la bataille d'Iéna. Goethe connaissait trop bien le cœur des femmes;
il avait trop voyagé dans ce pays du Tendre pour ne pas savoir ce que valent ces sen-
timens, ua peu vulgaires peut-être, mais qui ne vous marchandent jamais ni la sou-
mission iii le sacrifice. 11 lui resta jusqu'à la fin très fidèlement attaché. La douleur qui
le prit en perdant cette brave et bourgeoise gardienne de son foyer fut de nature à
venger la pauvre Vulpius de bien des sarcasmes décochés d'en haut par telle grande
dame.
MADAME DE STEIN. 915
que jamais au inonde, à mes affections, et c'est toi, la plus tendre,
la plus intime, la meilleure de ces affections, c'est toi qui me re-
proches ma conduite ! Quels sont donc mes crimes pour avoir mérité
le traitement que tu m'infliges, et qu'en vérité je ne saurais sup-
porter davantage? Si je suis en humeur de causer, tu me fermes la
bouche par ton silence, tu réponds par la plus froide indifférence à
la sympathie dont je t'environne, et ne me parles que de mon
égoïsme et de mon ingratitude. Mes mouvemens, ma façon d'être,
jusqu'à l'air de mon visage, tout'semble te déplaire en moi. Tu con-
trôles, tu récrimines, enfin je me sens de plus en plus mal à mon
aise, et je renonce à voir renaître et refleurir la confiance dans un
cœur qui m'a de parti-pris et si capricieusement repoussé. »
III.
Méritée ou non, la sortie était vive. Après avoir lu cette lettre,
M™^ de Stein prit une plume et se contenta d'y apposer le paraphe
qui suit : « Oh!!! » Dans cette exclamation vocative, chacun lira ce
qu'il voudra; ironie et colère, sanglots étouffés, orages intérieurs,
amers ressentimens, que de choses dans ces trois points d'exclama-
tion, comme dans le coup d'éventail de Célimène éconduite! Le
message de Goethe, sévère et catégorique, n'admettait pas de ré-
plique; une rupture seule y pouvait répondre : on se quitta.
Goethe n'était ni un Don Juan ni un Casanova; au fond, il a beau-
coup aimé, et remarquez que nous ne disons pas cela le moins du
monde pour qu'il lui soit beaucoup pardonné. A travers toutes les
folles escapades de sa vie de jeunesse, toutes les expériences et toutes
les cm'iosiiés de son âge mûr, il conserva le respect, le culte de la
femme. S'il paya plus que de raison assurément son tribut à l'hu-
maine'^nature, du moins jamais ses faiblesses n'eurent l'orgueil du
vice, et ce n'est pas lui qu'on accusera d'avoir avili ses victimes. Non;
ses maîtresses, tout au contraire, il les a pom' l'immortalité glori-
fiées dansl'idéal. De Frédérique il a fait Marguerite, puis Claire; de
Christiane, il a fait Euphrosine; de M™« de Stein, Éléonore d'Esté et
Iphigénie. a L'amour est tout; vivre sans aimer, c'est battre de la
vaine paille. » Que la rupture vînt de la femme ou de lui-même,
que la séparation lui fût imposée par les circonstances, il dévorait
sa peine, et silencieusement l'enfermait dans son cœur assez ouvert,
assez vaste, pour que les nouveaux bonheurs s'y logeassent côte à
côte avec les anciens chagrins. Les rapports entre Goethe et M"*^ de
Stein devaient finir cependant par se renouer (1). L'interruption
(1) Avaient-ils jamais été brisés? On ne se voyait plus, mais sans cesser absolument
916 REVUE DES DEUX MONDES.
dura sept ans, puis un beau jour on se revit comme si l'on s'était
quitté la veille, et les choses alors s'établirent d'elles-mêmes sur le
pied où Goethe les avait voulues à son retour d'Italie. Seulement à
cette époque c'était trop tôt; il y a de ces tableaux de mœurs qui
ne sont à leur point que lorsque le temps a mis dessus sa patine.
Celui-ci, par exemple, pour être vu tout à son avantage, a besoin
que vous l'observiez au demi-jour de cette période.
Entre cette personne d'esprit vieillissante et ce grand homme,
tout jeunesse et tout flamme en son apaisement, une intimité nou-
velle se forma au-dessus des orages de la vie. Plus de contradic-
tions, de malentendus possibles, on se voit à toute heure, d'une
maison à l'autre, les billets vont et viennent; on continue à vivre à
deux, mais après s'être chacun de son côté reconquis. Goethe n'avait
jamais trompé M™"" de Stein, son tort fut au contraire de n'avoir pas
craint de l'entretenir de ses aventures galantes ta un moment où la
coquetterie était chez elle encore à l'état aigu. Coquette, elle le fut
jusque dans la mort; mais sa nature avait eu aussi sa crise de trans-
formation. Sur ce terrain tout aplani où l'on se retrouvait, les choses
du cœur et de l'intelligence devaient seules prévaloir. On s'installa
donc pour ne le plus quitter dans le fauteuil de Julie d'Angennes,
oubliant la Julie de Rousseau, entrevue un moment en rêve, et la
Géhmène allemande en vint tout naturellement à se dire comme
M"'' de Lespinasse : « Que m'importe que mon amant me trompe si je
l'aime? » N'essayons pas de nombrer les hommes dont une femme
ne conserve la fidélité qu'à ce prix, la liste en serait trop longue.
Goethe ne pouvait s'attacher que dans ces conditions; la femme à
laquelle il appartenait momentanément n'était là que pour lui faire
en quelque sorte mieux goûter les autres femmes, et pour recevoir
ses confidences à leur sujet. Si M'"^ de Stein le garda jusqu'à la fin,
elle dut son long règne à l'exquise souplesse qu'elle mit, je ne dirai
pas seulement à prendre en patience une situation qu'il n'y avait
point à gouverner, mais à s'y intéresser de cœur et d'esprit. Elle
eut des condescendances de grande dame et même des sympathies
pour toutes les héroïnes de la légende, elle tendit de la meilleure
grâce sa belle main à Bettina d'Arnim, à Christiane Neumann, sourit
de son plus doux sourire à cette adorable enfant qui s'appelait Ul-
de s'occuper l'un de l'autre, lui toujours affectueux pour le fils de M"'" de Stein quand
il le rencontrait, elle moins indulgente et reportant trop volontiers sur le fils do Goethe
la haine qu'à cette époque elle nourrissait pour la mère. Cependant ton ancienne ten-
dresse était loin de l'avoir abandonnée, et ce sentiment ne laissait pas de se montrer
au besoin très vivacc. « Je n'aurais jamais cru, écrit-elle à son fils Frédéric (12 jan-
vier 1801), que notre ami d'autrefois me fût resté si clier; il a fallu, pour me l'ap-
prendre, la grave maladie qui le retient depuis neuf joun. »
MADAME DE STEIN. 917
rique de Levezow, et fut en 1823 la suprême illusion amoureuse,
ultima Thule, du grand voyageur, venu à Marienbad pour des études
minéralogiques, et trouvant là « parmi tant de pierres son dernier
diamant. »
M'"'' de Stein mourut à quatre-vingt-cinq ans (janvier 1827).
« C'est le premier chagrin qu'elle me cause, » disait avec une émo-
tion pleine de délicatesse Louis XIV en perdant Marie-Thérèse.
M'"^ de Stein ne voulut même pas que sa mort fût pour Goethe une
occasion d'ennui , et comme il détestait tout cérémonial funèbre ,
elle régla de son lit la marche de son propre enterrement, ordon-
nant de faire un détour pour ne point passer devant la demeure de
son vieil ami. Cette espèce de stoïcisme n'a rien qui doive nous
étonner chez les femmes de cette période. Quelque vingt ans aupa-
ravant, la mère de Goethe en avait déjà donné un exemple. Sa ma-
ladie n'ayant pas eu le temps de se répandre en ville, une invitation
à dîner pour le lendemain lui arriva au moment qu'elle allait rendre
l'âme. Aussitôt la fière matrone demande une plume et de l'encre,
et ni plus ni moins que s'il se fût agi d'une excuse ordinaire, écrivit
à ses amis de ne pas l'attendre, car elle avait a à mourir entre
temps. » M. Cousin, qui savait l'Allemagne comme M'""" de Staël, et
c'est tout dire, ignorait cette anecdote. Un jour que nous la lui ra-
cq,ntions, il en prit texte et partit de là pour une de ces superbes
digressions où son esprit, toujours sur le qui-vive, aimait à s'élan-
cer d'un grand coup d'aile. La mère l'amena tout naturellement à
parler du fils, qu'il avait connu autrefois, et dont à son tour il nous
dit la mort, « belle et plastique mort qui ressemble à sa vie; son
pouls comme de lui-même s'arrêta, sans que l'harmonie de l'être
fût rompue. Point de secousse, d'agonie, surtout point de troubles
d'esprit, de terreurs. — Que voulez -vous? c'était un homme du
xviii" siècle. » Il y a donc une manière de mourir propre à chaque
siècle; pourquoi chaque siècle n'aurait-il pas aussi sa façon d'ai-
mer? Gardons-nous de condamner trop vite ce qui nous étonne, je
ne dis pas ce qui nous scandalise, car les moralistes du temps où
nous vivons, à moins d'être de francs hypocrites, n'ont point à le
prendre de si haut avec la société du passé. D'ailleurs aimer est la
grande affaire, la vraie, l'unique loi de force, de productivité, de
conservation. Le sentiment est tout, l'objet n'est rien :
Je te dois tout à toi, puisque c'est toi- que j'aime,
a dit Voltaire dans un des vers les plus humains, les mieux venus
de la langue française. Ce magistrat qui voulait que derrière tout
criminel on cherchât la femme n'était qu'un juge sans philosophie
918 REVUE DES DEUX MONDES.
et ne voyait qu'un des côtés de la question, car si la femme a sa
part dans le mal, la part qui lui revient du bien, du beau, reste
immense. Cherchez-la derrière le crime et le vice, et vous la trou-
verez, c'est plus que probable; mais cherchez-la surtout à côté du
génie, et vous bénirez éternellement son influence. Derrière quel
chef-d'œuvre, quel acte d'héroïsme n'est-elle pas? D'elle tout est
fécond, jusqu'aux tourmens qu'elle inflige au cœur de l'homme.
Molière a pu maudire Armande Béjart, ou plutôt nous pouvons,
nous, la maudire, car lui, si magnanime, ne l'eût point fait; il n'en
est pas moins vrai que sans Armande le Misanthrope n'existerait
pas.
Dans la société allemande de cette période, et principalement
dans ce groupe de Weimar, les femmes idéales florissaient ; on peut
donc supposer que,- même sans M'"* de Stein, Iphigénie et le Tasse
auraient vu le jour; à défaut de la belle et intelligente baronne,
une auguste princesse était là pour inspirer ces deux illustres créa-
tions, auxquelles, en tout état de cause, elle ne fut d'ailleurs pas
étrangère. J'ai nommé la grande-duchesse Louise, que Goethe aima
aussi, bien qu'en tout honneur et respect cette fois, car elle était sa
souveraine et plus encore, la femme de Charles-Auguste, son ami ;
mais ce que M"** de Stein a seule inspiré, provoqué, c'est le voyage
en Italie. Elle est \ci^ volens, nolens, la véritable instigatrice, et
cela, chose triste à dire, par les petits côtés de sa nature. Cette
crise, qui sauva Goethe et le mit à flot, fut le résultat non voulu
par elle, mais forcé, des mille complications qu'elle lui créait, et
voilà comment Yéternel fêtninin doit être glorifié jusqu'en ses
plus féroces diableries, car la morale du brave Chrysale ne s'ap-
plique point aux héros de ce monde, et telle grande coquette, en
poussant hors de ses gonds le génie qu'elle traîne à sa suite, aura
plus fait pour la gloire d'un grand homme que l'honnête et digne
femme qui raccommode ses chausses, soigne son pot-au-feu, et qui
ne peut rien, elle, que pour son bonheur.
M'"^ de Stein n'apparaît dans le monde que passé la première jeu-
nesse; ses portraits nous la représentent déjà presque sur le retour.
C'est une de ces muses de salon auxquelles un peu de fard ne
messied pas, et qu'il faut voir dans un cadre à la pâle clarté des
bougies, et non en plein soleil, comme les Béatrix, les Frédérique.
Je me la figure à trente-huit ans, bien tournée, avec un certain
embonpoint, plutôt grande; beaucoup de calme, de dignité, polie à
l'excès envers le commun des martyrs, et gardant ses familiarités
et son esprit pour les princes et les gens de son monde. Elle a le
visage ovale, les traits fins, un peu tirés. Rien en somme de ce
qui caractérise la beauté, mais de la physionomie, du charme tant et
MADAME DE STEIN. 919
plus, et — pour éclairer tout cela — deux beaux yeux d'expression
mobile, diverse, passant du grave au doux, et, que leur lumière
rayonne ou se voile, toujours pleins d'intelligence et de captation.
Elle avait, comme M*"' de Staël, l'habitude en causant d'agiter à la
main quelque chose : un couteau d'ivoire, un crayon, une fleur.
Toutes les femmes de ce temps-là se ressemblent par je ne sais quel
idéal de convention dans la façon d'être et dans la mise, do-nt les por-
traits d'Angelica Kauffmann donnent bien la note. C'est le règne des
draperies, des beaux bras et de la harpe. Hors de son salon, elle
était naturelle, ses billets le prouvent, et aussi ses vers, très rares,
mais excellens, qui sont beaucoup moins des morceaux de poé-
sie que des découpures prises sur le vif k l'emporte-pièce, et des-
tinées, comme ces fleurs qu'on enferme dans un livre, à marquer
une date, à perpétuer le souvenir d'une sensation. On ne" saurait
prétendre qu'avec Goethe elle se soit jamais maniérée-^ elle resta ce
qu'elle était, une personne d'infiniment d'esprit, de goût et de dis-
tinction, très femme et très coquette, c'est-à-dire trois fois plus
qu'il n'en faut pour faire le malheur d'un honnête homme, car si
les derniers temps de cette relation furent « le soir d'un beau
jour, » le début pour Goethe fut un enfer. — Et voyez la juste rému-
nération des choses d'ici-bas, c'est du mal qu'elle aura causé que la
postérité lui tiendra meilleur compte. Éléonore d'Esté fut aimée du
Tasse, qui en devint fou; Charlotte de Stein aima Goethe, qui par
elle apprit à souffrir, et les deux noms d' Eléonore et de Charlotte
vivront autant que ceux du Tasse et de Goethe. Je n'ai jamais com-
pris pourquoi Ton appelait « fléaux de Dieu » les conquérans;
fléaux tout court, à la bonne heure! Il n'y a de fléaux de Dieu en
ce monde que les femmes, car à l'idée du mal qu'elles peuvent faire
et qu'elles fout, l'idée de grâce et de salut vient aussitôt se joindre,
effaçant tout de son éclat.
Henri Blaze de Bury.
LA
QUESTION OUVRIÈRE
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE
II.
LES TRADe's unions ET L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS (1).
Les associations ouvrières qui se sont constituées au début de
ce siècle en Angleterre sous les noms de tradé's societies et de tra-
de's unions ont depuis quelques années vivement excité l'attention
publique. Leur existence, jusque-là obscure et presque ignorée, s'é-
tait manifestée au grand jour en 1866 par une série d'attentats
contre les personnes et les propriétés, dont les villes de Sheiïield et
de Manchester furent le théâtre. Une enquête ordonnée par le par-
lement, conduite avec une remarquable habileté et une égale im-
partialité, produisit sur l'organisation, le but et la politique de ces
sociétés les renseignemens les plus nombreux et les plus circon-
stanciés. Tous les détails de leur vie intime et de leur action au
dehors ont été enregistrés dans d'énormes procès-verbaux qui ne
comprennent pas moins de onze volumes. Il importait de condenser
la lumière de tous ces rayons épars : M. le comte de Paris, dans un
livre d'une conception simple, d'une exécution sobre et d'une facile
lecture, s'est chargé de cette tâche malaisée, et s'en est acquitté avec
(1) Voyez la Uevue du l*' mars.
LA QUESTION OUVRIÈRE. 921
un grand bonheur. Grâce à lui , le public français a été familiarisé
avec ces associations ouvrières anglaises. Cependant, si apprécié
qu'il ait été en Angleterre comme sur le continent, l'ouvrage de M. le
comte de Paris ne donne pas le dernier mot sur la constitution et
sur le rôle des trades unions. Des matériaux, non-seulement plus
abondans, mais plus concluans, sont aujourd'hui à notre disposi-
tion. Les membres de la commission d'enquête ont déposé leur rap-
port final; ils ont été contraints par l'opinion publique de se pro-
noncer, et, comme il arrive toujours en pareil cas, ils ont été en
désaccord. L'on a eu l'opinion de la majorité et celle de la minorité;
l)ien plus, quelques membres même de la majorité ont cru devoir
faire sur certains points des réserves ou des observations qui les
séparent de leurs collègues. Cette variété d'appréciations et de do-
cumens est aussi propre à éclairer le lecteur, qui cherche à connaître
le sujet sous toutes ses faces, qu'à embarrasser le législateur, qui
doit traduire en prescriptions légales les suggestions des commis-
saires de l'enquête. A côté de ces travaux officiels se sont produits
dernièrement des ouvrages substantiels d'une incontestable valeur,
et qui se distinguent par la diversité de leur esprit et de leurs ten-
dances. L'un d'eux, écrit par un économiste radical, M. Thornton,
a les plus hautes visées : il s'arme en guerre contre l'économie poli-
tique classique, et dans une apologie effrénée des coalitions et des
trade's unions il trace avec l'animation de l'enthousiasme le tableau
vivant des associations ouvrières en Angleterre. Plus modeste dans
ses prétentions, M. James Stirling, dans un opuscule des plus judi-
cieux, nous décrit sans pitié les incontestables maux produits par
l'unionisme, et rétablit avec vigueur les vrais principes scientifiques
méconnus par les chefs et par les apologistes des trade's unions.
C'est à ces différentes sources que nous allons puiser pour esquisser
la constitution, le but et les résultats de ces corporations, qui ont
l'ambition de transformer les relations sociales. On ne saurait con-
tester l'opportunité d'une pareille étude au moment où de nom-
breux indices nous annoncent qu'un grand effort se fait en France
parmi les populations ouvrières pour former une fédération de tra-
vailleurs dont l'objet avoué serait de réduire le capital à merci.
L
Les trade's unions ou unions de métiers naquirent spontanément,
il y a cinquante années, dans un grand nombre de localités et d'in-
dustries. Elles furent le produit, non d'un plan systématique éma-
nant de l'intelligence d'un homme, mais de l'instinct des masses
populaires; elles se constituèrent d'abord indépendamment les unes
922 REVUE DES DEUX MONDES.
des autres : c'étaient de petites sociétés enfermées dans les étroites
limites d'une ville ou d'un district. Leur caractère, dès l'origine, fut
multiple. Elles étaient à la fois des corps de résistance ou plutôt
d'agression, ayant pour but de provoquer la hausse des salaires, la
diminution des heures de travail et toutes les autres arîiéliorations
souhaitées par l'ouvrier. En même temps, elles faisaient pour la
plupart fonction de sociétés de secours mutuels. Cette double attri-
bution est restée le trait distinctif de ces associations. C'est grâce à
cet appât de subventions en cas de chômage ou de maladies qu'un
nombre immense d'ouvriers vinrent s'enrégimenter dans ces cor-
porations. La guerre entre le capital et le travail, qui paraît s'en-
venimer de jour en jour, leur valut aussi un très gros contingent
d'adhérens. Sous ces influences, elles n'ont cessé de se multiplier,
de croître et de s'affermir. Elles sont aujourd'hui au nombre de
2,000; elles forment un personnel d'environ 800,000 hommes; leur
budget annuel est évalué à 1 million de livres sterhng (25 millions
de francs). Il n'est pas une industrie, si petite qu'elle soit, si élevée
ou abaissée sur l'échelle des arts, qui ne compte dans son sein une
ou plusieurs trades unions. Sur la liste immense de ces associa-
tions, l'on voit figurer des métiers dont le nom et l'existence étaient
auparavant inconnus de la plupart des hommes. A supposer qu'une
fatalité inexorable dût faire un jour disparaître de la terre tous les
monumens de notre civilisation, il suffirait de retrouver la nomen-
clature des unions anglaises pour se former une idée complète de
l'infinie variété de nos industries et de notre excessive division du
travail.
11 y a dans le développement de l'unionisme deux phases diffé-
rentes : l'une est caractérisée par le morcellement, l'autre par la
concentration de ces sociétés ouvrières. A mesure que se perfec-
tionnaient les voies de communication, que les idées et les hommes
sur tous les points du territoire se mêlaient davantage, les sociétés
voisines fusionnaient, des groupes plus considérables se consti-
tuaient, et par ce système d'agrégation continue l'on voyait s'orga-
niser peu à peu de vastes fédérations d'ouvriers d'un même métier.
Les grandes unions anglaises ont ainsi une origine récente ; aucmie
n'a été créée de toutes pièces ou par voie de rayonnement, toutes sont
nées par la réunion de petits groupes préexistans. On voit combien
a été spontané, naturel et progressif l'essor des associations ou-
vrières en Angleterre. Elles ont été le fruit du temps et des circon-
stances beaucoup plus que de la réflexion. C'est là un exemple de
l'intensité et de la généralité de cette force sociale qui pousse dans
notie siècle tous les élémens similaii'es à se chercher et à s'absorber
mutuellement, et qui produit en politique les grandes nationalités,
LA QUESTION OUVRIÈRE. 923
en industrie les vastes compagnies anonymes , dans la vie civile ces
associations gigantesques de citoyens réunis par l'analogie des oc-
cupations, des tendances et des intérêts. Les principales unions an-
glaises portent dans leur nom même l'indice de ce développement
successif; les plus importantes s'intitulent sociétés fusionnées [amal-
gamated). Parmi celles-ci, il faut ranger la plus célèbre, mais non
la plus nombreuse des trades unions^ celle des mécaniciens (amal-
gamated engùieers), cpii date de 1851 et compte 43,000 membres;
chaque année, elle reçoit 2,000 ou 3,000 adhérens nouveaux. Telle
est aussi une association moins grandiose, mais remarquable par son
organisation, celle des charpentiers fusionnés [cmialgamated carpcn-
ters), qui a 8,261 membres. Les grandes sociétés aspirent continuel-
lement dans leur sein les groupes moins importans; c'est ainsi que la
société des charpentiers fusionnés reçut en une seule année l'adhé-
sion de 2,500 nouveaux frères, ce qui augmenta son eftectif d'un
quart; une corporation rivale, les Operative housc carpcnlcrs, ga-
gna aussi 2,500 membres en un an; la Friendly socicty of ope-
rative îïiasons fit 4,760 recrues en 1866. Une société toute locale,
celle des peintres en bâtiment de Manchester, compte 3,960 mem-
bres, dont 1,209 s'affilièrent il y a trois ans. Plus les unions sont
puissantes, plus elles exercent d'attraction sur les unions inférieures.
On conçoit que la politique et les procédés de ces associations va-
rient en raison de leur grandeur. Aussi importe-t-il de distinguer
les sociétés locales, enfermées dans l'enceinte d'une ville, les sociétés
provinciales, qui s'étendent à tout un district considérable, et les so-
ciétés nationales; dont la sphère d'action n'a d'autre limite que celle
même du pays. Il est d'autant plus important de ne pas confondre
ces trois catégories que les écrivains sans impartialité prennent la
tactique de n'en considérer qu'une seule et de masquer les deux
autres. Ceux qui veulent faire ressortir les plus mauvais côtés de
l'unionisme ne présentent aux yeux que les unions locales, comme
celles de Sheiïield, déplorables coteries de malfaiteurs, de dupes ou
de victimes; ceux au contraire qui prétendent faire admirer et aimer
les trade's unions insistent uniquement sur les grandes associations
nationales, comme celles des mécaniciens ou des charpentiers fu-
sionnés, et décrivent avec détail leur organisation, l'intelligence et
la modération de leurs chefs, la discipline et la bonne tenue de leurs
affiliés.
Si l'on se formait une idée de la conduite des unions anglaises
uniquement sur l'examen de leurs statuts, on ne serait pas éloigné
de reconnaître que ces sociétés réalisent l'un des types les plus ac-
complis du gouvernement de tous par tous. Il n'est pas de constitu-
tion, fabriquée de toutes pièces dans la tête d'un philosophe, oîi de
924 REVUE DES DEUX MONDES.
plus grandes précautions aient été prises pour prévenir les abus de
lK)uvoir et pour remettre aux mains des intéressés la décision et le
contrôle de toutes les affaires importantes. C'est un des points de
vue les plus curieux de l'histoire de l'unionisme que l'observation
du fonctionnement des institutions démocratiques radicales sans
aucun alliage d'esprit aristocratique ou bourgeois. Ceux qui se sont
fait un idéal social d'où disparaîtrait toute autorité personnelle qui
ne proviendrait point du mandat populaire peuvent contempler les
traders unions et se complaire à cette vivante image de leurs rêves.
C'est surtout dans les petites sociétés locales qu'enferme l'enceinte
étroite d'une ville et d'un métier que l'on doit s'attendre à décou-
vrir les fruits naturels et bienfaisans des principes, des mœurs et
des traditions démocratiques dans leur pureté originelle. Les corpo-
rations de cette catégorie ont un nombre de membres restreint,
quelques centaines le plus souvent, trois ou quatre mille au plus.
Tous se connaissent, se rencontrent chaque jour à l'ouvrage, sont
au courant des affaires qui font l'objet de leur association. Quelle
occasion plus belle pour inaugurer ce que l'on appelle le gouverne-
ment direct, et pour le pratiquer avec sincérité et efficacité ! Com-
ment supposer que la majorité n'ait pas le dernier mot dans ces
réunions d'amis et de frères , que les fonctions qui sont électives et
de courte durée ne présentent pas toutes les garanties de responsa-
bilité véritable, qu'il soit possible à quelques hommes de s'imposer
à ces sociétés malgré leur répugnance, de s'y arroger un pouvoir
absolu et de s'ériger en césars dans ces imperceptibles républiques?
Et cependant les faits sont là, évidens, inexorables, qui prouvent
que dans toutes ces unions inférieures il n'y a ni liberté ni contrôle.
Les partisans les plus décidés des associations ouvrières anglaises
sont contraints d'en convenir. Nul n'est plus explicite sur ce point
que l'ardent apologiste des tradés iinions, M. Thornton. « C'est
dans ces unions restreintes, dit-il, -qu'on peut voir à l'occasion se
manifester la fréquente prédilection du suffrage universel pour l'im-
périalisme, son inclination à laisser le soin de régler toutes choses à
un seul individu. Si nous voulions trouver à quoi ressemblent dans
l'antiquité les unions urbaines, il nous faudrait jeter les yeux sur
ces petites démocraties de la Grèce primitive qui, par suite appa-
remment de leur extrême petitesse, dégénérèrent rapidement en
aristocraties ou en autocraties. »
Bien des circonstances secondent et perpétuent cette concentra-
tion des pouvoirs. Les conditions mêmes qui en théorie semblent à
quelques-uns le plus propices au jeu régulier des institutions libres
se retournent dans la pratique, et amènent des effets contraires à
ceux que l'on se croyait en droit d'attendre. Le petit nombre des
LA QUESTION OUVRIERE. 925
membres des unions, leur perpétuel contact, favorisent l'intimidation
et la corruption même. Sans cesse sous les yeux des fonctionnaires
qui émanent nominalement de leur choix, les aflîliés sont soumis à
une siu'veillance d'Argus qui pas un instant ne les abandonne. Ils
ont toujours besoin du concours de leurs chefs pour se procurer de
l'ouvrage quand ils en manquent, pour obtenir des secours en cas
de maladie, d'accident ou de chômage forcé; contre les décisions de
la junte directrice, ils n'ont d'ailleurs aucun recours. Il n'est pas
besoin d'être grand prince pour se livrer au favoritisme ou à l'arbi-
traire. Tout chef d'une petite union anglaise a ses moyens de ré-
compense et de punition, par conséquent aussi ses courtisans et ses
esclaves. Quelle est dans ces infimes sociétés démocratiques l'iné-
galité des charges et de l'autorité entre des fonctionnaires égaux
par l'origine de leur mandat? Une intéressante déposition de l'en-
quête vient nous l'apprendre. L'on demandait à un ouvrier qui
avait siégé pendant seize semaines dans le comité d'une union
quelles étaient les fonctions des membres de ce comité. Le témoin
répondit qu'il ne le savait pas. — Mais vous-même que faisiez-
vous? — J'étais assis en silence, et je sirotais de l'aie. — Et les
autres, que faisaient-ils? — Beaucoup sirotaient aussi leur aie. —
Dans la réunion sur laquelle le témoin était interrogé, il avait, di-
sait-il, signé un papier rédigé par le secrétaire, mais il ne l'avait
pas lu, ni entendu lire, et il en ignorait le contenu. — Mais les mem-
bres du comité n'ont-ils donc rien autre chose à faire que de siro-
ter de la bière? — Le témoin ne le pouvait dire. Pendant les seize
semaines qu'il avait siégé, il n'avait rien découvert à cet égard.
Comment en serait-il autrement? Ces petites républiques ont, elles
aussi, leurs candidats officiels que l'on paie en pots de bière et dont
on n'exige que des signatures, instrumens passifs qui se sont en-
gagés d'avance à ratifier toutes les décisions ou tous les comptes
qu'ils sont supposés contrôler. Il serait intéressant de tracer la phy-
sionomie des fonctionnaires de ces irades unions locales. En nous
abandonnant cà notre inspiration propre, nous craindrions de faire
un portrait de fantaisie qui touchât à la caricature; laissons ce soin cà
l'apologiste habituel des associations ouvi'ières anglaises, M. Thorn-
ton, qui s'acquittera de cette tâche en maître. « Vrais démagogues,
dit-il, tapageurs, avides, ail tongue and stomach (toute langue et
tout estomac), ils arrivent à une fonction à force de déclamation et
d'hypocrisie, et ne la convoitent que pour les rations de pain et
de poisson, de bière et de grog qu'elle rapporte, le petit relief
qu'elle donne, la paresse qu'elle autorise, et les faciUtés qu'elle offre
pour commettre des détournemens et des malversations. Des ap-
pâts de ce genre dans les unions ne font pas faute aux ambitions
926 REVUE DES DEUX MONDES.
de bas étage. » La vérité de ces paroles est confirmée par les faits
les mieux établis; ce n'est pas seulement la présence d'un Brodhead
à la tête de la corporation des remouleurs de scies de Sheffield,
c'est tout un ensemble de circonstances analogues que l'on ne peut
prétendre accidentelles ou transitoires. N'a-t-on pas vu quelques-
unes de ces petites associations maintenir en fonction des hommes
convaincus d'avoir provoqué des crimes et stipendié des assassins?
Tous les chefs ne sont pas sans doute aussi profondément dépravés,
mais la plupart n'offrent aucune garantie sérieuse de caractère et
d'esprit de conduite. « Ces hommes, dit encore M. Thornton, n'ont
pas été assurément investis de leurs fonctions sans égard pour les
aptitudes qu'elles exigent; mais ils les doivent aussi en grande par-
tie k d'autres recommandations, parmi lesquelles figure principale-
ment leur qualité de bons convives. Il est peut-être indispensable
qu'ils possèdent une instruction suffisante pour rédiger passable-
ment un rapport ou un flamboyant manifeste; mais, s'ils ont la ré-
putation d'être de joyeux compagnons, d'une gaîté discrète entre
deux vins, sachant chanter une chanson égrillarde et raconter un
bon conte, cela ajoute énormément au crédit qu'ils inspirent. »
INous n'aurions pas cru nos voisins aussi accessibles à ces charmes
extérieurs et à ces grâces superficielles que notre sociabihté fait ap-
précier à la population française. Telle est la constitution de ces
unions locales, et voilà leurs chefs; pour qu'on les juge en toute
connaissance de cause, il nous reste à montrer quelles sont leurs
œuvres; c'est ce que nous examinerons plus loin.
Plus régulières et plus imposantes dans leurs allures, plus res-
pectables aussi, pour employer une heureuse expression anglaise,
sont les trade's unions qui s'étendent à toute une province ou à tout
un district. Le despotisme des chefs y est plus dissimulé sous les
apparences ; il s'y fait jour d'une manière moins brutale et y laisse
une place plus grande soit à la discussion, soit même parfois à la
résistance. Ces unions provinciales sont naturellement divisées en
plusieurs branches appelées loges, que domine un comité central et
exécutif; mais ce ne sont pas les institutions représentatives qui
fonctionnent dans ces associations et les régissent. L'ouvrier a tou-
jours une prédilection pour le gouvernement direct, croyant y trou-
ver plus de garanties. Toutes les importantes questions de « politique
pratique, » — ce mot pompeux est une métaphore pour désigner
les grèves, — sont systématiquement remises au sulïrage univer-
sel. L'un des commissaires de l'enquête, M. Harrisson, nous a dé-
crit le procédé qui met cette machine en mouvement. Des bulletins
de vote sont envoyés à tous les membres de la société. Plusieurs
fois de suite les mesures à prendre sont examinées dans chaque loge
LA QUESTION OUVRIERE. 927
par l'ensemble des affiliés. Dans certains cas, par exception, les dif-
férentes loges choisissent des délégués qui se concertent entre eux,
non sans en appeler parfois à leurs constituans, et souvent après
plusieurs mois de délibérations publiques l'on s'arrête à la décision
qu'appuie la majorité des suffrages. Où trouver une constitution plus
rationnelle et plus parfaite? Malheureusement elle est aussi déce-
vante en pratique que recommandable en théorie. Ce sont les mem-
bres du comité directeur qui ont la haute main et le dernier mot
dans toutes les discussions. On l'a bien vu dans la dernière et im-
mense grève des puddlers du Staffordshire , qui, de l'aveu des dé-
fenseurs mêmes des trades unions, a été déterminée uniquement par
la junte dh-ectrice.
Il est naturel, il est inévitable que les fonctionnaires qui sont h la
tête de ces associations aient une disposition, inconsciente peut-être,
à encourager, si ce n'est à provoquer les grèves. Ce serait mal
connaître les hommes que de ne pas les croire capables d'abuser des
pouvoirs presque illimités que les circonstances leur ont confiés. Ce
serait ignorer complètement le caractère de ces ouvriers parvenus
que de ne pas constater l'irrésistible fascination qu'exerce sur leur
esprit naïf la facilité de jouer un rôle public et d'être aux yeux de
tous des personnages. Présider de grands meetings, faire des dis-
cours devant de nombreuses assemblées, rédiger des manifestes,
parlementer sur le pied d'égalité avec d'opulens patrons, diriger,
pousser, retenir les masses obéissantes, conclure et signer des traités
de paix, voir son nom imprimé dans tous les journaux et répandu
sur tout le territoire, est-ce qu'il n'y a pas dans cette puissance et
dans cette célébrité, si éphémères qu'elles soient, un appât séduc-
teur, un charme entraînant, un indomptable attrait? Toutes ces
jouissances, qui semblaient autrefois réservées aux classes riches, il
est donné aujourd'hui aux esprits distingués des classes inférieures
de les savourer; c'est avec délices et enivrement qu'ils goûtent ce
fruit jusque-là défendu. L'on amuse les hommes comme les en-
fans avec des hochets. Dans ces jeux de l'ambition, ils peuvent ap-
porter plus de sérieux et de gravité en apparence, mais au fond
ils gardent la même naïveté. La plupart de ces chefs ne sont d'ail-
leurs pas des ambitieux vulgaires, ce sont aussi des croyans; ils ont
foi en leur credo, ils se regardent comme les représentans attitrés
de l'humanité souffrante et militante, comme les pionniers de l'a-
venir. Au sentiment exagéré de leur importance personnelle, ils joi-
gnent celui d'une mission providentielle; ce sont des tribuns dou-
blés d'apôtres.
Nous arrivons à ces grandes associations nationales qui fournis-
sent aux partisans de l'unionisme l'objet de peintures complaisantes
928 REVUE DES DEUX MONDES.
et de développemens lyriques. Ces vastes sociétés, dont quelques-
unes comptent jusqu'à 50,000 adhérens, frappent de respect, si ce
n'est de stupeur, ceux qui s'approchent d'elles pour les étudier. Ce
n'est pas que toutes soient exemptes de défauts graves qui sautent
dès l'abord aux yeux. Il en est, comme la corporation des mineurs,
la plus importante de toutes par le nombre, qui se montrent parfois
dans la pratique aussi turbulentes et aussi anarchiques que les plus
petites unions locales. Elles ont des délégués payés, qui sont des
agitateurs à gages. Un ouvrier, qui déposait devant la commission
d'enquête, dépeignait admirablement l'éloquence et l'action de l'un
de ces délégués, u II excitait les ouvriers à un très haut degré, mais
souvent sans se rendre compte de l'effet de ses paroles; c'était du
reste un orateur très puissant, qui avait une très puissante voix et
qui faisait beaucoup de bruit. — Comme un tambour? » reprit
M. Rœbuck, l'un des plus éminens membres de la commission. Un
fracas confus de paroles qui entraînent les masses ouvrières à la
bataille, c'est souvent là toute la philosophie et toute la politique
des fonctionnaires unionistes. Il ne faut cependant pas calomnier
par des assimilations inexactes les corporations modèles, comme
celles des mécaniciens ou des charpentiers fusionnés. Là se ren-
contre un appareil complet d'institutions sagement pondérées.
L'union des charpentiers fusionnés [amalgamated carpentei's) n'a
guère que 8,000 membres répartis en 190 branches ou loges : c'est
peu pour une association nationale de premier ordre; mais elle ra- '
chète son infériorité numérique par sa bonne organisation inté-
rieure. Une loge ne peut compter moins de 7 membres, ni plus de
300. Chaque loge est d'ailleurs un corps complet, ayant ses fonc-
tionnaires propres, élus généralement tous les trois mois, sauf le
trésorier, le secrétaire et le rapporteur, qui restent une année en
charge : elle recueille, garde et dépense ses propres revenus; elle
jouit ainsi du self-govermnent. Les dignitaires sont élus dans des
assemblées auxquelles chaque membre doit assister sous peine d'a-
mende. Il y a, toutes les fois que les circonstances le requièrent,
des réunions du comité pour l'expédition des affaires courantes;
tous les quinze jours, la loge entière est convoquée en assemblée
générale ordinaire pour contrôler, approuver, réformer les décisions
des fonctionnaires et régler l'emploi des fonds. Le pouvoir central
de la société est conféré à un conseil général, composé de 1 prési-
dent et de 16 membres, dont 6 sont élus par les loges de Londres
et les autres par les loges provinciales. Ce conseil est renouvelable
par moitié tous les six mois. Comme les membres provinciaux n'au-
raient guère le temps ni les moyens d'assister à de fréquep.tes réu-
nions dans la métropole , le maniement des affaires est abandonné
LA QUESTION OUVRIERE. 029
en fait à un conseil exécutif qui comprend les 6 membres métro-
politains etl président élu par les loges de Londres. Ce conseil exé-
cutif a des attributions très nettement délimitées en théorie, mais
presque infinies en pratique. Il exerce sur les différentes loges un
droit de contrôle et de tutelle; il surveille spécialement leurs
finances, juge les appels formés contre leurs décisions, autorise
l'établissement de nouvelles loges, décrète, sanctionne et clôt les
grèves. II n'a d'ailleurs pas le pouvoir constituant, qui n'appartient
qu'à la société tout entière. Les décisions du conseil exécutif ne
sont pas sans appel; si une log3 se prononce contre à la majorité des
deux tiers des voix, l'on doit recourir à un plébiscite. Le suffrage
universel décide ainsi en dernier ressort, et casse ou modifie les
résolutions des fonctionnaires élus. On voit combien de précau-
tions ont été prises pour que les autorités unionistes ne soient que
les humbles exécuteurs de la volonté populaire. Vanité des consti-
tutions écrites, quand elles sont en opposition avec les mœurs et
les siluations sociales! Ces mandataires entourés de tant de li-
sières théoriques ont dans la pratique les allures les plus indépen-
dantes. Rééligibles tous les six mois, ils sont perpétuellement réé-
lus; ils se maintiennent de longues années en charge, et sont bientôt
considérés comme des hommes nécessaires. Ils respectent la lettre
des statuts et en violent l'esprit. Ils jouissent de l'avantage im-
mense de l'initiative, prennent leur temps pour poser les questions,
rédigent les formules et ont toujours gain de cause. C'est une illusion
de s'imaginer qu'on peut fonder une liberté réelle et un contrôle effi-
cace dans une société où tout est poussière, où le niveau implacable
d'une égalité géométrique n'a laissé subsister que des molécules
éparses, sans cohésion ni résistance. La diversité des conditions et
des influences sociales, c'est une pièce nécessaire au mécanisme des
institutions lib^ra'es, c'en est même le moteur essentiel. Dans ces
vastes associations d'individus que l'on appelle les unions natio-
nales, il n'y a pas un homme qui ait une personnalité assez forte, un
crédit assez universel, une situation assez affermie, pour se dres-
ser contre les fonctionnaires élus et former un noyau d'opposition.
D'autres circonstances, qui tiennent au but même de l'unionisme,
tendent à y déve'opper la concentration des pouvoirs et à empêcher
le contrôle. Les unions sont des corps militans; à proprem.3nt par-
ler, ce sont des régimans, une armée toujours en présence de l'en-
nemi. Dans cette lutte acharnée et sans trêve que le travail a entre-
prise contre le capital, la nécessité de la discipline est reconnue par
tous. La soumission aux ordres des chefs est la première qualité
requise. Ce n'est pas à l'hsure de la lutte, c'est après le triomphe
TOME LXXXVI. — 1870. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
que les rivalités et les compétitions de personnes ou de principes
pourront trouver leur place.
C'est une loi providentielle ou, si l'on veut, une loi organique de
notre état social que la présence et le concours de toutes les classes
soient nécessaires pour le fonctionnement d'institutions libérales.
Ayez un gouvernement d'aristocratie, de bourgeois ou d'ouvriers,
et vous n'aurez jamais qu'un gouvernement despotique : ce sera un
comité de salut public, un conseil des dix ou une dictature ; ce ne
sera pas une administration pacifique et régulière. Dans toutes ces
associations, qui se recrutent exclusivement au sein d'une classe en
vue d'une lutte sociale, ce seront toujours les minorités radicales qui
exerceront la prépondérance. Le fait est reconnu par les plus chauds
partisans de l'unionisme, par M. Thornton lui-même. « Il ressort
clairement, dit-il , que les conseils exécutifs des unions ouvrières
sont parfaitement en situation d'exercer sur les membres la haute
pression dont l'opinion publique les accuse. Il est en outre certain
que tous maintenant exercent cette pression d'une manière plus ou
moins violente, ce plus ou ce moins dépendant, pour chaque cas
particulier, en partie du caractère collectif de l'union engagée dans
l'affaire, en partie des caractères individuels de ses directeurs. »
Les fonctionnaires de ces grandes unions nationales diffèrent
beaucoup de leurs collègues des unions inférieures : ce sont des let-
trés, des diplomates, des politiques. Ils ont les yeux fixés sur l'ave-
nir, et par conséquent évitent ou préviennent les impatiences et les
tentatives hasardées ou prématurées; ils affectent la modération, le
calme et la dignité. Leur parole est emmiellée ; ce sont des pilotes
qui prétendent à l'habileté non moins qu'à la vigilance : ils co-
pient les hommes d'état, beaucoup sont de véritables doctrinaires.
Le sentiment de la responsabilité immense qui pèse sur eux les
oblige d'ailleurs à contenir leur personnel plutôt qu'à l'exciter.
Ces positions ne sont pas des sinécures, elles exigent une activité
fébrile, au moral et au physique. L'un des directeurs de ces so-
ciétés, M. Mac Donald, président de l'association nationale des
bouilleurs, déclare qu'en sept ans il a pris part à 1,600 réunions,
parcouru 230,000 milles (près de 100,000 lieues), écrit 17,000 let-
tres. Pour tous ces labeurs, ces fonctionnaires ont de maigres ap-
pointemens. Le secrétaire-général de la société des charpentiers
fusionnés n'a que 130 livres sterling par an, soit 3,250 francs. Les
allocations extraordinaires pour frais de déplacement sont plus gé-
néreusement calculées. Comme jeton de présence à une assemblée
de jour, un membre du conseil exécutif des mécaniciens reçoit l'é-
quivalent de son salaire habituel, plus 5 shil. ou 6 shil. 6 pence
LA QUESTION OUVRIÈRE. 931
selon l'éloignement du lieu de la réunion. Un délégué de la même
société envoyé en mission touche, outre son salaire ordinaire et
ses frais de voyage, 7 shillings par jour pour « autres dépenses. »
Un meeting que tinrent, il y a deux ans, les maçons en briques de
Sheffield coûta 27,000 francs à la société, chaque membre ayant
reçu 14 francs 33 centimes par jour, plus ses frais de logement et
de transport en chemin de fer, sans compter 60 centimes pour ra-
fraîchissemens.
Dans ces corporations, comme dans toutes les associations hu-
maines, les finances jouent un grand rôle. Nous avons déjà indiqué
que, pour remplir leurs caisses, l'immense majorité des unions an-
glaises avaient eu recours à l'appât des secours mutuels; quelques-
unes même vont jusqu'à donner à leurs membres des pensions de
retraite. Dans la société des charpentiers fusionnés, chaque affdié
doit, outre une entrée de 5 shil. (6 fr. 25), une cotisation hebdoma-
daire de 1 shil. (l fr. 25), c'est-à-dire 2 livres sterl. 13 shil. par an
(66 fr. 25). Le salaire de ces ouvriers étant habituellement de 30 à
36 shil. par semaine, les versemens qu'ils font à l'union équivalent
à une taxe de 8 pence par livre sterling de revenu, ou de 3 pour 100.
Le budget de l'union se divise en trois chapitres. L'un est consacré
aux secours mutuels, et comprend, entre autres articles, des sub-
ventions allant jusqu'à 12 shil. par semaine en cas de maladie, des
pensions hebdomadaires de 5, 7 ou 8 shil. aux vieillards, des frais
d'enterrement qui s'élèvent jusqu'à 12 livres sterl. (300 fr. ) pour
tout membre faisant partie de la société depuis plus de six mois. Le
second chapitre concerne les affaires dites du métier, c'est-à-dire
principalement l'entretien des grèves. Le dernier chapitre renferme
les frais généraux. Si l'on considère qu'outre les avantages énoncés
l'union promet à ses adhérens des primes pour l'émigration, des in-
demnités en cas d'accident, des assurances contre la perte de leurs
outils, on peut juger qu'une pareille association est un immense bien-
fait pour ceux qui en font partie; mais ici encore il faut se mettre en
garde contre les séductions des statuts. Quoique jusqu'à présent,
dans les années de paix industrielle, les grandes unions aient toujours
équilibré leur budget par des excédans considérables, il résulte des
recherches d'habiles comptables qu'à la longue, quand leurpersonnel
sera un peu vieilli et qu'elles devront servir des pensions de retraite,
elles seront dans l'impossibilité de tenir leurs engagemens. Il en se-
rait ainsi alors même que ces associations emploieraient toutes leurs
ressources à un but charitable ei renonceraient à les gaspiller en
frais de grèves. Or jusqu'ici c'est toujours la grève qui est le but
de l'unionisme, c'est en vue de la soutenir qu'on recueille et qu'on
amasse des capitaux. Par la perspective des secours mutuels et des
932 REVUE DES DEUX MONDES.
retraites, les unions ont recruté de nombreux aclhérens. L'ouvrier
qui, séduit par ce mirage, leur a fait quelques versemens, pour ne
pas perdre ses droits acquis est obligé à une passive obéissance,
car, fît-il partie depuis vingt ans de l'association, il est toujours ex-
posé à une expulsion arbitraire sans la moindre indemnité. D'un
autre côté, la tentation est bien forte pour les fonctionnaires unio-
nistes de sacrifier à la guerre industrielle les fonds destinés à assu-
rer le repos de leurs adhérens. La pratique justifie souvent ces deux
vers anglais si judicieux :
« How oft the siglit of means to do ill deeds
Makes deeds ill donc. »
Que les comptes de ces unions laissent fort à désirer sous le rap-
port de l'exactitude, personne n'en sera surpris. D'abord la classe
ouvrière entend peu la comptabilité; puis, ce qui est plus grave, il
y a de fréqu^îus exemples d'iniprobité. Ce ne sont pas seulement les
caissiers qui empoitent la caisse, l'effronterie et l'hypocrisie vont
plus loin; l'on a vu des trésoriers sommés pendant la nuit de re-
présenter le matin suivant les fonds qui, d'après leurs livres, de-
vaient être entre leurs mains, avoir leur maison brûlée ou pillée
avant le jour. Des secrétaires ont- souvent déchiré de leui* grand
livre les pages qui auraient fait découvrir leurs fraudes. Ces détour-
nemens criminels sont quelquefois d'une impudence qui atteint le
comble du ridicule et du comique. Il s'est trouvé un caissier qui a
eu recours à l'ingénieux expédient de laisser tomber son livre dans
le feu et de l'y laisser se consumer entièrement, parce que, dit-il
ensuite sans s'excuser, il n'avait pas de pincettes à sa disposition, et
se serait brûlé les doigts, s'il avait essayé de le retirer des flammes.
Il y a loin de là certes à ces habitudes de régularité scrupuleuse qui
distinguent les maisons commerciales anglaises. Nos voisins aiment
à raconter avec orgueil que, dans une grande maison de banque de
Londres, où tous les jours on remue des millions, les comptes ayant
présenté un soir une erreur d'un penny (10 centimes), personne ne
quitta l'établissement que le malheureux penny ne fût retrouvé. Il
est encore des vertus ou des qualités bourgeoises dont bs fonction-
naires unionistes auraient besoin de faire l'apprentissage.
II.
Nous avons étudié le mécanisme de l'organisation des unions an-
glaises, il est temps de le voir fonctionner. Les unions poursuivent
l'élévation de la condition de l'ouvrier, but légitime, méritoire
même; mais presque toutes ces associations se sont trompées sur
LA QUESTION OUVRIERE. 933
les meilleurs moyens de l'atteindre. Il importe cependant de ne
pas faire peser sur elles une égale responsabilité, de ne pas perdre
de vue la distinction radicale que nous avons établie entre les pe-
tites unions locales et les giandes unions nationales. Prenons comme
exemple l'union des briquetiers. On sait que toutes les villes anglaises
sont bâties en briques. 11 n'est pas téméraire de dire qu'on trouverait
difficilement sur la terre une engeance plus despotique, plus arro-
gante et plus inepte à la fois que ces populations de briquetiers an-
glais ; ils se sont formés en congrégations qui ont divisé le terri-
toire en zones et qui ne permettent pas l'entrée de briques faites
dans une zone étrangère; ils ont prohibé toute espèce de machines
ou d'engins, ainsi que l'emploi des briques mécaniques. Ils ont fait
avec les maçons et les tailleurs de pierres dtîS conventions dont
voici quelqu3s articles : les pierres ne peuvent être taillées dans
les carrières et doivent être amenées brutes à l'endroit où elles se-
ront employées; il est défendu à l'aide-maçon de porter des briques
dans une brouette; c'est dans une auge qu'il les doit mettre, et en-
core n'en doit-il avoir plus de huit à la fois. Grâce à ces règlemens,
la dépgnse pour le consommateur est surélevée de 35 pour 100. On
remplirait des pages entières de prescriptions aussi vexatoires. Mal-
heureusement la contagion de ces mesures arbitraires atteint les
unions d'ordre supérieur. Un des grands constructeurs de Londres,
M. Tjollope, raconte! que, s'adressant en ces termes à un ouvrier hon-
nête : « Eh bijn ' voyons, est-ce là ce que vous appelez une bonne
journée de travail? » il lui fut répondu : « Non, monsieur; mais on ne
me permet pas de faire plus que rties camarades. » Une autre fois le
même industriel reprochait à un ouvrier de se rendre à son ouvrage
comme un limaçon. « J'en suis bien fâché, monsieur, lui répliqua-
t-on; mais on ne nous permet pas de nous échauffer, si c'est votre
temps que nous dépensons. » Tous ces faits ne sont que trop réels,
beaucoup d'unions font un crime à leurs affiliés d'être actifs au tra-
vail; il ne leur est pas permis de devancer leurs camarades {to best
their mates). Trop de diligence à l'atelier peut entraîner une
amende à la loge. D'autre part, même les grandes corporations
sont hostiles à l'introduction des machines ou en paralysent les ef-
fets bienfaisans. Que de luttes n'a pas eu à soutenir un industriel
sorti de la classe ouvrière, M. Nasmyth, pour avoir inventé ces
mervJlleuses machines-outils qui ont si fort contribué au dévelop-
pement de notre civilisation contemporaine! M. le comte de Paris
nous raconte que dans les Mcrsey iron works deux ouvriers lami-
neurs, qui ne travaillaient pas plus que leurs camarades, se trou-
vèrent gagner, l'un ZiOO livres sterling (10,000 fr.), et l'autre AôO li-
vres sterling (11,250 fr.) par an, parce qu'un perfectionnement
934 REVUE &ES DEUX MONDES.
mécanique avait été introduit dans la fabrication, et qu'il n'avait
pas été possible aux patrons de changer la base des tarifs de sa-
laires auparavant en usage. On devine si un pareil état de choses
facilite les progrès de la production.
Une des prétentions les plus exorbitantes des unions anglaises
et assurément la plus universelle de toutes, c'est de fixer et de
restreindre le nombre des apprentis. Sur ce point, il n'y a qu'une
voix dans les grandes comme dans les petites associations. On doit
croire que les ouvriers unionistes ont une conscience particulière ou
une conception toute spéciale de notre régime industriel; c'est avec
une parfaite naïveté qu'ils exposent à cet égard leurs revendications
sans se douter de ce qu'elles ont de tyrannique et d'injuste. « La
limitation du nombre des apprentis, dit l'un d'eux, est toute simple :
nous considérons que, comme ouvriers qui avons été élevés dans
ce métier et avons passé plusieurs années à l'apprendre, nous avons
le droit, dans une certaine mesure, de limiter le nombre des bras
précisément à la demande qui peut exister. » C'est prétendre à
beaucoup de clairvoyance et d'impartialité. Un autre parle avec
moins dâ détours. « La manière dont nous considérons cette ques-
tion des apprentis est simplement celle-ci : nous avons appris un
métier, et nous voulons qu'il nous permette une vie honorable {res-
pectable living). » Il ne vient même pas à la pensée de cet affilié
des unions que beaucoup d'autres personnes dans le monde vou-
draient, elles aussi, vivre honorablement. Si les ouvriers seuls
étaient imbus de ces sophismes, on aurait des regrets, non de l'é-
tonnement; mais beaucoup de publicistes les accueillent et les pro-
pagent. Or qu'arriverait-il si toutes les professions qui tiennent la
tête de l'échelle du travail faisaient triompher cette prétention de
restreindre le nombre des apprentis? C'est qu'en dehors d'une cer-
taine classe de privilégiés, tous les ouvriers seraient condamnés à
être des manœuvres. En réalité, c'est une petite aristocratie d'arti-
sans qui veut s'attribuer le monopole des métiers lucratifs aux dé-
pens des travailleurs moins fortunés et de la jeune génération. Pour
les partisans de ce système, la connaissance et la pratique d'un art
manuel est une propriété comme une charge de notaire ou d'avoué.
« Nous ne demandons pas, disait un affilié des trade's lun'om, que
la loi intervienne pour étendre à cette propriété la même protection
qu'aux privilèges des avocats, des médecins et des autres professions
dites libérales; nous cherchons à nous l'assurer par la formation
des unions. » Il y a dans ces paroles une assimilation choquante:
quoi que l'on puisse penser de l'utilité des examens pour l'entrée
du barreau ou de la carrière médicale, il est complètement fiux de
dire que le nombre des avocats ou des médecins soit borné; ces
LA QUESTION OUVRIÈRE. 935
professions sont accessibles à tous. Encore le stage des avocats et
des médecins n'est-il nullement prescrit en considération des per-
sonnes déjà engagées dans ces carrières, c'est dans l'intérêt du pu-
blic et surtout des classes les moins éclairées qu'on l'exige. Fidèles
à la logique, les ouvriers unionistes poussent jusqu'aux mesures les
plus extrêmes le principe de la restriction de la concurrence. Ici,
l'on déserte deux ateliers parce que les patrons emploient leurs
propres fils; là, une union d'ourdisseurs ne permet pas" à la femme
et aux sœurs d'un de leurs membres d'ourdir, sous prétexte que
les règlemens interdisent ce travail aux femmes. Ailleurs, des per-
fectionnemens mécaniques ayant focilité certains travaux, les maî-
tres avaient cru pouvoir les confier à des enfans; ils avaient compté
sans les unions, qui voulurent les maintenir à des hommes faits.
Les associations les plus éclairées se rendent complices de ces abus
de pouvoir. Le secrétaire des mécaniciens fusionnés déclara dans
l'enquête que, depuis dix ans, une des principales causes de que-
relles avec les patrons était le fréquent emploi d'enfans. Or il ne
faut pas oublier que les prodigieux perfectionnemens survenus dans
la fabrication des machines y rendent beaucoup d'ouvrages très fa-
ciles et peu fatigans.
Le travail à la tâche est également attaqué et prohibé par beau-
coup de trades unions, et en particulier par les plus puissantes et
relativement les plus éclairées de ces sociétés, celles des ouvriers en
bâtimens et celles des mécaniciens. Ce serait faire injure au lecteur
que d'exposer ici les raisons qui font du salaire à la tâche le mode
de rétribution le plus parfait et le plus avantageux à la fois aux ou-
vriers, aux patrons et à la société tout entière. On parle beaucoup
depuis quelques mois d'associer les travailleurs aux profits des pa-
trons; or le travail aux pièces est une forme de cette participation
aux bénéfices, mais les unionistes sont d'un avis contraire. Il n'est
pas de sophismes qu'ils n'emploient pour justifier leurs préventions
contre ce mode perfectionné d'organisation de l'industrie. Ils allè-
guent que le travail à la tâche pousse les ouvriers à l'intempérance,
qu'il rabaisse la main-d'œuvre et produit de mauvais ouvrage. Il se
trouve des écrivains de talent, comme M. Thornton, pour appuyer
ces préjugés, en dépit de l'évidence et de l'accord unanime des in-
dustriels, qui n'ont pourtant aucun intérêt à avoir des ouvriers dé-
bauchés et du travail mal fait. Nous regrettons que M. le comte de
Paris semble donner sur ce point gain de cause aux réclamations
des unionistes. « Pourquoi le paiement à la journée serait-il si mau-
vais, disait un ouvrier devant la commission d'enquête, puisque,
depuis le premier ministre de sa majesté jusqu'au dernier mousse
de la marine royale, tous les employés de l'état sont payés à la
journée, et n'en remplissent pas moins bien leur devoir? » Cette
936 REVUE DES DEUX MONDES.
réponse plus ou moins spirituelle ne saurait satisfaire le bon sens :
le travail à la tâche n'est possible que dans les occupations qui pro-
duisent un résultat matériel facilement appréciable et mesurable;
or ce n'est pas le cas pour les services intellectuels d'un administra-
teur; ce n'est pas le cas non plus pour l'ouvrage d'un matelot de la
marine de l'état, qui ne fournit, en fin de compte, aucun article
ayant une valeur reconnue dans le commerce. 11 faut traiter avec
sévérité tous ces déplorables sophismes. La vraie cause de l'hosti-
lité de plusieurs irades unions importantes contre le travail à la
tâche a été indiquée par les commissaires de l'enquête, c'est que ce
mode de paiement fait ressortir l'immense influence de la volonté et
de l'attention sur la productivité du travail. Les médiocres ouvriers
n'ont aucun intérêt à la constatation de cette vérité, et, comme ils
dominent dans les unions, ils prohibent toute autre forme de rétri-
bution que le salaire à la journée.
Toutes ces prétentions des ouvriers unionistes n'ont dans la pra-
tique d'autre appui que les grèves. La préparation et l'organisation
des grèves, c'est donc la grande affaire des triidés unions, tout le
reste n'est qu'accessoire; mais une grave difficulté se présente. Pour
que les coalitions soient efficaces, il faut l'unanimité de tous les tra-
vailleurs d'un métier ou tout au moins d'une usine; il faut en outre
prévenir l'arrivée d'ouvriers étrangers. Par un système de terreur
organisée, les associations anglaises ont essayé d'atteindre ce ré-
sultat. Il n'est moyen d'intimidation auquel elles n'aient eu recours.
11 faut ici encore distinguer les corporations locales et les corpora-
tions nationales. Les premières n'ont reculé devant aucune violence
et aucun crime : les autres se sont montrées plus réservées, plus
dissimulées, disons le mot, plus hypocrites. 11 est inutile de faire
ici le récit des crimes de Sheffield ou de Manchester : des ouvriers
inoffensifs tués à coups de fusil, des familles entières que Ton fait
sauter avec de la poudre, c'est là ce que dans l'argot des unionistes
on appelle nj'ob, une petite affaire. Il se trouve des hommes qui, à
prix débattu, se chargent de ces exécutions. Nous avons les comptes
des unions, et nous savons à combien reviennent au xix*^ siècle les
assassinats, les incendies et autres méfaits. Les Saltabadils et tous
les spadassins de théâtre ou de roman sont loin de vendre leurs
services à si bon compte. Si, dans une œuvre d'imagination, on
lisait que deux hommes se sont chargés, moyennant 37 francs
50 cent, chacun , de faire sauter dans sa maison avec de la poudre
ime personne qui leur était inconnue, on crierait à l'invraisara-
blance: cependant ce fait et d'autres analogues sont démontrés par
l'enquête. On connaît l'étrange épisode historique du vieux de la
montagne et des ismaéliens il y a huit siècles. Poussés par l'es-
poir d'un paradis dont on leur donnait un avant-goût terrestre, les
LA QUESTION OUVRIERE. 937
disciples fanatisés de ce mystérieux personnage se livraient sans
hésiter à tous les assassinats qui leur étaient ordonnés. Les unions
ouvrières ne manquent pas davantage de séides ou de bandits.
L'apologiste de ces associations, M. Thornton, n'hésite pas à le re-
connaître. « Dans toute grande union ouvrière, dit-il, il y a tou-
jours des individus aussi disposés que les carhonori italiens ou les
ribandmen écossais à exécuter tout ce que leurs chefs leur com-
manderont, pourvu qu'ils soient payés en conséquence. » Et ce n'est
pas là une situation transitoire. Les membres de la commission
d'enquête les plus favorables aux iradé s unions reconnaissent que
les crimes de Sheflield ne forment que quelques anneaux d'une
longue chaîne de méfaits. Ils avouent que les hlue books qui con-
tiennent les rapports des comités parlementaires de 182Zi, 1825,
1838, regorgent (/rm?) d'histoires aussi lugubres. Il paraîtrait même
que les procédés des unionistes se seraient amendés : ils auraient
renoncé à l'usage du vitriol pour défigurer ceux qui les gênent. En
revanche, ils continuent à pratiquer les incendies; les faits de Thorn-
cliffe, vieux de deux mois à peine, en sont la preuve. Il est des at-
tentats qui sont plus odieux encore : tel est celui de faire sauter à
coups de pouce les yeux de ceux qui entravent l'action des unions, to
gouge ihe eyes oui. — L'histoire d'Italie nous apprend que du temps
d'Alexandre VI, le duc de Gandia ayant été assassiné et jeté dans
le Tibre par son frère César, on procéda à une enquête. Un bate-
lier avait tout vu, et quand on lui demanda pourquoi il n'avait pas
fait sa déposilion plus tôt, il répondit qu'ayant connu dans sa vie
un grand nombre d'aventures pareilles auxquelles personne n'avait
fait attention, il n'avait pas cru que la dernière dût produire plus
d'impression que les autres. Dans la récente enquête anglaise, il se
passa quelque chose d'analogue. Un grand nombre d'ouvriers, in-
terrogés sur des faits d'intimidation dont ils avaient été victimes,
refusèrent d'abord de parler, puis déclarèrent qu'ils s'explique-
raient, si on leur donnait les moyens d'émigrer aussitôt après leur
déposition. Quand on a réussi à inspirer cette terreur, il n'est besoin
que de l'entretenir de loin en loin par quelques rares actes d'op-
pression. — Il est d'autres pratiques moins criminelles, mais d'un
usage plus général : tel est le rattening, qui consiste à dérober à
un ouvrier ses outils et à le mettre ainsi dans l'impossibilité de tra-
vailler.
Les grandes unions nationales se gardent d'encouiager des mé-
faits aussi éhontés, c'est un mérite que nous leur reconnaissons;
mais entre leur conduite et celle des unions locales il n'y a qu'une
différence de forme et de mesure. Leur politique repose aussi sur
l'intimidation ; elles y apportent seulement plus de ménagemens en
apparence. Un de leurs procédés habituels est de déf-^ndre à leurs
938 REVUE DES DEUX MONDES.
affiliés de travailler avec des ouvriers non-unionistes. Il n'y a rien
là qui puisse tomber sous le coup de la loi. Qu'on réfléchisse cepen-
dant aux conséquences de cette excommunication. Les grandes as-
sociations des mécaniciens et des charpentiers comprennent soit la
moitié, soit les deux tiers des ouvriers de ces deux états; or, les
unionistes refusant de travailler dans le même atelier que les non-
unionistes, il en résulte que ces derniers sont souvent dans l'im-
possibilité de trouver de l'ouvrage, ils sont réduits à une vie misé-
rable. Parfois, avec des bras robustes et une volonté énergique, ils
ne peuvent gagner le pain de leur famille. On nous dira que c'est
là une contrainte morale, ce n'en est pas moins une évidente vio-
lation de la liberté du travail. M. Thornton, dans une remarquable
page, a minutieusement décrit les efiets de cette barbare interdic-
tion. Il a fait ressortir que l'ouvrier non-unioniste était, par suite de
cette mesure, réduit en une sorte d'esclavage, qu'il n'avait plus la
disposition de sa personne, qu'il était dans un état aussi pitoyable
que le nègre africain sous le fouet de son maître; mais le même
écrivain, après nous avoir dépeint ces tortures, les déclare légi-
times et n'adresse aucun reproche aux grandes unions qui en usent.
Il est un autre procédé auquel les unionistes ont recours, c'est une
sorte de mise au secret des ouvriers qui leur déplaisent. Il est dé-
fendu aux affiliés de l'union de leur açlresser la parole ou de ré-
pondre à leurs questions : c'est ce que l'on appelle envoyé?^ à Co-
ventry. Toutes ces pratiques sont habituelles, et rentrent dans ce
que l'on nomme le fuir play^ le jeu loyal. Ainsi, tandis qu'il n'est
qu'une voix parmi les hommes libéraux pour blâmer les proscrip-
tions en politique, les unions ouvrières les plus considérées remet-
tent en honneur ce moyen barbare, et l'emploient sur la plus large
échelle. Dans le cours même des grèves, l'on voit se produire, avec
l'approbation des autorités des principales trades unions, des abus
non moins crians. Quand une grève est décrétée, l'on entoure les
usines mises en interdit d'une sorte de douane ou de cordon sani-
taire formé par un certain nombre de délégués qui ont pour mis-
sion de détourner à tout prix, soit au moyen d'argent, soit même
par la violence, les ouvriers étrangers que les patrons auraient pu
recruter. Ce système, connu sous le nom de j^icketing, entraîne à
sa suite un inévitable cortège de menaces et de rixes. La politique
des grandes unions ne diffère donc pas, à tout considérer, de la po^
litique des unions de bas étage; selon une heureuse expression de
M. Stirling, elle a pour principe d'allier un maximum de compres-
sion avec un minimun de violation de la loi. Elle fait surtout un
usage illimité de ce que les unionistes appellent eux-mêmes « les
vexations pacifiques. »
Quels sont les résultats de tous ces efforts? La situation maté-
LA QUESTION OUVRIÈRE. 93\)
rielle des ouvriers unionistes s'est-elle élevée en proportion de leurs
sacrifices? Y a-t-il eu une hausse notable des salaires par suite de
ces coalitions et de toutes ces mesures artificielles? La réponse est
d s plus difficiles. Il est hors de doute que la rétribution de l'ou-
vrier s'est accrue; les partisans des trades unions s'emparent de
ce fait pour conclure à l'efficacité de leur système. C'est là cepen-
dant une conclusion précipitée et peu conforme aux règles de la
s ;iae logique. C'est une des plus belles harmonies de notre état so-
cial que la situation des travailleurs, même les plus infimes, ait une
tendance à devenir meilleure à mesure que les moyens de produc-
tion, les découvertes scientifiques, l'instruction générale, se perfec-
tionnent. Tous les pays civilisés confirment l'existence et la perma-
nence de cette loi providentielle. Il est incontestable que depuis trente
ans, dans toutes les contrées, dans toutes les professions, les salaires
ont notablement augmenté. Les unions ouvrières ont-elles contribué
à ce mouvement? iNous ne le pensons pas; un examen attentif des
faits semble démontrer le contraire. Il est possible que certaines
grandes unions aient pu faire monter momentanément et surtout
nominalement la rétribution de l'ouvrier au-delà du taux où l'aurait
portée le cours naturel des choses; mais il ne faut pas être dupe de
ce mirage. Qu'est-il arrivé, par exemple, pour les constructeurs
d,3 vaisseaux de la Tamise? Leur salaire a été poussé à 7 shillings
à force de coalitions; mais l'industrie de la construction a déserté
presque immédiatement une contrée inhospitalière, la plupart des
maisons se sont fermées, et celles qui restent ouvertes n'emploient
plus que le dixième des bras qu'elles occupaient autrefois. Un grand
nombre de forges du nord de l'Angleterre se sont affaissées égale-
ment sous la pression des exigences intempestives et malavisées
des ouvriers. Les lieux où l'industrie est le plus prospère, c'est-
à-dire où la condition du travailleur est le mieux assurée, sont
précisément ceux où les. unions n'ont pas pénétré ou bien ont été
vaincues : telles sont les rives de la Clyde pour la construction des
navii-es. 11 résulte de la déposition de M. Clarck, directeur des
grandes forges da Merthyr-Tydvil, qui emploient 9,000 ouvriers,
qiie les salaires n'ont cessé de monter dans cette exploitation, bien
qti'aucune union n'y existât. « Je ne crois pas, dit M. Robinson,
ingénieur des ate'iers de construction de l'Atlas à Manchester, que
tout ensamble ces unions aient beaucoup fait accroître les salaires
dans leurs industries respectives; mais je suis intimement convaincu
que leur tandance est de diminuer la somme de travail obtenue pour
un certain salaire, et par conséquent d'accroître matériellement le
coût de production. » C'est à cette opinion qu'il faut s'en tenir.
Sans profiter à l'ouvrier, l'unionisme a nui aux patrons, aux con-
sommateurs, en un mot à tout le monde. On a calculé que les me-
940 REYUE DES DEUX MONDES.
sures arbitraires prises par les unions dans Tindustrie du bâtiment
renchérissaient de 35 pour 100 dans certaines localités, et spéciale-
ment à Manchester, le prix de revient d'une maison, et que le loyer
de l'ouvrier, qui est en moyenne de h shillings par semaine, pour-
rait tomber à 3 shillings, si ces règlemens arbitraires n'existaient
pas. Ainsi un renchérissement général du prix des choses sans une
augmentation réelle des salaires, tel est le précieux résultat qu'ont
amené tant d'ingénieuses combinaisons. Ajoutons que les plus émi-
nens industriels se trouvent découragés et rejelés avant le temps
en dehors des afiaires. Des Trollope, des Nasmyth, les hommes les
plus éclairés et qui faisaient foire le plus de progrès à leurs arts,
déclarent se retirer dix ans plus tôt qu'ils n'en auraient eu l'inten-
tion. Le capital émigré et va chercher dans les pays étrangers une
destinée moins agitée; les commandes continentales désapprennent
la route de l'Angleterre et s'adressent à la France, à la Belgique ou
à l'Allemagne du nord. Le trouble apporté dans les relations com-
merciales, l'incertitude dans les livraisons, écartent les consomma-
teurs étrangers. Si l'industrie des machines a pris en France, de-
puis dix ans, un si grand essor, ce n'est pas seulement aux acquits
à caution qu'elle le doit, c'est surtout à l'appui indirect que lui prê-
taient les irades unions anglaises, à la prime qui résultait en sa
faveur de l'état de chômage ou de désorganisation des grandes
usines britanniques. Voilà ce que les faits établissent. Il est faux de
dire que les salaires sont plus élevés pour les ouvriers unionistes
que pour les non-unionistes; cela ne pourrait être exact que pour
les localités où les membres des unions, étant en très grand nombre,
refusent de travîi'ler avec les autres ouvriers, et rejettent par con-
séquent ceux-ci en dehors des ateliers, les réduisant à l'état de pa-
rias. Il y a des unions parmi les fileurs, il n'y en a pas parmi les tis-
seuses, et les salaires de ces dernières n'ont pas suivi une moindre
progression que ceux des premiers. Il y a telles usines métallurgi-
ques à Wolverhampton où, de 1831 à 1860, la rémunération de la
main-d'œuvre semble être restée stationnaire; il en est de même
pour les briquetiers de certaines villes, comme Newcastle. Au con-
traire les journaliers agricoles, qui continuent à traiter isolément
avec ceux qui les emploient, ont vu le prix de leur travail s'élever
de 25 pour 100. M. Stirling nous fait remarquer que la même hausse
s'est produite dans la solde des volontaires pour l'armée, quoiqu'il
n'y ait aucune coalition possible entre les malheureux qui traitent
avec le sergent recruteur. Enfin les gages des domestiques ont
éprouvé le même mouvement ascensionnel, et la plus abandonnée
des servantes à tout faire a vu hausser son salaire d'une manière
plus rapide que le plus intraitable des ouvriers mécaniciens.
Gomment d'ailleurs l'unionisme pourrait-il avoir une efficacité?
LA QUESTION OUVRIÈRE. 941
Son unique chance de succès était d'opposer aux patrons isolés une
ligue compacte des travailleurs. Mettre successivement en interdit
toutes les différentes usines de l'Angleterre, les vaincre l'une après
l'autre, c'était un p'an ingénieux, mais qui est à tout jamais déjoué.
Les coalitions d'ouvriers ont amené des coalitions de patrons. Mal-
gré toutes les diflicultés que présentait un tel projet, les industriels
anglais sont parvenus à se concerter et à former une ligue défen-
sive. Ils ont imité la stratégie de leurs adversaires et n'ont été que
trop loin dans cette voie. Ils ont eu comme les ouvriers leurs listes
de proscription; ils ont établi entre eux une complète solidarité. Dès
que les ouvriers d'une usine se mettent en gi'ève, tous les industriels
du même district renvoient leur personnel et ferment leurs ateliers;
cela s'appelle un lock ont. Il y en a eu une multitude d'exemples en
Angleterre. Ce sont là des représailles sauvages, mais nécessaires.
On devine ce que devient l'industrie avec de parei's procédés. Les
règlemens de plusieurs de ces unions de maîtres sont curieux à étu-
dier. Telle est V Association des fabricans de fer du nord de l'An-
gleterre. Chaque industriel assure contre la grève tout ou partie de
ses fours à puddler, en s'engageant par écrit à payer, sur la réqui-
sition du secrétaire, une somme déterminée par le nombre de ses
fours et le rendement qu'il leur assigne. Si ses ouvriers le quittent,
l'association lui paie, selon l'assurance, k liv. sterl. (100 francs) ou
3 liv. sterl. (75 fr.) par semaine et par four. Cette subvention est
prélevée sur les fonds souscrits par les autres membres. L'encaisse
de cette association se montait, en 1866, à 1 million 200,000 fr.
Dans les corporations de maîtres moins bien organisées, les indus-
triels parviennent cependant à s'entendre pour se soutenir et em-
pêcher les membres les plus faibles de fléchir sous le poids des
billets à payer, des remboursemens et des livraisons à faire, ou des
dommages-intérêts de retard à solder. Voilà ce qu'ont produit les
traders unions. Ouvriers et patrons ne contractent plus individuelle-
ment : ils s'organisent en armées formidables et compactes; c'est
la grande guerre avec tous ses fléaux, ou plutôt, selon l'expression
de M. le comte de Paris, c'est un de ces duels japonais où chaque
combattant doit se donner la mort de sa propre main.
Si inefficaces au point de vue matériel, les traders unions exercent-
elles une influence appréciable sur l'inteUigence et la moralité des tra-
vailleurs? C'est ici que les partisans de l'unionisme se vantent d'un
triomphe incontesté. N'est-il pas vrai, disent-ils, que les habitudes
de l'ouvrier gagnent à cette organisation austère, que c'est une
saine et fortifiante discipline qui trempe les esprits et les âmes, les
tire des vulgarités de la vie journalière pour leur ouvrir des hori-
zons infinis? Voilà un jugement auquel nous ne saurions souscrire.
Au point de vue du métier, l'unionisme forme de mauvais artisans;
9A2 REVUE DES DEUX MONDES.
il entrave l'instruction professionnelle par ses règlemens sur l'ap-
prentissage, décourage le zèle de l'ouvrier, arrête et punit comme
un crime la noble ambition de s'élever. N'est-ce pas lui qui, lors de
la discussion de la réforme électorale, émettait ce principe, que les
ouvriers économes sont des égoïstes qui ne méritent pas d'être élec-
teurs? A un point de vue plus général, il dégrade l'homme, l'asser-
vit, lui ôte l'initiative et jusqu'à la liberté naturelle de penser et de
se conduire. C'est un joug écrasant qui anéantit la personne hu-
maine. De même que les membres d'une société célèbre, l'ouvrier
unioniste est instruit avant tout à l'obéissance ; il doit se soumettre
ut cadacer. Les mêmes hommes qui n'ont pas assez de critiques,
et nous ne saurions les en blâmer, contre la centralisation admi-
nistrative regardent comme une école bienfaisante pour l'ouvrier
d'être noyé dans une de ces vastes agrégations, asiles de tous les
despotismes. D'ailleurs on ne peut considérer l'unionisme sans le
cortège de désordres qui le suit. Ainsi que toutes les mauvaises
plantes, il porte partout avec lui des parasites nuisibles. En dehors
des cadres des unions, il y a des agitateurs de profession, des en-
trepreneurs de grèves, qui jouent un grand rôle en Angleterre. Ce
sont des aventuriers qui lèvent des corps francs, servent toutes les
causes moyennant finances, et qui, au mieux de leurs intérêts per-
sonnels, tantôt poussent les ouvriers à se mettre en chômage, tantôt
se font piyer par les patrons pour les engager à rentrer dans les
usines. Cette déplorable industrie gagne du terrain, et, nous dit
M. Thornton, on ne manque jamais de la rencontrer partout où l'u-
nionisme fleurit.
Il ne suffit pas de constater le mal social, il faut encore indiquer
ou tout au moins chercher le remède, — tâche difficile, poursuite in-
grate. — Les commissaires de l'enquête anglaise y ont donné tous
leurs soins, ils ne sont pas parvenus à satisfaire l'attente de l'opi-
nion publique ; on les a accusés d'irrésolution, on leur a reproché
des compromis et des demi-mesures. Nous ne saurions nous mon-
trer sévère pour cette hésitation légitime dont se sentent saisis les
esprits les plus décidés en face de l'intensité de la crise et de l'in-
sufiisance des palliatifs. Il n'est pas plus aisé de faire cesser l'état
de guerre industriel que de mettre fin à l'état de guerre politique.
En pareille matière, les solutions et les projets sont d'une concep-
tion commode et d'une application le plus souvent impossible : ils
valent en pratique les rêves de paix perpétuelle formés au dernier
siècle par l'abbé de Saint-Pierre; mais, si l'on ne peut espérer ex-
pulser immédiatement et à tout jamais ce fléau des grèves et des
luttes entre ouvriers et patrons, il est des adoucissemens dans le
droit des gens, des acheminemens à une pacification définitive qu'on
peut sans utopie découvrir, et qui n'exposent à aucune déception.
LA QUESTION OUYRIÈRE. 9A3
La situation des traders unions devant la loi et la société était,
jusqu'à ces derniers temps, mal définie. Si libérale que soit dans
son ensemble la législation anglaise, elle a toute une réserve et
comme un arsenal de vieux statuts non abrogés qui sont à l'occa-
sion des armes de despotisme et d'iniquité. Depuis un demi-siècle,
les coalitions sont permises en Angleterre; mais des bills surannés
qui n'ont pas été rapportés défendent, sous des peines sévères, la
conspiracy et le restraint of trade, — on appelle ainsi toute mesure
propre à entraver les échanges et à troubler le cours naturel de
l'industrie. Un grand nombre des procédés adoptés par les traders
unions tombaient clans cette catégorie de délits punissables : ainsi
le picketing ou l'établissement de sentinelles autour des usines
mises en interdit était un acte de 7'estraint of trade. Il en résultait
que très souvent les ouvriers, usant du droit que la loi leur recon-
naissait de se mettre en grève, pouvaient être recherchés et con-
damnés pour des pratiques accessoires et presque inséparables des
coalitions. Cette législation était dangereuse, parce qu'elle était à
la fois inefficace et irritante; rien d'imprudent comme de donner
en essayant de retenir. Dans une époque démocratique comme la
nôtre, il faut que les situations soient franches; mieux vaut la com-
pression avouée que ce mélange hybride et malfaisant de lois offi-
ciellement libérales et de pratiques hypocritement restrictives. Voici
surtout où était l'iniquité : d'après la législation anglaise, les asso-
ciations qui encouragent le restraint of trade sont privées du béné-
fice de posséder et de celui d'ester en justice. Ainsi les traders
unions, presque sans exception, par cette seule raison qu'elles atta-
quaient le travail à la tâche ou qu'elles voulaient limiter le nombre
des apprentis, étaient mis^s hors la loi; si leurs fonds de réserve
étaient volés par les fonctionnaires ou les caissiers qui en avaient la
garde, elles ne pouvaient ni faire condamner les prévaricateurs, ni
récupérer leurs biens. Un grand nombre de faits de ce genre se
présentèrent, et, si prouvés qu'ils fussent, les tribunaux refusèrent
justice aux trade s unions; on pouvait avec impunité dérober leurs
trésors. On conçoit les rancunes et les haines que cet état de choses
devait susciter. Mises au ban de la société, les unions lui ren-
daient au centuple l'hostilité dont elles étaient victimes. L'unani-
mité des commissaires de l'enquête a reconnu qu'il fallait sortir de
cette situation aussi compromettante qu'injustifiable. Tous ont pro-
clamé qu'on devait accorder aux associations ouvrières la recon-
naissanci3 légale et les faire enregistrer comme les autres compa-
gnies de commerce ou de bienfaisance (1). Cependant la majorité
(I) Voyez la Reme du 1" décembre 1869 sur la législation anglaise en matière de
sociétés.
Qllll REVUE DES DEUX MONDES.
des commissaires a voulu faire de cette patente légale un droit non
pas absolu, mais conditionnel. Pour l'obtenir, on voudrait ex-ger
des unions la preuve qu'elles renoncent à limiter le nombre des ap-
prenlis, à prohiber le travail à la tâche, à défendre à leurs affiliés
de travailler avec les ouvriers non unionistes; on voudrait aussi
engager les tnide's unions par l'appât de faveurs supplémentaires à
séparer complètement les fonds qui servent aux grèves et les fonds
qui sont desLinés aux secours mutuels. Ces intentions sont bonnes
et louables; si elles pouvaient être efficaces, nous ne leur ménage-
rions pas notre approbation. Dans l'état actuel, nous ne saurions
admettre les restrictions qu'on propose, ce sont de pauvres moyens,
en complète disproportion avec la fin qu'on désire. On n'amènera
pas ainsi les associations ouvrières à s'amender; on les irritera da-
vantage, on accroîtra leurs rancunes, on augmentera les sympa-
thies déjà trop fortes qu'elles rencontrent dans les classes labo-
rieuses. La seule mesure à laquelle des hommes sérieux puissent
s'arrêter, c'est de faire cesser l'iniquité flagrante qui permet de vo-
ler avec impunité les traclés unions'^ c'est là une innovation néces-
saire, mais il importe de n'en pas détruire l'effet par des restrictions
inutiles. En acquérant une situation légale, il faut espérer que les
associations ouvrières anglaises adouciront un peu leurs procédés.
En tout cas, s'il importe de laisser se produire au grand jour les doc-
trines, quelque perverses ou erronées qu'elles puissent être, il est
du devoir du gouvernement de punir et de prévenir les délits et les
crimes. 11 faut que les ouvriers non-unionistes sachent que la force
sociale les protège. L'administration anglaise s'est montrée trop
timide et la justice trop impuissante dans toutes ces grèves et tous
ces désordres qui ont rempli l'Angleterre. Le devoir de la police et
de l'armée n'est pas seulement de maintenir la sécurité des routes
et des domiciles contre les brigands et les voleurs, c'est encore d'as-
sister les faibles dans les luttes professionnelles et de mettre les
dissidens à couvert de toutes les vexations dont ils sont le plus sou-
vent victimes. Aussi faut-il approuver sans réserve l'idée émise par
l'unanimité des commissaires, d'instituer un mini^tèi-e public pour
poursuivre d'office les ouvriers qui se rendent coupables de violence
ou de menaces contre leurs camarades. Les membres de la commis-
sion d'enquête ont aussi grande confiance dans l'efficacité de tri-
bunaux de conciliation composés mi-partie de patrons, mi-partie
d'ouvriers, et qui interviendraient à l'annonce d'une grève pour es-
sayer de la prévenir. C'est l'i un espoir trop phi!anthro})ique pour
n'être pas encouragé dans une certaine mesure. Il est utile que des
délibérations et des conférences précèdent ces grandes guerres in-
dustrielle^; mais il ne faut pas se dissimuler que très souvent toutes
ces tentatives d'accord préalable échoueront misérablement. Il fau-
LA QUESTION OUVRIÈRE. 9A5
cirait de part et d'autre uns transformation dans les mœurs pour
que l'ent !nte entre ouvriers et patrons fût toujours possible. Si l'on
peut souhaiter cette transformation et y travailbr, il serait chimé-
rique de l'attendre dans un prochain avenir. Tout au moins doit-on
repousser les procédés irritans et inefficaces : aussi nous n'hésitons
pas à condamner le conseil donné par le Times et suivi par un grand
nombre d'inchistriels, d'expulser des ateliers tous les ouvriers qui
ne renonceront pas formellement aux unions. Ce n'est pas par de
tels moyens qu'on résoudra le problème.
Une question se pose encore devant nous : quel est l'avenir ré-
servé aux irades ?«î2V;yî.s.^ Doivent-elles périr, s'amender ou rester
dans le statu quo? Il est impossible de supposer qu'elles soient des-
tinées à promptement disparaître. Elles ont une vitalité qu'on ne
peut nier. Pourront-elles se modifier de manière à n'être plus un
péril social? Selon l'expression de M. le comte de Paris, le cheval
de bataille ne pourra-t-il pas un jour s'atteler à la charrue? C'est là
une éventualité que l'on peut admettre. Oui, au bout d'un certain
nombre d'années, quand il aura traversé bien des guerres, reçu bien
des coups, éprouvé bien des déboires, quand il sera usé, exténué,
peut-être alors l'unionisme voudra-t-il quitter ses vastes projets de
conquête et de gloire, travailler à une œuvre plus modeste, plus
régulière et plus fructueuse. Il y a dans l'unionisme deux mauvaises
choses : les grèves et la discipline despotique; il y a au contraire
un germe excellent : c'est l'assurance, les secours mutuels en cas
de maladie, de chômage forcé, de pertes d'outils, les primes à l'é-
migration , les retraites. Cela peut être dévelo};pé sur une vaste
échelle, il n'y aurait même pas besoin que les cotisations fussent
notablement augmentées; si elles renonçaient aux grèves, les asso-
ciations ouvrières recevraient des dons, des legs, qui les mettraient
à flot. Nulle part l'assurance n'a été instituée d'une manière aussi
large et compréhensive que dans les tirade s umons; il serait pos-
sible, par la solidarité établie entre les sociétés des diflférens mé-
tiers, d'amortir le coup des crises commerciales qui affectent si
cruellement, à des intervalles presque réguliers, les ouvriers de
nos grandes industries. Voilà les fruits bienfaisans dont l'espoir
nous est permis; mais, ne nous faisons pas illusion, la sagesse
n'entre dans le cœur des hommes qu'à la suite des malheurs et des
épreuves. Ce sont les verges des événemens qui corrigeront et re-
dresseront l'enfance de ces associations exubérantes. En attendant,
nous sommes en pleine guerre industrielle, et nous y serons de lon-
gues années encore. Avant d'arriver à cette période bienfaisante de
maturité et de repos, il est à craindre que les irade's wiions ne s'or-
ganisent d'une manière plus compacte pour le combat à outrance.
lOME LXXXVI. — 1870. 60
946 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
C'est une erreur de croire, comme des écrivains récens trop enclins
à l'optimisme, que les tradc's iinions sont sur le point de se convertir
aux saines doctrines économiques. M. Thornton, qui connaît mieux
que personne les idées des unionistes et qui les défend, se garde bien
de dire que la phase militante des associations ouvrières touche à sa
fin. Il déclare au contraire que les difTérentes unions doivent former
entre elles une fédération nationale, puis nouer des relations avec
les sociétés analogues de l'étranger, et arriver à constituer ainsi une
immense ligue des ouvriers d'Europe et d'Amérique, en vue non pas
sans doute de supprimer le capital, qui est un agent nécessaire,
mais de lui dicter des lois et de l'asservir dans tous les pays civili-
sés. Cet écrivain, essayant de préciser le moment où ce résultat sera
définitivement acquis, estime qu'au train actuel des choses il ne
faudra pas plus de cent ans. C'est nous laisser beaucoup de répit.
Déjà les trodes iinious ont cherché à se rapprocher les unes des
autres, tandis qu'autrefois elles restaient cantonnées dans leurs
corps d'état respectifs; l'on a vu pendant ces dernières années des
sociétés de métiers dilTérens se prêter assistance en cas de grève.
L'association des ouvriers de Londres sous la direction de M. Pot-
ter, l'un des membres influens de l'ancienne ligue pour la réforme
électorale, a émis la prétention de devenir le leprésentant suprême
des unions formées dans les différentes industries. Quelques corps
d'état, comme les tailleurs de Londres, sont entrés en rapport avec
les ouvriers de Paris, de Berlin et de Genève. L'on voit que le mou-
vement qui porte les différens groupes d'artisans à se concerter et
à se lier les uns aux autres n'est pas arrivé à sa dernière période; il
serait même plus juste de le considérer comme ne faisant que com-
mencer.
La manifestation la plus éclatante des aspirations et des espé-
rances ouvrières, c'est la constitution en France de Y Assoriatron
internationale des travailleurs. Née dans l'ombre il y a quelques
années, elle s'est fait connaître par le retentissement des congrès
qu'elle a tenus en Belgique et en Suisse, et où elle a émis les
doctrines les plus subversives. Cet embryon de ligue ouvrière uni-
verselle est-il appelé à un développement considérable? Il est
intéressant de comparer cette création française avec les unions
anglaises. En Angleterre, les sociétés d'artisans sont sorties de
l'instinct populaire, et se sont formées isolément dans tous les
centres industriels, puis ont grandi peu à peu à l'écart, pour se
rapprocher successivement les unes des autres et devenir en cin-
LA QUESTION OUVRIÈRE. 9Â7
qualité ans des puissances considérables, suivant en cela la marche
naturelle queriiistorien latin assigne à la croissance même des états.
\] Association iiUcnuitioiuile au contraire est née de toutes pièces
dans le cerveau de quelques ouvriers parisiens ; elle s'est formée
comme un état-major sans armée ou comme une administration sans
administrés : de là sa faib'esse actuelle. Elle n'a qu'un personnel
d'agitateurs. Elle ressemble assez à une ville que des spéculateurs
auraient bâtie pour y attirer des habitans; ceux-ci ne sont pas en-
core venus, et c'est un problème de savoir s'ils viendront jamais.
Un autre trait distingue VînienuUionale des trade's unions. Ces
dernières n'ont pas rédigé un programme philosophique ou écono-
mique; elles luttent contre les patrons, non pour exterminer le ca-
pital et le remplacer par des combinaisons artificielles, mais seule-
ment en vue d'obtenir chaque jour des conditions meilleures. Leur
politique est empirique, complètement dégagée des .systèmes. \J In-
ternationale a une doctrine, un plan de palingénésie, une philoso-
phie sociale, elle parle un langage sibyllin et alfecte des prétentions
illimitées. Aussi, tandis que lestrades unions sont de redoutables
instrumens d'action matérielle, Y Internationale n'a été jusqu'ici
qu'un élément d'agitation morale. Les premières ont de nombreux
corps de troupes qui opèrent sur tous les points du territoire an-
glais; l'autre n'a que des cadres qui lancent des manifestes et font
des plans de campagne, sans qu'il en puisse sortir aucun résultat
immédiat.
Cependant YAssodalion internationale a Ml récemment bien des
efforts pour se constituer une base solide d'opérations. Elle s'efforce
de fonder des sociétés de résistance ou des chambres syndicales ou-
vrières : l'on nous apprend qu'il en existe déjà soixante; mais quelle
est l'organisation de ces groupes, et de quel effectif disposent-ils?
C'est un mystère. Nous avons sous les yeux un document intéres-
sant, véritable manifeste anonyme lancé dans le public par des
ouvriers parisiens lors de la première grève du Creuzot. Il y est dit
que « cette grève ne recevant pas son mot d'ordre de Paris et ne
s'appuyant pas sur les fédérations ouvrières parisiennes, dont l'im-
portance grandit tous les jours, ne peut ni s'étendre, ni se prolon-
ger. » — « Tous les ouvriers de Paris, ajoute-t-on, tendent de plus
en plus à former une vaste fédération de travailleurs, organisés hié-
rarchiquement et ayant à sa tête un véritable ministère res-pon-
sable, chargé de résister au capital et de lui faire concurrence. Bien
convaincu que le droit c'est la forre, et que la force c'est l'ordre,
ils se sont surtout préoccupés jusqu'ici d'oigan'ser Y ordre dans les
masses, et l'on peut dire qu'ils ont presque atteint leur but... Ils se
sont s-:;rvis du droit de réunion pour reconstituer sur de nouvelles
bases les corporations féodales des corps et métiers que 1789 avait
9/l8 REVUE DES DEUX MONDES.
abolies, afin de livrer les travailleurs pieds et poings liés à la féoda-
lité financière... Loin de se haïr comme les corporations féodales,
les corporations nouvelles se donnent la main les unes aux autres, et
tendent à réaliser un vaste plan de fédération ouvrière représentée
par un véritable parlement ouvrier... Leur but est non pas d'amener
le capital à comi)osition, mais de l'exclure et de lui substituer le capi-
tal collectif de la fédération ouvrière. » Le même document avoue les
défaites de la première heure. « On peut dire que, pour le moment,
l'ère des grèves est c^ose. La fédération ouvrière se recueille, écono-
mise et s'organise. Pour elle comme pour tout grand corps mililanty
la liberté ne peut être que dans la discipline... Elle fonde de vrais
clubs à l'anglaise, qui sont à la fois cercles, restaurans, bibliothè-
ques et cafés. Elle cherche à cumuler tous les profits qu'une foule
de spéculateurs avides réalisent sur l'ouvrier isolé et sans appui, et
elle lui procure en même temps des bureaux de pla ement. Ainsi
tout doit profiter à la masse ouvrière et se centraliser entre les
mains de ses délégués... Les travailleurs posent sans bruit les as-
sises de fondation d'un nouvel édifice social, créé exclusivement
par eux et pour eux... Leurs premières épargnes ont été gaspillées
en épreuves stériles, mais instructives. Dès que celui qu'ils auront
reformé avec leurs économies leur paraîtra suffisant, nous verrons
recommencer entre le capital ouvrier et celui des patrons une lutte
dont toutes les grèves précédentes ne sauraient nous donner une
idée, la lutte du nombre organisé et discipliné contre l'oligarchie
financière qui a succédé à la vieille féodalité du moyen âge, lutte
d'intelligence contre intelligence et de capitaux cont -e capitaux, lutte
virile, sérieuse et loyale, qui doit asseoir définitivement les bases
de la démocratie moderne. » Tels sont les passages les plus mar-
quans du p'us récent manifeste des ouvriers parisiens. Ils peuvent
à la fois inquiéter et rassurer; ce langage en effet est celui d'hommes
aussi pleins d'ambition que vides de ressources. Qu'est-ce d'ail-
leurs que cette fédération ouvrière? Est-ce la même association que
Ylnternationnlc? Ce n'est pas probable. L'anarchie serait donc au
camp des travailleurs? 11 y a trois ans, M. Julian Fane, secrétaire
de l'ambassade ang'aise à Paris et chargé d'affaires par intérim,
écrivait à lord Stanley « qu'une enquête, analogue à celle qui allait
avoir lieu en Angleterre, devrait également être faite en France. »
A notre avis, la seule enquête efficace en pareille matière, c'est la
publicité. Aussi faut-il désirer la suppression de l'article 291 du
code pénal, qui prohibe les associations de plus de vingt personnes.
Tous les esprits judicieux comprennent que la société est beaucoup
plus facile à défendre contre les attaques au grand jour que contre
les menées souterraines.
Les faits nous démontrent que les premiers essais de solidarité
LA QUESTION OUVRIÈRE. 9li9
entre les clifTérens corps d'état pour soutenir les grèves ont été jus-
qu'ici en France complètement infructueux. L'on a vu en 1869 les
ouvriers en métaux cle Givors adresser des demandes de subsides
aux ouvriers des forges et fonderies de Saint-Etienne, ainsi qu'aux
ouvriers de Vialas et de Youlte. Les ouvriers en instrumens de chi-
rurgie, dans leur récente coalition, prétendaient pouvoir disposer
de 50,000 francs, quoique leurs deniers personnels n'allassent pas
au-delà de 1,500 francs. Les mégissiers, tn décembre 1869, ont
obtenu de la fédération ouvrière parisienne un capital de 13,500 fr.
L'on sait que les tailleurs de Paris, il y a trois ans, reçurent une
dizaine de mille francs de leurs confrères de Londi'es. Les bronziers
en 1867 obtinrent des ouvriers d'Angleterre un subside de 20,000 fr.
Une subvention de 12,000 francs a été envoyée de Paris aux ou-
vriers de Genève; mais qu'est-ce que ces sommes pour soutenir la
coalition de tout un corps d'état? Il faudrait un trésor bien autre-
ment a'imenté pour exercer une action perceptible sur le combat
entre le capital et le travail. Peut-on croire que dans l'avenir les
corporations françaises réussiront à trouver de plus abondantes res-
sources? Ce leur sera toujours très diflicile. Ce qui fait la force des
trade's unions, c'est qu'elles sont presque toutes des sociétés de
secours en même temps que des machines de guerre. Elles prélè-
vent sur leurs membres des cotisations de 1 franc 25 cent, par se-
maine, quelquefois davantage, en échange d'assistance et d'assu-
rance dans des cas déterminés. Aussi ont-elles à leur disposition un
encaisse considérable, qu'elles peuvent employer occasionnellement
en frais de grèves. Une pareille organisation n'était possible qu'au
début de ce siècle, alors que les associations de secours mutuels
prenaient naissance. Les trade's unions ont accaparé ce service, et
l'on ne peut le leur enlever. En France au contraire, les sociétés
de secours mutuels existent partout aujouid'hui, sous la direction
tantôt des municipalités, tantôt des chefs d'industrie. Par suite de
l'adjonction de membres honoraires, qui versent sans rien recevoir,
les cotisations demandées à l'ouvrier sont très réduites. Il en résulte
que les corporations ouvrières formées en vue des grèves n'ont
rien à attendre de ce côté. Elles ne peuvent demander au travailleur
un sacrifice considérable et permanent pour une lutte éventuelle et
lointaine; elles sont incapables de faire conçu] rence aux institutions
déjà vieilles et richement subventionnées. Elles peuvent, il est vrai,
essayer de s'emparer par un coup de main des caisses de sociétés
de secours existantes; mais il est facile à la loi d'empêcher cet abus.
On doit prévoir que, par suite des convoitises naturelles des gré-
vistes, la question d.es sociétés de secours mutuels deviendra dans
peu de temps l'un des champs de bataille les plus disputés et les
950 REVUE DES DEUX MONDES.
plus décisifs de notre époque; mais avec de bonnes mesures la
victoire y est assurée à la cause de l'ordre et de la liberté. En l'ab-
sence de ces fonds de secours, les corporations ouvrières vivent
d'expédiens. Les unes s'adonnent au commerce et s'elforcent d'a-
masser quelques profits en supprimant quelques intermédiaires. La
plupart s'adressent simplement à la charité. Nous avons plus d'une
fois, à la sortie des réunions de Belleville, rencontré sur le pas de
la porte deux femmes avec des bourses, réclamant l'assistance pour
les ouvriers de Bâle, alors en coalition. Chacun déposait son obole;
mais ce qui tombait ainsi entre les mains de ces chanoinesses du
socialisme était un bien mince tribut pour suffire aux frais d'une
grève.
Le nerf de la guerre fait donc défaut aux corporations ouvrières
françaises ; il faudra bien des années pour qu'elles puissent amasser
un trésor, si même elles y ré assissent jamais. Qaoi qu'il en soit,
nous sommes à présent, au point de vue industriel comme au point
de vue politique, à l'état de paix armée. Le silence et le repos qui
nous entourent sont précaires. De toutes parts, l'on fait et l'on an-
nonce des armemens et des plans de campagne; les Allemands ont
un mot qui peint admirablement les relations de nos ouvriers et de
nos industriels : c'est la kriegsbereitschaft, la mise sur pied de
guerre, la préparation à l'attaque et à la défense. Que résulte-t-il
de tous ces efforts? Une assez grande somme d'inquiétudes, de dé-
fiances et de mauvais procédés réciproques. Quant aux craintes
sérieuses, la vraie sagesse et l'expérience les éloignent de tous les
esprits judicieux. Dût V Internationale changer sa misère en opu-
lence, ses vastes projets sont marqués au coin de l'utopie et desti-
nés à un humiliant échec. Au début de ce siècle, un grand homme
de guerre, armé de la plus excessive concentration de pouvoirs qui
se soit jamais rencontrée dans des mains humaines, conçut le plan
audacieux de réduire à merci la nation la plus commerçante en lui
fermant tous les marchés du monde. On sait ce que devint le fameux
blocus continental, qui paraissait une conception de génie. Il en
sera de même de ce blocus du capital, que Y Association interna-
tionale des travailleurs prétend établir. L'on ne parviendra pas à le
rendre complètement effectif, et toute cette machine de guerre cra-
quant sur un point restera sans résultat.
Ce n'est pas par de tels moyens que l'on obtiendra la hausse des
salaires. Nul plus que nous ne la désire; mais nous la voulons durable
et effective. Or, pour y arriver, il n'est qu'une seule voie : l'aug-
mentation de la production, l'accroissement de l'efficacité du travail
de l'ouvrier. Hors de ces conditions, tout est mirage et déception.
Par la volonté et l'intelligence, par une organisation chaque jour
LA QUESTION OUVRIÈRE. 951
plus perfectionnée de l'industrie, l'assistance de machines plus
puissantes, l'accumulation de capitaux nouveaux, par l'ouverture
de marchés lointains, l'on peut développer dans une très large me-
sure cette force productive qui réside dans la tête et dans les bras
de l'homme. C'est là le progrès réel et désirable. Quant à prendre
au patron ou au consommateur pour donner à l'ouvrier, c'est une
pure chimère. L'ouvrier serait la première victime d'aussi dérai-
sonnables tentatives. Faire hausser le prix des choses pour obtenir
un plus fort salaire, c'est un jeu d'enfant sans réflexion, car, si un
pareil mouvement s'effectuait dans toute la série de la production,
l'ouvrier, payant plus cher toutes les choses qu'il achèterait, au-
rait une rétribution nominalement grossie, effectivement station-
naire. — Mais le patron, nous dit-on, voilà l'exploiteur auquel il
faut faire rendre gorge. Déplorable illusion de la souffrance ou de
l'envie! Bien loin d'être trop élevés, les gains des industriels ne
sont actuellement que suffisans pour entretenir l'esprit d'entre-
prise, ce ressort moteur de toute civilisation. Autrefois, au début
de la grande industrie, alors que la concurrence n'était pas encore
éveillée, les profits purent être très considérables; d'immenses
fortunes purent s'élever en peu de temps. Aujourd'hui, soumise à
la lutte de toutes les nations du monde, à toutes les éventualités
d'un commerce souvent traversé par des crises, les gains des ma-
nufacturiers sont modestes, et ne font que compenser les risques
auxquels leur existence et leurs capitaux sont assujettis. Un scep-
tique grec, auquel l'on montrait' dans le temple de Neptune un
double rang de gouvernails offerts par les matelots que leurs in-
vocations au dieu avaient sauvés de la tempête, répliquait par cette
parole : u mais où sont les gouvernails de ceux qui ont été engloutis
dans les flots? » U en est de même du temple de la Fortune : l'on y
voit en lettres d'or les noms des hommes qui sont sortis victorieux
de ce rude combat de l'industrie; il n'y est fait aucune mention de
ceux qui ont succombé dans la lutte, et pourtant ils sont nombreux,
mais ils n'attirent pas la vue et demeurent ignorés. Ainsi l'on ne
peut toucher aux profits des patrons sans tuer l'esprit d'entreprise.
C'est donc ailleurs que l'ouvrier doit chercher la mine qu'il peut et
qu'il doit exploiter : cette mine, c'est la nature, et c'est aussi lui-
même. Il est deux mots austères qui sont le commencement et la
fin de toute saine philosophie sociale. « Effort et sacrifice, a dit
Kant, ce sont les élémens de toute vertu; » ajoutons : Ce sont les
deux sources de toute prospérité.
Paul Leroy-Beaulieu.
LE
CONGRES INTERNATIONAL
L'ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE
(session de Copenhague)
I.
LES MUSÉES ANTÉHISTORIQUES DE COPENHAGUE,
I.
Le temps n'est plus où, pour expliquer les origines des nations
de l'Europe occidentale, on se contentait des documens transmis par
les auteurs classiques. Un double courant nous emporte aujourd'hui
bien au-delà des Romains et des Grecs, au-delà des peuples dont
ils nous ont conservé les traditions. Les études philologiques de
quelques hommes éminens, anglais, allemands, français, danois (i),
avaient ouvert la voie et conduit l'ethnologiste jusqu'au cœur de
l'Asie. Le savant ouvrage de M. Pictet a couronné pour ainsi dire
cet ensemble de recherches. On a contesté quelques-uns des résul-
tats, et je n'ai rien moins que qualité pour juger la valeur de criti-
ques formulées surtout au nom de la linguistique; mais fussent-elles
toutes vraies, les faits fondamentaux n'en resteront pas moins ac-
quis. Bien avant les âges où débute notre histoire, la race aryenne
(1) On peut citer entre autres les fondateurs de la Société asiatique de Calcutta (178i)
et surtout William Jones, Carcy, Wilkins, Colcbrooke, puis Frédéric Schlrgcl, François
Bopp, Guillaume de Humboldt, Burnouf, Rask, etc. [La Science du langage, par Max
Muller.)
UN CONGRÈS INTERNATIONAL. 953
sortie du massif montagneux où nous la retrouvons encore à peu
près dans son état primitif (1) avait rayonné en tous sens et poussé
comme un large éventail ses tribus européennes ou asiatiques de
rindus et du Gange à la mer Baltique, du Bolor jusqu'aux extré-
mités de l'archipel britannique. Or, en arrivant en Europe et en
pénétrant jusqu'aux extrémités du continent, ces enfans de l'Asie
ne trouvèrent pas une terre inoccupée. D'autres races les avaient
précédés. C'est chez celles-ci qu'il faut chercher nos ancêtres les
plus reculés. Parmi elles, il en est qui, contemporaines des éléphans
et des rhinocéros européens, remontent au-delà des derniers grands
événemens géologiques dont notre globe fut le théâtre. D'autres ont
vécu dans nos environs avec le renne, avec le bœuf musqué et di-
verses espèces animales toutes refoulées aujourd'hui dans des ré-
gions glacées. D'autres enfin, plus modernes sans nul doute, n'ont
pris possession du sol que depuis les derniers bouleversemens phy-
siques.
L'histoire est également muette sur toutes ces populations an-
tiques, dont l'existence est pourtant attestée par des ossemens, par
des objets fabriqués de main d'homme, et même par de véritables
monumens. Quelques-uns de ces derniers avaient seuls attiré l'at-
tention des antiquaires, et encore les plus importans peut-être
étaient-ils restés inconnus ou négligés jusqu'au moment où l'ini-
tiative des savans Scandinaves vint stimuler l'esprit de recherches et
montrer l'importance de faits dont la signification n'avait pas été
jusque-là comprise. En fouillant des marais tourbeux et des tas de
coquilles abandonnées, Thomsen, ÎNilsson, Forshammer, Steenstrup,
Worsaae et leurs disciples en avaient retiré une foule d'objets qui,
réunis et groupés méthodiquement, jetaient sur le plus obscur passé
de ces régions un jour tout à fait inattendu. Ces savans avaient fondé
l'archéologie préhistorique. Après quelques hésitations, on se résolut
à marcher sur leurs traces. M. Boucher de Peilhes, en créant l'ar-
chéologie paléontologique, vint donner à ce mouvement une impul-
sion décisive. Bientôt, en Angleterre, en France, en Italie, en Al-
lemagne et jusqu'en Espagne et en Portugal, les découvertes se
succédèrent. La nouvelle science grandit avec la rapidité qui carac-
térise le développement intellectuel de notre siècle. Dès à présent,
on peut dire qu'elle est prête à se constituer, embrassant d'un côté
le commencement de nos temps historiques proprement dits, de
l'autre les âges paléontologiques de l'homme européen et tous les
temps intermédiaires.
(1) Guidé par diverses considérations, j'avais dspuis longtemps signalé dans mes cours
les Mamoges comme représentant le tronc càryen dans son état primitif. Les dernières
études faites sur les lieux par M. Lojean ont entièrement confirmé cette manière d'ap-
95/i REVUE DES DEUX MONDES.
Cette indication suffit pour faire comprendre combien sont nom-
breux et complexes les problèmes que doit aborder ce nouvel ordre
d'études. Tout en offrant de grandes analogies, les objets recueillis
sur divers points de l'Europe ne sont pas tellement semblables que
les questions de contemporanéité ou de succession dans le temps ne
soient souvent difficiles à résoudre. Souvent aussi les données pu-
ren>3nt archéologiques sont insuffisantes, et il faut recourir aux
sciences naturelles, à la géologie, à l'histoire des animaux ei des
végétaux vivans ou fossiles, pour poser des jalons et distinguer
des époques. Des comparaisons minutieuses, le concours d'hommes
spéciaux et livrés aux études les plus diverses, deviennent donc
nécessaires pour donner des bases solides aux inductions tirées des
faits. C'est ce que comprirent de bonne heure les fondateurs mêmes
de la nouvelle science, comme le prouve la liste des noms cités
plus haut; c'est ce que sentirent aussi quelques hommes réunis par
les liens de l'amitié et de la science, lorsqu'ils instituèrent le con-
grès international d'anthropologie et d'archéologie préhistorique.
Les débuts en furent modestes. La société italienne des sciences
naturelles siégeait en session extraordinaire à la Spezzia en 1865.
Quelques-uns de ses membres se constituèrent en section spéciale
pour mettre en commun les résultats de leurs études sur les temps
préhistoriques, puis la pensée leur vint de transformer cette asso-
ciation fortuite en un congrès international qui se réunirait chaque
année dans un pays différent. Dès l'année suivante, à Neuchâtel,
M. Desor voyait se grouper autour de lui un plus grand nombre
d'adhérens attirés surtout par le désir d'étudier les collections dra-
guées au fond des lacs sur l'emplacement des cités lacustres de la
Suisse. En 1867, Paris fut choisi pour lieu de réunion. On savait que
l'exposiLion universelle amènerait à côté des collections de notre ca-
pitale de nombreux termes de comparaison. Les archéologues, les
anthropologistes, comprirent tout ce que la science devait gagner à
cette concentration de matériaux habituellement épars. Ils s'inscri-
virent en foule sur la liste des adhérens au congrès (1). Les séances,
présidées par M. Lartet, dont le nom se rattache d'une manière si
intime à la découverte de l'homme fossile, eurent lieu dans le grand
amphithéâtre de l'Ecole de médecine. Elles furent constamment si
bien remplies, que le compte-rendu a fourni la matière d'un fort
précier les faits. Ce sont évidemment les Mamoges, et non pas une prétendue colonie
macédonienne, qui ont donné aux montagnards du Cachemii^e les traits européens.
(1) Le congrès de Paris a réuni 3G3 souscripteurs, dont 221 français et 142 étran-
gers. Grâce aux circonstances exceptionnelles au milieu desquelles il s'est ouvert, on
y a compté des membres appartenant à presque tous les états civilisés de l'ancien et
du iN'ouveau-Moude.
UN CONGRÈS INTERNATIONAL. 955
volume in-8°. La session de 1868 se tint à Londres, sous la prési-
dence de l'éminent naturaliste sir John Lubbock. Elle fut et devait
être moins brillante. Bien que riche de son propre fonds, l'Angle-
terre seule ne pouvait éveiller un intérêt aussi puissant que la
France, aidée du concours que lui avait apporté le monde entier.
Pourtant là aussi on éclaircit des questions délicates, on constata
des résultats importans et nouveaux.
A mesure que le congrès se développait, et que l'on touchait à
des problèmes plus nombreux et plus graves, on sentait davantage
le besoin de remonter aux sources mêmes de la science, de visiter
ces collections danoises dont l'exposition de 1867 avait fait entre-
voir la richesse, d'entendre sur les lieux et en présence des faits les
fondateurs de l'archéologie préhistorique. Aussi la ville de Copen-
hague était-elle désignée comme lieu de réunion pour 1869, et l'on
appelait à la présidence le digna successeur de Thomsen, le célèbre
archéologue M. Worsaae, directeur des musées royaux. Les savans
danois comprirent ce que leurs collègues attendaient d'eux, et d'a-
près les mesures qu'ils prirent tout d'abord on put prévoir aisément
que la session présenterait un intérêt exceptionnel, rehaussé par
les charmes de cette hospitalité cordiale dont les populations Scan-
dinaves ont conservé le secret. Disons tout de suite que sur tous
les points l'attente générale a été dépassée.
Au jour fixé, le chemin de fer déposait à la gare de Copenhague
un assez grand nombre d'étrangers, Belges, Suisses, Allemands ou
Français. Là, nous trouvions M. V^ildemar Schmidt, secrétaire du
comité d'organisation, et chacun de nous recevait un billet portant
le nom de l'hôtel et le numéro de la chambre qui lui étaient des-
tinés. Des voitures retenues d'avance nous emportaient rapidement
vers ces demeures que nous n'avions pas eu le souci de chercher.
Deux heures après s'ouvrait la grande salle de l'université. Sur le
trajet, nous avions vu la foule remplir les rues et se presser sur nos
pas. En arrivant, nous trouvions réunis à côté de nos collègues tous
les hauts fonctionnaires civils et militaires, les ministres, les am-
bassadeurs présens à Copenhague. Le roi Christian IX, la famille
royale, arrivaient bientôt, et notre président présentait au souve-
rain les principaux savans étrangers. Des chants nationaux, entonnés
par des chœurs d'étudians, ouvraient la séance. M. Worsaae, après
avoir rappelé l'ensemble des études préhistoriques accomplies en
Scandinavie, saluait ses collègues de tout pays réunis sous le dra-
peau de la science nationale. L'un de nous répondait par quelques
mots improvisés bien à la hâte, et la séance finissait par de nouveaux
chants. Certes jamais pareil accueil n'avait été fait à une réunion
purement scientifique. A'iui seul, il révélait dans les populations
956 REVUE DES DEUX MONDES.
danoises un mouvement remarquable que nous allions comprendre
et apprécier de plus en plus.
Près de deux cents hommes de science étrangers au Danemark
avaient envoyé leur adhésion au congrès; cent onze avaient fait le
voyage de Copenhague (1). Les Français à eux seuls représentaient
près du quart des arrivans. Il est facile de s'expliquer cet empres-
sement, quelque peu exceptionnel de notre part. Les organisateurs
de la réunion avaient senti que, pour attirer les étrangers, ils de-
vaient renoncer à leur langue maternelle, bian rarement parlée
ailleurs qu'en Danemark. Par cela même, ils avalant acquis le droit
de demander à chacun le même sacrifice, et ils avaient décidé que
toutes les communications se feraient en français. Cette condition,
acceptée sans murmure, a été strictement observée pendant toute
la session, et, tout amour-propre mis à part, il est permis d'en
constater l'utilité pratique. A l'un de nos banquets, on fit excep-
tion à la règle; on voulut que des toasts fussent portés dans le lan-
gage de toutes les nationalités représentées autour de la même ta-
ble. Or, chaque fois que l'orateur levait son verre, c'était encore en
français qu'il fallait traduire sa pensée pour la majorité des assis-
tans. L'expérience était décisive, et chacun comprit ce qu'auraient
été nos séances, si l'on n'avait eu soin d'adopter, selon l'heureuse
expression de M. Worsaae, une langue internationale pour le con-
grès international.
Les études et les travaux commencèrent le lendamain de la
séance d'ouverture, et, grâce aux ordonnateurs du congrès, ils mar-
chèrent sans perte de temps. Chacun de nous avait reçu en arrivant
un plan de la ville et de ses environs accompagné des explications
nécessaires pour en faciliter l'usage, des notices et des livrets rela-
tifs aux principales collections, un programme détaillé de l'emploi
du temps. Deux parts avaient été faites de nos journées. A neuf
heures du matin, tous les musées publics et de riches collections
particulières (2) s'ouvraient à quiconque se présentait muni de sa
(1) Le nombre des adhésions envoyées au congrès de Copenhague a été en tout de
416. Voici dans quelle proportion les diverses nations se sont trouvées représentées lors
dek réunion : Allemagne 17, — Belgique 7,— Espagne 2,— Finlande 1, — France 20,
— Angleterre 7, — Hongrie 1, — Italie 6, — Norvège 9, — Pays-Bas 3, — Rouma-
nie 2, — Russie fi, — Suède 26, — Suisse 2,— Danemark 226,— soit en tout 337 mem-
bres présens et qui ont presque tous régulièrement, assisté aux séances.
(2) Une mention spéciale est due à celle de M. Petersen. Plusieurs riches amateurs
tels que le grand-vcneur, M. Bech, et le baron de Zytphen, avaient fait transporter à
l'université les plus beaux objets faisant partie de leurs collections. A côté de ces vi-
trines figuraient les cartons apportés de diverses parties de l'Europe par plusieurs sa-
vans étrangers. Enfin une foule de dessins et de photographies achevaient de transfor-
mer en un musée temporaire du plus grand intérêt les larges corridors de l'université.
UN CONGRÈS INTERNATIONAL. 957
carte; les directeurs, les conservateurs, les propriétaires, étaient
à leur poste, prêts à donner toutes les explications, à répondre à
toutes les qiiest'ons. A des jours fixés d'avance, ils faisaient tour à
tour de véritables conférences en présence des richesses scienti-
fiques réunies et méthodiquement classées par eux-mêmes, passant
d'une vitriiie à l'autre, plaçant entre nos mains les objets les plus
remarquables, mêlant à leurs démonstrations ces réllexions, ces
aperçus, que l'on ne trouve dans aucun livre, qui jaillissent de la
conversation et ouvrent parfois les plus nouveaux horizons. La ma-
tinée passait vite au milieu de pareilles études. A une heure, on
se réunissait dans la grande salle de l'université pour n'en sortir
qu'à quatre ou cinq heures; on y revenait à huit heures. Là, chacun
apportait le résultat de ses travaux, préparés d'avance ou impro-
visés sur les lieux. La lecture des mémoires, les communications
verbales se succédaient et soulevaient des discussions chaque jour
plus instructives. Nous tous, enfans des contrées méridionales, nous
écoutions surtout avec une attention presque anxieuse ces savans
du nord, que nous étions venus interroger, les Milsson, les Steen-
strup, les Worsaae et leurs élèves, devenus autant de collaborateurs
éminens. Toutefois cette juste déférence n'anêtait pas la liberté de
l'examen, et plus d'une fois, sans cesser de rendre hommage à
leurs maîtres, les disciples les ont combattus.
Au sortir de ces séances si pleines, il fallait 1 ien songer aux né-
cessités de la vie. Ici encore M. Schmidt et ses collègues avaient
tout prévu. Dans un des premiers restaurans de la ville, ils avaient
retenu quelques salons qui devinrent le siège d'un cercle tempo-
raire. Les publications périodiques, des brochures, de grands ou-
vrages, y avaient été réunis. Une table à prix convenus et modestes
était réservée aux membres du congrès; mais la plupart d'entre eux
n'y prirent place que rarement, grâce à l'hospitalité danoise. Le pre-
mier empressement, loin de diminuer, semblait croître de jour en
jour. G'é ait à qui nous introduirait dans sa maison, à qui nous au-
rait comme convives, à qui nous ferait le mieux les honneurs du
pays. Hommes d'état en retraite ou encore mêlés aux luttes quoti-
diennes, professeurs de l'université ou des collèges, publicistes,
magistrats, négocians, banquiers, simples bourgeois, rivalisaient à
cet égard. C'est ainsi qu'isolément ou par groupes nous avons visité
les restaurans champêtres aussi bien que les riches villas qui se
succèdent sur les rives du Sund. Nous ne les oublierons pas plus
les uns que les antres. Bien souvent nous reviendrons en pensée
à ces modestes cabinets que réchauffait un beau soleil d'automne, à
ces allées dont les arbres ont pour ainsi dire le pied dans la mer, à
ces gazons illuminés par d'immenses feux de joie ou par des feux
ÔÔS REVUE DES DEUX MONDES.
du Bengale dont les eaux du Siind reflétaient les clartés changeantes,
à ces allées du parc royal ombragées par les hêtres séculaires dont
tout Danois s'enorgueillit à juste titre, à ces pelouses où paissent
en liberté, comme les antilopes au milieu des plaines d'Afrique, des
troupeaux de daims et de cerfs. Nous n'oublierons pas davantage
le cercle des étudians et l'accueil de cette jeunesse qui, pour deux
ou trois visiteurs, illuminait sa grande salle de réception, entonnait
ses chants nationaux et ouvrait, — surtout aux Français, — le cabinet
où se conservent pieusement les photographies des camarades tom-
bés dans la dernière guerre.
Le roi, la famille royale, qui nous avaient accueillis au sortir
même des wagons, semblaient avoir pris à tâche de témoigner jus-
qu'au dernier jour leur haute sympathie pour le congrès. Deux fois
nous fûmes appelés en corps à des fêtes royales. Une première in-
vitation nous valut des places réservées au spectacle le jour où,
pour la première fois, parut en public la jeune et charmante prin-
cesse récemment arrivée de Suède. On sait avec quelle joie cette
union a été accueillie dans les deux royaumes, en Danemark sur-
tout. La soirée à laquelle nous assistions en portait l'empreinte vi-
sible. A l'éclat d'une cérémonie officielle, elle joignait la cordialité
d'une fête de famille. Les visages étaient franchement épanouis.
Quand l'hymne national, le chant de Christian IV, se fit entendre,
il trouva rapidement de l'écho. Peu à peu les lèvres s'entrouvrirent,
on se borna d'abord à chantonner, puis les voix s'élevèrent, et les
dernières strophes furent entonnées par toute la salle. Nous ne pou-
vions malheureusement nous joindre à nos hô-es et faire notre par-
tie dans ce chœur improvisé; mais, quand des hourras régulière-
ment lancés saluèrent le roi et les siens, aucun de nous ne resta en
arrière, et les savans prussiens eux-mêmes unirent de cœur leurs
acclamations à celles des Danois.
Nous n'avions été que des conviés accidentels à la soirée dont je
viens de parler. Cette représentation théâtrale était indépendante
du congrès. Le roi, voulant faire plus, nous invita à dîner à Chris-
tiansborg, dans ce palais habituellement inhabité, et qui s'ouvre
seulement pour les fêtes solennelles. Tous les étrangers reçurent
des cartes personnelles, et, en entrant dans les salons royaux, ils y
trouvèrent leurs principaux collègues danois mêlés aux membres
du corps diplomatique, aux ministres, aux grands de l'état. Une
table d'environ deux cent quarante couverts était dressée dans la
vaste et élégante salle des chevaliers. Toute la famille royale y prit
place, ayant en face d'elle le bureau et quelques-uns des principaux
membres du congrès. Pendant le repas, la musique fit entendre les
airs nationaux des divers peuples représentés à la réunion scienti-
UN CONGRÈS INTERNATIONAL. 959
fique. Au dessert, le roi but à l'anglaise avec plusieurs d'entre nous,
puis, en quelques paroles simples et graves, il porta un toast au
congrès et remercia les hommes d'étude qui étaient venus rendre
hommage au savoir danois. L'illustre et vénérable archéologue sué-
dois Sven jSilsson répondit au nom de tous. Ensuite vinrent les cause-
ries, et là encore le roi, la reine, les princes, réservèrent à peu près
tout leur temps pour ceux que recommandait seulement leur qualité
d'hommes de science. Certes ils n'eussent pu recevoir avec plus
d'éclat, avec plus de grâce et de bienveillance, les envoyés des plus
puissans états ou des majestés en voyage.
L'antique hospitalité semble exister encore en Danemark. — La
science fut toujours en honneur dans l'Athènes du nord. Les études
antéhistoriques, considérées à juste titre comme essentiellement na-
tionales, y sont en grande faveur. Les journaux de Copenhague en-
tre iennent et vulgarisent ces sentimens. Tous, ils se sont fait les
interprèLes quotidiens de nos travaux et ont consacré de longues
colonnes à nos séances, si bien qu'en cas de perte de nos archives
la collection du Ddgbludel pourrait servir à retrouver les actes du
congrès. Le prédécessiiur du roi actuel, Frédéric VII, fut un archéo-
logue distingué. Christian IX lui-même est président de la Société
des antiquaires; seul, ou accompagné du prince royal, il assiste
souvent aux séances comme un simple membre. Toutes ces circon-
stances rendent compte en partie de l'accueil exceptionnel fait par
la haute société, par les classes éclairées de Copenhague, aux plus
modestes représentans d'un ordre d'idées exclusivement scientifi-
ques. Pourtant ni les mœurs, ni les traditions, ni l'influence de la
presse, ne sauraient expliquer pourquoi le même empressement nous
attendait partout, pourquoi la foule nous entourait avec la plus af-
fectueuse curiosité dans les allées de Tivoli, pourquoi notre appa-
rition dans une petite ville, dans les campagnes, faisait éclater une
véritable allégresse. En m'exprimant ainsi, je n'exagère pas. Pour
convaincre le lecteur, il suffira de raconter brièvement une de ces
excursions dont la science était le but, et que nos hôtes, aidés par
la population entière, savaient transformer en fêtes splendides pour
le cœur autant que pour l'intelligence.
Au nombre des objets les plus curieux que nous venions étudier
en Danemark, il faut placer les kjœkkenmœddîngs, littéralement les
déblais de cuisine. Ce sont des amas de coquilles d'huîtres, de bu-
cardes, etc., au milieu desquelles sont disséminés des ossemens
beaucoup plus rares de poissons, de mammifères, d'oiseaux. Ces
restes des repas des antiques peuplades du Ultoral forment des ac-
cumulations souvent considérables, parfois de véritables collines.
Bien des objets travaillés de main d'homme, et surtout des outils
9(50 REVUE DES DEUX MONDES.
OU des armes en silex, en os, etc., ont été perdus et ensevelis au
milieu de ces immondices. Recueillis aujourd'hui et plac:'s dans nos
musées, ils ont fourni un des chapitres les plus intéressans dà cette
histoire perdue au-d.là des plus lointains souvenirs, et que les an-
tiquaires scandnaves ont les premiers cherché à retrouver. C'est
une de ces mines de doeumens située à Sœlager, à plusieurs lieues
de Copenhague, que nous devions examiner et exploter. Ici notre
guide naturel était le célèbre naturaliste Steenstrup, dont quelques
travaux sont déjà connus des lecteurs de la fievue (I), et qui, par
ses investigations persévérantes, par ses ingénieuses expériences,
a éclairci de la manière la plus inattendue quelques-uns des pro-
blèmes les plus complexes de l'archéologie préhistorique. M. Steen-
strup accepta de grand cœur la tâche qui lui incombait, et partit
à l'avance pour commencer la fouille et préparer nos propres re-
cherches.
Deux jours après, nous allions rejoindre l'éminent pionnier. Un
train spécial nous emportait de grand matin, et nous déposait à
Rœskilde, antique capitale du Danemark, dont la magnifique cathé-
drale est devenue ie Saint-Denis danois. La ville était déjà en mou-
vement, et la population entière nous attendait; toutes les maisons
étaient pavoisé s; partout le daiiebrog déployait son large champ
rouge et sa croix blanche, associés d'ordin.ire aux couleurs de
Suède et de Norvège; partout les têtes se découvraient sur notre
passage, partout éclataient les hourras. Ceux-ci redoublèrent quand
nous arrivâmes sur la jetée, quand nous monlâmes à bord du ba-
teau à vapeur, tout enguirlandé de feuillage et largement pavoisé,
qu'une compagnie locale avait mis à la disposition du congrès. Nous
répondîmes de notre mieux, et bientôt notre pacifique expédition
fila rapidement à la surface de ce beau fiord d'où sortirent tant de
fois les Hottes dévastatrices des l'ois de la mer. Par les soi-ns du ca-
pitaine Wilde, que nous devions plus tard rencontrer dans toutes
les circonstances où il pouvait nous être utile, de longues tables
avaient été dressées sur le pont, et nos appétits, stimulés par l'air
marin, firent bravement honneur au substantiel déjeuner qu'elles
portaient.
Le temps passe vite quand on satisfait à la fois le corps, l'intelli-
gence et le cœur. Nul de nous certainement n'auiait pu dire com-
bien d'heures s'écoulèrent à remonter le fiord, — tantôt admirant
les rivages le long desquels nous glissions, contemplant quelque
village, quelque petit 3 ville d'où nous arrivaient de lointains hour-
ras, signalant de hauts tumuli, sépultures des vieux vikings, nous
(!) Voyt'z la livraison du 1*"" juillet 1856.
UN CONGRÈS INTERNATIONAL. 961
laissant aller à rêver devant un coin de forêt réfléchi par le flot, —
tantôt nous livrant à quelqu'une de ces conversations à la fois sé-
rieuses et enjouées où la science revêl l'apparence de la plaisan-
terie, et dont le charme est inexprimable. Toujours est-il que nous
nous trouvâmes tout à coup au pied d'un débarcadère assez rude
et d'une longue jetée formée de blocs confusément entassés. On
n'en atteignit pas moins la plage sans accidens, et là nous eûmes
une preuve nouvelle de cette remarquable attraction exercée par le
congrès. Plus de soixante voitures traînées par de robustes che-
vaux, et dont la plupart rappelaient le char-à-bancs de nos pro-
priétaires aisés, attendaient, prêtes à nous conduire au lieu de la
fouille. C'étaient les équipages d'autant de paysans (1) qui, sur un
simple avis, avaient abandonné leurs travaux et se mettaient avec
le plus complet désintéressement à la disposition des savans étran-
gers venus pour étudier leurs antiquités nationales. Quel est le pays,
nous demandions-nous, où, pour un semblable motif et sans l'inter-
vention d'aucune autorité, on obtiendrait un pareil résultat? Fran-
çais ou Anglais, Suisses ou Russes, Belges ou Italiens, nous étions
bien forcés de reconnaître que ce ne serait chez aucun de nous»
Malgré cette réflexion passablement pénible pour notre amour-
propre, nous profitâmes du bon vouloir qui la faisait naître; bien-
tôt notre longue caravane traversait le village de Linaes, entière-
ment habité par des pêcheurs. Lui aussi s'était pavoisé autant qu'il
avait pu le faire. Les drapeaux n'étaient, il est vrai, ni aussi grands,
ni aussi frais qu'à Rœskilde ; il y en avait dans le nombre de bien
petits , de bien passés et parfois de bien déchirés ! Qu'importe ?
Ils nous tenaient le même langage que l'étendard royal arboré à
Christiansborg, ils nous souhaitaient aussi la bienvenue. Sur le
seuil d'une pauvre chaumière, un vieux marin à cheveux blancs
nous apparut comme la personnification de ces sentimens que nous
étions fiers d'inspirer. Revêtu de ses habits de fête à demi neufs,
montrant à sa boutonnière la croix d'argent que porte également le
souverain, il se tenait droit comme pour passer une inspection, et
nous saluait comme autant d'amiraux. Nous lui rendîmes ses saluts
avec un véritable attendrissement. Deux d'entre nous descendirent
de voiture, et, quoique bien pourvus d'allumettes, lui demandèrent
du feu pour leurs cigares. Ce fut un bon mouvement qui a donné,
j'en suis sûr, à ce brave invalide un souvenir de joie pour le reste
de ses jours.
Grâce à nos équipages, nous atteignîmes en moins d'une demi-
(1) Le paysan dans ce pays est presque toujours propriétaire et relativement riche.
Il met son principal orgueil à avoir d'excellens chevaux et une jolie voiture.
TOME LXXXVI. — 1870. 61
962 REVUE DES DEUX MONDES.
heure le but de notre course. Une vaste tente où flottait le drapeau
national, une enceinte marquée par de simples cordes et qu'entou-
rait la population voisine, le faisait reconnaître de loin. La fouille était
ouverte au pied d'une petit? colline à laquelle s'adosse lekjœkken-
mœdding. M. Steenstrup l'avait préparée méthodiquement et de
manière .qu'on pût en bien voir la structure et la composition. Il
aurait voulu donner à ce sujet quelques explications préliminaires;
mais comment retenir cent cinquante paléontologistes et archéolo-
gues mis pour la première fois en présence d'un kjœkkenmœd-
ding? Ils fondirent dessus comme sur une proie ; plus d'un, dans sa
précipitation, roula le long des talus éboulés sous ses pieds, mais
se releva plus ardent à la curée. Pioches, marteaux, grattoirs,
couteaux, cannes, au bcsoiji de simples clés, attaquèrent avec une
ardeur fébrile la coupe savamment disposée, et qui, grâce à la mo-
bilité des matériaux, présenta bientôt le plus parfait désordre. Pen-
dant deux heures, on travailla ainsi des pieds et des mains, et ce
labeur ne fut pas perdu. Pas un de nous ne revint les mains vides.
Chacun avait fait sa trouvaille et montrait à ses voisins des silex
rudement taillés en forme de haches, de couteaux, de grattoirs, de
pointes de flèches, des ossemens de mammifères ou d'oiseaux, des
vertèbres, des arêtes de poissons, etc. Le tout, soigneusement em-
paqueté, prit place dans les poches, dans les gibecières. Les plus
zélés y joignirent même cpielques kilogrammes de ces coquilles
draguées et mangées par les plus anciens habitans de ces côtes.
Chargés de notre butin scientifique, nous regaguàmes le bateau.
Les tables se trouvèrent chargées comme le malin et plus abon-
damment encore; elles furent fêtées à l'avenant, les conversations
reprirent, chaleureuses et gaies. Tout souriait autour de nous. Un
magnifique soleil d'automne lançait ses derniers rayons et donnait
au paysage des aspects tout nouveaux; le fiord était uni comme une
glace. Animés par l'exercice, par la joie du savoir acquis et des
trouvailles faites, un peu aussi par les vins gMiéreux de nos hôtes,
nous nous sentions tous transformés. C'était une de ces heures trop
rares où les années semblent disparaître, où, malgré les cheveux
gris et la barbe blanche, on se sent jeune d'esprit et de cœur. Puis
le crépuscule vint avec ses teintes de plus en plus foncées, qui peu
à peu confondirent les objets et rétrécirent l'horizon. X ce moment,
une douzaine de nos collègues danois, montés sur la dunette, en-
tonnèrent leurs chants nationaux. Bercés par ces refrains tour à
tour mâles ou gais, nous atteignîmes la jetée de Rœskilde, où nous
attendait une foule aussi pressée^ aussi accueillante que le matin.
Là encore le capitaine Wilde prit la tète et nous conduisit à la ca-
thédrale, dont les portes s'ouvrirent pour nous montrer la vaste nef
UN CONGRÈS INTERNATIONAL. 963
illuminée du haut en bas comme aux plus grands jours de fête.
Nous entrâmes aux sons de l'orgue jouant un air triomphal, et,
tout en admirant cette église fort curieuse au point de vue de l'art,
plus d'un sans doute s'oublia dans les graves pensées que l'heure,
le lieu et la mise en scène étaient bien faits pour inspirer. Ainsi finit
cette journée, une de celles dont on garde précieusement le sou-
venir comme des mieux remplies et des plus heureuses.
Deux fois encore le congrès quittait Copenhague pour des excur-
sions analogues. Il s'agissait tantôt de visiter de vieux châteaux,
tantôt de comparer les tumuli et les dolmens du Danemark à ceux
de notre Bretagne, ou de visiter quelque lieu célèbre dans les tra-
ditions du pays. Nous avons ainsi revu Rœskilde de jour, et salué
chez lui, au grand détriment de sa cave, notre brave capitaine
Wilde; nous avons traversé de nouveaux villages, visité d'autres
villes, parcouru le magnifique parc du comte de Holstein, attenant
à la vallée et au lac légendaires de Herthadal (1). Partout, toujours,
nous avons été reçus de même. Les paysans ont hissé leurs mo-
destes drapeaux , les citadins ont pavoisé leurs rues et les salles de
banquets; le grand seigneur a élevé des arcs de triomphe et offert à
ses hôtes de passage une hospitalité qui, pour être de courte durée,
n'en était que plus splendide. Dans le sentiment qui éclatait ainsi à
tous les degrés de l'échelle sociale, il y avait quelque chose de plus
que l'amour des études préhistoriques. Ce quelque chose, à demi
instinctif dans les classes inférieures, parfaitement raisonné chez
les gens éclairés, est facile à comprendre, et l'on n'a d'ailleurs pas
cherché à le cacher.
De tout temps, les Danois ont aimé profondément leur patrie. Ils
la chérissent peut-être plus encore depuis ses revers. Notre petit
pays, notre dier petit pays, disent-ils presque toujours en parlant
d'elle, et la voix la plus rude trouve des inflexions caressantes pour
prononcer ces mots, qui, dans la bouche des femmes, prennent quel-
que chose de touchant. On dirait qu'elles parlent d'un enfant adoré.
Notre venue flattait ce noble sentiment dans ce qu'il a de plus déli-
cat. On sait comment dans la guerre soutenue contre l'Allemagne
et l'Autriche, comment dans les négociations qu'a soulevées le traité
de Prague, le Danemark a été abandonné par les états les plus di-
rectement intéressés à sa conservation. Au silence trop général qui
accueillait leurs justes plaintes, les Danois ont pu se croire oubliés
du monde. Ils ont tressailli d'aise en apprenant que l'Europe intel-
(1) Cette vallée était, dit-on, le principal sanctuaire de Hertha, qui personnifiait la
Terre. Le petit lac aux bords duquel nous avons déjeuné recevait, assure-t-on encore,
la plupart des offrandes offertes i\ la déesse, et devrait, à ce titre, receler dans son fond
tourbeux bien des trésors archéologiques.
96/i REVUE DES DEUX MONDES.
ligente répondait d'une manière exceptionnelle à l'appel des savans
nationaux, et leur envoyait plus d'adhésions que n'en avait reçu
Paris lui-même. Ils ont éprouvé un mouvement de juste fierté en
voyant arriver à Copenhague, pour prendre part au congrès, en de-
hors de toute cause accessoire d'attraction, presque autant d'étran-
gers qu'en avait vu la capitale de la France en temps d'exposition.
Ils se sont étonnés en comptant parmi ces visiteurs qui venaient pour
ainsi dire se mettre à leur école quelques hommes éminens qui dans
les luttes politiques s'étaient montrés des plus durs envers eux. Ils
ont senti que, faibles et malheureux dans les champs de la guerre,
ils étaient restés grands et forts sur le terrain de l'intelligence, et
se sont promis de garder cette supériorité que la force brutale ne
peut ravir. Ils ont espéré que nous rentrerions dans nos patries prêts
à redire ce que nous aurions vu, prêts à soutenir que le Danemark
n'est pas mort.
Je ne crains pas do l'aflirmer, cet espoir n'aura pas été déçu. J'en
ai pour garans les séntimens que j'ai entendu exprimer partons mes
collègues, sans acception de nationalité. Et ce n'était pas seulement
la reconnaissance pour une réception inattendue qui les faisait par-
ler. L'immense majorité d'entre nous étaient exclusivement des
hommes de science, bien étrangers aux agitations de la politique
active; mais la science ne dessèche pas le cœur, elle ne rend pas
aveugle aux grands faits de ce monde. Peut-être même l'homme in-
telligent, habitué à réfléchir, qui assiste sans s'y mêler aux luttes
journalières, voit-il parfoi plus juste que le plus habile des com-
battans. Les accidens du jour ne lui cachent pas les faits généraux
et la résultante des choses. Eh bien! pour qui connaît la situation
du Danemark, pour qui a pu, comme nous, juger ce peuple et sen-
tir battre le cœur de îa nation, deux faits sont incontestables : le
premier, c'est qu'il y a dans ce petit pays une nationalité vivace
qui résisterait au besoin à la force la plus brutale, aux plus longues
persécutions; le second, c'est que ces séntimens de patriotisme
existent chez un peuple remarquable par son développement intel-
lectuel et moral, égal et supérieur sous certains rapports à n'im-
porte quel peuple d'Europe, et qui, injustement opprimé, mérite à
tous égards l'intérêt sympathique et actif de quiconque aime la
justice.
Un autre fait non moins évident à nos yeux, c'est qu'en défendant
sa propre cause le Danemark combat dans l'intérêt de tous. Le
principe de l'agglomération des peuples par races, plus ou moins
contre-balancé par celui du vote populaire, menace de mettre à
néant tous les traités anciens et nouveaux. J'ai constamment re-
poussé pour mon compte cette dangereuse application des sciences
UN CONGRÈS INTERNATIONAL. 965
ethnographiques. Dans l'immense majorité des cas, elle ne repose
que sur des erreurs ; elle est certainement bien plus propre à éter-
niser l'esprit de guerre et de haine qu'à engendrer la paix univer-
selle promise en son nom. Tout au moins devrait-elle être faite avec
loyauté. La sécurité de tous, celle même des victorieux d'aujour-
d'hui, est évidemment à ce prix. C'est cette loyauté qui est mani-
festement méconnue par la manière dont on a traité le Dçinemark.
Je ne veux même pas parler de cet article 5 du traité de Prague si
ouvertement violé. Alors même qu'il n'existerait pas, les votes du
Slesvig, la ténacité avec laquelle ils sont maintenus , devraient dic-
ter la marche à suivre. Ces votes ont nettement montré dans le du-
ché deux populations distinctes : l'une où dominent les tendances et
les affections allemandes, l'autre toute danoise de cœur comme de
race. Sous peine de mentir à tout ce qu'elle invoque pour elle-
même, l'Allemagne doit accepter le partage et le provoquer au
besoin. Pai-dessus tout, elle se doit de repousser et de flétrir les
odieuses mesures qui pèsent sur le Slesvig, et qu'ignore, on aime à
le croire, le vieux souverain au nom duquel elles sont prises. Intro-
duire de force au sein d'une population des juges, des instituteurs,
des prêtres qu'elle ne peut comprendre et dont elle ne peut être com-
prise, rendre ainsi l'administration de la justice illusoire et empê-
cher un peuple entier de s'instruire, de prier en commun, est un
crime qui doit révolter le philosophe autant que le croyant, l'homme
de cœur de tout pays.
Si, oubliant sa vieille et proverbiale honnêteté, l'Allemagne fer-
mait les yeux, si elle sanctionnait par son silence la violation de la loi
qui préside à sa propre réorganisation, si les libéraux de la confédé-
ration germanique, infidèles à leurs propres principes, continuaient à
méconnaître les droits les plus sacrés des races même vaincues, n'y
aurait-il pas là de quoi justifier les craintes qui nous ont été maintes
fois exprimées? — Ce n'est pas, nous disait-on, le Slesvig danois
seul qui est en cause, c'est le Danemark tout entier. Que seraient
200,000 âmes de plus pour la grande Allemagne? Ce qu'elle veut,
ce sont toutes nos populations maritimes, celles du Jutland, de la
Fionie, de Seeland. Le continent ne suffit pas à son ambition éveil-
lée; elle comprend trop bien qu'à notre époque un peuple n'est
réellement grand et fort qu'à la condition d'avoir sa part de la do-
mination des mers. Voilà pourquoi l'Allemagne ménage avec soin
cette pomme de discorde entre elle et nous, prête à saisir le moindre
prétexte pour faire un dernier pas, pour pousser ses frontières jus-
qu'au Sund, et l'Europe, qui nous a abandonnés une fois, nous aban-
donnera sans doute encore.
Après tout, ces craintes ne sont peut-être pas sans fondement. La
966 REVUE DES DEUX MONDES.
soif des conquêtes ne s'éteint pas au premier succès, la politique a
parfois des aveuglemens bien étranges. La France et l'Autriche sont
bien loin et bien occupées ! Pour se venger de quelque petite dé-
convenue ou seulement pour le plaisir de fortifier encore la puissance
qu'elles ont saluée comme notre rivale, l'Angleterre pourrait bien
permettre la formation d'une grande marine de plus, la Russie pour-
rait bien se laisser placer dans la fâcheuse alternative ou d'être en-
fermée dans la Baltique, ou de conquérir la Suède et la Norvège. Le
Danemark pourrait donc encore se retrouver isolé en face de l'Alle-
magne. Dans sa lutte avec un état qui compte presque autant de sol-
dats qu'il a lui-même d'habitans de tout âge et de tout sexe, l'hé-
roïsme dont il a fait preuve se retrouverait à coup sûr, mais ne le
sauverait pas. 11 doit donc chercher au dehors des garanties de sécu-
rité. La plus sérieuse sans contredit serait cette union ou mieux cette
confèdvratîon Scandinave qu'appellent de tous leurs vœux des deux
côtés du Suud les cœurs patriotes, les esprits clairvoyans. Du reste
cette union est trop dans la force des choses, dans la logique des
événemens accomplis ailleurs pour ne pas se réaliser. Quelles en
seront les conditions? Nous n'avons aucune qualité pour les suggérer
ou les prévoir. C'est aux Scandinaves seuls de résoudre le problème-
qui intéresse à peu près au même degré les trois nations et les deux
dynasties, les peuples et les souverains (1).
Toutefois on ne saurait méconnaître que, pour atteindre ce but, les
Scandinaves auront k se faire des concessions réciproques, à subir
quelques sacrifices. Dès à présent, il en est un que les Danois doi-
vent accepter, — sacrifice bien léger en apparence, bien pénible en
réalité et peut-être difficile, car il touche aux traditions les plus
populaires, aux sentimens les plus patriotiques. Il faut renoncer à
ce beau chant national que nous avons entendu si souvent à la table
des étudians comme au spectacle de la cour. Certes l'air lui-même
peut être et sera conservé, les paroles doivent disparaître; elles
pourraient être un obstacle sérieux au rapprochement des deux peu-
ples, car elles célèbrent les guerres entre Scandinaves et les vic-
toires remportées sur les Suédois, désignés ici sous le nom de Goths.
Comment tendre la main aux populations de l'autre côté du Sund
avec ce cri de haine et de triomphe à la bouche (2)? Sans doute,
(1) Les lecteurs de la Bévue n'ont certainement pas oublié avec quelle autorité M. Gef-
froy a développé tout récemment les considérations que je me borne à indiquer ici.
(2) Voici les premières strophes de ce chant :
« Le roi Christian se tenait au grand mât, dans le nuage et la fumée. Il maniait si
terriblement son épée que casques et fronts des Goths volaient en éclats. Les poupes
et les mâts de l'ennemi tombaient dans le nuage et la fumée;
« Qui devant le Chi-istian danois soutiendra le combat? Nielz Juel attendait l'éclat
UN CONGRÈS INTERNATIONAL. 067
c'est le sentiment de cette contradiction qui fermait d'abord tant de
lèvres devant la noble jeune fille que la population danoise tout en-
tière accueillait comme un gage d'alliance et d'espoir. Tel qu'il est,
ce chant rappelle un passé qui ne doit plus renaître, des sentimens
qui ne sont plus. Si Christian lY revenait au monde, ce n'est certes
pas contre les Goths qu'il tirerait la lourde épée couchée sur son
tombeau dans la chapelle de Rœskilde. C'est à eux au contraire
qu'il tendrait sa main désarmée.
II.
Le patriotisme des Danois, servi par une énergie à la fois active et
patiente, se retrouve partout. Il a été pour une bonne part dans la
formation de leurs plus beaux musées; il assure le développement
futur de ceux qui laissent encore à désirer. Au temps de la prospérité,
une souscription publique, à laquelle concoururent toutes les classes
de la population, permit à la ville de Copenhague d'élever au grand
sculpteur dont elle est si justement fière ce monument unique au
monde où Thorwaldsen repose entouré d'un musée presque entière-
ment composé de ses propres œuvres (1). Au lendemain même des
revers, l'université, la ville, l'état, le roi, reconstruisaient les bâti-
mens universitaires, donnaient aux collections zoologiques recueil-
lies par les Eschricht et les Steenstrup les galeries qui leur faisaient
défaut, consacraient une maison entière au laboratoire de physio-
logie, remaniaient les musées d'ethnologie et d'archéologie pré-
historique, et réorganisaient le musée des souverains, comme si les
•malheurs politiques avaient redoublé dans la population l'ambition
des choses de la science et de l'art.
De toutes ces collections, les plus remarquables sans contredit
sont celles qui touchent k l'histoire du pays. Elles ne sont pour
ainsi diie que le développement d'une institution fondée à Copen-
hague vers le milieu du xvii* siècle par le roi Frédéric III. Sous
de la tempête. Voici l'heure! Il a hissé le pavillon rouge, il a accablé les ennemis de
coups rcdouljlés;
« Et eux aussi s'écrient à travers l'éclat de la tempête : L'heure est venue! Sauve qui
peut! Qui devant le Juel danois soutiendra le combat? »
(1) Le musée Thorwaldsen ne comprend que les œuvres du maître et un certain
nombre d'oljets d'art qu'il avait réunis surtout pendant son séjour en Italie. Les bâ-
timens rappellent dans leur ensemble les sépultures grecques et étrusques. Ils entou-
rent une cour dont la décoration est empruntée aux mêmes données. Le tombeau, placé
au milieu de l'enceinte, consiste seulement en un petit tertre couvert de lierre et en-
touré d'un cadre de granit portant le nom de l'artiste et les dates de sa naissance et
de sa mort : 19 novembre 1770—24 mars
968 REVUE DES DEUX MONDES.
le nom de Chambre d'nrt, co souverain commença une collection
d'objets rares et curieux qui, accrue par les soins de ses succes-
seurs, s'est divisée en musées distincts, mais reliés par de nom-
breux rapports. En première ligne se place naturellement le Musée
des antiquités du Nord, commencé dès 1807 par R. Nyerup, mais
dont le véritable fondateur est C. J. Thomsen. Pendant un demi-
siècle, ce savant, dont le nom est resté populaire en Danemark, lui
consacra tout ce qu'il avait d'énergie et d'activité (1) ; admirable-
ment secondé par d'éminens collaborateurs, par l'émulation qu'il
avait éveillée dans tous les rangs de la société, il laissa en mourant
une œuvre jusqu'à ce jour sans rivale.
Thomsen ne se contentait pas de recueillir, de classer, de décrire
les monumens, les objets de toute sorte qui racontaient l'histoire
de sa patrie. Il aurait voulu que tout Danois en sût autant que lui.
Dans cette pensée, chaque fois que s'ouvrait le musée, il était là
devant les vitrines, prêt à expliquer à tout venant la signification
de ce qu'elles contenaient. Les femmes, les enfans, les soldats, les
paysans, étaient pour lui des auditeurs aussi dignes d'attention que
le grand seigneur ou l'érudit. Dans un pays où l'instruction est gé-
nérale, cet enseignement populaire devait porter ses fruits. Thom-
sen lui dut plus d'un objet précieux apporté par quelques-uns de
ses disciples de passage. Sur ses instances, facilement écoutées, la
loi vint en outre à son secours. En Danemark, quiconque découvre
un objet antique doit le remettre à l'autorité locale. On reçoit en
échange le prix marchand de l'objet, plus une prime en rapport
avec l'importance de la trouvaille. Ce contrat, fidèlement exécuté
de part et d'autre, a valu au musée des antiquités quelques-unes de
ses pièces les plus remarquables (2).
Ainsi accrue par le concours de tous, la collection nationale gran-
dit si rapidement qu'à la mort de Thomsen on reconnut la nécessité de
la remanier complètement. Grâce au savoir et à l'activité dévouée du
directeur, M. Worsaae, et des inspecteurs, MM. Engelhardt, Herbst
et Strunk, secondés par des volontaires, parmi lesquels M. Valde-
mar Schmidt mérite d'être cité en première ligne, ce travail fut
accompli en trois années (3). Il finissait pour ainsi dire quand nous
(1) De 1815 à 1865.
(2) Un pauvre journalier, défrichant une pièce de terre qu'il avait prise à bail, ren-
contra sous sa pioche un certain noniljre d'anneaux d'or dont il ne soupçonnait pas la
valeur. Un voisin lui en offrit environ 200 francs, somme qu'il trouvait certainement très
Lellc; mais, pour obéir à la loi, il porta sa trouvaille à qui de droit et reçut une somme
cinq ou six fois plus forte. Des faits de cette nature sont vite connus. Aussi pas un
paysan danois n'hésite à préscnkr aux autorités compétentes les objets qu'il trouve,
certain d'en recevoir un juste prix.
(3J 18G0-1869.
UN CONGRÈS INTERNATIONAL. 969
arrivâmes à Copenhague, et nous pûmes voir toutes les richesses
accumulées depuis le commencement du siècle admirablement dis-
posées et classées sous plus de trente-cinq mille numéros. Ce chiffre
est d'ailleurs bien loin de représenter celui des objets eux-mêmes.
On n'a pas séparé ceux qu'on a trouvés sous la même pierre ou dans
le même dolmen; on les a laissés sous la même étiquette, qui com-
prend ainsi des objets parfois très nombreux. Par exemple, dans un
seul des quatre cercueils que renfermait le tumulus de Treemoi, en
Jutland, on a trouvé toute une garde-robe du temps, des bonnets,
un manteau, une sorte de jupon, une longue ceinture, deux châles
à grandes franges, le tout en tissu de laine d'une conservation par-
faite et accompagné d'une cassette en écorce, d'une petite boîte,
d'un peigne en corne, d'un couteau et d'un glaive en bronze dans
son fourreau de bois sculpté (1). En contemplant ces objets réunis,
le visiteur se fait aisément une idée de la civilisation de cette épo-
que. Quant aux objets trouvés isolés, ils forment de nombreuses
séries où l'on peut suivre pas à pas les progrès de l'industrie da-
noise, depuis les silex les plus grossièrement taillés jusqu'à ces
merveilles qu'ont su réaliser le moyen âge et la renaissance.
Un seul reproche, ce me semble, doit être adressé à Thomsen et
à ses dignes disciples. Ils ont merveilleusement su réunir et inter-
préter les œuvres de l'homme, ils ont négligé ou même détruit
l'homme lui-même. Ces tumuli, ces chambres de géans si habile-
ment explorés par eux, ne renfermaient pas seulement des outils,
des armes, des parures, des vêtemens; il y avait aussi des sque-
lettes, 15 dans la chambre de Tielm, 80 dans le tumulus de Bor-
rebye, près de 100 dans celui de Skovsgaard. Comment n'a-t-on pas
mis à conserver ces ossemens, ou tout au moins les têtes, le soin
qui faisait recueillir jusqu'au moindre fragment de pierre ou de
métal ? Quelle magnifique annexe au Musée des antiquités du Nord
qu'un musée renfermant les restes des hommes qui taillèrent le
silex, coulèrent le bronze ou forgèrent le fer dans ces âges reculés!
Malheureusement peu d'antiquaires comprennent encore l'immense
intérêt qui s'attache aux collections de cette nature. Les incertitudes,
les tâtdnnemens inséparables de toute science naissante leur inspi-
rent une grande défiance pour les études anthropologiques, pour
les résultats qu'elles donnent. Ils oublient que Farchéologie a eu
également ses débuts, qu'elle se trompe parfois. Aussi n'ai-je trouvé
à Copenhague qu'environ 70 têtes humaines extraites de ces vieilles
tombes. En outre,. au lieu d'être réunies, elles sont divisées en quatre
(1) Guide illustré du musée des antiquités du Nord, par M. C. Engelhardt, socnîtairc?
do la Société des antiquaires.
970 REVUE DES DEUX MONDES.
lots placés dans les collections de physiologie et d'anatomie, aux
archives du musée et à l'université (1). Espérons qu'à l'avenir il n'en
sera plus ain^i, que les savans danois recueilleront les os de leurs
pères avec autant d'intérêt que les produits de leur industrie, et
que le Musée d'anthropologie Scandinave rivalisera dans peu d'an-
nées avec ses frères aînés (2).
Le Musée ethnologique yïonàé aussi par Thomsen (1851), est placé
à côté du précédent, dans le Palais du Prince. Il ne devait primiti-
vement servir qu'à fournir des renseignemens sur la vie et les mœurs
des divers peuples modernes; mais, sous la direction de M. Worsaae,
grâce au zèle éclairé du conservateur-adjoint, M. Steinhaur, et de
M. Yaldemar Schmidt, homme d'mi savoir aussi sûr que varié, ce
musée a reçu dans ces dernières années une extension considéra-
ble. C'est laque l'on a réuni entre autres tous les objets d'antiquité
préhistorique provenant des diverses régions étrangères au nord
Scandinave. Ainsi compris, il fournit déjà, il fournira de plus en
plus de précieux élémens de comparaison. Il est très instructif de
juxtaposer les œuvres de nations arrivées à peu près au même point
de civilisation et de développement. L'unité de la nature humaine se
montre alors souvent d'une manière irrécusable. Le temps et la dis-
tance n'y font rien, pas plus que la différence des races. Le sauvage
de nos jours se sert d'outils qu'on pourrait confondre avec ceux de
nos vieux ancêtres, et ceux-ci ont creusé des troncs d'arbre pour en
faire des canots tout comme le font encore les tribus restées en de-
hors du mouvement civilisateur. Parfois la ressemblance est frap-
pante, parfois aussi l'avantage appartient incontestablement à quel-
ques-uns de ces hommes placés de nos jours aux derniers rangs.
Jamais canot trouvé sur les bords de la Baltique ou dans la vallée
de la Somme n'a certes approché de ceux que fa]3rique le nègre
mincopie des îles Andaman.
Les deux musées précédens permettent d'étudier en elle-même
et d'un^ manière comparative l'histoire archéologique du Danemark
jusqu'en 1660. Le Musée chronologique des rois conduit le visiteur
jusqu'à nos jom^s. Ce dernier musée est l'aîné de tous; l'origine en
remonte à 1648. Il fut fondé dans le château de Rosenborg, con-
struit par Christian IV, et sans doute en vue de conserver ce qui
rappelait le plus intimement ce roi resté si populaire. Continuée de-
(11 Ce dernier lot est la propriété personnelle de M. Stcenstrup.
(2) Si l'on adoptait cette pensée, il faudrait, bien entendu, réunir toutes les têtes os-
seuses de diverses races à celles des Danois anciens ou modernes. Copenhague pos-
sède déjà quelques élémeas très sérieux d'un musée anthropologique. Je citerai en par-
ticulier la belle collection de tètes de Groënlandais formée par Eschricht et celle des
têtes de Nicobar, qui toutes deux dépendent des galeries d'anatomie.
UN CONGRES INTERNATIONAL. 971
puis cette époque, cette collection s'est enrichie un peu confusé-
ment de règne en règne; mais, grâce à l'homme éminent qui Ig,
dirige aujourd'hui et qui l'a remaniée en entier, elle est devenue
une des gloires scientifiques de Copenhague (1). Le musée propre-
ment dit se compose de dix chambres. Chacune d'elles renferme le
portrait d'un seul roi, ceux de ses contemporains les plus remar-
quables, ses bijoux, ses armes, ses vêtemens journaliers ou de pa-
rade, placés en évidence ou conservés dans des meubles entourés
d'ustensiles qui ont tous appartenu à ce prince ou tout au moins
qui datent de son temps. De cette disposition il résulte qu'en pas-
sant de chambre en chambre on fait pour ainsi dire une promenade
à travers près de trois siècles (2), et qu'on saisit d'un coup d'œil
ce qu'étaient les hautes classes de la société danoise à chacune des
dix étapes formées par autant de règnes. En appliquant à ce musée
spécial la méthode d'arrangement />«?- trouvaille, M. Worsaae a fait
de ce qui aurait pu n'être qu'un cabinet de curiosités un magni-
fique complément du musée des antiquités et de celui d'ethnologie.
J'ai peu de chose à dire des collections zoologiques, anatomiques
et physiologiques. Lors de notre séjour à Copenhague, on avait
commencé depuis peu seulement l'installation des premières dans
les nouveaux bâtimens qui leur sont destinés. Les deux autres, très
complètes au point de vue de l'enseignement, grandiront sans doute
encore; mais je ne saurais passer sous silence le laboratoire de phy-
siologie , construit naguère sous la direction du savant professeur
actuel, M. Panum. Le local consiste en un grand corps de logis à
trois étages; des cabanons spacieux, situés au rez-de-chaussée,
sont réservés aux animaux mis en expérience. Les pièces spéciales
renferment les grands appareils d'expérimentation; l'une d'elles est
réservée aux études micrographiques; une autre à un laboratoire de
chimie physiologique. Des piles, placées à demeure, envoient leurs
fils conducteurs en tout sens, et distribuent l'électricité partout où
elle peut être requise. Le professeur, ses aides, les élèves, ont
leurs laboratoires distincts. Enfin l'amphithéâtre est placé au centre
de cet ensemble, où tout est disposé de manière à faciliter l'étude
et l'enseignement. Je dois le dire, je n'ai pas visité cet établissement
modèle sans un certain sentiment de tristesse que je n'ai d'ailleurs
eu que trop d'occasions d'éprouver. Je venais de voir en Belgique
des villes faire de leurs universités de véritables monumens. Je
voyais le petit Danemark donner à la sienne une salle où pouvaient
(1) M. Worsaae a eu pour aides dans ce travail MM. Lossoc et Andersen, conserva-
teurs-adjoints.
(2) De Christian IV (1588-1648) à Frédéric VII (1848-1863).
972 REVUE DES DEUX MONDES.
se tenir des séances i-oyales, bâtir tout exprès pour loger ses col-
lections zoologiques, consacrer à la physiologie une maison entière
pour laboratoire. Comment ne pas se rappeler le triste amphi-
théâtre où se passent nos plus grandes solennités universitaires,
les étranges locaux où travaillent nos plus éminens physiologistes,
et notre pauvre Muséum, toujours réduit à ces vieux bâtimens, la
plupart accommodés tant bien que mal à un usage pour lequel ils
n'avaient pas été faits, et dont on signale l'insuffisance depuis plus
de trente ans?
Pour créer leurs collections zoologiques, anatomiques, physiolo-
giques, les Danois ne pouvaient puiser qu'aux sources communes à
tous les peuples. En fait d'antiquités locales, ils étaient au contraire
placés dans des conditions exceptionnellement favorables. Nulle part
les chambres sépulcrales de toute sorte ne sont plus nombreuses et
plus riches en objets de diverses époques. Les Danois de tous les
temps ont eu le culte des tombeaux. Qu'ils aient enseveli les corps
intacts ou qu'ils en aient recueilli les cendres après les avoir brûlés,
ils semblent avoir toujours placé à côté du mort ses effets les plus
précieux, ses armes favorites ou de riches offrandes. Les habitudes
des races qui se sont mélangées en Danemark, la nature du sol
même, ont concouru au même résultat. J'ai déjà parlé des kjœk-
kenmœddings formés par les tribus de la côte, qui venaient à peu
près régulièrement sans doute manger au même lieu les produits
de leur pêche ou de leur chasse, et laissaient mêlés aux débris
de ces repas des spécimens de leurs industries rudimentaires. Dans
l'intérieur des terres, au milieu des champs, sous de larges pierres
ou dans quelque vase grossier, on a trouvé fréquemment 'de véri-
tables nids d'objets attestant une civilisation progressive. Dans l'îlot
de Munko, près de Svendborg, on rencontra sous une pierre et en-
tourés d'une terre noirâtre six vases d'or superposés trois par trois.
On pourrait citer bien d'autres exemples. Peut-être s'agissait-il ici
d'une simple cachette; mais souvent aussi ces dépôts apparaissent
avec les caractères d'offrandes aux morts ou de rites religieux. Tel
est celui de Ringe, où une simple bague, enveloppée d'une étoffe
de laine, figurait au milieu de quelques ustensiles et de restes de
bois carbonisés.
Toutefois ce sont surtout les pièces d'eau, les étangs, devenus
aujourd'hui autant de marais et disséminés en grand nombre sur
tout le sol du Danemark, qui recevaient ces tributs funéraires, ces
offrandes à la Divinité. Aussi est-ce là que les savans de Copenhague
ont fait leurs plus nombreuses et quelques-unes de leurs plus belles
trouvailles. Dans le Jutland, la tourbière de Kœr a donné plus de
dix-huit cents pièces d'ambre façonnées en grains et en pendans;
UN CONGRES INTERNATIONAL. 973
celle de Lœsten, près de quatre mille objets de même nature ren-
fermés dans un coffret de bois. C'était probablement le fonds de
commerce de quelque bijoutier de l'âge de pierre (1). On a retiré
de la tourbière de Lavindsgaard un vase en bronze dont le couvercle
avait été cloué, renfermant onze vases en or repoussé au marteau,
et dont les manches se terminaient en tête de cheval. Sans doute ils
avaient servi aux cérémonies religieuses. Dans le pré marécageux
de Nydam, qui fut jadis un bras de mer, on a trouvé un bateau de
25 mètres de long chargé d'armes magnifiques : épées damassées,
flèches portant des runes magiques, couteaux, haches de guerre,
boucliers, harnais, etc., tous brisés, tordus, hachés et mêlés à des
ossemens de chevaux, dont les têtes montrent de longues et pro-
fondes entailles. Évidemment tout atteste qu'un grand sacrifice avait
eu lieu sur ce point, et que le navire portant ces offrandes opimes
avait été coulé à dessein.
Les marais du Danemark n'ont pas seulement conservé, souvent
de la façon la plus remarquable, les objets qui leur étaient confiés.
Ils les ont pour ainsi dire classés. Grâce au développement progres-
sif de la tourbe, chacun de ces dépôts a gardé son rang d'immer-
sion, est resté séparé de ceux qui l'avaient précédé et de ceux qui
l'ont suivi. Ces marais sont ainsi devenus en quelque sorte des mu-
sées naturels où les couches de tourbe représentent les tablettes.
Les marais à forêts [scovmoses) surtout ont à ce point de vue un
intérêt exceptionnel. Généralement plus profonds, presque toujours
moins étendus que les marais à prairies {kjaermoses) et les marais
à bruyères [lynginoscs), ils se prêtent mieux que les uns et les au-
tres à des études détaillées. Enfin la végétation forestière, qui leur
a valu leur nom, porte avec elle des enseignemens spéciaux. De-
puis longtemps, je les connaissais de réputation et me serais bien
gardé de quitter Copenhague sans les avoir vus de mes propres
yeux. Quelques jours après la clôture du congrès, M. Steenstrup
voulut bien me servir de guide. Par une froide et pluvieuse journée
de septembre, qui ne rappelait guère notre excursion au kjœkken-
mœdding de Sœlager, nous partîmes en tête-à-tête pour les marais
de Rudersdal. Chemin faisant, nous en visitâmes d'autres, et en quel-
ques heures, grâce aux indications qui m'étaient données, je pus
constater un à un tous les faits essentiels. On comprendra sans peine
que l'intérêt de cette étude me fit aisément oublier la bruine et le
froid , contre lesquels mon savant et aimable cicérone nous avait
d'ailleurs ménagé des ressources.
Les scovmoses se présentent sous la forme d'excavations parfois
(1) Engelhardt, Guide illustré.
974 EEVUE DES DEUX MONDES.
très circonscrites, ayant jusqu'à dix ou douze mètres de profondeur,
plus ou moins irrégulières et creusées dans un terrain de l'époque
glaciaire, dont les cailloux et les blocs rocheux sont d'origine sué-
doise. A la suite d'observations faites par lui-même en Islande,
M. Steenstrup a donné de la formation de ces cavités une explica-
tion très plausible. Il pense que de grandes masses de glace, acci-
dentellement empâtées dans le limon de cette époque, ont fondu
sur place, laissant pour ainsi dire le moule qu'elles occupaient. Les
pluies, les agens atmosphériques, ont achevé de façonner le creux
où s'est ensuite formé le marais. Celui-ci repose sur un fond d'ar-
gile ne présentant aucune trace de débris organiques et résultant
évidemment des premiers lavages des parois. Au-dessus sont super-
posées des couches tourbeuses de composition bien distincte : d'a-
bord un lit de tourbe où le microscope montre des fragmens indéter-
minables des végétaux les plus inférieurs, puis une seconde couche
où l'on distingue déjà des mousses à organisation plus élevée et
des pins sylvestres robustes, mais grêles et rabougris comme ayant
végété sur un sol peu fait pour eux; enfin apparaissent des bruyères
mêlées aux bouleaux, aux aunes, aux noisetiers.
Telle est la composition du marais tourbeux proprement dit, ou
région centrale du scovmose. Les parois de la cavité doivent être
considérées à part. Elles constituent ce qu'on a nommé à juste titre
la région forestière. Ces parois ont été en effet le siège d'une riche
végétation arborescente qui date de l'apparition des mousses. Trou-
vant dans le sol glaciaire un terrain des plus convenables, elle s'est
largement développée, et elle aussi présente une succession d'es-
sences bien digne d'attention. D'abord se montre le pin sylvestre
seul, dont les troncs rapprochés et de la plus belle venue devaient
former de magnifiques forêts. Plus tard apparaissent les chênes, qui
bientôt régnent à leur tour sans partage. Ces arbres, bien rarement
attaqués par l'homme, grandissaient et périssaient sur place (1).
Lorsqu'ils tombaient, c'était naturellement du côté du marais, et leurs
vieux troncs, immergés dans ces eaux conservatrices, se retrouvent
encore dans la tourbe, souvent enchevêtrés et entre-croisés comme
si d'habiles bûcherons avaient dirigé leur chute vers le centre du
scovmose. En se superposant naturellement, ils ont divisé la masse
tourbeuse en couches étagées et apporté des élémens d'évaluation
relative dans la chronologie de ces âges reculés.
Le hêtre, aujourd'hui l'arbre national du Danemark, et dont le
parc royal de Copenhague possède de si beaux spécimens, manque
(i) L'homme a parfois,' mais rarement, abattu quelques-uns de ces arbres en les at-
taquant à, l'aide du feu, comme j'ai pu le constater moi-même.
UN CONGRÈS INTERNATIONAL. 975
absolument aux scovmoses. En revanche, le chêne a disparu presque
entièrement de ce pays. Quant au pin, les plus vieilles légendes
elles-mêmes n'en disent rien. Tous les arbres de cette espèce qui
existent de nos jours sont d'introduction artificielle et récente. Bien
probablement la main de l'homme n'a été pour rien dans la suc-
cession de ces essences forestières. Des populations clair-semées et à
demi sauvages pouvaient détruire des forêts, elles n'am-aient su les
replanter. Nous avons donc là un exemple de ces changemens spon-
tanés de flore, de ces invasions de plantes, que les botanistes ont
tant de fois constatés. Ainsi le règne végétal permettrait d'établir
dans le passé du Danemark des divisions chronologiques analogues
à celles que le règne animal a fournies pour la France. A la suite
de ses belles recherches sur la succession des faunes contempo-
raines de l'homme, M. Lartet a divisé les temps préhistoriques de
notre pays en quatre époques : celle de l'ours des cavernes, celle
du mammouth et du rhinocéros, celle du renne et celle de l'urus.
En Danemark, on pourrait distinguer les âges du pin, du chêne et
du hêtre, les deux premiers entièrement écoulés, le troisième en-
core dans son plein.
Toutefois c'est à l'industrie humaine que les savans Scandinaves
ont emprunté leurs dénominations chronologiques, et il est aisé de
comprendre qu'ils aient agi ainsi. L'archéologie, point de départ de
leurs recherches, était restée le but de leurs études. Ils ne deman-
daient aux sciences naturelles que de les aider dans des travaux
qui conservaient d'ailleurs leur caractère prmiitif. Évidemment ils
ne pouvaient guère aller chercher dans un ordre d'idées et de faits
accessoires les divisions fondamentales de ce qui pour eux était
l'essentiel. Au contraire, en étudiant les outils, les armes laissées
par leurs ancêtres, ils ont vu les anciens ouvriers employer succes-
sivement trois sortes de matériaux de plus en plus aptes à répondre
à tous les besoins de l'homme; ils ont constaté que la civilisation
se modifiait et grandissait proportionnellement. Ils ont été conduits
de la sorte à reconnaître les âges de la pierre, du bronze et du fer.
Ces dénominations et les idées qu'elles entraînent ont été d'abord
reçues avec méfiance et repoussées par bien des savans. Elles sont
acceptées aujourd'hui, et personne n'ignore la signification de ces
mots. Eux aussi nous rejettent bien loin en arrière. L'âge du fer
nous ramène à l'aube des temps de l'histoire, les deux autres appar-
tiennent à la période préhistorique.
Les recherches faites en Danemark ont conduit à constater une
certaine coïncidence, fortuite sans doute, mais qui n'en est pas
moins curieuse , entre les périodes marquées par la végétation et
celles que caractérise le développement progressif de l'industrie
976 REVUE DES DEUX MONDES.
humaine. L'homijie n'a laissé aucune trace de son existence dans
les couches les plus inférieures des marais tourbeux, dans l'argile,
dans la tourbe amorphe; il se montre de très bonne heure au mi-
lieu des forêts de pins des scovmoses. A ce moment, quoique fixé à
demeure, il est exclusivement chasseur et pécheur; il ne fabrique
ses ustensiles et ses armes qu'en travaillant la pierre et l'os. Il se
couvre sans doute des dépouilles dues à la chasse; il n'a d'autre
animal domestique que le chien. Il se nourrit comme le font encore
les Esquimaux, broyant les alimens avec toutes ses dents, de ma-
nière à user les incisives et les canines en même temps que les mo-
laires, si bien qu'on distingue presque à première vue une mâchoire
de cette époque. Quoique placé dans des conditions peu favorables,
on le voit d'ailleurs grandir et se développer dans une certaine
mesure. Les arts se perfectionnent; la pierre, d'abord grossièrement
travaillée, prend sous sa main des formes mieux accusées, puis elle
se polit et se taille avec un art remarquable. Il est tel poignard en
silex des vitrines de Copenhague, à lame plate et allongée, tran-
chante des deux côtés, à manche guilloché par petits éclats, que
nos plus habiles ouvriers seraient certainement bien en peine de
reproduire. En même temps il semble que les populations renon-
cent au moins en partie aux habitudes du chasseur. Elles se fixent
sur les points les plus fertiles du territoire, et M. Worsaae est amené
à regarder comme probable qu'avant la fin de l'âge de pierre elles
se livraient à l'agriculture et possédaient des troupeaux (1).
Le bronze remplace la pierre à peu près au moment où le chêne
prend la place du pin. L'homme de cette époque est évidemment
supérieur à son devancier. S'il ne sait pas encore souder les mé-
taux, s'il ne connaît ni le fer ni l'argent, il manie le bronze et l'or
avec une habileté réelle. Il coule le premier pour en faire ses armes
offensives et défensives, ses outils, ses ustensiles, ses trompettes
de guerre. Il coule de même le second pour obtenir des ornemens
ou des vases massifs; mais il sait aussi le réduire en lames minces
et le repousser au marteau pour décorer ses boucliers, ses casques,
ses glaives, ou l'étirer en fils qui se transformaient en bagues et en
bracelets. Souvent ces divers objets se font remarquer par leur
forme élégante, et portent des ornemens d'un goût très pur, géné-
ralement empruntés aux lignes géométriques. L'homme du bronze
a d'ailleurs multiplié ses auxiliaires. Il se montre accompagné d'un
chien supérieur à celui de l'âge précédent, du mouton, qui lui four-
nit une laine grossière pour tisser ses vêtemens, du bœuf, de la
(1) The Antiquilies of South JuUand or Sleswick. [Archeological Journal of Royal
archeological Institute of Great Bretain and Ireland, 1S66.)
UN CONGRES INTERNATIONAL. 977
chèvre, du porc, du cheval. Ces animaux domestiques sont encore,
il est vrai, caractérisés par leur petitesse, par la gracilité de leurs
membres. Ils appartiennent tous à des races inférieures; mais on ne
peut contester que l'homme du bronze n'ait fait un pas très consi-
dérable en avant. Sans être passé par l'état intermédiaire de pas-
teur, il apparaît presque d'emblée comme agriculteur et commer-
çant (1).
Au chêne succède le hêtre, et à peu près en même temps le fer
se montre en Danemark. Ici, pas de transition entre les deux âges.
« On passe subitement de l'épée moulée en bronze à l'épée damas-
sée, chef-d'œuvre de la forge du fer (2). » De ce moment datent en-
core les plus anciens signes alphabétiques trouvés en Scandinavie.
Les deux grands élémens de la civilisation moderne dans le monde
de la pensée et dans le monde des faits matériels pénètrent donc à
la fois dans ces régions boréales. Ils sont accompagnés du verre et
de l'argent, tous deux inconnus aux âges précédens. Les races d'a-
nimaux domestiques s'améliorent sensiblement. Le cheval ne sert
plus seulement de monture, il est en outre attelé. L'agriculture se
développe, le commerce grandit et s'étend. C'est lui sans doute qui
dès les premiers siècles de notre ère introduit en Danemark des
monnaies romaines, plus tard des monnaies byzantines. Les arts
utiles et d'agrément suivent la même progression. Les tissus de laine
sont admirablement perfectionnés; de grands bateaux fort bien con-
struits remplacent les simples canots. L'ornementation s'inspire de
la nature vivante et reproduit des plantes, des animaux, des hommes
avec des attributs parfois fantastiques. Tout enfin semble préparer
cette étrange époque où le nord Scandinave déborde pour ainsi dire
en tout sens, où ses vikings ravagent le reste de l'Europe en atten-
dant l'heure de s'y fixer, et vont jusque dans le Nouveau-Monde
faire ces conquêtes, ces découvertes que nous a révélées un émule
des Thomsen et des Nilsson (3).
Les âges dont il vient d'être question n'ont rien d'absolu et doi-
vent toujours être considérés à un point de vue local et relatif. Ils
n'ont nullement coïncidé dans le monde, dans l'Europe, pas même
dans des contrées assez peu distantes. Dès leurs premières luttes
avec les Romains, les Gaulois maniaient des armes de fer, et ce n'est
que vers le m" siècle de notre ère que ce métal paraît avoir pénétré
en Danemark (ù). Dans ces régions du nord, l'âge du bronze avait
(1) Worsaae, ihe Antiquities of South-Jutland or Sleswkk.
(2) Engclhardt, Guide illustré.
(3) Rafn, Anliquitates americanœ.
(4) Worsaae.
TOME LXXXVI. — 1870. 02
978 RETUE DES DEUX MONDES.
donc régné jusque-là. Quand avait-il commencé, et surtout à quelle
date pourrait-on reporter les débuts de l'âge de pierre, c'est-à-dire
l'apparition de l'homme dans ces pays? — Ici l'histoire se tait. On
avait espéré suppléer à son silence par des calculs basés sur l'ob-
servation des phénomènes naturels. M. Steenstrup a essayé d'éva-
luer le temps que suppose la formation des lits de tourbe accumulés
dans les marais. 11 pense qu'au moins quatre mille ans sont néces-
saires pour leur donner une épaisseur de vingt pieds; mais lui-
même reconnaît qu'il peut se tromper du simple au double. J'ajou-
terai que l'erreur peut être plus considérable encore. Les nombres
donnés par divers auteurs comme représentant l'accroissement an-
nuel de la tourbe varient dans le rapport de 1 à 20. En présence
d'écarts aussi considérables, on ne peut même pas penser à prendre
des moyennes.
Jusqu'ici on ne peut guère attacher plus de confiance aux autres
procédés d'évaluation employés par divers auteurs. Cependant on
aurait tort d'abandonner cet ordre de recherches. Quand nous con-
naîtrons mieux un plus grand nombre de faits et que nous pourrons
les contrôler les uns par les autres, nous parviendrons sans doute à
les interpréter. Nous ne devons pas renoncer à déterminer, au moins
d'une m-anière approximative, le nombre d'années qui nous sépare
du moment où s'établit à la surface du globe l'ordre de choses ac-
tuel. Quoi qu'il en soit, l'âge de pierre du Danemark est postérieur
à cette époque initiale. Aucun grand phénomène n'est venu boule-
verser ce sol depuis que l'homme en a pris possession. Nulle part
les débris de son industrie ne se sont montrés associés aux restes des
grands mammifères qui occupèrent jadis une partie de l'Europe, les
éléphans, les rhinocéros, les grands ours des cavernes. On ne les
trouve pas même à côté des ossemens du renne. L'homme des
kjœkkenmœddings est donc bien postérieur aux hommes d'Auri-
gnac, de Moulin-Quignon, de Cro-Magnon, ainsi qu'aux habitans
de ces grottes du Férigord si savamment explorées par MM. Lartet
et Ghristy, à ceux des grottes de Belgique découverts par Schmer-
ling et M. Dupont. Entre l'âge de pierre de nos vieux ancêtres et
celui des premiers Danois, il y a toute une période géologique.
A. DE QUATREFAGES.
IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D'ART
III.
LES ÉGLISES DU MONT J A N I G U L E (1).
I. — SAINT-PIERUE-IN-MONTORIO. — SÉBASTIEN DEL PIOMBO A ROME.
« Surtout n'oubliez pas Saint- Pierre-in-Montorio, » m'avait dit
quelques jours avant mon départ pour Rome une dame protestante.
Je n'avais garde d'oublier une recommandation qui me venait d'un
camp si peu suspect d'admiration pour la capitale du catholicisme,
et je dis à mon tour à tous les futurs visiteurs : N'oubliez pas de
consacrer une de vos premières visites à Saint-Pierre-in-Montorio,
car, indépendamment de l'intérêt qui s'attache aux noms de deux
grands artistes, Sébastien del Piombo et Bramante, cette église est
par un beau jour le but de promenade le plus heureusement choisi.
Elle est construite à mi-côte du gentil mont Janicule, la plus riante
des collines de Rome, à l'endroit où, selon la tradition, saint Pierre
fut crucifié. A vos pieds grouille le morose faubourg du Transte-
vère, et quand on vient de parcourir ses rues étroites et muettes,
aux maisons ornées de festons de loques et de guirlandes de chif-
fons, d'observer sa population à la fois robuste et souflrante, cras-
(1) Voyez la Revue du 15 mars 1870.
980 REVUE DES DEUX MONDES.
seuse et superbs, à qui le rire semble inconnu, il y a une indicible
volupté à gravir la pente du Janicule, en respirant l'air libre et
pur. Un peu au-dessus de Saint-Pierre, la fontaine Paolina, créa-
tion du pape Borghèse, dégorge ses eaux abondantes qui tombent
dans cette demi-solitude avec un bruit de cascade ou de torrent,
et en face de la fontaine se découvre une des vues de Rome les plus
propres à inspirer la rêverie. C'est là qu'il faut monter, si l'on veut
savourer avec une mélancolie sans tristesse le sentiment du néant
de la grandeur humaine, que j'ai trouvé partout ailleurs âpre et
sombre. Oh! qu'il est doux de s'accouder sur la rampe de la colline,
et là de se laisser assourdir par le tapage de l'eau Paolina, en con-
templant les toits et les dômes de la célèbre ville! Eh quoi! ce n'est
que cela Rome? On dirait un grand village perdu au milieu de la
plaine et assiégé par la campagne, qui de toutes parts le presse et
l'envahit. Pour compléler la rêverie, les seuls bruits qui vous arri-
vent sont des bruits de la nature : quelque rare murmure du vent
dans les arbres, un hennissement de cheval, un braiment d'âne, et
par instans, partant de la villa Pamphily, couronne de cette colline,
des voix joyeuses de promeneurs ou des cris de serviteurs qui,
transformés par la distance, semblent l'appel lointain de pâtres ras-
semblant leurs troupeaux. De l'énorme entassement de maisons et
d'édifices d'en bas, aucun bruit ne monte (car Rome est une ville
sans rumeurs), sauf ces bruits qui appartiennent aux localités rus-
tiques, quelquefois un bourdonnement de cloches, et, chose curieuse,
de temps à autre le clairon perçant du coq; au moins voilà tout ce
que nous avons entendu pendant la demi-heure que nous avons
passée sur le Janicule à regarder ce panorama. Cette vue de Rome
est à peu de chose près celle que l'on a, non loin de là, de la terrasse
de Saint-Onuphre ou de la fenêtre du Vatican qui s'ouvre en face de
la bibliothèque; seulement ici, à Saint-Plerre-in-Montorio, le carac-
tère rustique est plus fortement marqué : nous sommes loin du
spectacle royal qui se découvre du haut du sauvage Aventin et du
magnifique décor qui se déroule devant l'élégant Pincio.
Dans la cour du cloître de Saint-Pierre-in-Montorio , un petit
temple rond s'élève à la place présumée du martyre du prince des
apôtres. Il fut dessiné par Bramante. A Saint-Pierre, au Vatican, au
palais Giraud de la place de Scossa-Cavalli, Bramante a montré avec
quelle rare harmonie il sait unir la grandeur et la pureté ; dans ce
ravissant bijou, il a montré l'alliance de la pureté et de la grâce.
Comme le cercle qui marque la naissance de la petite coupole est à
la fois élégant et fin, et comme la lumière rit de se voir emprison-
née dans cette geôle au dessin si correct! Comme l'édifice entier
pose sur sa base de pierre avec légèreté! Mais cela est païen, bien
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 981
païen cette fois, et n'est en rapport ni de près ni de loin avec aucun
des sentimens du christianisme. A l'extérieur, on dirait un pavillon
de repos fait pour réparer les lassitudes heureuses, ou pour faciliter
les rêveries où l'âme aime à se faire des promesses de joie; à l'inté-
rieur, c'est un temple pour le fils de Yénus, ou, si l'on tient absolu-
ment à l'associer au culte chrétien, c'est une adorable volière pour
la colombe du Saint-Esprit. Il me semble le voir, le divin oiseau
captif, tournant autour du cercle de la coupole, élégante, mais trop
étroite représentation de l'éternité, cherchant à s'échapper et volant
dans son impatience du haut au bas de cette cage où vont peut-être
venir le saisir les nymphes faciles qui dans le sacclhim souterrain,
grotte lumineuse, antre riant, pleurent sans doute la mort de quel-
que pâtre aimé des dieux. Il n'est pas possible en effet que cette
chapelle souterraine soit consacrée au souvenir de Simon Pierre,
pêcheur de Galilée, type éternel du plébéien, au dévoûment sans
bornes, à la foi profonde, et du tragique martyre qu'il subit en ce
lieu : non, le souvenir sacré qui vit dans ce coquet caveau, c'est bien
plutôt celui de quelque Hylas aimé des nymphes qui trouva la mort
par imprudence d'amour, ou celui de quelque Daphnis poète,
.... Usque ad sidéra notus
Formosi pccoris custos, formosior ipse.
Mais que nous importe après tout? Si cet édifice n'est pas chré-
tien, il est bien italien, et il nous parle de l'Italie ancienne et mo-
derne avec un charme auquel on ne cherche pas à se soustraire.
J'oublie les grands souvenirs de l'église naissante, et je pense aux
églogues de Mantoue; puis, franchissant les siècles, mon imagina-
tion s'arrête aux pastorales italiennes du Tasse et de Guarini. N'ai-je
pas là sous les yeux un de ces temples où leurs bergers vont con-
sulter l'oracle, faire leurs vœux, suspendre leurs guirlandes, joindre
leurs mains par le mariage, par exemple ce temple du Pastor fido
où le prêtre Montano fait ses sacrifices à Diane et consulte les voix
divines qui parlent d'amour et d'hyménée (1)?
Ici le prêtre Montano m'est représenté par les deux moines qui
me montrent l'église : l'un, petit vieux à barbe blanche, traînant
péniblement les pieds; l'autre, jeune homme maigre, hâve, aux
yeux brillans de fièvre, dont toute la personne semble indiquer
l'abandon de soi et une sorte de muet désespoir. Avec mes deux
moines, mes riantes pensées de tout à l'heure s'envolent bien vite,
et des rêveries graves de plus d'une façon viennent m'assaillir. Tous
deux portent le même habit, mais ils n'appartiennent pas à la même
1^) Ce joli temple a cependant un défaut; la hauteur est trop grande pour le dia-
mètre, et ce défaut, dans lequel Bramante s'est laissé tomber pour donner à son bijou
architectural un caractère plus spiritualiste, est tout ce que cet édifice a de chrétien.
982 REVUE DES DEUX MONDES.
Italie; ils soi)t plus que séparés par l'âge, je jurerais que leurs âmes
n'ont rien de commun. Le bon vieillard m'apparaît comme une
représentation de l'ancienne Italie avec sa léthargie qui faisait cou-
ler si facilement le temps, sa bonhomie qui prenait la vie pour ce
qu'elle valait, sa placidité, sa politesse. Gratîœ danti, me dit-il spi-
rituellement avec une intonation où l'humilité d'un vieux franciscain
s'allie à la finesse ironique d'un vieil Italien, lorsque je lui mets
dans la main une pièce de menue monnaie ; mais le jeune, avec sa
navrante figure, m'a l'air d'avoir été mal dompté par le cloître :
je l'entends qui pousse de petits rugissemens fauves pendant que
je contemple la fresque de Sébastien del Piombo. Pauvre enfant! il
me fait mal à regarder; sa vue fait lever dans ma mémoire, je ne
sais trop pourquoi, le souvenir d'un vers terrible de Leopardi, et
pendant qu'il mugit sourdement, moi, je marmotte à mi-voix :
A palpitarsi move
Questo mio cor di sasso
L'accompagnement est en parfait accord avec la musique qui lui a
échappé, et par le fait il me semble voir dans cet enfant la traduc-
tion en prose plébéienne d'une ode violente d'Alfîeri, de Foscolo ou
de Leopardi, tandis qu'avec le vieux moine je remontais facilement
à l'Italie heureuse de Métastase.
A l'entrée de Saint -Pierre-in-Montorio se trouve la principale
richesse de l'église (1), une fresque représentant la Flagellation
peinte dans la première chapelle de droite par Sébastien del Piombo.
Cette fresque est une des plus belles choses qu'il y ait à Rome. Ce
n'est pourtant pas par la profondeur du sentiment ni par le pathé-
tique de la composition que brille cette œuvre. La même scène,
traitée par les Flamands, a une tout autre frénésie; aussi la fresque
de Sébastien del Piombo n'a-t-elle guère chance d'émouvoir ceux
qui ont contemplé à Saint-Paul d'Anvers la déchirante Flagellation
de Rubens, dont, par parenthèse, notre musée de Marseille possède
une belle répétition. Ici nous nous permettrons de faire remarquer
combien tout est incertain, puisque nous ne sommes pas sûrs de voir
(1) Saint-Pierre-in-Montorio a perdu son grand ornement, la Transfiguration de Ra-
phaël que l'on y voyait autrefois. Le chef-d'œuvre a été remplacé par une bonne copie
du Martyre de saint Pierre du Guide, peinture qui est en rapport plus exact, il faut bien
l'avouer, avec l'origine et le caractère de cette église. On y voit encore pourtant plusieurs
choses remarquables outre la fresque de Sébastien del Piombo, quelques tombeaux in-
téressans, une chapelle décorée par Bermn, un bas-relief représentant saint François
soutenu par les anges, — nous aurons occasion de le rappeler lorsque nous parlerons de
ja sainte Thérèse de Bcrnin, — et enfin, en face de la Flagellation de Sébastien del
Piombo, une autre fresque de Jean de Vecchis représentant saint François recevant les
stigmates, page d'une belle ordonnance et dont le dessin est, comme celui de l'œuvre de
Sébastien, attribué à Michel-Ange.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 98â
les choses telles qu'elles sont réellement, mais telles que les préoccu-
pations habituelles et la forme de notre esprit veulent que nous les
voyions. Cette même scène, qui nous a paru froide de sentmient, a
lait au contraire une impression de violence sur un des plus brillans
écrivains de ce temps-ci, M. Taine. Obéissant aux tendances de son
vigoureux esprit, qui devant toute chose a besoin d'un trait net et
ferme qui la résume, la grave et la classe, se rappelant d'ailleurs que
le dessin dô cette page remarquable a été attribué à Michel-Ange,
le jeune écrivain a surtout été préoccupé de chercher dans cette fla-
gellation u les attitudes sculpturales, les muscles tordus et tendus
du patient et des bourreaux. » Attitudes sculpturales, oui; muscles
tendus et tordus, franchement, non. A la vérité un des bourreaux
lève un bras pour frapper en détournant à demi le corps, et ce mou-
vement, qui force le torse à le suivre , imprime un pli à la chair;
mais il n'y a là ni tension ni violence, c'est le même mouvement
que nous avons fait dans nos heures les plus calmes lorsque, sans
changer d'attitude , nous avons détourné la tête pour voir quelque
objet placé derrière nous. Et comme ce bourreau frappe molle-
ment, sans conviction! dirai -je presque; il lève son paquet de
cordes tout simplement pour avoir occasion de faire mieux ressor-
tir les lignes de son corps, qui est en eflét irréprochable. Cette fla-
gellation est un jeu, on le voit bien au calme du Christ, calme qui
est non pas le résultat de la résignation ou du stoïque effort d'une
âme divine, mais le résultat d' une parfaite indifférence pour des coups
dont aucun ne peut meurtrir sa chair. Cette fresque a été tout sim-
plement un prétexte à montrer trois beaux corps; cependant, en
dépit de son insignifiance morale, on reste longtemps cloué devant
cette œuvre, car ces trois corps robustes, élancés, souples, sveltes,
à la manière de ceux des jeunes gens de Michel-Ange, présentent
le plus parfait modèle de dessin qu'il nous ait été donné de voir
jusqu'à ce jour, si parfait, que l'âme, satisfaite de la volupté que
lui donne cette profonde science de métier, ne demande rien au-delà.
Contempler cette fresque donne le même genre de plaisir que l'on
trouve à lire une page de prose indigente d'idées, mais bien équili-
brée, d'une correction accomplie et d'une forme flatteuse à l'oreille.
La beauté du dessin triomphe, dis-je, de l'insignifiance du senti-
ment moral ; elle fait un miracle plus difficile encore, elle triomphe
de la couleur de Sébastien del Piombo, qui a quelque chose de sin-
gulièrement désagréable, même dans ses œuvres les plus brillantes,
— tout disciple du Giorgione qu'il ait été, — et qui est ici noire
à l'excès, comme si elle avait été calle de poussière de charbon
mouillée d'eau (1).
(1) Sebastien del Piombo a fait une répétition réduite de cette fresque dans un petit
tableau cjui se trouve à la galerie Borghèse.
98/4 REVUE DES DEUX MONDES.
Singulier talent que celui de Sébastien del Piombo! Cet artiste
n'a pas un atome de génie véritable, de sentiment moral, et cepen-
dant il excite l'admiration, tant il est maître de ses moyens. Il est
impossible de ne pas être frappé de la belle ordonnance de ses
scènes, de son habileté à disposer et à grouper ses personnages, de
la fierté de leurs allures et de leurs attitudes. Tout cela est composé
à froid, mais avec la sûreté d'une main qui ne peut errer; tout cela
est sorti non pas directement de la contemplation de la nature,
mais de la méditation intelligente des grandes œuvres créées par
l'art italien ; bref, comme certains poètes classiques, Sébastien del
Piombo atteint à la grandeur par la rhétorique. Une certaine inspi-
ration est compatible avec la rhétorique, une inspiration compa-
rable à ce qu'on appelle dans l'ordre des sentimens les amours de
tète : aussi, quand je dis que Sébastien del Piombo compose à froid,
faut-il entendre ces mots avec une nuance. Il a l'enthousiasme des
formes pour elles-mêmes, et il s'échauffe à combiner des lignes
comme un rhéteur qui aime et possède son art s'échauffe à combi-
ner des phrases. Toutes, les fois que j'ai regardé ses tableaux, j'ai
retrouvé en moi exactement la même sensation que j'avais éprouvée
lorsque j'avais lu les œuvres du poète anglais John Dryden. En te-
nant compte des différences qui séparent les deux arts de la peinture
et de la poésie, les deux époques et les deux civilisations, Dryden
est justs l'analogue de Sébastien del Piombo; c'est la même nature
et la même forme d'esprit, la même science consommée, la même
habileté à suppléer à l'insuffisance de l'inspiration par la connais-
sance profonde des beaux modèles, à faire apparaître des fantômes
de grandeur, d'énergie, de beauté, et à les faire prendre pour
des réalités. Lisez par exemple les deux admirables odes de Dry-
den, Sainte Cécile et la Fête (V Alexandre, qui sont justement re-
gardées comme deux chefs-d'œuvre classiques : ce sont deux in-
spirations de tête dans lesquelles la facile et naïve spontanéité de
la nature n'est pour rien; le poète s'est mis à couver ses sujets
comme une poule ses œufs, et il a fini par s'échauffer lui-même
dans cette incubation. Cependant quel sentiment profond de ce qui
constitue l'ode dans le seul choix de ces sujets ! Comme le poète
a bien reconnu que ces sujets étaient lyriques par essence, qu'ils
se prêtaient naturellement au fracas des grandes images, au beau
délire qui, selon notre législateur poétique, est dans l'ode un effet
de l'art, et qu'en mêms temps ils contenaient les ressources néces-
saires pour maintenir ce délire dans les cadres sévères des compo-
sitions classiques, pour conserver l'unité au sein de l'apparente
incohérence des sentimens contraires! Que manque-t-il à Dryden
pour être mis sur la ligne des très grands poètes? En vérité, je ne
sais trop. Éloquence, énergie, sentiment du drame, fierté du nombre,
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 985
beauté des images, il a tout cela, et davantage encore, c'est-à-dire
une couleur superbe, même dans ses plus faibles œuvres, une cou-
leur que bien des poètes romantiques pourraient lui envier. Je défie
qu'on le lise sans l'admirer; mais cette admiration est stérile : quand
on a dit, cela est vraiment beau, tout est fini; jamais Dryden n'a
fait naître une pensée ou un sentiment. Il en est de même de Sé-
bastien del Piombo. Ses œuvres ne font passer aucune étincelle dans
celui qui les admire, et on s'en retourne après les avoir vues juste
aussi riche de vie morale qu'auparavant.
Il y a de lui à Santa-Maria-del-Popolo, dans !a chapelle des
Chigi, un ouvrage qui m'a fait connaître une singulière aventure.
J'ai dit que la science de métier de Sébastien del Piombo était telle
qu'elle triomphait de sa stérilité morale et de sa désagréable cou-
leur; mon aventure de Santa-Maria-del-Popolo semblerait prouver
qu'elle peut triompher même de l'obscurité. Par deux fois, je n'ai pu
voir cette immense toile qu'à travers un rideau d'ombre, soit que
l'heure ne fut pas favorable, soit que la chapelle fût mal éclairée ces
jours-là par suite de quelque disposition fâcheuse, et cependant par
deux fois je me suis retiré avec la conviction que je venais de me
trouver devant une belle chose. Si on m'avait interrogé sur cette toile,
j'aurais répondu sans hésitation aucune : C'est un chef-d'œuvre. Et
qu'en avais-je vu cependant avec les plus extrêmes efforts de mon
attention? Rien que deux personnages, mais deux personnages d'une
telle allure qu'ils ne pouvaient appartenir qu'à une œuvre magistrale.
Je me suis donc vertueusement obstiné à retourner à Santa-Maria-
del-Popolo jusqu'à ce que j'eusse rencontré la minute heureuse où
le caprice de la lumière et peut-être aussi la bienveillance des sa-
cristains me permettraient de voir ce tableau délivré de son voile
d'ombre. Les bons sentimens sont quelquefois récompensés, et enfin,
un jour que la lumière inondait à flots la chapelle des Chigi, j'eus le
plaisir de reconnaître que mon jugement, que je pouvais appeler en
toute vérité un jugement à l'aveugle, avait frappé juste. Cette im-
mense toile, qui occupe toute la muraille au-dessus de l'autel, re-
présente une Nativité, que je crois être celle de saint Jean-Baptiste,
car autrement je n'en comprendrais pas la disposition. Le peintre a
divisé son tableau en plusieurs scènes à l'imitation des maîtres de
l'ancienne école; seulement cette division, au lieu d'être faite par
compartimens et dans de petits cadres, a été faite dans un même
tableau, par plans et sur une échelle énorme. Au premier plan, un
groupe de femmes, d'enfans, de jeunes gens, contemplent le bam-
bin qui vient de naître, ou préparent les langes pour protéger son
petit corps. Rien n'est plus noble que cette longue ligne de person-
nages, tous irréprochablement beaux, tous posés dans des attitudes
986 REVUE DES DEUX MONDES.
soigneusement choisies : au centre, tenant l'enfant sur ses genoux,
se présente une femme que je crois être la Vierge elle-même, car
son expression a cette pureté traditionnelle qui la fait reconnaître
aussitôt, à quelque type national que le peintre emprunte ses traits.
Sur le second plan, on voit Elisabeth étendue dans son lit d'ac-
couchée, et enfin au troisième plan deux vieillards arrêtés devant
la porte de la chambre prennent congé l'un de l'autre; c'est sans
doute Zacharie reconduisant un de ces voisins qui, selon le récit
de saint Luc, remplirent sa maison à la naissance de Jean-Baptiste.
Au-dessus de cette scène plane Dieu le père, qui vient d'inspirer Za-
charie de son esprit prophétique. La composition de cette œuvre est
grandiose, rien de mieux distribué que ces groupes de personnages
tous sévèrement beaux; mais quand on a longuement admiré, on est
obligé de s'avouer que c'est là une belle chose, non selon la nature,
mais selon l'art, non selon l'âme, mais selon l'intelligence, et on se
dit que le moindre Angelico de Fiesole exercerait sur le contempla-
teur une tout autre contagion d'attendrissement, de dévotion et de
sympathie.
Le chef-d'œuvre de Sébastien del Piombo à Rome est le portrait
de l'amiral André Doria, dans le cabinet de famille de la galerie
Doria. Il est placé en face du portrait du pape Pamphily (Inno-
cent X) par Yelasquez, figure de pontife bougon, qui doit avoir été
souvent de mauvaise humeur, la plus hargneuse que je connaisse
après celle du terrible Jules II. Comme j'ignore la date précise de
ce portrait d'Innocent X, j'aime à croire qu'il fut peint par Ye-
lasquez dans quelqu'un des jours sombres de ce pontificat, par
exemple celui où fut exécuté l'ordre de raser Castro. Quoi qu'il en
soit, c'est une fort belle chose, très mstructive par le contraste
qu'elle présente avec les œuvres italiennes nées d'un tout autre sys-
tème d'art, et je ne conçois pas bien que Stendhal ait pu dire qu'elle
avait l'air tout étonnée de se trouver en compagnie de tant de mer-
veilles. Combien ces deux images placées en face l'une de l'autre
font naître de sombies rêveries et parlent éloquemment de la tris-
tesse inhérente aux grandes conditions! Le visage d'Innocent X est
d'un grognon, celui d'André Doria n'exprime que mépris secret et
froide réserve. La désagréable couleur grise de ce portrait a été,
dirait-on, choisie tout exprès par Sébastien del Piombo pour faire
encore mieux ressortir l'expression glacée de ce visage aigre et cou-
pant comme une bise inattendue survenant après les premiers beaux
jours. L'amiral est tout droit debout, aperçu jusqu'à mi-jambes,
tenant à la main l'insigne du commandement, coilïé d'un bonnet de
velours noir. La taille est robuste et bien prise, la main belle et
noble; l'âge est à peu près celui qu'il devait avoir à l'avènement au
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 987
trône de notre roi François P'", c'est-à-dire cinquante ans. Oui, c'est
bien la véritable image d'André Doria, car l'attitude dit : c'est un
homme puissant, et le visage dit : c'est un homme malheureux.
Malheureux, il le fut du commencement à la fin de sa vie, et de
la pire misère qui puisse affliger un homme d'un grand cœur : ce
fut un patriote sans patrie. Génois de la plus illustre race, c'est à
peine s'il connut Gênes, et quand il y rentra sur ses vieux jours, ce
fut pour lui porter le bienfait de cette liberté qu'il lui avait acheté
par toute une longue vie d'aventures, de déboires et de fatigues.
Tout jeune, il avait vu obscurcie la gloire de ra famille, si puis-
sante un demi-siècle auparavant, et qui avait failli mettre fin à
l'existence de Venise, les Fieschi faire et défaire les doges, le peuple
passer son temps à essayer quelles chahies lui iraient le mieux, et
se parer un jour des bracelets de fer de la France, le lendemain du
collier d'airain de Sforza. Alors il alla de maître en maître, cher-
chant gloire et fortune, comme s'il eût été un aventurier de nais-
sance; il en connut, comme les pauvres mercenaires, de toute âme
et de tout caractère, de bons et de mauvais, d'indignes et de nobles :
le pape Cibo, Alphonse d'Aragon, Charles YIII, Louis XII, François I",
Charles-Quint. Lui qui par héritage aurait dû trouver dans son ber-
ceau le commandement des flottes de Gênes, lui dont le palais regarde
la mer, et qui de sa terrasse pouvait monter à bord du vaisseau ami-
ral, il lui fallut, comme un corsaire, créer une flotte, et se faire,
ce qu'on n'avait pas encore vu, condottiere de la mer. Cependant
ces fatalités-là ne sont encore rien pour un tel homme : ce qui glace
le cœur et apprend le souverain mépris, c'est d'être obligé, pour
sauver son œuvre, d'avoir recours à la perfidie et à la ruse, c'est de
prononcer le mot terrible de l'archange de Milton : Evil, bemy good.
Certes les Génois ne comprirent sans doute jamais légèrement de
quel prix André Doria avait payé la liberté dont il leur faisait ca-
deau, prix bien cher pour une âme noble, car c'était celui de la défec-
tion et de la trahison. Quelles tortures durent l'assaillir quand, pour
sauver le but qu'il poursuivait, il lui fallut trahir la France et son
roi, qu'il aimait, pour l'Espagne, qu'il abhorrait! Voilà ce qui répand
sur son visage cette ombre froide que le Florentin Alamanni lui mon-
trait comme une tache sur l'éclat de sa vie, tache qu'il avouait en
soupirant. C'est cette âme malheureuse que Sébastien del Piombo
nous a fait apparaître dans le portrait de la galerie Doria, page
historique de la plus haute importance et véritable apologie de la
nature de l'amiral. « Ne voyez-vous donc pas ce que je souffre? nous
dit ce visage blêmi par les soucis et le chagrin secret, cet œil atone,
ces lèvres muettes qui retiennent les paroles étroitement captives. Je
sers ceux que je hais, je méprise ceux que j'aime, je tiens mon âme
988 REVUE DES DEUX MONDES.
au verrou de la dissimulation, mon cœur dans un donjon de glace;
j'appelle le soupçon prudence, le mensonge sagesse, la trahison
vertu, et tout cela pour des gens qui n'ont rien à me donner en
paiement de telles douleurs, si ce n'est la domination sur leurs per-
sonnes,— futile récompense dont je me soucie encore moins que de
tout le reste, misérable hochet qu'il faut laisser aux ambitieux vul-
gaires dont le cœur bas ignore que rien en ce monde ne vaut le
prix dont on l'achète. » Peu de choses à Rome m'ont ému autant
que ce portrait, car je lui dois d'avoir eu réellement pour la pre-
mière fois la perception claire de ce que fut ce grand homme qui
nous fit tant de mal.
La grande salle du palais Doria k Gênes contient un autre por-
trait de l'amiral. Celui-là fut peint par Perino del Vaga, et repré-
sente André Doria passé à l'état de vieux sorcier. Là, c'est un être
presque fantastique et qui fait vraiment peur. La tristesse du portrait
de Sébastien del Piombo s'est changée en taciturnité morose; de pro-
fondes rides plissent ses joues; il est devenu borgne, et dans l'œil
qui reste ouvert brille la flamme d'une cruauté tranquille : c'est
vraiment l'image de la solitude misanthropique. Pour unique com-
pagnon, il a près de lui un chat noir, qui soulève son dos en arc de
pont et lève la queue en trompette. « Voilà tout ce qui me reste
maintenant 'en ce monde , a l'air de nous dire ce vieux nécroman-
cien qui tira Gênes d'entre les morts. J'avais aussi un grand chien
danois que m'avait donné l'empereur Charles-Quint et qui portait
le nom superbe de Jupiter. Il est mort; je l'ai fait enterrer tout
en haut des jardins de mon palais, dans un mur d'une force cy-
clopéenne, et j'ai marqué la place où repose la dépouille de mon
animal bien-aimé par une colossale statue de Jupiter lançant la
foudre, afin que ceux qui apercevront de deux lieues ce gigantesque
rébus de pierre s'informent de sa signification, et transmettent en-
suite aux autres hommes la nouvelle importante du décès de mon
chien. » Ce portrait nous reporte à peu près à l'époque où André
Doria poursuivait de ses longues et implacables vengeances les Fies-
chi, meurtriers de son neveu Giannetto. On l'a taxé à cette occasion
de cruauté; mais était-ce donc en vain que le héros avait servi l'Es-
pagne et fait la guerre contre les Turcs? A quoi nous servirait l'ex-
périence, si nous ne profitions pas de ses leçons? André Doria avait
d'ailleurs le droit d'être implacable; il avait fait un miracle, celui
de ressusciter Gènes, alors cjue dans toute l'Italie les républiques
succombaient l'une après l'autre pour ne plus se relever, et il se
rencontrait des téméraires pour toucher à ce miracle! Si la conspi-
ration de Louis Fieschi eût réussi, il est probable que Gènes aurait
succombé avec l'œuvre d'André Doria, et alors, pendant les siècles
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 989
qui suivirent, l'Italie en aurait été réduite aux deux points de Venise
et de Rome pour attester son indépendance devant les autres nations.
Grâce à André Doria, elle conserva un troisième foyer d'existence;
au moment où elle allait tomber dans la plus extrême misère, le hé-
ros lui rendit le service d'accroître au moins en elle l'illusion de
sa liberté.
Nous voilà bien loin en apparence de Saint-Pierre-in-Montorio, et
cependant nous pouvons dire que nous n'avons pas bougé de place;
c'est par la Flagellation de Sébastien del Piombo que nous avons été
conduit à André Doria, et c'est encore le nom de Doria que nous ren-
controns à quelques pas au-dessus de Saint-Pierre, à la délicieuse
villa Pamphily, la plus charmante de Rome pour quiconque préfère
aux plaisirs de l'art les jouissances physiques que donne la nature.
Donc, si vous aimez mieux rafraîchir votre sang par les baumes de
l'air que l'échaufier par l'enthousiasme du génie humain, si vos yeux
sont plus gourmands de la verdure des plantes que de la blancheur
des marbres, si vous savez apprécier ce plus réel des plaisirs de ce
monde, s'asseoir par terre, sur une herbe tiède, bien essuyée de
toute humidité par un beau soleil, — l'homme est tellement le fils de
la terre qu'il ne repose vraiment bien que sur son sein, — allez sou-
vent à la villa Pamphily. Partout les arts vous poursuivent à Rome,
et ce n'est pas leur échapper que de se réfugier à la villa Albani, à
la villa Borghèse, à la villa Ludovisi. La villa Pamphily est le seul
endroit de Rome où la nature tienne sa puissante pharmacie de re-
mèdes aux dégoûts, fatigues, indigestions, hébétemens, que ne peu-
vent manquer d'engendrer de temps à autre tant de statues et de ta-
bleaux. Oh! bonheur, il n'y a pas une œuvre d'art; mais pourquoi
faut-il que de malencontreux archéologues y aient découvert des co-
lumbaria? Cette vétusté sépulcrale fait vraiment tache dans ce beau
parc, où domine la nature à la jeunesse éternellement renouvelée.
C'est à la villa Pamphily que je me suis rendu compte pour la pre-
mière fois de la beauté qui est particulière aux pins de la campagne
romaine. C'est le plus aristocratique de tous les arbres: il se suffit à
lui-même, il n'a pas besoin de voisins; la solitude, loin de nuire à sa
beauté, la déploie au contraire dans tout son faste. D'autres arbres,
le chêne, le hêtre, peuvent vivre solitaires; mais le chêne a dans la
solitude quelque chose d'un paysan sauvage, le hêtre quelque chose
de commun; le pin au contraire est un grand seigneur qui ne perd
rien de son élégance à être isolé, car il y gagne de mieux faire res-
sortir son individualité, de mieux montrer la différence qui le sépare
des autres essences. Le pin est une harmonie à lui tout seul; il fait
bouquet d'arbres à lui tout seul : deux pins bien placés et bien espa-
cés suffisent pour constituer un paysage; on n'a pour s'en convaincre
990 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à se rendre au Ponte-Molle. Un spirituel écrivain a comparé fa-
cétieusement leur forme à celle d'un parapluie qui tantôt serait ou-
vert et tantôt serait fermé; il ne croyait pas si bien dire. Le pin est
en effet un parasol, mais un parasol royal, et en le regardant on
songe à ces ombrelles, qui sont des tentes, sous lesquelles voyagent
les rajahs de l'Orient. C'est le pin qui a créé le paysage historique,
car à son aspect la pensée en naît spontanément dans l'esprit; c'est
en effet le seul arbre qui puisse abriter également les bergers, les
héros et les dieux. Ses rameaux sont assez austères pour que la
Vesta mater aime à promener sa chasteté sous leur ombre, assez
élégans pour que la chaude Yénus aime à leur demander l'apaise-
ment de ses ardeurs; Sylla, après avoir abdiqué la dictature, peut
venir chercher le repos, Gicéron discourir avec ses amis de la mo-
rale platonicienne sous la protection de son dais verdoyant.
J'ai dit que la villa Pamphily ne contenait aucun objet d'art; elle en
contient un cependant, et qui a, pour nous Français, un intérêt par-
ticulièrement sensible. C'est à la villa Pamphily que commença en
18/i9 l'attaque de Rome par les troupes françaises, non sans quelque
dommage pour le superbe parc. Un monument funèbre, élevé dans
un coin de la villa, marque cette date d'une manière durable, et sur
un des flancs de marbre de ce monument je lis que c'est le prince
Philippe -André Doria qui, mû de piété ou de pitié {pielate peut
avoir l'un ou l'autre sens), le fit ériger pour donner la sépulture
aux soldats français tombés dans le combat.
II. — SAINT-ONUPHRE. — SOUVENIRS DD TASSE. — LÉONARD DE VINCI
A ROME. — LE PINTURICCHIO.
Sur la seconde pointe du Janicule se dresse, comme un château-
fort de la religion, le cloître de Saint-Onuphre; ara: pacis, arx quie-
tîs, me répétais-je pendant que je gravissais la colline en pensant
que c'était à cette forteresse inoffensive que le charmant Torquato
Tasso était venu demander un abri contre les derniers assauts du
monde. Ce cloître fut l'Ararat où s'arrêta enfin sa faible barque si
longtemps noyée des pluies du ciel et si cruellement secouée par la
marée de la vie; c'est là qu'il fut surpris par la mort pendant qu'il
attendait le couronnement promis par le pape Aldobrandini, pontiie
remarquable, sur la mémoire duquel pèsent cependant deux torts
bien graves, une négligence et une atteinte à la justice : la négli-
gence, ce fut de ne pas hâter le couronnement du Tasse ; l'atteinte
à la justice, ce fut de permettre l'exécution de la petite Béatrice
Cenci après lui avoir fait grâce une première fois, — alors qu'elle
méritait plutôt une récompense nationale pour avoh' débarrassé le
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 991
monde de son épouvantable père. Toutefois c'est à la papauté que
revient tout l'honneur des tardives réparations faites au plus aimable
des grands poètes. C'est la papauté qui entoura de paix et de con-
solations ses derniers jours, et c'est le pape actuel qui, deux siècles
et demi après les jours de Clément VIII, a payé la dette de l'Italie
envers cette illustre mémoire. Nous avons peu l'amour des pompes
officielles et des cérémonies publiques; cependant nous aurions bien
voulu être à Rome le jour d'avril 1857 où, en présence de toutes
les autorités de la ville, les os du poète fui'ent retirés de la tombe
modeste où les avaient déposés les bons hiéronymites pour aller
prendre possession du monument élevé par la sollicitude de Pie IX.
Je crains seulement qu'il n'y eût là une bien grosse foule, et dans
cette foule bien des indifférens dont l'ombre fiévreuse du poète a pu
s'effaroucher. Même après sa mort, il semble que le Tasse réclame
des ménagemens, que sa mémoire ait plus besoin d'être dorlotée
qu'acclamée, qu'il nous demande tendresse et sympathie plutôt
qu'admiration. Que pouvait faire le Tasse à cette foule qui ne com-
prend que les grands hommes assez robustes pour être cahotés en
triomphe au bout de ses poignets? Parmi les lettrés même, sa gloire
a subi quelque éclipse depuis que la critique a réduit la poésie à
n'être plus qu'une province de l'histoire; il n'y a pas là assez d'ori-
gines, de questions de race, de problèmes archéologiques pour nous
intéresser; aussi ne trouverait-on ses admirateurs que parmi ceux
qui ont conservé pur de toute altération scientifique le culte de
la beauté, qui jouissent des voluptés de la poésie comme on jouit
d'une belle journée, sans souci des lois de la lumière et des phé-
nomènes de la météorologie, ou dans celles des régions aristocra-
tiques qui n'ont pas été encore assez entamées par le monde utili-
taire pour perdre le souvenir que la grâce des formes est une partie
intégrante de la noblesse, et la magnificence des spectacles exté-
rieurs une partie intégrante de la grandeur. Le génie du Tasse
doit être estimé comme une chose rare et précieuse, non comme
une chose d'un usage universel; c'est une sorte de joyau de famille
de forme exquise pour la nation italienne, et il semble qu'il devrait
être traité comme les joyaux de famille, qu'on ne laisse pas manier
par toutes les mains. Si les choses de ce monde étaient plus souvent
réglées par le tact de l'imagination, le seul qui soit infaillible, parce
que c'est le seul qui recherche l'harmonie, voici quel aurait dû être
pour une cérémonie funèbre en l'honneur du Tasse l'idéal d'un cor-
tège : une douzaine de dames italiennes choisies pour leur sensibi-
lité et leurs vertus, cinq ou six pâtres de la campagne romaine
choisis pour leur beauté et la pureté de leur race, une vingtaine de
religieux désignés par leurs lumières, une députation de lettrés pris
parmi ceux qui ont une tournure don-quichottique d'imagination,
992 REVUE DES DEUX MONDES.
deux ou trois mondains renommés pour leur sentiment de l'élé-
gance, et quelques représentans de la grandeur déchue, — il y en
a toujours à Rome, — présidés par le souverain pontife. Le carac-
tère d'une assemblée ainsi composée serait exactement assorti au
caractère du génie du Tasse. Rossini vivait encore à cette époque,
on lui aurait demandé la cantate nécessaire pour cette occasion, en
le priant de ressusciter en lui l'inspiration du troisième acte d'O-
thello, l'expression musicale qui a la plus étroite analogie avec la
poésie du Tasse , et qui en évoque le mieux les belles images et les
radieuses tristesses passionnées. Voilà le cortège véritable qui suit
l'ombre de Torquato ; tout autre est pour lui cortège de barbares,
même pris clans sa propre nation.
Sous la restauration, le pape Léon XII avait défendu qu'on mon-
trât aux étrangers la chambre que le Tasse occupait à Saint-Onu-
phre. Stendhal s'indignait de cette défense, parce qu'il en avait été
victime. Pour moi, je ne la trouve nullement dépourvue de sens. Le
pape Léon XII se plaçait à un point de vue religieux, il lui semblait
qu'il y avait une sorte de paganisme dans ces visites à la chambre
du Tasse, et que ces pèlerinages devaient être réservés aux mé-
moires consacrées par la religion; or c'est précisément parce que ce
pèlerinage suppose un culte qu'on devrait ne pas rendre banal l'ac-
cès de cette chambre, et ne le permettre qu'aux personnes qui prou-
veraient qu'elles font partie de ce culte. Les milliers d'indifl'érens
et de désœuvrés qui visitent cette chambre ne perdraient rien à ne
pas la voir, car, après tout, quel objet peut les intéresser? Le masque
funèbre du Tasse? il est beau, cela est vrai; mais, pour la plupart
des visiteurs, les cabinets des successeurs de Curtius en France et
de M'"*" Tussaud cà Londres offrent des sujets d'intérêt bien plus ac-
tuel : le pauvre fauteuil éraillé sur lequel s'est assis le poète? le der-
nier des cockrieys n'en voudrait pas pour s'y asseoir; son modeste
secrétaire? n'importe quel scribe n'en voudrait pas pour y serrer ses
paperasses. Mais cette chambre, vraie cellule de solitaire, prend un
tout autre aspect quand on se rappelle les sentimens qui occupèrent
les dernières années du poète, et que l'œil fixé sur ces débris on
peut se réciter ces vers de la Gerusalemme :
Cosi pensando, aile più eccelse cime
Ascèse : e quivi inchino e riverente,
Alzo il pcnsier sovra ogiii ciel sublime,
E le luci fissô nell' oriente.
La prima vita e le mie colpe prime,
Mira con occhio di pietà clémente,
Padre e signore; e in me tua grazia piovi,
Si che '1 mio vecchio Adam purghi e rinnovi.
A mesure que ces vers s'échappent de la mémoire, cette chambre
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. 093
nue devient vivante; elle s'anime des rêveries où le poète s'y est
absorbé, des souvenirs qu'il y a repassés, des larmes qu'il y a peut-
être versées. Le fluide d'un parfum à la fois galant et funèbre, mou-
dain et religieux, circule autour de vous, et on revoit le Tasse tantôt
assis près de sa fenêtre, se réchauffant à cette belle lumière ita-
lienne dont il fut un si grand peintre, regardant le ciel bleu où pas-
sent les grands nuages blancs avec une extase d'artiste amoureux
des couleurs et de mystique épris du paradis, — tantôt, incor: igible
rêveur, souriant encore au fantôme de la gloire, qui le berce de
consolations chimériques, psndant que derrière lui la porte donne
sans bruit passage à la consolation plus réelle de la mort.
Cette visite à la chambre du Tasse serait une occasion toute na-
turelle d'exprimer notre sentiment sur le génie du grand poète;
malheureusement il se trouve qu'ici même, à cette place, nous
avons dit, il y a déjà quelques années, ce que nous avions à dire sur
ce sujet, à peu près épuisé pour nous aujourd'hui. Nous ferons seu-
lement deux observations sur les reliques de Saint-Onuphre. Dans
le nombre ss trouve un autographe du Tasse. Ce précieux papier
jauni ne fait pas mentir l'opinion de ceux qui voient dans l'écriture
une image de l'àme qui a conduit la main. Celle du Tasse est en exact
rapport avec son g'^nie; élancée et nette en même temps, svelte
avec vigueur, aussi lisible qu'au premier jour en dépit du temps,
elle est, comme sa poésie, d'une élégance ferme, durable, ayant du
corps. Le masque funèbre est très sérieusement beau; ce visage, que
M.V. Cherbuliez a justement défini celui d'un cavalier, semble encore
vivant; la mort n'y est marquée que par le nez, qui est aminci, al-
longé et comme pincé, ce qui est le premier et souvent le seul stig-
mate de laideur qu'elle impose à ceux qui sont partis avec une âme
en paix et sans agonie convulsive. Rien de hagard ni de bouleversé :
la vie quitta doucement celui qui portait ce visage, elle n'en fut
pas violemment arrachée ; mais la beauté de ce masque fait sin-
gulièrement rêver : le visage est celui d'un homme de trente à
trente-cinq ans, et cependant nous savons que le Tasse en avait
cinquante-six lorsqu'il est mort. Ajoutez à cela les fièvres des pas-
sions contrariées et de l'amour-propre outragé, les sept années de
prison à Ferrare, la folie, la vie errante, tout ce qui peut vieillir
prématurément un homme enfin, et vous serez étonné de l'em-
preinte de jeun sse qui marque les traits de cette image. C'est que
l'âme non-seulement modèle le corps selon sa propre forme, mais
maintient cette forme même en dépit du temps et des accidens les
plus destructeurs. Un autre bien remarquable exemple de ce phé-
nomène fut celui du pauvre Henri Heine, que nous eûmes occasion
de voir quelques mois avant sa fin. Il est mort à l'âge même du
TOME LXXXYI. 1870. 63
994 fiEVUE DES DEUX MONDES.
Tasse, cinquante-six ans; depuis plus de dix ans, il était couché sur
un lit de tortures, ne dormant qu'avec le secours de l'opium, aveu-
glé par la paralysie ; le visage cependant avait conservé une jeu-
nesse, je dirai presque une adolescence incomparable. Il aurait été
très difficile de comprendre les deux poètes avec des traits pareils,
s'ils avaient eu d'autres génies que ceux qui les distinguent; mais
cette bizarrerie se trouvait en harmonie singulière avec les natures
de leurs talens. L'un et l'autre avaient des âmes de substance jeune;
celle du Tasse fut pétrie de lumière et d'élégance, celle de Heine
de grâce voluptueuse et de turbidence enjouée. Ces élémens , qui
chez la plupart des hommes sont des élémens de transition, mar-
quant un âge, étaient chez eux les élémens permanens, l'être même,
et c'est pourquoi le Tasse, même hébété par la folie et la douleur,
mourut avec le visage d'un cavalier italien, et Heine, même para-
lysé et aveugle, avec le visage d'un étudiant allemand.
Le pape Pie iX a fait ce qu'il a pu pour que ce monument qu'on
doit appeler expiatoire fût digne du Tasse. D'abord il a eu la bonne
pensée de le faire élever au moyen des seules souscriptions four-
nies par les admirateurs du grand poète, ce qui était la meilleure
manière d'appeler les Italiens à réparer les torts de leurs devan-
ciers, tout en dispensant le profammi vulgns de toute participation
quelconque à un acte d'une moralité appréciable seulement du petit
nombre. Il a fait aussi richement décorer la chapelle où le monu-
ment est placé. C'était Canova qu'il aurait fallu au pape pour ce
tombeau, ou Thorwaldsen à défaut de Canova; mais un certain
guignon accompagne le Tasse jusque dans la mort, et son ombre
a dû se contenter du très estimable monument élevé par le com-
mandeur de Fabris, qui ne s'est épargné ni le labeur de la main,
ni les fatigues plus grandes de la méditation. Il est évident que l'au-
teur de cette œuvre s'est ingénié, a cherché, a senti la noble ambi-
tion de ne pas être au-dessous de son sujet. Ce monument sent
l'huile, pourrait-on dire, s'il était permis d'appliquer à une œuvre
de sculpture l'expression qu'on applique parfois aux œuvres de l'es-
prit. Sur le bas-relief est sculptée la procession des amis qui ac-
compagnèrent le Tasse à sa dernière demeure, le fidèle Manso,
<juariai, d'autres moins célèbres; au-dessus se présente le poète
adressant ses vers à la Vierge, qui apparaît au milieu d'un chœur
d'anges. Ce monument a, selon nous, le tort grave de dissimuler le
caractère général du poète et de ne rappeler au lecteur que le Tasse
de la dernière heure. Ce n'est pas le Tasse lui-même qui est ho-
noré dans ce tombeau, c'est le Tasse des années romaines ; mais où
est le Tasse de Naples et de Ferrare, le poète des sonnets et des ma-
drigaux, l'auteur de YAmùita,, le diantre de la Gerusalemtne , le
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 995
platonicien mêlé de chrétien? C'est en vain que nous le cherchons.
Tort grave, car un monument funèbre ne peut avoir que deux ca-
ractères : ou bien il doit être un monument simplement commémo-
ratif d'une mémoire illustre, ou bien il doit exprimer la nature gé-
nérale du mort, et non telle ou telle de ces natures épisodiques qui
se rencontrent à tel ou tel moment de la vie d'un grand homme,
mais qui ne sont pas essentiellement lui, et ne sont pas liées à ce
qu'on peut appeler son âme permanente. Il est vrai qu'un tombeau
qui aurait laissé transparaître la complète nature du Tasse aurait
pu sembler déplacé dans une église; mais il y avait un moyen d'ob-
vier à cet inconvénient. C'est au grand air, en pleine lumière,
qu'aurait dû s'élever le monument destiné au plus grand peintre
de la lumière qu'ait eu l'Italie. Pourquoi ne l'a-t-on pas placé au
centre de la petite terrasse devant Saint-Onuphre, d'où l'on a une
si belle vue de Rome, et où, selon toute probabilité, le Tasse est
venu bien souvent s'asseoir?
Un autre fils bien illustre de l'Italie a laissé à Saint-Onuphre une
de ces précieuses œuvres dont il iùt si avare, et dont le temps
semble plus jaloux que des œuvres de tout autre artiste, car celles
qu'il n'a pu détruire entièrement et d'un coup, il les ronge lente-
ment. C'est une madone peinte cà fresque sur le mur du corridor qui
conduit à la chambre du Tasse par Léonard de Yinci. Cette œuvre
offre cette particularité curieuse, qu'elle ne porte aucun des carac-
tères des figures peintes par Léonard. La seule expression de cette
Yierge, un peu molle et sans beaucoup de noblesse, est une expres-
sion de complaisant orgueil maternel. Sur ses genoux se tient de-
bout l'enfant Jésus,. robuste bambin, d'âge difficile à préciser comme
beaucoup des bambini peints par le Pérugin; un doigt levé, il parle
avec autorité au donataire, bon vieillard qui écoute respectueuse-
ment, sa barrette à la main. Cela rappelle par le caractère pittores-
que, et beaucoup plus encore par le génie moral, l'école d'Ombrie
et l'ancienne école bolonaise, le Pérugin et Francia. Dans cette pe-
tite fresque se trouvent les deux idées profondes que l'on rencontre
si souvent dans les représentations de l'enfant Jésus par Francia et
Pérugin. La première de ces idées est l'indication de la divinité par
la stature de l'enfant. En parlant récemment de la Yierge byzantine
de Santa-Maria-in-Cosmedin , nous faisions remarquer que l'artiste
grec avait su faire une vierge géante sans exagérer les proportions
ordinaires du corps humain; ainsi font pour l'enfant Jésus, un peu
plus loui^ement, il est vrai, que l'artiste grec, Pérugin et Francia.
La stature exceptionnelle de ces bambini en fait des sortes d'é-
nigmes qui arrêtent l'attention. On se sent en présence d'un être
mystérieux devant cet enfant qui donne envie de se demander s'il
096 REVUE DES DEUX MONDES.
est venu au monde tout grandi. On a bien plus envie encore de
se demander s'il est venu au monde avec le don de la parole, car
la seconde idée qu'ont exprimée Francia et Pérugin est celle de
l'autorité magistrale innée dans Jésus. Ce bambino est impérieux
comme un roi; son geste commande, son regard impose l'adora-
tion ; le souverain se marque dans toutes ses attitudes et dans tous
ses mouvemens; il est roi, même à l'âge où il s'ignore lui-même,
où il est encore enveloppé dans les ténèbres de l'instinct physique.
Cette idée profonde, si conforme à la plus sévère orthodoxie chré-
tienne, Pérugin l'a répétée bien des fois, jamais mieux peut-être
que dans un remarquable tableau sur bois que possède le musée
de iNancy, tableau où l'on voit le petit saint Jean se prosterner avec
une humilité spontanée adorable devant l'enfant Jésus, dont toute
la personne exprime instinctivement l'autorité. C'est cette même
idée que Raphaël a transformée dans ses bmnhim aux yeux si re-
doutables qui mêlent aux grâces de la faiblesse la terreur inhé-
rente à la puissance. On la rencontre, il est vrai, chez Léonard,
ainsi qu'en témoigne le petit drame de la Vierge an Boc/ter, mais
altérée et sans grande signification. Dans cette fresque de Saint-
Onuphre au contraire, elle a été exprimée aussi entière, plus en-
tière même qu'elle ne le fut jamais chez les maîtres que nous avons
cités. L'as;pect d'autorité de l'enfant fait une impression d'autant
plus grande que celui qui prend ses ordres et écoute sa parole est
plus vénérable. Cet auditeur qui reçoit les leçons de Jésus est un
homme d'un visage indiquant la force, le sérieux de l'esprit; c'est
un puissnnt, c'est un docte, et cependant il écoute avec obéissance
les ordres de l'enfant. Rarement nous avons vu mieux rendu le sens
des doctrines chrétiennes : les sages seront instruits par les enfans,
et les savans par les petits. On a voulu rapporter l'honneur de cette
fresque à une influence passagère qu'auraient exercée sur Léonard
les peintres de l'Ombrie à l'époquo où il fit son voyage à Rome
(1505), époque où le Pinturicchio, un des plus illustres disciples du
Pérugin, peignait précisément la tribune de Saint-Onuphre; mais, si
la fresque de Léonard a été peinte à cette époque, ne faudrait-il pas
y voir un hommage rendu à l'école d'Ombrie par l'imitation de son
propre style, une politesse faite avec génie par un maître à d'autres
maîtres, plutôt que le résultat d'une influence bien sérieuse? Tout
indique quelque chose de semblable, car cette fresque a é".é visible-
ment exécutée avec précipitation, et il semble que Léonard n'ait eu
d'autre désir que celui de laissera Saint-Onuphre une ébauche ma-
gistrale. On sait le so'n minutieux qu'il apporta toujours dans l'exé-
cution de ses œuvres; il n'y eut jamais observateur plus scrupuleux
de la forme. Eh bien ! certaines parties de cette fresque sont à peine
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D ART. 997
achevées, et les mains de l'enfant notamment sont mal dessinées
et d'un volume presque monstrueux.
La fresque de Saint-Onuphre est donc curieuse plutôt que très
belle; son grand int'M'èt est de nous montrer un Léonard accidentel
que l'on ne rencontre dans aucune autre œuvre. Du reste, il faut
l'avouer, Rome ajoute peu de chose au sentiment qu'un Parisien lettré
peut avoir aisément de Léonard. Parmi les grands Italians, il en est
un au moins que nous sommes à même de mieux juger que ses com-
patriotes eux-mêmes, les Milanais exceptés. Avec la Vierge nu Ro-
cher ^ la Sainte Anne, la Joronde, le Saint Jean-Baptiste, il nous est
facile de nous former une opinion complète, définitive, certains, sur
Léonard, ce que nous ne pourrions dire de tout autre artiste italien.
Voir Léonard à Paris, c'est un peu, toutes différences gardées, comme
voir Rubens à Anvers; car les œuvres trop rares encore que nous pos-
sédons de cet artiste unique sont celles où son génie se révèle dans
toute son intimité et toute sa profondeur. A Rome au contraire,
on peut dire que Léonard est inconnu. Cette ville ne possède, à ma
connaissance, que trois œuvres de l'illustre maître : la fresque de
Saint-Onuphre, la Vanité et la Modestie du palais Sciarra, le por-
trait de Jeanne de JSaples de la galerie Doria. Or nous avons vu
ce qu'il faut penser de la fresque de Saint-Onuphre; quant aux
deux autres œuvres, l'une, le portrait de Jeanne de Naples, est
simplement attribuée à Léonard; l'autre, la toile du palais Sciarra,
est, selon certains connaisseurs, un ouvrage de Luini, et, il faut le
dire, la figure de la Vanité donne à cette supposi:ion une certaine
vraisemblance. Qu'il soit de Luini ou de Léonard, ce n'en est pas
moins un charmant ouvrage. Il faudrait seulement le débaptiser, je
crois, et l'appeler l'esprit religieux et l'esprit mondain. Dans un
cadre de petite dimension, deux figures forment antithèse. L'une
est vêtue avec recherche, ses yeux affectent l'étonnement de la naï-
veté, un sourire enivré entrouvre ses lèvres, elle minaude, peut-on
dire, jusqu'aux oreilles, tant sa bouche est prolongée par le rictus
de la coquetterie; c'est la Vanité, ou pour mieux dire la Fausseté,
car tout est faux dans cette figure : la corruption se cache sous ce
regard étonné; cette coquetterie ne recouvre que sécheresse, ce sou-
rire énorme ressemble vaguement à la grimace d'une tête de mort.
Toute cette personne sonne creux et fait songer aux sépulcres blan-
chis de rÉcritiire. Eile écoute avec un étonnement joué, mêlé d'iro-
nie feinte, les discours de la Modestie, adorable figure, coiffée d'une
sorte de mezzaro épais ou de voile grossier de religieuse, au regard
chaste, au souiire fin et sage. Ce qui nous porte à croire que l'œuvre
est bien de Léonard, c'est que cette figure de la Modestie exprime à
merveille le caractère moral qui semble avoir été pour l'auteur de
998 RETUE DES DEUX MONDES.
la Joconde l'idéal d'une belle âme, une candeur savante. La vertu
de cette Modestie n'est pas une ignorante naïveté, un charmant in-
stinct; ce n'est pas la virginité rougissante de l'âme avant le grand
et redoutable hymen de la vie : c'est une vertu acquise par préfé-
rence volontaire, choisie, après délibération, par bon goût autant
que par sagesse. Dans cette toile au moins, la modestie remporte le
triomphe que lui accorde si rarement la vie, car entre ces deux
figures l'amour ne saurait hésiter. Irrésistible aussi, mais d'une tout
autre façon, est la figure de Jeanne de Naples. Rarement la sensua-
lité s'est présentée armée d'une aussi redoutable douceur. Contem-
pler cette tête mignonne, au frais incarnat, aux cheveux dorés, c'est
contempler la lumière d'un beau jour, et le cœur se fond lentement
devant elle, comme une cire qui resterait exposée à l'action d'un
soleil de printemps. Nous sommes loin ici de la Joconde à l'impé-
nétrable sourire : dans ce visage, tout mystère est à découvert;
l'âme apparaît à fleur de regard; celui qui s'approchera gagnera la
contagion d'amour aussi certainement qu'il trouvera la fraîcheur,
s'il cherche l'ombre, et la chaleur, s'il cherche le soleil.
Les deux grandes richesses de Saint-Onuphre sont les fresques
peintes à l'extérieur de l'église sur les lunettes du portique par le
Dominiquin, et les décorations de la tribune que se sont partagées
Balthazar Peruzzi et le Pinturicchio. Ce dernier a également peint
à fresque sur un des murs de l'église une toute gracieuse madone;
or, comme ce pieux badinage d'un pinceau sévère décore l'église à
la manière dont un croquis tracé avec goût sur un mur nu décore l'a-
telier d'un jeune artiste, nous ne pouvons nous empêcher d'émettre
l'hypothèse que cette petite fresque pourrait bien être l'origine de
celle de Léonard. Léonard, piqué d'émulation par cette madone que
le Pinturicchio avait peinte en s'amusant, a-t-il voulu montrer son
savoir-faire, ou bien a-t-il été invité à le montrer, ou bien les deux
artistes ont-ils d'un commun accord, dans une heure d'enjouement
généreux, décidé cet assaut de leurs deux talens, et ont-ils enrichi
les bons hiéronymites de ce double cadeau par manière de diver-
tissement? iNous ne savons, mais quelque chose nous avertit que
ces deux madones s'expliquent l'une par l'autre, et que, si elles ne
sont pas nées simultanément d'une même pensée, l'une des deux
doit certainement son existence à l'autre.
Les ouvrages que le Pinturicchio a laissés à Rome sont nombreux
et considérables, et, à l'exception du petit Couronnement de la
Vierge, page admirable par le sérieux du sentiment, à la galerie du
Vatican, ils appartiennent tous à la peinture à fresque, la seule
vraie et grande peinture, comme le disait si justement Michel-Ange,
et comme on le comprend si bien après quelques semaines de séjour
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 999
à Rome. Au Vatican, le Pinturicchio a peint les lunettes de trois des
salles de l'appartement Borgia; à Santa-Maria-del-Popolo, deux
chapelles et le plafond du chœur; à Santa- Croce-in-Gerusalemme,
une longue bande de peinture, sorte de plinthe circulaire imagée
dans la partie inférieure de la coupole de la tribune; à Santa-
Maria-d'Âra-Cœli, une chapelle consacrée à la mémoire de saint
Bernardin de Sienne; enfin à Saint-Onuphre, la partie supérieure
de la tribune et la petite Vierge que nous venons de mentionner.
S'il est d'autres ouvrages de lui, nous ne les avons pas vus; mais
il suffit de ceux que nous venons de mentionner pour apprendre au'
lecteur quelle est l'importance de cet artiste à Rome. A l'exception
de Michel-Ange, de Raphaël et du Dominiquin, nul artiste n'a fait
autant que le Pinturicchio pour la décoration de la ville éternelle.
Eh bien! malgré tant de travaux, k Pinturicchio passe presque
inaperçu à Rome, et la plupart des voyageurs s'en retournent cer-
tainement sans emporter de lui aucun souvenir durable. Diflerentes
circonstances exphquent le guignon qui s'attache à ce grand artiste,
si pur, si pieux, si sérieux, si digne d'une meilleure gloire. La plu-
part des chapelles qu'il a peintes sont fort sombres; celle de la té-
nébreuse églis3 d'Ara-Cœli ne reçoit le jour que d'un seul côté : aussi
n'y a-t-il qu'une des murailles qui se laisse facilement étudier. Les
salles de l'appartement Borgia sont fermées au public et ne se voient
pas sans une permission assez difficile à obtenir. Quand on obtient
cette permission, on trouve des peintures très endommagées par
l'humidité, presque invisibles grâce à l'obscurité des salles et à la
hauteur des lunettes, à moins cependant qu'on ne se décide à grim-
per sur des échelles placées dans la bibliothèque, sans aucun souci
de savoir si le gardien qui vous accompagne ne prendra pas mau-
vaise opinion de vos manières. Notre amour des arts nous a poussé
àpren .re courageusement ce parti; mais un gcntleriutn anglais cor-
rect ne l'aurait point fait, et serait sorti de l'appartement Borgia
aussi avancé qu'en y entrant. Grâce à la malveillance du hasard,
une injustice imméritée pèse donc sur ce grand talent. Essayons de
la réparer autant 'qu'il est en nous.
Bernardin Pinturicchio, le plus illustre à mon gré des peintres
qui se rattachent à l'école du Pérugin, fut l'ami, presque le cama-
rade de Raphaël, quoique son aîné de beaucoup, et il l'emmena,
dit-on, travailler avec lui aux fameuses peintures de la sacristie du
duomo de Sienne; mais un monde sépare les deux artistes, et, si
nous ne savions pas qu'ils ont été^ contemporains, nous pourrions
croire qu'ils ont vécu à plus d'un siècle de distance, tant leurs ma-
nières de comprendre l'art sont différentes. C'est en considérant les
peintures du Pinturicchio que nous avons eu nettement conscience
1000 REVUE DES DEUX MONDES.
pour la première fois d'une certaine corruption introduite dans l'art
par les grands artistes de la renaissance, principalement par Ra-
phaël, corruption que ce dernier sut contenir dans de justes limites,
mais qui, après lui, exerça librement ses ravages, et fin't par en-
fanter ce qu'on afortbien appelé l'art académique. Jusqu'à Raphaël,
la peinture avait été surtout expression; le premier, il abusa de
l'élément dramatique de la gesticulation, de la pantomime, de l'ac-
tion scénique, du jeu des membres. 11 a été très bien dit que la
peinture était l'art dramatique par excellence; mais pourquoi est-
elle dramatique? Est-ce seulement parce qu'elle permet de grouper
plus facilement que la sculpture plusieurs personnages dans une
action commune? Non, c'est parce qu'elle permet de faire apparaître
l'âme humaine, qui est dramatique par essence, étant passion et
mouvement. Et par quels moyens et quels organes l'âme parvient-
elle surtout à jaillir au dehors? Par le mouvement des traits et par
les yeux. Le jeu de la physionomie, surtout le regard, voilà donc
le domaine propre de la peinture. Les anciens maîtres, de Giotto
à Léonard, Léonard lui-même encore, ne s'y trompèrent pas : aussi
firent-ils prédominer l'expression sur la pantomime; seulement Léo-
nard s'écarte de cette tradition en ce sens qu'il cherche à établir un
équilibre exact entre les diverses émotions de la physionomie et les
attitudes corporelles qui leur correspondent naturellement. Les an-
ciens peintres s'inquiétaient donc moins de l'attitude et de la pan-
tomime qu'on ne l'a fait depuis Raphaël. En étaient-ils moins dra-
matiques pour ce'a? Nullement. La peinture, s'il s'agit de rendre les
formes et les attitudes du corps, est inférieure à la sculpture; mais
en revanche elle lutte en toute réalité avec la vie pour le langage
du regard. Un corps reproduit par la peinture ne sera jamais qu'une
image; mais deux yeux brûlans d'amour, de courroux, de piété,
d'extase, sont aussi vrais sur la toile d'un grand maître qu'ils le
sont dans la nature. Et cette vérité conserve éternellement sa sin-
gulière magie; au bout d'une heure de contemplation, les expres-
sions de ces regards n'ont rien perdu de leur première vivacité.
L'illusion ne s'est pas dissipée; au contraire, au bout de cinq mi-
nutes, elle s'est dissipée pour les attitudes et surtout pour les
gestes. Quelque vivant que soit un geste reproduit par la peinture,
il est comme figé par l'immobilité qui lui est imposée; mais il n'y a
aucune immobilité dans l'expression du regard, et le fluide de la
vie s'en échappe incessamment dans la peinture comme dans la réa-
lité. La peinture peut donc faire le plus là où ella ne peut faire le
moins; elle peut rendre visible l'invisib'e, c'est-à-diie l'âme, tandis
qu'avec les cor|)s opaques, si faciles à saisir en apparence, elle ne
parvient qu'à faire apparaître leurs fantômes.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 1001
Voilà le charme profond du Pinturicchio, surtout dans ces fresques
de Saint-Onuphre et dans le petit tableau du Couronnement de la
Vierge : il peint des âmes. Cc'pendant il sait revêtir ces âmes de
corps robustes et beaux ; ses personnages ne sont point d'intangibles
vapeurs myst'ques, ce sont des représentations solidement accusées
de réalités bien vivantes. Parmi les nombreuses figures de ces fres-
ques de Saint-Onuphre, une surtout ne me sortira jamais de la mé-
moire : celle d'une jeune sainte, debout, la tête inclinée avec une
humilité d'adoration charmante, superbe fille à la beauté vigou-
reuse et presque populaire. Les Italiens ont rarement mérité le re-
proche qu'on fait aux peintres mystiques de peindre des âmes im-
matérielles, et le Pinturicchio l'a mérité moins que tout autre : ses
personnages ont donc des corps capables de porter leurs âmes,
quelque chargées qu'elles soient de sentimens et de pensées; mais
c'est à ce rôle que le Pinturicchio borne les corps; il ne leur permet
qu'une ou deux attitudes et leur interdit rigoureusement toute pan-
tomime démonstrative. Au contraire les âmes parlent par le regard
avec une austérité, une ardeur, une piété, une sincérité, une bonho-
mie incroyables. Ce sont des âmes sans feintise, modestes autant
que vraies, qui laissent couler tout bonnement leurs sentimens de
la source de la natura, qui n'attendent pas pour les laisser voir qu'ils
se présentent sous la forme d'un flot triomphant ou d'un jet excep-
tionnellement beau, comme le font trop souvent, à partir de Ra-
phaël, les personnages de la peinture. Ces âmes-là n'ont pas eu
d'heures où elles aient été plus pieuses, plus austères, plus vraies
qu'à d'autres; elles ont constamment gardé leurs vertus, et voilà
pourquoi elles possèdent une naïveté que ne posséderont plus les
figures de l'art dans les siècles suivans. Ajoutez encore, ainsi que
me le disait très justement notre directeur de l'académie de Rome,
à qui je soumettais les observations qui précèdent, que le Pinturic-
chio, comme tous les maîtres antérieurs à Raphaël, a le respect de
ses sujets à un point où les artistes postérieurs ne l'eurent jamais.
Il songe à la vérité plus qu'à la beauté, mais il est récompensé de
cette déféience, car la beauté qu'il ne cherche pas, il la trouve
presqu'à son insu et contre son gré.
Cette profondeur d'expression, qui éclate surtout dans les fres-
ques de Saint-Onuphre, où l'artiste a représenté des apôtres et des
saintes rangés ou agenouillés aux côtés de la Vierge assise dans sa
gloire, n'est qu'un des dons du Pinturicchio. Il en a de fort nombreux
et de fort divers, quelques-uns même assez surprenans. Au risque de
me faire accuser de paradoxe, j'ose déclarer qu'à mon avis le Pintu-
ricchio est un des plus grands peintres de paysage qu'ait eus l'Italie.
A la vérité ces paysages, qui sont simplement l'encadrement néces-
1002 REVUE DES DEUX MONDES.
saire des scènes que représente le Pinturicchio, pourront paraître un
peu nus; mais de quels élémens, je vous prie, se compose le paysage
ordinaire de l'Italie? L'air, le vaste espace, de doux contours de
collines, de molles ondulations de terrains, des arbres rares et ma-
gnifiques, voilà le paysage habituel de l'Italie, et c'est celui-là que
le Pinturicchio reproduit en maître. Que ses horizons sont étendus!
que ses lointains ont de profondeur! Ils sont gens de goût difficile
ceux qui refuseront d'avouer que le paysage de la fresque de Santa-
Croce, où le Pinturicchio a peint, réunies en une seule, diverses
scènes ayant rapport à la découverte de la croix, compose un su-
perbe encadrement. De goût plus difficile encore sont ceux qui
n'admireront pas la liberté avec laquelle joue l'air dans cette fresque
d'Ara Cœli, où le peintre a représenté le corps de saint Bernardin
porté au milieu d'une foule immense sur une place publique de
Sienne. Il y a dans cette fresque, la plus remarquable, à mon gré,
des œuvres du peintre à Rome, une étonnante profondeur de per-
spective; rarement artiste en tout cas nous a donné à ce point le
sentiment de l'espace, de l'impalpable vide. Et le paysage du Mar-
tyre de saint Sébastien dans l'appartement Borgia, est-ce qu'il n'est
pas profondément romain dans son austère nudité, ne vous semble-
t-il pas par son aridité morose un coin de la plaine si triste et si
grandiose de la Via Appia? Cette plaine, merveilleux emplacement
pour l'exercice du tir à la cible, est bien en rapport aussi avec la
nature du supplice, et cette solitude fait mieux ressortir la férocité
des bour-reaux que ne le ferait tout autre paysage. Là, les arch rs
peuvent prendre le martyr pour point de mire de leur adresse sans
avoir à craindre qu'aucun pli de terrain, aucun arbre feuillu, au-
cun détail naturel vienne détourner ou arrêter leurs flèches. Cette
harmonie entre la scène et le paysage qui lui sert de cadre arrête
encore l'attention dans la lunette du même appartement Borgia
où est représentée l'ascension de Jésus; c'est au milieu d'une cam-
pagne d'une douceur heureuse que Jésus se sépare de ses disci-
ples, qui le suivent de leurs regards attendris, montant au milieu
des fraîches teintes d'une aube italienne. Cependant, pour le Pin-
turicchio comme pour tous les grands peintres italiens de la belle
époque, il ne faut pas oublier que le paysage n'est qu'un acces-
soire, qu'un encadrement sans sérieuse importance; nous sommes
bien loin encore des jours où Annibal Carrache, voulant représen-
ter les principaux épisodes de la vie de la Vierge, créera les ad-
mirables compositions qui se voient au palais Doria, mais qui ont
le tort considérable de renverser les rôles et de faire de la scène un
accessoire du paysage.
Encore une remarque. Les fresques de l'appartement Borgia sont
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 4003
celles où le Pinturicchio a répandu le plus doux coloris, ainsi que le
lui permettaient et la nature du lieu et la destination de ces pein-
tures, car le Pinturicchio est d'une si scrupuleuse sévérité que d'or-
dinaire il n'a pas recours au charme de la couleur. Ses fresg^ues
sont dépourvues de tout éclat, sans être pour cela déplaisantes à
l'œil; les fresques d'Ara-Cœli sont à peu près noires, et n'en laissent
pas moins un souvenir profond. On dirait que le peintre a eu scru-
puie d'employer pour les fresques des églises toutes les ressources
de l'art, et qu'il se serait reproché un trop beau coloris comme un
péché envers le sérieux que lui commandaient ses sujets et surtout
leur destination; mais à l'appartement Borgia il s'agissait de faire
avant tout des peintures décoratives, et le Pinturicchio s'est accordé
dans une honnête mesure l'indulgence qu'il s'était refusée ailleurs.
Quelques traces d'archaïsme assez singulières se remarquent dans
ces peintures de l'appartement Borgia : par exemple, lorsque le
peintre a besoin de représenter un édifice, une maison, un palais,
une tour, il se sert d'un procédé de maçonnerie qui fait saillie sur
la muraille d'une épaisseur d'un pouce au moins. Cette bizarrerie
est-elle due à une gaucherie, ou bien a-t-elle un but de décora-
tion? La dernière hypothèse est évidemment la vraie, car, si cette
bizarrerie devait s'expliquer par une gaucherie de l'artiste, elle se
rencontrerait dans ses autres œuvres toutes les fois qu'il a eu be-
soin de figurer un édilice. En tout cas, il est certain que cette sin-
gularité est lom d'ê!;re choquante, et que l'on peut la dire savante
plutôt que naïve, car elle est d'un effet décoratif des plus heureux;
la lumière s'accroche gaîment aux angles de ces miniatures de ma-
çonnerie, et quand on voit ces fresques au printemps, bien éclairées
par la lumière itaHenne, cette particularité doit leur prêter une
sorte de riante réalité qui les met en harmonie avec le spectacle de
la nature du dehors.
Emile Montégut.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 avril 1870.
Un de ces derniers jours, comme nous flottions sans cesse entre l'in-
cident de la veille et l'incident du lendemain, comme nous en étions
encore à nous demander si nous entrions dans une crise nouvelle pro-
voquée par ce plébiscite qui a éclaté à l'improviste, un étranger, homme
d'esprit, accoutumé à suivre nos affaires, nous disait avec un mélange
de surprise et d'inquiétude : « Ce qui se passe en France est vraiment
d'un prodigieux intérêt pour nous tous Européens. Vous nous don-
nez quelquefois, il est vrai, de bien mauvais exemples dans tous les
genres. N'importe, la France est toujours la France; tous les yeux sont
fixés sur elle aujourd'hui plus que jamais. Il y a seulement un fait qui
nous effraie autant qu'il nous intéresse, parce que nous ne le compre-
nons guère. Vous êtes un peuple étrange. A peine êles-vous engagés dans
une voie, vous voulez à tout prix et d'un seul coup aller jusqu'au bout.
La réalité profitable et solide du moment ne vous suffit pas. On dirait
que vous tenez absolument à dégager la quintessence des choses, à dé-
monter pièce à pii ce le mécanisme de vos institutions pour tout re-
mettre en ordre selon le meilleur modèle. Vous êtes des théoriciens
agitateurs et ingénieux. Un jour, vous vous livrez à des assauts d'élo-
quence pour rechercher s'il n'y a point par hasard incompatibilité entre
le suffrage universel et la monarchie. Un autre jour, il s'agit de sa-
voir si les réformes que vous avez conquises sont des concessions ou
des restitutions, ou des revendications de droits imprescriptibles. Vous
voilà maintenant occupés à vous débattre sur un plébiscite qui n'est
qu'un expédient périlleux, s'il n'est pas la théorie la plus vaine. La
passion de la logique et des mots retentissans vous perd. Vous livrez à
chaque instant la proie pour l'ombre. Voyez l'Angleterre : si Ton vou-
lait mettre la coliérence dans ses institutions, rien ne resterait debout,
ce serait une véritable confusion. Est-ce que l'Angleterre s'est inquié-
tée de quelques dissonances ou de quelques contradictions apparentes
REVUE. — CHRONIQUE. 1005
lorsqu'elle a réalisé les deux ou trois grandes réformes par lesquelles
elle s'est rajeunie depuis quarante ans? L'Italie elle-même, la dernière
venue dans la voie parlementaire, — l'Italie a une constitution dont un
des premiers articles porte encore que la religion catholique est la reli-
gion de l'état; cela ne l'a pas empêchée de proclamer ou à peu près la
séparation de l'état et de l'église, sans songer à refaire son statut. Que
la logique absolue ne trouve pas toujours son compte dans cette manière
de procéder, c'est bien possible. Est-ce une meilleure politique de vou-
loir tout faire à la fois et de se jeter à corps perdu dans ces expériences
agitées où, sous prétexte de l'absolu et des principes, on remet tout en
question deux ou trois fois par mois, au risque d'avoir une crise par
semaine? » Celui qui parlait ainsi pouvait bien avoir quelque raison; il
racontait dans tous les cas notre histoire de ces derniers jours telle que
l'ont faite des incidens assez imprévus, quoique peut-être inévitables.
Non, en vérité, les choses ne peuvent jamais marcher en France
comme elles marchent partout. Elles procèdent de cette manière d'en-
tendre la politique qu'on nous reproche, et qui nous conduit parfois
à de si étranges aventures. La passion de la logique et du drame nous
entraîne. Quand il y a quelque difficulté secrète, on peut être sijr que
de tous les côtés, du côté du gouvernement aussi bien que du côté
de l'opposition, on ne négligera rien pour en provoquer l'explosion, ou
du moins on ne fera rien pour l'éviter, et quand il y a quelque appa-
rence d'éclaircie dans nos affaires, on peut dire d'avance que ce ne sera
pas pourlongteuips. Pendant quelques semaines, tout avait repris un cer-
tain air de confiance et de sécurité. Le ministère du 2 janvier semblait
plus que jamais à l'abii de toute menace, il avait cela pour lui que le sen-
timent public le reconnaissait comme seul possible. La lettre par laquelle
l'empereur avait demandé à M. le garde des sceaux de préparer avec ses
collègues un sénatus-consulte définitif paraissait fixer le dernier terme
de la révolution constitutionnelle qui s'accomplit, et ce sénatus-consulte
lui-même, sans être parfait, pouvait après tout être considéré comme
une réalisation suffisante des conditions essentielles d'un régime de li-
berté parlementaire. On croyait, en un mot, toucher à la terre ferme et
dépasser le dernier cap des tempêtes, au-delà duquel on pourrait enfin
s'occuper librement et utilement des affaires du pays. Point du tout; en
peu de jours, en peu d'heures, la face des choses change subitement.
Au moment où l'on y pensait le moins, la proposition d'un plébiscite
éclate comme une bombe fulminante, et met le désarroi dans tous les
rangs. Le ministère s'ébranle et se disloque à moitié; les animosités
se réveillent; le corpS législatif ne sait plus où il en est; le sénat pré-
sente son œuvre de réforme constitutionnelle dans une atmosphère
chargée d'orages. La politique reprend son caractère laborieux et obs-
cur, les esprits se rejettent dans la défiance et le trouble; a les b3aux
jours d'Aranjuez tirent à eur fin. » Voilà le résultat; la cause, c'est évi-
1006 REVUE DES DEUX MONDES.
demment ce coup de théâtre du plébiscite, cette proposition extrême et
imprévue de soumettre la réforme constitutionnelle à la ratification du
suffrage universel sous une forme et dans des conditions qu'on ne con-
naît même pas encore.
Et d'abord il y a une première question qu'il eût été assez intéressant
d'éclaircir, qu'on eût pu serrer de plus près dans la dernière interpel-
lation du corps législatif au sujet de la crise ministérielle. D'où est venue
cette pensée? A quel moment précis et sous quelle impression s'est-
elle produite? La génération de l'idée du plébiscite, c'est ce qu'il faudrait
connaître pom* en saisir le caractère ou l'opportunité. Un appel au peu-
ple est sans doute toujours un acte qui a une apparence de hardiesse et
de grandeur; ce n'est pas cependant un motif pour invoquer ce suprême
arbitrage populaire sans mie évidente nécessité. Or, s'il y a une diose
claire aujourd'hui, c'est que la nécessité d'un plébiscite n'était rien
moins que démontrée, puisque personne n'y avait pensé sérieusement
jusqu'ici. On n'y a pas pensé lorsque, durant les dernières années, on a
fait des réformes qui n'étaient point assurément dans l'esprit de la con-
stitution de 1852. On n'y a pas pensé après les élections de 1869, lorsque
l'empereur répondait au projet d'interpellation des 116 par son message
du 12 juillet; on n'y a pas songé davantage à l'occasion du sénatus-
consulte du 8 septembre. On n'y pensait même pas encore lorsqu'on a
présenté, il y a quinze jours, le dernier sénatus-consulte, puisque, selon
l'aveu de M. le garde des sceaux, on s'était ingénié à combiner les ar-
ticles de la constitution nouvelle de façon à ne pas heurter trop direc-
tement le plébiscite qui a fondé le régime actuel. Quelle que soit la
force qu'on puisse attendre d'une grande consultation populaire, le sys-
tème qu'on a suivi était effectivement des plus simples. On n'a pas pensé
du premier coup à recourir au peuple, parce que le peuple venait de se
prononcer par les élections. En remettant la liberté dans les institutions,
on croyait justement se conformer au vœu national, à la volonté natio-
nale. Invoquer aujourd'hui la nécessité d'un plébiscite, c'est avouer in-
directement que ce qu'on a fait depuis six mois, on n'avait pas le droit
de le faire, que le sentiment du pays en est encore à se manifester. C'est
toujours le même procédé plein de mystère et de danger qui consiste à
remettre en question, ne fût-ce que pour la forme, ne fût-ce que pour un
instant, ce qu'on croyait acquis et irrévocable. — Vous voulez consulter
le peuple et lui demander si décidément il préfère la constitution libérale
de 1870 à la constitution autoritaire de 1852! — Mais alors que signifie
tout ce qu'ont fait les pouvoirs réguliers depuis un an? Où est le titre
moral d'existence du ministère du 2 janvier? Tout ce qui existe jusqu'ici
n'est donc encore que provisoire, et la liberté n'est qu'un candidat, selon
l'expression plus brillante que juste de M. le garde des sceaux? A la ri-
gueur, on aurait compris un plébiscite au mois de juillet 1869, lorsque
rien n'était fait, lorsqu'on allait entrer dans une voie nouvelle.
REVUE. — CHRONIQUE. 1007
Aujourd'hui, après tout ce qui a été accompli, un vote n'est plus qu'un
acte d'enregistrement presque superflu auquel pouvait suppléer sans
contredit l'assentiment visible, éclatant, du pays. Remarquez que, lors-
que la question de la dissolution du corps législatif s'est élevée il y a
deux mois à peine, on a justement invoqué cette raison qu'il était inutile
et dangereux d'agiter la France entière pour une élection nouvelle en
présence d'une manifestation toute récente du suffrage universel. Main-
tenant, ouvrir dans les trente-sept mille communes françaises un scrutin
par lequel on demande au peuple s'il veut le régime parlementaire, la
responsabilité ministérielle, un sénat constituant ou un sénat législatif,
livrer pendant quelques jours toutes les institutions aux débats passion-
nés des réunions publiques et de la presse, c'est, à ce qu'il paraît, la
chose la plus simple du monde! En lui-même, le plébiscite n'était donc
imposé ni par une nécessité politique invincible ni par les circonstances;
mais il a créé un bien autre danger, il a rallumé toutes les discussions.
Ce qu'on n'entrevoyait peut-être qu'à demi , et sans en mesurer la gra-
vité, dans un sénatus-consulte, on s'est mis à le regarder de plus près et
on s'est trouvé en présence d'une situation sérieusement engagée par
les conséquences mêmes qu'on attribue au prochain vote populaire. On
a voulu savoir ce que c'était que ce système plébiscitaire qui va entrer
dans nos institutions pour y tenir garnison à côté du système parlemen-
taire, et on s'est demandé aussi comment le gouvernement avait pu
se laisser conduire à cette extrémité, au risque de se déchirer lui-même
avant d'en venir là.
S'il n'y avait en effet devant nous qu'un plébiscite de circonstance,
fût-il inopportun, ce ne serait rien ; mais il y a un principe inscrit dans
la constitution , restant debout comme une force indépendante, comme
une menace. Ce principe d'un droit d'appel au peuple, inhérent à la
responsabilité impériale, passe aujourd'hui sans plus de façon d'une
constitution autoritaire dans une constitution libérale. Il serait assez
difficile., à vrai dire, de savoir ce qu'il peut faire dans le régime nouveau
qui s'inaugure et quel rôle peut lui être réservé. Sans doute il ne peut
plus avoir le même caractère ni la même portée qu'autrefois, puisque
tout est changé, puisqu'il y a maintenant un ministère responsable, sans
le concours duquel un acte souverain ne serait plus qu'une résunection
dictatoriale. Ce n'est pas moins une étrange anomalie qu'on s'efforce de
conserver dans une constitution qui offre tous les moyens réguliers de
consulter la nation, au moment même où l'on travaille à fonder le gou-
vernement du pays par le pays. Ce droit d'appel au peuple, en dehors
de toutes les représentations organisées, où a-t-on jamais vu qu'il ait
été une fonction naturelle du pouvoir, et qu'il ait rien sauvé? Dans les
circonstances ordinaires, c'est un moyen dont on ne peut pas même
se servir parce que ce serait déployer un appareil ridiculement dis-
proportionné avec le résultat qu'on veut atteindre; dans les circon-
1008 REVUE DES DEUX MONDES.
Stances exceptionnelles, extrêmes, il peut quelquefois, nous en conve-
nons, être une ressource désespérée aux mains d'un pouvoir résolu à
recourir à la force. Dans ce cas, de quelque façon que tourne le combat,
c'est une révolution, et un article constitutionnel est parfaitement inu-
tile. — Mais alors, dira-t-on, s'il survient des conflits entre les pouvoirs,
on ne pourra donc pas les dénouer pacifiquement? — 11 y a au contraire
un moyen très simple que toutes les constitutions réservent au chef de
l'état sous un régime monarchique, c'est le droit de dissoudre la chambre
élective. — Mais si c'est la même chambre qui revient avec un mandat
nouveau et une pensée persistante? — Alors effectivement la question se
complique; seulement, dans ce cas, on voit bien qu'il ne s'agit pas de
dénouer pacifiquement des conflits, ce qui est toujours possible par ces
transactions qui sont l'essence du régime constitutionnel, il s'agit de les
trancher au profit d'une autorité prépondérante, et l'appel direct au
peuple n'est qu'une diversion hardie pour enlever un vote en déplaçant
les questions. On est obligé, pour discuter cette singulière prérogative,
de s'engager dans une véritable métaphysique de coups d'état.
Tout ce qu'on peut dire de mieux, c'est que ce droit ne peut plus
avoir les conséquences pratiques qu'il a eues, et que l'empereur paraît
y tenir, moins sans doute pour ce qu'il en peut faire que parce qu'il y
voit en quelque sorte le titre distinclif de sa souveraineté. L'empereur
tient à garder son caractère de souverain élu et à laisser dans la con-
stitution le cachet de son origine populaire. — Soit; qu'on laisse, si l'on
veut, dans la constitution nouvelle, à côté de la responsabilité impériale,
ce droit vague, mystérieux, d'en appeler au peuple dans certaines cir-
constances exceptionnelles; mais il y a autre chose dans le pi'ojet qu'a-
vait présenté le gouvernement et que la commission du sénat propose
de consacrer, il y a cet article relégué à la fin et qui déclare que la
constitution nouvelle, telle qu'elle va être votée, ne pourra plus désor-
mais être réformée que par le peuple sur la proposition de l'enipjreur.
Quel motif y a-t-il ici de soustraire un acte aussi grave que la réforme
de la constitution à la délibération réfléchie de tous les pouvoirs pu-
blics? Cette délibération n'est-elle pas au contraire le préliminaire na-
turel, nécessaire, d'un remaniement des institutions fondamentales? Le
sénat en prend bien vite son parti, et il nous laisse là un singulier tes-
tament de son existence de corps constituant. Les raisons que donne
l'honorable rapporteur de la commission, M. le président Devienne, ne
nous semblent pas des plus sérieuses, elles nous font bien plutôt sentir
la gravité de la détermination qu'on va prendre.
Cette immutabilité constitutionnelle qu'on propose se comprendrait
encore à demi, si le sénat, entrant dans une voie qui semblait toute
tracée, s'était mis courageusement à élaguer, à simplifier la loi orga-
nique, en la réduisant à quelques dispositions essentielles sur lesquelles
il est inutile de discuter parce qu'elles sont invariables. Loin de là, dans
REVUE. — CHRONIQUE. 1009
cette constitution remaniée, refondue et corrigée, le sénat a fait entrer
des détails presque minutieux et des choses au moins superflues; il a
tenu à ce qu'on sût bien que l'empereur prononce la clôture des ses-
sions, qu'il nomme et révoque les conseillers d'état; il est allé même
jusqu'à imprimer le sceau fondamental à des particulariiés du règle-
ment intérieur des chambres; il a érigé le comité secret en dogme, de
telle sorte que par le fait, sans qu'on l'ait voulu, sans qu'on y prenne
garde, la situation ancienne se trouve singulièrement aggravée. Autre-
fois du moins, si la constitution renfermait des minuties, elle pouvait
être réformée, et elle l'a été plus d'une fois; si le corps législatif n'avait
rien à voir dans une telle réforme, le sénat était encore consulté;
c'était, faute de mieux, l'apparence d'une intervention législative. Au-
jourd'hui ce n'est plus même cela. 11 faut un plébiscite pour statuer
sur le scrutin de liste aussi bien que sur la dynastie. On rend de cette
manière, à ce qu'on dit, le pouvoir constituant au peuple; oui, à une
condition, c'est que le chef de l'état est seul juge de ce qu'il soumettra
au peuple et de l'heure où il le consultera. Ainsi, voilà qui est clair, un
article constitutionnel prétend que l'empereur gouverne avec le concours
du sénat, du corps législatif; mais, quand il s'agit de la première des
questions de gouvernement, les deux assemblées ne sont plus que les
très humbles et très inutiles spectatrices d'un tête-à-lête mystérieux du
chef de l'état et du peuple. Disons le mot, on place la constitution sous
clé, et on remet la clé à l'empereur. On dira tout ce qu'on voudra, on
vantera les merveilles du système plébiscitaire; ce n'est point là certai-
nement du libéralisme, et, puisqu'on en est maintenant à citer si sou-
vent Montesquieu, on devrait se souvenir de la distinction qu'il fait entre
le pouvoir du peuple et la liberté du peuple. Nous sommes, nous, pour
la liberté du peuple contre ce qui n'est que l'illusion du pouvoir du
peuple, et dans cette discussion qui va s'ouvrir au sénat il est impos-
sible que les esprits sérieux ne soient pas frappés de ces anomalies,
qu'ils ne tiennent pas à les faire disparaître; il est impossible qu'au
dernier moment l'empereur lui-même ne sente pas le besoin de dissiper
les équivoques par quelque libérale transaction, de rendre à tous les
pouvoirs publics le droit de délibérer sur les futures révisions constitu-
tionnelles. C'est ce droit que la constitution nouvelle ne reconnaît pas,
c'est ce droit qu'elle doit reconnaître.
Frjjnchement oîi était la nécessité de soulever tous ces problèmes qui
ne sont qu'une source de dissentimens et de scissions? Un aurait évité
facilement ce qui est arrivé en s'attachant à l'intention qu'on avait eue
d'abord de dégager, de simplifier la constitution, au lieu de se jeter
dans les fondrières des plébiscites présens et futurs. On aurait dû pré-
voir les complications et se tenir en garde; mais ici justement commence
ce que nous appellerons une question de conduite pour le gouverne-
TOME LXXXVI. — 1870. 64
JOIO REVUE DES DEUX MONDES.
ment. Le cabinet du 2 janvier, nous le craignons fort, est arrivé au
plébiscite sans le savoir, par une pente naturelle, par une sorte de con-
séquence forcée du système qu'il a suivi. Il a voulu trop faire à la fois,
il a remué trop de clioses, il s'est trop complu dans les illusions faciles
d'un pouvoir que sa mission libérale rendait populaire. Le ministère a
résolu le problème de tenir tête courageusement à de véritables difficul-
tés, de gagner une multitude de batailles parlementaires, sans affermir
sensiblement sa position, sans se créer un terrain ferme et solide. Il a
eu certainement de brillantes journées, il a fait preuve d'une bonne vo-
lonté évidente, montré les meilleures intentions; il n'est pas sûr qu'a-
vec d incontestables instincts libéraux il ait eu vraiment jusqu'ici une
politique. Il a cru qu'il agissait quand il nommait des commissions,
quand il multipliait devant la chambre les déclarations qui ralliaient
un instant de triomphantes majorités. Malheureusement ce n'était pas
assez. A quoi lui ont servi les commissions qu'il a nommées? Il y en
avait une qui avait été chargée de préparer un plan d'organisation mu-
nicipale de la ville de Paris, elle était même parvenue à rédiger un
projet où chacun avait mis la main; puis, quand le vote est venu, le
projet a été repoussé, et on s'est remis à l'œuvre avec peu de chances
d'arriver à un résultat définitif. La commission de décentralisation, elle
aussi, n'est point sans avoir eu quelques malheurs. Elle n'a pas pu s'en-
tendre sur la question de la nomination des maires, ou du moins elle
s'est divisée en fractions presque égales, les uns se prononçant pour la
nomination des maires par le gouvernement, les auti'es pour l'élection.
Le système de l'élection a triomphé à une voix de majorité, puis la dif-
ficulté a été de préciser le mode électoral, et en fin de compte le mi-
nistre, qui aurait dû commencer par là, puisque c'était avant tout une
question de responsabilité politique, le minisire de l'intérieur, repre-
nant son initiative, seuible décidé aujourd'hui à présenter une loi qui
maintiendra provisoirement à l'administration le droit de nommer les
maires. La commission de l'enseignement supérieur aura de la chance,
si elle arrive à quelque résultat plus précis. Au fond, toutes ces combi-
naisons ont été des moyens de popularité et de ralliement qui ont eu
peut-être un succès momentané, mais qui ne sont pas d'une efficacité
bien durable. La vérité est qu'en cela, comme dans sa politique vis-à-vis
du corps législatif, le ministère a procéd.^ par la voie des expédiens. II a
lutté contre les difficultés de sa situation, il a vécu par la parole plus que
par l'action, par la séduction plus que par l'autorité. A y regarder de
près, c'est là toute sa tactique depuis trois mois. De temps à autre, il .
est arrivé avec une déclaration libérale faite pour exercer une influence
heureuse et pour dissiper momentanément les nuages en tenant tous
les partis en haleine. Un jour, c'est la déclaration sur les candidatures
officielles; un autre jour, c'est une déclaration sur l'organisation civile
de l'Algérie; puis est venue la promesse du sénatus-consulte, et c'est
V REVUE. CHRONIQUE. 1011
ainsi que, pressé successivement, gagné quelquefois de vitesse par les
difficultés toujours renaissantes, il est arrivé presque sans s'en douter
au plébiscite comme au dernier des expédiens. Il a cru sans doute faire
la chose la plus simple, la plus décisive, la plus propre à simplifier dé-
finitivement la situation. Malheureusement il s'est fait illusion sur deux
points graves; il a soulevé d'une main bien hardie ou bien légère cette
immense question du droit plébiscitaire, qui., si elle n'est pas résolue
par un compromis, peut laisser un germe fatal dans notre transfor-
mation, et du même coup il s'est frappé lui-même, il s'est senti ébranlé
par la retraite de M. Buffet, suivie mainteuant de la retraite de M. le
comte Daru, de sorte qu'il y a un plébiscite d<3 plus et deux ministres
de moins. C'est M. le comte Daru qui, pour affiimer la parfaite unité
du cabinet, assurait, il y a deux mois, qu'on ne pourrait détacher une
pierre de l'édifice du 2 janvier sans que l'édifice s'écroulât tout entier.
Deux pierres viennent de touiber coup sur coup, l'édifice subsiste en-
core sans doute, puisque c'est iM. Emile Ollivier qui aujourd'hui comme
hier est le chef du cabinet. La situation cependant ne laisse pas de de-
venir délicate, et elle est aggravée par les circonstances mêmes dans
lesquelles s'accomplit ce démembrement.
Lorsque ces jours derniers M. Jules Favre essayait avec plus de pas-
sion que d'habileté de provoquer des explications sur cette récente crise
ministérielle, il dépassait assurément la mesure de la vérité €t de la
justice en s'armant de la dignité d'un mini^stre démissionnaire contre le
reste du cabinet, en représentant le ministère survivant comme ayant
cessé d'être un pouvoir parlementaire pour devenir le complaisant docile
du gouvernement perscnnel. Couvrir de fleurs un peu trop artificielles
le ministre des finances, redevenu simple député, n'était qu'un moyen
d'aiguiser des sarcasmes plus amers contre ceux dont il venait de se sé-
parer. 11 n'est pas moins certain que la retraite de M\L Buffet et Daru,
s'accomplissant à cette heure, entre un sénatus-consulte où les deux
ministres ont mis leur nom et un plébiscite qui n'est pas encore voté,
prend une signification singulière. M. Buffet n'avait pas besoin de s'ex-
pliquer pour qu'on devinât son «ecret. Il est bien clair que, dans cette
lutte intime qui a dû s'engager, l'ancien ministre des finances repré-
sentait les scrupules parlementaires, les répugnances contre la politique
plébiscitaire. A quel moment précis ces scrupules se sont-ils éveillés?
Com:rent, après avoir signé le sénatus-consulte, après avoir paru cou-
vrir d'une apprabatio-n silencieuse le plébiscite annoncé au corps légis-
latif, M. Buffet en est-il venu tout à coup à croire qu'il ne pouvait pas
aller plus loin? Ce n'est qu'une affaire de détail. Le fait est que le mi-
nistre des finances s'est arrêté, sans doute en partie à cause du plébis-
cite actuel, plus probablement encore parce qu'il n'a pas pu obtenir des
garanties de délibération législative pour les plébiscites possibles de
l'avenir. Il a reculé devant l'inconnu, et, sa résolutio-n une fois prise,
1012 REVUE DES DEUX MONDES.
il n'avait pins aucune raison d'accepter devant le pays, devant les cham-
bres, la solidarité d'une politique qu'il cessait d'approuver. 11 n'en était
pas tout à fjit de même de M. le comte Daru, qui tout d'abord ne par-
tageait pas les scrupules de M. Buffet, qui a même été, dit-on, l'un des
promoteurs ou l'un des défenseurs du plébiscite. L'honorable ministre
des affaires étrangères avait été plus sensible à cette hardiesse confiante
d'un appel au pays; il n'y voyait pas les dangers que d'autres y décou-
vraient; mais, lui aussi, il s'est arrêté à un certain moment. Sans parler
des liens qui l'a' tachaient au ministre des finances, avec qui il est entré
au pouvoir, il a pu essayer de limiter le système plébiscitaire pour
l'avenir, de faire la part de la délibération parlementaire, et, n'ayant
pas réussi, il paraît décidément se retirer; d'un pas un peu plus tar-
dif, un peu plus hésitant, il suit M. Buffet.
Première crise pour le cabinet du 2 janvier. Qu'en résultera-t-il? Ce
n'est pas encore aujourd'hui que le véritable sens de celte scission ou
de cette évolution ministérielle peut apparaître d'une façon distincte.
Pour le moment, le premier danger est écarté par le seul fait que le mi-
nistère reste ce qu'il était, sauf les deux hommes distingués qui s'en
détachent, et pour quelques jours il y a une route toute tracée. Le sé-
natus-cmsulte va être discuté au Luxembourg; au bout de cette discus-
sion est le plébiscite. Le corps législatif, de son côté, se met aujourd'hui
en vacances pour quelques semaines, et cette prorogation, on ne le
cache pas, a pour principal objet de permettre aux députés d'aller se
mêler à l'agitation du pays. Tout va donc se concentrer dans le prochain
vote populaire. | our lequel le gouvernement a demandé à tous ses agens
« une activité dévorante. » Jusque-là, la politique n'a plus qu'un seul
but, une seule préoccupation, le vote du 1" mai ou du 8 mai, puisque
la date est encore incertaine; mais c'est le lendemain que les difficultés
renaîtront, que la situation parlementaire du cabinet devra se dessiner,
et que les conséquences de la retraite de deux membres du ministère
se feront inévitablement sentir. Nous ne recherchons même point si
M. Buffet et M. le comte Daru sont des ministres faciles ou difficiles à
remplacer. La question n'est pas là, elle est dans le déplacement d'in-
fluences et d'opinions qui peut en résulter, dans ce premier ébranle-
ment d'un pouvoir qui s'était proposé la réforme politique de la France.
MM. Daru et Buffet étaient des ministres médiocres ou supérieurs; mais
leur présence au pouvoir servait à caractériser le cabinet du 2 janvier,
elle était le signe parlant de l'alliance des diverses fractions d"u libé-
ralisme modéré de la chambre. Les deux ministres étaient mieux en-
core, ils représentaient dans le ministère un certain élément de consis-
tance et de solidité, certaines traditions. Aujourd'hui, par la force même
des choses, cette situation se trouve nécessairement altérée, et on ne
le voudrait de part ni d'autre qu'il en serait encore ainsi. M. Emile 01-
livier est toujours là, il est vrai , prêt à tenir tête aux orages parlemen-
REVUE. — CHRONIQUE. 1013
taires; il aura du talent, de l'éloquence quand il faudra, cela n'est pas
douteux, il ne livrera pas l'honneur des institutions libérales qu'il s'est
chargé de réaliser, nous en sommes convaincus. M. Emile Ollivier est
aujourd'hui ce qu'il éiait hier, mais il ne peut pas faire que sa situation
n'ait changé jusqu'à un certain point, et s'il en pouvait douter, il n'au-
rait qu'à bien voir ceux qui se réjouissent et ceux qui s'inquiètent de la
rupture du faisceau formé le 2 janvier. Tout est là. Avec les meilleures
intentions, M. le garde des sceaux, placé désormais sur un terrain assez
glissant, peut se laisser entraîner dans des alliances passablement com-
promettantes. Avec un talent que nul ne conteste, il a besoin de se sur-
veiller pour ne pas se laisser aller à des inspirations quelquefois par trop
mobiles. M, Emile Ollivier va au plébiscite avec une belle audace et une
conviction ardente; il est persuadé, il l'aflirmait hier encore, que le vote
populaire donnera au gouvernement la force de marcher fermement dé-
sormais, u sans aucune espèce de préoccupation, les \eux fixés en avant,»
dans les voies nouvelles où les contestations passionnées ne l'arrêteront
plus. Rien de mieux, M. Emile Ollivier se laisserait aller cependant à une
naïve illusion, s'il croyait que ce plébiscite, fût il aussi victorieux qu'il
en a l'espérance, va tout trancher. C'est alors au contraire que commen-
cera l'œuvre difficile, parce qu'il s'agira d'appliquer ces institutions li-
bérales que le peuple ratifiera sans nul doute, de régler cette activité
ministérielle qui a été jusqu'ici un peu fébrile, de débrouiller cette con-
fusion que les derniers événemens ont laissée un peu partout, et de faire
sentir enfin une direction qui s'est trop souvent égarée dans un tour-
billon de bonnes résolutions sans résultat.
S'il n'y avait pas maintenant cette unique préoccupation qui efface
tout et absorbe tout en France, si nous n'avions pas les émotions d'un
scrutin où la liberté, selon le mot de M. le garle des sceaux, se pré-
sente comme le seul candidat officiel, ce serait une belle occasion de
suivre les destinées de cet autre plébiscite qui se prépare à Rome, qui
n'est peut-être pas d'une moindre importance, et qui ne laisse pas, lui
aussi, d'exciter d'étranges agitations. C'est le plébiscite conciliaire sur les
questions de foi religieuse et sur l'infaillibilité personnelle du pape. Où
en est sur tout cela la politique de la France? Qu'est-il arrivé des com-
munications adressées par notre gouvernement au saint-siége, des ré-
ponses du cardinal Antonelli, des représentations et des exposés qui ont
été depuis expédiés de Paris à Rome? Le plus clair, c'est qu'on s'était
un peu avancé, qu'on s'était aventuré dans des négociations un peu dé-
cousues, après lesquelles il a bit^i fallu s'arrêter, et peut-être M. le
comte Daiu se considère-t-il aujourd'hui comme fort heureux de se dé-
gager de ces broussailles où il s'était jeté avec plus de bonne volonté que
de réflexion. Les affaires de Rome ont cela de particulier, que le mieux
est de ne point y entrer, parce qu'on ne peut plus en sortir. On discute,
on échange des dépêches, on reçoit des explications habilement évasives
1014 REVUE DES DEUX MONDES.
qui n'expliquent rien, on se heurte contre une impassibilité tranquille
sur laquelle viennent s'émousser les résolutions les plus fermes; pen-
dant ce temps les événemens suivent leur cours, les décisions les plus
graves passent à travers toutes les résistances, et on est un peu moins
avancé qu'on ne l'était auparavant. Si on avait voulu sérieusement agir
à Rome et se dégager de toute solidarité importune ou compromettante,
il n'y avait qu'un moyen, c'était de rappeler sans plus de retard notre
corps d'occupation et de laisser le gouvernement romain à sa pleine
liberté comme aussi à toute sa responsabilité. Dès qu'on ne se décidait
pas à en venir là, il n'y avait plus rien à faire. On sait bien que les re-
montrances diplomatiques , les dépêches, les observations, sont à peu
près inutiles. Eût-on envoyé un ambassadeur extraordinaire pour parler
au concile, à quoi serait-on arrivé? Cet ambassadeur, fort extraordinaire
en effet, aurait été vraisemblablement assez embajTassé de lui-même et
de son rôle dans l'assemblée du Vatican. On s'en est prudemment tenu
à l'ambassadeur ordinaire, qui vient de repartir pour Rome avec des in-
structions nouvelles, après être venu chercher à Paris le dernier mot
du gouvernement. 11 sera probablement aussi heureux que l'eût été un
représentant spécial, c'est-à-dire qu'il n'obtiendra pas davantage.
Au point où en sont les choses, il n'est pas douteux que la cour de
Rome ne soit parfaitement décidée à aller jusqu'au bout, à demander la
consécration des dogmes auxquels elle tient, qui ont été la vraie raison
de la convocation de la grande assemblée de l'église, et l'opposition qui
s'élève dans le concile peut retarder, sans les empêcher, les décisions
suprêmes. On se défend vainement contre l'inévitable proclamation des
doctrines du Syllabus et de rinfaillibihté du pape. Telle qu'elle est ce-
pendant, cette opposition intérieure du concile ne laisse pas d'avoir son
importance par la fermeté avec laquelle elle dispute le terrain, par l'es-
prit qu'elle porte dans les discussions théologiques, par les idées qu'elle
expose quelquefois au grand scandale des bons pères, qui se croient
réunis pour voter selon le cœur du saint-père et non pour tant parler.
Ce concile de Rome offre en vérité un étrange spectacle; il prend en
certains jours la physionomie des parlemens les plus agités. Ces sept
cents vieillards, fermes soutiens de l'autorité, forment au sein du Vati-
can une bruyante arcadie qui ressemble presque à celle de notre corps
législatif. Récemment encore un évêque de la Croatie, M. Strossmayer,
homme d'énergie et d'intelligence, éloquent même en parlant latin, a
eu le malheur de vouloir soutenir que toutes erreurs modernes ne déri-
vaient pas nécessairement du protestantisme et d'invoquer l'autorité de
quelques-uns des protestans célèbres de tous les temps, Leibniz, M. Gui-
zot. Il n'en a pas fallu davantage pour provoquer une véritable explosion
de murmures et d'interpellations. On a crié à l'hérétique, on a demandé
à l'audacieux prélat s'il n'avait pas honte de parler ainsi auprès du tom-
beau des apôtres. L'orage s'est renouvelé avec plus de violence encore
REVUE. — CHRONIQUE. 1015
lorsque M. Strossmayer, tenant à fixer le sens d'un article du règlement
imposé au concile, a demandé si les décrets de foi devraient être votés
à la simple majorité numérique des voix ou à l'unanimité morale des
suffrages. Aussitôt un effroyable tumulte a éclaté, comme si ce mot
d'unanimité morale allait droit à ce qui était dans l'esprit de tous, l'in-
faillibilité du pape. L'orateur s'est vu assailli d'interruptions, et n'a pu
aller plus loin; il n'a eu d'autre ressource que de protester contre les
violences qui étouffaient sa parole. Bref, à mesure que le concile avance
dans ses travaux, il y a chez la plupart des prélats, déjà suffisamment
fixés sur ce qu'ils doivent faire, une impatience croissante, et on ap-
proche sans doute du moment où le dernier mot, le mot décisif, sera
prononcé par une assemblée qui est arrivée à Rome avec la prémédita
tion de faire un pape infaillible. Qu'on couronne donc le pontife de cette
dernière gloire de l'infaillibilité, suprême et naïve ambilioii de Pie IX.
Ce sera une victoire apparente pour le pape actuel et une défaite pour
la papauté, car, s'il est aisé de trouver dans un concile une majorité
dévouée, il est un peu plus difficile de vaincre cette opposition exté-
rieure grandissante, qui prenait récemment un accent particulier en
passant par la bouche d'un mourant, M. de Montalembert, (3n a empê-
ché à Rome un service funèbre qui devait être célébré pour l'ancien
chef du parti catholique français, et voici que M. de Montalembert pro-
teste encore même après sa mort dans quelques pages qui précèdent
un petit livre publié ces jours derniers sous ce titre de Tes'ament du
fere Lacordaire. Il n'hésite pas à ranger dans l'armée de ceux qui protes-
teraient comme lui l'intrépide dominicain qui appelait le gouvernement
romain « un gouvernement d'ancien régime, » et l'infaillibilité « la plus
grande insolence qui se soit autorisée encore du nom de Jésus-Christ. »
Voilà les victoires des docteurs nouveaux de l'autocratie pontificale! A
chaque bataille qu'ils gagnent, ils voient diminuer leur armée, ils sou-
lèvent contre leur cause les esprits les plus éminens, et ils ne continuent
pas moins à se complaire dans leur imperturbable orgueil.
Les crises sont partout aujourd'hui et elles prennent toutes les formes.
Elles sont religieuses, locales, politiques, nationales, et quelquefois elles
réunissent tous ces caractères. C'est véritablement une crise organique
qui se déroule en ce moment à Vienne, dans cette partie de l'empire
autrichien qui s'appelle la Cisleithanie; ici on ne sait plus trop comment
sortir de la confusion où l'on est tombé, et on touche de fort près à la
nécessité d'une nouvelle réforme constitutionnelle pour essayer une fois
de plus de faire vivre ensemble tous les élémens incohérens qui s'agi-
tent dans l'empire. C'eit une lutte permanente et par instans très aiguë
entre deux politiques, l'une prétendant soumettre toutes provinces
réunies sous le nom de Cisleithanie à un système d'unité et de forte
centralisation, l'autre cherchant la paix dans la conciliation et tendant
à rapprocher les nationalités différentes sous un régime plus ou moins
1016 REVUE DES DEUX MONDES.
fédéralisé. Déjà, il y a trois mois, cette lutte produisait une' première
crise qui faisait sortir du cabinet cisleithan les représentans de l'idée
fédéraliste, le comte Taaffe, qui était président du conseil, le comte
Potoçki, M. Berger. Les centralistes allemands restaient maîtres du ter-
rain. Le docteur Giskra, MM. Hasner, Herbst, Brestl, triomphaient com-
plètement. Ils n'avaient plus qu'à gouverner selon leurs idées, sans avoir
à se débattre dans ces tiraillemens intérieurs auxquels ils attribuaient
leur impuissance; mais ce n'était là qu'une illusion des plus singulières:
ou bien ils devaient, à leur tour, être conduits à négocier avec les pro-
vinces dissidentes en reconnaissant jusqu'à à un certain point leurs
droits, et alors ils se mettaient en contradiction avec leurs opinions, —
ou bien ils devaient songer à pousser jusqu'au bout l'a] plication de leurs
idées, et alors ils ne pouvaient manquer de rencontrer devant eux les
nationalités non allemandes irritées de cette déception nouvelle. Dans
les deux cas, ils devaient inévitablement se trouver aux prises avec des
difficultés presque insurmontables. S'ils ne faisaient rien, ils étaient
destinés à périr assez tristement un jour ou l'autre. Le cabinet vien-
nois le sentait bien, il se voyait dans une impasse, et un des esprits
les plus habiles du ministère, le docteur Giskra, songeait alors à cher-
cher dans une réforme radicale et profonde de la loi électorale les
moyens de sortir de ces inextricables complications; mais cette œuvre
elle-même était à coup sûr des plus difficiles, outre qu'elle n'aurait pas
résolu la question des nationalités. On paraissait tout d'abord encoura-
ger M. Giî-kra et le soutenir dans son entreprise de réforme électorale,
puis ses collègues eux-mêmes l'abandonnaient, et M. Giskra se retirait.
C'était inévitablement pour le ministère un symptôme de mort pro-
chaine. Un certain nombre de députés des provinces non allemandes au
Reichsrath lui ont donné le dernier coup, il y a quelques jours, en décla-
rant qu'ils se retiraient, n'ayant plus rien à faire avec un gouvernement
qui méconnaissait tous leurs droits. Cette déclaration était signée de plus
de quarante députés de la Galicie, de la Carniole, de la Bukovine, de la
Styrie, de Trieste, de telle sorte que maintenant, après la retraite déjà
ancienne des rf présentans de la Bohême, après la retraite plus récente
des députés tyroliens, le Reichsralh ne compte plus que les mandataires
des provinces allemandes, de la Haute et Basse-Autriche, de la Silésie,
de la Carinthie. Le jour où cette situation est apparue dans ce qu'elle a
de criant, le ministère s'est hâté de porter sa démission à l'empereur.
C'était provisoirement la démission de la politique centraliste. Il n'est
point facile à ccup sûr de rendre un gouvernement à cette Cisleithanie
toute disloquée. L'empereur François-Joseph s'est adressé à un des mi-
nistres démissionnaires du mois de janvier, au comte Potoçki, qui s'est
mis aussitôt bravement à l'œuvre sans réussir à former une adminis-
tration définitive, et il est certain que, dans de telles conditions, il est
difficile de savoir ce qui peut être définitif. Le comte Potoçki s'est borné
REVUE. — CHRONIQUE. 1017
alors à constituer un ministère provisoire qui a pour principale mission
de dissoudre le Rcischralh et les diètes provinciales pour faire des élec-
tions nouvelles. Le nom seul du premier ministre cependant est déjà le
signe d'une victoire relative des idées de conciliation. Ce n'est malheu-
reusement qu'une étape dans une crise qui tient à l'organisme de l'Au-
triche, et qui est trop profonde pour céder à de vains palliatifs.
CH. DE MAZADE.
LE SOCIALISME CONTEMPORAIN.
S'il fallait une nouvelle preuve qu'on ne tue pas les idées en les em-
pêchant de se produire, le spectacle auquel nous assistons depuis un an
suffirait pour nous la fournir. Parce que nous avons vécu pendant vingt
années sous un régime de silence forcé parce que les aspirations com-
primées ne pouvaient se faire jour, parce que certaines institutions phi-
lanthropiques avaient été créées avec beaucoup d'éclat dans l'intemion
hautement proclamée de venir en aide aux classes nécessiteuses, on
s'était imaginé que la paix s'était faite dans les esprits, que les théories
socialistes, qui en I8/18 et 1849 avaient un moment menacé l'ordre
établi, s'étaient à jamais évanouies, et que les splendeurs du nouveau
régime, semblables à l'aube naissante, avaient dissipé le cauchemar
d'une révolution sociale. Nous voyons aujourd'hui ce qu'il faut penser
de cette conversion ; dès que la plus légère (issure leur a permis de se
manifester, nous avons vu reparaître les mêmes doctrines et les réu-
nions publiquts retentir des mêmes accusations contre la société.
Puisque aussi bien la force est impuissante, c'est à la discussion qu'il
faut avoir recours, et puisque les baïonnettes n'ont jamais rien démon-
tré, adres3X)ns-iious une fois pour toutes à la logique et au bon sens. Le
meilleur mo;, en d'avoir raison de ces théories insensées qui, sous prétexte
de fai.e le bonheur de tous, commencent par bouleverser l'existence de
chacun, c'est la diffusion de l'économie politique. M. Bénard, dans un
ouvrage intitulé le Socialisme d'hier et celui (^aujourd'hui (1), s'attaque
directement aux difféientes écoles socialistes, montre ce qu'elles ont
de spécieux et n'en laisse aucun vestige. L'analyse de ces utopies fait
reconnaître avec une profonde tristesse que, bien que se déguisant sous
des noms différens, elles sont absolument les mêmes que .celles que
nous avons déjà vues il y a vingt ans.
Mous rencontrons en première ligne ceux qui demandent la liquida-
tion sociale. Celle opération, suivant eux, pourrait se faire sans spolier
(1) Le Socialisme d'hier et celui d'aujourd'hui, par M. Bùnard; 1 vol. iii-32; Guil-
laumiu.
1018 REVUE DES DEUX MONDES.
personne; tous les droits, tous les intérêts, seraient sauvegardés; seule-
ment cliacun serait exproprié pour cause de félicité publique moyennant
une indemnité préalable, et muni d'un titre constatant ses droits. Ce que
rapporteraient ces titres, ces créances sur l'actif social, on n'en dit rien,
et tout fait supposer qu'ils seraient inertes entre les mains de leurs dé-
tenteurs. Cette liquidation, qui aboutirait en fin de compte à une spolia-
tion, aurait pour objet, d'après les inventeurs, de mettre les instrumens
de travail à la portée de tous ceux qui sont en état de s'en servir. C'est
la vieille théorie du droit au travail qui se reproduit sous une formule
nouvelle sans avoir gagné en vieillissant. Mettre du travail à la disposi-
tion de ceux qui en demandent ou leur fournir un outillage complet,
n'est-ce pas absolument la même chose? — A entendre ces nouveaux
réformateurs, tous les instrumens de production sont aujourd'hui entre
les mains de quelques-uns, qui en font payer l'usage à ceux qui ne les
possèdent pas, ce qui est, suivant eux, la négation du droit de produire
inhérent à la nature de l'homme, et sur lequel repose la base même de
la société. — Est-il besoin de leur répondre que c'est là une erreur ma-
nifeste, que la richesse vient du travail, qu'elle est répartie en propor-
tion même des efforts de chacun, et qu'elle doit être respectée à l'égal
de la personne humaine, dont elle est une émanation. Le point de dé-
part de l'humanité est l'homme nu sur la terre nue, et, s'il existe au-
jourd'hui des richesses, des instrumens de production, c'est par bien
des labeurs qu'on les a créés. De quel droit en priverait-on ceux qui se
sont ou dont les ancêtres se sont imposé des privations pour les obtenir?
Après les liquidateurs viennent ceux qui demandent la gratuité du
crédit. On avait pu croire que cette formule imaginée par Proudhon
était morte avec lui. Il n'en est rien, elle a survécu au célèbre déma-
gogue et a conservé des adeptes, même après que l'inventeur l'eut lui-
même abandonnée. Il s'agit, on s'en souvient peut-être, d'organiser une
banque qui escompterait gratuitement les valeurs qui lui seraient pré-
sentées. Cette banque, il n'est pas besoin de le dire, devrait être créée
par l'état, car j'imagine que ceux qui ont des fonds disponibles se gar-
deraient bien de les consacrer à une entreprise aussi peu profitable;
mais l'état lui-même, comment pourrait-il se les procurer, sinon par
l'expropriation et la création d'un papier-monnaie avec cours forcé?
C'est par un détour nous ramener à la liquidation sociale. Le système
de la gratuité du crédit ne se borne pas à supprimer l'intérêt que donne
une somme prêtée, il supprime aussi le revenu provenant d'un capital
quelconque, tel que le loyer des habitations, la location des terres, le
bénéfice qui résulte de l'usage des machines, etc. Dès lors, quel intérêt
aurait-on à bâtir des maisons, à défricher des terres, à construire des
machines, si celui qui s'en sert se borne à vous rembourser vos dé-
penses? On trouverait plus simple de garder son argent et de le dépen-
REVUE. — CHRONIQUE. 1019
ser pour la satisfaction de ses propres jouissances. Pourquoi le cultiva-
teur se fatiguerait-il à bêcher, herser, sarcler, ensemencer, récolter au-
delà de ses besoins, s'il n'a pas le droit de disposer de cet excédant?
Si l'ouvrier qui possède un outil n'était pas plus payé que celui qui n'a
que ses bras, bien qu'il fît plus d'ouvrage (car le surplus serait la ré-
munération du capital), il est clair que les outils et les machines dispa-
raîtraient bientôt et qu'en peu de temps non-seulement tout le capital
existant serait évanoui, mais qu'on se serait enlevé la possibilité d'en
créer un nouveau. C'est à la ruine universelle, à l'égalité dans la mi-
sère que nous conduisent les disciples de Proudhon au lieu de l'égalité
dans l'abondance qu'ils poursuivent de leurs rêves.
Les communistes se divisent en plusieurs groupes; les uns demandent
la confiscation des propriétés particulières au profit de l'état, qui de-
viendrait ainsi le grand entrepreneur du travail et le distributeur des sa-
laires; les autres, sous le nom de collectivistes, demandent que, comme
dans les tribus arabes, les citoyens soient constitués en groupes et qu'on
leur distribue périodiquement les terres qu'ils cultiveraient à tour de
rôle; d'autres enfin, sous le nom d'inclividualistes, veulent qu'on par-
tage en parties égales tout l'avoir social.
Les deux premiers systèmes sont connus depuis longtemps , ils sont
même encore appliqués, l'un dans les missions du Paraguay, l'autre
chez les Arabes et les Cosaques; les résultats qu'ils donnent dispensent
de toute réfutation. Le dernier a quelque prétention à la nouveauté et
flatte les idées d'indépendance qui s'accentuent de plus en plus dans les
populations. Vivre sur son petit coin de terre, sans maire ni garde
champêtre, sans administration ni percepteur, voilà l'idéal qu'il fait mi-
roiter aux yeux de ses adhérons. Pas un d'eux ne se demande combien
de temps cela pourrait durer; nul ne s'inquiète de savoir si la propor-
tion de terre allouée à chacun suffirait à sa consommation, si bien des
causes, telles que la paresse des uns et l'activité des autres, les nais-
sances, les décès, ne détruiraient pas en peu de temps l'égalité des for-
tunes et ne ramèneraient pas la société au même point.
Il y a encore bien d'autres espèces de communistes, mais qui n'osent
pas ou ne veulent pas l'avouer : tels sont ceux qui demandent la créa-
tion de capitaux illimités par un papier reposant sur la solidarité uni-
verselle, ceux qui proposent d'abolir le grand-livre et de confisquer les
chemins de fer ou les canaux. Tous ceux qui, d'une manière ou d'une
autre, veulent forcer les consommateurs à payer leurs produits plus
cher qu'ils ne valent, pour augmenter leurs profits, ne sont-ils pas dans
une certaine mesure des communistes? L'humanité a commencé par le
communisme et par la propriété collective, elle s'est civilisée par l'ap-
propriation individuelle. Toute institution communiste rétablie serait
donc un pas en arrière.
1020 REVUE DES DEUX MONDES.
Un certain nombre de socialistes, sans aller aussi loin que ceux dont
nous venons de parler, se bornent à demander une plus juste réparti-
tion entre le capital et le travail des produits créés avec le concours de
chacun d'eux. Suivant eux, la part que s'attiibue le capital est telle que
celle du travail devient insiiflisante, et qu'elle réduit les salaires au taux
le plus bas. Bien loin qu'il en soit ainsi, c'est le contraire qui est vrai.
Le capital opprime si peu le travail que, lorsqu'il est abondant, le sa-
laire hausse, et que, s'il manque, les salaires sont au plus bas. Cela
est facile à comprendre. Jour produire, il faut le concours de ces deux
élémens, capital et travail; que l'un vienne à manquer, et l'autie reste
impuissant; que le premier abonde, et le second s'en trouve bien. Si
donc le capital s'accroît, il faudra pour l'utiliser une plus grande quan-
tité de travail, et par suite les salaires hausseront. Si le capital diminue,
il ne pourra plus occuper qu'une partie des bras qu'il employait d'abord,
et les salaires baisseront. C'est à l'accroissement des capitaux, à la mul-
tiplication des machines que nous devons l'accroissement du bien-être
des masses.
Le capitaliste, loin de s'engraisser aux dépens du travailleur, lui rend
service en lui prêtant, même à titre onéreux, les inst'umens au moyen
desquels ce dernier peut rendre son travail plus fructueux, et la preuve,
c'est qu'il consent à accepter les conditions qu'on lui impose. Et sur
quoi se fonde-t-on pour dire que ces conditions sont trop dures et que
le capitaliste prend une trop grosse part? Le contrat est librement dé-
battu : l'un est maître de son capital comme l'autre de son travail; s'ils
tombent d'accoi^d, c'est qu'ils y trouvent tous deux leur avantage; s'ils
ne s'entendent pas, ils sont libres de s'adresser à d'autres, Qi^iant à vou-
loir forcer le ca[)italiste à se contenter d'une part inférieure à celle qu'il
peut légitimement réclamer d'après l'état du marché et, d'après les ris-
ques qu'il doit courir, ce serait d'abord exercer une spoliation analogue
à celle que lui imposerait la gratuité du crédit, ensuite diminuer l'avan-
tage qui pousse les hommes à épargner, à amasser de nouveaux capi-
taux, qui devront à leur tour concourir à la production.
Beaucoup de socialistes voient dans la participation aux bénéfices un
moyen d'améliorer la situation des travailleurs. Sans repousser d'une
manière absolue cette participation qui, dans certains cas, peut avoir
d'excellens résultats, pourvu d'ailleurs qu'elle soit librement consentie,
nous pensons cependant qu'ils se font illusion sur ce point. Le bénéfice
en effet n'est pas une chose fixe et invariable, il dépend non-seulement
de l'habileté de l'entrepreneur, mais des besoins de la consommation et
d'une foule de circonstances qu'il est souvent difficile de déterminer à
l'avance; aussi arrive-t-il que l'entreprise la mieux conçue donne par-
fois des pertes. Quelle sera dans ce cas la situation des ouviiers? Ils
seront privés de toute rémunération et réduits à la misère. L'interven-
REVUE. — CHRONIQUE. 1021
tion d'un entrepreneur, qui prend pour lui tous les risques, est donc plus
avantageuse pour le travailleur qu'une participation directe dans la vente
des produits fabriqués, parce qu'elle lui assure la récomi)ense de ses
efforts et lui permet de toucher immédiatement le salaire convenu.
Celte rémunération du travail est de même nature que celle du capital;
elle n'a rien d'humiliant, et l'on cherche en vain pour quel motif elle
est si peu populaire aux yeux des travailleurs, qui préféreraient une as-
sociation plus directe avec les entrepreneurs.
Nous venons avec M. Bénard de parcourir rapidement tous les sys-
tèmes socialistes qui se sont fait jour dans les réunions publiques, tout
au moins ceux qui, ajant une certaine prétention scientifique, sont
susceptibles d'être discutés. Quant à ceux qui ne reposent sur aucune
théorie, qui n'ont d'autre origine que la vague juluusie que nouriissent
un grand nombre des déshérités de la fortune contre ceux que le sort a
favorisés, ils ne méritent pas de nous arrêter un instant. — Les socia-
listes qui déploient ouvertement leur drapeau, qui avouent le but qu'ils
poui suivent, ne sont pas les seuls; il en est d'autres qui, n'ayant pas eux-
mêmes conscience des principes sur lesquels ils s'appuient, sont d'au-
tant plus dangereux qu'ils ne paraissent agir que dans un intérêt pu-
blic. C'est ainsi qu'on a réussi à faire passer dans nos codes des dispo-
sitions qui, comme la loi sur la chasse ou comme l'établissement des
droits protecteurs, touchent de bien près au socialisme. En quoi en
effet le système protecteur, qui a pour objet de faire hausser le prix
des produits de façon à assurer au fabricant une rémunération suffi-
sante, diffùre-t-il du droit au travail , qui veut garantir à chacun la pos-
sibilité de gagner sa vie en travaillant? L'un et l'autre ne sadressent-ils
pas au pouvoir pour lui demander d'intervenir dans les i dations des in-
dividus entre eux et de gêner au profit des uns ou des autres la liberté
des transactions? S'ils arrivent à des conséquences analogues, c'est qu'ils
partent tous deux d'un mêiîie principe, qui est celui de toutes les écoles
socialistes, et qui malheureusement a présidé à la rédaction de nos
codes. Ce principe, c'est que la propriété est une création de la loi et
non la conséquence d'un droit naturel. On voit tout de suite oii conduit
cette divergence dans le point de départ.
Si la propriété ne doit son existence qu'à la loi écrite, il est clair que,
comme^elle l'a créée, la loi peut la suppiimer ou tout au moins en modi-
fier la jouissance. C'est pourquoi nous avons vu les classes moyennes,
quand elles ont été maîtresses du pouvoir, constituer à leur profit des
avantages dont le système protecteur et la loi prohibitive des coalitions
étaient une expression peu déguisée; c'est pourquoi nous voyons aujour-
d'hui les classes laborieuses demander que, par une combinaison ou par
une autre, la société leur garantisse des moyens d'existence, et franche-
ment, étant donné le point de départ, ce raisonnement se comprend.
1022 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais la question change dès que l'on considère la propriété comme le
fruit d'un travail, car alors il n'est plus permis à personne d'en dispo-
ser contre le gré de celui qui l'a crôJ'e. La propriété a son origine dans
la liberté humaine, et elle s'en déduit logiquement par voie de syllo-
gisme : si l'homme est libre, il peut disposer de ses facultés et de son
travail, et doit par conséquent être le maître du produit de ce tra-
vail; il peut, s'il le veut, rester dans l'inaction; mais, s'il préfère créer
des objets utiles, ces objets, qui contiennent des forces dépensées par
lui, sont comme une émanation de sa personne et aussi inviolables que
celle-ci. La loi n'a donc pas d'autre objet que de garantir à chacun la
libre jouissance des choses qui lui appartiennent, et elle ne peut sans
injustice, même dans un prétendu intérêt public, dépouiller les uns
pour enrichir les autres. Devant cette définition si claire et si naturelle
de la propriété, tous les systèmes socialistes, qu'ils viennent d'en haut
ou d'en^bas, s'évanouissent et ne laissent debout que le principe de la
liberté individuelle, qui donne à chacun le droit de disposer comme il
l'entend de son travail et des biens que ce travail peut lui procurer.
Toute organisation artificielle de La société, si ingénieuse qu'elle soit, ne
saurait approcher de l'organisation qui résulte du libre jeu des intérêts.
On aurait donc tort, comme on serait parfois tenté de le faire, de rire
des divagations des socialistes modernes; elles dénotent dans les masses
un malaise intérieur; elles sont l'expression d'aspirations longtemps re-
foulées. Opprimés pendant de longues années par la féodalité nobiliaire
ou industrielle, privés de tout droit politique, n'ayant aucun moyen de se
faire entendre, ceux qui n'ont d'autre ressource que le travail de leurs
bras nourrissent contre les classes plus favorisées une défiance que jus-
tifie presque l'ancienne législation dirigée tout entière contre eux, et
dont toutes les dispositions avaient en quelque sorte pour objet de les
maintenir à jamais dans une situation précaire et subordonnée. Il im-
porte avant tout de désarmer ces défiances en supprimant dans nos
codes tout ce qui de près ou de loin peut rappeler qu'il a existé autre-
fois des classes privilégiées ; puis, quand l'égalité devant la loi sera de-
venue une vérité, il faudra que, par l'instruction rendue obligatoire, si-
non gratuite, chacun soit mis à même de se tirer d'affaire, sache que son
sort est dans ses mains, que, si la société lui doit le libre exercice de ses
faculté*5, elle ne lui doit rien autre chose, et que son premier devoir à
lui-même est de respecter la liberté d'autrui. j. clavé.
C. BULOZ.
TABLE DES MATIÈRES
ss
QUATRE-VINGT-SIXIÈME VOLUME
SECONDE PÉRIODE. —XL« ANNÉE.
MARS — AVRIL 4 870
Livraison du 1" Mars.
Malgkêtout, troisième partie, par M. George SAND 4
La Prusse et l'Allemagne. — IV. — Les états allemantis du sud, les partis
ET les gouvernfme\s, par M. Victor CHERBULIF.Z 49
La Question ouvrière au xi\« siècle. — L — Le Socialisme et les Grèves,
par M. Paul LEROY-BEAULIEU 88
Le Chemin de fer du Pacifique, voyage de San-Francisco a New- York. —
IIL — Le Chemin de fer de l'Lmoiv, Chicago et New-York, par M. Ro-
dolphe LINDAU 1J7
Le Concile du Vatican, ses préliminaires et sa constitution, par M. Edmond
DE PRESSEINSÉ 147
Étrange histoire, par M, Ivan TOURGLENEF 178
Les Conditions de la vie chez les êtres animés, par M. Emile BLANCHARD,
de l'Académie des Sciences , , jgQ
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 228
La Madone d£ Pérouse au Louvre, par U. L. VITET, de l'Académie Française. 238
Revue littéraire. — Les Romans nouveaux , 24G
Théâtre. — L'Autre a l'Odéon. . 253
Livraison du 15 Mars.
Malcrétout, quatrième et dernière partie, par M. George SAND 257
Un Bouddhiste contemporain en Allemagne, Arthur Schopenhauer, par M. P.
CHALLEMEL-LACOUR. , 296
1024 TABLE DES MATIÈRES.
Un Poète norvfgien de nos jours. — Bioernstierne Biœrnson et ses (Kcvres,
par M. ÉDOi'AiiD SCHUnÉ 333
De h\ mortalité ofs enfams et de l'industrie des nourrices en FRA^CE, par
M. Léon LE FORT 363
Impressions de voyage et d'art. — II. — Les églises de Rome, Michel-Ange
DE Caravane, par M. Emile MONTÉGUT 392
La Ville de Paris devant le corps législatif, par M. BAILLEUX DE MARISY. 419
La Société de Bkrlin de 1789 a 1S15, d'après des correspondantes et des
mémoires nu TEMPS PUBLIÉS DE 1859 A 1869. — Le Monde Israélite et les
IDÉES NOUVELLES, par M. K- HILLEBRAND 447
Chronique de la Qi inzaine. — Histoire politique et littéraire 487
Revue musicale, par M. F. de LAGENEVAIS 498
Théâtre. — Fernande 509
Livraison dii 1" Avril.
Le comte Duchatel, par M. L. VITET, de l'Académie Française 513
Les Hali uciNATiONS de M. Margerie, par M. Henri RIVlÉlîE 597
La Prusse et l'Allfmagne — V. — Les ambitions et les dangers de la poli-
tique PRusslEN^E, dernière partie, par M. Victor CHEI{BULI1";z 625
Exploration du Mékong. — VllI. — L'insurrection musulmane en Chine et le
ROYAUME DE Tali, par M. L,-M. DE CARINÉ 651
Un PuBLicisTË anglais au xviii*' siècle. — Daniel Defoe, sa vie et ses œuvRES
d'après des documens nouveaux, par M. H, BLERZY 685
L'Art italien et ses derniers historiens, par M. Henri DELACORDE. . . . 709
Le Vol des oisfaux selon les recherches de la science, par M. R. RADAU. 729
Croquis d'Italie, par M. SOLLY PHUDHOMME 746
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 752
Théâtre. — DalUa 764
Livraison du 15 Avril.
Le second Siège de Constantine (octobre 1837), fragment des Campagnes
d'Afrique, de M. le duc d'ORLÉAiNS 770
Les Théories du docteur Wurïz, par M. Jules GIRARDIN 805
L'ancien et le nouve\u christianisme a propos de nouvelles publications, par
M. É. VACHEKOr, de l'Institut 834
La Liberté de l'enseigxement supérieur en Belgique, par M. Emile de LAVE-
LEYE 865
Madame de Stein et (Joethe, par M. Henri BLAZE DE BURY 900
La Question ouvrière au six.* siècle, — II. — Les trade's unions et l'asso-
ciation internationale dks travailleurs, par M. Pail LEROY-BI'^AULIEU. 920
Le Congrès international d'archéologie préhistorique (session de Copenhague).
— I. — Les musées antéhistoriques de Copenhague, par M. A. de QUA-
TRËFAGES, de l'Académie des Sciences 952
Impressions de voyage et d'art. — III. — Les églises du mont Jamcule, par
M. EMILE MONTÉGUT 979
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 1004
Essais et JNgtices 'l^J'
Paris. — J. CLAYE, Imprimeur, 7, rue Saint-Benoît.
TURS UNlVFRtî'TV Lmninics
3 9090 007 516 442